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L’exception « tsigane » dans laFrance de Vichy : littérature etdevoir de mémoireSabrina ParentPublished online: 01 Aug 2008.

To cite this article: Sabrina Parent (2008) L’exception « tsigane » dans la France deVichy : littérature et devoir de mémoire, Contemporary French and FrancophoneStudies, 12:3, 331-339, DOI: 10.1080/17409290802284917

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 12, No. 3, August 2008, pp. 331–339

L’EXCEPTION « TSIGANE »1 DANS LA

FRANCE DE VICHY : LITTERATURE

ET DEVOIR DE MEMOIRE

Sabrina Parent

Dans son celebre paradigme psychanalytique utilise pour saisir la facon dont lesFrancais ont fait/font face a l’episode de Vichy, Henry Rousso fait etat d’unquatrieme stade, qui commencerait apres 1974, et qui se caracteriserait parl’obsession vis-a-vis de la deportation et de l’extermination des Juifs. L’onnotera cependant que si les ouvrages, tant historiques que litteraires, consacres al’Holocauste juif abondent pendant cette periode, l’interet pour le sort desRoms se fait souvent plus discret et aussi plus tardif. Les raisons de cettediscretion sont multiples et de nature differente.

D’abord, il faut souligner le traitement particulier, different de celui desJuifs, qu’ont subi les Roms en France pendant la Seconde Guerre mondiale.Ainsi, la politique vichyste a l’egard des Roms fut une politique raciste certes,qui ne visait toutefois pas l’extermination, mais la sedentarisation d’un peupledont le nomadisme etait ressenti comme une menace pour la population commepour l’Etat francais. Il y a donc bien une specificite, ou une exception, francaiseen ce qui concerne le traitement des Roms pendant la guerre : « Les Tsiganes, »selon les propos de Marie-Christine Hubert, « ont ete assignes a residence etinternes dans des camps d’internement . . . mais n’ont pas ete deportes enmasse comme les Tsiganes allemands, hongrois et meme belges »(« Internement » 10). Le sort des Roms en France doit en fait se comprendrecomme etape dans une ligne politique coherente et continue depuis la TroisiemeRepublique, a savoir la fixation des nomades sur le territoire republicain. Cettevolonte se discerne en particulier par la proclamation de la loi de 1912, quiimpose aux Roms le port du carnet anthropometrique. Pour Claire Auzias, autre

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/08/030331–9 � 2008 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409290802284917

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specialiste des Roms, la specificite de leur traitement durant la guerre resulted’une « continuite » entre « ordre republicain et ordre fasciste » dans la mesureou la loi de 1912 peut etre consideree « comme la grande responsable du fichagepolicier qui permit de les [les Roms] interner des octobre 1940 » (120).

Un total de 30 camps furent batis sur tout le territoire francais (Franceoccupee et France libre confondues), a peu pres 6.000-6.500 personnes y furentinternees et une centaine y decederent. Les conditions de vie dans les campsd’internement etaient precaires et degradantes puisque les maladies, lamalnutrition et le froid etaient le lot quotidien reserve aux Roms. Last but notleast, les Roms internes perdirent tous leurs biens et n’en furent jamaisindemnises.

Un autre type d’explication est avance pour rendre compte de l’amnesie quiregne autour du sort des Roms : bien que revendiquant une identite forte,ce peuple semble peu soucieux de garder trace de son histoire (Pernot 37).L’ethnologue Patrick Williams tente d’expliquer le fonctionnement de lamemoire manouche, un groupe de Roms vivant en France, en ces termes :

Il existe bien une memoire manouche, mais c’est une memoire qui nefait pas discours, qui ne vise pas a l’exploration du passe et a l’accumulationdes connaissances . . . Il faut bien voir que la commemoration, tellequ’elle est organisee, provoque la conservation de souvenirs de plus enplus intimes et ne suscite aucunement l’edification d’une memoirecommunautaire, memoire-saga, memoire-epopee, memoire du groupe entant que groupe. (40)

S’il est vrai, comme le souligne l’anthropologue Michael Stewart, que dans nossocietes sedentaires, la commemoration du passe est principalement mediatiseepar les discours narratifs (recits des victimes et temoins, ou historiographie),l’absence de ce type de commemoration dans les communautes roms ne doit pasconduire a la conclusion qu’il y a oubli (561). Le passe se manifeste sous des« formes non-discursives »2 (563), soit par des comportements sociaux et desgestes du quotidien qui temoignent de ce que la memoire est memoire« vivante »3 (Pernot 40), comme si les Roms etaient « habites » (Pernot 37) parleur histoire.

Malgre cette tendance a l’effacement, il faut saluer le devoir de memoireentrepris depuis quelques annees par des historiens, des ecrivains ou artistes.Trois livres retiendront particulierement notre attention, parce qu’ilss’inscrivent dans des genres et pratiques litteraires et artistiques complemen-taires. Le premier est un roman policier de Didier Daeninckx, La Route du Rom(2003), le deuxieme, un album photo de Mathieu Pernot, Un Camp pour lesBohemiens (2001) et le troisieme, Dites-le avec des pleurs (1990), est un temoignageecrit en francais par le Rom Mateo Maximoff. La rarete d’un tel documentnecessitait qu’on l’integre au corpus. Ces trois ouvrages se revelent precieux

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pour acceder a l’Histoire. En effet, a la comprehension des evenements –qu’assure le discours historiographique –, la litterature (et l’art en general)ajoute une dimension emotionnelle qui peut aider le lecteur a reviser sescroyances et a deconstruire certains stereotypes.

La Route du Rom de Didier Daeninckx

Pour les amateurs de polars, le nom de Didier Daeninckx est associe a un romanpolicier a la fois ancre historiquement et engage politiquement. Ainsi, dansMeurtres pour memoire (1984), par exemple, l’intrigue tourne autour dupersonnage de Maurice Papon et du role qu’il a joue aussi bien dans ladeportation des Juifs sous Vichy que dans la repression sanglante de lamanifestation de 1961, a Paris, en faveur de l’independance de l’Algerie.

Dans la Route du Rom, il est question de l’internement des Roms pendant laSeconde Guerre mondiale, de la spoliation de leurs biens ainsi que desexperiences medicales destinees a leur sterilisation. L’investigation du passe estd’une part, etroitement liee a la resolution du meurtre et donc de l’intriguepoliciere et d’autre part, clairement mise en relation avec la situation socialepresente, que le recours a l’histoire est cense eclairer. Ainsi, le meurtre du RomJesus non seulement symbolise l’incomprehension qui continue d’exister entrele peuple nomade et la population locale, mais permet aussi de devoiler dessecrets enfouis, dont il est espere que la revelation amene a des changementspositifs dans le quotidien. Un des personnages, un historien d’ailleurs, declare :« J’etais vaguement au courant que les Gitans avaient ete persecutes. Je nepouvais pas me douter que l’Etat francais avait ouvert une multitude de campsd’internement, jusque dans d’aussi petites villes. J’ai le sentiment que si les gensde la region l’apprenaient, leur attitude evoluerait » (121).

Le roman met en avant le fait que les citoyens, pris individuellement, sontsusceptibles d’etre touches par la decouverte des secrets du passe tandis que lamachine institutionnelle continue de legiferer des lois au pire inhumaines, aumieux absurdes. Pour illustrer le premier point, l’on prendra l’exemple dugardien qui a abattu Jesus et qui s’est rendu compte de l’etendue de sa mepriselorsqu’il a decouvert les veritables raisons pour lesquelles Jesus s’etait introduitpar effraction dans les batiments de l’ecole. Le Rom ne venait rien y voler, maisvenait chercher la trace temoignant de la presence de son oncle en ces lieuxpendant la guerre. C’est dans les sous-sols de cette ecole que l’oncle Antonio,qui grava sa signature sur le mur, subit une operation de sterilisation, qui lerendit toute sa vie marginal parmi les siens. Lorsqu’il decouvre la verite, legardien « ne peut detacher son regard mouille de larmes du graffiti legue parAntonio a celui [Jesus] qu’il a tue par peur » (170). La decouverte de la verites’accompagne ici d’une veritable epuration des emotions.

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Pour illustrer le second point, celui de l’absurdite de la machineadministrative, l’on citera l’extrait suivant :

Avec leurs nouvelles lois, les flics peuvent faire ce qu’ils veulent, piquer nosvoitures, nos permis de conduire, nos carnets de circulation, nous mettre engarde-a-vue pour occupation illegale du domaine public ou prive . . . C’estreparti cinquante ans en arriere. On est toleres sur les terrains municipauxamenages, sauf qu’il n’y en a pas. (154–155)

Andres, le pere du defunt Jesus, met en evidence l’absurdite de la loi Bessonqui, si elle oblige toutes les communes a reserver des aires pour les gens duvoyage, n’a pas tenu compte du probleme du manque de place. Andres se plaintaussi de la loi pour la securite interieure, dite loi Sarkozy II, qui considerecomme delit l’installation sans autorisation d’un vehicule sur une proprieteprivee ou publique. Cette loi autorise les forces de l’ordre – alors queprecedemment, l’expulsion etait du ressort des tribunaux – a confisquer levehicule et a suspendre le permis de conduire du responsable. La lecture duroman permet de prendre conscience de l’injustice du systeme legislatif et demieux comprendre la realite quotidienne des Roms.

Au terme du livre, l’on eprouve de la compassion a l’egard du peuple nomade ;une emotion due a deux elements. D’abord, a une satisfaction d’ordre cognitive.L’intrigue policiere est en soi peu interessante, mais ce qui la rend captivante c’estprecisement le fait qu’elle est entremelee a l’Histoire et que du coup, c’estl’Histoire elle-meme qui se donne comme intrigue policiere, bien ficelee. Lelecteur la decouvre avec beaucoup de plaisir, en suivant les investigations del’enqueteur qui finissent par repondre a toutes les questions soulevees ; ce qui estextremement satisfaisant. Le deuxieme element qui provoque la compassion estl’identification possible du lecteur a la figure du marginal, incarnee parl’enqueteur, le Poulpe, sorte de justicier solitaire. C’est parce que ce personnageest un asocial au grand cœur qu’il est possible de s’identifier a lui et, partransitivite, au marginal par excellence, Antonio Cuevas, le Rom meurtri, le plusmarginal des marginaux : dans l’impossibilite d’avoir des enfants, il a vecu toute savie en retrait de sa propre communaute, elle-meme marginalisee.

Un Camp pour les Bohemiens de Mathieu Pernot

L’album photographique de Mathieu Pernot rend compte d’un projet qui aconsiste a retrouver, pres de soixante ans apres les evenements, certains desRoms qui avaient ete incarceres dans le « camp pour Bohemiens »4 de Saliers.Ce camp construit sous Vichy visait la sedentarisation et l’acculturation desRoms et avait ete concu comme « argument de propagande gouvernementa-le . . . pour convaincre la presse etrangere de la capacite des autorites francaises a

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administrer des camps sans que ceux-ci ne deviennent ineluctablement desmouroirs » (Hubert, « Camp » 20). Les conditions de vie des Roms internes aSaliers furent inhumaines : « La seule image que renvoyait le camp de Saliersetait l’image d’enfants deguenilles, pleurant de faim et abandonnes par le restede la population » (Hubert, « Camp » 30).

Le projet de Pernot consiste, au fond, a reinsufler de la vie dans les archives del’etat, dans ces vieilles photos issues des carnets anthropometriques par lesquelsles Roms etaient fiches, suivant en cela une methode d’identification qui decoulaitdirectement des theories d’Alphonse Bertillon pour identifier et controler lescriminels. Pour faire revivre le passe, Pernot a photographie quelques-uns desRoms qui furent victimes de l’internement et a transcrit leurs souvenirs oraux. Lapuissance du livre reside dans la juxtaposition de photos a la dimension hautementesthetique, d’un cote et de l’autre, de photos de carnets anthropometriques,d’une froideur toute administrative. En voici un exemple (Figure 1).5

Les photos de Pernot touchent le lecteur a divers niveaux. Elles lesensibilisent tout d’abord a la notion de point de vue. Le meme « sujet, » unememe personne, est represente(e), et pourtant l’œil du photographe de

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l’administration inspecte, deshabille, salit et condamne, tandis que le regard dePernot appelle au respecte. Le contraste souligne la cruaute de l’entrepriseadministrative, qui fichait aussi les enfants. Parce que l’œil bienveillant duphotographe enveloppe ces personnes de beaute, d’une beaute physique quirenvoie a une beaute spirituelle, ces photos invitent aussi a reviser les stereotypesnegatifs attribues trop souvent et trop rapidement aux Roms. L’esthetique se metainsi au service de l’ethique. En outre, la juxtaposition de photos prises a desdecennies d’intervalle provoque un sentiment de reconnaissance : dans levieillard d’aujourd’hui apparaıt l’enfant d’hier. La satisfaction cognitiveeprouvee a retrouver des traits physiques communs rapprochent cetteexperience de celle que l’on effectue avec des photos d’amis ou de membresde la famille. En definitive, la reussite majeure du livre consiste a rendre le Romproche : il est devenu quelqu’un que l’on (re)connaıt et dont la souffrance passeenous touche.

Le maintien du noir et blanc pour les photos d’individus traduit lacontinuite de l’identite a travers le temps, l’« ipseite » comme dirait PaulRicœur dans Temps et recit I. Par opposition, les photos au terme de l’ouvrage,photos en couleurs, temoignent precisement de l’absence de continuite entre lepasse et le present puisque le camp de Saliers a repris la forme d’un champanonyme. Si aucun monument ne vient jamais rendre compte de cette existencepassee, l’ouvrage de Pernot pourrait bien devenir un lieu unique de memoire(pour reprendre le concept de Pierre Nora) du camp de Saliers.

Dites-le avec des pleurs de Mateo Maximoff

Mateo Maximoff, d’origine kalderache du cote paternel et manouche du cotematernel, a appris a ecrire le francais afin de se constituer, pour reprendre sestermes, en « historien » de sa communaute. Son recit, il l’ecrit, non pas parceque les membres de sa communaute risquent d’oublier, mais pour que les gadje,les non-Roms, a la memoire selective, se rappellent. Ainsi a la Liberation, Mateıs’apercoit-il que le massacre des Roms est passe sous silence et c’est « furieux »(184) qu’il decide d’envoyer une lettre a un journal qui finira par publier unarticle sur la question.

Il s’agit ainsi de preserver le souvenir pour les gadje et a la maniere desgadje, tout en donnant enfin le point de vue des victimes, par les victimeselles-memes, sans edulcoration. La citation qui suit temoigne de ce souci deveracite ainsi que de la mefiance des Roms a l’egard des gadje, memebienveillants : « Les auteurs [gadje], parfois bien intentionnes, brodent surnotre histoire. L’imagination de l’auteur joue selon son temperament maisaussi selon sa connaissance reelle de notre peuple. Le plus souvent il ne saitrien, alors il invente » (244).

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La demarche consiste donc a donner aux gadje la vision des choses tellesqu’elles sont apprehendees par les Roms et avec le plus de justesse possible.Maximoff ne manque pas ce double but, en particulier pour ce qui nousinteresse, lorsqu’il aborde le traitement des Roms pendant la guerre. Le soucide justesse est frappant lorsque, par exemple, l’auteur rapporte sanscomplaisance le comportement irresponsable de son oncle Kolia, d’une partet les erreurs de jugement de la Resistance, de l’autre :

Il [Kolia] avait beaucoup d’argent . . . et il en depensait tout autant. Il n’enfallait pas plus pour que les Resistants le prennent pour un collaborateur, luiqui ignorait tout de la guerre. Mateı lui conseilla de moderer ses depenses,mais il ne voulut rien entendre aux recommandations de son neveu.Dommage car un peu plus tard, a la liberation, cela lui couta cher ! Il etaitpourtant totalement innocent de ce qu’on lui reprochait. (177–178)

Pour ce qui est du point de vue, il est interessant de noter que Maximoffjoue a varier les perspectives. Le livre se fait ainsi recueil de nombreuxtemoignages, et parmi eux, de certains Roms qui sont revenus des camps deconcentration allemands. En outre, Maximoff essaie lui aussi de se mettre a laplace du gadjo, d’embrasser sa perspective : « Pourquoi ces gens-la ne s’habillentpas comme les autres ? », « Pourquoi ces gens-la ne travaillent-ils pas commetout le monde ? » (167). A ces questions, que Maximoff trouve legitimes, ilrepond en suggerant la difference culturelle, mais aussi en demandant au gadjode reflechir sur ses propres pratiques : « Mais quand les Gayzies se deplacentd’un pays a un autre . . . est-ce qu’ils changent de vetements a chaque fois qu’ilspassent une frontiere ? » Ce faisant, Maximoff introduit le gadjo dans la culturedu Rom, la depouillant des a priori et des prejuges. En se mettant a la place dugadjo, Maximoff invite le lecteur, gadjo lui-meme, a effectuer une memedemarche, a savoir se mettre a la place du Rom.

Conclusion

Lorsque l’exploration artistique et litteraire du passe engendre un sentiment decompassion envers l’Autre qui, d’autrui, devient proche, le prochain, l’oncomprend d’autant moins les raisons pour lesquelles Nicolas Sarkozy declarait,lors de son discours d’investiture, vouloir « en finir . . . avec la concurrence desmemoires qui nourrit la haine des autres. » A moins que le discours politiquefrancais actuel ne vise precisement le cloisonnement des communautes et lastigmatisation des differences pour maintenir l’Autre dans l’etrange et dans sonstatut d’etranger. La litterature apparaıt des lors comme espace de resistance quis’oppose au discours officiel.

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Notes

1 Le terme « tsigane » est entre guillemets car, bien qu’il s’agisse d’un termeabondamment usite, ce n’est pas un nom que les Roms se sont attribue. C’estun nom que les gadje (mot qu’utilisent les Roms pour designer ceux qui n’ensont pas ; un gadjo, des gadje) leur ont donne et qui signifie « something likethe ‘‘don’t touch’’ or ‘‘hands off people’’. Because Romanies were seento keep a distance from everyone else they were given this nickname »(Hancock, Romani 1). Ian Hancok, professeur a l’Universite du Texas et Romlui-meme, prefere utiliser en anglais le terme « Romani, » qu’il traduit enfrancais par « Rom » (Hancock, ‘‘Les Roms’’ 69). Je me suis alignee sur lapratique de ce dernier que je me permets, au passage, de remercier nonseulement pour m’avoir introduite dans son univers, mais aussi pour m’avoiroffert son amitie. Qu’il me soit egalement permis ici d’exprimer toute magratitude a Dina Sherzer, pour sa disponibilite, la perspicacite de ses conseilset le reconfort de son amitie.

2 Toutes les traductions de l’anglais sont miennes.3 Ainsi les Manouches s’attachent-ils au territoire ou leurs morts sont enterres

(Williams 21).4 Le titre de l’album reprend en fait le terme (« Bohemiens ») en usage a

l’epoque.5 Je tiens a remercier Mathieu Pernot pour la gentillesse et la spontaneite avec

lesquelles il m’a autorisee a reproduire ici ses photographies.

Works Cited

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Barthes, Roland. « Introduction a l’analyse structurale des recits. » Communications 8(1966).

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Sabrina Parent is a Ph.D. candidate in French and Francophone Literature at the

University of Texas at Austin. Her research interests are concerned with the cultural

representations of WWII from the point of view of minorities in France and the former

French colonies.

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