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AVANT-PROPOS 1 L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS Colette CAMELIN « Nietzsche donne le goût pour chacun de dire des choses simples en son propre nom, de parler par affects, intensités, expériences, expérimentations. » Gilles Deleuze, Pourparlers, 1990, p. 15. Quand j’ai proposé la thématique de l’intensité à l’équipe B1 du Laboratoire du FORELL je venais d’achever Under the Volcano de Malcolm Lowry (1947). J’étais sous le choc de « l’intensité » de ce roman : volcans mexicains, « terrifiants » au coucher du soleil, végétation « couverte de verre fondu » à midi, violence extrême des relations humaines, incendies, ivresse flamboyante et mystique, paradis glacé des bars. Voici la fin du texte, le consul agonisant roule dans un ravin: It was crumbling too, whatever it was, collapsing, while he was falling, falling into the volcano, he must have climbed it after all, though now there was this noise of foisting lava in his ears, hor- ribly, it was an eruption, yet no, it wasn’t the volcano, the world itself was bursting, bursting into black spouts of villages catapulted into space, with himself falling through it all, through the incon- ceivable pandemonium of a million tanks, through the blazing of ten million burning bodies, fal- ling into a forest, falling 1. Cet avant-propos a tenu compte des compte rendus des séminaires du FORELL B1 (2006-2009), des confé- rences (Noëlle Batt, Anne Sauvagnargues) et des journées d’études: L’Enargeia (6 avril 2007), La Voix intense des philosophes (18 janvier 2008), L’Intensité en musique (27 avril 2008), L’Intensité dans le domaine scienti- fique (17 janvier 2009), Intensité et discours (14 mars 2009). Je remercie tous les participants à ces rencontres que j’aurais voulu citer davantage, mais j’ai été contrainte de tenter une synthèse des propos échangés. Merci à Michel Briand et Liliane Louvel, complices en intensité. [« L’intensité », M. Briand, C. Camelin, L. Louvel (textes réunis par)] [ISBN 978-2-7535-1478-2 Presses universitaires de Rennes, 2011, www.pur-editions.fr]

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Page 1: L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS Colette CAMELIN

AVANT-PROPOS 1

L’INTENSITÉ : FORCES, FORMES, VARIATIONS

Colette CAMELIN

« Nietzsche donne le goût pour chacun de dire deschoses simples en son propre nom, de parler paraffects, intensités, expériences, expérimentations. » Gilles Deleuze, Pourparlers, 1990, p. 15.

Quand j’ai proposé la thématique de l’intensité à l’équipe B1 du Laboratoiredu FORELL je venais d’achever Under the Volcano de Malcolm Lowry (1947).J’étais sous le choc de « l’intensité » de ce roman : volcans mexicains, « terrifiants »au coucher du soleil, végétation « couverte de verre fondu » à midi, violence extrêmedes relations humaines, incendies, ivresse flamboyante et mystique, paradis glacédes bars. Voici la fin du texte, le consul agonisant roule dans un ravin :

It was crumbling too, whatever it was, collapsing, while he was falling, falling into the volcano,he must have climbed it after all, though now there was this noise of foisting lava in his ears, hor-ribly, it was an eruption, yet no, it wasn’t the volcano, the world itself was bursting, bursting intoblack spouts of villages catapulted into space, with himself falling through it all, through the incon-ceivable pandemonium of a million tanks, through the blazing of ten million burning bodies, fal-ling into a forest, falling –

1. Cet avant-propos a tenu compte des compte rendus des séminaires du FORELL B1 (2006-2009), des confé-rences (Noëlle Batt, Anne Sauvagnargues) et des journées d’études : L’Enargeia (6 avril 2007), La Voix intensedes philosophes (18 janvier 2008), L’Intensité en musique (27 avril 2008), L’Intensité dans le domaine scienti-fique (17 janvier 2009), Intensité et discours (14 mars 2009). Je remercie tous les participants à ces rencontresque j’aurais voulu citer davantage, mais j’ai été contrainte de tenter une synthèse des propos échangés. Mercià Michel Briand et Liliane Louvel, complices en intensité.

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Suddenly he screamed, and it was as though this scream was being tossed from one tree to another,as its echoes returned, then, as though the trees themselves were crowding nearer, huddled together,closing over him, pitying…Somebody threw a dead dog after him in the ravine 2.

À quoi l’effet d’intensité tient-il ? La scène elle-même, certes, est d’une grandeviolence : le consul, blessé d’un coup de revolver, a été brutalement jeté par sesagresseurs dans une décharge, mais ces faits pourraient appartenir à n’importequel roman policier. L’intensité relève-t-elle de la violence ? Les images sont puis-santes : le corps précipité sur une pente abrupte, le volcan, les horreurs de la guerre,le cri, les hallucinations. L’intensité tiendrait-elle à la superposition des plans quepermet le monologue intérieur ? Le consul, dans son délire, mêle à l’écoulementde son sang, celui de la lave, à sa propre chute dans le ravin, l’ascension d’unvolcan qu’il a faite dans sa jeunesse, en Inde, et la guerre (des atrocités qu’il acouvertes n’ont cessé de le hanter). Les valeurs symboliques sont aussi significa-tives : force tellurique du volcan, destructions de peuples. Divers fils du romanse rencontrent ici en provoquant des étincelles. Sans doute le rythme contribue-t-il aussi à l’intensité de la scène : répétitions de mots, chaîne sonore formée parla récurrence de l’attaque consonantique (/b/ et/f/ à la fin de la première phrase).La syntaxe de cette phrase, procédant par amplification, est brutalement inter-rompue par un tiret. La clausule est terrible dans sa brièveté même, aussi parceque, comme dirait Aristote, elle présente « en action » ce qui pourrait être uncliché : jeté « comme un chien », le consul.

À partir de ces remarques, tout restait à faire ! Il ne suffit pas de la décrire,comment penser l’intensité de l’émotion que j’ai éprouvée quand j’ai lu ceroman? On ne peut négliger les expériences esthétiques et humaines du lecteurqui le rendent réceptif à tel ou tel texte. L’effet d’intensité est issu d’une ren-contre entre un texte et un sujet lecteur. Si l’intensité d’un texte est souvent com-mentée, la notion fait rarement l’objet de définitions théoriques. Le séminaire

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2. M. Lowry, Under the Volcano [1947], Harper and Row Publishers, 1984, p. 388. 1. « Quoi qu’il en fût, ça croulait aussi, ça s’effondrait tandis que lui-même tombait, tombait dans le volcan,

qu’il avait dû escalader après tout, bien qu’il y eût maintenant à ses oreilles cet horrible bruit de lave insi-nuante, c’était une éruption, pourtant non, ce n’était pas le volcan, c’était le monde lui-même qui explo-sait en noirs jets de villages catapultés dans l’espace, lui-même tombant au travers de tout, au travers del’inconcevable pandémonium d’un million de tanks, au travers du flamboiement de dix millions de corpsen feu, tombant, dans une forêt, tombant –

i. Soudain il hurla, et ce fut comme si ce hurlement était projeté d’un arbre à l’autre au retour des échos puis,comme si les arbres eux-mêmes s’approchaient, serrés l’un contre l’autre, se penchaient sur lui, pleins de pitié…

1. Quelqu’un jeta un chien mort après lui dans le ravin. » (Au-dessous du volcan, traduction de Stephen Spriel,Gallimard, « Folio », 1959, p. 619-620).

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du FORELL, aguerri par les recherches menées depuis plus de dix ans sur la« résistance du texte », s’est mobilisé pour éclairer cette notion 3. Comment défi-nir ce « je-ne-sais-quoi » au-delà de l’effet qu’il produit, de l’émotion immédiate,de l’ineffable ? L’intensité relève du domaine scientifique : intensité des phéno-mènes acoustiques, optiques, électriques, magnétiques, psychiques. Il n’y a pasd’intensité dans un champ dépourvu de résistance. Le problème des degrés d’in-tensité s’est posé : au-delà de seuils à définir l’intensité se dissout, devient obs-cure ou insoutenable. Un excès d’intensité peut mener à saturation, jusqu’à ceque le corps ne puisse plus la supporter. Comment apprécier les variations d’in-tensité ? Quelles sont les limites (durée, degré) entre lesquelles l’intensité par-vient à son maximum d’efficacité ? L’intensité est-elle nécessairement éphémère ?Une intensité qui se maintiendrait à son propre paroxysme s’égaliserait, doncdiminuerait. Par exemple, l’excès d’intensité tragique peut faire rire et virer augrotesque. Même Hugo met en garde contre la démesure : « la simplicité est gran-deur. L’opulence, la profusion, l’irradiation flamboyante peuvent être simplicité.Le soleil est simple 4. »

L’intensité est-elle située du côté de la simplicité classique, de la raréfaction,de la réticence, du murmure et du silence ? Ou bien est-elle située du côté de laprolifération baroque, de l’augmentation d’intensité sonore, du cri, du hurlement?La « houle » correspondrait à une intensité par amplification, soutenue par l’éclatdes images, et à une forme libérée (vers libre ou prose poétique) tandis que l’éclairserait plutôt une forme concise et réglée, avec un instrument « resserré », auxcordes tendues selon l’expression de Mallarmé. Aux deux extrêmes : le délire dionysiaque et le langage apophatique des mystiques. Dans quelle mesure l’in-tensité serait-elle compatible avec la clarté de la représentation ? À la limite, l’intensité échapperait-elle à l’analyse ? Ne pourrait-elle que s’éprouver ?

Quels seraient les contraires de l’intensité ? Le « style froid 5 », les tensionsbasses de la banalité, la fadeur, la platitude, l’uniformité, la mécanique de la répé-tition, les proliférations « molles », ennuyeuses ou, selon l’expression de Segalen,la « pâte tiède » de l’entropie où tout se confond ? Et aussi le paroxysme, la crise,la terreur, la frénésie, la folie ?

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3. Les problématiques abordées dans ce cadre ont fait l’objet de colloques publiés par La Licorne, Publicationde la Faculté des Lettres et des Langues/PUR, Le Détour (n° 54), Le Détail (hors-série colloque VII), L’Énigme(n° 64), La Réticence (n° 68), L’Illisible (n° 76), Les Écritures secrètes (n° 87).

4. Victor Hugo, William Shakespeare, Robert Laffont, 1986, p. 335.5. Aristote, Rhétorique, III, 1405-1406 b.

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Notion complexe, issue des sciences naturelles, l’intensité demande donc plu-sieurs types d’approches abordées dans le cadre du séminaire : analyse lexicale dumot, étude de l’historicité de la notion, approches linguistiques contemporaines,approches scientifiques, analyse des implications esthétiques et éthiques de l’inten-sité. Enfin le colloque a permis de diversifier les éclairages de l’intensité en ouvrantla problématique à différents arts (musique, danse, cinéma), à différents genres, àdifférentes périodes (de la rhétorique romaine à la littérature contemporaine) et àdifférentes approches théoriques de la notion (Bataille, Woolf, Deleuze par exemple).

ACTIVITÉ INTENSE DU SÉMINAIRE

La notion d’intensité

L’adjectif intense est un emprunt du XIVe siècle au bas latin intensus : « qui esttendu » (participe passé du verbe intendere : « tendre vers »). Examinons la racineindo-européenne de ce verbe, *ten-/ *ton-/ *tn- « tendre » :

*tn- (racine au degré réduit)gr. *tanús « étroit, mince, effilé », p. ex. tanúsphoros « aux chevilles fines », tanúglossos « à lalangue effilée, bavard » (dans l’Odyssée).skr. tanú « fin, mince, frêle », lat. tenuis « mince, menu », germ. vha. dunni « mince ».gr. tanaós « mince, étroit, long ».gr. tánutai « tendre (un arc) », « rendre plus intense », « étendre », « s’étendre » (au moyen),avec divers composés en apo-, ek-, en-, epi-, kata, para- ; rares dérivés comme tanustós « fait debander l’arc » (Odyssée 21.112)gr. tásis « tension, extension, caractère aigu du son », avec divers composés (ana-, anti-, apo,dia, ek-, en-, epi-, kata-, para-, peri-, pro-, sun-, huper-).gr. tatós « tendu », tetanós adj. « tendu, raide, rigide », cf. tetanóthrix « aux cheveux raides »,tetanós nom masc. « tension convulsive d’un muscle, tétanos ».*ten- (racine au degré e)gr. teíno « tendre de force (un arc), étendre, prolonger, allonger », sens intr. « s’étendre, êtresitué », nombreux composés (anti-, apo, dia-, diek-, ek-, epi-, kata-, para-, pro-, sun-, huper-,hupo-, p. ex. parateíno « torturer »).gr. titaíno « tendre avec effort, tirer, se hâter », au moyen « s’exercer, faire des efforts, êtretendu, avoir des convulsions » (+ ana-, peri-, sun-).gr. ténon, -ontos nom masc. « tendon, tendon d’Achille, muscle du cou », cf. lat. tenus « lacettendu ».*ton- (racine au degré o)gr. tónos « tension, tendon, corde, hauteur (d’un son), effort, intensité, mode musical » ; unecinquantaine de composés, p. ex. átonos « relâché », eutonos « vigoureux », diátonos « violent »,

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tonikós « qu’on peut tendre », « qui concerne le ton », tonóo « tendre, renforcer », « marquerle ton », toné « tenue d’une note ».En grec moderne : teíno « tendre vers, viser à » et tónos 6.

Cette étude montre que la notion d’intensité est issue d’actions concrètes tellesque tendre un arc ou tendre la corde d’une lyre, c’est le degré, non mesurable,de tension d’une corde. La tension musculaire et celle de la corde sont analo-giques car elles nécessitent un couple de forces opposées, traction des cordes surle bois de l’instrument et tension des cordes par le bois : « harmonie contre ten-due comme pour l’arc et la lyre », selon Héraclite 7. L’intensité apparaît ensuitede manière privilégiée dans les domaines musical et médical.

Le substantif latin intentio désigne lui aussi l’action de tendre. Il est employédans l’ancienne physique et l’ancienne philosophie. Par exemple, Sénèque uti-lise intentio pour désigner la « tension de l’air » (intentio aeris) des outres et desnuages, du souffle du chanteur et des instruments à vent 8. Il indique aussi lesvariations d’intensité de la lumière : le mot foudre désigne un éclair intense 9.Intentio fait partie du vocabulaire médical : intentio febris (hausse de la fièvre 10)et de doloris intentio (intensité de la douleur 11).

Au XVIIe siècle, les adjectifs intense et intensif se répandent en français avec lesens suivant : « qui est tendu ou qui agit avec force et par extension, qui dépassela mesure ordinaire » (1641). L’usage de l’adjectif « intensif » s’oppose à « exten-sif ». Ainsi l’intensité impliquerait-elle une certaine concentration de l’énergieopposée à l’étendue spatiale et temporelle. La force et la puissance résideraienten elles-mêmes et n’auraient pas besoin de se répandre dans l’espace (l’agricul-ture intensive s’oppose à l’agriculture extensive). L’adjectif « intensif » s’emploieaussi en philosophie avec le sens de « qui a le caractère de l’intensité », d’où enparticulier « qui ne se laisse pas mesurer » (Maine de Biran, 1819).

Le substantif intensité n’apparaît qu’au XVIIIe siècle dans les dictionnaires. Ils’emploie en sciences puis couramment au sens de « degré d’énergie, de force depuissance » (1740). Intensité se trouve dans un texte scientifique de Buffonconsacré aux petits oiseaux : « On sent bien qu’avec un tel régime, ils ne doivent

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6. Contribution de Michel Briand à partir du Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Histoire des motsde Pierre Chantraine, Klincksieck, 2009 (pour la dernière édition).

7. Héraclite, fragment B LI, Les Présocratiques, Jean-Pierre Dumont éditeur, Gallimard, « La Pléiade », 1988, p. 158.8. Sénèque, Questions naturelles II, 6. 3 et 5. Cette étude est reprise du texte d’Emmanuelle Vallette (infra).9. Fulmen est fulgur intentum, Sénèque, Questions naturelles II. 57. 3.10. Celse, De Medicina, III, 18. 7.11. Sénèque, Lettres à Lucilius, 78.7.

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pas vivre fort longtemps, par cette règle générale que l’intensité de l’existence endiminue la durée 12. » C’est dans le domaine du vivant qu’est employée la notiond’intensité, à une époque que Michel Delon appelle « l’âge de l’énergie 13 », suc-cédant à la période classique fondée sur la raison et l’harmonie. L’examen desdictionnaires du XVIIIe siècle permet de délimiter quatre domaines privilégiés d’ap-plication du substantif intensité :

– Physique : degré de force, d’activité, de l’ordre d’une énergie, d’un rayon-nement, d’un flux (lumière, électricité, magnétisme). L’intensité d’un son est déterminée par l’étendue des vibrations du corps sonore autour de sa positiond’équilibre. La conception d’un monde animé de forces l’emporte au XVIIIe sièclesur le dualisme cartésien qui sépare le mouvement et la matière. Plutôt que commeun espace abstrait mesuré par la géométrie, la physique du XVIIIe siècle appré-hende la nature comme un agencement de flux, de forces, d’ondes. Elle récusel’ancien idéal d’équilibre au profit du dynamisme. Buffon tient la nature pourune « puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout 14 ».

– Sensations : réactions des sens et du corps à ces forces. À la différence del’approche scientifique, il n’y a pas de mesure des sensations de couleur oud’odeur ; l’intensité connote plutôt une sensation qui dépasserait la mesure, del’ordre d’un absolu sensible.

– Affectivité : retentissement de l’intensité des événements dans la vie affec-tive. Le dictionnaire Trévoux de 1771 mentionne à l’article « Intense » : « ce motse dit aussi des actes et des habitudes de l’âme, et signifie fort, vif, ardent ». AuXVIIIe siècle, l’être de passion et de désir a succédé à l’homme rationnel. Bergson,dans Les Données immédiates de la conscience (1889), soutiendra que « l’intensitédes états psychologiques est de l’ordre d’une qualité ni mesurable ni comparable ».

– Langage : « terme de grammaire » disent les dictionnaires. Les acceptions icisont nombreuses. Le lexique distingue les formes intensives de certains verbes :fouailler est le doublet intensif de fouetter. La morphologie classe les « adverbes d’in-tensité » (trop, tellement…). En phonétique : l’intensité indique la différence dufort au faible entre les consonnes p et b, t et d, par exemple. Les accents d’inten-sité rythment la phrase en soulignant la fin des mots. Le rythme d’une écriture estun travail de l’intensité. La prosodie, écrit Henri Meschonnic, ne se limite pas au

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12. Buffon, « Les amours de la mésange », Oiseaux, t. X, p. 190. « L’oiseau, de tous nos consanguins le plusardent à vivre », écrit Saint-John Perse en écho à Buffon (Oiseaux, 1963, Œuvres complètes, Gallimard,« La Pléiade », 1972, p. 409).

13. M. Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), PUF, 1988, p. 32.14. Buffon, « Première vue », Histoire naturelle, t. XII (cité par Delon, p. 183).

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rythme accentuel, c’est « la face sonore d’une syntaxe 15 ». Il remarque aussi que« dans l’attaque consonantique la consonne s’accroît en durée et en intensité 16 ».

– Esthétique : la notion d’intensité s’est répandue dès la fin du XVIIe siècledans le cadre de l’émergence d’une esthétique et d’une poétique de l’énergie.L’énergie du discours est renvoyée à la capacité de montrer, de mettre sous lesyeux. Le dictionnaire de Richet (1680) précise qu’« un terme sera énergique lors-qu’il mettra sous les yeux ». On considère aussi que la peinture ne doit pas seu-lement représenter le réel mais que l’intensité chromatique est destinée à produire un effet puissant : « la peinture doit saisir le spectateur, le frapper aupremier coup d’œil, l’attirer violemment, le forcer à s’arrêter, le prendre par sur-prise 17 ». À cette esthétique de l’effet correspond une poétique de l’imaginationcréatrice dont Diderot est un des plus fervents défenseurs. Dans l’article « Génie »de l’Encyclopédie, il oppose aux règles du goût « l’étendue de l’esprit, la force del’imagination et l’activité de l’âme » du génie, qui éprouve des « sensations plusvives » et des passions à un « degré plus élevé » que la plupart des hommes 18.

En somme, la notion d’intensité participe à la définition de la physique etde la chimie comme sciences des forces, des flux, des mouvements, des relations,à une représentation du monde et de l’individu comme devenir, puisque l’intensité suppose la variation. En 1765, Jean-Georges Sulzer propose une typo-logie énergétique des arts selon trois degrés : la surprise, l’augmentation d’intensitéet la concentration d’effets sensibles. L’augmentation d’intensité rejoint l’an-cienne enargeia ; elle « est propre aux grands artistes, et cause une espèce de sen-sation dans les organes, fort analogue à celle que produiraient les objets mêmes 19 ».Au choc provoqué par l’objet, s’ajoute celui créé par l’art qui met en mouve-ment l’imagination et la sensibilité du spectateur – ce que Sulzer appelle « l’exal-tation de la faculté représentative ». L’art augmente donc pour le lecteur ou lespectateur l’intensité de la chose représentée.

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15. H. Meschonnic, Pour la poétique I, Gallimard, 1970, p. 80.16. Ibid., p. 72.17. J. Lichtenstein, La Couleur éloquente, Champs/Flammarion, 1989, p. 198. Jacqueline Lichtenstein a donné

une conférence dans le cadre de la journée d’étude « L’enargeia » organisée par le laboratoire du FORELLle vendredi 6 avril 2007.

18. D. Diderot, article « Génie », Œuvres esthétiques, Garnier, 1968, p. 9.19. J.-G. Sulzer, « De l’énergie dans les Beaux-Arts », Histoire de l’Académie royale des sciences et des Belles-

Lettres. Année 1765, Berlin, p. 475, cité par M. Delon, op. cit., p. 107.

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L’intensité : approches rhétoriques et linguistiques

« L’écriture est un des moments les plus intensesdu langage ; donc de la vie. »Henri Meschonnic, Pour la Poétique I, p. 161.

Qu’en est-il de l’enargeia ? Il faut distinguer deux mots grecs employés parAristote : energeia, force en action (de ergon, l’action) par opposition à dunamis(force en puissance), et enargeia, vue claire et distincte, évidence (de argos, blanc,rapide, brillant). Est enarges (evidens), ce qui se rend visible avec force, ce quifrappe vivement les yeux et l’imagination dans une narration ou une descriptionet dans une œuvre d’art plastique ou une performance spectaculaire. Aristoteemploie les deux mots dans la Rhétorique. Il s’intéresse d’abord à « l’action », àla performance orale, à l’intensité de la voix. Il remarque l’influence de la « voixtantôt forte, tantôt faible, tantôt moyenne », le timbre « tantôt aigu, tantôt grave,tantôt moyen » et le rythme du discours prononcé devant l’assemblée. Il s’in-terroge aussi sur les effets produits sur l’auditoire, l’intensité de la parole profé-rée agissant sur les passions humaines : « l’action a une grande puissance par suitede l’imperfection morale des auditeurs 20 », sensibles au talent de l’orateur plusqu’au sens du discours.

Après avoir examiné « d’où sont tirées les preuves », il aborde « l’élocution »,c’est-à-dire le style. Son mérite principal consiste dans la clarté (enargeia). C’estpourquoi il faut « placer les faits sous les yeux de l’auditeur » (1411 b). L’enargeiaest une qualité du texte littéraire. C’est une forme d’intensité. La rhétoriqueantique attache beaucoup d’importance à l’effet produit par les images (pathos).Plus loin dans la Rhétorique intervient la notion d’energeia : vivacité, efficacité del’éloquence (vis en latin 21). L’energeia désigne, par ailleurs, des forces en actionqui ont leur fin en elles-mêmes. Puisque l’energeia a le pouvoir de montrer lesévénements en action, elle est associée à la métaphore, à l’antithèse et à l’hyper-bole comme s’il y avait en celles-ci un principe d’énergie.

J’entends par « mettre une chose devant les yeux » indiquer cette chose comme agissant. […] C’estainsi qu’Homère, en beaucoup d’endroits, anime les êtres inanimés au moyen de la métaphore.En toute occasion, le fait de mettre en jeu une action produit une impression goûtée de l’au-diteur. En voici des exemples :« Et de nouveau, le rocher sans honte roulait dans la plaine. » (Odyssée, xi, 598)« (Les traits) restaient immobiles sur le sol désireux de se repaître de chair. » (Iliade, xi, 574)

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20. Aristote, Rhétorique III 1404 a.21. Cicéron, De Oratore II, 59.

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« La lance traverse la poitrine avec rage. » (Iliade, xv, 541).En effet, dans tous ces passages, les objets, par cela même qu’ils sont animés, apparaissent commeagissant. Les expressions « être sans honte », « avec rage » indiquent une action ; le poète lesa placées au moyen de la métaphore par analogie, et le rapport du rocher à Sisyphe est celuide l’être sans honte à celui sur qui l’on agit sans honte.Il en fait autant, dans des images d’un heureux effet, avec les êtres inanimés :« Les vagues se soulèvent en courbes blanchissantes ; les unes s’avancent et d’autres arriventpar-dessus. » (Iliade, xiii, 799)On le voit, il donne à toutes choses le mouvement et la vie ; or l’action est ici une représen-tation (mimèsis) 22.

Il s’agit ici à la fois de la « force » (l’action, le mouvement de la vie) et de laclarté : faire voir, représenter. Aussi Du Bellay a-t-il rassemblé les deux notionsd’enargeia et d’energeia dans la Défense et illustration de la langue française, carcelui qui sera véritablement poète « me fera indigner, apaiser, éjouir, douloir, aimer,haïr, admirer, étonner 23… » Le dictionnaire de Richet (1680) témoigne de lasuperposition de la force et de la clarté : « un terme sera énergique lorsqu’il met-tra sous les yeux ».

L’intensité apparaît donc comme une notion active de discours, un effet surle lecteur ou le spectateur. Fontanier, au XIXe siècle, fait allusion à l’intensité àpropos de l’Apposition qui donne au discours « de la vivacité, de la force et dela noblesse. Mais trop multipliée, elle ne pourrait sans doute que le rendrepénible, rocailleux, sautillant 24 ». Il remarque aussi que l’Explétion « contribueà l’énergie de l’expression 25 ». Pour Bernard Dupriez, l’intensité relève des formesdu soulignement : « à une plus grande intensité (volume de la voix) corresponddans le texte la mise en caractères gras ou en italiques 26 ». Il ajoute diversesmanières de souligner l’intensité d’un mot ou d’un syntagme : la séparation syl-labique, la pause phonétique transposée par le tiret, la répétition, la mise en évi-dence au début d’un segment essentiel par dislocation, l’emploi du tour présentatifc’est… qui, l’ellipse et l’amplification.

On constate après cette enquête rapide que l’intensité n’est à proprement par-ler ni une entrée des grammaires ni une figure de rhétorique. Comment la lin-

AVANT-PROPOS, L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS 15

22. Aristote, Rhétorique III 1412 a. Voir R. Webb, « Mémoire et imagination : les limites de l’enargeia dans lathéorie rhétorique grecque », dans C. Lévy et L. Pernot, Dire l’évidence, 1997, p. 229-258. Ruth Webb aprésenté une communication « L’enargeia et la fiction dans les Images de Philostrate : images réelles, imagesvirtuelles » au cours de la journée d’étude L’enargeia, 6 avril 2007.

23. J. Du Bellay, Défense et Illustration de la langue française II, 11 (1549).24. P. Fontanier, Les Figures du Discours [1827], Champs/Flammarion, 1977, p. 299.25. Ibid., p. 303. L’explétion consiste à employer des explétifs, mots inutiles au sens de la phrase (« regardez-

moi ce maladroit »).26. B. Dupriez, Gradus : Les procédés littéraires, « 10/18 », 1984, p. 423.

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guistique contemporaine aborde-t-elle la notion d’intensité ? La linguiste ClaraRoméro définit l’intensité comme tension fondée sur la différence entre deuxétats, mais l’énoncé n’est intense que si l’écart est tenu par le locuteur commetel 27. Elle distingue un aspect quantitatif (degré) et un aspect qualitatif (contraste).Elle répertorie les marqueurs de l’intensité en langue : intensifs lexicaux, gram-maticaux, par exemple les superlatifs, les adverbes d’intensité, les préfixes (archi-,extra-, super-), les suffixes en -issime, les accents d’intensité. Elle reprend aussiles figures de rhétorique : répétition, gradation, énumération, hyperbole, litote,euphémisme, oxymore, ironie, métaphore, comparaison. Elle insiste sur « l’in-tensité des énoncés en tant qu’actes de langage adressés à un auditeur » : procé-dés intonatifs, gestuels et scripturaux. Elle différencie l’intensité syntagmatique,actuelle (oxymores, antithèse) de l’intensité paradigmatique, virtuelle (focalisa-tion, néologie, antiphrase, argot). Ces deux pôles peuvent interférer. En somme,l’intensité est un effet textuel, non une forme marquée en langue, c’est ce versquoi tend l’écriture.

Noëlle Batt, au cours d’une conférence donnée au séminaire le 8 mars 2008,s’est intéressée à l’intensité dans l’écriture poétique 28. Elle part d’une étude deGiorgio Agamben consacrée au poète médiéval Arnaut Daniel, qui, au lieu deconjuguer, comme d’habitude, les rimes dans la même strophe, ne les lie quedans la strophe suivante, créant un effet d’attente 29. Prévaut alors, écrit Agamben,le « théorème de la prépondérance harmonique sur la mélodie (de l’écrit sur lechant), prélude à une crise radicale dans le rapport du texte à son exécutionorale 30 ». Il y a donc une rupture par étapes de la connexion entre le chant etl’écrit qui passe d’abord par la déconnexion entre unité mélodique et unitémétrique, puis par la déconnexion entre unité métrique et unité sémantique :« au moment où se rompt la plate correspondance entre phrase métrique et phrasemélodique, s’instaure une nouvelle et plus complexe correspondance, où le vers

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27. Cl. Roméro, L’intensité en français contemporain : analyse sémantique et pragmatique, thèse de doctorat,Université de Paris 8, 2001. Ouvrage présenté par Stéphane Bikialo dans une conférence « De l’intensitéfigurale à l’intensité énonciative » (journée d’étude Intensité et discours, 14 mars 2009). S. Bikialo a citédes numéros des Travaux de linguistique (n° 54, 2007/1 « La scalarité : autant de moyens d’expressions,autant d’effets de sens » ; n° 55, 2007/2 « L’intensité ») ainsi qu’un recueil d’articles dirigé par F. Lefeuvreet M. Noailly, Travaux de linguistique du Cerlico n° 17, 2004, « Intensité, comparaison, degré », PUR.

28. Noëlle Batt est professeur à l’Université Paris VIII et dirige le CRLC qui travaille sur épistémocritique et cognition.

29. Arnaut Daniel (1150-1200), troubadour provençal créa la sextine (6 strophes de 6 vers aux rimes savantes)dont se sont inspiré Dante et Pétrarque.

30. Giorgio Agamben, « Korn », La Fin du poème, Circé, p. 45.

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non relié, se soudant à son compagnon dans la strophe suivante, trame une partition supérieure et, pour ainsi dire, silencieuse. La poésie deviendra essen-tiellement graphique. Il s’agira de “tirer chanson par force d’écriture” 31 ». Le phé-nomène de la rime non reliée se produit en décevant l’attente créée par la rimeprécédente puis en y apportant satisfaction à un moment et en un lieu où l’onne l’attendait pas. L’intensité tient à la surprise du lecteur.

Le corps de la poésie apparaît donc parcouru par deux forces : « l’une quitend à écarter au maximum par tous les moyens le son et le sens, et l’autre, l’autre,inverse, qui vise à les faire coïncider. […] À la limite, impossible à épuiser, setrouve la glossolalie, où le sens s’estompe dans le son ou celui-là dans celui-ci,“au-delà ou en deçà” du discours signifiant 32 ». Et Agamben de conclure :

Et n’est-ce pas justement ce qui advient dans toute énonciation poétique authentique, où lemouvement de la langue en direction du sens est comme parcouru en contre-chant par unautre discours, qui va de l’intelligence au mot, sans qu’aucun n’accomplisse jamais son trajetentier pour se reposer l’un dans la prose et l’autre dans le son pur ? Ou plutôt, en un pointd’échange décisif, c’est comme si les deux flux, en se rencontrant, prenaient chacun la voie del’autre, de sorte que la langue se trouve finalement reconduite à la langue et l’intelligence rame-née à l’intelligence. Ce chiasme inversé – et rien d’autre – est ce que nous appelons poésie ;et tel est, en dehors de toute imprécision, son rude croisement avec la pensée, l’essence pen-sante de la poésie et celle, poétisante, de la pensée 33.

La mélodie du sens est le tissage ensemble de la montée-descente dans le registrede la signification et dans son niveau d’intensité. La signification de chaque motmodule la signification du vers au fur et à mesure que celui-ci se déploie ; lesvariations de l’intensité de l’expression créent une structure.

De ce que nous avons observé, conclut Noëlle Batt, nous pouvons déduire quel’intensité de l’effet poétique peut avoir trois sources :

– L’alliance d’une complexité structurelle et d’un décalage logique ou tem-porel des unités ou des phénomènes impliqués.

– La coexistence d’une harmonie structurelle (= d’une synchronisation) et d’unedésynchronisation entre les phénomènes qui se produisent à des niveaux diffé-rents, souvent au niveau local et au niveau global 34.

– Le fait d’expérimenter la réversibilité de parcours vectorisés (phénomèneque l’on va retrouver dans le domaine scientifique).

AVANT-PROPOS, L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS 17

31. Ibid.32. Ibid., p. 40. Voir les glossolalies d’Antonin Artaud dans les « Lettres de Rodez », Œuvres complètes IX,

Gallimard, 1979.33. Ibid., p. 54.34. On pourra vérifier ces propositions à propos des poèmes de Hopkins et de Des Forêts (infra).

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On avance donc l’hypothèse que l’intensité dans une œuvre artistique est lerésultat d’une différence de potentiel, d’un différentiel énergétique, dont le lec-teur, l’auditeur ou le spectateur fait l’expérience en percevant (par les sens) et encomprenant (par l’intellect) le jeu des résonances analogiques ou antithétiquesentre des éléments continus et discontinus, appartenant au plan local ou au planglobal, orchestré au sein d’un dispositif spatio-temporel dynamique évolutif.

Il convient de ne pas confondre intensité et tension et de bien distinguer l’in-tensité d’ordre physique et notre objet qui est la mise en forme et en sens dumatériau. Si l’intensité est le produit de forces, il faut se demander quelles sontles forces. Un détour par les mathématiques et la biologie va nous permettre depréciser comment l’intensité agit dans le domaine physique (les paraboles), dansle domaine biologique (la cellule) et neuronal. Comme l’a fait Noëlle Batt, entissant des liens entre la littérature et la neurobiologie, il nous paraît importantd’être à l’écoute des scientifiques.

Intensité et sciences

Sa communication intitulée « cognition, cerveau et littérature », s’intéresseaux corrélats de l’intensité dans le cas d’une brain based epistemology, une théo-rie du savoir fondée sur les mécanismes cérébraux 35. Elle cherche à rapprocherles spéculations en neurobiologie et en théorie littéraire : comment rationaliserla question de l’intégration des processus et des fonctions dans le cerveau et dansle texte littéraire ? Il s’agit d’une épistémologie qui ne tombe ni dans le réduc-tionnisme des scientifiques ni dans l’arrogance des humanités ; en effet lesrecherches sur le système nerveux ont révélé le caractère inséparable des proces-sus analytiques et des processus affectifs. Cette théorie interroge le passage entredes processus physiques, objectifs et quantifiables et des expériences subjectivesqualitatives telle que la douleur, dont on ne peut mesurer l’intensité. Il y a donctoujours une différence de nature entre ce qui cause (l’activité des neurones) etce qui est causé (la sensation), c’est pourquoi Gerald Edelman propose de rem-placer la notion mécanique de causalité par l’implication logique d’entail-ment – corrélation entre choses hétérogènes 36. Il insiste sur le caractère plastiquedu cerveau et sur sa polyvalence : plusieurs réseaux peuvent avoir la même fonc-tion. De fait, comme l’avait supposé Nietzsche, les interactions entre neurones

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35. Communication de Noëlle Batt à la journée d’étude du FORELL, « L’intensité dans le domaine scienti-fique », 19 janvier 2009.

36. G. Edelman, Biologie de la conscience, Odile Jacob, 1997.

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sont sélectionnées en fonction de leur adéquation au monde extérieur, c’est-à-dire de « l’intensité » du plaisir ou de la douleur qui résulte de telle ou telle expé-rience sensible. Le cerveau peut ainsi « internaliser » la culture avec laquelle ilest en contact. Cette analyse aboutit à reposer la question du sujet, irréductibleà une « machine cérébrale » car le système neuronal est indissociable du corps,du monde extérieur et inclut aussi une dimension temporelle. Par conséquent,« une meilleure connaissance du cerveau donne toute sa valeur à la diversité desexpériences personnelles et des cultures, à la multiplicité des conceptions dumonde 37 ». En ce sens, comme le souligne Noëlle Batt, citant Emily Dickinson« the brain is wider than the sky ».

Au cours de la journée consacrée à L’intensité dans le domaine scientifique, lemathématicien Jean Dhombres a abordé la question du point de vue de l’his-toire des sciences. La notion d’intensité, dit-il, est pour les sciences « une ques-tion paradoxale » :

c’est Aristote qui pose comme question paradoxale que deux intensités de mouvements se por-tant dans des directions différentes ne s’ajoutent pas, d’où les sérieuses difficultés des méca-niciens du xvie siècle et de Galilée avec l’impetus aristotélicien. L’intensité comme grandeurscalaire (c’est-à-dire définie par un nombre arithmétique ou algébrique exprimant sa mesureen unités appropriées et indépendante de toute idée d’orientation) paraît donc s’opposer à lanotion de grandeur dirigée, mais la notion de vecteur les réconcilie (une intensité, une direc-tion, un sens). L’intensité peut-elle quand même dire des grandeurs non mesurables et seule-ment repérables comme la température ? À étudier historiquement et épistémologiquementune notion aussi simple, on se heurte à une histoire contradictoire ; car elle se situe entre laphysique (philosophia naturalis censée dire le réel) et les mathématiques imaginant des situa-tions éventuellement impossibles 38.

Dans son exposé, Jean Dhombres a montré comment Galilée est parti d’unecritique des Mecanica du pseudo-Aristote pour sortir de la physique aristotélicienne,fondée sur l’impetus initial (violent ou naturel) et sur le principe de conservation.Aristote raisonnait à partir d’un a priori : l’intensité réside dans la virtus, dans l’éner-gie initiale. Galilée au contraire, dans sa Lettre sur les paraboles (1630), reconnaîtle mouvement comme indépendant du poids et de la forme de ce qui tombe etréduit la chose qui tombe à une valeur numérique ; ainsi la parabole est-elle trans-formée en courbe signifiante. L’intensité n’est donc pas une question de longueur,c’est une question de disposition. Le calcul algébrique a remplacé la courbe géo-

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37. J.-P. Changeux, Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuronale, Odile Jacob, 2008.38. Jean Dhombres (mathématicien, historien des sciences, directeur émérite de recherche au CNRS, directeur

d’études à l’EHESS), résumé de son intervention (« L’intensité comme question paradoxale ou la relativisationde l’intensité par la direction ») à la journée d’étude L’Intensité dans le domaine scientifique, 17 janvier 2009.

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métrique, il en a fait une trajectoire, c’est-à-dire qu’il fait une hypothèse sur la façondont le temps est inscrit dans la figure géométrique. De plus, cette transformationa un invariant qui justifie de parler de métamorphose : la forme géométrique estmagnifiée par l’invention du calcul différentiel et intégral. L’intensité du jet d’eauest une question d’orientation mesurable par la mathématique. La mathématiquepensée pour elle-même a donc été une aide considérable pour faire du phénomènedu projectile ou du jet d’eau, visuel ou expérimenté, un domaine scientifique, cequi a entraîné une déshérence de la physique aristotélicienne. Cet exposé nousapprend que l’intensité relevant de la virtus dans la physique aristotélicienne estd’ordre « poétique », alors que l’intensité mesurée par la mathématique tientcompte de la réalité des forces, de leur disposition et du temps.

Patrizia d’Alessio aborde la question de l’intensité du point de vue de la bio-logie 39. À partir de l’opposition faite par l’architecte Buckminster Fuller entreles structures rigides de la « compression », c’est-à-dire l’empilement d’élémentsdissociés, et la tension à l’œuvre dans les aqueducs romains par exemple, Patriziad’Alessio met en valeur la notion de tenségrité, le contact « souple », c’est-à-direl’élasticité de la tension grâce à laquelle le vivant peut se régénérer. L’intégritétensionnelle par interconnexion est une figure de l’intensité, et de sa durée. Pourse renouveler, la cellule doit se diviser en faisant monter la tension au sein de sastructure. L’être vivant s’expose ainsi à des excitations « intenses » de l’ordre duplaisir ou de la souffrance : intensification de la vie, accélération du pouls, ouver-ture du regard. L’intensité est donc fondée sur l’excitabilité de la chair. Mais,alors que l’élasticité est intrinsèquement réversible, l’intensité peut se dégraderen ennui, fatigue, vieillissement. Nietzsche « comprend le corps vivant commela mémoire en alerte, c’est-à-dire comme ce dans quoi la passivité (l’expositionpassive au danger du nouveau) et l’activité (les mesures actives de réponse audanger) s’articulent originairement au lieu de s’opposer 40 ». Cette alternance, entreactivité et passivité, permet de dépasser l’opposition entre tension et relâchementdu Timée de Platon et des stoïciens. Elle est la figure anatomique de l’intensité.Finalement, conclut Patrizia d’Alessio, « le vivant humain repose, comme la corded’un violon, sur cette intimité entre structure élastique et cadence tempétueusede l’intensité ».

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39. P. d’Alessio est Professeur Associé en Biologie cellulaire à l’université de Paris 11. « L’intensité, feu de l’élas-ticité », infra.

40. B. Stiegler, Nietzsche et la biologie, PUF, 2001, p. 30.

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On constate que les observations faites sur des cellules vivantes sont inter-prétées grâce à une notion issue de l’architecture (la « tenségrité ») en relationavec la pensée de Nietzsche. La philosophie, l’esthétique et l’éthique apportentde fait un nouvel éclairage de la notion d’intensité.

Esthétique et éthique de l’intensité

« Cherchant d’instinct l’Exotisme, j’avais donc cher-ché l’Intensité, donc la Puissance, donc la Vie. »Victor Segalen, Essai sur l’exotisme, p. 774.

L’emploi du mot « intensité » s’est répandu au XVIIIe siècle sous l’influenced’une conception de la nature dominée par la notion d’énergie. L’esthétique du« sublime », à la même époque, a remis en cause la clarté classique : au lieu d’êtreun simple superlatif de « Beau », le sublime indique un rapport radicalementdifférent à l’objet. Il désigne une brusque libération de l’énergie, qui devient leprincipe fondamental de la communication selon une esthétique sensualiste.Diderot écrit dans la Lettre sur les sourds et muets (1751) que l’esprit de la poé-sie est l’aptitude à évoquer la multiplicité simultanée des sensations, des senti-ments, des idées avec pour corollaire une intensité proportionnellement inversede l’abondance. C’est l’idée exprimée aussi par Marmontel : « serrer l’expressionafin de donner du ressort au sentiment ou à la pensée 41 » – du « ressort » : del’énergie, de l’intensité. Cette esthétique de l’intensité par concentration, resser-rement vient du classicisme.

Dans le discours De la poésie dramatique (1758), Diderot, cependant, rejettele goût classique et la civilisation même qui l’a fait naître. Il évoque les « mœurs »favorables à la poésie, loin de la civilisation policée : « la poésie veut quelque chosed’énorme, de barbare, de sauvage 42 ». Ce qui implique un excès qui commenceà se théoriser comme le sublime ; cet excès doit conduire non pas à l’enargeia(clarté), mais à son contraire : « plus vous serez énergiques, moins vous serez clairs ».« La clarté, de quelque manière qu’on l’entende, nuit à l’enthousiasme. Poètes[…] soyez ténébreux 43. » L’ut pictura poesis ne se fait plus sous le signe d’unerivalité de représentation, mais le dialogue entre peinture et poésie va à larecherche d’un type d’énergie qui ne soit pas seulement représentatif. Une esthé-

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41. Marmontel, Éléments de littérature (1787).42. D. Diderot, De la poésie dramatique (1758), Œuvres esthétiques, Garnier, p. 261.43. D. Diderot, Salon de 1767, Œuvres esthétiques, p. 285.

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tique de l’intensité se fait jour : le refus des détails, l’esquisse qui garde l’énergiedu geste initial, les ruines qui révèlent le dynamisme de la création. Pour Diderot,l’imitation de la nature est une participation à sa création. Il existe pour lui unprincipe matérialiste, une « natura naturans », mais chez les romantiques, la naturede ce principe fait problème. S’agit-il d’un principe divin, cosmique, social ? Ily a un décalage entre l’affirmation de l’énergie et la difficulté de la fonder. Cetteénergie sans emploi est à l’origine du « mal du siècle » : nostalgie et mélancolie.

La problématique de l’intensité change en effet avec Baudelaire : « trouver lafrénésie journalière », écrit-il 44. De l’énergie, il ne reste plus que sa qualité d’in-tensité (d’où elle vient, où elle va, on ne sait). Il y a une coupure entre la forceet le principe sur lequel cette force repose. Dans un poème en prose intitulé « LeConfiteor de l’artiste », Baudelaire « avoue » que l’intensité des sensations ren-voie le sujet à l’ordre inaccessible de l’infini et s’inverse en une sorte de manque :

Que les fins de journée d’automne sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu’à la douleur ! caril est de certaines sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ; et il n’est pas depointe plus acérée que celle de l’infini.[…] Toutefois ces pensées, qu’elles sortent de moi ou s’élancent des choses, deviennent bien-tôt trop intenses. L’énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfstrop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses 45.

Un divorce s’affirme entre la recherche d’une intensité extrême et la possibi-lité de lui donner une expression. L’énergie va parfois jusqu’à une dépense exces-sive et gratuite, comme chez les « romantiques frénétiques », Nodier, Petrus Borel,Xavier Forneret et Nerval 46. La figure du dandy correspond aussi à une inten-sification de soi par toutes sortes d’exercices physiques ou mentaux. Les expé-riences des « paradis artificiels » visent à augmenter encore l’intensité des sensa-tions. La couleur s’autonomise sous l’effet du haschich : « votre amour inné dela forme et de la couleur trouvera tout d’abord une pâture immense dans les pre-miers développements de votre ivresse. Les couleurs prendront une énergie inac-coutumée et entreront dans le cerveau avec une intensité victorieuse 47 ». Baudelairedécrit dans une lettre à Wagner une expérience de synesthésie, traduction en lan-gage pictural d’une émotion musicale à l’audition de Tannhäuser :

22 Colette CAMELIN

44. C. Baudelaire, Fusées, Mon cœur mis à nu, André Guyaux éd., Gallimard, « Folio », 1976, p. 671.45. C. Baudelaire, Petits Poèmes en prose (Le Spleen de Paris), Garnier, 1962, p. 16-17 (je souligne).46. Voir infra le texte d’É. Pezard : « Le genre frénétique, une poétique de l’intensité ».47. C. Baudelaire, Les Paradis artificiels, « Poème du Haschich », Œuvres complètes I, Gallimard, « La Pléiade »,

p. 430 (je souligne).

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Je suppose devant mes yeux une vaste étendue d’un rouge sombre. Si ce rouge représente lapassion, je le vois arriver graduellement, par toutes les transitions de rouge et de rose, à l’in-candescence de la fournaise. Il semblerait difficile, impossible même d’arriver à quelque chosede plus ardent ; et cependant une dernière fusée vient tracer un sillon plus blanc sur le blancqui lui sert de fond. Ce sera, si vous voulez, le cri suprême de l’âme montée à son paroxysme 48.

Il décrit ainsi des variations d’intensité, c’est pourquoi il rêve d’une « prosepoétique assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriquesde l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience 49 ». Le« paroxysme » est comparé à l’éclat éphémère d’un feu d’artifice. L’efficacité dela poésie, sa valeur magique, sont liées à la brièveté, comme les formules incan-tatoires, les exorcismes. Il défend ainsi le sonnet : « parce que la forme est contrai-gnante, l’idée jaillit plus intense 50 ». De la même manière, à l’instar d’Edgar Poe,il préfère aux « vastes proportions » du roman la nouvelle dont la « brièveté ajouteà l’intensité de l’effet 51 ». L’expression de l’intensité exige donc à la fois la ful-gurance pour dire la force et la « souplesse » pour suggérer les variations. Dansl’expérience de la musique et des « paradis artificiels », la couleur devient auto-nome, elle n’existe que par les « changements d’intensité de l’aplat » écritDeleuze 52, comme dans une toile de Rothko.

Si l’intensité lumineuse révèle, pour Baudelaire, la nostalgie d’un « Idéal »inaccessible, pour Mondrian, le « nuage rouge » n’est qu’un « mirage ». YvesBonnefoy évoque à propos du Nuage rouge de Mondrian 53, un « événement duciel », « cette nuée éclaire tout », mais l’intensité fait signe au bord de son effa-cement : « son absolu ne va durer qu’un instant, s’effacera dans des figures, desirisations de la couleur 54 ». L’intensité du « nuage rouge » ne renvoie pas à unetranscendance, il y a eu « une ombre d’épiphanie », mais Mondrian sait que ce« n’est qu’un reflet déformé de son désir qui se cherche. Aucun pouvoir du dehors,aucune voix du plus haut ne transparaît dans nos signes 55 ».

Le langage poétique constate l’impossibilité à s’égaler à cette intensité, maischerche des moyens nouveaux pour s’en approcher. Si la sensation est intense,

AVANT-PROPOS, L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS 23

48. C. Baudelaire, À Richard Wagner, 17 février 1860, Correspondance, choix et commentaire de Claude Pichoiset Jérôme Thélot, Gallimard, « Folio », 2000, p. 193.

49. C. Baudelaire, « À Arsène Houssaye », Petits Poèmes en prose, op. cit., p. 7.50. C. Baudelaire, Lettre à Armand Fraisse, 18 février 1860, op. cit., p. 196.51. C. Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe. L’art romantique, Garnier, 1963, p. 630.52. G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 172.53. P. Mondrian, Le Nuage rouge (1908-1909), Haags Gemeentemuseum, La Haye.54. Y. Bonnefoy, Le Nuage rouge , Mercure de France, 1995, p. 54.55. Ibid., p. 55

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la perception est retardée. On ne voit pas un arbre, mais des taches. L’intensitéde la sensation est une énergie libre qui s’oppose à la perception, elle déborde lalimite des objets. Dans les Illuminations de Rimbaud, l’intensité des couleurs sedégage de la représentation : « Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent,et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier 56. »

L’illumination est un éclatement de la forme close, pas seulement un « dérè-glement de tous les sens ». Le sujet de l’art s’est déplacé de la contemplationd’un spectacle extérieur donné comme « Beau » à « une saisie tout intérieuredont la qualité dépend de l’intensité de la sensation 57 ». L’ivresse accentue l’éner-gie du sujet qui s’ouvre à de nouvelles expériences : « l’essentiel dans l’ivresse c’estla sensation d’intensification de la force, et de plénitude 58 ». Plus la sensationest intense, plus elle s’inscrit sous la forme de perceptions autonomes chargéesd’affect. Ce retentissement affectif n’est pas l’état d’âme d’un individu (roman-tique), mais la tonalité affective d’un rapport au monde :

Les sensations colorées ne relèvent pas de symboles ni de correspondances. Rimbaud les pose dansses poèmes comme des touches purement expressives. Livré aux « Peaux rouges » qui ont « clouénus » les « haleurs » aux « poteaux de couleurs », le poète voyant se tourne vers l’art totémique.Les expressionnistes reprendront cette quête extatique en vue de libérer le fond d’énergie qui som-meille dans les noms de couleur et dans le coloris sagement discipliné par le dessin 59.

L’intensité est en effet une valeur esthétique et éthique majeure des mouvementsd’avant-garde au début du XXe siècle : expressionnisme allemand, futurisme enItalie, vorticisme en Angleterre (vortex : tourbillon de forces ou d’émotions). BlaiseCendrars associe cette intensification du regard à la technique moderne, aucinéma et à l’art « primitif ». Il décrit une salle de soin dans un hôpital psy-chiatrique moderne :

Sur le carrelage blanc des salles, baignoires, ergomètres, pergolateurs apparaissent comme surun écran, avec cette même grandeur sauvage et terrible qu’ont les objets au cinéma, grandeurd’intensité, qui est aussi l’échelle de l’art nègre, des masques indiens, des fétiches primitifs etqui exprime l’activité latente, l’œuf, la formidable somme d’énergie permanente que contientchaque objet inanimé 60.

24 Colette CAMELIN

56. A. Rimbaud, « Being Beauteous », Les Illuminations, André Guyaux éd., Gallimard, « La Pléiade », 2009, p. 294.57. P. Plouvier, Sous la lumière de Nietzsche : Rimbaud ou le corps merveilleux, Théétète éditions, Saint-Maximin

(Gard), 1996, p. 66.58. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, « Divagation d’un Inactuel », § 8, p. 91, traduit par Jean-Claude Hémery,

Gallimard, 1974, p. 91.59. J. Le Rider, Les Couleurs et les mots, PUF, 1999, p. 195.60. B. Cendrars, Moravagine, Partir, Claude Leroy éd., Gallimard, « Quarto », 2010, p. 360 (je souligne).

Cette recherche de l’intensité est-elle liée à la modernité ? Pour un Chinois qui pratique le Tao ou le Chan,une vie « intense » est une vaine dépense d’énergie nuisant au calme intérieur.

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Cette analyse de l’énergie émanant des objets pour le spectateur pourrait s’ins-crire dans la perspective de Deleuze selon laquelle l’œuvre d’art est un « bloc desensations », « un composé de percepts et d’affects » : « l’art ne pense pas moinsque la philosophie, mais il pense par affects et percepts 61 ». Anne Sauvagnarguesa tiré de l’œuvre de Deleuze quelques propositions concernant l’intensité 62 :

1. L’art produit un effet sur le corps, il n’est donc pas essentiellement affairede signification mais d’intensité : « Bacon n’a cessé de peindre le fait intensif ducorps », écrit Deleuze 63.

2. L’intensité n’est pas composée d’unités, elle ne dépend pas d’un ordre réglé,mais c’est un mode rythmique, « modulation » déployée dans un « espace lisse »et un devenir ouvert en créant sa propre unité de mesure : « en matière de corps,tout est question de compositions de vitesses relatives dans la création d’affects,ces vitesses déterminent des pôles d’intensité 64 ». Anne Sauvanargues insiste surl’importance de la modulation, en s’appuyant sur la pensée du vivant de Simondon :

Le rapport entre signe et image, forces et formes trace dans l’œuvre de Deleuze une diagonalequi connecte Nietzsche à Foucault en passant par Spinoza. Une telle sémiologie de la force déter-mine une conception de la forme qui renouvelle entièrement la philosophie de l’art, en mêmetemps qu’elle expulse le signe du plan transcendant du sens pour l’exposer sur le plan matérieldes forces. Il n’est plus alors question de signifiant ou de signifié, ni de formes ou de matières,mais de forces et de matériaux, conformément au principe simondien de la modulation 65.

3. L’intensité se produit sur un mode « effractif », elle atteint le lecteur ou lespectateur avec une force qui le surprend, le « secoue ». De la même manière,le sublime n’a pas pour premier but d’émouvoir, mais de « ravir », c’est-à-direarracher l’auditeur à son monde pour l’entraîner ailleurs, ou encore le faire sor-tir de sa coquille pour s’identifier à l’autre. Le Traité du Sublime insiste moinssur la charge émotionnelle que sur l’aspect de révélation brutale d’un sublime,dont le paradigme est la foudre : « Quand le sublime vient à éclater où il faut,c’est comme la foudre : il disperse tout sur son passage et tout d’abord montreles forces de l’orateur concentrées ensemble 66. »

AVANT-PROPOS, L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS 25

61. G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, 1991, p. 6462. A. Sauvanargues (Maître de conférences en histoire de l’art à l’École Normale Supérieure de Lyon) a donné

une conférence dans le cadre du séminaire du FORELL de l’université de Poitiers le 26 avril 2008.63. G. Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Le Seuil, 2002, p. 48.64. G. Deleuze et F. Guattari, « Comment se fait un corps sans organes? », Mille Plateaux, Minuit, 1980, p. 189.65. A. Sauvanargues, Deleuze et l’art, PUF, 2005, p. 62. Voir Gilbert Simondon, L’Individu et sa genèse phy-

sico-biologique, PUF, 1964 et L’Individuation psychique et collective, Millon, 1995.66. Pseudo-Longin, Du sublime I, 4, traduction, présentation et notes de Jackie Pigeaud, Rivages Poche, 1993.

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L’intensité libère des clichés de la conduite ordinaire, décape l’opinion. SelonDeleuze, qu’il s’agisse de philosophie, d’art ou de science, l’intensité nous permetd’être créatifs. Par exemple, les chaussures usées peintes par Van Gogh vibrent etfrémissent du temps vécu et souffert par celui qui les a portées. L’intensité ne selimite pas à un procédé littéraire de l’ordre de la métaphore ou du lyrisme. Cequi se produit, c’est la captation d’un effet – « un bloc de sensations ». Proust l’amontré avec la mémoire involontaire et avec ce qu’il appelle « la vraie vie » oppo-sée aux « innombrables clichés » qui nous habitent. L’intensité « fulgure » dansle texte et fabrique un peu de temps à l’état pur. La différence d’intensité produitun signal, c’est « ce qui se passe au moment où une chose nous fait une certaineimpression, comme ce jour où passant sur le pont de la Vivonne, l’ombre d’unnuage sur l’eau m’avait fait crier “Zut alors !” en sautant de joie 67 ». Ce quicompte, c’est cette effraction du réel dans la pensée, en un éclair. Selon Barthes,Proust est le « théoricien en acte de l’intensité individuelle 68 ».

Que se passe-t-il en musique, art où cette épiphanie du réel n’est pas recher-chée ? Marcin Stawiarski a rappelé que dans le domaine musical, l’intensitéoccupe une place essentielle parmi les caractéristiques fondamentales du son : ladurée, la hauteur et le timbre 69. Conçue comme telle, la puissance de l’intensitémusicale en watts est extrêmement petite. L’intensité serait donc d’abord forceou énergie, liée à la perception du volume par l’auditeur. Il existe aussi d’autresdéfinitions acoustiques de l’intensité : si la hauteur d’un son se définit par la vitessede sa vibration, c’est-à-dire la fréquence sonore (nombre de vibrations périodiquespar seconde) mesurée en hertz, l’intensité est fondée sur l’amplitude de la vibra-tion (l’ampleur de l’oscillation, énergie vibratoire liée à la pression de l’air) mesu-rée en décibels. L’intensité d’un son est aussi liée à son contexte immédiat(contrastes). Elle est liée enfin à l’auditeur, non seulement à cause des différencesde sensibilité individuelle, mais, avant tout, parce que c’est l’auditeur qui pro-cède à la synthèse d’une œuvre musicale dans le temps : « si l’intensité physiqueest facile à définir et à mesurer, il n’en est pas de même pour l’intensité perçuepar l’homme 70 ». Selon Marcin Stawiarski, l’intensité serait de plus en plus uti-

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67. M. Proust, Le Temps retrouvé, À la recherche du temps perdu III, Gallimard, « La Pléiade », 1954, p. 890.68. R. Barthes, La Préparation du Roman, Notes de cours et de séminaires au Collège France, 1978-1979 et 1979-

1980, Le Seuil/IMEC, coll. « Traces écrites », 2003, p. 78. (Voir infra F. Pennanech : « Figures de l’inten-sité dans le dernier Barthes : le “c’est ça” comme récriture du sublime »).

69. Ma. Stawiarski a présenté une étude « L’intensité : Webern, Stockhausen, Penderecki » au cours du sémi-naire du FORELL du 27 avril 2008.

70. M. Honegger, Science de la musique, vol. 1, p. 499.

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lisée dans la musique du XXe siècle comme un paramètre formel et elle devien-drait un moyen de structurer l’expérience temporelle de l’écoute. CarolineWilkins, compositeur, approuve cette remarque. L’intensité s’inscrit, selon elle,dans une tension entre l’horizontal et le vertical : des stridences et les silencescoupent la narrativité musicale. Des ellipses, des raccourcis, des syncopes dépla-cent le rythme. Elle remarque qu’il y a dans la musique de Webern une certaineautonomie de la couleur : « couleur très foncée, intensité très forte » dit-elle 71.Cela nous rappelle le rouge foncé que Baudelaire « voyait » pendant le concertde Wagner…

LE COLLOQUE: VARIATIONS DE ET SUR L’INTENSITÉ

« Toutes choses en matière de lecture romanesqueposent une question moins d’existence que d’intensité. »Julien Gracq, En lisant, en écrivant, p. 111.

L’Intentio des Romains

Le colloque s’achève sur la musique et la danse. Nous y reviendrons. Reprenonsmaintenant le fil de notre quête de l’intensité, d’abord à Rome où EmmanuelleValette s’intéresse à la tension vocale, à l’intensité du regard et à l’attention desauditeurs 72. Elle remarque d’abord que le mot « intensité » aurait plusieurs équi-valents possibles en latin : vis (force), magnitudo (ampleur), acerbitas (âpreté), vehe-mentia (véhémence). Elle analyse ensuite diverses acceptions du terme intentiositué dans la pensée stoïcienne : pour Sénèque, la tension (intentio) est le prin-cipe de tout bien et le relâchement (remissio) le principe de tout mal – opposi-tion que l’on trouve aussi dans le Timée de Platon, comme l’a rappelé Patriziad’Alessio. Selon Sénèque, l’intensité d’un phénomène est inversement propor-tionnelle à sa durée. L’intentio joue un rôle majeur dans la pratique oratoireromaine car ce terme désigne la tension de l’orateur (de la voix, du souffle, ducorps entier), la force des mots qu’il prononce (vis) et l’attention soutenue desauditeurs (intentio désigne alors à la fois une qualité d’écoute et une attentionvisuelle). Alors que la recherche de l’intensité est manifeste dans les passages desorateurs latins cités par Emmanuelle Valette, elle l’est beaucoup moins dans lestyle de César historien. Liza Méry relève cependant des marques d’intensité dans

AVANT-PROPOS, L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS 27

71. Caroline Wilkins, musicienne, a notamment composé Vents (1992), œuvre qu’elle a commentée au coursdu séminaire du FORELL du 27 avril 2008.

72. E. Valette, « les formes de l’intentio dans la pratique oratoire romaine », infra.

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les commentaires de César sur la Guerre civile : texte polémique, esthétique dela concision, narrateur à la troisième personne exempt de toute émotion 73.À partir de l’analyse du passage du Rubicon, Liza Méry montre comment Césarcherche à donner au lecteur l’illusion d’un récit objectif et impartial des faits,aussi ses commentaires, refusant toute amplification et tout pathétique, persua-dent le lecteur avec une efficacité redoutable.

Intensité dans le roman

Les récits de Joseph Conrad, au contraire, s’adressent aux sensations, aux émo-tions du lecteur afin de créer, écrit Conrad, une « solidarité » avec lui. CatherineDelmas 74 cherche à savoir si l’intensité dans les récits malais de Conrad vient dela saturation des couleurs, d’une lumière éblouissante, de la profusion des détailscomme dans une toile orientaliste : « a handful of emeralds on a buckler of steel ».À moins qu’elle ne vienne du punctum qui déchire la surface de la toile et laisseentrevoir l’invisible « that glimpse of truth for which you have forgotten to ask 75 ».De fait, Conrad démonte l’artifice du pittoresque oriental qui masque la réalitédu colonialisme. Plus profondément, il confronte les pouvoirs de l’illusion à laréalité de la condition humaine.

L’intensité est d’une tout autre nature dans le roman surréaliste 76. Si l’inten-sité caractérise le choc passionnel de la beauté surréaliste, « beauté convulsive 77 »,selon Breton, l’intensité du roman de Desnos, La liberté ou l’amour !, repose surl’exploitation de la tension narrative. L’objectif du roman surréaliste serait alorsde convertir l’histoire passionnante en vécu passionnel. Il s’agit de « faire convul-ser » un roman. Ivanne Rialland distingue deux tendances du roman surréaliste :l’une où l’intensité du récit tend à se confondre avec son énergie et sa vitesse(« romans à dynamo » de Desnos et Crevel), l’autre qui crée une attente, unetension croissante, résolue ou non par la convulsion d’une révélation (« romansà accumulateur » de Gracq).

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73. L. Méry, « Intensité et concision : esthétique de la brevitas et propagande politique dans le Bellum civilede César ».

74. C. Delmas, « Intensité, saturation et diffraction dans Karain de Joseph Conrad », infra.75. J. Conrad, The Nigger of the Narcissus (1897), Londres, Penguin Books, 1987, préface, p. XLVIII.76. I. Rialland, « Comment faire convulser un roman? Roman surréaliste et intensité », infra.77. A. Breton, L’Amour fou, Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », t. II, 1992, p. 680, et Nadja, Œuvres

complètes, Gallimard, « La Pléiade », t. I, 1988, p. 753 : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. »

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André Gallet aborde à son tour des romans de Gracq à partir de « l’horreuret de l’épouvante » de la barbarie du XXe siècle 78. Il les rapproche d’un romand’Ernest Jünger, Sur les falaises de marbre, dont l’épouvante est un leitmotiv. Jüngerchercherait dans la littérature à dire une situation terrifiante, dont il met à dis-tance l’intensité insoutenable. À propos du Rivage des Syrtes de Gracq, AndréGallet montre que l’intensité tient aux omissions, à l’absence de résolution. Endépit des différences, il y a dans ces deux romans une intensité qui produit uneffet de « bougé », un éclat indéchiffrable.

La courte nouvelle d’Angela Carter, The Snow Child, est aussi caractérisée parla brutalité des thèmes, combinée à une forme concise 79. L’intensité est de l’ordrede l’affect, en un mélange d’horreur et d’érotisme qui défie l’analyse. RichardPedot s’appuie sur une hypothèse de Lyotard pour analyser ce texte : il s’agit depenser l’intensité en termes de conflits insolubles entre régimes discursifs. Le pre-mier roman d’Ishiguro, A Pale View of Hills, est fondé sur le contraste entre « l’in-tensité visuelle » de l’explosion atomique de Nagasaki et l’effrayant silence quil’accompagne 80. L’intensité de ce roman tient à sa remarquable économie : lesravages de la violence contraignent la narratrice à parler d’une autre car il lui estimpossible de parler d’elle-même. Ici encore, l’intensité du roman est due à lamanière subtile avec laquelle l’inquiétante étrangeté se mêle au familier ou, end’autres termes, le songe « s’épanche » dans la vie réelle. Pascale Tollance cite àce propos des pages très éclairantes de Georges Didi-Hübermann sur l’intensitédes rêves. L’intensité, comme dans la peinture chinoise classique (la « fadeur »)et la spiritualité du chan (zen), est paradoxalement une « pâleur » – le dessin« pâle » des collines et la narratrice qui s’absente peu à peu du récit. Le lecteurest ainsi amené à éprouver la puissance de quelque chose qui fait silence.

Écrire l’intensité de la vie

L’effet d’intensité dans les romans est issu d’un jeu avec différents aspects dugenre narratif, qu’en est-il dans les écrits intimes ? L’œuvre de Virginia Woolfapparaît comme l’expression d’une vive intuition de l’instant et tire sa substancede moments d’intenses sensations et de révélations fulgurantes (moments of

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78. A. Gallet : « Au-delà de l’horizon, “l’ampleur du désastre” (Jünger et Gracq) », infra.79. R. Pedot : « “It bites !” : l’affect dans The Snow Child d’Angela Carter », infra.80. P. Tollance : « A Pale View of Hills de Kazuo Ishiguro : l’intensité de l’absentement », infra.

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being 81). Son Journal est un instrument sur lequel elle fait des gammes. Elle s’exerceà écrire les moments d’intensité : « quelle compression de sentiments intenses ences quelques heures ; je sentis mon corps se raidir ». Le temps est vécu sur lemode de l’intermittence. L’intensité se ressent par rapport aux moments mornes(« moments of non being »), état dans lequel l’individu agit par habitude. Ces« moments of being » rappellent ceux où le narrateur de la Recherche dit « zutalors ! ». Virginia Woolf voit dans sa capacité d’être atteinte, bouleversée, enta-mée, la justification de son écriture : « I go on to suppose that the shock-receivingcapacity is what makes me a writer 82. » Selon Nietzsche la puissance d’un êtrevivant croît à mesure qu’il s’ouvre aux blessures, aux irruptions de l’extérieur.Tandis que la « vie basse » se replie sur son environnement immédiat, ses habi-tudes et ses préjugés, la « vie supérieure » exige d’être affectée par le monde exté-rieur, par l’altérité, aussi les individus les plus créatifs sont-ils les plus fragiles. La« fièvre d’écrire » de Virginia Woolf alterne avec le doute, l’abattement. Dans lejournal coexistent l’affirmation de l’expérience de l’intensité, éprouvée dans l’ins-tant, et la quête sans fin de son expression : capter l’éphémère (la phalène 83) sansbriser ses ailes fragiles. Elle y parvient par une extrême condensation temporelleet spatiale. Le monde que Woolf et ses personnages éprouvent avec une telle inten-sité, c’est la vie ordinaire d’un jardin, d’une rue, d’une plage. Et l’écriture deVirginia Woolf produit un « choc » qui fait de nous des « lecteurs » affectés auplus profond, c’est alors, selon l’expression d’Yves Bonnefoy, que nous levons lesyeux au-dessus du livre 84.

Henri Thomas cherchait lui aussi, dans ses carnets, à ressaisir par l’écritureles « choses qui [le] frappaient », les aspects les plus singuliers et les plus poi-gnants de l’existence 85. De fait, c’est souvent quelque chose de l’ordre de l’in-tensité, du choc, qui détermine l’entrée d’un fait dans le carnet. Selon HenriThomas, il y a au cœur de l’expérience personnelle un noyau impersonnel : notreexistence s’ouvre lorsqu’on est saisi par l’évidence de vivre, s’imposant commepure intensité, au-delà de tout ce qui peut définir la vie personnelle, expérience

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81. C. Hoffmann: « “La vie ardente de l’éphémère” : expérience et expression de l’intensité chez Virginia Woolf :du journal à la fiction », infra.

82. V. Woolf, « A Sketch of the Past », [1939-1940], Moments of Being : Autobiographical Writings, ed. JeanneSchulkind, London, Pimlico, 2002, p. 85.

83. V. Woolf, The Death of the Moth, 1942.84. Y. Bonnefoy, « Lever les yeux du livre » […], Entretiens sur la poésie 1972-1990, Mercure de France, 1990, p. 22885. P. Lecœur, « “J’ai parlé de tant de choses qui me frappaient…” l’écriture de l’intensité dans les romans et

les carnets de Henri Thomas », infra.

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dans laquelle la vie se donne comme présence ravissante au sens fort du termece qu’il appelle « le sentiment de superflu de la vie ».

Les carnets inédits de Marie-Claire Blais sont traversés par une intensité dif-férente : le désespoir et la colère face à la guerre du Vietnam. Julie Leblanc lesanalyse en se fondant sur les travaux de Catherine Kerbrat-Orrechioni (la sub-jectivité langagière est diversement modulée) et de Clara Roméro (« un énoncéest toujours susceptible d’être très, peu, plus ou moins intense 86 »). Dans les carnets de Marie-Claire Blais, le devenir de la tension rythme les données nar-ratives et picturales de ces documents. Les portraits insérés sur les pages du jour-nal visent à rendre « visibles des forces invisibles » selon la formule de Deleuze.Ces images peintes jouent un rôle majeur dans la genèse du roman David Sterne,écrit à cette époque, car ils expriment vivement les affects de l’écrivain.

Marie-Claire Blais a cherché dans ses carnets des formes qui lui permettraientde dire l’intensité de la souffrance liée à la guerre du Vietnam. François Bon part,lui aussi, de la constatation d’une inadéquation fondamentale entre le mondeimmédiatement présent et les représentations léguées par l’héritage de la littéra-ture, notamment par le roman. Revenant sur des textes « écrits sous la forme duroman », François Bon remarque: « il m’a semblé alors que j’étais coupé de quelquechose de vivant 87 ». Il cherche alors à « régresser » vers une écriture de la profé-ration (une forme de chant poétique). F. Bon cherche « l’accès au réel par quoila phrase de Proust ou la phrase de Faulkner se rendaient poreuses aux articula-tions du monde qui faisaient leur contenu même, et cette plus vieille passionchevillée au fait littéraire, par cette articulation au monde 88 ». Dans Daewoo,F. Bon a inventé une forme contemporaine de profération, composée d’enquêtes,de journaux, d’entretiens, de témoignages fictifs autour de Sylvia, héroïne tra-gique. Gilles Bonnet montre comment F. Bon construit le lieu même d’une pro-fération dans un souterrain semblable à celui de Dostoïevski ou du prophèteJérémie 89. L’intensité de cette parole affronte un ordre social hypocrite :« Impatience. Je parle dans la colère », dit F. Bon. Cette profération est forte-ment rythmée (« J’écris avec l’oreille ») par des accumulations (comme chezRabelais), des anaphores et des répétitions de consonnes, comme les versets de

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86. J. Leblanc: « Les formes textuelles et visuelles de l’intensité dans les Carnets inédits de Marie-Claire Blais », infra.87. « Sortir du roman », entretien de 1998 avec J.-C. Lebrun (disponible à l’adresse :

http://www.tierslivre.net/arch/itw_Lebrun.html. Page consultée le 29 mars 2010).88. F. Bon, Décor ciment, Minuit, 1988, p. 14.89. G. Bonnet : « François Bon : “retenir haut le dire” », infra.

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Saint-John Perse, poète que F. Bon apprécie beaucoup 90. On entend aussi enécho, venue d’un tout autre espace, la voix des « angry young men », Kerouac,Ginsberg, Dylan. Le « dit d’intensité » de F. Bon s’apparente donc à un lyrismesans cesse relancé contre la paroi du « décor ciment » dans lequel nous vivons.

Aux limites de l’intensité

Nous avons remarqué que les premiers emplois du mot « intensité » sont appa-rus au XVIIIe siècle, époque marquée par le vitalisme et une pensée de l’énergie.À cette époque, l’intensité a pu être, chez Diderot, un enthousiasme ouvert à lanature et à la communauté humaine, alors que chez Sade, c’était une force des-tructrice. Le sadisme est une crispation de l’énergie dans la recherche de l’inten-sité. La vie intense est un vertige ou une ascèse, un entraînement extérieur ou uneexigence intérieure : « la vie intense mène à la mort, avertissent les moralistes traditionnels ; la proximité de la mort aiguise l’énergie vitale, répliquent les inten-sivistes 91 ». Les « frénétiques » du début du XIXe siècle sont les successeurs de lalittérature paroxystique du XVIIIe siècle ; ils sont aussi influencés par les romansnoirs d’Ann Radcliff : thèmes du surnaturel, du démoniaque (pactes avec leDiable), des forces mauvaises déchaînées (crimes, sang, folie) et de l’innocencepersécutée. Ils subissent aussi l’influence de la personnalité et de la pensée de Byron:narcissisme et attirance vers le mal. Nodier, qui a connu dans son corps desattaques nerveuses, appelle « genre frénétique » des romans dominés par des émo-tions intenses 92. Il explique le goût de l’outrance par la « décadence » caractéri-sant la société européenne après la chute de la monarchie, la Révolution etl’Empire. L’intensité frénétique apparaît comme l’envers noir de l’énergie roman-tique. Les peuples « blasés » par des événements tragiques ne réagissent qu’à des« secousses fortes et rapides » qui ébranlent l’imagination. La frénésie est décritecomme une maladie caractérisée par de la fièvre, des crises et du délire. Selon le

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90. F. Bon pastiche volontiers les séries homologiques de Saint-John Perse : « Celui qui quête, à bout de sonde,l’argile rouge des grands fonds pour modeler son rêve ; […] celui qui marche sur la terre à la rencontredes grands lieux d’herbe ; […] celui qui garde le Dépôt des phares où gisent les fables et les lanternes ; […]celui qui soigne sous la ville, en lieu d’ossuaires et d’égouts, les instruments lecteurs de purs séismes… »Saint-John Perse, Exil VI, Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », 1972, p. 112. « Celui qui continued’arpenter sa terre et n’y trouve plus goût, les machines travaillent et la surface continue des champs aaugmenté, mais le dédain et la dureté ont rongé ceux qui faisaient l’ancien tissu, ils sont partis, les villageset écoles sont vides,/ Celui qui gardait les phares, et qu’un automatisme remplace, celui qui réparait lesobjets fins et mécanismes de métal, et on ne répare plus, celui qui dans l’usine faisait modeleur ou outilleur,et la fonction a disparu. » Décor ciment, op. cit., p. 27.

91. M. Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), op. cit., p. 315.92. É. Pezard : « Le genre frénétique, une poétique de l’intensité », infra.

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dictionnaire des Sciences médicales de 1820, « les symptômes deviennent par degréplus intenses » jusqu’à la mort. De plus, le genre frénétique présente un mondeen proie aux forces destructrices, à la cruauté, au sadisme, à la terreur. Il s’agit,selon le mot de Balzac, de « faire de l’atroce 93 » en accumulant les horreurs et eninsistant sur les contrastes. Émilie Pezard insiste sur les limites du genre fréné-tique : au bout de quelques scènes d’horreur, les lecteurs sont à nouveau blasés.Ainsi les thèmes doivent varier pour que l’effet d’intensité puisse se renouveler.

La notion d’énergie, capitale depuis le XVIIIe siècle, a traversé diverses phasesdans l’histoire littéraire, après l’énergie « blanche » des romantiques opposée àl’énergie noire des frénétiques, après le dandysme baudelairien, la thématique del’énergie est reprise au XXe siècle par Freud (Trieb, pulsion 94). Les symbolistes etles « décadents » de la fin du XIXe siècle, influencés par Schopenhauer et Nietzsche,cherchent des sensations de plus en plus fortes. Victor Segalen admirait Huysmansparce qu’il était « un forcené dans la sensation et l’expression 95 ». Cette « infla-tion » de l’intensité est corollaire de l’angoisse de la déperdition de l’énergie, l’en-tropie, que Segalen imagine comme une « pâte tiède 96 ». L’entropie est la formule mathématique de la décadence, obsession des anti-modernes. Paul Valéryreproche à la modernité fin-de-siècle d’avoir remplacé la beauté par « la nou-veauté, l’intensité, l’étrangeté, en un mot toutes les valeurs de choc : l’excitationtoute brute est la maîtresse souveraine des âmes récentes 97 ». Dans un premiertemps, il tente, en artiste apollinien, d’opposer au désordre de l’existence uneconscience analytique dont l’axe fondamental est la lumière de la vision (MonsieurTeste). Puisque l’entropie ne cesse d’augmenter même dans le corps où se joue« un drame d’énergie 98 », il voudrait dominer par la science et le calcul l’en-semble des forces cosmiques. Il est tendu vers la maîtrise intellectuelle de lui-

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93. Balzac écrit dans l’avis au lecteur qui ouvre la nouvelle L’Élixir de longue vie : « 1830 était l’époque à laquelletout auteur faisait de l’atroce pour le plaisir des jeunes filles. »

94. « Pulsion : processus dynamique consistant dans une poussée (charge énergétique, facteur de motricité)qui fait tendre l’organisme vers un but. Selon Freud, une pulsoion a sa source dans une excitation corpo-relle (état de tension) ; son but est de supprimer l’état de tension qui règne à la source pulsionnelle ; c’estdans l’objet ou grâce à lui que la pulmsion peut atteindre son but. » J. Laplanche et J.-B. Pontalis,Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, p. 359-360.

95. V. Segalen, Correspondance I, Dominique Lelong et Philippe Postel éditeurs, Fayard, 2004, p. 125.96. V. Segalen, Essai sur l’exotisme, Œuvres complètes, H. Bouillier éd., Robert Laffont, 1995, p. 766. L’entropie

est une fonction mathématique exprimant le principe de dégradation de l’énergie, qui se traduit par undésordre toujours croissant de la matière, un « mélange » de particules.

97. P. Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci [1894], Œuvres complètes I, Gallimard, « La Pléiade »,1971, p. 1240-1241 (citation commentée par S. Bikialo au séminaire du FORELL le 11 octobre 2008).

98. P. Valéry, Cahiers, I, anthologie de la Pléiade réalisée par Judith Robinson-Valéry, Gallimard, 1973, p. 1134.T. Vercruysse : « Intensité et modulation : Valéry à la lumière de Deleuze », infra.

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même et de la connaissance. Mais, quand il écrit La Jeune Parque, ce systèmenarcissique est entamé par la présence de voix différentes. Or la voix du poèmes’adresse « à notre vie plus qu’à notre esprit », dit-il, l’intensité dionysiaque ren-verse alors le narcissisme apollinien. La théorie de l’information de GilbertSimondon permet de réfuter la vision pessimiste de l’entropie et la réaction nar-cissique qui en découle. En effet l’énergie circule en relation avec le vivant dansun échange constant. Le rythme dionysiaque du poème, avec ses variations d’in-tensité, ouvre sur les autres et sur le devenir.

L’intensité dionysiaque, on le sait, est une valeur majeure du mouvement sur-réaliste. Céline Sangouard a confronté l’esthétique de l’intensité chez Breton etchez Bataille, bien que la critique oppose généralement la sublimation du pre-mier à la désublimation du second 99. Breton recherche « un certain pointsublime » (le surréel) dans la direction de l’amour tandis que l’objet de la quêtede Bataille est un « instant privilégié » (l’inconnu) qui ne se laisse pas saisir, cequi provoque à la fois exaltation et souffrance. « Seule importe l’intensité », affirmeBataille, car c’est une condition nécessaire à « l’expérience intérieure ». Il tend àun « déchirement » ; Breton, lui, s’inscrit dans la tradition platonicienne du ravis-sement du poète « empoigné par ce “plus fort que lui” qui le jette, à son corpsdéfendant, dans l’immortel » (Second manifeste du surréalisme), c’est pourquoiBataille a reproché à Breton son idéalisme. Bataille rapproche la vie organiqued’un « ruissellement électrique » avec d’infinies variations d’intensité ; Breton insisteplutôt sur les différents pôles des « champs magnétiques ». Mais tous deux serejoignent du côté d’une intensité dionysiaque.

L’entreprise du « dernier » Barthes, au contraire, semble s’efforcer de penserle « neutre », si bien que Jean-Louis Bouttes a appelé Roland Barthes Le Destructeurd’intensité 100, lui reprochant des valeurs « faibles » – douceur, nuance, délicatesse.Florian Pennanech s’est attaché à redéfinir le sublime barthésien. Barthes critiquelittéraire se méfiait déjà des interprétations, aussi la qualité d’un texte tient-ellepour lui essentiellement à son caractère « imprédicable » : « c’est ça », pense le lec-teur (en levant les yeux 101 ?). Barthes oppose au flot des commentaires de la cri-tique occidentale la vision du zen : « On perçoit l’être là de cette pluie, l’absence

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99. C. Sangouard : « Breton, Bataille : deux esthétiques du sublime, deux formes d’intensité dans l’entre-deux-guerres », infra.

100. J.-L. Bouttes, Le Destructeur d’intensité, Le Seuil, 1979.101. F. Pennanech : « Figures de l’intensité dans le dernier Barthes : le “c’est ça” comme récriture du sublime »,

infra. Catherine Rannoux a présenté une communication « Neutre et intensité(s) : Roland Barthes et AnnieErnaux » (journée d’étude Intensité et discours, 14 mars 2009). Elle a notamment commenté cette phrase

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de sens d’interprétabilité 102. » En somme, ce qui est intense coupe court à toutdiscours et refuse le récit : à la différence de la fleur japonaise de Proust qui sedéploie dans l’eau, celle de Barthes reste en bouton. La notation est la forme frag-mentée qui permet de saisir l’intensité. Le haïku valorise un type de littératuredépourvu de toute tentative d’imposer un sens, au profit de la simple mise encontact avec la réalité, ce qui rappelle « l’effraction du réel » commentée plus haut.Barthes associe le haïku (c’est ça) à la photographie (ça a été) ; dans les deux cas« quelque chose a fait tilt, a provoqué en moi un petit ébranlement 103 ». Dans Lachambre claire, il définit un champ aveugle agissant à l’intérieur de l’œuvre – lepunctum –, un lieu « qui n’est plus de forme, mais d’intensité », et qui serait « leTemps, […] l’emphase déchirante du noème (« ça-a-été »), sa représentationpure 104 ». Florian Pennanech remarque que la sensibilité accrue de Barthes à l’œuvrede Nietzsche a joué un rôle dans le développement du thème de l’intensité. Les« pics » d’intensité du texte font émerger les moments où s’exprime la subjecti-vité de l’auteur, c’est-à-dire son rapport au sensible tel qu’il est vécu par le corps.Barthes oppose au « message » le « différentiel d’intensités » des textes.

Après avoir constaté l’énergie sensible des images fixes de la « Chambreclaire », on s’interrogera sur celle des images en mouvement. Julien Milly 105 engageson étude de l’image des films de David Lynch en s’appuyant sur une remarquede Maurice Blanchot : l’intensité « semble restaurer une sorte d’intériorité cor-porelle – la vibrance vivante 106 ». L’intensité du film de David Lynch, LostHighway, tient, d’une part, à la thématique du double et d’autre part à une scé-nographie qui rend l’espace insaisissable, en train de se déliter, « délites-cent » – l’obscurité semble désigner un lieu de perdition où le personnage sedécompose. L’image se brise tandis que le sujet succombe à son égarement.L’utilisation de la vidéo permet de déplacer et de dramatiser la représentation dumeurtre qui n’est pas montré mais qui se joue sur « l’autre scène » – le passageà l’acte d’une extrême violence. La puissance de l’image peut donc être comprise

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101. de Barthes : « Le Neutre — mon Neutre — peut renvoyer à des états intenses, forts, inouïs. “Déjouer leparadigme” est une activité ardente, brûlante. » R. Barthes, Le Neutre, Cours au Collège de France (1977-1978), Le Seuil/IMEC, 2002, p. 32.

102. R. Barthes, La Préparation du Roman, Notes de cours et de séminaires au Collège France, 1978-1979 et1979-1980, Le Seuil/IMEC, « Traces écrites », 2003, p. 117.

103. R. Barthes, La Chambre Claire, Note sur la photographie, Éd. de l’Étoile/ Gallimard, « Cahiers du cinéma »,1980, p. 142.

104. R. Barthes, La Chambre claire, op. cit., p. 148.105. J. Milly : « L’obscure intensité : l’image délitescente (David Lynch) », infra.106. M. Blanchot, L’Écriture du désastre, Gallimard, 1980, p. 93-94.

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comme le champ aveugle agissant à l’intérieur de l’œuvre, le punctum de Barthes.Georges Didi-Huberman, lui, définit l’intensité comme « le retour du refoulé dansla sphère du visuel, et plus généralement encore dans la sphère de l’esthétique 107 ».

Rythme, musique, danse, élasticité du vivant

Après l’intensité des images fixes et mobiles, abordons l’intensité du rythmeen poésie, en musique et dans la danse. Les poèmes de Gerald Manley Hopkinss’écartent des règles métriques de la poésie anglaise traditionnelle (essentiellementiambique) par une saturation de syllabes accentuées, préférant le fonds saxon auxmots issus du latin, ce que Hopkins appelle sprung rhythm (rythme abrupt oubondissant 108). Ce travail du rythme est accompagné par une « sur-lexicalisa-tion », l’invention de mots composés par exemple. Hypertension prosodique ettumescence lexicale produisent un effet d’intensité correspondant à l’énergie(divine selon le poète) à l’œuvre dans la nature (« la Nature est un feud’Héraclite »). Il s’agirait pour lui d’appréhender l’essence unique du réel ; maison peut aussi interpréter les jeux multiformes entre signifiants comme la pro-duction d’un monde différent de la création divine. Ce que révèle le travail durythme serait alors la durée subjective que Bergson rapproche du « fondu » desnotes dans une mélodie. Selon Orwell, cependant, cette recherche de l’intensitépeut parfois tomber dans un certain maniérisme : « too much », c’est une limitede l’intensité.

Louis-René des Forêts, lui, s’est enthousiasmé pour le « rythme bondissant »de Hopkins qui rend la poésie plus intense. Pour lui l’essentiel est l’effet produitpar le rythme, alors qu’Edgar Poe associait intensité et brièveté de la forme : « ilest inutile de dire qu’un poème n’est un poème qu’en tant qu’il élève l’âme etlui procure une excitation intense : par une nécessité psychique, toutes les exci-tations intenses sont de courte durée 109 ». Poe pose ainsi par hypothèse qu’unpoème long ne peut être qu’une rhapsodie de poèmes courts, à moins que lespoèmes ne soient enveloppés dans des proses comme Paradise Lost de Milton. Ilexiste pourtant des « poèmes longs » dans la littérature française du XXe siècle,La Prose du transsibérien de Cendrars, Vents de Saint-John Perse, Dans le leurredu seuil d’Yves Bonnefoy par exemple. Patrick Née analyse Les Mégères de la mer

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107. G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, Ce qui nous regarde, Minuit, 1992, p. 182.108. A. McKeown : « Temps et intensité chez Gerald Manley Hopkins », infra.109. E. Poe, « Méthode de composition », La Genèse d’un poème, trad. C. Baudelaire, dans Les Poèmes d’Edgar

Poe, traduction de Stéphane Mallarmé, Gallimard, « Poésie », 1982, p. 167.

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de Louis-René des Forêts, poème de 289 vers dont l’intensité correspond à undrame intrapsychique : l’expérience pleine d’effroi d’une sexualité entravée quifut celle de l’adolescent 110. Les effets d’intertextualité (Shakespeare, Rimbaud,Joyce), la force onirique des images contribuent à la puissance de ce poème, mul-tipliée par le « rythme bondissant », souligné par des consonnes accentuées, sibien que le lecteur devient l’auditeur de cette voix incantatoire. Ce poème cor-respond à un projet cathartique vital du sujet qui tente de ressaisir son parcoursà travers un texte qui touche le lecteur. Si Poe prétendait substituer à l’ancienenthousiasme décrit par Platon un calcul stratégique quant à la réception,Bonnefoy rétablit la « chaîne » poétique, non la chaîne magnétique du Ion entrele poète et le dieu 111, mais la circulation d’intensité entre un auteur, un texte etun lecteur avec, aux deux extrémités de la chaîne, une expérience intense du réel(reflet d’un nuage, souffrance psychique, colère, émotion esthétique) :

Les mots sont bien là, pour lui [le lecteur], il en perçoit les frémissements, qui l’incitent àd’autres mots, dans les labyrinthes du signifiant, mais il sait un signifié parmi eux, dépendantd’aucun et de tous, qui est l’intensité comme telle. Le lecteur de la poésie n’analyse pas, il faitserment à l’auteur, son proche, de demeurer dans l’intense. Aussi bien il ferme vite le livre,impatient d’aller vivre cette promesse. Il a retrouvé un espoir 112.

Pour François Bon, Hopkins, Des Forêts, le rythme de la profération est essen-tiel. Emmanuel Lascoux écrit que l’intensité « s’entend » dans un type d’espacepropre au temps musical : tout y bat, la « hauteur » autant que la « longueur 113 ».Il cherche à identifier différentes intensités dans le battement du premier« moment » viennois (Mozart-Beethoven-Schubert) qu’il définit comme « un pointintense d’unité 114 », dont il décline les variations selon chaque compositeur. BilianaVassileva-Fouilhoux explore le domaine contemporain au cours de son analysedu Tanztheater de Pina Bausch 115. La dépense d’énergie produit une sensationde tonicité et de force au danseur. Le chorégraphe et philosophe Rudolf Labana élaboré une nouvelle théorie de la danse au XXe siècle où il oppose l’intensitéde la dépense kinésique en danse à la fatigue du corps socialisé. Cette corporéité« vivante et extatique » s’inscrit dans le mouvement expressionniste dont PinaBausch s’est nourrie, puis elle s’en est éloignée en insistant sur l’improvisation

AVANT-PROPOS, L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS 37

110. P. Née : « L’intensité faite poème long au XXe siècle : Les Mégères de la mer de Louis-René des Forêts », infra.111. Platon, Ion, 533d-534b.112. Y. Bonnefoy, « La présence de l’image », Entretiens sur la poésie, Mercure de France, 1990, p. 188.113. E. Lascoux, « Intensité contre intention », infra.114. F. Worms, La Philosophie en France au XXe siècle. Moments, 2009, p. 341.115. B. Vassileva-Fouilhoux « L’intensité dans le Tanztheater de Pina Bausch : formes et forces », infra.

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Page 32: L’INTENSITÉ: FORCES, FORMES, VARIATIONS Colette CAMELIN

du danseur à partir de ses émotions, de ses désirs et des fantasmes infantiles.L’intensité tient à ce travail d’improvisation et à la vertigineuse chorégraphie enspirale. Pour prolonger la réflexion sur l’intensité du corps vivant, nous avonsplacé le texte de Patrizia d’Alessio qui montre comment des « pratiques non-standardisées » (comme l’improvisation) nous révèlent nos propres ressources,celles de nos cellules mêmes 116.

Pour conclure sur l’intensité de nos expériences humaines, que les arts nousdonnent à entendre, à voir, à imaginer, je laisse la parole à Edgar Morin en échoau cri du consul d’Under the Volcano :

Nous ressentons plus intensément la vie que les autres vivants, dans nos sentiments émotions,douleurs, jouissances. Nous atteignons des paroxysmes d’hyper-vie dans nos ivresses, exaltations,extases. […] Nous sommes sans cesse à la merci d’une hubris, d’une démesure dans le vivre.Homo ne cherche pas seulement à consommer pour vivre. Il tend aussi à se consumer dans levivre, et c’est parce qu’il est hyper-vivant qu’homo sapiens est en même temps homo demens 117.

38 Colette CAMELIN

116. Voir supra, « intensité et science ».117. E. Morin, La Vie de la Vie, Le Seuil, 1980, p. 421.

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