l'expropriation pour cause d'utilité publique de 1833 à 1935

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AVERTISSEMENT Ce document est le fruit d'un long travail approuvé par le jury de soutenance et mis à disposition de l'ensemble de la communauté universitaire élargie. Il est soumis à la propriété intellectuelle de l'auteur. Ceci implique une obligation de citation et de référencement lors de l’utilisation de ce document. D'autre part, toute contrefaçon, plagiat, reproduction illicite encourt une poursuite pénale. Contact : [email protected] LIENS Code de la Propriété Intellectuelle. articles L 122. 4 Code de la Propriété Intellectuelle. articles L 335.2- L 335.10 http://www.cfcopies.com/V2/leg/leg_droi.php http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/droits/protection.htm

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  • AVERTISSEMENT

    Ce document est le fruit d'un long travail approuv par le jury de soutenance et mis disposition de l'ensemble de la communaut universitaire largie. Il est soumis la proprit intellectuelle de l'auteur. Ceci implique une obligation de citation et de rfrencement lors de lutilisation de ce document. D'autre part, toute contrefaon, plagiat, reproduction illicite encourt une poursuite pnale. Contact : [email protected]

    LIENS Code de la Proprit Intellectuelle. articles L 122. 4 Code de la Proprit Intellectuelle. articles L 335.2- L 335.10 http://www.cfcopies.com/V2/leg/leg_droi.php http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/droits/protection.htm

  • Facult de droit, sciences conomiques et gestion.

    Ecole doctorale SJPEG.

    Lexpropriation pour cause dutilit publique de 1833 1935

    (lgislation, doctrine et jurisprudence avec des exemples tirs des archives de

    la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle).

    Thse pour le doctorat en sciences juridiques.

    Spcialit : Histoire du droit.

    Prsente et soutenue publiquement par Rodrigue Goma Mackoundi L.

    Le 16 dcembre 2010 14h30.

    Composition du jury

    Directeur de thse

    Monsieur Christian Dugas de la Boissonny, Professeur mrite lUniversit

    de Nancy 2.

    Rapporteurs

    Monsieur Pierre Bodineau, Professeur lUniversit de Bourgogne.

    Monsieur Renaud Bueb, Matre de confrences lUniversit de Franche-

    Comt.

    Suffragants

    Monsieur Hugues Richard, Professeur lUniversit de Bourgogne.

    Monsieur Franois Lormant, Ingnieur de recherche au centre lorrain

    dhistoire du droit.

  • Facult de droit, sciences conomiques et gestion.

    Ecole doctorale SJPEG.

    Lexpropriation pour cause dutilit publique de 1833 1935

    (lgislation, doctrine et jurisprudence avec des exemples tirs des archives de

    la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle).

    Thse pour le doctorat en sciences juridiques.

    Spcialit : Histoire du droit.

    Prsente et soutenue publiquement par Rodrigue Goma Mackoundi L.

    Le 16 dcembre 2010 14h30.

    Composition du jury

    Directeur de thse

    Monsieur Christian Dugas de la Boissonny, Professeur mrite luniversit

    de Nancy 2.

    Rapporteurs

    Monsieur Pierre Bodineau, Professeur lUniversit de Bourgogne.

    Monsieur Renaud Bueb, Matre de confrences lUniversit de Franche-

    Comt.

    Suffragants

    Monsieur Hugues Richard, Professeur lUniversit de Bourgogne.

    Monsieur Franois Lormant, Ingnieur de recherche au centre lorrain

    dhistoire du droit.

  • Luniversit de Nancy 2 nentend donner aucune approbation, ni

    improbation aux opinions mises dans les thses ; ces opinions doivent tre

    considres comme propres leur auteur.

  • THESE

    Lexpropriation pour cause dutilit publique de 1833 1935

    (lgislation, doctrine et jurisprudence avec des exemples tirs des

    archives de la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle).

  • Les lois, mme les plus justes et les mieux faites, susent avec le temps : leur

    application dforme lide qui les cre ; les remdes partiels quon tente dapporter leurs

    inconvnients accroissent les difficults dont elles sont lorigine et mlent dans un texte des

    articles inutiles et des rgles vivantes. Dans un tat parfait, toute la lgislation, droit priv

    comme droit public, devrait tre rgulirement contrle et refondue .

    Debr M. La nouvelle procdure dexpropriation pour cause dutilit publique

    daprs le dcret du 8 aot 1935 , Dalloz, 1935, p.72.

  • Remerciements

    Je tiens exprimer ma plus profonde gratitude tout particulirement mon

    directeur de recherche Monsieur le professeur Christian Dugas de la Boissonny qui,

    outre son intransigeance, ma galement permis par ses conseils et ses rflexions de

    mener terme ces travaux.

    Je remercie galement les membres du jury du fait davoir accept de lire cette

    thse et de participer sa soutenance.

    Ces remerciements sont aussi adresss toute ma famille et mes amis qui nont

    cess de mapporter leur soutient tout au long de mes recherches : Svan Goma-Ochs,

    Marjorie Ochs, Mesmin Goma, Eudes Florient Goma, Martial Goma, Nelly Goma,

    Carine Goma, Jrme Goma, Brigitte Ochs-Ghedin, Michel Ochs, Manon Ochs, Justine

    Ochs, Serge Moukoko, Jessica Henriot, Nathalie Samba, Paulin Nkoua, Cyr Makosso,

    Prisca Condhet.

  • 10

  • SOMMAIRE.

    INTRODUCTION...16

    Premire partie : Lexpropriation pour cause dutilit publique.49

    Titre premier- La diversit des procdures dexpropriation et les rgles observer avant

    lintervention du juge judicaire.50

    Chapitre 1- La diversit des procdures dexpropriation.......51

    Section 1- Lexpropriation et la construction du chemin de fer.52

    Section 2 - Les diffrentes procdures dexpropriation au profit de lautorit

    administrative..81

    Chapitre 2- Les rgles observer avant lintervention du juge judiciaire..103

    Section 1- Les diffrentes rgles prescrites par le lgislateur...103

    Section 2- Le transfert amiable de la proprit prive..143

    Titre 2 : Le juge dans la procdure d'expropriation.172

    Chapitre 1 : La comptence de lautorit judiciaire..173

    Section 1- Le rle du juge dans la procdure dexpropriation.173

    Section 2- Le traitement des affaires par le juge191

    Chapitre 2- Le sort du jugement dexpropriation.202

    Section 1- Les formalits postrieures au jugement dexpropriation. ...202

    Section 2- Les effets du jugement dexpropriation228

    Seconde partie : Les consquences de la procdure dexpropriation..245

    Titre 1- La rtrocession et les mesures menant la constitution du jury. .246

    Chapitre 1- Le droit de recourir la rtrocession.247

    Section 1- Lexercice du droit de rtrocession. .247

    Section 2- Les difficults susceptibles de se produire en matire de rtrocession et le

    domaine de comptence des juges judiciaire et administratif..268

    Chapitre 2- Le recours au jury dexpropriation, consquence de la procdure

    dexpropriation..285

    Section 1- Le recours au jury dexpropriation...285

    Section 2- Les dispositions pralables lexamen de laffaire devant le jury300

    Titre 2- Le jury du jugement et la dcision fixant lindemnit. ..318

    Chapitre 1- Le jury de jugement proprement dit..319

  • 12

    Section 1- La composition dfinitive du jury du jugement..319

    Section 2- Le pralable avant la fixation de lindemnit..333

    Chapitre 2- La fixation de lindemnit352

    Section1- La ncessit de fixer lindemnit.352

    Section 2- Les effets de la dcision du jury.382

    Conclusion gnrale..411

  • 13

    Abrviations.

    ADM Archives dpartementales de la Moselle

    ADMM. Archives dpartementales de la Meurthe et Moselle

    Aff. Affaire

    A.J.P.I. Lactualit juridique proprit immobilire

    Ann. Fac. De droit. Annales de la facult de droit.

    Art. Article.

    Bull. Bulletin.

    C. E. Conseil dtat.

    Cass. Civ. Chambre civile de la cour de cassation.

    C.J.E.G. Cahiers juridiques de llectricit et du gaz.

    Concl. Conclusion.

    D. Dalloz priodique.

    D.H. Dalloz hebdomadaire.

    D.-L. Dcret-loi.

    Droits Revue droits.

    d dition.

    Gaz. Pal. Gazette du palais.

    L.G.D.J Librairie gnrale de droit et de jurisprudence.

    p. page.

    P.U.F. Presse universitaire de France.

    P.U.N. Presse universitaire de Nancy.

    P.U.S. Presse universitaire de Strasbourg.

    QSJ Que sais-je ?

    Rec. Recueil des arrts du Conseil dtat.

    RFDA. Revue franaise de droit administratif.

    Rpertoire Dfrenois. Rpertoire gnral pratique du notariat et de

    lenregistrement.

    Req. Chambre des requtes.

    RTDC. Revue trimestrielle de droit civil.

    Rev. bibliothque Revue bibliothque.

    RDP. Revue du droit public et de la science politique.

  • 14

    Rev. Leg. Jur. Revue de lgislation et de jurisprudence (La France

    judiciaire.

    S. Recueil Sirey.

    T. Tome.

    Trib. Tribunal.

  • 15

  • 16

    INTRODUCTION

    La question relative lexpropriation est lie la proprit1. Chaque fois que ltat

    entreprend la construction dune forteresse, des hpitaux, des coles, des canaux, des rues, des

    routes et des chemins de fer, la proprit prive est sacrifie2. Ce sacrifice est exig de tous.

    Lintrt gnral supplante lintrt priv. Cest un pacte auquel tous les individus vivant dans

    une mme socit concluent tacitement3. Pourtant, lors de la rdaction du code civil de 1804,

    les premiers termes de larticle 544, posaient le principe de labsolue proprit4. Lacceptation

    de ce principe voudrait dire que le propritaire est libre dutiliser comme bon lui semble son

    bien. Il a le droit de construire une maison, faire des plantations, faire des fouilles sur son

    terrain, de tirer profit des fruits produits par son bien. Le respect scrupuleux de ce principe

    suppose en mme temps que nulle personne ne peut empiter sur son fond. Mais, lide dune

    proprit absolue doit tre rfute. Lindividualisme excessif na pas sa place dans une socit

    organise et hirarchise. Vivre dans une socit quelconque, cest accepter lide de la

    communaut, du collectif, de partager les mmes bonheurs et les mmes peines, cest aussi

    accepter lide de perdre son bien au profit du collectif, se soumettre aux rgles tablies dans

    lintrt de tous. Pour viter de donner au droit de proprit un caractre absolu, les rdacteurs

    du code civil ont pris le soin dapporter larticle 544 du code civil une limitation ce droit.

    Aux termes de cet article la proprit est le droit de jouir et disposer des choses de la

    manire la plus absolue, pourvu quon nen fasse pas un usage prohib par les lois et les

    rglements. Ainsi, dans lintrt du groupe, une atteinte peut tre porte au droit de

    proprit par la loi. En effet, les servitudes tablies par la loi ayant pour objet lutilit

    publique ou communale constituent effectivement une entrave lexercice du droit de

    proprits. Aux termes de larticle 650 du code civil, ces servitudes ont pour objet le

    marchepied le long des rivires navigables ou flottables, la construction ou rparation des

    chemins et autres ouvrages publics ou communaux. Elles peuvent aussi tre tablies pour

    lutilit des particuliers et avoir pour objet loctroi dun droit de passage au profit des

    1 Pour une tude sur la proprit, voir Proudhon P.-J. Thorie de la proprit, Paris, LHarmattan, 1997,

    246p.(ouvrage rdit). 2 Proudhon J. P. - Trait du domaine de proprit ou de la distinction des biens, Tome 1, Dijon, V. Lagier, 1839,

    p.227. 3 Ibid. p.234 et s. Lauteur parle du devoir impos par le contrat social tous les membres de la socit. Voir

    aussi Godin A. Observations sur le projet de loi dexpropriation des chemins de fer, Paris, Imprimerie

    Bonaventure et Ducessios, 1848, p.6. Lauteur pense comme tre sociable, lhomme travaille dans lintrt

    gnral . 4 Sur la proprit absolue, voir Comby J. Limpossible proprit absolue , in un droit inviolable et sacr : la

    proprit , ADEF. 1991, p.9-20.

  • 17

    propritaires enclavs. Le bon voisinage contraint enfin les propritaires diffrentes

    obligations, les uns lgard des autres. Lexercice du droit de proprit sarrte l ou

    commence celui de lautre. Tout propritaire est tenu de sabstenir de faire des actes

    susceptibles de nuire au propritaire voisin.

    La vritable limite pose la jouissance du bien est lie lintrt de tous, lintrt

    gnral. Toute socit progresse avec le temps. La proprit absolue, illimite dans le temps

    est un frein au dveloppement dun pays. Ltat ne doit pas sarrter aux caprices du

    propritaire qui ne veut pas perdre son bien au profit de la collectivit. Par ses prrogatives de

    puissance publique, il a un pouvoir de contrainte envers ses administrs. Pour exercer ce

    pouvoir, il se rfugie derrire cette notion trs tendue de lutilit publique ou de lintrt

    gnral5. Le motif dintrt gnral suffit obtenir le transfert du bien. Cest un droit pour

    ltat de linvoquer et mme un devoir6

    lorsque les travaux entreprendre visent la

    satisfaction dun intrt collectif.

    Ce sacrifice demand au propritaire nest pas sans contrepartie. Larticle 545 du code

    civil exige que ce transfert soit justifi par lutilit publique des travaux entreprendre , et

    celui qui perd son bien doit recevoir une indemnit. Celle-ci a pour but de rparer le prjudice

    subi par le propritaire. Cette double opration donne une dfinition de ce quil convient

    dappeler lexpropriation pour cause dutilit publique. Par ce postulat, le pouvoir excutif

    exerce une emprise sur la proprit prive7.

    Lexpropriation pour cause dutilit est un acte de volont unilatrale par lequel la

    puissance publique obtient le transfert dune proprit prive moyennant le paiement dune

    indemnit. La doctrine sest maintes fois penche sur cette question. Toutes les dfinitions

    renferment lide de lintrt gnral ou de lutilit publique, du paiement dune indemnit, et

    une volont ferme de lautorit administrative8. Par ce truchement, le pouvoir excutif

    5 Sur la notion de lutilit publique, voir Hostiou R. Deux sicles dvolution de la notion dutilit publique ,

    in un droit inviolable et sacr : la proprit , ADEF. 1991, p.30-45. 6 Ripert G. De lexercice du droit de proprit dans ses rapports avec les proprits voisines, Paris, A. Rousseau,

    1902, p.142. 7 Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de lAncien Rgime : le contentieux des communauts de Provence,

    Paris, L.G.D.J. 1976, p.297. 8 Harouel J.-L., Histoire de lexpropriation, 1

    re d. Paris, P.U.F. 2000, p.3 ; Collin A., Capitant H. (par Julliot

    De La Morandire L.), Prcis de droit civil, Tome, 7e d. Paris, Dalloz, 1939, p.432 ; Planiol M., Ripert G. (par

    Picard M.) Trait pratique de droit civil franais, Tome 3 : les biens, 2e d. Paris, L.G.D.J. 1952, p.335 ;

    Vaquette T., Le Bailleur A. Cours rsum de droit administratif, Paris, T. Vaquette, 1884, p.406 ; Delacourtie E.

    lments de lgislation civile, 8e d. Paris, Librairie Hachette et Cie, 1883, p.42 ; Debauve A. Les travaux

    publics et les ingnieurs des ponts et chausses depuis le XVIIe sicle, Paris, Ch. Dunod, 1893, p.15 ; Marie J.

    lments de droit administratif, Paris, L. Larose et Forcel, 1890, p.441 ; Pradier-Fodr P. Prcis de droit

    administratif, 7e d. Paris, Guillaumin et Cie, 1872, p.88 et s.

  • 18

    manifeste clairement son dsir davoir une mainmise sur la proprit prive. Celle-ci nest pas

    temporaire, mais plutt dfinitive.

    Ce droit dexproprier exclusivement rserv aux autorits administratives existe pour

    assurer le bien-tre des individus. Empcher ladministration dutiliser ce procd conduirait

    la perte de la vie sociale, rendre la vie plus ennuyeuse. Les difices construits par ltat, les

    dpartements ou les communes rpondent aux besoins de la socit. Ces besoins voluent

    avec le temps. Les personnes en charge des affaires publiques ont donc le devoir de satisfaire

    ces besoins. Leur mission nest possible que sil existe un vritable droit dexproprier. Ce

    droit existe aussi dans le but de protger la proprit prive. Les garanties sont mises en place

    afin de lutter contre larbitraire de ladministration. Lon Bquet dans son rpertoire de droit

    administratif considre que lexistence du droit dexproprier prsente un intrt pour la

    socit et pour le propritaire9 : pour la socit car linexistence du droit dexproprier

    conduirait larrt du progrs et la compromission de la dfense nationale10

    ; pour le

    propritaire car laisser la proprit sans protection occasionnerait des abus de la part de

    ladministration11

    . Aujourdhui, les chemins de fer, les canaux, les routes, les autoroutes, les

    difices publics construits en France et mis la disposition des citoyens, nont t raliss

    que grce la conciliation de ces deux intrts public et priv.

    Ces tentatives de satisfaction de lintrt gnral ne sont pas luvre des gouvernants

    du 20e sicle, encore moins de ceux du 19

    e sicle. Aujourdhui, les rgles qui rgissent le

    domaine de lexpropriation pour cause dutilit publique sont codifies12

    . Les auteurs du 20e

    et 21e sicle nhsitent pas faire un bref aperu de laspect historique de la matire, mais

    consacrent une large part la rglementation actuelle13

    .

    9 Bquet L. Rpertoire du droit administratif, Tome 16, Paris, P. Dupont, 1899, p.192.

    10 Ibid.

    11 Ibid.

    12 Hostiou R. Code de lexpropriation, 10

    e d., Paris, Litec, 2006, 430 p.

    13 Godfrin P., Degoffe M. Droit administratif des biens, 8

    e d., Paris, Sirey, 2007, 511 p. ; Guettier C. Droit

    administratif des biens, 1re d. Paris, P.U.F. 2008, 474 p. ; Chab M.-C., Petit S. Lexpropriation pour cause

    dutilit publique, Paris, Berger-Levrault, 2000, 211 p. ; Marchiani C-S. Le monopole de lEtat sur

    lexpropriation, Paris, L.G.D.J., 2008, 422 p. ; Lemasurier J. Le droit de l'expropriation, 3e d., Paris,

    Economica, 2005, 686 p. ; Hostiou R., Struillou J.-F. Expropriation et premption, 3e d. Paris, Litec, 2007, 457

    p. ; Auby J.-M., Bon P., Auby J.-B., Terneyre P., Droit administratif des biens, 5e d. Paris, Dalloz, 2008, 697 p. ;

    Laubadre A. (De), Gaudemet Y. Trait de droit administratif. Droit administratif des biens, Tome 2, 11e d.

    Paris, L.G.D.J. 1998, 477 p. ; Le Tarnec A. Manuel de lexpropriation, Paris, Dalloz, 1960, 219 p. ; Joliot M.

    Expropriation pour cause dutilit publique, Association pour le perfectionnement des professions de sant,

    1992, 103 p. ; Champigny D. Lexpropriation et la rnovation urbaine. Les personnes et les biens expropris.

    Reconstitution des biens, Paris, L.G.D.J. 1968, 655 p. ; Josse P. L. Les travaux publics et lexpropriation, Paris,

    Sirey, 1958, 449 p.

  • 19

    La premire vritable rglementation de la procdure dexpropriation pour cause

    dutilit publique date de 1810. Elle est dfendue avec vigueur par Napolon14

    . Avant cette

    date, la proprit na jamais t labri dun acte dautorit. Les seigneurs, les rois ont tour

    tour port atteinte la proprit prive. Lacceptation de lide dun seigneur contraint ses

    sujets obir aux rgles dictes par ce dernier. Dans son intrt et de celui de ses sujets, le

    seigneur a un pouvoir de contrainte vis--vis de ses sujets. Ce pouvoir de contrainte ou encore

    ce droit dexproprier15

    est utilis soit pour empcher la famine, la pnurie des denres

    alimentaires, soit pour construire des tangs, des forteresses pour assurer la dfense de la

    seigneurie16

    . Il est encore utilis pour largir, dplacer et redresser les chemins. De telles

    expropriations peuvent savrer bnfiques la fois pour le seigneur et pour sujets17

    . En effet,

    le seigneur qui engage des travaux en vue de construire un chemin ne vise pas uniquement

    son propre intrt. Louvrage construit servira galement les habitants de la seigneurie.

    Les coutumes de Beauvaisis donnent un exemple de dpossession force au profit du

    seigneur et de ses sujets18

    . Lorsque le terrain ou le btiment dun des dpendants de la

    seigneurie constitue une relle cause de danger pour la maison du seigneur ou sa forteresse,

    ou encore au collectif, un change suffisant lui est propos19

    . Le propritaire nest pas

    contraint de vendre, mais il ne peut sopposer cet change20

    . Les coutumes de Beauvaisis

    prvoient galement quen priode de famine, les habitants de la seigneurie qui disposent de

    rserves alimentaires doivent les vendre au prix de plein march21

    . Cette coutume privilgie

    lintrt collectif et non lintrt de ceux qui veulent tirer profit de la raret des denres pour

    augmenter les prix. Lintrt collectif, commun, gnral nest pas une notion invente lors de

    14

    Durand Ch. Le rgime juridique de lexpropriation pour utilit publique sous le Consulat et le Premier

    Empire , Extrait des annales de la facult de droit dAix-en-Provence, n41, 1948, p. 4 et s. 15

    Les premires expropriations pour cause dutilit publique remontent selon certains auteurs du droit romain.

    Fresquet R. (De), Principes de lexpropriation pour cause dutilit publique Rome et Constantinople ,

    Revue historique de droit franais et tranger, 1860, p.97-132 ; Michelin H. Droit romain : des chemins publics

    et privs. Droit franais, de la lgislation des chemins de fer, Thse de droit, Paris, 1873, 268 p. ; Garbouleau P.-

    J. Du domaine public en droit romain et en droit franais, Thse de droit, Paris, 1859, p.123 et s. ; Rcy R. (De),

    De lexpropriation pour cause dutilit publique en droit romain , Revue historique de droit franais et

    tranger, 1870, p.355-371. 16

    Mestre J.-L. Les origines seigneuriales de lexpropriation , Recueil de mmoires et travaux publis par la

    socit dhistoire du droit et des institutions des anciens pays de droit crit, fasc.XI, 1980, p.71 et s. ;

    Lexpropriation face la proprit (du Moyen Age au code civil) , Droits, 1985, p.61 et s. Harouel J.-L.

    Histoire de lurbanisme, 3e d. Paris, P.U.F. 1990, p.33.

    17 Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.13 ; Aux origines du droit franais de lexpropriation,

    utilit publique et juste indemnisation avant la rvolution , in Cl pour le sicle, Droit et science politique,

    information et communication, sciences conomiques et de gestion, Paris, Dalloz, 2000, p.761 et s. 18

    Beaumanoir P. (De). Coutumes de Beauvaisis, Tome 2, Paris, A. Picard et fils, 1900, 551p. 19

    Ibid. p.353 20

    Ibid. 21

    Ibid. p.262.

  • 20

    la rvolution. Les coutumes de Beauvaisis en apportent la preuve. La proprit prive

    disparat au profit dun intrt commun.

    Dautres coutumes donnent galement ce droit dexproprier aux seigneurs ou le droit

    de vendre un bien au profit de la communaut22

    . Mais elles ne rglent pas le problme de

    lindemnisation pralable. Le propritaire demeure li la volont du seigneur. Ce ne sont pas

    de vritables expropriations. La dpossession na pas lieu selon une certaine procdure. La

    rgle de lindemnit pralable nest pas formellement reconnue.

    Toutefois, la preuve de lindemnit pralable combine au droit dexproprier est

    apporte par la coutume dAnjou comme le relve Achard de la Vente23

    . Elle reconnat au

    seigneur le droit de noyer les terres de ses sujets pour former des tangs24

    . En contrepartie, ces

    derniers doivent obtenir une indemnit pralable25

    . Bien que le propritaire peroive une

    indemnit, cette rgle conduit clairement lenclavement du terrain noy26

    .

    Avant la rvolution de 1789, la proprit est loin datteindre son apoge. Aucune

    procdure nest mise en place pour rglementer le droit dexproprier. Ce manquement ne

    constitue pas en ralit un frein lactivit de ladministration. De nombreux textes ponctuels

    admettent que des atteintes soient portes la proprit. Ces atteintes sont toujours motives

    par la satisfaction de lintrt gnral. Cet intrt est li parfois la religion, parfois aux

    besoins conomiques. Lordonnance de Philippe IV de fvrier 1303 relative la concession

    de privilges aux ecclsiastiques de la province de Narbonne autorise en son article 12 les

    dpossessions des terrains limitrophes pour cause de ncessit de lglise, moyennant un juste

    prix. Isambert dans son recueil prcise que ce mme privilge est accord au diocse de

    Reims27

    . Les sicles suivants montrent que le pouvoir dexproprier pour cause dutilit

    22

    Rbouis H. E. Coutumes de Goudourville en Agenais (1278) , art 34, Nouvelle revue historique de droit

    franais et tranger, 1892, p.78. ; Morelli V. Coutumes de Tarascon , art. XCIII, Nouvelle revue historique de

    droit franais et tranger, 1911, 57. ; Pasquier F. Coutumes de Saint-Bauzeil , art. XXXII, Revue historique

    de droit franais et tranger, 1881, p.540. ; Trouillard G. Coutumes de Montgaillard , art. XXIV, Nouvelle

    revue historique de droit franais et tranger, 1900, p.545. 23

    Achard de la Vente J., De lexpropriation pour cause dutilit publique : droit romain. De la fixation par le

    jury des indemnits dues en matire dexpropriation pour cause dutilit publique, Thse de droit, Rennes 1878,

    p.72 et s. 24

    Ibid. p.72. 25

    Ibid. Larticle 29 de la coutume dAnjou est rdig ainsi : le seigneur de fi peult faire estang en son fi et

    manse, pourveu que la chausse en soit noue par les deux bouts en son domaine. Et si le dict seigneur de fi

    noye les prs ou terres de ses subjects par le dict estang, il les peut et doit contenter par eschange advenant, et ne

    le peuvent empescher ses dicts subjects pourveu que le desdommaigement doit tre fait pralablement ausdicts

    subjects en autres hritaiges et de telle valeur comme ceux des dicts subjetcs qui seront empchez par les dicts

    estangs 26

    Pocquet De Livonniere C. Rgles du droit franois, Paris, Despilly et librairie ordinaire du Monseigneur Le

    Comte dArtois, 1768, p.139. 27

    Isambert et al. Recueil gnral des anciennes lois franaises, Tome2, Paris, Belin Le Prieur, p.816. ; Mignot

    A., De lexpropriation pour cause dutilit publique et de la confiscation en droit romain. Du jugement

    dexpropriation et de la fixation de lindemnit daprs la loi du 3 mai 1841 en droit franais, Thse de droit,

  • 21

    publique sidentifie clairement linstitution royale. Ces expropriations se caractrisent par le

    respect de deux principes : la satisfaction de lintrt gnral et le paiement dune indemnit.

    Larticle 33 de lordonnance de juin 1338 est trs explicite ce sujet. Dans cet article, le roi

    sapproprie clairement ce droit dexproprier. Il fixe en mme temps les conditions dans

    lesquelles ce droit doit tre exerce. Le droit de prendre des terres nest requis que pour la

    construction des forts ncessaires la dfense du royaume. Ces expropriations royales sont

    conditionnes au paiement dun prix convenable28

    . Ce texte est incomplet puisquil ne fait

    aucunement rfrence au paiement dune indemnit pralable la prise de possession. Le

    ddommagement du propritaire est li la volont royale. Le texte ne donne aucune

    indication sur le moment o le propritaire est cens recevoir son indemnit.

    Les lettres patentes davril 1407 ne drogent pas la rgle. Pour la dfense de ses

    sujets et de la sret universelle du royaume, le souverain use de ses prrogatives de

    puissance royale afin de runir en son domaine les terres situes prs des frontires. Dans ces

    lettres patentes, les terres acquises par Jean Harpedenne sont expropries au profit du

    royaume29

    . Mais ces expropriations ne se font pas au dtriment des intrts du propritaire.

    Une rcompense, autrement dit une indemnit est prvue pour ddommager le propritaire.

    Comme dans lordonnance de juin 1338, les lettres patentes davril 1407 ne donnent aucune

    garantie concrte la proprit. Prvoir une indemnit sans indiquer les rgles qui permettront

    de la fixer, cest laisser la proprit sans dfense. Avec lordonnance de juin 1338 et les lettres

    patentes davril de 1407, le versement de lindemnit nest pas limit dans le temps. Le roi qui

    exerce le droit dexproprier nindique aucun dlai de paiement pour sacquitter de lindemnit.

    Le propritaire, qui se sacrifie, nest pas sr dobtenir une rparation immdiate. Pourtant

    reconnu, son droit lindemnit est relgu au second rang pour une raison dutilit publique.

    Dailleurs, dans les lettres patentes de 1407, il est clairement ordonn que les terres

    ncessaires la dfense du royaume passent immdiatement dans le domaine du roi, sans au

    pralable calculer le montant de lindemnit due au propritaire. Ces lettres patentes sont loin

    dassurer une protection complte de la proprit. Au lieu dune indemnit pralable, le

    propritaire obtient une promesse dindemnit30

    . Monsieur Guillaume Leyte souligne que

    Paris, 1886, p.184. Voir aussi Bquet L. Tome XVI op. cit. p.194 ; Bonavita J., Lindemnit dexpropriation,

    Thse de droit, Paris, 1938, p.16. 28

    Isambert et al. op. cit. Tome 4, p.436 29

    Ibid, Tome 7, p.144. 30

    Leyte G. Domaine et domanialit publique dans le France mdivale (XIIe XVe sicles), Strasbourg, P.U.S.

    1996, p.194.

  • 22

    cette indemnit est intervenue dans les deux ans qui ont suivi les lettres de 140731

    . Temps

    relativement court, mais aucun texte ne montre de quelle manire cette indemnit est fixe.

    Les expropriations des immeubles lors de la construction du Chteau-Neuf entre 1460

    et 1489 montrent galement quaucune limite nest fixe pour indemniser les propritaires

    dpossds. Les terrains expropris sous le rgne de Charles VII sont rellement estims sous

    le rgne de Louis XI. Ce dernier par des lettres du 12 fvrier 1462 ordonne que soient

    estimes les proprits prives expropries sous son pre et dont la mort de celui-ci avait

    retard le remboursement leurs propritaires32

    . Labsence dune rgle uniforme en matire

    dexpropriation est la cause de ces manquements. Un tel retard est d aussi linobservation

    de la rgle de lindemnit pralable. Toutefois, pour fixer les indemnits dues aux

    propritaires, un collge dexperts est dsign pour estimer les prix des terrains. Ce collge

    nest pourtant pas un gage de russite puisquil ne se fonde sur aucune rgle pour arrter le

    montant des indemnits. A propos de ces expropriations, Goyheneche fait remarquer que les

    prix des maisons et des terrains expropris sont trop ingaux pour [] donner une ide,

    mme approximative, dun prix moyen du terrain. 33

    A ct des expropriations seigneuriales et royales, existent celles qui sont en rapport

    direct avec lintrt communal. Au Moyen ge, de nombreuses communes invoquent des

    motifs dutilit publique pour porter atteinte la proprit prive. Les autorits communales

    ont un pouvoir sur les biens des habitants. Elles peuvent soit pour assurer la dfense de la ville,

    soit pour tout autre motif solliciter des habitants un sacrifice34

    . En ralit, le non respect des

    biens privs dans les villes franaises est le plus souvent li la construction des

    infrastructures de dfense. Lutilit publique suffit pour contraindre les habitants cder leurs

    immeubles. Ces expropriations sont faites avec des fortunes diverses. Monsieur Albert

    Rigaudire qui dcrit ces diffrentes expropriations ne manque pas de dresser un tableau assez

    sombre de la situation de lpoque35

    . Les dpossessions sans indemnisation sont observes et

    le dommage caus est faiblement rpar36

    . Si le motif dutilit publique est invoqu des fins

    justes, la proprit prive nest pas respecte. Par exemple, en ce qui concerne la ville de

    Rennes, le mme auteur fait le constat selon lequel la ville nest jamais presse

    31

    Ibid. 32

    Goyheneche E. Estimation des maisons et terrains expropris pour la construction du Chteau-Neuf ,

    Socit des sciences, lettres et arts de Bayonne, n108, 1965, p.154. 33

    Ibid. p.156. 34

    Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit , op. cit. p.53 ; Les origines seigneuriales de

    lexpropriation , op. cit. p.74-75 ; Harouel J.-L. Aux origine du droit franais de lexpropriation, utilit

    publique et juste indemnisation avant la rvolution , op. cit. p.761 et s. 35

    Rigaudire A. Gouverner la ville au Moyen ge, Paris, Anthropos, 1993, p.427 et s. 36

    Ibid. p.429

  • 23

    dindemniser les expropris et que les quelques versements auxquels elle procde de temps

    autre nont dautre but que de calmer les esprits 37

    . Les expropriations communales comme

    celles entreprises par le roi ou les seigneurs napportent quune garantie limite la proprit.

    La rgle du paiement de lindemnit est admise, mais elle est loin dtre pralable la prise de

    possession. De nombreuses proprits sont dtruites pour les besoins de la dfense, mais le

    ddommagement nest pas mentionn38

    .

    Monsieur Guillaume Leyte donne galement plusieurs exemples dexpropriations

    communales39

    . Dans son ouvrage, les expropriations communales ne concernent pas

    uniquement les fortifications des villes ou la dfense du territoire. Dautres types

    dexpropriations sont engags pour la ralisation des travaux publics. Les maisons sont

    dtruites pour cause dincendie lorsquelles sont situes prs du sinistre, mais la ville prvoit

    un ddommagement des propritaires40

    . Pour faciliter la circulation sur la Seine par exemple,

    des experts sont dsigns pour estimer le montant des dpenses engager y compris les

    indemnits susceptibles dtre verses pour cause dexpropriation41

    . Dans certains cas, la

    dpossession a lieu aprs versement des indemnits42

    .

    Mais les expropriations communales, daprs la description de Monsieur Guillaume

    Leyte, sont domines par les motifs de dfense du territoire. Plusieurs villes franaises, avec

    lautorisation du roi, dmolissent les proprits prives pour protger des villes, des jardins et

    des places sont occups pour creuser des fosss ou largir ceux qui existaient dj. Dune ville

    une autre, les rgles de paiement de lindemnit diffrent. Certaines expropriations ont lieu

    sans ddommagement pralable. Parfois, le ddommagement nest pas clairement tabli par

    les textes, parfois une rente proportionnelle la valeur des habitations est offerte aux

    personnes expulses, en attendant le rglement dfinitif de lindemnit43

    . Dans dautres cas,

    un collge dexperts intervient pour estimer le montant de lindemnit ou une commission

    runie par le juge prend une dcision dexpropriation et fixe lindemnit verser au

    propritaire44

    .

    Toujours, pour les ncessits de dfense, la ville peut porter atteinte la proprit

    prive sans verser une indemnit au propritaire. Monsieur Guillaume Leyte montre que pour

    37

    Ibid. 38

    Ibid. p.432. 39

    Leyte G. op. cit. p.426 et s. 40

    Ibid. p.426. 41

    Ibid. p.427. 42

    Ibid. 43

    Ibid. p.429. 44

    Ibid.

  • 24

    assurer la dfense de la ville, les proprits susceptibles de servir lennemi, sont dtruites45

    .

    Le roi autorise la ville ne verser aucune indemnit au propritaire. Cest une exception la

    rgle du paiement de lindemnit dont doivent bnficier les personnes qui ont sacrifi leurs

    biens pour cause dutilit publique. Cette exception est dcrite par Pufendorf en ces termes

    lorsque le dommage reu toit invitable, en sorte quon avoit p prvoir quon y seroit

    expos, comme, par exemple, si, en tems de guerre, on abbat une maison des faux-bourgs, car,

    puis que le propritaire sachant bien que les maisons situes en ces endroits-l sont sujettes

    un tel accident, na pas laiss dy btir, il est cens en avoir bien voulu courir le risque, et

    avoir tacitement consenti de souffrir la perte. A plus forte raison ne peut-on demander aucun

    ddommagement, lors que tous les autres sont dans le mme cas, ou que leur perte est gale.

    Car il suffit que le public ne cause point de dommage par la faute aucun citoien ; et il ne

    sest jamais engag ddommager les sujets de toutes les pertes quils pourroient faire. 46

    En ralit, il ne sagit pas dune expropriation, mais plutt dune dmolition qui rentre dans le

    cadre des pertes de guerre. Toujours est-il que lorsque cette ventualit se prsente, la

    proprit est sacrifie. Aucun texte nindique quen cas de victoire, les proprits dmolies

    sont remises en ltat, ou quun montant forfaitaire est vers aux propritaires. Mais pour les

    causes de dfense nationale, les biens expropris ne se limitent pas uniquement ceux

    appartenant aux particuliers. Le roi, pour cause dutilit publique, admet quil soit dpossd

    de ses droits.

    Toutefois, il convient de reconnatre que toutes ces expropriations royales,

    seigneuriales et communales sont motives par la satisfaction de lintrt gnral. Limiter les

    expropriations royales aux intrts du souverain, cest mconnatre les bienfaits du

    redressement dune rue, de la construction dun tang, dune forteresse, dun canal. La

    construction du canal nest pas limite au transport de marchandises du roi. Les habitants du

    royaume peuvent galement tirer profit des ouvrages construits par le roi. Les constructions

    entreprises pour la dfense du territoire sont galement bnfiques aux habitants de la ville.

    Vivre en paix et en toute quitude en dpend. Une ville mal protge tombe facilement entre

    les mains de lennemi. Lobligation de vendre les produits alimentaires au prix du march en

    temps de crise est galement une mesure qui vise satisfaire lintrt gnral47

    .

    Ces expropriations royales, seigneuriales ou communales sont loin dtre conduites

    convenablement. La proprit prive ne bnficie que dune timide protection. Les textes ne

    45

    Ibid. p.428. 46

    Pufendorf (De), Le droit de nature et des gens, Tome 2, Amsterdam, chez la veuve de P. De Coup, 1734,

    p.547. 47

    Ibid. p.546.

  • 25

    sont pas uniformes. Dans certains cas, le propritaire est ddommag avant la dpossession,

    dans dautres cas, la proprit prive est sacrifie sans au pralable obtenir une indemnit. Il

    existe trop de textes qui rglementent la matire. Mais de ces textes se dgagent plusieurs

    points positifs : la proprit est souvent sacrifie pour cause dutilit publique ; le pouvoir

    dexproprier est rserv aux autorits suprmes ; lide dune juste et pralable indemnit est

    acquise en partie. Les procdures dexpropriation du Moyen ge sont au stade des

    exprimentations. Elles correspondent aux manipulations effectues par un scientifique dans

    son laboratoire. Aprs plusieurs expriences, le scientifique garde ce qui lui est ncessaire,

    juste et met lcart tout ce qui ne lui sert pas. Ces diffrentes expropriations du Moyen ge

    donnent loccasion au juriste de rentrer dans ce laboratoire48

    et de soutirer les lments qui

    permettent de concilier lintrt public et lintrt priv.

    Les politiques dexpropriation de lAncien Rgime correspondent celles du Moyen

    ge. La proprit nest pas totalement labri. Malgr les restrictions apportes aux

    personnes susceptibles dexproprier, le motif dutilit publique autorise le roi prendre des

    terres ncessaires la construction de louvrage. LAncien Rgime concide avec

    laffirmation de la rgle selon laquelle, le roi est propritaire des terres. Il a un droit suprieur

    celui des propritaires sur le domaine minent. Cette rgle donne au prince le pouvoir de se

    servir, en cas durgence, des biens appartenant aux particuliers49

    . Pufendorf justifie ce pouvoir

    par le fait que le prince dispose dune autorit souveraine50

    . Cette autorit approuve par le

    peuple, autorise de faire et dexiger tout ce qui est ncessaire pour la conservation et

    lavantage de ltat. Laffirmation de cette rgle est en soi une atteinte porte la proprit

    prive. Pour un quelconque motif dutilit publique, le roi sautorise prendre des terres ses

    sujets. Un tel pouvoir peut entraner des abus. Les mchants princes comme le souligne

    juste titre Pufendorf en peuvent abuser facilement, pour piller et ruiner leurs pauvres

    sujets.51

    Dans le mme sens, Grotius fait observer que les biens des sujets sont placs sous le

    domaine minent de ltat52

    . Ces biens peuvent tre sacrifis pour un motif dutilit

    publique53

    . Grotius et Pufendorf subordonnent ce sacrifice au paiement dune indemnit sur

    les deniers publics54

    . Ce ddommagement est qualifi par Grotius de rparation publique

    48

    Harouel J.-L., Histoire de lexpropriation, op. cit. p.27. 49

    Pufendorf (De), op. cit. p.546. 50

    Ibid. 51

    Ibid. 52

    Grotius H. Le droit de la guerre et de la paix, Paris, P.U.F. 2005, p.787. 53

    Ibid. Si Grotius parle directement de lutilit publique pour justifier la privation dun droit acquis en vertu du

    domaine minent, Pufendorf utilise les termes pour le bien public et affirme que le domaine minent dont il

    sagit na lieu que dans une ncessit de ltat , op. cit. p.546. 54

    Pufendorf (De), op. cit. p.547 ; Grotius H. op. cit. p.787.

  • 26

    laquelle peut contribuer lexpropri sil en a besoin55

    . Pour Portalis, lexpression domaine

    minent du souverain dveloppe par Grotius et Pufendorf ne suppose aucun droit de

    proprit, et nest relatif qu des prrogatives insparables de la puissance publique.56

    Toutefois, il faut admettre quavec la rgle du domaine minent se dveloppe une

    forme dhostilit lgard de la proprit prive. Les enseignements de Louis XIV, dans ses

    dits, ne contribuent pas la protection de la proprit57

    . Lide qui se rpand, comme le

    dcrit Tocqueville est que toutes les terres du royaume avaient t originairement

    concdes sous condition par ltat, qui devenait ainsi le seul propritaire vritable, tandis

    que tous les autres ntaient que des possesseurs dont le titre restait contestable et le droit

    imparfait.58

    Une telle affirmation ne doit pas surprendre, car cela fait partie de lidologie de

    tout tat monarchique, de tout pays, dont le pouvoir est confisqu par une seule personne.

    Cette ide est contraire la signification que les auteurs donnent des mots domaine minent

    du souverain ou de ltat. Mais elle correspond la traduction de luvre de Grotius parue en

    1627, qui admet que le monarque a, pour le bien commun, un droit de proprit plus tendu

    sur la fortune des particuliers que les particuliers eux-mmes.59

    Cependant, le motif invoqu pour obtenir le transfert de proprit sous lAncien

    Rgime est le mme quau Moyen ge. Lutilit publique des travaux entreprendre justifie

    la confiscation des biens. Le roi exerce une reprise sur le bien du propritaire, pour cause

    dutilit publique. Le retrait dutilit publique est le terme employ pour qualifier les

    expropriations60

    . Cette confiscation sexerce avec ou sans paiement dindemnit61

    . Lorsque

    le roi a besoin de limmeuble dun particulier, il use de ce droit et opre une reprise, un

    retrait 62

    , par de simples lettres patentes63

    . Ce pouvoir de retrait reste attach la

    signification du domaine minent. Lorigine publique et commune de tous les biens autorise

    les empitements sur la proprit.

    Les expropriations de lAncien Rgime offrent galement des fortunes diverses. Ds

    1510, la royaut manifeste la ferme volont de protger la proprit prive. Une ordonnance

    55

    Grotius H. op. cit. p.787. 56

    Portalis Prsentation au corps lgislatif et expos des motifs , in Fenet P. A. Recueil complet des travaux

    prparatoires du code civil, Tome 11, Paris, Videcoq Libraire, 1836, p.118. 57

    Tocqueville A. (De), LAncien Rgime et la rvolution, 2e d. Paris, M. Lvy frres, 1856, p.310.

    58 Ibid.

    59 Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit , op. cit. p.59 ; Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op.

    cit. p.31. Luvre de Grotius paru en 1724 est loin daffirmer le droit de proprit du souverain sur les biens des

    particuliers, seul le motif dutilit publique oblige le monarque user de ses prrogatives de puissance publique

    pour prendre possession des terres. Grotius H. op. cit. 1724, p.45. 60

    Merlin P.-A., Rpertoire universel et raisonn de jurisprudence, Tome 11, 1815, p.829. 61

    Poitrasson-Gonnet A.G., Propos sommaires sur lexpropriation , Gaz. Pal. 1967, p.127. 62

    Rolland L., Prcis de droit administratif, 5e d. Paris, Dalloz, 1934, p.393.

    63 Le Petit J.-F., Le guide de lexpropriation, Paris, J.N.A. 1992, p.9.

  • 27

    royale du 14 juin de la mme anne profite de lhritage du Moyen ge, pour mettre en place

    une procdure qui concilie lintrt public et priv. Le transfert de proprit est conditionn

    non seulement par une dclaration dutilit publique des travaux, mais aussi par lexigence

    dune indemnisation pralable64

    . Les expropriations ne sont plus limites la construction des

    forteresses. Tout travail visant lamlioration des conditions de vie dans les villes, peut tre

    dclar dutilit publique65

    . Par ce motif, le propritaire est contraint de cder pour le bien

    public, sa proprit.

    Lordonnance du 14 juin 1510 nest pas le seul texte en vigueur sous lAncien Rgime.

    Luniformisation de la procdure dexpropriation est loin dtre acquise. Dautres textes

    ponctuels sont promulgus pour autoriser des expropriations.

    Ldit de septembre 1638, relatif la concession du canal de Briare en est la preuve.

    Son article 4 dispose que les concessionnaires pourront faire, tracer et passer ledit canal

    par tous les lieux et endroits quils trouveront propos, et o leur alignement les portera.

    Voulons et ordonnons quils prennent cet effet les hritages qui se rencontreront en leurs

    alignements et quils abattent et dmolissent les maisons et moulins qui se trouveront

    nuisibles, en remboursant les propritaires, au dire dexperts et gens ce cognoissans. Ils ne

    seront tenus de payer le prix desdits hritages que trois mois aprs lestimation diceux, afin

    quils ne soient inquits cy-aprs par les cranciers daucuns propritaires, lesquels

    pendant lesdits mois sopposeront, si bon leur semble, la dlivrance des deniers pour y

    venir par chacun deux suivant leurs hypothques.66

    Deux ides se dgagent de ce texte : tout dabord, le pouvoir dexproprier peut dans

    certains cas tre confi des personnes morales, lorsquelles sont charges de construire un

    ouvrage public. La construction du canal a certainement des retombes conomiques. Elle

    facilite le transport de marchandises et permet le dveloppement du commerce. Ensuite, se

    dgage lide selon laquelle, le sacrifice exig la proprit doit tre rpar. Il garantit aussi

    les intrts des cranciers et des concessionnaires. Le paiement de lindemnit est exig aprs

    les estimations des experts et aprs que les cranciers aient eu loccasion de faire valoir leur

    droit. Ce texte dont la bnficiaire est une personne morale renferme de nombreux lments

    dune vritable procdure dexpropriation. En mme temps, il sloigne des priorits des

    64

    Harouel J.-L. Aux origines du droit franais de lexpropriation, utilit publique et juste indemnisation avant

    la rvolution , op. cit. p.767 ; Leyte G. op. cit. p.426 ; Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de lAncien

    Rgime : le contentieux des communauts de provence, op. cit. p.301. 65

    Leyte G. op. cit. p.426. 66

    Isambert et al. op. cit. Tome 16, p.490.

  • 28

    expropriations communales du Moyen ge. Lintrt conomique justifie lui seul le droit

    dexproprier les particuliers.

    Ldit doctobre 1666 est semblable celui de septembre 1638. Le souverain autorise

    lentrepreneur charg de construire le canal du Languedoc, prendre les terrains ncessaires,

    lesquels seront par nous pays aux particuliers propritaires, suivant lestimation qui en

    sera faite par experts qui seront nomms par les commissaires par nous dputs. 67

    Ce texte

    nest pas clair sur certains points. Le souverain reconnat quune indemnit est due aux

    particuliers contraints de cder leurs proprits. Il admet lintervention des experts pour

    estimer les prix des terrains. En revanche, cet dit ne garantit pas la rgle du paiement

    pralable. De telle sorte que le propritaire peut tre dpossd et attendre pendant longtemps

    le paiement de lindemnit.

    Aussi, les lettres patentes de novembre 1719 donnent au duc dOrlans la facult de

    faire construire le canal de Loing avec attribution de droit et proprit incommutable68

    . Les

    articles 10 et 11 de cet dit autorisent de construire tout au long du canal des tangs,

    rservoirs et retenues deau, prendre et dtourner les eaux ncessaires ; pour facilit le

    commerce, le duc dOrlans est autoris construire des ponts sur tous les grands chemins

    traverss par le pont. Le duc est galement autoris prendre des terres ncessaires la

    construction du canal. Ce texte ne met pas lcart les intrts des propritaires. Il exige un

    ddommagement de toutes les personnes qui souffriront de ces constructions. Mais l encore,

    la rgle du paiement pralable nest pas tabli. Le texte ne fait aucunement rfrence

    lintervention des experts pour estimer le prix de terrain. A labsence de la rgle du paiement

    pralable sajoute le problme du dlai de paiement69

    . La protection de la proprit nest pas

    totalement assure par ce texte. Aussi, cette facult accorde au duc dOrlans sapparente

    un privilge. Dans son intrt, ce dernier peut exproprier les proprits ncessaires la

    67

    Bquet L. Tome 16, op. cit. p.194. 68

    Isambert et al. op. cit. Tome 21, p.175. 69

    Larticle 10 de ldit de 1719 dispose pourra notre dit oncle et ses ayants cause, faire le long et aux environs

    dudit canal et des rivires et ruisseaux voisins, les tangs, rservoirs et retenues deau quil jugera propos,

    mme prendre et dtourner les eaux ncessaires, en ddommageant, sil y choit, les meuniers et propritaires

    des moulins et autres particuliers qui pourront souffrir de la privation ou diminution desdites eaux . Larticle

    11 ajoute, voulons que pour la facilit du commerce ils (notre dit oncle et ses ayants cause) fassent construire

    des ponts sur tous les grands chemins qui seront traverss par ledit canal, et vis--vis des villages et paroisses

    quil ctoyra avec les chausses quil conviendra pour labord desdits ponts, et quil soit mnag des abreuvoirs

    pour les bestiaux desdits villages, et en cas quil soit ncessaire de faire des aqueducs pour la conduire des eaux,

    il sera loisible notre dit oncle de les faire construire en toute sorte de terrains en ddommageant les

    propritaires comme dessus .

  • 29

    construction du canal. Toutefois, comme le dit Franois Monnier dans une telle hypothse,

    derrire lintrt priv se profile assez nettement lintrt public.70

    De mme, les arrts rendus sous lAncien Rgime admettent la vente force des

    proprits prives71

    . Le montant de lindemnit verse lexpropri est augment dun

    cinquime en sus de la valeur relle du bien72

    . Cette majoration dindemnits est applique

    par les arrts rendus dans la rgion dAix73

    . Merlin considre que cette jurisprudence est

    pleine dquit. Il est fcheux dit-il pour un particulier, dtre seul oblig de sexproprier

    pour le bien public ; le juste prix de sa chose ne suffit pas pour lindemniser ; en y ajoutant

    un cinquime en sus, on allge sa perte. 74

    Les textes qui rgissent les expropriations sous lAncien Rgime ne sont pas parfaits.

    Toutefois, travers ces diffrents textes, se dgagent deux principes repris par les lois

    relatives lexpropriation du 19e sicle. La grande majorit des expropriations de lAncien

    Rgime est conditionne par une dclaration dutilit publique. En thorie, le

    ddommagement des expropris est exig. En absence dun texte uniforme, jusque dans les

    dernires dcennies de lAncien Rgime, les procdures en vigueur concilient les deux

    intrts antagonistes. Par exemple, ldit de fvrier 1776 qui autorise la construction des

    chemins exige que les propritaires dpossds soient ddommags75

    . Les expropriations du

    18e sicle domines par les questions durbanisme

    76, de simples travaux de dcoration des

    villes77

    , par des intrts socio-conomiques78

    , offrent plusieurs exemples dempitement sur

    la proprit prive. La grande question de lindemnit est diversement traite. Si lide du

    transfert de proprit au profit de la collectivit est admise, ltat peut user de ses

    prrogatives de puissance publique pour dpossder les particuliers79

    , mais le rgime de

    70

    Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , Journal des savants,

    1984, p.232. 71

    Merlin P.A. op. cit. Tome 11, p.829. 72

    Ibid. 73

    Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de lAncien Rgime : le contentieux des communauts de Provence,

    op. cit. p. 327-328. 74

    Merlin P.A. op. cit. Tome 11, p.829 75

    Isambert et al. op. cit. Tome 23, p.369. 76

    Harouel J.-L. Lembellissement des villes. Lurbanisme franais du XVIIIe sicle, op. cit. 335 p ; Histoire de

    lurbanisme, 3e d. Paris, P.U.F. 1990, 128 p ; Aux origines du droit franais de lexpropriation, utilit

    publique et juste indemnisation avant la rvolution , op. cit. p.772. 77

    Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de lAncien Rgime : le contentieux des communauts de Provence,

    op. cit. p. 312 et s. ; Bge D. Les expropriations pour cause dutilit publique Bordeaux sous lintendance de

    Tourny (1743-1757) , Annales de la facult de droit de Bordeaux, n1, 1976, p.54. 78

    Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 239 et

    s ; Lexpropriation sous lAncien Rgime , in H. Jacquot, Histoire de lexpropriation du XVIIIe sicle nos

    jours, p.7-20. 79

    Achard de la Vente J. op. cit. p. 84. Lauteur crit mme que le principe lui seul et indpendamment de

    tout acte royal pouvait servir de fondement une dcision judiciaire .

  • 30

    lexpropriation du 18e sicle est loin dadmettre que le paiement de lindemnit soit pralable

    la privation du droit de proprit. Ce vide juridique profite ltat, qui peut prendre des

    terres, commencer les travaux sans au pralable verser une indemnit aux propritaires. Ce

    vide juridique est lorigine des abus constats durant les expropriations du 18e sicle. Des

    records de retard ont t tablis80

    , le paiement des indemnits est problmatique81

    .

    Dailleurs, Tocqueville dans son ouvrage nhsite pas faire un constat trs sombre de

    la situation des proprits expropries sous lAncien Rgime. En effet, crit-il les proprits

    ainsi dvastes ou dtruites taient toujours arbitrairement et tardivement payes, et souvent

    ne ltaient point du tout. 82

    A travers la pense de cet auteur, ces abus sont justifis par le

    mpris que tmoigne ladministration de lAncien Rgime vis--vis de la proprit prive83

    .

    Ce raisonnement est trop simpliste et exagr. Il faut reconnatre que la russite dune

    expropriation est conditionne par la runion de plusieurs lments. En dehors de la

    dclaration dutilit publique, de la volont politique qui met en uvre de grands projets de

    construction, llment financier reste primordial pour mener bien ces projets84

    . Cette vision

    des choses est partage par Fleury, cit par Monsieur Franois Monnier85

    , qui pense quun

    vritable rgime de lexpropriation doit rpondre une triple condition : une loi qui dtermine

    les rgles suivre, un pouvoir fort et de largent.

    De nombreux auteurs ne partagent effectivement pas les propos de Tocqueville. Ces

    derniers considrent juste titre que les retards de paiement constats sous lAncien Rgime

    ne sont pas dus un quelconque mpris de ladministration vis--vis de la proprit86

    . Ils sont

    principalement occasionns par une insuffisance des moyens financiers de la royaut et de

    certaines villes87

    . La royaut, pour faire face aux indemnits, recourait aux caisses de la ville

    de Paris88

    . Comme le fait remarquer Monsieur Franois Monnier de largent, au XVIIIe

    80

    Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit , op. cit. p.61 ; Harouel J.-L. Aux origines du droit

    franais de lexpropriation, utilit publique et juste indemnisation avant la rvolution , op. cit. p.769 et s ;

    Lembellissement des villes, op. cit. p.279 et s. 81

    Poitrasson-Gonnet A. op. cit. p.127. 82

    Tocqueville A. (De), op. cit. p.311. 83

    Ibid. p.313. 84

    Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 253-257.

    85 Ibid. p.247.

    86 Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.53. Voir aussi en ce sens Monnier F. La notion

    dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 253 et s.

    87 Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.53 ; Lembellissement des villes, op. cit. p.280 ; Histoire

    de lurbanisme, op. cit. p.71 et s ; Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit , op. cit. p.60 ; Un droit

    administratif la fin de lAncienRgime : le contentieux des communauts de Provence, op. cit. p.332. 88

    Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 253.

  • 31

    sicle, dans les caisses royales, il yen avait gure.89

    Ainsi, la consquence du vide

    insurmontable des caisses royales tait le paiement tardif des indemnits.

    Mais il faut surtout souligner que la vraie victime dans les expropriations du 18e sicle

    demeure le propritaire. Ce dernier, indpendamment de sa volont, perd sa proprit au

    profit de la collectivit, mais doit encore subir les carences financires de ltat. Un doute

    peut cependant tre mis sur lexistence dune vritable politique de travaux publics, qui

    prend en compte laspect financier du projet. Une telle politique conduit mettre en place les

    mcanismes permettant le financement des terrains acqurir. Surtout, les difficults de

    financement sont accrues par labsence dune vritable procdure dexpropriation qui

    simpose dans tout le royaume. La ralisation dune telle procdure ncessite une ferme

    volont politique. Il faut tablir une loi qui simpose tous et qui prend en compte les intrts

    du public et du priv. Une telle rgle exigerait que le paiement de toute indemnit soit

    pralable la prise de possession ; mettrait les gardes fous pour assurer la protection de la

    proprit prive ; imposerait que le texte soit appliqu de faon uniforme dans toutes les villes

    de France. La rgle du paiement pralable obligerait les autorits prendre en considration

    laspect financier de la procdure. De telle sorte que lorsquune procdure serait engage, les

    propritaires privs de leurs biens ne se trouvent pas ni sans dfense, ni sans possibilit de

    relogement. Ladministration de lAncien Rgime est loin de raliser ce changement. Elle

    pose les bases de la procdure dexpropriation, mais ne parvient pas luniformiser. La

    protection de la proprit nest que relativement assure.

    Cela aurait pu tre pire, si les indemnits fixes par lintendant ne correspondait pas

    la valeur relle du bien90

    . En effet, la doctrine considre que les indemnits fixes par les

    intendants sous lAncien Rgime taient convenables91

    . Le propritaire bnficiait dune

    certaine protection, puisque, pour estimer la valeur de limmeuble, une expertise

    contradictoire tait demande92

    . Ce nest quaprs lexpertise que lintendant se chargeait de

    fixer lindemnit93

    . Monsieur Jean-Louis Harouel considre que la justice administrative

    des intendants comportait, notamment pour les expropriations urbaines [] des rgles

    protectrices de la proprit comparable celles offertes par le justice rgle, avec la rapidit

    89

    Ibid. 90

    Le contentieux des travaux publics lors des procdures dexpropriation est confi lintendant. Renaut M.-H.

    Histoire du droit administratif, Paris, Ellipses, 2007, p.35 ; Chnon E. Histoire gnrale du droit franais public

    et priv des origines 1815, Tome 2, Paris, Sirey, 1929, p.460. 91

    Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.45. 92

    Ibid. p.40. 93

    Bege D. op. cit. p.58.

  • 32

    et la gratuit en sus.94

    A tel point que cette justice de lintendant tait prfre et

    recherche aussi bien, par les collectivits territoriales que par les particuliers.95

    Remarquons encore que les procdures dexpropriation de lAncien Rgime sont

    totalement entre les mains dune administration toute puissante. De la dclaration dutilit

    publique, jusqu la fixation de lindemnit, seules les autorits administratives

    interviennent96

    . Cette administration nenvisage aucun moment lintervention dune autorit

    judiciaire. Lexpropriation est considre comme une matire qui touche essentiellement

    ladministration et nentre pas dans la catgorie des affaires civiles. Les indemnits sont

    fixes en dehors de la justice civile97

    . Lintrt gnral dfendu par ladministration prime sur

    la proprit prive. Le concept de ladministrateur-juge dvelopp sous lAncien Rgime

    contribue assurer une protection de lintrt commun. Ce systme est arbitraire et il nest

    donc pas tonnant que des abus soient commis. Si ladministration de lAncien Rgime

    consacre le principe de lexpropriation pour cause dutilit publique et de la juste indemnit98

    ,

    elle est loin dadmettre que toute dpossession ait lieu aprs le paiement de celle-ci. Ce

    troisime principe fait cruellement dfaut aux procdures dexpropriation.

    Contre de telles pratiques, Montesquieu voulait mettre le propritaire et le public en

    situation contractuelle lorsquil crivait si le magistrat politique, veut faire quelque difice,

    quelque nouveau chemin, il faut quil indemnise : le public est cet gard comme un

    particulier qui traite avec un particulier. Cest bien assez quil puisse contraindre un citoyen

    de lui vendre son hritage et quil lui te ce grand privilge quil tient de la loi civile de ne

    pouvoir tre forc daliner son bien.99

    Sous lAncien Rgime, mettre les intrts privs et

    publics sur un pied dgalit, cest mconnatre le droit qua le souverain sur les biens de ses

    sujets. Le procd prconis par cet auteur pouvait tre prjudiciable la collectivit. Les

    travaux que ltat entreprendra risqueraient de se heurter aux caprices des particuliers.

    Lexpropriation pour cause dutilit publique nest pas une vente ordinaire ou une simple

    94

    Harouel J.-L. Aux origines du droit franais de lexpropriation, utilit publique et juste indemnisation avant

    la rvolution , op. cit. p.772. 95

    Ibid. p.772. 96

    Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 223 et s ;

    Lexpropriation sous lAncien Rgime , op. cit. p.7et s ; Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de

    lAncien Rgime : le contentieux des communauts de Provence, op. cit. p. 297 et s ; 97

    Pegourier Y. Les quivoques du droit de lexpropriation , Gaz. Pal.1967, p.20. 98

    Sur le systme de lexpropriation de lAncien Rgime, Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.34

    et s. 99

    Achard de la vente J. op. cit. p.84. Voir aussi Coste A. De lindemnit dexpropriation, Thse de droit, Paris,

    1899, p.14 ; Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.54.

  • 33

    expropriation force exige par les cranciers du dbiteur100

    . Le propritaire, qui ne veut pas

    vendre son bien, usera de tout stratagme pour empcher ltat de len priver. En revanche, la

    vente pour cause dutilit publique exige un examen des lieux, une laboration des plans, le

    trac des ouvrages tablir et une reconnaissance des fonds exproprier. La vente pour cause

    dutilit publique nest pas faite aux enchres101

    . Pour viter un comportement prjudiciable

    la collectivit, des motifs graves dutilit publique suffisent pour disposer des domaines des

    particuliers. Portalis justifie lacceptation de cette contrainte par le fait quen vivant dans une

    socit civile, chacun des citoyens sengage rendre possible, par quelque sacrifice

    personnel, ce qui est utile tous.102

    Mise part cette controverse doctrinale, les propos quils tiennent sont loin daffirmer

    clairement la rgle de lindemnit pralable. Or, lorsquun propritaire perd son bien, cest la

    question de lindemnit qui le proccupe. Lindemnit quil reoit doit lui permettre de

    soffrir un nouveau bien. Et la rglementation dune vritable procdure dexpropriation en

    dpend. Affirmer la rgle de lindemnit pralable la dpossession revient obtenir une

    procdure complte.

    Ce sera luvre de la rvolution de 1789. La proprit supplante par le droit minent

    du public atteint pendant la rvolution son apoge103

    . Le propritaire est matre du sol et il

    dispose librement de son bien. De la proprit marginalise, les rvolutionnaires passent la

    proprit sacralise, absolue104

    . Ils hritent des avances de lAncien Rgime et conditionnent

    100

    Merlin P.-A., op. cit., Tome 5, 3e d., 1808, p.38. ; Thzard Lopold utilise galement le terme

    expropriation force pour dsigner la vente des biens du dbiteur par le crancier. Du nantissement des

    privilges et hypoyhques et de lexpropriation force, Paris, d. Ernest Thorin, 1880, 534 p. Dans le mme sens

    Pont P. Explication thorique et pratique du code civil. Commentaire trait des privilges et hypothques et de

    lexpropriation force, Tome 1 et 2, 3e d. Delamotte et fils, Paris, 1876, 668 p. ; Baudry-Lacantinerie G.,

    Loynes P. (De). Trait thorique et pratique de droit civil. Du nantissement des ptivilges et hypothques et de

    lexpropriation force, Tome 3, 3e d. Paris, librairie de la socit du recueil Sirey, 1906, 961 p.

    101 Pour la distinction entre vente ordinaire et vente pour cause dutilit publique : uvres de Pothier, par

    Siffrein, Trait du contrat de vente et des retraites, Tome 3, p.304-305. Lauteur crit : une vente peut aussi

    tre force pour cause de ncessit publique, ou mme seulement pour utilit publique. Par exemple dans les

    ncessits publiques, dans une disette de grains, ceux qui en ont au-del de leur provision peuvent tre

    contraints par le juge de police voiturer leurs grains au march, et les y vendre au prix courant Si le

    propritaire qui il est ordonn de vendre son hritage pour cause dutilit publique, soit au roi, soit une ville,

    soit une universit, convient lui-mme du prix avec les commissaires du roi, ou avec la ville, ou luniversit,

    cette convention est un vrai contrat de vente. Sil ne veut convenir de rien, et quil se laisse contraindre

    abandonner son hritage pour le prix rgl par des experts, il ny a point en ce cas proprement de vente,

    puisquil ny a point de convention ; mais larrt ou sentence rendue contre lui en tient lieu. Lorsquune chose

    vendue pour cause dutilit publique a t faite divini aut publici juris, comme si on en a fait un cimetire, une

    rue ou place publique, il est vident que toutes les hypothques ou autres charges dont cette chose tait tenue,

    steignent ; sauf aux cranciers et autres qui avoient quelque droit sur cette chose, se venger sur le prix,

    suivant lordre de leurs hypothques et de leurs privilges : do il suit quune telle vente ne peut donner lieu

    aucune obligation de garantie 102

    Portalis, op. cit. p.121. 103

    Garaud M. La rvolution et la proprit foncire, Paris, Sirey, 1958, 404 p. 104

    Ibid. p.277.

  • 34

    rigoureusement la perte de la proprit au profit de la collectivit sous une double exigence :

    la ncessit publique et le paiement pralable dune indemnit105

    . Le droit de proprit

    considr comme le droit qua une personne de retirer dune chose lutilit normale quelle

    est susceptible de procurer, de faon exclusive et perptuelle, dans les limites fixes par les

    lois 106

    , vient en deuxime position juste aprs la libert107

    . La proprit est range, par la

    dclaration des droits au nombre de ces droits naturels dont lhomme se trouve investi au

    moment mme de sa naissance par cela mme quil est homme108

    . Larticle 17 dispose de

    manire restrictive comme le souligne Ren Hostiou 109

    que la proprit est inviolable et

    sacre, nul ne peut en tre priv, si ce n'est lorsque la ncessit publique lgalement constate,

    l'exige videmment et sous la condition d'une juste et pralable indemnit .

    Cette formule dit Achard de la Vente, est en tout conforme aux vrais principes sur

    lesquels doit reposer lexpropriation ; elle proclame la fois le droit de la socit et celui du

    simple citoyen, et elle dtermine trs exactement le point sur lequel doit stablir la

    conciliation entre ces droits rivaux. Les conditions dans lesquelles le droit de proprit doit

    seffacer devant lintrt gnral sont trs nettement prcises 110

    . Avec larticle 17 de la

    dclaration des droits de lhomme, apparat une ferme volont de protger la proprit prive.

    La proprit est un droit sacr et inviolable, ce nest que la ncessit publique qui peut

    contraindre le propritaire cder son bien. Cette ncessit publique doit tre lgalement

    constate. Le principe de lexpropriation est affirm, mais conditionn par une juste et

    pralable indemnit. Ces conditions sont exiges pour oprer le transfert de proprit111

    .

    Aussi, dans leuphorie de la rvolution, les constitutions de 1791 et de 1793

    confirment les principes poss par la dclaration des droits de lhomme. Larticle 19 de la

    constitution de 1793 dispose que nul ne peut tre priv de la moindre portion de sa

    proprit, sans son consentement, si ce nest lorsque la ncessit publique lgalement

    constate lexige, et sous la condition dune juste et pralable indemnit . Comme toutes les

    rvolutions, celle de la France prne le changement, la monte de lindividualisme, de la

    proprit absolue, illimite. Mais, cette rvolution sessouffle avec la constitution de 1795.

    105

    Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit, op. cit. p.61. 106

    Ferrire G., Le droit de lexpropriation pour cause dutilit publique : principe et technique, leur volution,

    Thse de droit, Bordeaux, 1943, p.9. 107

    Godfrin P., Degoffe M., Droit administratif des biens, 8e d. Sirey, Paris, 2007, p.370.

    108 Duguit L. Manuel de droit constitutionnel, 4

    e d. E. de Boccard, Paris, 1923, p.292, (Ouvrage rdit en 2007

    par les ditions Panthon-Assas). 109

    Hostiou R. Lvolution du contrle juridictionnel de la notion dutilit publique en matire

    dexpropriation , A.J.P.I. 1973, p.877. 110

    Achard de la vente J. op. cit. p.87. 111

    Auby J.-M. et al., Droit administratif des biens, 5e d. Dalloz, Paris, 2008, p.453.

  • 35

    Celle-ci ne reprend pas les garanties tablies en 1789. La proprit est reconnue comme un

    droit, en revanche aucune rgle nest dicte pour la protger contre larbitraire de

    ladministration112

    .

    Cette lacune est comble ds la premire dcennie du 19e sicle par les rdacteurs du

    code civil. Ils raffirment la rgle de la proprit absolue, illimite. Cest lobjet de larticle

    544 dj cit qui consacre dfinitivement la rgle de la proprit absolue113

    . Comme toute

    rgle absolue, elle contient des restrictions dordre lgal auxquelles la proprit ne peut se

    soustraire. Au fur et mesure que les besoins sociaux augmentent, le caractre absolu de la

    proprit tend sattnuer114

    . Cest dailleurs dans ce sens que les auteurs se prononcent

    puisquils admettent galement que la proprit a un caractre absolu, mais, face lintrt

    gnral, elle perd sa force115

    . Lexpropriation pour cause dutilit publique est une source

    dextinction de droits rels. Tout droit de proprit disparat pour faire place au droit collectif.

    Ainsi, dire que la proprit a un caractre absolu est vraiment exagr. Les termes

    mmes des articles 544 et 545 sont contradictoires. Poser la rgle de la proprit absolue et

    ses limites ne garantit pas au propritaire une libert totale de jouissance. A tout moment, le

    lgislateur peut intervenir pour rglementer lexercice du droit de proprit. La propritaire

    demeure dans une relative prcarit. Demolombe en rfrence aux articles 639, 649 et 685 du

    code civil relatifs aux servitudes lgales estime que cet ordre de dispositions ne constitue

    pas [] des restrictions la libert de la proprit ; elles ne lasservissent pas [] ; elles la

    gouvernent ; elle la civilisent ; elles dterminent enfin dune manire gnrale, uniforme et

    permanente, le mode dexistence et dexercice, et en quelque sorte la manire dtre de la

    proprit en France ; et il est ds lors vident quelles ne constituent pas de dispositions

    restrictives ou exceptionnelles, mais quelles forment au contraire le rgime commun et

    normal du droit de proprit, considr dans la plnitude de la libert.116

    Ces propos sont

    exagrs car ltablissement dun droit de passage sur une proprit prive constitue en ralit

    une restriction la libert de jouissance. Le propritaire ne jouirait plus de son bien comme

    bon lui semble, puisquil devrait tenir compte du droit accord ses voisins.

    112

    Sur les expropriations sous la Rvolution, voir Bart J. La Rvolution franaise et lexpropriation , in

    Jacquot H. Histoire de lexpropriation du XVIIIe sicle nos jours, op. cit. p.21-29.

    113 Sur lorigine du droit de proprit de larticle 544 du code civil : Arnaud A.-J. Les origines doctrinales du

    code civil franais, Vol. IX, Paris, L.G.D.J. 1969, p.179-195 ; Collin A., Capitant H. (par Julliot De La

    Morandire L.), Prcis de droit civil, op. cit. p.427 et s ; Patault A.-M. Introduction historique au droit des biens,

    1re

    d. Paris, P.U.F. 1989, 336 p. 114

    Collin A., Capitant H. (par Julliot De La Morandire L.), Prcis de droit civil, op. cit. p.428. 115

    Demolombe C. Cours de code Napolon, Tome1, 2e d. Paris, A. Durand et L. Hachette et Cie, p. 502 ;

    Planiol M., Ripert G. (par Picard M.) Trait pratique de droit civil franais, op. cit. p.335 ; Aubry et Rau (par

    Esmein P.). Droit civil franais, Tome 2, 7e d. Paris, Librairies techniques, 1961, p.260 et s.

    116 Demolombe C. op. cit. p.502.

  • 36

    En dpit du caractre contradictoire des articles 544 et 545 du code civil, il convient de

    souligner que les rdacteurs de ces textes nont pas failli leur mission, qui est celle de

    protger la proprit contre larbitraire de ladministration. Lutilit publique pose des limites

    la proprit prive, mais son transfert est conditionn par le paiement pralable dune juste

    indemnit. Ce sont l des traces laisses par larticle 17 de la dclaration des droits de

    lhomme de 1789. Larticle 545 du code civil qui en fait chos est moins rigoureux que le

    texte initial de larticle 17117

    . Les rdacteurs ont adopt le terme de lutilit publique qui

    sera entendu de plus en plus largement118

    par rapport la ncessit publique .

    Cependant, larticle 545 demeure un texte isol. Sil contribue la dfinition du

    concept de lexpropriation, il ne met pas en place une procdure susceptible de concilier les

    deux intrts antagonistes. Le code est muet sur la faon dont sera fixe lindemnit, sur

    lautorit comptente, sur la faon dont sera dclare lutilit publique et sur les rgles

    suivre. Cest un texte gnral, qui ne rsout quen partie les problmes constats sous

    lAncien Rgime. Il ne met pas totalement le propritaire labri de tout comportement

    arbitraire de ladministration. En effet, lorsque les rvolutionnaires sacralisent la proprit, ils

    conditionnent son transfert uniquement pour cause de ncessit publique et aprs le paiement

    dune indemnit pralable, ils ne confient aucune comptence lautorit judiciaire. Le

    systme de lAncien Rgime, qui confie lautorit administrative la comptence pour fixer

    lindemnit, subsiste. En effet, les lois des 16-24 aot 1790 interdisent au juge judiciaire de

    connatre des questions lies au contentieux administratif. Or, au lendemain de la Rvolution

    franaise lexpropriation est encore considre comme une matire strictement administrative.

    Il appartient lautorit administrative de dclarer lutilit publique des travaux et de fixer

    lindemnit due au propritaire excluant ainsi le juge civil. Monsieur Harouel explique

    lattitude de la Constituante en indiquant quelle est anime envers lordre judiciaire dune

    mfiance qui la conduit reprendre son compte le systme de justice administrative de

    lAncien Rgime.119

    Cette comptence est confie en 1791 aux directoires des dpartements.

    La loi du 28 pluvise an VIII confie cette comptence aux conseils de prfecture.

    La loi du 16 septembre 1807 relative au desschement des marais noffre que des

    garanties minimes dun point de vue procdural. Cette loi admet que lindemnit soit fixe

    dire dexperts. En revanche, ladministration conserve toute sa comptence comme sous

    lAncien Rgime. Il lui appartient de dclarer lutilit publique des travaux. Larticle 48 de la

    117

    Arnaud A.-J. op. cit. p.194. 118

    Planiol M., Ripert G. (par Picard M.) Trait pratique de droit civil franais, op. cit. p.336. 119

    Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit.. p.60.

  • 37

    loi de 1807 indique quil appartient aux ingnieurs des ponts et chausses de constater la

    ncessit des travaux entreprendre. Aprs les estimations des experts, le conseil de

    prfecture se runit pour fixer lindemnit. De lAncien Rgime jusquau dbut du 19e sicle,

    ladministration sapproprie le contentieux de lexpropriation.

    Cette loi de 1807 confirme lavis mis par le conseil dtat. La question stait pose

    de savoir si le concours de lautorit lgislative tait ncessaire, lorsquil sagirait dexcuter

    larticle 545 du code civil. Le conseil dtat, dans son avis du 18 aot 1807,stait prononc

    ainsi : le concours de lautorit lgislative nest pas ncessaire, et que la nature mme des

    choses soppose ce quelle puisse intervenir avec la sret et la dignit qui lui conviennent

    [] Avec sret, parce que la question de fait dpend, le plus souvent, de connaissances

    locales, et que le corps lgislatif nest point organis pour claircir et pour juger des

    questions de fait. La dignit de ce corps en est blesse, parce quon transforme les

    lgislateurs en simples juges ; et le plus souvent encore lobjet du jugement est-il du plus

    mdiocre intrt [] Le droit de proprit doit tre regard comme pleinement garanti par le

    principe gnral que la loi a tabli, que la loi seule pourra changer, et par la rgularit des

    formes, soit pour constater que lutilit publique est relle, soit pour fixer la valeur de lobjet

    consacr cette utilit. 120

    Confier la totalit de la procdure lautorit administrative constitue un risque. Une

    administration toute puissante commettrait des abus121

    . En effet, avec cette loi de 1807 les

    indemnits fixes par ladministration sont toujours infrieures la valeur relle des biens

    expropris ; elles ne sont mme pas payes avant la dpossession122

    . La loi de 1807 nest que

    la manifestation pure et simple de la volont de ladministration vouloir confisquer toute la

    procdure. Elle constitue une vritable procdure dexpropriation, mais ne prend pas en

    compte toutes les avances obtenues aprs la Rvolution. La rgle de lindemnit pralable

    bnfique toute personne qui perd sa proprit au titre de larticle 545 du code civil nest pas

    clairement tablie.

    Aussi, larticle 48 de la loi de 1807 cre un flou juridique. En ce qui concerne ltat, le

    paiement pralable nest pas exig alors que les concessionnaires sont assujettis cette rgle.

    Cette loi de 1807 constitue une rgression par rapport au code civil de 1804 qui exigeait que

    lindemnit soit verse au propritaire avant le transfert dfinitif de limmeuble. Elle constitue

    galement une relle menace pour les intrts des particuliers qui risquent de perdre leurs

    120

    Duvergier J.B., Collections compltes des lois, dcrets, ordonnances, rglements et avis du Conseil dtat,

    Tome 16, Paris, A. Guyot et Scribe, 1826, p.171-172. 121

    Achard de la Vente J. op. cit. p.89. 122

    Ibid. p.90.

  • 38

    immeubles123

    . Elle expose surtout les proprits larbitraire de ladministration. Au moment

    o la proprit est sacralise, le rgne de lindividualisme consacr124

    , le lgislateur du dbut

    du 18e sicle repart dans les errements de lAncien Rgime, en attribuant comptence

    lautorit administrative pour dclarer lutilit publique des travaux, puis aux conseils de

    prfecture pour connatre des dommages causs aux particuliers pour les terrains pris et

    fouills125

    , en occultant surtout la rgle de lindemnit pralable126

    . La proprit sous

    lEmpire comme la dailleurs reconnu Napolon nest pas en sret127

    .

    Pour mettre en place un rgime uniforme de lexpropriation, il est vident que cela

    ncessite la prsence dun pouvoir fort, une ferme volont de lautorit politique. LEmpereur

    nest pas contre lide quun particulier sapproprie un espace ncessaire sa survie dans la

    socit ; il admet que les propritaires soient dpossds dans un but dutilit publique. En

    revanche, il nadmet pas que les propritaires soient dpossds sans indemnit ; que celle-ci

    soit fixe par une autorit administrative. Les conseils de prfecture comptents en la matire

    sous la lgislation de 1807, sont, selon les termes de Durand, suspects de manquer

    dindpendance vis--vis de ladministration active. 128

    Ainsi, Napolon prconise lintervention du juge judiciaire dans la procdure

    dexpropriation. En effet, selon les termes de Monsieur Mestre, Napolon trouvait que les

    conseils de prfecture, qui statuaient jusque-l sur ce contentieux [], ne se montraient pas

    assez favorables aux propritaires dpouills.129

    Or, en vertu du principe de la sparation

    des pouvoirs, le juge judiciaire nest pas comptent pour trancher les litiges qui concernent

    ladministration. Ce principe sera battu en brche par le Napolon puisquil trace une

    rpartition des comptences entre lautorit administrative et lautorit judiciaire :

    ladministration laccomplissement de toutes les formalits exiges pour obtenir un jugement

    dexpropriation ; lautorit judiciaire le prononc de jugement et la fixation de

    lindemnit130

    . la question qui lui a t pose de savoir quel pouvait tre le rle du tribunal

    lors du prononc du jugement, Napolon rpond que le tribunal jugera des formes, ce qui

    123

    Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.72. 124

    Pegourier Y. op. cit. p.21. 125

    Tixier G., Les limites de la comptence de lautorit judiciaire en matire dexpropriation pour cause

    dutilit publique , D.1956, p.103. 126

    Sur lexamen de la loi du 16 septembre 1807 : voir Durand C. op. cit. p.29 et s. 127

    Voir Harouel J.-L., Histoire de lexpropriation, op. cit. p.76. 128

    Durand C. op. cit. p.53. 129

    Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit, op. cit. p.62. 130

    Lire les lettres crites de Schnbrunn par Napolon sur lexpropriation pour utilit publique cits en

    intgralit par Durand dans son article prcit (p.100-104). Voir aussi, Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation,

    op. cit. p. 75 et s ; Bquet L., op. cit. Tome 16, p.196 ; Achard de la Vente J. op. cit. p.90-91.

  • 39

    donne une trs forte garantie 131

    . Toutefois, sans nier lapport positif de lEmpereur en

    matire dexpropriation pour cause dutilit publique, il est contestable que lautorit

    judiciaire prsente une garantie suffisante en jugeant uniquement les formes de la

    procdure132

    . Sera-t-il vraiment actif ? Ce rle que Napolon tente dattribuer au tribunal

    nest-il pas uniquement passif ? Le juge peut-il empcher ladministration dexproprier ? Ces

    points seront abords dans le corps de ce travail. Ce quil faut retenir travers les

    interventions de Napolon, cest lacceptation dun troisime grand principe dans le rgime

    franais de lexpropriation, savoir la mixit procdurale133

    .

    Le droit de proprit, droit majuscule comme le souligne Madame Jeanne Lemasurier,

    "se rvle comme un droit naturel, un attribut irrductible de tout tre vivant, humain ou non,

    qui pour survivre doit s'approprier une part du milieu extrieur : espace et nature"134

    . Pour

    Napolon, ce droit doit tre protg. Les vux de lEmpereur sont matrialiss par la loi du 8

    mars 1810 intitule Loi sur les expropriations , qui offre pour la premire fois un systme

    juridique complet en cette matire135

    . Cest un progrs considrable par rapport ltat

    antrieur du droit en la matire136

    . Larticle 1er de cette loi est ainsi rdig : lexpropriation

    pour cause dutilit publique sopre par lautorit de la justice 137

    . Cette loi retient la

    mixit procdurale. Ladministration a le droit de dclarer lutilit publique par dcret.

    Lautorit judiciaire prononce lexpropriation et fixe lindemnit. Ces principes inspirs par le

    souci de protger la proprit constituent les bases du droit de lexpropriation138

    .

    En ralit, cette loi de 1810 nest complte quen thorie. Lorsque le lgislateur confie

    au juge judiciaire le pouvoir de prononcer le jugement et de fixer lindemnit, il ne se

    proccupe pas de ses comptences relles en matire dexpropriation. Le juge judiciaire est-il

    capable dvaluer la valeur des proprits ? Lintervention des experts est-elle un gage de

    bonne justice ? La rponse est ngative car Lexpert pe