l'iconographie de benoit labre....

15
L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps 1791 paraissent deux gravures 1 insolites de Benoît Labre. La première, datée précisément de février, est un portrait qui ressemble, à quelques nuances près, à ceux qui Ont été publiés au lendemain de la mort du saint, mais qui détonne dans une collection surtout consacrée aux «ve- dettes )t politiques du jour; la seconde est une caricature parue au lendemain d'événements qui Ont eu lieu à Paris en avril: dans le climat d'affrontement entre réfractaires et constitutionnels, des religieuses furent publiquement fouet- tées pour avoir donné refuge dans leurs chapelles à des prêtres non jureurs 2. La caricature patriote s'empara de l'affaire, se moquant des victimes que justement Benoît Labre, le bref pontifical à la main, venait couronner de la palme du martyre. La naissance d'un saint Ces deux gravures qui manifestement se répondent l'une l'autre attestent ainsi de l'importance de la canonisation spontanée de Labre, opérée dès le lendemain de sa mort en t 783, en France même, dans la mesure surtout celui-ci se présente comme le seul saint contemporain introduit dans le grand combat religieux de la caricature suscité par la constitution civile du clergé; elles témoignent aussi de la triple image que Labre, le saint mendiant, a acquise dans l'opinion public: saint opposé au modèle des Lumières.\ saint ultramontain, bi en que français \ saint populaire certes, mais largement honoré des milieux conventuels féminins. Ajoutons enfin, bien que ces gravures ne le montrent pas explicitement, saint « monarchique d'une certaine manière. 1. C. LANGLOIS « Le spectacle de la religion dans la gravure politique (1789-1792) lO, PTatiques Teligieuses, mentalités et spiritu alités dans l'Europe révolutionnaire (/770- /820), Turnhout (Belgique), 1988, p. 682-690. 2. Ibid. Pour le contexte général voir T. TACKETI, La Révolution, L'Eglise, La France, Paris, 1986. 3. Dans la gravure de la série Vérité-Bergny (B.N. Estampes, de Vinck 3501) on peut lire Ct:S deux vers, sous le portrait de Labre: « Mais Dieu qui le voyait exécuter sa loi/L'a pris pour éclairer le Siècle de Lumière lO. 4. « en France ... , mort à Rome ... lO : tell e est l'indication minimale que l'on peut Li re sur les gravu res, surtout romaines. Provence Historique - Fascicule 156 - 1989

Upload: others

Post on 04-Oct-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes

Au printemps 1791 paraissent deux gravures 1 insolites de Benoît Labre. La première, datée précisément de février, est un portrait qui ressemble, à quelques nuances près, à ceux qui Ont été publiés au lendemain de la mort du saint, mais qui détonne dans une collection surtout consacrée aux «ve­dettes )t politiques du jour; la seconde est une caricature parue au lendemain d'événements qui Ont eu lieu à Paris en avril: dans le climat d'affrontement entre réfractaires et constitutionnels, des religieuses furent publiquement fouet­tées pour avoir donné refuge dans leurs chapelles à des prêtres non jureurs 2.

La caricature patriote s'empara de l'affaire, se moquant des victimes que justement Benoît Labre, le bref pontifical à la main, venait couronner de la palme du martyre.

La naissance d'un saint

Ces deux gravures qui manifestement se répondent l'une l'autre attestent ainsi de l'importance de la canonisation spontanée de Labre, opérée dès le lendemain de sa mort en t 783, en France même, dans la mesure surtout où celui-ci se présente comme le seul saint contemporain introduit dans le grand combat religieux de la caricature suscité par la constitution civile du clergé; elles témoignent aussi de la triple image que Labre, le saint mendiant, a acquise dans l'opinion public: saint opposé au modèle des Lumières.\ saint ultramontain, bien que français \ saint populaire certes, mais largement honoré des milieux conventuels féminins. Ajoutons enfin, bien que ces gravures ne le montrent pas explicitement, saint « monarchique ~ d'une certaine manière.

1. C. LANGLOIS « Le spectacle de la religion dans la gravure politique r~volutionnaire (1789-1792) lO , PTatiques Teligieuses, mentalités et spiritualités dans l'Europe révolutionnaire ( /770- /820), Turnhout (Belgique), 1988, p. 682-690.

2. Ibid. Pour le contexte général voir T. TACKETI, La Révolution, L'Eglise, La France, Paris, 1986.

3. Dans la gravure de la série Vérité-Bergny (B.N. Estampes, de Vinck 3501) on peut lire Ct:S deux vers, sous le portrait de Labre: « Mais Dieu qui le voyait exécuter sa loi/L'a pris pour éclairer le Siècle de Lumière lO.

4. « Né en France ... , mort à Rome ... lO : te ll e est l'indication minimale que l'on peut Li re sur les gravu res, surtout romaines.

Provence Historique - Fascicule 156 - 1989

Page 2: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

200 CLAUDE LANGLOIS

L'indéniable popularité de Benoît Labre est un fait tout récent. Elle se manifeste à partir du lendemain de sa mort qui survient à Rome le mercredi saint, 16 avril 1783. Le concours de foule qui envahit l'Eglise où son corps est déposé, les miracles qui immédiatement sc multiplient sur son tombeau, conduisent les autorités ecclésiastiques, avec une hâte inhabituelle, à o uvrir immédiatement l'enquête canonique sur ce personnage hors du comm un ". Pareillement le public veut savoir rapidement qui est Benoît Labre: les premières biographies, immédiatement traduites - ou plU[ôt adaptées - en français, renseignent bientôt les curieux et plus encore les dévots.

Ce français de 35 ans, qui vient de mourir à Rome, était né à Amettes en 1748 dans le diocèse de Boulogne d'une famille de paysans relativement aisés. Après avoir vainement tenté de se faire admettre dans un couvent - il faÎt rrois tentatives qui chacune se terminent vite par un échec -, il mène bientôt une vie de vagabond \ fréquentant, de Compostelle à Einsiedeln " tous les centres de pèlerinage de l'Europe occidentale. Il est vite att iré par Lorette et Rome. Ce dernier sanctuai re devient son lieu d'attache favori surtout à partir du moment (1777) où il se fixe définitivement dans la capitale de b caLholicité. Il vit comme les mendiants de Rome, mais il s'en distingue par son comportement religieux et notamment ses longues stations de prières devant le saint sacrement; il n'est ignoré ni des peintres qui le prennent fréquemment pour modèle, ni des milieux eccl ésiast iques dans lequel il trOllve quelque appui spirituel et notamment un confesseur qui devient après son décès son principal biographe.

L'immédiate popularité de Benoît Labre est nourrie par la mobilisation soudaine, dans les semaines qui suivent sa mort, de trois circu its d'information qui sont sim ultanément utilisés: circuit des correspondances privées des pt.'r­son nes pieuses et d'ecclésiastiques qui cherchent à s'informer sur les événements romains ct bientôt à sc procurer reliques et images; circui t éditorial desriné i rassembler rapidement des éléments biographiques fiables 7 ; cÎrcuit offic i<.'1 enfin puisque le mécanismc de la canonisat io n sc met en marche dès le mois de mai 1783 avec l'o uverture d u procès d'information. Il va sans dire qu'encre ces trois niveaux les interférences sont nombreuses.

Oc ce fa it les deux biographies'~ italiennes de base, cclk's J'Alégialli et surtout de Marconi, voient le jour à Rome dans les derniers mois de 1783 : des adaptations ' J sont disponibles en France dès J'année suivante; bientôt des

Page 3: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

TRÈ Sol NTÉ RES SANT E,

CONCERNANT le Serviteur de Dieu BE NO h-JOSEPH LABRE, de 1. P.roi(fe d'Amette , Diocefe de Boulogne en Picardie, mort à Rome en odeur de Sainteté, le 16

, A~nier.

~_ L '~_.J 1'. W"'!"

A AVIGNON;

Et fi IT()U'l'L A Pif R 1 S ;

Chez. Gu J L LO T, lihraire de Mo N S IIU It.; Frete du ROI, rue ~aim ~ Jacques ~ vis-à·vis

de celle des Mathurins.

M. D CC. LXXXI II.

Page 4: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

20 2 CLA UDE LANGLO IS

récits de miracles, joints d'abord aux biographies, font rapidement l'objet de publications spécifiques ; et enfin la dévotion à Labre es t immédiatement canalisée par des o uvrages de dévotion qui tentent, comme le Vrai pénitent, de dégager une spiritualité qui s'inspire de sa vÎe de pèlerin mendiant 10,

Le« phénomène » Labre prend en fait plus d 'ampleur, de par sa complexité même. Ses miracles, son comportement religieux, et SUTWut le rôle qu 'om pu avoir sur sa formation les ouvrages considérés comme jansénisants du père Lejeune, introduisent Labre, même latéralemem, dans le débat théologique du temps 1l . Mais d 'un autre côté - et c'es t évidemment le point qui nous préoccupe ici - le succès de Labre à travers toute l'Europe, et principalement en Italie et en France, doit beaucoup à ce qu 'on serait tenté d 'appc1er une pieuse campagne de publicité par l'image qui n'a sans doute pas eu de précédent antérieurement, ct qui doit ici son originalité à sa capacité d'allier production de masse et recherche artistique.

Portraits du Saint

Expliquo ns-nous. D ès le 16 juillet 1783, soit moins de trois mois après le décès de Labre, l'abbé de Lunel écrivait à l'évêque de Bo ulogne : « Le posru lateur m'a montré 77 gravures différentes. Et il y en a autant en ci re, en faïence fin e, en peintures sans nombre» 12. Ce que confirme un spécialiste, le peinture lyonnais Bley, qui note l'immédiate apparition à Rome, sur le marché, d'au moins une cinquantaine de portraits gravés différents de Labre 1.\ .

Et le 23 septembre, cinq mois à peine après son décès, l'abbé Marconi , son confesseur et son biographe, précise dans une lettre à Jean-Baptiste Labre que « Les portraits de Benoît depuis sa mort sont tellement multipliés qu 'on en compte à présent 160.000. Il n'est aucun peintre ni graveur qui n'ait travaillé à rendre, à tirer, à représenter sa figure, au naturel, en tableaux, en médailles, en cire, en argile, en plâtre. en soie, etc. Plus de 80.000 reliques ont déjà été distribuées» H. Ces données que rien n'auto rise à mettre en cause, même si elles ne doivent être prises que comme des o rdres de grandeur, laissent rêveur. Elles anticipent sur les tirages que permettra seule en principe la lithographie à partir du début du XIX' siècle 15. Et pareillement cet appétit de reliq ues si visible paraît anticiper celui qui se manifes te au siècle suivant et que "on avait pris l'habitude d 'attribuer à la volonté de pallier les des tructions de la Révolution I~ .

10. Le vrai pénitent est dû à J'abbé LASAU$$E II. B. PLONGERON, « Benoît-Joseph Labre au miro ir de l' hagiographie

en Fra nce (1783- 1789) ", Benoît Labre. Errance et sainteté. Hilaire d'un culte (sous la di r. de Y-M. HLLAIRE), Pa ris, 1984,

12. F. GAQUERE, Le saint pauvre du Benoît -Joseph Labre, réd ., Avignon, 1954, p. 325.

13./bid. p.256. 14./bid. p.325-326 15. M. H ENKER, De Senefelder à Daumier: les débuts de l'art lithographique, Paris,

1988. 16. P. BOUTRY, .. Les Itinéra ires ultramon-

taine (1800- 188 1) ", Mélanges de Rome, p.875-930.

Page 5: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE 203

Et, clans le cas de Labre, à la quantité s'ajoute, si l'on peut dire, la qualité. Car les artistes, toujours nombreux à Rome, n'ont pas attendu la mort du nouveau saint pour le portraiturer. Comme à J'accoutumée son masque mortuaire inspirera plusieurs peintres, et les temps forts de sa biographie feront bientôt j'objet de tableaux appropriées. Mais Labre de son vivant avait déjà retenu l'attention des spécialistes de sujets religieux à la recherche de modèles, attirés par sa disponibilité, sa jeunesse, ses cheveux et sa barbe ~( à la nazaréenne », son regard pénétrant, l'animation toute spirituelle de son visage quand il se trouvait en prière dans une église. Antonio Cavallucci fit son portrait, alors qu ' il se préparait à représenter le prophète Elie et André Bley le choisit pour figurer le C hrist lui-même l7.

«J'ai entendu dire », écrira plus tard Maurice Denis, fasciné et par le tableau de Cavallucci qu 'il décrit comme un chef-d'œuvre anticipant les valeurs de la modernité des Corot, Degas et Manet, et par la personne même de Benoît Labre, « que ce pauvre avait posé chez les peintres, et que ceux-ci au moment du procès de héatification, offrirent au Saint-Père les dessins qu'ils avaient faits de lui. Je voudrais ( ... ) qu 'on pût voir ces dessins. » 18 . Certains d 'entre eux, bientôt, inspirèrent les graveurs, et tout particulièrement le portrait de Bley sur lequel nous reviendrons.

Cette production à la fois massive et variée, alliant des œ uvres de peintres de qualité et les reproductions sans talent de graveurs anonymes, présente, pour l'historien, un corpus aussi fascinant que difficile à reconstituer. Même en s'en tenant aux seules estampes, on est en droit de se demander à quoi correspond la cinq uantaine de gravures, presque toutes différentes, que l'on peut exhumer des seuls fonds parisiens de la Bibliothèque N ationale 19 ? Un échantillon sans doute - mais es t-il représentatif? - de la production italienne; l'essentiel - peut-être? - de la production française. La recherche incontestablement doit être étendue à d'autres fonds, elle doit être confrontées aux enquêtes menées parallèlement en Italie 20. A défaut donc d'une présentation d'ensemble des gravures elles-mêmes, prématurées à ce jour, nous voudrions ici insister sur quelques aspects qui constituent comme des préalables indispen­sables à une telle étude.

Commençons par des remarques d'ordre méthodologique. Tro is~ récentes publications permettent de baliser la réflexion sur le cas Benoît Labre. La première est due à Bernard Cousin 21. A première vue, tout oppose ex-voto

17. F. GAQUERE, op. cit., p . 255-256 18. P. Doyere, op. cit. , p. 8-9. 19. Nous avons consulté les ouvrages imprimés, pri ncipalement ceux de la série Ln 17 ,

et, aux Estampes. les coll ecti ons suiva ntes : N2 et N3 (Portraits) ; de Vinck, Qbl, H ennin (recueils hi storiques) ; Rd', Rd mat2 et 2B (saints et bienheureux); Li 58 et Li 58 C (Res). Il faut ajouter les reproductions des ouvrages ct articles, cités ou à cÎter, de Gaquère, Caffiero, Vovelle et tout particulièrement, pour la production orléanaise, de A. MARTIN, L'imagerie or/éanaise, Orléans. s.d

20. Enquête en cours de Marina Caffiero. 21. Le miracle et le quotidien. Les ex-voto provençaux, imaR,es d'une société, Aix, 1983.

Page 6: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

20 4 C LAUDE LANG LOIS

provençaux et images de dévotions parisiennes ou romaines de Benoît Labre. Le suppon utilisé, le mode de production, le type de diffusion, l'usage même, et plus encore le « temps» du phénomène : ici le temps court d 'une conjoncture passagère, soit quelques années; là, le temps long d ' un « ancien régime» religieux, soir près de trois siècles. Reste pourtant J'essentiel, la leçon de Cousin ; la constitution rigoureuse du corpus, la recherche de "information principalement dans l'image, la compréhension du sujet qui joue à la foi s des stéréotypes et des ses minimes variations.

La thèse de François Boespflug 22 nous rapproche davantage du saint mendiant romain . Celle-ci ne mo ntre-t-clle pas, à travers l'exemple de C rescence de Kaufbeuren et la réponse du pape Benoît XIV, un cas comparable de canonisatio n spontanée qui entraîne une dévotion jugée déviante et la produc­tion d 'images vite suspectées. So n auteur présente, de plus, de quelle façon un pape éclairé tente, à partir de ce cas particulier, de produire une vé ritable théologie de l' image. Certes l'essentiel de la démonstratio n de F. Boespflug po rte sur l~ représentation de Dieu, ct du Saint-Esprit principalement , non d 'abord sur le culte des saints. Mais ce dernier aspect n'est pas négligé; ct par ailleurs Benoît XIV est plus encore connu pour avoi r codifié avec précision les étapes successives de la procédure romaine de canonisation .

Or le cas Labre présente, au regard de ce qui s'es t passé q uarante ans plus tôt, l'occasion d 'une confrontation intéressante : comment Pie VI entend -il ce rte fois réagir devant l'apparitio n soudaine, dans la ville de Rome même, d' un culte populaire, avec ses indéniables excès H , qui se manifeste, par de bruyantes manifes tations populaires, par une prolifération d ' images et par la multiplicatio n des miracles. La décision de mettre en ro ute immédiatement le procès de canonisation peut être considéré comm e un début de réponse. Mais il fa udrait en savoir plus, pour interprêter correctement la productio n d ' images, sur le mécanisme des interventio ns d 'une auto rité romaine à la fois compréhensive, semble-t-il, et sourcilleuse.

To ute comparaison, même la plus appro priée, a ses limites. On ne peut éluder une interrogatio n directe sur la significatio n même du phénomène Labre. O n a le cho ix, en simplifiant à l'extrême. l'analyse de la situatio n de la fin du XVIIr siècle, entre deux modèles opposés : celui de la « manipula­tion » de la part d'une hiérarchie sur la défensive, et celui du « reflet » des aspi rations des masses populaires. Dans un récent article, Marina Caffierro H ,

22. Dieu dans l'art . Sollicitudirti Nostme de Benoit XIV (1745) et l'affaire Cresœnce de Kaufbeurcn , Pa ris, 1984

23. La mo rt de Benoît Lab re, su rvenue durant la semai ne sa inte, d o nna lieu à des excès, Jans l'Eglise o ù il fu t enterré, q ui auraient p u compromettre son cuire naissant, mais qui fure nt habilement neutral isé par la mise en ava nt d ' un e prophétie où Lab re lu i-même prédisait ces événements el se lamentai t sur ce qui allait arriver. Cet épisod e marqua suffisamm ent les

pou r êtrt~ rappo rtée dans les gravu res à compartiments, malgré son conlen u peu

24 . « Lo strano caso del l'E rem ita pell egrino .. , Storia (' dossier, vol. II. avril 1987, n° 6, p. 26-29.

Page 7: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE 205

tout en se gardant des simplifications excessives, esquisse judicieusement une interprétation dans ces deux directions qui ne sont d'ailleurs pas exclusives J'une de l'autre. L'absence de [Oute notoriété antérieure du nouveau saint laisse de plus une large marge d'appréciation aux deux premiers biographes qui ne mettent pas l'accent sur les mêmes aspects de la biographie de Labre 15,

Pourtant, la Révolution aidant, le modèle d'un saint mendiant, qui, par tour son comportement, s'oppose à l'ordre des Lumières, remporte définitivement. Mais, par ailleurs, J'exaltation de Benoît Labre peut aussi s'interprêter, à un moment où les tensions sociales se durcissent, où le nombre de ceux qui campent hors de la société traditionnelle augmente dangereuseemnt, comme une réponse appropriée de l'Eglise catholique qui propose de légitimer la canonisation spontanée d'un homme qui a fait le choix volontaire de la marginalité, mais qui n'est en rien un contestataire de l'ordre social et qui par ailleurs offre des garanties véritables d'une conduite orthodoxe.

Images du saint: l'offre et la demande

A ces interrogations diverses et convergentes à la fois nous voudrions apporter un début de réponse en nous imerrogeant sur la signification de la demande d'images, telle que la documentation consultée nous permet de la saisir, en la confrontant à l'offre qui est faite par les graveurs.

La piété n 'échappe pas à la mode. L'art du portrait, si développé au XVIII" siècle, ne peut que contaminer les modèles iconographiques tradition­nels. Pour Labre, les circonstances se prêtent aux nouvelles exigences de la clientèle. Les traits du masque mortuaire conservent le souvenir du mendiant mourant. Mais les portraits faits de son vivant Ont une autre valeur. Et le peintre Bley notamment triomphe alors sans modestie : «Plus de cinquante graveurs ont essayé de représenter cet homme extraordinaire après. sa mort j

mais, de l'aveu de tous ceux qui l'ont connu, aucun n'a réussi. Le seul portrait ressemblant qu'on ait fait est celui que j'ai mis dans les mains d'un des plus habiles graveurs d'Italie (Dominique C unego) » 26 .

«Je ne m'en dessaisirai jamais, continue-t-il dans la même lettre écrite en 1783 à son frère, excepté que mon souverain me fit l'honneur de me le faire demander ». Voici dans quelle circonstance: Louise de France, alors carmélite à Saint-Denis, avertie de la renommée de Labre, se procure dès le mois de juin 1783 des médaillons 27 qui représentent le nouveau saint. Eut-elle \ aussi encre les mains la gravure de Cunego ou connut-elle autrement le portrait de Bley ? On ne sait, mais peu importe; en tout cas elle n'eut pas de mal à demander à Louis XVI qu'il intervienne afin qu 'elle se procure le portrait convoité. Non d'ailleurs à des fins strictement égoïstes, puisqu'elle le fit

25. L. TRENARD, « l'historiographie de saint Benoît labre,., Benoît Labre, Errance et sainteté, p. 145-164

26. F. GAQUERE, op. cit., p.256. 27. B. HOURS, Madame Louise, princesse au Cannel, Paris, 1987, p.278.

Page 8: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

206 CLAUDE LANGLOIS

aussitôt graver à Paris par Voysard qui le lui dédia 2~ la nou velle estampe qui fit connaître J. la France les traits de Labre et qui fut immédiacerncnt recopié elle-même notamment dans une très intéressante gravure à compartiments publiée par Mondare et Jean 2'\ autres graveurs parisiens.

Et ce po rtrait ainsi popularisé devint suffisamment connu pour qu 'on s 'y réfère, même de manière abusive, comme le fit un marchand d 'estampes proposant un po rerait de Benoît Labre en pied , qui ne cr:lignit pas cependant d'ajo ute r la mention suivante : «gravé d'après le po rtrait envoyé à madame Lo uise de France » .10 bien que la no uvelle gravure fut sans rapport avec la tête de Labre due à Bley . D 'autres marchands eurent recourt à des formul es aussi équivoques pour laisser cro ire que les gravures qu 'ils mettaient en vente reproduisaient les traits exacts du saint: ainsi respectivement Jagor, sucœsseur de Pasquier, et Madame Coignct, tous deux marchands d 'estampes à Paris, proposent un buste assez banal de Benoît Labre avec cette indicatio n : « Pre­mière gravure sur le vrai portrait tout nouvellement envoyé de Rome en jan vier 1784

A vrai dire il es t trop simple de réduire la volonté d' identification de Benoît Labre à la qualité du po rerait qui inspire le graveur. U n mendiant, rapporee- t-on, en apercevant une de ses gravures à l'étalage d'un marchand d ' images, se serait écrié : « je le reconnais bien, si sou vent il m 'a fa it la chari té» \1 . Mais on aimerait savoir comment il l'a identifi é : par son visage, par sa tenue, o u par sa silho uette? Les « fi gures» de Labre en effet utilisent souvent séparément , parfois conjointement, ces trois modalités spécifiqut·s qui renvoient chacune à des univers imaginaires diffé rents.

Le portrait p roprement dit, comme celui de Bley, s'apparente à une tradition artistique, qui, au X V III" siècle, devient de plus en plus profane. Mais les graveurs qui veulent produire des gravures bon marché ne peuvent s 'engager dans cette voie trop coûteuse; ils sc contentent donc d'esquisser le visage - tête triangulaire, cheveu x hirsutes , barbe à la nazaréenne 1.\ joues creuse, yeux brillants. Alors, selon le code allégorique class ique, Labre est davantage reconnaissable à ses attribu ts : essentiellement son chapelet passé autour du couJ 1

, son manteau rapiécé, plus rarement un livre de piété glissé dans l'ouverture de celui-ci. Quelques grav ures en viennent même à transfo rmer

28. B.N.

VOVELLE, " Pauvre Benoît Labre .. les enfe rs d 'un du Nord, avril -sept. 1984, p. 855. La

fin d u XVIII ' siècle, bien q u'el le ne figure pas dans J I. B.N . ES L N2 sup. 20 et 21. 32. F. GAQ UERE, op. cit ., p. 326 33. /bid. p. 254-255. 34. Il se trouve sur l'ensemble des portraits. C'est le seul signe distinctiE visible sur i.:clui

que Vérité publi e cn 1791.

Page 9: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE

J

1

207

Page extraite de.- L'abrégé de la vic du serviteur de Dieu Benoit·joseph Labre par j.B. Alegiani, Paris· Rome. J 784

Page 10: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

208 CL AUDE LANGLOIS

Ptlge exlmite dt!: LOI vie de Benoît-Joseph Labre traduction d'après MarconÎ par Hare!, d10-Guillot, Paris. /784

Page 11: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE 209

les marques de la mendicité en un «blason» parlant grâce à l'adjonction d'objets usuels de piété: au chapeau et à l'écuelle, s'ajourent ainsi le chapelet et le livre de dévotion 3~ .

Pourtant la représentation la plus originale, et celle qui s'impose le plus rapidement J\ donne à voir Labre debout, en pied, de face, bas croisé, yeux baissé, tête légèrement inclinée, dans une attitude raide, voire hiératique, ainsi qu'il est représenté sur une peinture anonyme J 7 d'une église romaine. C'est sans aucun doute cette attitude qui frappait le plus les témoins qui pour la première fois découvraient ce mendiant, priant longuement clans les églises, tenu à "écart à cause de ses guenilles, mais étrangement immobile, les yeux baissés, debout pourtant face à son Dieu présent dans J'eucharistie - on l'appelait couramment le saint des Quarante heures. Ajoutons que de nombreux portraits à mi-corps s'inspirent de fort près de ce modèle original.

A ces productions figurées, tant italiennes que françaises, destinées avant tout à rappeler le souvenir de Labre, s'ajoutent plusieurs gravures à comparti­ments, toutes parisiennes ou orléanaises lM, qui visent non à fournir un portrait , reconnaissable de Labre, mais à faire remémorer, en une série de scènes précises, les principales étapes de sa vie, depuis son départ de chez ses parents jusqu'à sa mort et aux guérisons miraculeuses qui ont suivi sur son tombeau. Une étude plus attentive permettrait sans doute de mieux déterminer laJinalité de ces gravures à compartiments : substitut de biographie en direction de la frange des dévots non alphabétisée ou moyen commode pour fixer durablement les éléments de la vie de Labre, pour ceux qui ont pu lire les premiers ouvrages qui lui sont consacrés?

Mais cette relative variété de l'offre d'images, contaminées parfois par des modèles empruntés à des traditions iconographiques plus traditionnelles, doit s'apprécier aussi en tenant compte de la demande. Est-il possible, dans cette perspective, de répondre à des questions aussi simples qu'essentielles: qui cherchait à se procurer des portmÎts de Labre? et pour quel usage? En réalité la volonté d'identifier Labre en recourant à certains stéréotypes visuels ne peut se comprendre qu'en fonction de la finalité avant toUt religieuse de l'image. Le peintre Bley, après avoir exprimé, avec quelque suffisance, la qualité de la gravure que Cunego avait tirée de son portrait, ajoutait cette remarque très intéressante: «. Tous ceux qui connaissaient depuis longtemps Benoît Labre ont été attendri en le voyant et plusieurs ont baisé [la gravure] avec respect» Jq . 1

35. B.N. Est. N2 sup. 17 Gravure romaine de Joachim FLiidory. Voir aussi la gravure française de Martiner (id. nO 24)

36. Près des deux cinquièmes des portraits proprement dits (scion les représentations de Benoît Labre seul).

37. M. CAFFIERO, art. cit. p. 26 Eglise della Madonna dei Monti. 38. Nous nous réservons de revenir ultérieurement sur ces gravures remarquables. Par

ailleurs il faudrait aussi tenir compte d'estampes qui représentent les bénéficiaires des miracles: aucune d'entre elles ne figurent dans les colcctions consultées mais deux sont reproduites dans l'ouvrage de Gaquère.

39. F. GAQUERE, op. cil ., p. 256

Page 12: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

2/0 CLAUDE LANGLOIS

N'oublions pas que la reproduction du portrait de Labre, tant que Rome n'a pas reconnu offjciellement sa sainteté (la béatification ne sera acqu ise qu'en 1860), ne peut être ucilisé qu'à un usage privé. L'image de dévotion est regardée, touchée, embrassée même: elle se présence plus encore, pour le fidèle, comme le substitut du saint, d'où son utilisation - ct son efficacité - particulièrement dans les demandes de guérison miraculeuse. D'après un petit recueil de miracles. publié en annexe d'une Nouvelle vie ~o de labre, parue à Bruxelles en 1786, les guérisons attribuées au saint, en dehors de celles qui Ont eu lieu directement sur son tombeau, mettent en œuvre la médiation d'une image du saint, ensuite seu lement la présence de reliques, et en troisième lieu un contact moins direct, par la lecture de sa Vie.

Les récits de miracles, empruntés à "un des premiers recueils portant sur la France ~I, mont rem bien comment s'opère. dans le processus de guérison, l'utilisation de l'image. Une amie, une connaissance - plus rarement un prêtre car ces choses paraissent sc passer en dehors du circuit ecclésiastique - parlent à la malade de Labre et de ses miracles, lui apportent une Vie avec le portrait du bienheureux, ou lui procurent une relique, également accompa­gnée de son portrait. Dans les deux cas, la gravure accompagne l'envoi principal. Ainsi se définît mieux son statut: à mi-chemin de l'intelligible (le livre) ct du tangible (la relique), la gravure, Wut en conservant sa spécificité (l'image), cumule en quelque sorte les vertus des deux autres objets.

A partir de là, on pourrait croire que le processus habituel est bien représenté par le cas d'une demoiselle de Tours (décembre 1783), très malade, que son entourage engage à faire une neuvaÎne à Benoît Labre: «On lui avait donné pour l'heure une image du bienheureux, qu'on avait attaché au dossier de son lit et de plus quelques parcelles de ses vêtements, dans un petit reliquaire qu'elle avait appliqué sur le siège de sa douleur» 41. Mais en fait' dans la plupart des cas, c'est l'image elle-même qui fait fonction de relique, et donc qui doit être placée directement au contact de la partie malade. Une demoiselle de cinquante ans avait une tumeur au genou: «Elle commença une neuvaine le 1" décembre 1783 et posa sur son mal un portrait du bienheu­reux Labre entre deux linges qu'elle laissa toute la neuvaine» H. Autre pratique' similaire pour un cas semblable : « Dans les premiers jours de la neuvaine, il vint en pensée à la malade de mettre sur le mal l'image du Bienheureux Labre. Aussitôt elle sentît redoubler ses douleurs» 4\ signe non équivoque. de la crise qui prélude à une guérison prochaine.

Souvent l'image est utilisée au moment paroxystique de la maladie. Elle intervient, substitut évident du saint, comme l'adjuvant décisif. Une religieuse

40. Nouveiie vie du serviteur de Dieu Benoît fost'ph Labre, 2" éd., Bruxelles, 1786 (BN. Imp. Lnl1 10708).

41. Preuves sensibles de la protection de Dieu sur l'Eglise France par les miracles qu'il y opère tous les jours par l'intermédidire de Benoit Joseph Avignon, 1784

42. Op. cir. Demoiselle Vauguer à Tours, 23 décembre 1783. 43./bid. p. 57-58. 44./bid. p. 64.

Page 13: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

ICONOGRAPHIE DE BENO IT LABRE 211

Gravure en rouleurs, publiée en février 1791 par /'éditeur-graveur Vérité.

Page 14: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

212 CLAUDE LANGLOIS

de la Providence parvient, sans obtenir une amélioration notable, au terme de sa neuvaine: elle se voit alors conseillé de « placer sur sa poitrine l'image du serviteur de Dieu, cc qu'elle fic avec toute la confiance possible» 45 , Et le' processus s'enclenche, avec l'immédiate augmencation du mal précédent la soudaine guérison. Une situation de détresse conduit une dame de 60 ans qui souffrait depuis longtemps de l'estomac à une pratique similaire. « Se trouvant plus mal qu'à l'ordinaire clle mît sur son lit en se couchant le portrait encadré du bienheureux Labre ». Un autre témoin est plus précis: Une « crise d'oppres­sion et d'étouffement ( ... ) l'obligea de se relever la nuit du 15 au 16 octobre [1783] pour prendre le portrait du bienheureux et le poser sur son estomac, et lui demander du secours pour ne pas mourir subitement ceHe nuit là afin d'avoir le temps de recevoir les sacrements» 46.

De semblables utilisations du portrait du saint, retenu comme médiation en vue d'obtenir une guérison miraculeuse, peuvent être considérés comme des formes extrêmes du rôle religieux de l'image. CeUt-ci s'inscrit dans un espace dévotionneUe privé, mais non strictement individuel, ct presque toujours ritualisé (neuvaine en l'honneur de Labre). Culte populaire? Le terme paraît impropre s'il veut désigner les bénéficiaires qui som souvent en France soit des religieuses, soit des pieuses filles, vivant «bourgeoisement ». Pratique feminine? En grande partie, et sans doute faudrait-il aller plus avant dans ceHe voie pour interpréter correctement le succès de Labre, particulièrement dans les couvents, comme en témoigne l'engouement immédiat de Louise de France pour ce nouveau saint romain.

Culture religieuse de l'Image

Nous voudrions terminer cette présentation un peu buissonnière en cher­chant à dépasser le cas de Labre qui sert ici de révélateur et à esquisser une brève réflexion sur la place encore stratégique occupée par l'image dans la piété catholique à la veille de la Révolution. La gravure savante, depuis longtemps, et plus largement au xvnr siècle, sert notamment à la reproduction des tableaux célèbres. Au moment où les gravures de Cunego et de Voysard diffusent les traits de Labre fixés par le peintre Bley, les amateurs d'estampes, français particulièrement, pouvaient commencer à disposer de reproductions fidèles des peintures, religieuses ou non, de grandes collections italiennes. Cet annoblissement du mendiant Labre par la grande peinture a pu aider à le fair recevoir dans l'élite sociale; un patronnage royal aussi remarqué que celui de Louise de France a dû produire les mêmes effets.

Mais surtout J'image a un rapport essentiel avec le livre, et plus particuliè­rement avec le récit biographique, soit que le portrait du saint figure en tête de l'ouvrage, selon la pratique habicuelle du frontispice, soit que la gravure à compartiments se présente comme un résumé visuel de sa vie, voire comme un substitut pour ceux qui demeurent en marge du monde des lecteurs. Mais J'image vaut aussi pour elle-même, ou plutôt pour la relation quasi-directe

45./b;d. p. 11

46./Md. p. 14-16

Page 15: L'iconographie de Benoit Labre. Prolégomènesprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1989-39-156... · 2016. 12. 2. · L'ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE Prolégomènes Au printemps

ICONOGRAPHIE DE BENOIT LABRE 213

qu'elle permet d'établir avec un saint dont le tombeau est lointain et dont les reliques, bien que généreusement dispersées, ne sont pas toujours immédiate­ment disponibles. Image de dévotion, image de protection, image-relique encore: image encadrée et mise en bonne place dans sa chambre, image placée dans un livre pieux, image baisée dévotemem, mais aussi, en cas de maladie notamment, image susceptible de guérir par contact immédiat avec le corps malade.

Revenons pour terminer une dernière fois à Labre. Son culte eut un succès immédiat qui, semble-t-il, dépasse le phénomène de mode ainsi qu'en témoigne l'introduction du nouveau saint en 1791 dans le débat décisif de la Constitution civile du clergé, voire son souvenir vivace en l'an VIII si l'on en juge par la place que Desorgues lui assigne dans son conclave de dérision ~1.' Plus cncore son succès, largement européen nous assure-t-on, en tout cas repérable en Italie comme en France, qui touche aussi bien les tnilieux populaires qui sont à l'origine de son succès que les élites dévotes qui diffusent rapidement son culte, témoigne sans aucun doute de l'émergence d'un certain piétisme catholique, hostile aux Lumières, populiste sans doute plus que strictement populaire, que Rome encourage et dont la papauté tirera bénéfice, mais qui, semble-t-il, trouve difficilement un second souffle au lendemain de la tornade révolutionnaire.

Au contraire la deuxième époque du culte de Benoît Labre, postérieure à 1860, marquée par sa béatificatÎon puis sa canonisation (1881), coïncide parfaitement avec les manifestations de l'ultramontanisme triomphant de la seconde moitié du XIX C siècle et les tentatives effectuées par le catholicisme, français notamment, pour mieux contrôler et mieux intégrer les formes tradi­tionnelles de la piété populaire - pèlerinage notamment - au moment où les progrès du scientisme 48 posent de nouveau avec une acuité renouvelée, 1

mais dans un autre contexte que celui de la fin du XVIII" siècle, le problème du rapport entre le Catholicisme et les lumières de la raison.

Claude LANGLOIS

47. M. VOVELLE, art. cit. p. 857-861. 48. J.-P. RIBAUD, " La sainteté de Benoît Labre, un défi à l'esprit scientiste de la fi.n

du XIX' siècle " Benoît Labre, errance et sainteté, p. 83-94.