colette la seconde

258

Upload: karen-bright

Post on 05-Sep-2015

40 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Colette

TRANSCRIPT

  • COLETTE

    LA SECONDE

    (1929)

  • Table des matires

    A propos de cette ditionlectronique du groupe Ebooks libres

    et gratuits

  • I Le facteur na rien apport onze heures. Si Farou

    na pas crit hier soir avant de se coucher, cest quil y a eurptition de nuit.

    Vous croyez, Fanny ? Sr. Le Logis sans Femme nest pas dur mettre en

    scne, mais la petite Asselin nest pas du tout la femmequil faut pour jouer Suzanne.

    Elle est pourtant bien jolie, dit Jane. Fanny haussa les paules. Ma pauvre Jane, a lui sert quoi dtre jolie ? On na

    jamais eu besoin dune jolie femme pour jouer Suzanne.Ctait laffaire dune Cendrillon comme Dorilys. Vousnavez pas vu la pice la cration ?

    Non. Cest vrai, je suis bte Dix-neuf cent dix-neuf !

  • La pice na pas vieilli, dit Jane. Fanny tourna vers elle son il barr demi par un

    bandeau de cheveux noirs. Mais si, ma chre. Comme toutes les pices, mme

    celles de Farou. Il ny a que Farou qui ne vieillit pas. Tant mieux pour vous ! dit Jane. Et pour la petite Asselin en ce moment-ci, acheva

    Fanny. Elle rit bonnement et pela une pche ruisselante. Jane lui dsigna du menton le petit Farou, mais le petit

    Farou ramassait, en les pressant sous son doigt, desmiettes de sucre, les lchait et ne semblait pas avoirentendu.

    Vous comprenez, reprit Fanny Farou, Asselin a eu le

    rle de la pice pour la tourne parce que, tout de mme,la tourne comprend Deauville, les plages et les casinos.Ce nest pas rien, pour la tourne des casinos, davoircomme Asselin des autos, des amants, des robes, unepublicit paye, enfin tout ce qui empche une tournedt dtre une simple catastrophe Vous mecomprenez, Jane, plotte Jane ?

  • Je comprends. Elle tait ple et distraite, comme il lui arrivait quatre

    jours sur sept. Elle sen excusa avec prcipitation : Jai mal dormi, figurez-vous Le petit Farou leva sur elle des yeux bleus quelle

    nattendait pas, et ce fut lui, machinalement, quellesadressa :

    Et puis, je crois quil y avait un rat dans la

    boiserie Et une persienne dtache, et une chouette dans le

    platane, sans compter le vent qui dit h sous la porte, etla fentre de la cuisine qui fait tiquetiquetic, continuaFanny. Hein, Jean ? Est-ce que jen ai oubli ?

    Elle rit et les entrana rire. Jane, ma chre, mettez-vous bien dans la tte que

    vous avez droit linsomnie comme la lthargie. Il faitchaud, on se laisse vivre, Farou transpire, jure et sacre, etcest Asselin qui prend !

    Jadmire commena Jane

  • Mais elle rencontra de nouveau les yeux bleus du petitFarou, dcolors par la grande lumire de midi, et ellesinterrompit.

    Petit Farou, passez-moi les groseilles, please. Il obit prcipitamment, et sa main rencontra celle de

    Jane, sous la corbeille en ruolz tress. Il replia ses doigtsavec une petite convulsion identique au sursaut du dgot,et rougit si follement que Fanny clata de rire.

    Il y a encore celui de quatre heures, reprit Jane au

    bout dun moment. Fanny, qui mordait mme sa pche, linterrogea

    dune bouche mouille : Celui quoi, de quatre heures ? Le courrier Ah ! dit Fanny en relevant dun doigt son bandeau

    de cheveux ; je ny pensais plus. Il napporte presquejamais rien de Paris, celui-l. Tu veux boire, petit Farou ?

    Oui. Merci. Merci qui ?

  • Merci, Mamie. Il rougit parce quil tait blond, et quil trouvait sa belle-

    mre un peu brutale. Puis il retomba dans une de cesrveries dadolescent pendant lesquelles son nomsauvage, Farou, lui seyait comme une hutte dcorce ou unpagne de paille. Il perdit toute expression, abaissa lessourcils, entrouvrit sa bouche pure, abrita sous sonimmobilit habituelle lavidit cache, la dlicatesse quunmot, quun rire martyrisaient, il avait seize ans.

    Lombre dune vranda permettait que lon tirt jusquau

    seuil du hall, chaque repas de midi, la grande tabledbarrasse de ses journaux et de quelque ouvragedaiguille. Le soir, quatre couverts, quand le Grand Farourejoignait les siens, se serraient sur le guridon de fercaill qui ne quittait pas la terrasse.

    Jai trop mang, soupira Fanny Farou en se levant la

    premire. Pour changer, dit Jane. Ce fromage la crme, ah ! mes enfants ! Elle gagna paresseusement le large divan et sy

    tendit. Couche, elle devenait trs jolie. Blanche de peau,les cheveux noirs, longs, les yeux et la bouche doux etbombs, elle ntait fire que de son nez, bref, argent, aux

  • narines arrondies. Fanny Farou, vous engraissez menaa Jane, debout

    prs delle. Elles changrent un regard plein de scurit

    malicieuse. Lune se savait belle, tendue et montrantrenverss son nez charmant, son menton douillet de femmeviolente et trop bonne. Lautre dressait un beau corpsprserv de lemptement, une tte couronne de cheveuxblonds, si lon peut nommer blonde la couleur dune cendrefine, peine dore sur la nuque, argente sur les tempes.Prise dune sincre et physique sollicitude, Jane sepencha, ptrit sous la nuque de Fanny un coussin de toile,voila de tulle raide les longs bras paresseux et les chevillesnues :

    L ! Et ne bougez pas, les mouches passeraient sous

    le tulle Dormez, Fanny, paresseuse, incorrigible,gourmande, mais pas plus dune demi-heure !

    Quest-ce que vous allez faire, vous, Jane, par cette

    chaleur ? O est Jean ? Il ne devrait pas, tant que lesoleil est si haut Je dirai son pre

    Mate par le sommeil brusque des gourmandes, Fanny

    murmura, puis se tut. Jane contempla un instant le visagedtendu, sa forme et son coloris mridionaux, et sen alla.

  • Au rythme de son cur agit, Fanny enfanta un rve,banal et inintelligible. Elle voyait le hall, la terrasse, la vallesans eau, les htes familiers de la villa ; mais un orageviolac, suspendu, pntrait danxit btes et gens, et lepaysage lui-mme. Une Jane de songe se tenait deboutsous la vranda, interrogeait lalle vide en bas de laterrasse, et pleurait. Fanny sveilla en sursaut et sassit,comprimant deux mains son estomac lourd. Devant elle,sous la vranda, se tenait une Jane bien relle, immobile etdsuvre, et Fanny, rassure, voulut lappeler ; maisJane, penchant la tte, sappuya du front la vitre, et cefaible mouvement dtacha de ses cils une larme qui roulale long de sa joue, scintilla sur le bord duvet de la lvre,descendit jusquau corsage o deux doigts la cueillirentdlicatement et lcrasrent comme une miette de pain.Fanny se recoucha, ferma les yeux et se rendormit.

    Mamie ! Le courrier ! Comment ! il est quatre heures ? Depuis quand est-

    ce que je dors ? Et pourquoi, Jane O est Jane ? Ici, sur lchelle, rpondit la voix, haute et voile, que

    Farou-le-grand nommait la voix dange. Trouble par son sommeil et son rve, Fanny cherchait

    Jane dans les airs, comme elle et cherch un oiseau, etJean Farou, exceptionnellement, clata de rire.

  • Quest-ce que tu as rire, petit serin ? Figure-toiquau moment o tu mas rveille, je rvais que

    Mais elle prit conscience enfin quune grande lettre

    blanche dansait devant elle au bout du bras de Jean, et ellesen saisit vivement.

    File, messager ! Et puis, non, reste, mon petit Jean ;

    cest une lettre de notre Farou tous, mes enfants Elle lisait dun il, lautre band par son ruban de

    cheveux noirs. Sa robe blanche, remonte, lui bridait lesseins, et elle abandonnait aux regards cette beautvaguement dsordonne et sans venin qui lui donnait un airun peu crole, un peu, disait Farou, George Sand . Elleleva la main pour demander lattention.

    Daprs les rptitions dhier et davant-hier, lut-elle,

    jai toutes raisons de penser que la troupe de tournesera excellente, et Le Logis sans Femme mieux jou qula cration. La petite Asselin Hep, Jane ! La petiteAsselin tonne tout le monde, et mme moi. Noustravaillons comme un amour. Nous avons mis fin nosscnes, crises de nerfs, pmoisons et autres fariboles, etce nest pas trop tt. Ah ! ma pauvre Fanny, si les femmessavaient ce quun homme peut les trouver embtantesquand il na envie dtre la cause ni de leurs larmes, ni deleur flicit !

  • Fanny releva du doigt sa mche de cheveux, fit une

    moue de scandale comique : Dites donc, dites donc, Jane (Jean, va-ten), a ma

    tout lair que ce pauvre Farou sest, si jose dire, dvou ? a men a tout lair, rpta Jane. Elle sassit sur le divan ct de son amie, et dune

    main douce lui peigna les cheveux, rectifiant la raie fine etbleutre qui les partageait au-dessus du sourcil gauche.

    Comme vous voil faite Et votre jupe toute visse

    de plis Jen ai assez de cette robe ; demain, je rapportede la ville un beau coupon jaune, ou bleu ple, et pour leretour de Farou, samedi, vous avez une robe neuve.

    Oui ? dit Fanny indiffrente. Cest bien utile ? Elles se regardrent, les yeux noirs bombs, cills dru,

    interrogeant les yeux gris de lamie blonde. Jane secoua latte :

    Ah ! je vous admire, Fanny Vous tes vraiment

    extraordinaire. Moi ? a se saurait.

  • Oui, extraordinaire. Vous admettez sans haut-le-corps, sans dpit, et mme sans aucun snobisme, queFarou se soit dvou.

    Faut bien, dit Fanny. Si je ne ladmettais pas, quest-

    ce qui arriverait ? Exactement la mme chose. Oui oui Mais tout de mme, javoue oui,

    javoue Qu ma place vous ne vous sentiriez pas la noce ? Ce nest pas ce que je voulais dire, dit Jane, vasive. Elle se leva, marcha jusqu la terrasse pour sassurer

    que le petit Farou, apte se dissoudre comme un floconsur une vitre chaude, ne les coutait pas :

    Simplement, Fanny, je pense quun homme qui serait

    moi, qui aurait fait de moi sa femme Apprendre quecet homme, en ce moment-ci, sapplique nimporte quellegrue de thtre, et en conclure philosophiquement qu ilsest dvou que cest le mtier qui veut a , ehbien ! non, non Je vous admire, mais je ne le pourraisjamais !

    Parfait, Jane. Heureusement quon ne vous demande

    pas de le pouvoir !

  • Jane se jeta vers Fanny et se blottit ses pieds. Fanny, vous ne men voulez pas, au moins ? Jai des

    jours o je ne vaux rien, je suis maladroite, je suismauvaise, malheureuse. Vous me connaissez bien,Fanny

    Elle frottait contre la robe blanche ses joues et ses trs

    petites oreilles arrondies, et cherchait du front la main deson amie.

    Vous avez de si beaux cheveux, ma petite Jane,

    murmura Fanny. Jane rit dun rire manir : Vous me dites a comme si cela pouvait me servir

    dexcuse ! Dans une certaine mesure, Jane, dans une certaine

    mesure. Je ne peux pas en vouloir une Jane qui a descheveux tellement beaux. Je ne peux pas gronder Jeanquand il a les yeux trs bleus. Vous, vous tes couverte, lescheveux, le teint, les yeux, dune cendre dargent, fine,dune poudre de lune, dune

    Jane releva vers elle une figure irrite, pleine de pleurs

    soudains, et cria :

  • Je nai rien de beau ! Je ne vaux rien ! Je mritequon me dteste et quon me tonde, et quon me batte !

    Elle laissa retomber sa tte sur les genoux de Fanny et

    sanglota brutalement, tandis que les premiers clats dunorage roulaient bas et doucement, rejets de cime en cimepar les chos des petites montagnes.

    Cest sa crise, songeait Fanny, patiente. Cest le

    temps orageux. Jane, dj, se calmait, haussait les paules pour se

    moquer delle-mme, et se mouchait avec discrtion. Pourtant, remarqua Fanny, elle a dit grue de

    thtre , et sappliquer . Jamais je ne lai entendueemployer un mot dargot, ni un terme cru. Dans sa bouche,un cart de langage quivaut un geste de violence. Ungeste de violence par ce temps-l ! Cest extravagant.

    Quest-ce quon fait avant le dner ? Jane, qui gardait son attitude de suppliante aux pieds

    de Fanny, releva le front : Vous ne voulez pas aller la ville, prendre le th chez

    le boulanger ? On reviendrait pied Oh ! mima Fanny, effraye.

  • Non ? Vous engraissez, Fanny. Jengraisse toujours quand il fait chaud et que jai plus

    de dix mille francs en caisse. Vous connaissez assez lordre et la marche pour savoir que je ne manquejamais doccasions de maigrir.

    Oui Voulez-vous que je vous lave les cheveux ?

    Non, vous ne voulez pas. Voulez-vous que nous pressionsles groseilles et les cassis qui restent du djeuner ? Unepoigne de sucre, un peu de kirsch, on verse le jus sur legteau de Savoie davant-hier qui gonfle, on sert, part, unpetit pot de crme frache, et on a, pour ce soir, unentremets tout neuf, qui ne cote rien.

    a fait pension de famille, dit Fanny avec

    rpugnance. Je naime pas les entremets rajeunis. votre aise, chre Fanny ! Que Dieu continue vous

    garder des pensions de famille o jappris, en effet,lutilisation de bien des choses

    La douceur du reproche parut lasser Fanny, qui,

    prenant appui sur les paules de Jane, se leva. Aprs tout, scria-t-elle, crme frache, jus de

    groseille Oui, a me va ! une condition, Jane

  • Je me mfie Cest que vous vous occuperez seule de ce bijou

    culinaire. Moi, jcris un mot Farou, je monte marroserdeau frache, et

    Et ? Et cest tout. Cest norme ! Debout, elle semblait moins grande que couche. Il lui

    manquait une sorte de coquetterie dfensive, et elle roulaitses belles hanches avec une confiance un peupopulacire.

    Jane la suivait du regard. Fanny, quand vous dciderez-vous porter une

    ceinture ? Affaire de temprature, ma chre ? cinq au-dessus

    de zro, je porte une ceinture. Consultez le thermomtre. Etempchez la crme frache de tourner pour ce soir. Jelaime tant

    Jane lavait rejointe et tirait lourlet de sa jupe, pinglait,

    dune main lgre, une mche des longs cheveux noirs. Allez, mchante Fanny ! Tout sera bien, ce soir. Je

  • tcherai mme de rappeler Jean pour le dner, en tapantsur une cuelle, comme dans les fermes quand on jette legrain aux poules. Quel mtier vous faites faire votreamie !

    Elle riait sans contrainte, et dj recueillait dans le

    creux de sa main des ptales fltris sur la nappe, soufflaitdes miettes, vidait un cendrier

    Mon amie ? Oui, elle est mon amie. Tout de

    mme, mon amie, cest beaucoup dire songeait Fanny,marche marche, dans lescalier. Qui ma jamaistmoign autant damiti ? Personne. Elle est donc monamie, une vraie amie. Cest curieux quen pense jenappelle pas Jane mon amie

    Elle rejeta ses vtements ds quelle fut seule dans la

    chambre deux lits. Les branches hautes des arbrestouchaient le balcon et grattaient, la nuit, les persiennesfermes. Le propritaire ngligent oubliait depuis deux anstout talage, et la grande baie ouverte dans le feuillage serefermait peu peu. Plant darbres, ondul, le lieurespirait la mlancolie des pays sans eau. Point de fleuve,la mer cent lieues, aucun lac ne doublait ltendue du ciel.

    La faade de la maison et sa terrasse, ensoleilles le

    matin, reprenaient deux heures leur vrai visage croisillde poutrelles, dauvent et de persiennes chocolat, que lacolline den face clairait, par rverbration, dune lumire

  • fausse qui imitait tristement le soleil. Fanny, accoude aubalcon, peine couverte dune chemise, contemplait unpaysage quelle avait cru, en le quittant lt pass, nejamais revoir.

    Farou la voulu, songeait-elle. Deux ts de suite

    dans le mme pays, nous navons pas souvent connu a.Du moment que Farou se plat ici

    Elle se retourna et mesura derrire elle la chambre,

    vaste comme une grange, agrandie par lombre despersiennes mi-fermes.

    Tout est trop grand ici. Avec deux domestiques,

    comment voulez-vous ? Sil ny avait pas Jane, ce serait fuir.

    Elle suivait de loreille le pas sans langueur qui

    parcourait le hall, au rez-de-chausse. Elle est patante. Par cette chaleur ! Et si gentille, en

    dehors de ses crises de susceptibilit. Un tout petit peutrop utile pour tre une amie Voil : un tout petit peu troputile

    Elle aperut dans une glace son image brune et

    nonchalante, les poings la taille, les cheveux croulants, etla gourmanda :

  • Quelle touche ! Et traiter Jane damie trop utile ! Moiqui ne sais mme pas taper les manuscrits de Farou lamachine !

    Elle se jeta dans leau frache comme si cet t une

    dmonstration dactivit mnagre, se coiffa, se vtit dunerobe dt bleue fleurs mauves, de lan pass, et sassitpour crire. Elle trouva une feuille de papier blanc, uneenveloppe jaune commerciale, sen contenta aisment, etcommena sa lettre Farou.

    Cher Grand Farou, Laissant une ou deux petites Asselin le soin dagiter

    ta vie, je peux rsumer en trois mots notre existence : riende nouveau. On tattend. Jane lactive mdite desnourritures de choix ; le Petit Farou a toujours sa mine delanguir prisonnier dans lge le plus inconfortable : enfin,la paresseuse Fanny

    Une petite chanson anglaise monta de la terrasse. Ah ! pensa Fanny, cest le jour o Jane regrette

    Davidson. Elle se fit honte davoir plaisant, puis se dlecta dans

    sa honte.

  • Quoi ! ce nest pas mchant, ce que jai pens. Lesjours o Jane se souvient de Davidson, elle chante enanglais. Les jours o cest Meyrowicz, elle appelle JeanFarou : Jean, venez que je vous apprenne une dansepopulaire polonaise ! Et quand cest Qumr, elleexhume des rminiscences hippiques, une vieilletendresse mlancolique pour certaine jument bretonne,rouanne, trs enselle

    Elle poudra encore une fois son visage, regarda, sur la

    colline la plus proche, monter lombre dune autre colline. Cest triste, cet endroit. Quest-ce que Farou y trouve

    de beau ? Revenir deux ts de suite dans le mme pays,je nai jamais vu a en douze ans de mariage. Je nemtais pas encore aperue que ctait triste, ici. Ltprochain

    Mais elle perdit courage devant un avenir de douze

    mois. Il faut dabord savoir si la pice sera finie, et si Farou

    pourra profiter de son second tour au Vaudeville. Mais sion reprend Atalante au Franais, en octobre Oh ! etpuis, ny pensons pas : cest la sagesse.

    Elle nen avait pas appris dautre. Le plus press, cest que Farou revienne ici travailler

  • son troisime acte. Nous sommes tous si btes, quand ilnest pas l

    Un souffle muet souleva les branches qui touchaient le

    balcon et montra lenvers blanc des feuilles du tilleul. Fannyacheva sa lettre et vint saccouder au balcon, les cheveuxlches, lpaule dcouverte. Au-dessous delle, Jane, sesbras croiss sur le mur bas de la terrasse, se penchaitaussi sur le paysage comtois o manquaient une rivire, untang, le rire de leau, les reflets renverss, la brume,lodeur dun rive spongieuse et fleurie. Den haut, Fannyjeta un cri modul qui descendit vers la tte ronde, auxcheveux courts et bien coiffs, couleur de cendre, veinsdor, et Jane renversa la nuque sans se retourner, commefont les chats.

    Vous avez redormi, je parie ? Non, dit Fanny, mme pas. Ce pays me dgote

    figurez-vous. Jane sagita, sappuya des reins au mur de brique. Non ? Ce nest pas vrai ? Depuis quand ? Lavez-

    vous dit Farou ? Est-ce que vous ne pouviez pas Mon Dieu, Jane, pas tant de bruit ! Est-ce que je ne

    peux pas exprimer une opinion aussi simple sans que voustourniez sur vous-mme avec des mots incohrents avant

  • de vous jeter la tte contre les murs ? Elle riait, penche, et secouait un drapeau de cheveux

    noirs, rejet sur son paule. Mes longs cheveux descendent jusquau bas de la

    tour , chanta Jean Farou, qui montait vers la terrasse parle raidillon.

    En voil un, cria Fanny, qui chante dj aussi faux que

    son pre ! Mais il na pas la voix du Grand Farou, dit Jane. Jean,

    essayez un peu de dire comme le Grand Farou quand ilrentre : Ah ! toutes ces femmes ! Jen ai des femmesdans ma maison !

    Jean passa devant elle sans rpondre, disparut dans le

    hall, et Jane hocha la tte vers le balcon du premier tage : Ma chre, il ma fait un il ! Monsieur nentend pas la

    plaisanterie ! On nentend pas la plaisanterie son ge, dit Fanny,

    pensive. Nous passons notre temps corcher vif cetenfant, sans le vouloir.

    Elle entendit un pas dans lescalier, appela :

  • Jean ! Le garon ouvrit la porte de la chambre, resta sur le

    seuil : Mamie ? Il portait, sans dchoir, des vtements dt presque

    misrables, une chemise de tennis lime, un pantalon detoile blanche verdi aux genoux, trop court, un ceinturon etdes espadrilles quet ddaigns le fils du gardien. Ilattendait que Fanny parlt, et entrouvrait la bouche pourrespirer, offrant patiemment sa belle-mre le visage hl,pur, mobile et impntrable dun enfant de seize ans.

    Te voil fait ! Do arrives-tu ? Il tourna la tte vers la fentre pour indiquer vaguement

    quil venait de la campagne, de toute la campagne, duviolet de lombre, du vert des prs Ses yeux bleusluisaient dune vie animale presque dsordonne, mais nelivraient que leur azur, que leur clat.

    Jane reprit, en bas, sa petite chanson anglaise et Jean

    Farou, fermant brusquement la porte sur lui, regagna sachambre.

    Quel braque ! songea Fanny. Le voil amoureux de

    Jane. Ce serait trs bien comme a, si elle tait un peu

  • plus gentille avec lui. Le dner les rassembla tous les trois sur la terrasse. En

    labsence de Farou, Fanny et Jane brillaient dune petitegaiet vacillante, et Jean Farou, que son pre ft absent ouprsent, gardait un mutisme intolrant rarement rompu.

    Cest curieux, dit Fanny en levant la tte vers le ciel

    blanc, comme la fin du jour est ingrate, ici. Le soleil secouche pour dautres, l-bas, derrire

    Les montagnes ont un visage monotone, dit Jane. Maeterlinck, grommela Jean Farou. Les deux femmes clatrent de rire, et le petit Farou les

    insulta du regard. Jen ai assez de votre gaiet damputes ! cria-t-il en

    quittant la table. Fanny haussa les paules et le suivit des yeux. Il devient impossible, dit Jane. Comment permettez-

    vous, Fanny Fanny leva sa main blanche, avec douceur : Chut ! Jane Vous ny connaissez rien.

  • Vous tes dune telle bont Elle hochait la tte et ses doux cheveux remuaient sur

    son front et sur ses oreilles trs petites, presque rondes.Quand elle voulait convaincre Fanny, elle ouvrait grandsses yeux gris tavels dun peu dor, et soulevait sa lvresuprieure pour montrer quatre petites dents courtes etblanches. Mais Fanny naccorda pas dattention cequelle nommait la figure filiale de Jane. Elle fumaitsans plaisir, et elle teignit sa cigarette en lcrasant dupouce, avec une animosit cache.

    Non, Jane, ne me dites pas tout le temps que je suis

    bonne. Mais laissez-moi vous rpter que vous necomprenez rien cet enfant.

    Et vous ? demanda Jane. Moi non plus, cest probable. Tout ce que je sais,

    cest que nous rendons souvent le petit Farou malheureux.Vous, surtout. Car il est amoureux de vous, naturellement.Et vous le traitez quelquefois avec une ngligence un peudure.

    Il prend bien son temps, vraiment ! Mon Dieu, Jane, comme vous vous scandalisez

    facilement ! Vous tes jolie et mon beau-fils a seize ans. Je

  • sais parfaitement que Jean nosera jamais, ne souhaiterapeut-tre jamais vous faire une dclaration

    Il fera aussi bien. Jane se leva, saccouda au mur bas de la terrasse. a y est, pensa Fanny. Elle ma rpondu sec comme

    trique, et elle va me parler de lducation quon donne auxadolescents en Angleterre. Cest le jour de Davidson,dcidment.

    Mais Jane, en se retournant, fit voir le riant visage dune

    enfant denviron trente ans, et scria : Vous ne croyez pas, Fanny, que cest agaant de ne

    pas trouver, autour de soi, depuis des semaines, un seulobjet trs froid, ou mme frais au toucher ? Les murs sontchauds aprs minuit, largenterie tide, et le dallageCest fatigant

    La faute qui ? Ce sacr Farou Il veut finir la pice

    ici Il fallait vous dfendre, Fanny, nous dfendre, nous

    tous ! Jusquau valet de chambre qui meurt de langueur Elle frona ses sourcils cendrs, renforcs dun trait

    dli au crayon, et regarda svrement la campagne qui

  • sendormait sous le soir sec. Mais vous dites oui, et encore oui Si encore a

    vous servait quelque chose, votre ouimonchrisme desclave Les femmes, vraiment

    Kss ! Kss ! siffla Fanny. Jane se tut, rougit sa manire, c'est--dire que son

    teint bis devint plus fonc. Je me mle de ce qui ne me regarde pas, je sais

    bien Oh ! quest-ce que a fait ! Fanny savisa, aprs coup, quune absolution aussi

    ambigu pouvait blesser Jane, et elle ajouta : Jane, ne soyez pas si moqueuse avec le petit Farou.

    Il a seize ans. Cest dur pour un jeune garon. Je les ai eus, moi. Et personne navait piti de moi. Mais vous tiez une fille. Cest entirement diffrent.

    Et dailleurs, dit Fanny en rponse un regard pathtique,vous avez fini par jeter, de dsespoir, cet ge-l ou unpeu plus, une rose un passant, par-dessus le mur

  • Cest vrai, cest vrai, approuva Jane, mue soudain.Vous avez raison comme toujours, Fanny Je vous disque je suis mauvaise, mchante, illogique

    Elle serrait contre elle les paules de Fanny, appuyait

    sa joue sur les cheveux noirs mollement nous, rptant : Je suis mauvaise, mauvaise Mais pourquoi ? demanda Fanny, qui sembarrassait

    rarement dun mensonge poli. Jane renversa vers le ciel rose un visage naf, montra

    ses quatre petites dents : Est-ce que je sais ! La vie ne ma pas gte De

    vieilles rancunes qui avancent leur vilain museau Trschre, trs chre Fanny, gardez-moi Ne dites pas Farou que jai t si, si impossible en son absence

    Elles demeurrent, jusqu lheure des lampes, paule

    paule, parlant peu, dsignant du doigt une chauve-souris, un astre, coutant le vague vent frais dans lesarbres, imaginant le couchant rougeoyant quelles nevoyaient jamais, moins de gravir la colline den face. Surla premire terrasse, en bas, des graviers criaient.

    Docile, Jane appela :

  • Hello, Jean Farou ! Oui, rpondit une jeune voix rauque. Un tour de phono ? Une russite ? Bon Oui Comme vous voudrez, dit la voix

    boudeuse. Mais il accourut si vite que Fanny tressaillit de le voir

    tout prs delles, blanc sauf le visage et les bras, et clairdu halo tragique qui nimbe ladolescence.

    Jane le prit fraternellement sous le coude et lemmena

    vers la table de jeu dont le drap vert, perc par les mites,sentait le moisi et le vieux cigare.

    Hello, boy ! Dcidment, pensa Fanny satisfaite, cest le jour de

    Davidson.

  • II

    Vous entendez ? Jentends. Cest toujours sa scne des lettres voles ? Je pense. Hier matin, il me donne quinze pages

    taper. Cinq minutes aprs, il me les reprend, dunemanire mais dune manire !

    Je sais, dit Fanny en riant. Comme si vous lui aviez

    t los quil rongeait. Quest-ce que vous voulez. ! ilnaccouche que dans les clairs et le tonnerre. Commenttrouvez-vous les deux premiers actes ?

    Sublimes, dit Jane. Oui, dit Fanny, songeuse. Cest inquitant. Un murmure de messe, de foule en prire, dmeute en

    son dbut, sexhalait de la maison. Quand il se taisait, onpouvait entendre les graves rpons donns du haut de lairpar les dernires abeilles au travail sur les cimes des

  • par les dernires abeilles au travail sur les cimes destilleuls et sur les lierres. Un cri rpeux de fauve interrompitloffice indistinct qui se clbrait derrire les persiennesentrouvertes ; mais les deux femmes ne tressaillirent point,ni Jean Farou rpandu sur la chaise longue dosier, un livreentre ses mains oisives.

    Cest toujours le mme bout de scne, Branc-Ursine

    pinc en train de forcer le tiroir, dit Fanny. Quand ils serontdeux Farou crire et ronronner des pices, o est-cequon se rfugiera ?

    Les yeux bleus de Jean, dvoils, resplendirent. Je ncrirai jamais de pices, Mamie, jamais. Cest plus vite fait dy renoncer que dessayer, repartit

    Jane. Ce nest pas toujours le plus facile que de renoncer,

    dit Jean. Il rougit davoir os rpondre, et Fanny vit battre, sous

    loreille du jeune garon, le long du cou nu, un sang plusrapide.

    Allons, Jane ! ne tourmentez plus votre petit

    camarade ! Jaime le taquiner, cest vrai, dit Jane de bonne

  • Jaime le taquiner, cest vrai, dit Jane de bonnehumeur. a lui va si bien. Je ne sais plus quel jour, il taitcharmant, avec une larme entre les cils

    Elle le menaait gaiement, dune main o brillait le d

    dargent. Fanny releva son front au bandeau noir soyeux : Comment ! lui aussi ? Lui aussi ? rpta Jane. Expliquez, chre Fanny,

    expliquez ! Elle riait, cousait, jetait de toutes parts un heureux

    regard gris, piquet dambre ; une mdaille de soleilcouchant bougeait sur ses cheveux nus, et elle semblaitporter avec joie ce soir dt ingrat, qui sentait le granitchauff.

    Lautre jour, dit Fanny Attendez, ctait un jour de

    lettre de Farou, et nous ne savions pas lui non plus quilpourrait revenir si vite

    Mercredi, dit Jean sans lever les yeux. Peut-tre Javais dormi aprs le djeuner et, en

    mveillant, je vous ai vue, debout sous la vranda o noussommes Il y avait une larme pendue vos cils, elle estdescendue le long de votre joue, et vous lavez cueilliecomme a, entre deux doigts, comme une petite fraise,comme un grain de riz

  • comme un grain de riz Jane, en lcoutant, passait du sourire la gaminerie

    boudeuse, puis au reproche clin. Elle dsigna, de sonpetit menton fendu, Jean Farou.

    Fanny, Fanny, respectez mes petits secrets, mes

    mouvements dhumeur, devant un auditeur aussi, aussi Elle se tut brusquement et sur son visage se peignit une

    sorte de stupeur. Fanny, en tournant la tte, vit son beau-fils debout, la

    bouche ouverte comme pour un cri. Il leva les deux bras enlair et senfuit, dvalant lescalier de la terrasse.

    Quest-ce que Quest-ce quil a ? Je ne sais pas, dit Jane. Il a lev les bras, vous avez

    bien vu ? et il sest sauv. Il ma fait peur Il ny a vraiment pas de quoi, dit Jane. Elle dcoiffa son doigt de fine couseuse, enleva

    soigneusement, de sa robe, les brins de fil. Il est comme on est son ge, continua-t-elle. Un

    romantisme exaspr. a lui passera.

  • Vous croyez ? Fanny repliait machinalement un l de toile crue, un

    napperon quelle illustrait de fleurs rouges grands pointsmalhabiles. Elle alla se pencher par-dessus le mur dappui,pour appeler :

    Jean, tu es l ! Une voix un peu moqueuse monta, imitant la sienne : Loup, y es-tu ? Stupide crature ! cria Fanny, tu auras de mes

    nouvelles ! Des manires de grand premier rle ! Va donc,eh, Bouffes-du-Nord ! Espce de

    Sans achever, elle se redressa, vira sur ses belles

    hanches, qui dataient, au dire du Grand Farou, dunepoque meilleure. Elle venait dentendre, plus proche, lavoix de son mari.

    a y est, il a fini, dit-elle rapidement Jane. Pour aujourdhui dit Jane, dubitative. Appuyes lune lpaule de lautre, elles regardrent

    venir Farou. Il marchait dun pas endormi, et mergeait

  • lentement de sa journe de travail, au cours de laquelle,marmonnant, mchonnant ou rugissant voix haute sontroisime acte, il avait enlev dune main inconsciente soncol, un veston de shantung, sa cravate, son gilet. Il portait six pieds du sol une tte grisonnante, une chevelureboucle qui se mlait, en retombant, ses sourcils etombrageait ses yeux jaunes. Grand, fatigu, robuste, peut-tre laid, sr de plaire, il marchait dhabitude comme silallait au combat ou lincendie, et, quand il traversait levillage pour acheter des cigarettes, les mres rappelaientleurs enfants contre leurs jupes.

    Il regardait les deux femmes sans les voir et broutait

    une rose. Il habitait encore le sombre et luxueux boudoir oBranc-Ursine, lavocat gnrai, descendrait jusqu forcerun secrtaire et drober les lettres qui perdront la belleMme Houcquart, sa matresse quil naime plus.

    Beau Farou ! cria tendrement Fanny. La voix de Jane, plus douce, imita par jeu : Beau Farou ! Et limitation fut si fidle que Fanny, surprise, lcouta

    comme un cho. Farou, atteint par la double voix, et par un chvrefeuille

    dEspagne, dont le parfum massif lui barrait le chemin,

  • sarrta, psalmodia sa petite chanson rituelle : Ah ! touts ces femmes ! Touts ces femmes ! Jen ai

    des femmes dans ma maison ! Il billa, parut sveiller et dcouvrir lunivers. Il remonta

    son pantalon de shantung qui tombait, se gratta la tte. Iltait sans dfiance ni coquetterie, heureux la plupart dutemps, et jeune quarante-huit ans comme les hommesqui nacceptent autour deux, dans lordinaire de leur vie,que la compagnie des femmes.

    Laquelle ma appel la premire ? scria le Grand

    Farou. Il nattendit point de rponse et se mit danser en

    chantant, dune belle voix fausse, un couplet improvis quiinjuriait, en termes simples et militaires, M. Branc-Ursine, labelle Mme Houcquart et leurs agissements. Mais il aperutsoudain son fils, qui montait les raides degrs de laterrasse sarrta et bouffonna, pour Fanny et Jane quiadmiraient :

    Acr ! Les flics ! Fini, Farou ? Fanny ne montrait quune calme inquitude. Farou, dun

    coup dpaule, avait dsembourb dj tant de troisimes

  • actes Il la regardait dun il sauvage et sansmchancet.

    Fini ? Tu en as de bonnes ! Mais, tout de mme, tu as avanc ? Avanc ? Oui, naturellement, jai avanc. Jai foutu en

    lair toute ma scne. Oh ! dit Fanny, comme sil avait cass un vase. Cest du bon travail, a, mon petit. Jane, tenez-vous

    prte taper la version dfinitive ! Il claqua des mains, alla et vint dun pas dogre. Ctait trs mauvais, jusqu aujourdhui. Mais

    aujourdhui Comment sest comport, aujourdhui, M. Branc-

    Ursine ? Cette magistrale fripouille a-t-elle mis les lettresen lieu sr ?

    Fanny, occupe peigner le Grand Farou, referma son

    petit peigne de bazar et se rangea de ct pour faire place la rponse.

    Jaimerais, dit nonchalamment Farou, que Jane

  • ajoutt, des connaissances dj varies et nombreuses,celle de la graphologie.

    Mais je peux apprendre ! scria Jane. Il y a des

    manuels Je connais un ouvrage excellent Pourquoi ? On ma assur que le graphologue attach aux signes

    de lcriture, aux barres de t, aux boucles dl, est incapablede lire dans le sens de comprendre les textes quon luiconfie.

    Jane rougit fougueusement. C'est une rprimande ? la blague. Mais dont je tiendrai compte. Lil jaune de Farou tincela : Ne faites pas votre figure de couturire en journes,

    a ne mimpressionne pas, Jane. Elle mordit sa lvre, retint deux larmes, et Fanny reprit

    Farou, en femme accoutume de tels carts : Farou ! Brute ! Tu nas pas honte ? Tout a, pour cette

    crapule de Branc-Ursine ! Dis-moi, Farou, il vole toujours

  • les lettres dans le meuble ? Et quest-ce quil ferait dautre ? Elle fit la grimace, frotta du doigt son nez charmant. Tu ne crains pas que a fasse un peu cinmaou un

    peu un peu mlo ? Un peu mlo ! Voyez-vous a ! Il la raillait sans douceur, de haut. Oui, insista Fanny. Je tassure. Il ouvrit ses grands bras : Quest-ce que tu ferais donc, toi, si, sachant quil y a

    dans le coffre-fort, un tiroir, un truc, quoi, des lettres dunhomme qui a t lamant de Mouchez-vous un bon coup,Jane, et venez nous donner votre avis Quest-ce que tuferais, Fanny ?

    Rien. Rien, dit la voix de Jane sur le mme ton. Ah ! mes pauvres petites ! Vous dites a, mais

  • Rien, dcida Jean Farou, revenu avec le soir etrassur par lombre.

    Puceron ! gronda Farou. Du moment que Jean est davis de ne rien faire

    Psychologue, viens ici, un peu Tu nas pas une bonnemine ces temps-ci

    La chaleur, Mamie. Le fait est Je connais quelquun, proclama le Grand

    Farou, qui va dormir sur le petit divan cette nuit ! Cestmoi !

    Non, cest moi, dit Fanny. Et moi sur la terrasse, renchrit Jane. Et moi, pas, dit Jean. Pourquoi, Jean ? Pleine lune, Mamie. Les chats et les garons courent

    la nuit. Dans lombre descendante, les cheveux, les yeux et les

    dents lumineux, il paraissait phosphorescent, et frmissaitcomme une source. Son pre le toisa, dun coup dil omanquaient la charit et lorgueil paternels.

  • ton ge commena Farou. javais dj tu et engendr un homme , cita le

    petit. Farou sourit, flatt. Eh ! eh ! Cest du joli, blma Jane. Ce nest quune citation, dit Farou, condescendant. Un grand regard dadolescent se posa sur Farou, grand

    regard vide ou charg de secrets, illisible. Le train du soir siffla, et peina tristement sur la voie qui

    ceignait la colline la plus proche, au-dessus du village djcouvert par lombre bleue. Une lune dun rouge teint quittalhorizon et monta dans le ciel.

    O allez-vous, Jane ? Grand inquisiteur, je descends jusqu la terrasse

    den bas, et je reviens, jai trop dn. Trois cuilleres de riz et une poigne de groseilles,

    dit Fanny.

  • Nempche. Fanny, vous ne descendez pas ? Remonter tout a ! dit Fanny, effraye. La robe blanche, la petite chanson anglaise

    sloignrent. Fanny, soulevant le bras pesant de son mari,le posa sur ses paules. Il se laissait faire, et ses doigtseffleuraient le sein de Fanny. Penchant la tte, elle baisa lamain, un peu velue comme les feuilles de sauge, le poignetplus blanc et plus doux, la veine verte. Dsarme etconfiante, la main consentait cette caresse presquetimide.

    Que tu es gentille, dit au-dessus de Fanny la voix

    rveuse de Farou. La bouche timide pressa plus fort le poignet, la main

    dhomme faits pour le mancheron, la houe, les armeslourdes, et qui ne maniaient quun stylographe. Appuy surlpaule de sa femme, Farou, debout et les yeux ouverts,semblait dormir.

    Peut-tre quil dort dj ? se demanda Fanny. Elle

    nosait pas rompre leur treinte damis. Elle respirait, sur lamain et le bras abandonns, une saine odeur de peautide, dalcool parfum. Elle ne se disait pas : Celui-ci,qui me laisse porter le poids de son bras, fut, est encoremon grand amour. Mais il ntait pas une ligne de la

  • paume, pas une ride en bracelet autour du poignet djvieilli, qui ne soulevassent en elle la mmoire amoureuse,la fivre de servir, la certitude dappartenir un homme etde navoir appartenu qu lui.

    Un bruit de chat entrouvrit les feuilles, un corps lger

    coula contre le tronc dun tilleul : Cest Jean, songeaFanny. Il surveille Jane en bas.

    Elle faillit rire et avertir Farou, puis se ravisa. Lombre

    des arbres, devant la lune, ramagea de bleu le gravier, et leciel devint en peu dinstants un ciel nocturne.

    En Bretagne, on aurait eu moins chaud, soupira

    Fanny demi-voix. Farou retira son bras et parut sapercevoir quil ntait

    pas seul. En Bretagne ? Pourquoi, en Bretagne ? On nest pas

    bien, ici ? Oh ! toi tu es le lzard des sables ! On travaille pas mal, ici Tu veux quon sen aille ? Oh ! non, pas prsent Je disais a pour lan

    prochain Nous ne revenons pas ici, lan prochain ?

  • Deux larges paules se soulevrent en signedignorance.

    Il y a des choses incommodes, ici On a trs chaud

    sans avoir assez de soleil Le petit est mal log dans sachambre, qui est rellement torride. On devrait le changerde place.

    Mais certainement. Tu es tonnant ! Cest quil ny a pas dautre

    chambre pour lui. Folie. Il y a toujours une autre chambre. Oui La chambre de lest. De quel est ? La chambre o habite Jane. Si Jane y habite, elle nest pas libre, en effet. Mais est-ce que Jane sera encore avec nous lan

    prochain ? Farou se tourna vers sa femme avec ingnuit. Je nen sais rien. Comment le saurais-je ? Pourquoi y

  • penser ? Ctait cause de Jean Quoi ? Il se plaint, maintenant ? Chut ! Farou a ne lui ressemblerait gure, de se

    plaindre. Surtout si cela devait gner Jane, tu penses ! Ah ! oui ? Fanny vit les sourcils de Farou se joindre au-dessus

    des yeux jaunes o jouait une tincelle de lune. Le ventroula quelques corolles ras de terre, et des feuillesgrilles.

    lextrmit oppose, dun saut lger, Jean Farou

    atterrit, quittant la matresse branche dun tilleul. Mes enfants, scria Farou, je ne sais pas si vous

    tes comme moi, mais je tombe de sommeil. a veut dire quil faut que tout le monde aille se

    coucher, dit Jean. Exactement. Et vous, Jane, regagnez votre chambre

    de lest. Jai une chambre de lest, moi ?

  • Elle secouait la tte, pour parpiller ses cheveux. Oui, Poudre-de-Lune ! Chambre de lest. Plus frache

    que les autres. Cest Fanny qui vient de me lapprendre. quel propos ? demanda involontairement Jane.

    Oh ! pardon ! Que je suis mal leve. Quelquefois, concda Farou. Donnez la patte. Bonne

    nuit, Jane. Petit, file devant. Oh ! papadix heures moins un quart ! Par ce

    temps-l ! Si ce nest pas dommage ! Un valet de chambre languissant tranait dans la villa,

    allumant et l llectricit pauvre et rougetre. Farou nefit que traverser le hall, billa en rugissant dans lescalier,secoua la main de son fils distraitement, et Jean Farou,derrire la porte ferme de sa chambre torride, commena pier tous les mouvements de Jane, rvls par lesplanchers geignants.

  • III

    Traverse de cranciers, de comdiens, de courants

    dair, de domestiques phmres, la vie de Fanny Farou, Paris, scoulait pourtant peu prs paisible. Fannyemportait sa paix avec elle, en mme temps que son plaidde frileuse, en vigogne douce aux longs poils qui retenaientdes miettes de gteaux. Lombre gesticulante de Faroustait abattue sur elle au cours dune rptition du Logissans Femme, o Fanny, lacte de la fte de nuit, tenait lapartie de piano en coulisse.

    Vous avez lair dune noisette moiti pluche,

    entre vos bandeaux noirs, lui jeta Farou ds leur premirerencontre.

    Mal vtu, il tranait, ce jour-l sur un de ses souliers, le

    caoutchouc rompu dun fixe-chaussette. Tu es blanche comme une fille de couleur, viens avec

    moi, lui ordonna-t-il huit jours aprs. Mais mes parents Je suis je suis une jeune

    fille, avoua Fanny pouvante.

  • Il eut lair excd : Oh ! quel embtement ! Tant pis, on se mariera,

    que veux-tu ! Paris, les Farou trois, en comptant un petit Jean

    lgitim subsistrent de peu. Puis, les pices de Farou,riches de beauts un peu massives, de brutalits quiltrouvait toutes simples, descendirent des Batignolles auxboulevards, prirent lhabitude de passer la centime, et lafigure, le caractre du Farou-intime servirent Farou-auteur.Porto-Riche le trouva grossier , parce quil fut, en effet,grossier avec Porto-Riche. Il refusa, comme une corvehumiliante, et en termes de chambre, la collaboration dunacadmicien. Bataille traita de haut la btise gniale,indigeste et dsarmante de Farou ; un Dbardeur entrois actes, de Flers et Caillavet, ressembla Farou, quiposait parfois au trimardeur, lenfant trouv, devant ceuxqui ignoraient quun pre Farou, dans un obscur collge,avait longtemps enseign lhistoire des coliers dedouze ans.

    La notorit venue, les Farou vcurent comme des

    princes, et ne sen doutrent pas. Comme des princes ilseurent, entre les reporters, les chotiers, le public et lesauteurs, une maison de verre ; mais miroitant. linstardun monarque, Farou, par daventures clatantes etbrves, ne cessa pas pour si peu de se plaire Fanny.

  • Pendant des mortes-saisons, ils sendettrent,princirement, mais sans cesser daimer, en princes, lesplus humbles plaisirs. Farou sextasiait devant un gros platfumant et cotait souvent loisivet son prix. Derrire uneporte ferme, il musait, en bras de chemise, sur deshebdomadaires illustrs, tandis que Fanny, un piedchauss et lautre nu, ses grands cheveux dfaits au longdes joues, penchait son doux museau dantilope sur un jeude cartes et recommenait vingt fois une russite.

    Un jeune compagnon partagea ces joies. Jean Farou

    appuyait, sur lpaule de Fanny, son front de petit garon,puis, plus tard, son menton dadolescent, et conseillait sabelle-mre :

    Vous lavez bien rate, Mamie, votre chelle des

    trfles ! Lenfant, quon disait aimable en raison de sa beaut,

    et tendre cause de ses yeux bleus, rendait Fanny uneaffection distraite, mais se rangeait ses cts chaquefois quil la devinait mcontente de Farou, ou chagrine. Ellemanifestait son beau-fils une bienveillance moinsparticulire quuniverselle, choyant en lui une manationmystrieuse du Grand Farou.

    Tu es sr de navoir pas gard un portrait de sa

    mre ? demandait Fanny son mari. Jaurais tant vouluvoir la figure de cette femme

  • Farou rpondait par son geste des bras ouverts, geste

    qui donnait la vole tous les souvenirs, tous les regrets, toutes les responsabilits :

    Pas fichu den retrouver un ! Mais une gentille

    crature, pas bien solide, la pauvre Intelligente ? Lil dor, errant de Farou se posait tonn sur sa

    femme. Je lai peu connue, tu sais a, je le crois, pensait Fanny. Dira-t-il la mme chose

    de moi, si jamais Elle ne se risquait pas au-del de ce si jamais ,

    bravade conjuratrice, incapable quelle tait dimaginer lavie sans Farou, sans la prsence de Farou, son murmurede messe, sa manire de fermer les portes dun coup depied pour punir une troisime acte rtif, sa fringale defemmes, ses heures de douceur pendant lesquelles elle luimurmurait, dans loreille, de tendres louanges desauvagesse :

    Tu es doux tu es doux comme une sauge doux

    comme un ongle Tu es doux comme un cerf couch

  • Il la traitait si bien en favorite quelle nallait pas lui

    chicaner le droit, commun tous les despotes rgnants, desemer quelques btards.

    Beau Farou ! Mchant Farou ! Intolrable Farou ! mi-voix ou dans son cur, elle le nommait sans

    commentaires, en fidle qui la litanie suffit. Elle avaitessay, les premires annes, de servir son matre le jouraussi bien que la nuit. Mais Farou, impatient, dcourageason zle de secrtaire novice. Elle demeura son postedamoureuse, fataliste, tourne lenfantillage, lagourmandise et la bont, paresseuse comme celles quele poids dun grave attachement fait lasses ds le milieu dujour.

    Depuis quau hein ? triomphant de Farou, dans le

    fond dune baignoire du Franais, Fanny stait mle derpondre (la gnrale dAtalante finissait) : La scneentre Pirat et Clara Cellerier est dcidment trop longue.Si tu faisais entrer quelquun au milieu, pour apporter lecaf ou une dpche, la scne rebondirait beaucoup mieuxaprs, et a rafrachirait le public , Farou ne lui avait plusjamais demand un avis quelle ne manquait pourtantjamais de lui donner. Si Farou, revche la critique,laissait tomber sur sa femme un Voyez-vous a ! alourdi dun regard jaune et pesant comme lor, Fannyfaisait preuve, en ce cas, dune trange libert, desprit et

  • de langage. Elle sexpliquait, insistait, en haussant sesgrands sourcils dun air de dtachement et de dsinvolture.

    Moi, nest-ce pas ? a mest gal, tu feras comme tu

    voudras. Seulement, tu ne mobligeras pas, moi public, trouver naturel quune femme veuille se tuer pour si peu dechose

    Si peu de chose ? se rcriait Farou. Une trahison ? Et

    une trahison rflchie, mticuleuse comme celle-l ! Si peude chose ! Vraiment !

    Fanny levait le nez, regardait Farou entre ses cils avec

    une exceptionnelle impertinence : Ce nest peut-tre pas peu de chose. Mais le geste

    de ta Denise, veux-tu que je te dise ce que cest ? Cest unrflexe dhomme et pas autre chose. Un rflexe dhomme !

    Il lcartait de la discussion, quoi quelle ft, parfois avec

    une diplomatie quil nemployait que dans ce cas-l. Leplus souvent, il rompait lentretien par un appel abrupt :

    Mon bouton de col, bon Dieu ! Et la lettre de Coolus ?

    O est la lettre de Coolus ? Dans mon complet dhier ? Onne vide jamais mes poches, alors ? Non ?

    Courant, perdant une pantoufle, semant les fourches

    dcaille qui retenaient ses grands cheveux dmods,

  • Fanny changeait de couleur, de regard, de langage etdouze annes de mnage ne la gurirent pas de sarvrence particulire o le talent, la renomme de Farou,comptaient pour moins quil ne let cru. Prompte lmotion, elle sassagit assez pour prendre lhabitude delincertain. Entre Farou et les cranciers, elle interposa sapatience dnue dinvention, une noblesse demployeintgre. Mais elle ne voyait pas plus loin, dpasses l avance chez Bloch et la cession des droits de cinma,que vendre lautomobile, la fourrure et engager la bague.

    Cest curieux comme vous tes peu de notre temps !

    Dbrouillez-vous, saperlipopette ! lui conseillait ClaraCellerier, du Franais.

    Cette grande actrice moyenne, trs connue, sans

    aucune chance de clbrit, hochait, de piti, ses cheveuxdor vert bien coups, serrs dans de petits chapeaux.Mince dans de jeunes robes noires, habille hardiment,Clara Cellerier ne marquait gure ses soixante-huit ansque par lusage du mot saperlipopette ! , une certainegaminerie militaire et son penchant dire, dun homme : Il est beau cavalier.

    On nen cite pas un, assurait Berthe Bovy, quelle ait

    mis a pied.Clara traitait Fanny en jeune parente de province, avec

    une grande bont de thtre, des Allons, fillette ! , desrecettes de beaut et des adresses de couturires

  • ravaudeuses. Mais Fanny shabillait mal par tourderie, etgardait ses robes deux ans, quoiquon lui vt, parfois, desfourrures. Elle eut la loutre dAtalante, le vison du Logissans Femme, les renards bleus du Raisin vol quellevendit au moment o Le Troc croula, grands fracas, pourpunir Farou davoir ml la guerre une histoire damantsoublieux de la guerre.

    Fanny garda le souvenir de ce dur tournant : point

    dargent ou si peu, un petit Farou malade de fivremuqueuse, et la femme de chambre en fuite, crainte decontagion. Cest le moment que prit la police pour cueillir,dans loffice des Farou, le valet de chambre, et linculperdoutrages aux murs. Cependant, Farou, retir dumonde, peinait sur le quatrime acte de sa pice nouvelle,et lamentait coups de poing sur la table et dans lesportes, que sa stno-dactylo, Mme Delvaille, se permtdaccoucher devant que le quatrime acte et vu le jour.

    Tout sen mle ! criait-il dans le lointain, derrire les

    portes fermes. Tu peux le dire, larmoyait tout bas Fanny, en saut de

    lit fan, le cheveu terne, pressant des citrons pour le petitFarou fivreux.

    Un matin lumire dhpital, parmi la poussire en

    nappes, les tapis coins retrousss, les zestes de citrons,

  • les pantoufles errantes, lodeur du chauffe-bain mal rgl etde leau de Cologne sur des compresses humides, Fanny,en sveillant sur un lit-divan do la tiraient, la nuit, desappels enrous : Mamie jai chaud Mamie boire , sentit monter en elle lirritation des btes prs desuccomber et des femmes qui ont un joli menton un peuflou.

    Jen ai assez. La femme de mnage vient en retard,

    nous navons pas assez dargent pour nous payer uneinfirmire, Farou trouve a tout naturel et il ne pense quson troisime acte Je men vais le rveiller, moi, et luidire ma faon de penser, et lui restituer son gosse, moi, etlui apprendre que cest bien son tour de

    Mais le petit Farou gmit le nom de Mamie , et

    Fanny couta, comme pour la premire fois, cet enfant qui,mme dlirant, nattendait le secours que dune femmetrangre Elle se remit chauffer leau, rincer lesbassins, presser les citrons et moudre le caf.

    Ce mme matin-l, une jeune femme gracieuse sonna,

    demanda le Matre et lui annona que Mme Delvaille, heureusement accouche dun beau garon de huitlivres , ne pouvait gure reprendre son poste avant troismois. Elle offrit ses services intrimaires Farou, muet,froce, qui les accepta dun signe. Les jours suivants,Mlle Jane Aubaret mit une bonne grce rconfortante djeuner avec les Farou sur un coin de table, retapa le lit

  • du garon paratyphique, et dopa Fanny laide de jaunesdufs battus dans du porto. Peu peu, Jane montra cequelle savait faire. Aide de Fanny, qui reprenait courage,elles valurent, elles deux, quatre servantes, chacunesurveillant lautre du coin de lil. leur manire pareillede cirer les chaussures jaunes, de nettoyer une baignoiresans recourir au savon minral, de casser des ufs dansun bol et dallumer le fourneau sans se salir les doigts, ellesse reconnurent mutuellement pour ouvrires de qualit,issues de petites bourgeoises de France, ces travailleusesdifficiles qui ne regardent pas leur peine ni la sueur deleur ligne. Dans un monde de bourgeoisie pauvre,orgueilleux et plein de scrupules, on enseigne encore auxfilles quavant lheure du cours les lits doivent tre retournset bords, la bicyclette fourbie, les bas et les gants decoton savonns dans la cuvette.

    Une telle collaboration porta fruit. Un valet de chambre

    jeune, pris de thtre, remplaa le satyre, la femme dechambre revint, lodeur du pie aux pommes et delencaustique composrent un acide et frais encens, et lepetit Farou marqua 372 au thermomtre.

    Entran, le Grand Farou, riant Fanny la brune, Jane

    la blonde, son fils tir et transparent comme uncoquillage, dsembourba son troisime acte, passa auVaudeville sous le nez de Pierre Wolff, toucha la belleavance chez Bloch, et houspilla amoureusement Fanny :

  • Fanny, si jai un conseil te donner, cest daller techoisir une fourrure. Nattends pas trop, Fanny !

    Elle le caressa dun bel il lustr, frla Farou de sa

    bouche et de ses doux naseaux velouts, et se tint pourcomble ; elle avait, imprudente, pay le mdecin.

    Noublie pas, dit Farou, un peu plus tard, le cadeau

    Jane, puisquon na plus besoin delle. Un bracelet-montre,naturellement.

    Mais Farou ni Fanny ne pouvaient prvoir que Jane, au

    moment des adieux, leur tomberait dans les bras avec deslarmes, de confuses prires o ils discernrent un chagrinsincre, le regret de quitter le Matre , la peur dunedangereuse solitude, le besoin de se dvouer une amietelle que Fanny Fanny fondit en pleurs, les yeuxnyctalopes de Farou tincelrent, mouills, et Janeexpliqua promptement quune modeste fortune la dlivraitde la plus dplaisante alternative : vivre la charge de sesnouveaux amis ou accepter deux des appointements.

    La bohme bourgeoise, autant que lautre bohme,

    senivre damiti dsintresse. Tte tte, les Farouchantaient les perfections de Jane, et leur propre plaisir dela dcouvrir, de linventer.

    Cette fille est parfaite, disait Farou, vraiment parfaite !

  • Je ne sais pas si elle est parfaite , repartait Fanny,mais elle vaut mieux que tes compliments en style de rfrences . Figure-toi que cest elle qui ma taill etcousu cette tunique en lam, pour que je finisse ma jupeplisse en marocain noir.

    Jolie manire de rhabiliter ce que jabaisse, que de

    lutiliser en journes de couture ! Dailleurs, ajoutaitFarou avec un regard plein de lonine douceur, Janeressemble assez exactement une de ces personnesdistingues qui sen vont coudre chez les riches par horreurdu contact des pauvres

    Fanny riait malgr elle : Dieu me garde du bien que tu pourrais dire de moi,

    Farou ! En perdant ses attraits de nouvelle parente, de nurse

    inconnue, damie indite, Jane ne rsignait aucun de sesmrites. Elle supportait lhumeur de Farou, ses gaietsplus blessantes parfois que ses fureurs, crivaitprestement la machine, tlphonait. Elle retint lesnumros tlphoniques des thtres, les noms dessecrtaires gnraux, flatta ces dames des bureaux delocation. Elle appelait Quinson grand ami et partageait,sans apparence dtonnement, le dsordre financier duncouple qui, entran se priver du ncessaire, ne rclamaitprement que le superflu.

  • Blonde, si la cendre la plus fine, celle du bois de

    peuplier, est blonde, admise dans la baignoire desFarou, Jane connut la petite conscration scandaleuse quelui devait le public des ayants droit.

    Avec qui couche cette jolie fille cendre ? Avec Fanny

    la brune, je pense ? Mais non, mon vieux, avec ce chvre-pied de Farou,

    qui la dcore du titre secrtaire, et qui limpose safemme

    Farou, interrog crment par Clara Cellerier, arrangea

    tout, dun mot : Ne vous dvergondez donc pas limagination, ma

    charmante amie. Je suis, comme vous, respectueux desclassiques. Il ne sagit, entre Jane qui est ma fillenaturelle et moi, que dun brave petit inceste tout simple !

    O est Jane ? demandait toute heure Fanny,

    domine par lhabitude de rencontrer, o quelle portt sonregard, une jeune femme aimable et active.

    La prsence de Jane pouvait passer pour le luxe de

    Fanny. Sept annes danesse autorisaient Fanny quelque sans-gne, Jane des gentillesses de damedhonneur ou de nice empresse. Farou, rentrant chez lui,

  • ne saluait pas plus Jane quun meuble. Mais il butait surson absence :

    O est Jane ? Dans sa chambre, je pense, rpondait Fanny. Elle

    rentre de chez Prugia. Elle se chausse chez Prugia maintenant ? Mazette ! Et pourquoi ne se chausserait-elle pas chez Prugia,

    si elle en avait envie ? Comme elle a le pied un peu pluspetit que le mien, et que moi jai la flemme, Jane emporteavec elle un bas de laine, et elle essaie mes chaussuresTu veux que je lappelle ?

    Non, quest-ce que tu veux que jen fasse ? Mais tu la demandais linstant Oui ? Cest pour mon verre de vittel-piprazine. Il y a le valet de chambre, pour a. Bientt, tu lui feras

    laver tes mouchoirs, Jane. Ben, et toi donc ? Ils changeaient un rire dentente et de reproche. O

    est Jane ? demandait, bouche cousue, yeux anxieux, lepetit Farou, arrt comme par une corde tendue devant le

  • sige vide de Jane. Et Fanny, malicieuse, lui rpondaitsouvent voix haute, encore quil net pas parl.

    En juillet, les Farou quittaient Paris pour une villgiature

    dt, choisie dans les colonnes de publicit de La Vie laCampagne, ou recommande par Clara Cellerier.

    Il fallait Farou lisolement, des semaines de travail

    capricieux, sans mthode ni mesure, la certitude de ne pasrencontrer ce quil appelait des gueules . Hors de Paris,il cachait malaisment son inaptitude sapproprier lesgrands biens fastueux : la mer, le soleil, la fort ; ilcommuniquait Fanny linquitude, la rogue timidit despetites gens.

    Pau, on dit que cest joli, avait suggr Fanny. Tu sais

    que je ne connais pas Dinard ? Tu ne trouves pas que cestdrle, de ne pas connatre Dinard mon ge ?

    Ce que je ne trouverais pas drle, gronda Farou,

    cest davoir devant mon nez, trois fois par jour, celui deMax Maurey, par exemple !

    Quest-ce quil ta fait ? Il na pas t gentil avec toi,

    Max Maurey ? Mais si ! Alors ?

  • a na rien voir, mon petit Tu ne comprends pas.

    Maurey, a lamuse lui, de shabiller trois fois par jour, ent. Moi, pas. Une fois pour toutes, je veux passer mests tout seul, sans souliers et sans faux col.

    Il contentait son autorit de chef nomade en organisant

    les dparts. Une domesticit changeante suivait les Farouqui dbarquaient, pourvus de deux malles neuves et devingt colis mal ficels, dans des villas un peu moisies, deschteaux sombrement meubls, des cottages aux mursminces, tous lieux dlaisss du tourisme moderne, mais oClara Cellerier avait got autrefois des bonheurs furtifs.

    La machine crire, les derniers romans de la saison,

    les manuscrits de Farou, le dictionnaire, les malles-armoires et le plaid de Fanny cherchaient leur place, et onlchait Jean Farou travers champs.

    Que deviendra Jane sans nous, et nous sans

    Jane ? , se demandait Fanny, perplexe, quand juilletmenaa la lune de miel amicale.

    Mais elle se rassrna en coutant Farou : Jane, vous prendrez le un et le deux avec vous, et

    toutes les notes du trois. Vous donnerez la machine crire au valet de chambre, qui lapportera par le train.

  • Comme a, cest arrang , soupira Fanny. Elle refit bon visage au prsent et se casa encore une

    fois entre des windows, des fauteuils de rotin, un livre neuf,la couverture dangora, la bote de bonbons, le coussin decuir. Elle dut pourtant, un jour, faire place un pass, celuide Jane.

    Il faut que vous sachiez tout de moi, Fanny !

    commena Jane. Pourquoi ? demandait Fanny, en qui la politesse

    cdait le pas lhonntet. Mais, Fanny, je mourrais de honte si je vous

    cachais Aprs laccueil que jai reu ici ! Il faut que voussachiez qui je suis, en bien comme en mal, que vous mejugiez

    ce prambule, lil de Fanny, noir-bleu comme aux

    cavales de sang, fuyait, saccrochait avec crainte aunuage, la lampe, un passant dans la rue, vitait Jane etson affectueux regard, Jane et sa chevelure are, Jane etsa robe simple, si simple quon ne pouvait pas ne pas laremarquer.

    Pourquoi, poursuivait Fanny en elle-mme, pourquoi

    est-ce que je mennuie dj comme une adaptation de

  • pice amricaine ? Mais pourquoi aussi tout ce protocolede pedigree, de tenants et daboutissants, dans un foyer opersonne nenqute sur personne ? Est-ce bien utile ? Est-ce bien sant ?

    Dj, Jane rvlait quenfant sans dot dun professeur

    de dessin de la Ville, vous pourrez voir des uvres demon pre, au lyce Duguay-Trouin, entre autres un fusainde premier ordre, nes labreuvoir , elle avaitpromen, heurt, meurtri dans un jardinet de Saint-Mand,entre le lilas dnud et les lauriers en caisse, une mehagarde, prte tout, forcene, une me de jeune fillepauvre et sans mtier.

    Jane ne parlait pas devant Farou. Elle attendait que la

    fin du repas le rendt son travail ou son oisivet. Elleattendait encore, seule avec Fanny, que celle-ci laisstglisser de ses genoux le livre, ou sveillt, frache, Quoi de neuf, Jane ? de sa sieste. Comme Jane nesy prenait pas par le commencement, Fanny ne sut jamaisau juste si Meyrowicz, Polonais de la plus grande beaut,et dailleurs collectiviste, avait enlev Jane Davidson, ousil lavait reue des mains dlies, dangereuses, dumme Davidson, le compositeur anglais.

    Nen ont-ils quun en Angleterre ? songeait Fanny. Du moins, elle savait par cur Antoine de Qumr,

    premier malheur de Jane.

  • Quand jattendais mon pre, au bout de la petite

    terrasse, contait Jane, je lattendais si longtemps avantlheure, penche, comme a, que jen gardais une barredouloureuse, l, la hauteur de lestomac. force de nerien trouver de nouveau regarder, jen avais le vertigeJe balanais une fleur au bout de mon bras Les fillessont des dmons, vous savez

    Non, je ne sais pas , rpondait Fanny en elle-mme. et les pires jours, je me disais : Quil passe un

    homme, et je laisse tomber la fleur Jai fini par lcher lafleur, elle est tombe entre les oreilles dun cheval maissur le cheval il y avait un cavalier.

    Bravo ! scriait Fanny en elle mme. Quel joli

    baisser de rideau pour un premier acte ! Si je le proposais Farou ?

    Mais elle fronait le nez tout de suite. Pourquoi a ressemble-t-il encore une pice

    anglaise ? Myerowicz, au moins, il battait Jane. Ellelaffirme, elle ma montr aussi sur son bras la place o cedgotant sadique la brle a me fait autant deffet,mme moins, que Le Lys bris au cinma, les malheurs deJane

  • Farou, dit-elle un jour son mari, explique-moipourquoi, lorsquune femme non marie parle des amantsquelle a eus, elle les nomme gnralement ses malheurs ? Et pourquoi les mmes hommessappellent bonheur n 1, bonheur n 2 , etc., si la dameest marie ?

    Fous-moi la paix, rpondit la grande voix rveuse. Et

    mme laisse-moi bien tranquille. Farou, je finirai par croire que tu ne connais rien

    rien. Peux-tu seulement comprendre pourquoi Jane parleavec mpris et maldiction des hommes qui ont partagsa couche ?

    Farou parut rflchir. Mais oui, je peux le comprendre. Cest naturel. Oh ! Cest la survivance, honorable, de la pudeur chez la

    femelle. Cest contrition. Cest aspiration vers un mieux. Farou, tu me fais rire ! Il la couvrit svrement de son regard jaune, comme si

    Fanny ft son troupeau, ou son potager ceint de murs.

  • Cest toi qui ne comprends rien. Tu es bien tropsimple. Tu es un monstre. Et dailleurs, tu maimes, ce quitenlve tout discernement.

    Elle lui mit le bras au cou, frotta contre lui son petit nez

    blanc. Tu me tiens chaud, dit Farou en la dnouant de lui. Tu

    es logique et consistante comme un troisime acte.Laisse-moi travailler. Envoie-moi Jane, un verredorangeade, un raisin, des choses sans poids

    Petit deuxime acte gentil celui du lit ? suggra

    Fanny, malicieuse. La paix, Fanny ! Pas desprit ! Pas desprit ! Tu es la

    seule femme ordinaire que je connaisse. Veille sur tesprrogatives !

    Il lissait, dune lourde main douce, les cheveux noirs de

    sa femme, et elle lui demanda tout bas, sans hardiesse, sillaimait :

    Je nen sais rien, ma chre Comment ? Non, je ne maperois pas toujours que je taime.

    Mais si je cessais de taimer, je men apercevrais

  • immdiatement. Et je deviendrais trs malheureux Elle le regarda de bas en haut, avec une insistance

    calcule, parce quelle savait quun regard implorantlaissait voir beaucoup de blanc autour de ses prunellesnoires :

    Oh ! trs malheureux ! Peux-tu tre trs

    malheureux, toi ? Jespre que non, dit-il un peu anxieux. Je ne lai

    jamais t Toi non plus ? Elle leva les paules en signe dignorance, secoua la

    tte. Non Non Non, rptait-elle en elle-mme. Des embtements,

    des tas dembtements Des traits que tu me fais plussouvent qu mon tour, probablement Ton sale caractrede Farou, et moi qui me sens inutile Mais tout cela necompte gure Non Non

    Beau Farou Mchant Farou Farou sans

    manires mue, elle fredonnait mi-voix, pour quil nentendt pas

    que le fil de sa voix vacillait comme un jet deau sous le

  • vent

  • IV

    Trs malheureux Peut-il tre trs malheureux ? Ou

    mme triste ? En tout cas, il nest pas mchant. Maispersonne na jamais eu loccasion de dire, ni dentendredire, quil est bon. Ni gai, dailleurs. Quil a peu lair dunhomme de thtre ! Pourtant, il aime le thtre Non, ilnaime pas le thtre, il aime crire des pices. Pourquoisuis-je ainsi faite que jassimile son mtier, son art, uncapricieux travail de femme ? Non, pas tout fait un travailde femme, mais un mtier facile. Mais si ctait un mtierfacile, nombre dautres y russiraient. Si Farou russit,cest quil a beaucoup de talent. A-t-il beaucoup de talent ?

    Parvenue au point extrme de ses conjectures, Fanny

    subissait le mme malaise qu imaginer trop fortementune course de taureaux, par exemple, une hmorragie, unechute. Elle sarracha une sorte de vide attrayant, et qui lasollicitait, en jetant des appels familiers :

    Jean, o es tu ? Jane ! Jai encore perdu mon

    bton de rouge ! Jane ! O est le grand vase bleu ? Jerapporte des fleurs den bas !

  • Personne ne lui rpondit. Elle billa, lasse de stre, ce

    matin-l, leve tt. Elle admira, en se penchant sur leparapet de briques, le raidillon, puis le sentier de prairie,puis la route borde de jeunes platanes :

    Tout a ! Jen ai fait du chemin ! Ils seront pats. Lair sentait encore le crpuscule du matin. Le vent

    venu du nord-ouest dlaissait tout le pays, recueillant, pourles verser sur le coteau qui portait la Villa Dan , lesrsines, le serpolet dune petite chane de montagnesherbues, le tan amer dune chnaie basse.

    Cest un dsert, cette maison ! O sont-ils tous ? Un tintement faible de vaisselle rsonna dans la

    cuisine, qui souvrait sur la face oppose, verdie et commespongieuse, de la villa. Parmi le mobilier de fer jaune,vacant, affreux, Fanny se vit seule, abandonne soudaindans ce pays mal connu, mal aim Elle jeta sur la table legrand bouquet, dj languissant, de chanvres roses et decampanules.

    Farou ! cria-t-elle. Prsent pour lui ! rpondit Farou, de si prs quelle

    tressaillit. Tu es l ? Comment es-tu l ?

  • Tu es l ? Comment es-tu l ? Quest-ce quil y a ? Les moutons sont encore une

    fois dans lavoine ? Il nignorait pas que Farou est un nom quon donne

    aux chiens de berger, et daignait sen amuser. Il barrait la porte du hall, debout, vtu de clair, nglig et

    propre, tte nue, une canne noueuse dans les mains. Il semit rire parce que Fanny, surprise, ouvrait la bouche enhauteur comme les poissons. Elle se fcha :

    Pourquoi ris-tu ? Dabord, tu ntais pas dans le hall,

    puisque je viens dy prendre le gros pot rouge ! Tu viens dete promener Non, puisque je remonte du bas des prs ;o aurais-tu pass ? Tu nes pas une pingle, ni un sylphe !Tu mentends, Farou ? Et puis, tu as le nez large. Jenavais jamais vu que tu avais le nez si large ! Pourquoi mefais-tu des blagues ? Pourquoi ne dis-tu rien ?

    Il riait montrant ses dents cartes, ses dents de

    prdestin au bonheur. Fanny baissa le ton cause decette bouche double de rouge sanguin, et apprta sonvisage de servante choye.

    Tu as fini ? demanda Farou. Naturellement, jai fini. Tu ne vaux pas plus !

  • Elle contempla le beau temps dans les prunelles de

    Farou, et commena demi-voix une des LitaniesFarouches quelle composait, paroles et musique,autrefois, aux heures damour apais :

    Couleur de vieil ambre Couleur dor en colre De

    topaze qui brle De sucre dorge des religieuses deMoret

    Un trouble passa dans les yeux quelle chantait, et les

    paupires fatigues de Farou battirent. Ah ! Farou soupira Fanny, flatte. Mais elle se reprit aussitt, et contint son plaisir avec

    une pudeur maladroite et conventionnelle. Farou, en suivantle regard de Fanny, vit son fils, dguis et embelli dans unesalopette bleue serre la taille. Il recourut saplaisanterie traditionnelle :

    Acr ! les flics ! Ah ! en voil un ! cria Fanny. Do sors-tu,

    vergissmeinnicht ? Do sors-tu, martin-pcheur ? O estJane ?

    Je ne sais pas, rpondit poliment Jean Farou.

  • Tu ne viens pas du village fait comme a, jespre ? Le genre mcano se porte beaucoup, dit Jean sur le

    mme ton. Calme, il semblait vibrer dimmobilit impatiente, son

    vtement de toile bleue exasprait le bleu de ses yeux, etle vent levait sur son front une flamme de cheveux dors.

    Avoue quil devient trs joli garon, souffla tout bas

    Fanny son mari. Trs, approuva brivement Farou. Mais quelle

    manire de shabiller ! Tiens, dis donc, toi ! Les fonds sont bas. Jattends la

    dernire minute pour remonter le trousseau du petit.Rellement, il sera sans chemise la fin des vacances, tusais !

    Nattends plus, Fanny. Cette garce dAtalante est

    enfin vendue. Colle-lui des caleons de soie, avecmodration.

    Il lui tendit un chque et une lettre quelle ne put lire. Cest anglais ? Amricain, madame. Cinquante.

  • Mille ? Yes. Et pour Le Raisin vol, a immine. Touche du

    bois ! Jean ! Viens, Jean ! Jai entendu, dit le petit Farou de loin. Bravo, papa !

    Merci, papa ! Cest de ce matin, mon Farou ? Pendant que jtais

    dans les prs ? Bnie soit la main qui mtrenne ! Toute chaude de contentement, elle releva sa mche

    noire sur son il droit et se pencha pour baiserrapidement la forte main parfume qui tenait encore lechque et la lettre dAmrique. Elle vit, sur les phalangessches, des empreintes violtres, grasses, et jeta un cri, unrire enfantins :

    Ah ! tu tais chez Jane, tu tes fait traduire la lettre !

    Voil lencre de la machine quelle a dans sa chambre !Pinc !

    a ! dit Farou en regardant ses mains taches.

    a ! Par exemple ! Quel il ! Tu le mettras dans ta prochaine pice ! Je te donne

  • pour ton Branc-Ursine ! Elle riait aux clats, et fouaillait le Grand Farou dune

    longue tige de chanvre rose. Elle tournait autour de lui, unpeu essouffle, agile et ronde. Elle ne sarrta quenrencontrant le regard du petit Farou, dur, charg demprisante puret.

    Jane a raison, pensa-t-elle, offense. Ce petit devient

    impossible Jane ! cria-t-elle dune voix aigu. Ja-a-ne ! Quest-ce que tu lui veux encore ? grommela Farou. Quelle vienne au village avec moi, donc ! Signe ton

    chque, Farou, je passe la petite succursale King Eton rapporte du bon champagne sucr dpicier, et de lagalette chaude, enfin une razzia, quoi Ja-a-ne !

    Jane parut, les mains sur les oreilles. Elle portait une

    robe de toile mauve rtrcie par les blanchissages, maisdouce son teint bis, ses cheveux plus clairs que sonfront, et elle cherchait placer un mot entre les cris deFanny.

    Que vous tes Que vous tes sensible largent,

    Fanny ! Que vous Le boucher va vous entendre

  • Je lenquiquine ! piaula Fanny. Je les lui jetterai, sesdix-huit cents francs ! Comme a, en pleine figure ! Jean,dgringole au garage, dis Fraisier quil sorte la voitureAh ! mes enfants, a fait du bien ! Grand Farou, tu es unas ! Jane, de quoi avez-vous envie ?

    Moi ? Mais, de rien De rien Tu lentends, Farou ? Force-la, Farou, force-la

    vouloir quelque chose ! Elle se tourna dun saut pour le prendre tmoin. Hors

    de cette joie claboussante, il penchait sa tte frise, grosses mches brunes trames de blanc, et il paraissaitcouter un son plus doux, contempler une image moinsagite.

    Quoi ? demanda Fanny dune petite voix. Farou releva son regard, qui revenait de loin. Allez, allez ! Et remontez vite. Jai dj une de ces

    faims Elles dcrochrent de grands chapeaux de jonc blanc,

    de toile jaune, et coururent sur le raidillon : Fanny tirait lamain de Jane, qui cdait de lpaule, se faisait molle,adroite ne point peser, ne point buter, maniable, un peuabsente. Farou les regardait descendre, et gardait sur son

  • visage cette douceur qui exprimait chez lui linnocence laplus sauvage. Il sentit lapproche de son fils et changea deregard.

    Tu ne vas pas avec elles ? Non, papa. Il ajouta : Si tu permets. La formule dfrente vint juste assez tard pour que

    Farou pt linterprter comme une insolence voile. Il levales yeux vers son fils qui, assis de biais sur le mur, jonglaitavec des graviers ronds, et faillit lui parler rudement, ainsiqu une femme. Il sarrta en regardant mieux ltrangerissu de lui-mme, peine achev, mais dont la forme,lattitude penche insoucieusement au-dessus du videtaient exclusivement viriles, doues de cet excs devirilit qui mane souvent dun corps faible et triomphe desa grce. Farou contint son animosit et la dpassasagement.

    Que vas-tu faire ? Jean Farou se mprit. Mais les attendre. Elles nen ont pas pour

  • longtemps. Farou tira avec effort sa main de sa poche, pour rfuter,

    et changeant explicativement de ton : Non Je veux dire : que vas-tu faire ? Ah ! Bon Il essaya, comme une arme, la prire timide : Tu me laisserais partir mloigner ? Tu me

    trouverais quelque chose, par exemple chez tes amisSecrestat, en Argentine

    Farou tourna la tte vers le raidillon o la robe jaune et

    la robe mauve roulaient, un moment avant, comme deuxcorolles accoles et tournoyantes, et sa belle figuredhomme mr mollit.

    a dpend, rpondit-il sans lan. a dpend,

    naturellement, des conditions dans lesquelles je pourraisnous pourrions organiser, assurer pour toi un sjourlointain

    Jean sempara du demi-acquiescement. Bien entendu ! Dailleurs, rien ne presse Si tu

    permets, ds notre retour Paris, je prendrai rendez-vous

  • avec les Secrestat de France. Il y a la question de monservice militaire, mais dici l jaurais toujours pris troisans, presque, de Sud-Amrique et de vie commerciale.

    Il forait sa jeune voix, exagrait la prcision, la rapidit

    des paroles, pour rendre sensible une certaine veulerie quiavait assourdi, ralenti celles de son pre.

    Chacun deux dtesta, contemplant lautre, un aspect

    humain diffrent. Farou se blessa un fils bleu mtallique,rehauss dor, aigu, taill de facettes dures, rfractionsmystrieuses, tandis que Jean rougissait de toucher lamollesse paisse du Grand Farou, lastique, capricieux etdpourvu du sens de lavenir comme et pu ltre unefemme voluptueuse.

    Farou se contraignit facilement au silence, moins

    facilement au geste qui souleva son bras pesant jusqulpaule de son fils.

    Nous pouvons descendre un peu leur rencontre, dit-

    il. Non Non , protestait en lui-mme Jean Farou,

    rvolt sous le fardeau musculeux. Non Non Pourtant, il supportait le poids du bras avec une douleur

    complique ; les phalanges un peu velues qui pendaientprs de sa joue, et leur odeur de peau brune, de tabac, de

  • lotion parfume, rouvraient son cur orgueilleux de petitgaron, le tourmentaient dun terrible dsir de pleurer, debaiser cette main pendante

    Il sy refusa, sachant amrement dj que ce qui est

    permis un enfant ne dpasse pas lge de lenfance. Ilrgla son pas sur le pas de Farou, et seffaa, chaque foisque le sentier fut trop troit pour quils marchassent defront.

  • V Impossible est trop dire. Jtais nerve par ce

    chque. Jai beaucoup exagr, lautre jour. C'est unpauvre petit garon dsuvr, dont aucun de nous nesoccupe comme il le faudrait Il nest pas impossible dutout. Il est mme trs gentil

    Jean, tu mentends ? dit Fanny voix haute. Tu es

    trs gentil. Il tourna la tte vers elle avec vivacit, lui fit un petit

    sourire et un salut de la tte comme un importun, et repritson immobilit active.

    Jean, tu ny coupes pas de quatre non, de trois

    complets chez Brennan. Je dis trois, parce quil vaut mieuxtrois complets et un pardessus que Ramasse-moi mesciseaux, Jean Farou, tu seras un amour !

    Il bondit, tomba en boule sur les ciseaux, les rendit

    Fanny et dun autre saut regagna son sige. Tu nes pas de mon avis, quil vaut mieux un

    pardessus ? Sans te flatter, tu sais, cest pour le coup que

  • pardessus ? Sans te flatter, tu sais, cest pour le coup queClara Cellerier dira de toi Il est beau cavalier ! Je limitepas mal, h ? H, Jean Farou ! Quest-ce que turegardes ? Mais quest-ce que tu regardes ?

    Une chenille marron, dit Jean. Il mentait. Son regard, dun bleu brlant, s'attachait,

    aveugle, au lichen jaune du mur. Tout oreilles, il coutait, dfaut des paroles disperses par le vent, lexpression dedeux voix, conversant sur la premire terrasse, quinzepieds plus bas. Fanny, qui cousait sa place habituelle,sur le seuil du hall, ne pouvait mme pas percevoir lemurmure des voix. Jean mesurait la distance deux, troispas qui le sparait du parapet de briques, et lpaisseurdu gros gravier crissant. Il calculait aussi qu lextrmit dela terrasse haute, un vieil althea, califourchon sur leparapet, permettait quune tte se pencht, invisible, mle son feuillage, vers la terrasse den bas.

    Lattention, le calcul, maigrissaient son visage brun,

    rose, tavel de son sur les pommettes : il tenait sa boucheclose et ne cillait pas. Enfin, il aspira lair comme poursauter, et scria trs haut, sur un ton enfantin :

    Je veux bien vous tenir votre cheveau, Mamie, mais

    a vous cotera une cravate de plus ! Puis il slana vers lalthea, glissa sans bruit sous le

    feuillage sa tte et ses paules, et avana seulement le

  • feuillage sa tte et ses paules, et avana seulement lefront et les yeux au-dessus du mur.

    Stupfaite, laiguille en lair, Fanny le regardait. Les

    yeux grands et la bouche entrouverte, elle exprimait sontonnement avec cette navet qui gayait Farou.

    Au bout dun moment, elle se leva, et Jean, lentendant,

    lui jeta, dun geste de bras en arrire, lordre de se tenirtranquille. Sur quoi elle piqua posment son aiguille dans latoile quelle brodait, savana petits pas muets et rejoignitson beau-fils sous le feuillage de lalthea.

    En bas, debout, Farou causait avec Jane. Un nuage

    venu du couchant, dun rose faux et acide, coloraitvaguement son lche vtement blanc. Assis en amazonesur le mur, il dialoguait courtes phrases, en regardant lavalle sche. Il rejeta dune main ses gros cheveux bouclsen arrire, souffla Phuu dun air las. Fanny pensa quildevait dire Quelle sacre chaleur ! , ou bien Je ne medbarrasserai donc pas de ce quatrime acte ! Elle letrouva ordinaire, fatigu, beau, et doux voir. Jane, enrobe mauve, tenait la main des feuillets dactylographis.Elle sapprocha de Farou, lui tendit une page, quilrepoussa en riant, en protestant sans doute Ah ! non,assez ! Mais Jane insista, et Farou, qui stait lev,lcarta dun tour dpaule, la fois si familier et sidpourvu de mnagement que Fanny reconnut le geste, ungeste de dbardeur dont Farou se servait pour rejeter lacravate, le peigne, la caresse, proposs par une main

  • cravate, le peigne, la caresse, proposs par une mainamoureuse et conjugale sa grande surprise, Jane nemontra nulle irritation, saccota en riant une chelledresse contre le mur. Elle riait largement, le cou raccourci,et elle leva les mains en secouant ses doigts en lair ; leson de son rire monta jusqu la terrasse haute, et danslexclamation qui lacheva Ah ! l l, quel chichi ! Fannyreconnut une intonation qui ne rappelait pas la voix deJane :

    Elle mimite, ma parole . Elle se tourna vers le jeune garon qui piait ses

    cts. Il serrait des deux mains, pour assurer sonimmobilit, le rebord du mur, et tmoignait de sapuissance, de son exprience guetter, se taire, comprendre. Il ne semblait ni surpris, ni chagrin, et il repritseulement Fanny dun coup dil de matre qui enseignaitle silence, la dignit de lattitude sinon de lacte

    En bas, Farou acceptait mal la gaiet de Jane, qui

    cessa de rire et ramena sur son visage lexpression de laplus sincre, de la plus libre brutalit Elle cueillit, dunemain vive, une brindille, la mordit pendant que Farou parlaitdune voix basse et lente o tranaient la menace,linsolence, linvective recherche. Puis elle lui coupa laparole, aboya petits coups quelques mots brefs, tordit labrindille quelle mordait, la jeta au nez de Farou, et sedirigea, avec une lenteur un peu thtrale, vers lescalier.

  • Allez, allez, en place ! ordonna prcipitamment JeanFarou dans loreille de Fanny.

    Des doigts durs de garon poussrent Fanny jusqu

    sa chaise longue. Quand Farou, le premier, dboucha enhaut de lescalier, Fanny, assise, tenait le fil dun cheveaude gros cordonnet rouge, que Jean Farou, ses pieds,embrouillait par jeu comme un chat.

    Touchant tableau de famille, railla Farou. Il avait lil jaune clair, et dur. Il est mal lun , pensa Fanny. Elle tressaillit et sarracha avec peine sa scurit

    rituelle, confondue davoir laiss, sous le feuillage delalthea, sa figure et sa palpitation despionne. ses pieds,Jean Farou, les mains en dvidoir, se mit chanter dunevoix aigu. Il exagre , pensa Fanny, et cest lui quellefaillit, indigne, reprocher : Comment oses-tu Maisde lenfant monta jusqu elle un regard vigilant : Nousnavons pas fini , et elle se tut.

    Fanny, reprit la voix adoucie du Grand Farou, cest

    stupide ce que je viens de dire. Ne fais pas attention. Elle matrisa, dune petite grimace des lvres, des

    pleurs qui vinrent seulement humecter ses beaux yeux

  • bombs, et se sentit bouleverse de nprouver, pourFarou, quune adoration, une gratitude intactes, lenvie desexcuser, davouer

    Non, non protesta-t-elle, en dpit de lenfant

    agenouill qui ne la quittait pas du regard. Mais Jane, son tour, parut sur la terrasse, et le trouble

    de Fanny fit soudain place une attention qui imposa lesilence au profond delle-mme. Elle retrouva lagilit desmouvements et de la parole, et sapplaudit secrtement.

    Ah ! vous voil ! scria-t-elle. Quest-ce que jai ? demanda Jane. Vous

    mattendiez ? Je ntais pas loin. Oui oui dit Fanny lgrement, en secouant sa

    tte et sa mche noire. Elle regardait Jane avec curiosit : Elle aussi ? Avec Farou ? Comment ? Depuis

    quand ? Est-ce vrai ? Je ne souffre pas. Que cest peude chose ! Il est vrai que jai lhabitude La jolie Vivica,qui dansait au troisime acte du Raisin vol Et,dernirement, la petite Asselin Ah ! a passe vite avecFarou

  • Mais elle se rappela une certaine pleur de Jane, sa

    distraite et triste humeur, ses larmes vhmentes, tout cela,quand donc ?

    Ah ! oui, le jour o je lui lisais la lettre o il

    apparaissait que Farou stait dvou auprs de lapetite Asselin

    Jane sassit, ouvrit un livre qui tranait sur le guridon de

    fer caill, fit mine de lire, puis releva la tte vers le ciel grisqui promettait la pluie :

    Mes enfants, que la fin de lt vient vite ! Jean, vous

    seriez si gentil de me donner mon petit vtement sansmanches, que jai laiss heu que jai laiss

    Je sais, dit Jean, qui lcha lcheveau et courut. Fanny, attentive, retentissante de chocs nouveaux,

    entendait Jane avec stupeur. Mais cest mon livre quelle prend l ! Mais cest

    mon beau-fils quelle donne des ordres, cest dans mamaison que

    Elle sentait son sang battre doucement, puis plus vite,

    sous ses oreilles, et lui serrer le col et elle se souvint duntemps o elle tait violente et jalouse. Elle attacha,

  • inquite, son regard sur Farou. Ne va-t-il pas, ne doit-il pas se passer quelque

    chose ? Mais il rvait, appuy du ventre au mur de brique,

    grand, alourdi, simple, proccup. Il tourna un peu la nuquevers Jane :

    Cest bien, ce bouquin ? Comme a, rpondit-elle sans bouger. Jean Farou apporta le petit vtement sans manches, le

    posa sur les paules de Jane comme sil et craint de sebrler, et disparut. Le bruit des buffets ouverts et descuillers remues annona lheure de dner : personne neparla, et Fanny faillit appeler du secours, supplier quelerreur et lignorance revinssent sur elle, ou bien la fureur,les cris, une sorte de mle Farou billa, annona : Jevais me laver les mains , et Jane, se levant en sursaut, pritson air le plus jeune fille :

    Oh ! les pches de vigne qui sont dans la glacire !

    Elles seront trop froides ! Elle slana, enveloppa Fanny, en passant, dun grand

    baiser lger, pos nimporte o, que Fanny reut sanshorreur ni dplaisir.

  • VI

    Elle dormit peu, ne sagita gure. Le petit jour lui montra

    Farou reposant dans le plus grand des deux lits. Fatigue,elle lexaminait et ne pensait plus lui, ni elle-mme. Elleobservait quil avait, en effet, le nez large, partant les yeuxcarts lun de lautre. On dit que cest signe demmoire. Un souffle frais suffit la faire frissonner, etdj elle tendait hors de ses draps une belle jambe debaigneuse, pour aller se rfugier dans lautre lit contre ungrand corps immobile, insensible et chaud. Elle suspenditson lan machinal, replia sa jambe et se recoucha.

    Je suis ridicule. On dirait vraiment que Farou me

    trompe pour la premire fois. Il en a eu, depuis moi, desmatresses ! Il en a eu !

    Elle se les numrait tout bas, et demeurait froide,

    presque gaye de les nommer. Un son vague de pas travers les planchers, une toux fminine touffe lavertirentque quelquun veillait, ou venait de sveiller laube.

    Cest elle. Je suis sre que cest elle. Elle ne dort pas

    non plus. Elle attend le jour, elle attend Cest une fille quidoit, dailleurs, attendre admirablement, malgr ses petites

  • doit, dailleurs, attendre admirablement, malgr ses petitesexplosions. Quest-ce quelle attend ? Tout de mme, noussommes une fille raisonnable. Nous savons parfaitementque Farou

    Mais elle subit au mme moment, docile, le choc sans

    violence qui, renversant une petite priode de temps, luidonna de revivre un aprs-midi daot, la sieste digestionlourde, le rve dorage et dattente au sein duquel Janepleurait furtivement. Aprs le rve, la ralit, pareille aurve, lui avait montr Jane pleurant debout, drobant unelarme. Une larme, une seule larme, cueillie et teinte entredeux doigts comme une braise Parmi tant de larmesdpites ou voluptueuses, la seule larme dont Fanny etvoulu, toute sa vie, ignorer le poids de perle, la seule larmeaussi qui pt recrer Fanny toute neuve, rajeunie, dispose,parmi latmosphre lucide et respirable du malheur.

    Elle se leva doucement, adroite et pleine de

    prcautions, comme si elle se mouvait dans lobscurit.Farou soupira, endormi, se retourna, moulant sur lui tout ledrap comme un grand pli donde. Vingt fois, la malignitpublique, la ngligence de Farou lui-mme, avaientconvaincu Fanny dimaginer ce corps dhomme luttant pourle plaisir, domptant un doux corps fminin Maint repli desa mmoire cachait des souvenirs de petites larmesaigres, dinsomnies, de lettres soustraites, puis restituesen secret Farou. Prnoms, critures inconnus, dessinseffaables Les embellies venaient vite, elle les pouvaitescompter, et faisait bon visage en les attendant.

  • escompter, et faisait bon visage en les attendant. Je ne connais rien qui soit plus digne dadmiration

    que lorgueilleuse indulgence de Fanny Farou pour songrand matou de mari ! s criait Clara Cellerier