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DE LA MÊME AUTEURE

Tableau de jeunesse, Éditions Pierre Tisseyre, 1986.Jazz chez la mécanicienne, avec Annie Harrisson, Éditions

Pierre Tisseyre, 2007.Jazz chez le médecin, avec Annie Harrisson, Éditions Pierre

Tisseyre, 2007.Mia chez la coiffeuse, avec Annie Harrisson, Éditions Pierre

Tisseyre, 2007.Théo chez les comédiens, avec Annie Harrisson, Éditions Pierre

Tisseyre, 2007.De mères en filles, tome 1, Alice, Éditions Libre Expression,

2014.De mères en filles, tome 2, Ariane, Éditions Libre Expression,

2014.

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À mes enfants, Gabrielle et Jean-Michel. À mon amour, Bernard.

À Isa. Aux amis d’enfance. Aux cousins et cousines.

Aux frères et sœurs. Aux enfants adoptés. À la famille.

À ceux qui, en dépit de tout, se sont quand même relevés

pour continuer d’avancer.

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Chapitre 1

En ce matin de l’hiver de 1951, Anaïs Calvino se lève à l’heure des poules. À neuf ans, elle ne traîne pas au lit. Pour elle, les samedis sont sacrés. Une fois le petit-déjeuner avalé, son lit fait et sa chambre remise en ordre, elle s’installe pour écouter les histoires de tante Lucille, un incontournable. Ce rendez-vous hebdomadaire est ce qui lui permet de traverser la semaine avec patience et bonne volonté. Cette maître conteuse l’em-mène toujours droit au paradis, là où tout devient possible et où tout est plus vrai que la vie même. Avec les jumeaux Claude et Henri, ses complices, aucun plaisir n’égale cette émission de radio destinée aux enfants.

Une fois son moment d’écoute passé, elle s’empresse d’aller à l’étage pour faire sa toilette et s’habiller. Anaïs se mire dans la glace, découvrant une image d’elle-même qui lui convient : jupe de laine à plis serrés et chemisier ajusté aux manches bouffantes. Elle se coiffe toute seule, enroulant ses deux nattes derrière ses oreilles, et se félicite du résultat. Pas un frisottis impertinent et pas un faux pli ne viennent gâcher sa tenue. À l’intérieur, une fébrilité l’habite : elle se prépare pour son cours de diction. Elle avalera son dîner sans presse. Mme Bernard l’attend à quatorze heures pile, dans cette vaste pièce plutôt dénudée qui cache costumes et jeux dans les coffres s’allon-geant sous les fenêtres.

Un peu avant le moment convenu, Anaïs enfile son man-teau et ses guêtres, puis ses bottillons d’hiver fourrés de mouton

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blanc qui se replient à la cheville. Elle s’assoit dans l’entrée de la grande maison, attendant sa mère :

— Je suis prête ! lance-t-elle à l’intention d’Ariane, occupée à coucher les garçons sous la garde de Marcel, en visite à la maison pour quelques jours.

Pour les jumeaux, une courte sieste les après-midi n’est pas un luxe.

Une fois au studio, Anaïs sait qu’elle oubliera tout, plongée dans un autre monde, celui des comptines, des chansons et de la fantaisie. Et il lui tarde de se lancer dans cet univers d’évasion. Elle quitte le siège de la Peugeot et part en courant vers l’escalier qu’elle gravit en grimpant les marches deux par deux.

Il lui tarde de montrer ses progrès de la semaine. À peine ses vêtements d’hiver enlevés et accrochés, elle récite de courtes phrases pigées au hasard dans un pot de verre.

— Un dragon qui se dégourdit, le voilà dans de beaux draps !

— Bravo, Anaïs ! Aucune hésitation ! Excellent !— Petit peton, peut-on te promener sur le pont ? lance la

gamine pour ajouter à son succès.Un rythme s’impose et emporte la fillette. Elle adore sentir

le regard d’admiration infinie porté sur elle par Mme  Bernard. Pour cette seule satisfaction, elle ne lésine pas sur les efforts.

— Tu en as fait des progrès depuis que tu viens chez moi, n’est-ce pas ? Tu peux être fière.

— Oh oui, madame Bernard, répond l’enfant avec conviction.

D’aussi loin qu’elle se souvienne, s’exprimer devant les adultes lui a toujours paru une affaire complexe. La mort d’Agathe et les bouleversements causés par son départ avaient intensifié son malaise et sa nervosité. Au moment de prendre la parole, intimidée, nerveuse, elle éprouvait de plus en plus de mal à se laisser aller librement.

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Une fois les exercices de pose de voix achevés, la répéti-trice prend un temps d’arrêt pour adresser un large sourire à son élève.

— Tu progresses, jeune demoiselle. J’ai une proposition pour toi… Des auditions seront organisées d’ici quelques mois. On cherche une enfant qui aurait à peu près ton âge pour un rôle au théâtre. Cela te plairait-il de concourir ?

— Oh oui, c’est certain !— Je vais en discuter avec ta maman quand elle viendra te

chercher. Ce sera beaucoup de travail que d’apprendre autant de texte.

— Je pourrai très bien le faire, madame Bernard.— Je le crois aussi. Ça n’est pas pour tout de suite. Et le

récit est sombre, tu sais…— Aucune histoire ne peut être plus triste que celle de

Bambi. Pourtant, je l’ai adorée, c’est même ma préférée !

***

Le jour tombe sur la ville. Sur la cuisinière au gaz, une soupe aux pois mijote tout doucement. Sachant qu’Ariane rentrera tard du travail, Mme Demers, l’aide de la maison, l’a fait réchauffer pour elle tout juste avant d’aller au lit.

De retour d’une journée particulièrement difficile à cause d’un enregistrement houleux, Ariane Calvino doit faire un effort pour ne pas se coucher l’estomac vide. Debout, une cuil-lère de bois à la main, elle brasse machinalement le contenu de la casserole. Elle éteint le feu, verse le liquide chaud dans un bol et s’assoit à la table de la cuisine. Une missive pliée avec application l’attend. Anaïs, d’une main assurée, a écrit à celle qui est, par la force des choses, sa maman. Celle-ci déplie la feuille et se met à la lecture. Sa fille décrète qu’elle n’en peut plus d’attendre sa réponse tellement le projet l’emballe. Elle l’implore de la laisser passer l’audition pour obtenir ce premier rôle au théâtre. Secouée par le ton de cette missive, la mère,

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contrariée, s’éveille tout à fait. Pourquoi faut-il que cette petite aime tant l’art dramatique ? Tandis que la question vient à son esprit, elle se reproche d’être en partie l’artisane de son propre mal-heur, puisque c’est elle-même qui a inscrit la gamine chez une des meilleurs professeurs de diction de Mont réal.

Alors que Marcel, son époux, se trouve à Toronto, où il s’est installé pour affaires depuis plus de trois ans, et qu’il n’est pas là physiquement pour lui adresser des reproches, elle imagine la conversation qu’ils auraient s’ils se trouvaient ensemble à ce moment précis :

— Cette enfant n’est pas normale parce que tu ne l’as pas traitée nor-malement ! À la mort de sa mère, tu l’as laissée se replier sur elle-même en l’emmenant avec toi en France au lieu de lui permettre de retrouver ses repères auprès de ses frères qu’elle adorait ! Depuis, elle vit dans son monde !

— Pourquoi faut-il que dès qu’il est question d’Anaïs tout devienne tellement tragique ?

— Ton attitude envers elle n’est pas bonne. Tu lui passes tous ses caprices. Déjà qu’elle a fait quelques publicités. N’est-ce pas suffisant ?

— J’ai envie de lui accorder ce qu’elle me demande, pour la récom-penser pour ses progrès. Les cours de diction lui ont permis de mieux s’ exprimer, et la petite adore Mme Bernard, qui lui fait une proposition plus qu’intéressante.

— Donc, tu vas la laisser passer cette audition ? Et si elle emporte le rôle, tu vas lui permettre de le jouer ? Après ce rôle, ce sera un autre, puis un autre ! Tu es pleine de contradictions, lui répondrait Marcel.

D’autant plus implacable qu’il a raison, car Ariane ne cesse de répéter qu’elle ne veut pas nourrir les ambitions artistiques de sa fille.

— Je sais… Mais je ne peux pas lui refuser ça, se surprend-elle à répondre à voix haute, alors qu’elle se trouve seule dans la cuisine. J’en suis incapable, lance-t-elle, exaspérée.

Depuis que son mari habite la Ville reine et qu’elle élève seule leurs trois enfants tout en travaillant de plus en plus fort, elle trouve sa plus grande consolation dans le fait que ces divergences de vue, jadis si fréquentes avec son époux, n’ont

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plus cours. Sauf dans mon imagination, s’amuse-t-elle à penser en déposant son bol dans l’évier. Je réfléchirai de nouveau à tout ça demain. Car ce soir, je suis à bout de forces.

***

L’hiver a passé, puis le printemps. Anaïs prépare son audi-tion. Elle tient le texte de la pièce sur ses genoux, imaginant la scène au fur et à mesure de sa lecture : une enfant de son âge est assise sur son lit. Elle tient une image dans ses mains. Au moindre bruit, elle cache son trésor sous sa veste. La petite regarde fixement la photographie et prie à voix basse pour que de là-haut on l’entende. Elle n’a pas aperçu l’ombre qui se dessine dans l’embrasure de la porte. Une mégère sèche et grinçante apparaît en hurlant. Elle agrippe le portrait et le déchire en mille morceaux. Elle quitte la chambre et, d’un geste hargneux, soulève le rond du poêle et y jette les déchi-quetures sous les cris stridents de la gamine. Anaïs relève la tête. Son cœur bat à toute allure ; une envie de pleurer l’étreint. Elle sanglote sans bruit, car si sa mère surprend sa peine, elle reviendra sur la permission accordée et tellement difficilement acquise.

— Si le drame te bouleverse trop, je veux que tu me le dises tout de suite.

— Mais c’est du théâtre, maman !Anaïs porte son mouchoir à son nez et s’essuie discrètement.

C’est Agathe qui avait brodé ces marguerites sur le carré de coton. Du coup, une scène se superpose sur le tissu. Elle revoit le petit instrument d’un noir lustré qui scintillait dans la nuit, lorsque la lune, pleine et brillante, faisait entrer les rayons de sa lumière par l’ouverture vitrée. Cette réplique en format réduit d’un piano à queue sortie tout droit de la fabrique Craig, sise dans le Mile-End, elle l’avait reçue un jour en cadeau. Et le sourire de sa mère posé sur elle avait réchauffé son âme.

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Ce matin-là, après s’être levée, elle avait remarqué une étin-celle particulière dans le regard d’Agathe. Sa mère se déme-nait, servant le petit-déjeuner rapidement et, au moment de le couper avec un peu d’eau, elle avait renversé le lait si précieux. Les garçons, sensibles eux aussi à l’agitation inhabituelle de leur tante, échangeaient quelques coups de poing amicaux en ricanant nerveusement.

— Ma chérie, sais-tu combien ta maman t’aime et te trouve aussi intelligente que douée ?

Anaïs adorait la fierté qu’elle lisait dans les yeux de sa mère.— Eh bien, aujourd’hui, je vais te donner un présent… Il

s’agit d’un instrument très rare qui appartenait à un ami.Agathe avait dans la voix une solennité presque hypnoti-

sante qui marquait l’importance de l’objet qu’elle comptait lui offrir. Et la journée, plutôt grise et immobile, semblait vou-loir accentuer le suspense du moment ; Anaïs avait attendu la surprise avec impatience. Vers la fin de la matinée, le mystère était enfin résolu : deux hommes à la carrure forte et imposante s’étaient présentés à la porte, et c’est en courant que le petit trio infernal était venu leur ouvrir. Les colosses tenaient une boîte qui, en contraste avec leur corpulence, semblait minuscule et ridiculement légère dans laquelle se trouvait le piano en format réduit. Fébrile, Anaïs avait vu sa mère indiquer aux livreurs de passer par la ruelle pour se rendre jusqu’à l’arrière, où elle leur ouvrirait la porte. C’est en courant et en riant que les enfants avaient parcouru le grand couloir de la maison, qu’ils avaient dévalé l’escalier du sous-sol et ouvert la porte de la chambre.

Les hommes étaient entrés et avaient déposé leur livraison dans la pièce attenante à la chambrette de la mère et de la fille. Ils étaient repartis après avoir pris le temps de faire jouer leurs énormes biceps tatoués, pour le plus grand plaisir des jumeaux médusés. Claude avait passé le reste de la journée à descendre et à relever les avant-bras comme Louis Cyr sur les photos…

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La boîte intriguait tout autant que ce qui pouvait se dissi-muler dedans. Elle était toute de bois massif, et il avait fallu aller chercher un marteau et un pied-de-biche dans l’atelier. En travaillant du coude et de l’avant-bras et en y mettant tout son poids, Agathe avait fait sauter les clous retenant les planches. Une fois la première lanière arrachée, Anaïs avait enfin assouvi sa curiosité brûlante et aperçu les touches d’un clavier.

— Un piano ! n’avait-elle pu s’empêcher de hurler.La mère s’était affairée de plus belle à libérer l’instrument

miniature, tandis que les garçons s’étaient appliqués à empiler les planches sous l’évier, les déplaçant d’un bout à l’autre du couloir, avec force roucoulements et gazouillis joyeux. La per-sévérance avait enfin été récompensée quand avait fièrement émergé, au bout des bras d’Agathe, un piano à queue pas plus haut que trois pieds mais tout à fait magnifique, avec son cou-vercle s’ouvrant et se refermant, un clavier à trois octaves, des pédales en fonction et un petit banc rembourré et recouvert de velours rayé. Plus excitée encore que la fêtée à qui elle des-tinait son présent, Agathe s’était agenouillée face au meuble et avait soulevé le pupitre…

— C’est exactement comme un vrai ! Tu vois, ma chérie ? Tu vas pouvoir jouer ! Je vais t’apprendre !

Et des étoiles scintillaient dans les yeux de la maman.

Anaïs n’a rien oublié des traits du visage de sa chère dis-parue. L’intensité de l’émotion, intacte, hante toujours son âme. Le petit piano a été remisé depuis, mais la scène qu’elle doit apprendre a ravivé ce souvenir. Car elle aussi cache une photo de sa vraie maman dans le tiroir de sa table de chevet.

***

En ce début d’été de 1951, au moment de le décliner, Anaïs n’hésite pas et récite un texte répété depuis des mois. Alors que partout ailleurs elle se sent timide, gauche et maladroite,

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voilà que, dans la peau de cette petite fille brisée et mal-traitée, elle, Anaïs Calvino, émerge. Quand on lui demande de faire semblant, elle s’exécute sans gêne. Et s’il lui arrive de buter sur une consonne, plutôt que de laisser l’angoisse la dominer, elle revient en arrière, respire à fond et corrige son faux pas. Le metteur en scène semble impressionné. La fil-lette découvre sa puissance, cette capacité de capter l’attention qui l’habite. Dès les premiers moments, elle sait qu’elle sera choisie.

Un silence s’installe dans la salle d’audition. La victoire lui paraît possible ; elle ne pouvait faire mieux. Désolée de voir venir la fin d’un moment aussi parfait, elle reste là, charmante dans sa robe saumonée avec ses cheveux blonds presque blancs tombant en boucles sur son dos. Ce contraste avec l’horreur de la scène qu’elle vient de rendre est d’autant plus frappant. Un instant passe et un monsieur bedonnant à l’air gentil lui sourit et quitte sa chaise pour la rejoindre.

— Bonjour, Anaïs… Ton prénom est rare et bien joli. Tu as très bien rendu l’extrait.

La petite acquiesce, tout de suite rassurée par le ton posé et l’attitude chaleureuse du metteur en scène.

— Mais je m’interroge… Si je te demandais de pleurer, comme ça, maintenant, est-ce que tu le pourrais ?

La connexion avec un moment triste se fait rapidement. La toux de sa mère lui revient aux oreilles. Persistante. Inquiétante.

— La clinique se trouve à Sainte-Agathe, c’est un signe, non ? avait déclaré sa maman entre deux expectorations.

La valise trônait, ouverte, comme une bouche béante et monstrueuse. Elle s’emplissait à une vitesse effrayante : les bas nylon si précieux et élégants, les gaines, les soutiens-gorge entretenus avec soin, les culottes de viscose qui avaient tout de la soie. Dès que sa mère avait le dos tourné, Anaïs s’empressait de les retirer du bagage pour les remettre à leur place, dans la commode. Quelque chose d’irrémédiable se préparait, elle le

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sentait. Elle avait beau poser les questions qui traversent l’es-prit d’une jeune enfant, personne ne la prenait au sérieux.

— Ma poupée, pourquoi ne m’aides-tu pas ? Tu es si agitée !Anaïs s’était sentie envahie d’une angoisse profonde car elle

avait détecté une pointe de colère, d’irritation à son endroit. Elle s’était crue responsable de ce départ rapide et impromptu.

— Si je le pouvais, je t’embrasserais et te serrerais très fort, mais on me l’interdit car je risquerais de te transmettre ma maladie.

Elle avait très bien saisi le sens du propos et avait juste-ment souhaité être atteinte de ce mal, elle aussi, pour suivre celle qu’elle aimait plus que tout au monde.

— Tu vas rester ici avec tante Ariane et oncle Marcel. Ils vont prendre bien soin de toi. Ils me l’ont promis. Henri et Claude vont être avec toi.

Pour toute réponse, l’enfant avait tendu les bras, implo-rante. Elle aurait voulu que sa mère la prenne, l’enlace, la cajole. Elle l’avait souhaité à un point tel que ça lui faisait mal comme une plaie ouverte au milieu de son petit corps. Quand elle avait vu qu’au contraire Agathe s’était détournée, elle avait poussé un hurlement.

Dans le local d’audition, Anaïs pleure avec tellement de sin-cérité que l’homme s’y laisse prendre et l’enlace pour la consoler.

— Allez, allez, je ne souhaitais pas te chagriner.Anaïs réagit vivement à ces paroles. Elle stoppe ses sanglots

et sèche ses larmes du revers de la main.— Mais je ne pleure pas pour vrai…De son regard bleu azur, elle rassure le bon monsieur. Une

seconde plus tard, voilà qu’elle sourit de toutes ses dents.

***

Chaque fois qu’il tente d’aborder le sujet, son épouse s’esquive et veut dévier la conversation. Marcel Lepage n’est pas dupe :

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de toute évidence, sa femme préfère habiter seule dans une ville où elle a ses amis, son travail, voire ses amants, pour-quoi pas ? Il enrage. Il ne se sent bien nulle part. À Toronto, lors des visites de Minnie, il doit se cacher et multiplier les astuces pour éviter que sa relation adultère soit dévoilée au grand jour. Une telle révélation causerait le plus grand tort à sa réputation. Il perdrait des clients et beaucoup d’argent, en plus d’amis et de relations essentielles. Par moments, l’envie de quitter sa maîtresse gagne en force. Mais lorsqu’il se retrouve devant son épouse froide comme de la glace, par ce soir de canicule de juin, et qu’elle refuse systématiquement de quitter Mont réal pour le suivre et l’appuyer, il se sent pris au piège.

— Alors… Que veux-tu que je fasse ? Quel choix me laisses-tu ?

— Je ne sacrifierai pas ma carrière, Marcel. Cesse d’insister.— Quand nous nous sommes mariés, tu disais que jamais

le travail ne nous séparerait.— Il y a bien des choses qui ont changé pour moi, depuis

ce temps-là. Et toi aussi, tu avais de grandes prétentions, à l’époque. Tu m’avais d’ailleurs juré ton honnêteté…

La colère tout en retenue qu’il décrypte l’alerte. A-t-elle pu avoir vent de quoi que ce soit en ce qui a trait à Minnie ?

Ariane porte son verre de vin à ses lèvres. L’alcool lui réchauffe l’esprit. Elle a pris sa décision ; celle de mettre un terme définitif aux espoirs de Marcel. Jamais elle ne quittera sa maison de l’avenue Outremont, ni ne s’éloignera de sa famille. Pour son mari, elle ne prendra plus de risque. Elle a perdu confiance en lui.

— Tout à l’heure, avant de quitter la station, j’ai croisé M. Desrosiers, un directeur de Radio-Canada. Nous avons discuté. Il y a longtemps que je me promettais de lui parler ; depuis mon départ pour l’Europe, en fait, il y a de cela déjà quatre ans.

— Je ne vois pas le rapport avec notre discussion.

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— Attends, j’y arrive… Il faut parfois du temps pour com-prendre qu’on a été trahi. C’est ce que j’ai saisi au cours de ma conversation avec lui. J’ai appris des choses surprenantes et très instructives te concernant.

Pesant bien ses mots, Ariane dévoile ce qu’elle désigne comme une fourberie inacceptable. Ainsi donc, Marcel avait profité du fait qu’elle se trouvait en voyage à Paris pour ren-contrer le directeur de la programmation de la société d’État à sa place… Et non content de lui avoir menti, il avait en plus soumis une série radiophonique sur le jazz pour remplacer celle qu’elle avait déposée ? C’était du joli !

— Ça te fera plaisir de savoir que mon projet n’a pas fonc-tionné. Mon émission ne s’est pas rendue en ondes, répond l’homme, agacé. Le jazz n’a pas la cote, semble-t-il. Le public préfère les courriers du cœur avec un curé importé de France qui se dit psychologue !

Soufflée par la réplique de Marcel, elle hausse le ton. Alors qu’il devrait s’excuser de l’avoir trompée et d’avoir lâchement pris une place qui lui revenait à elle, il se moque de son tra-vail ! C’en est trop ! Ariane, qui déteste les cris et les colères, sait habituellement garder son calme en toutes circonstances. Mais là, elle explose.

— L’abbé Gilles vous écoute n’a rien d’un courrier du cœur, c’est une émission essentielle qui informe sur des faits importants de la vie courante ! J’en suis très fière. J’ai travaillé fort pour me rendre où je suis aujourd’hui. Ma carrière, je l’ai bâtie à la sueur de mon front ! Jamais je ne pourrai te pardonner d’avoir pu me nuire comme tu as osé le faire !

— Et toi, en présentant une série à Radio-Canada sans m’en parler, presque dans mon dos, tu m’as dupé sans retenue ! Tra-hison pour trahison, tu as autant de reproches à te faire !

— Comment peux-tu espérer que je te suive à Toronto après ce que je viens d’apprendre ? Que j’abandonne tout pour jouer les épouses confiantes ? Jamais, tu m’entends ! Jamais ! C’est hors de question !

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Elle s’enflamme et rougit. Il rétorque à son tour. Le mot « divorce » est lancé au-dessus de la table. Ariane pense aux enfants et tente de recouvrer son calme. Elle ne veut plus que Marcel lui adresse la parole. Plus jamais qu’il ne la touche.

— Ça suffit. Restons-en là pour ce soir.Marcel déteste lorsque sa femme met fin à leurs discus-

sions. Il exècre cette autorité qu’elle se donne sur lui. Et cette distance qu’elle place entre eux. Il la regarde quitter la salle à manger, glaciale comme une reine au milieu de ses sujets. Il a envie de la secouer, de la frapper et de lui rappeler qu’elle aussi a ses torts. Qu’elle n’est pas blanche comme neige et qu’il n’est pas le démon…

— Je suis fatiguée. Je vais me coucher.Il rejoint sa chambre à son tour, celle des amis, qu’il occupe

désormais quand il vient à Mont réal. Empreint de hargne et de chagrin mêlés, il ne prend pas le temps de se dévêtir et se couche en habit.

Cette nuit-là, Ariane ne parviendra à trouver le som-meil que très tard. Comment l’amour peut-il se transformer autant et prendre le visage de la rage et du dégoût ? Voilà l’ef-frayante énigme à laquelle chacun se bute. Mais chose certaine, Marcel Lepage et Ariane Calvino n’envisagent plus de partager ensemble autre chose que le malheur.

Quelques heures plus tard, une petite souris se glisse sous les draps et rejoint sa maman. D’abord éveillée en sursaut par les éclats de voix de ses parents, la gamine était retombée dans une nuit pleine de cauchemars, de sorcières et de gnomes affreux. Éveillée en sursaut et effrayée par ses mauvais rêves, elle préfère terminer sa nuit dans le lit accueillant de sa mère. Bien qu’elle aime son père de tout cœur et regrette le temps où il habitait avec eux à la maison, il reste qu’elle anticipe avec beaucoup d’anxiété ces moments où il revient à Mont réal pour passer quelques jours avec eux. Car si Marcel annonce sa venue pour un vendredi, alors dès le lundi précédant son

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arrivée Ariane se montre plus soucieuse. Il faut comprimer le temps et les tâches de sorte que tout soit achevé pour l’ar-rivée du roi, comme le dit souvent sa mère, à la blague. Mais elle perçoit l’ironie et l’agacement dans ses propos. Cela l’in-quiète : est-ce à cause d’elle que son père a quitté la demeure familiale ? Elle se pose la question quand elle sent le regard noir de Marcel sur elle. Il n’a plus la patience d’autrefois à son égard.

Ariane dort à poings fermés quand un hurlement la tire du sommeil. Elle saute du lit et se dirige en courant vers la salle de bain. Elle ne le sait pas, mais elle court vers l’impensable.

***

Ariane déteste les parents qui usent de leur influence et qui intercèdent pour obtenir des passe-droits pour leur progéni-ture. Mais cette fois, elle n’a pas le choix.

— Ma fille adorait son père. Et elle l’a trouvé mort… Elle n’est pas en état de tenir son rôle, je suis absolument désolée.

— Quelle triste nouvelle… Je comprends très bien la situation.

— Si par ailleurs, quand elle ira mieux, elle pouvait assister à la pièce depuis les coulisses…

— Dites à Anaïs qu’elle pourra venir nous voir tant qu’elle le voudra.

— Merci. C’est gentil. Je lui ferai le message. Cela la conso-lera un peu.

Elle raccroche le téléphone. Lasse, il lui faut annoncer à sa fille que ce rôle qui emplissait son âme de bonheur lui est refusé. À la mort de Marcel, Anaïs a subi un choc nerveux. Le médecin est formel : l’enfant doit profiter de l’été et du congé scolaire pour se refaire des forces.

Cette saison qui s’annonçait pleine de promesses, Anaïs Calvino la passera au repos forcé.

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3 anaïsDominique Drouin, petite-fille de Mia Riddez-

Morisset, travaille dans le milieu de l’écriture et de la télévision depuis près de trente ans. Elle a participé à plusieurs projets en tant que scénariste : Terre humaine, Le Grand Remous, Parents malgré tout, Les Poupées russes, Sous le signe du lion, Ent’Cadieux, Ramdam et Watatatow. De mères en filles est sa première série romanesque.

MONTRÉAL, 1951. Anaïs a neuf ans. Après avoir été confrontée à la mort de Marcel, un homme qu’elle considère comme son père, elle trouve refuge dans l’art dramatique. La scène et le cinéma adoucissent son chagrin. Devenir quelqu’un d’autre la comble… Dotée d’un talent d’exception, l’enfant vedette connaît un succès considérable qui lui redonne confiance. Mais un drame fera de nouveau basculer sa vie. Bouleversée, elle ne pourra échapper aux séquelles de ce traumatisme.

Émotivement fragilisée, elle connaît des hauts, mais surtout des bas. Encore mineure, elle s’exile en secret à Toronto avec son amoureux et ne donne aucune nouvelle à sa famille pendant longtemps. Nourrissant ses rêves de réussir comme comédienne, elle vivote, consomme et fuit ses responsabilités. Elle devra traverser plusieurs années éprouvantes avant de rentrer au bercail et de renouer avec le succès. Loin de lui apporter le  bonheur, la vie de vedette éloigne Anaïs de ce qu’elle cherche : l’amour, le vrai. Pour l’atteindre, elle devra affronter la vérité…

La saga De mères en filles raconte, sur un siècle, le destin de quatre femmes artistes évoluant dans des domaines différents.

ISBN 978-2-7648-0835-1

www.dominiquedrouin.com

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