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II. B/ Extraordinaire, monstruosité et métamorphose Agata Kawa, « Le Souffle/Femme-Renard », 2015 (détail) Aquarelle, encre, crayons, chlorophylle, pollen, broderies, perles, matériaux d’origine organique et végétale _Dans Des monstres et prodiges (1573), Antoine Paré désignait la monstruosité comme ce qui s’écarte de « l’ordinaire cours des choses »¹. Une telle acception ramène en tout point à la définition de l’extraordinaire : « Qui étonne, choque, parce qu’il n’est pas conforme à la norme prévisible ou attendue » (CNRTL). D’ailleurs, n’entend-on pas dire parfois que quelque chose est « géant », « génial », « monstrueux » pour caractériser un phénomène hors-norme ? De fait, le monstre c’est d’abord « un individu dont la morphologie est anormale, soit par excès ou défaut d’un organe, soit par position anormale des membres […], qui provoque la répulsion par sa laideur, sa difformité », [qui] « est contre nature » (CNRTL). Ainsi est-il souvent réifié, c’est-à-dire réduit à l’état de chose : absurde, incongru, le monstre n’est

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Page 1: Web viewComme l’indique justement François Dagonet, « il s’agissait, à travers eux, de portraitiser le vice, la perversion, le fantastique, le chaos, le diabolique »⁷

II. B/ Extraordinaire, monstruosité et métamorphose

Agata Kawa,  « Le Souffle/Femme-Renard », 2015 (détail)Aquarelle, encre, crayons, chlorophylle, pollen, broderies, perles, matériaux d’origine organique et

végétale

_Dans Des monstres et prodiges (1573), Antoine Paré désignait la monstruosité comme ce qui s’écarte de « l’ordinaire cours des choses »¹. Une telle acception ramène en tout point à la définition de l’extraordinaire : « Qui étonne, choque, parce qu’il n’est pas conforme à la norme prévisible ou attendue » (CNRTL). D’ailleurs, n’entend-on pas dire parfois que quelque chose est « géant », « génial », « monstrueux » pour caractériser un phénomène hors-norme ?

De fait, le monstre c’est d’abord « un individu dont la morphologie est anormale, soit par excès ou défaut d’un organe, soit par position anormale des membres […], qui provoque la répulsion par sa laideur, sa difformité », [qui] « est contre nature » (CNRTL). Ainsi est-il souvent réifié, c’est-à-dire réduit à l’état de chose : absurde, incongru, le monstre n’est plus humain, il est monstrueux, c’est-à-dire « contraire à l’ordre naturel des choses, à la bienséance ou à la morale ».

Parce qu’il est hors norme, contraire à la nature, le monstrueux nous confronte tout d’abord à notre propre humanité. Ce qui frappe en effet chez les monstres et autres créatures fantastiques ou mythologiques, c’est la manière dont ils amènent à questionner notre réalité, dont ils sont en fait la transcription. Si les mythes et légendes semblent donc abolir le réel en perturbant l’espace et le temps, ils transposent des sentiments et des désirs bien

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humains. Ainsi le Léviathan, dont la puissance extraordinaire déchaîne les tempêtes, a inspiré à Thomas Hobbes en 1651 son fameux traité politique « dans lequel le monstre symbolise l’État et sa puissance hiérarchisée »².

De même, l’ascension de l’indomptable cheval ailé Pégase vers le firmament en fait une figure de l’inspiration et de la créativité humaine. N’est-ce pas avec le sang de l’Hydre qu’Ulysse, en empoisonnant ses flèches, parviendra à vaincre ses ennemis ? Par sa puissance symbolique, le minotaure mi-homme mi-taureau, ne renvoie-t-il pas l’homme à ses propres démons ? Et Frankenstein ou Mr. Hyde ne réveillent-ils pas le monstre qui sommeille en chacun de nous ?

« Ainsi le personnage de Stevenson synthétise les deux grandes figures romantiques du savant, Faust et Frankenstein. Comme Frankenstein, il veut rivaliser avec Dieu, il veut changer les règles de la nature ; mais en cherchant à maltraiter l’évolution, il se condamne à refaire le chemin en sens inverse : d’homme il se fait bête velue, d’être moral il devient pur instinct et vice. Son pacte faustien, il le signe avec lui-même, ou plutôt avec la bête, cet autre en lui-même : après tout le mot « Diable » ne vient-il pas du grec diaballein, désunir séparer ? »³.

La monstruosité« La monstruosité amène tout d’abord à une réflexion sur la peur de l’inconnu. « Le monstre effraie parce qu’il évoque la possibilité d’une structure du chaos. Il est un marasme fonctionnel. Or, du point de vue de l’homme, cette formation contraire aux lois de la nature doit être punie d’une manière ou d’une autre. Ainsi observe-t-on souvent l’impression, chez le personnage moderne, d’être partagé psychiquement. Son comportement devient alors ambigu et son apparence change au gré des humeurs et des circonstances, à l’instar des nains des traditions celtique et germanique. Celui qui se retrouve devant cette sorte de monstre découvre une personnalité protéiforme, c’est-à-dire multiple, fluctuante et dangereusement insaisissable. »

Maud Massila, « Le monstre à visage humain »Histoires de monstres à l’époque moderne et contemporaine, volume X, Cahiers

Kubaba, Université de Paris-I Panthéon Sorbonne, Paris  L’Harmattan 2007, page 17.

Par opposition à l’ordre de la raison qui fonde la beauté de l’humain comme de l’univers selon un principe d’équilibre, le monstre a contrario est la déformation de cette harmonie. « Dans bien des modèles, le monstre incarne le désordre avant l’ordre, et symbolise le monde à l’état brut » avant sa conquête par l’homme »⁴. Il est « le vivant de valeur négative », une « contre-valeur vitale », « la négation du vivant par le non-viable » (Georges Canguilhem⁵). Il apparaît ainsi comme un accident de la nature, une anomalie génétique, une sorte d’animal pourvu de qualités sensitives.

Là où la raison appelle la connaissance, la monstruosité opère à l’opposé une déconstruction des enjeux mêmes de la connaissance pour devenir un phénomène de foire, un événement extraordinaire qui échappe à toute mesure, qui apparaît comme étranger à l’ordre de la raison. Christine Ferlampin-Acher note très justement : « la morphologie du monstre est marquée par une pluralité sans harmonie. Il est hirsute, hérissé d’appendices, cornes, dents, queue… l’idéal médiéval –le corps fuselé de la levrette, la masse parfaitement structurée du coursier, la longue silhouette de la jeune fille– est bafoué »⁶.

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Un aspect important du monstrueux est en effet l’excès, le dépassement des limites du possible. Face au normal, il représente l’étranger, le bizarre, la folie, l’anormal, le pathologique. Il est à l’opposé de la norme puisqu’il est extra-ordinaire : en ce sens il est subversif ; sa difformité devient une animalité : que l’on pense à ces hommes à tête d’animal, têtes hybrides et grotesques qui se produisaient dans les cirques ou sur les Boulevards : l’homme chien au XIXe siècle, l’homme-lion ou Elephant-man exhibés comme des curiosités, des bêtes à tête humaine. Comme l’indique justement François Dagonet, « il s’agissait, à travers eux, de portraitiser le vice, la perversion, le fantastique, le chaos, le diabolique »⁷.

Parce qu’il est contre-nature, le monstre invite tout autant à une réflexion sur l’extraordinaire que sur la normalité dont il conteste avec une part de provocation les codes : certaines créatures mi-hommes, mi-monstres comme le loup-garou, vont jusqu’à remettre en question la rupture entre l’humanité et le règne animal : « Le loup-garou se métamorphose les nuits de pleine lune et dévore ses proies avant de reprendre forme humaine aux premières lueurs de l’aube. […] Preuve de sa double nature, son corps redevenu humain garde les stigmates de ses activités nocturnes »⁸.

Francis Bacon ou le « monstre de peinture »

Francis Bacon, peintre anglais de Pierre Koralnik est un documentaire (Suisse, 1964) d’une vérité à fleur de peau sur la souffrance exacerbée de Fancis Bacon, peintre britannique disparu en 1992 à l’âge de 82 ans. Bacon évoque de façon exacerbée et volontairement provocante « combien adolescent il dégoûtait tout à fait ses parents, et comment alors son père l’avait cédé (vendu ?) à 16 ans à un « enleveur de chevaux » ? Terme traité comme une erreur de langue rectifiée en « éleveur » par le cinéaste, alors que Bacon connaît et sait utiliser le français avec pertinence […] »⁹.

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Ce polymorphisme est très apparent dans plusieurs toiles du peintre Francis Bacon (Dublin 1909−Madrid 1992) dont les célèbres autoportraits monstrueux déforment l’humain au point de l’animaliser.

Surnommé le « monstre de peinture », cet artiste anglais « veut rendre la crudité et la cruauté »*. Ce que je veux faire, écrit Bacon, c’est restituer le sujet dans le système nerveux ». Le grotesque métaphysique est en fait pour Francis Bacon, une condition pour exister.

* Jean-Claude Beaune, La Vie et la mort des monstres, Seyssel Éditions Champ Vallon 2004, page 89.

Par leur structure duelle, les tableaux de Bacon amènent à une réflexion sur la nature du monstre. Un grand nombre d’autoportraits accentuent en effet la relation entre visage normal et son pendant menaçant. Ce jeu de reconnaissance et de distinction amène à une sorte de confrontation du personnage avec son double à tel point qu’on finit par ne plus savoir « laquelle des deux entités est véritablement monstrueuse : c’est la vision même de cette impossible dualité, qui instaure un malaise. […] L’incarnation infernale complète son modèle et lui donne une valeur nouvelle. Elle révèle dans ce cas un point de vue philosophique tout attaché à la manière et à sa puissance d’engendrement. On perçoit chez l’inventeur du double une fascination pour les pouvoirs occultes et pour les puissances d’engendrement »10.

Francis Bacon, « Autoportrait », 1976

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« A partir de son œuvre, l’homme contemporain se trouve brusquement capable de connaître ce mélange de violence, d’angoisse, de peur du sacré, de désir, de désespoir, de déchéance, de recherche de l’amour, d’abjection animale présent en lui, cette manière devenant nécessairement constitutive de la beauté. »

Luigi Ficacci, Francis Bacon, Taschen 2005

 

« Au nom du pire »…

Bestialisation et animalisation vont de pair : face au grand Art et à la Science qui se doivent de créer des normes, c’est-à-dire un savoir établi, le monstrueux relève de l’infra-humanité. Il n’implique pas seulement un écart à la norme : il connote l’échec de l’être humain, son abandon par Dieu. Car il n’est plus créée « au nom du Père » mais « au nom du pire » : sa déviance physique fait de lui un déviant moral, un pêcheur, un paria, comparable à un animal : selon Malebranche, le monstre est le produit déviant des lois générales qui régissent l’agencement de la matière : « les lois générales de la nature ont amené des accidents qui ont fait naître des monstres ».

 La question du monstre relève donc du spectaculaire, de la monstration. Par son statut et sa forte exposition médiatique dans la deuxième moitié du XIXe siècle, notamment en France et dans l’Angleterre victorienne, donc dans des sociétés qui mettent en avant le narcissisme de l’image, le monstre est son contraire : il est une déviation de la beauté. « Montré du doigt » comme un phénomène de foire, on peut le regarder, le toucher, car il est en position d’objet, de marchandise, de produit de consommation dénué de facultés sociales. À la différence du pointé du doigt religieux comme on peut le voir dans les fresques que Michel-Ange a peintes pour la Chapelle Sixtine où le pointé du doigt de Dieu crée Adam, le monstre devient le produit de la surenchère médiatique : exclu du paradis de la bonne conscience sociale, il est exposé comme un phénomène sensationnel dans les foires et les cabinets médicaux.

Regardez attentivement le document suivant, qui est une affiche d’un « musée d’anatomie » (1875), particulièrement la façon dont il mêle au voyeurisme le plus brutal, une prétendue justification scientifique : c’est ainsi que le spectacle de foire s’affuble pompeusement de l’expression à rallonge : « Exposition du Grand Musée d’Anatomie, d’Anthropologie et d’Histoire naturelle ». Particulièrement au XIXe siècle, la tératologie, qui est l’étude scientifique des malformations congénitales, va souvent mêler aux préoccupations naturalistes le voyeurisme le plus abject :

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Affiche de l’exposition d’un « musée d’anatomie » (1875)

Document extrait de l’ouvrage de Pierre Ancet, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris PUF 2015

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Le monstre, phénomène de foire

« Avec des phénomènes de foire, on se trouve, d’emblée, face à des corps anormalement constitués et face un espace délimité, régi par ses propres lois. À Neuilly, à Saint-Cloud ou à Vincennes, aux confins de la ville, la foire appelle et implique le monstre puisqu’elle l’exhibe et s’en nourrit. Particulièrement propice à la tératogonie, l’espace forain met en scène le corps dans sa beauté et sa laideur, sa force et sa faiblesse, ses anomalies, dysfonctionnements et mystères. Clinique publique, physiologie donnée en pâture aux badauds, fête parfois macabre, la foire est avant tout un spectacle où le corps et le monstre font les frais de la représentation. Or pour la fin du XIXe siècle, le corps et le monstre ne sont souvent qu’une seule et même chose. D’où l’importance de lieu comme la foire, spécialement conçu pour l’exhibition. »_Evanghélia Stead, Le Monstre, le singe et le fœtus : Tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle, Genève Droz 2004, page 159

Comme le montre très bien Pierre Ancet à propos de l’homme-éléphant, « le regard porté à l’époque sur le corps d’autrui recherche le sensationnel. La vision du monstre est l’inverse d’une contemplation. Elle est la recherche d’une excitation, d’une sensation forte comme dans nos parcs d’attractions actuels. On peut comparer la sensation physique liée au corps difforme à l’attirance produite par un corps nu. Autant dans la société victorienne le corps érotique et le sexe étaient profondément refoulés, autant le rapport au corps difforme ne pose aucun problème de conscience et autorise toutes les exhibitions. Il faut bien comprendre que cette forme de voyeurisme n’est nulle part condamnée. L’institution médicale les recommande à titre édifiant. Toutes les couches de la société s’y livrent. Les albums de photographies de famille sont ornés de l’image de l’homme-éléphant, la meilleure société défile dans sa chambre d’hôpital. »11

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Parcours de lecture 1Victor Hugo : le monstre, entre sublime et grotesque

Le monstre Quasimodo dans Notre-Dame de Paris  Gwynplaine dans l’Homme qui rit

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Notre-Dame de Paris (1831)

La scène se passe à la fin du Moyen Âge. Pour se divertir, le peuple de Paris décide de procéder à l’élection du « pape des fous », un concours de grimaces.

« C’était une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui rayonnait en ce moment au trou de la rosace. Après toutes les figures pentagones, hexagones et hétéroclites qui s’étaient succédé à cette lucarne sans réaliser cet idéal du grotesque qui s’était construit dans les imaginations

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exaltées par l’orgie, il ne fallait rien moins pour enlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait d’éblouir l’assemblée. Maître Coppenole lui-même applaudit ; et Clopin Trouillefou, qui avait concouru, et Dieu sait quelle intensité de laideur son visage pouvait atteindre, s’avoua vaincu. Nous ferons de même. Nous n’essaierons pas de donner au lecteur une idée de ce nez tétraèdre*, de cette bouche en fer à cheval, de ce petit œil gauche obstrué d’un sourcil roux en broussailles tandis que l’œil droit disparaissait entièrement sous une énorme verrue, de ces dents désordonnées, ébréchées çà et là,, comme les créneaux d’une forteresse, de cette lèvre calleuse sur laquelle une de ces dents empiétait comme la défense d’un éléphant, de ce menton fourchu, et surtout de la physionomie répandue sur tout cela, de ce mélange de malice, d’étonnement et de tristesse. Qu’on rêve, si l’on peut, cet ensemble.

L’acclamation fut unanime. On se précipita vers la chapelle. On en fit sortir en triomphe le bienheureux pape des fous. Mais c’est alors que la surprise et l’admiration furent à leur comble. La grimace était son visage.

Ou plutôt toute sa personne était une grimace.[…]On eût dit un géant brisé et mal ressoudé.

Quand cette espèce de cyclope parut sur le seuil de la chapelle, […] la populace le reconnut sur-le-champ, et s’écria d’une voix:

– C’est Quasimodo, le sonneur de cloches ! c’est Quasimodo, le bossu de Notre-Dame !Quasimodo le borgne! Quasimodo le bancal ! Noël ! Noël !**

On voit que le pauvre diable avait des surnoms à choisir.

– Gare les femmes grosses*** ! criaient les écoliers.– Ou qui ont envie de l’être, reprenait Joannes.

Les femmes en effet se cachaient le visage.

– Oh! le vilain singe, disait l’une.– Aussi méchant que laid, reprenait une autre.– C’est le diable, ajoutait une troisième. »

Victor HUGO, Notre-Dame de Paris, Livre 1, chapitre V, 1831

* tétraèdre : à quatre faces.** Noël : cri de joie.*** grosses: enceintes.

Comme nous le voyons à travers cette description, le monstre n’existe plus en tant qu’homme : tout d’abord comparé à un « singe », il n’est qu’un phénomène de foire dont le corps, transformé en spectacle, est mis à distance de la société normale pour en faire un objet de curiosité, un bouffon tragique : il devient celui dont on peut se moquer légitimement, dont le rire peut disposer librement. Comparé également à un « diable », il est en outre associé par la foule à la figure du mal.

Ce très beau texte permet aussi d’interroger notre rapport à la différence. Le rire de rejet est ainsi un refus de l’altérité et plus encore une légitimation de la violence permettant à celui qui

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rit de triompher de l’échec et du vide existentiels en dénaturant l’autre, et de s’affranchir, par procuration, de la loi morale. Le rieur devient Dieu, et celui qui fait l’objet de la moquerie est en quelque sorte une marionnette dont le rieur se plait à tirer les ficelles.

Charles Lughton, magistral dans Quasimodo (The Hunchback of Notre Dame) de  William Dieterle (1939)

L’Homme qui rit  (1869)Dans ce roman historique, social et philosophique, dont l’action se déroule en Angleterre au début du XVIIIe siècle, Victor Hugo évoque  les destins croisés de plusieurs

personnages. Parmi eux, Gwynplaine « l’homme qui rit », défiguré alors qu’il était enfant, devient malgré lui la vedette incontestée des foires de la vieille Angleterre où la vision de son visage déformé cause l’hilarité générale…

« C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non. L’espèce de visage inouï que le hasard ou une industrie bizarrement spéciale lui avait façonné, riait tout seul. Gwynplaine ne s’en mêlait pas. Le dehors ne dépendait pas du dedans. Ce rire qu’il n’avait point mis sur son front, sur ses joues, sur ses sourcils, sur sa bouche, il ne pouvait l’en ôter. On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. Personne ne se dérobait à ce rictus. […] Par la vertu de la mystérieuse opération probablement subie par Gwynplaine enfant, toutes les parties de son visage contribuaient à ce rictus, toute sa physionomie y aboutissait, comme une roue se concentre sur le moyeu ; toutes ses émotions, quelles qu’elles fussent, augmentaient cette étrange figure de joie, disons mieux, l’aggravaient. […]

Qu’on se figure une tête de Méduse gaie.

Tout ce qu’on avait dans l’esprit était mis en déroute par cet inattendu, et il fallait rire.

L’art antique appliquait jadis au fronton des théâtres de la Grèce une face d’airain joyeuse. Cette face s’appelait la Comédie. Ce bronze semblait rire et faisait rire, et était pensif. Toute

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la parodie, qui aboutit à la démence, toute l’ironie, qui aboutit à la sagesse, se condensaient et s’amalgamaient sur cette figure ; la somme des soucis, des désillusions, des dégoûts et des chagrins se faisait sur ce front impassible, et donnait ce total lugubre, la gaîté ; un coin de la bouche était relevé, du côté du genre humain, par la moquerie, et l’autre coin, du côté des dieux, par le blasphème ; les hommes venaient confronter à ce modèle du sarcasme idéal l’exemplaire d’ironie que chacun a en soi ; et la foule, sans cesse renouvelée autour de ce rire fixe, se pâmait d’aise devant l’immobilité sépulcrale du ricanement. Ce sombre masque mort de la comédie antique ajusté à un homme vivant, on pourrait presque dire que c’était là Gwynplaine. Cette tête infernale de l’hilarité implacable, il l’avait sur le cou. Quel fardeau pour les épaules d’un homme, le rire éternel !

Comme nous le voyons dans ce passage, le phénomène de l’exhibition va de pair avec l’exclusion dont Gwynplaine est victime : créature hors norme, il est littéralement un monstre burlesque, mais d’autant plus tragique, qu’il rit malgré lui : « C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. Sa face riait, sa pensée non ». Pareille description fait du monstre l’archétype du faible, de l’exclu, de l’être bizarre, frustré, refoulé. Comme pour Quasimodo ou la créature de Frankenstein de Mary Shelley, ce qui domine ici est bien l’opposition entre l’apparence —le masque difforme et grotesque que Gwynplaine propose aux autres hommes, celui de l’homme qui rit—, et ce qu’il est réellement, un homme intelligible et sensible, qui ne rit pas.

« le monstre est voué à l’exclusion » Passager clandestin de la littérature, le monstre habite des romans et des récits dont la lecture procure un plaisir difficile à avouer. […] Qui sont ces monstres ? De malheureuses victimes de malformations physiques que les camelots exhibent dans les foires et dont le commerce a donné naissance à d’odieuses pratiques de mutilation, comme le montre Victor Hugo. Doués d’une ambiguïté fondamentale, les monstres suscitent peur et pitié, répulsion et fascination.

Condamnés à l’exclusion, ils incarnent d’abord la différence. Affligés de difformités morphologiques, ils provoquent une répulsion et une interrogation. Des êtres d’une apparence aussi étrange induisent par analogie un jugement moral, hâtif, mais vite porté par le bon sens populaire et habilement exploité par les esprits cultivés, comme le prouve la chasse aux sorcières menée par les Inquisiteurs au Moyen Âge. De tels vices physiques ne peuvent que manifester la noirceur de l’âme. L’horreur engendrée par les monstres fait planer une menace de mort qu’il est urgent de repousser : le monstre est voué à l’exclusion.

Mais les secrets qu’il laisse entrevoir sur les mystères de la vie humaine suscitent simultanément une curiosité bien proche du désir. Le désordre et le mal que représente le monstre ne sont-ils pas le signe d’une transgression des tabous, des interdits élaborés par la civilisation, pour sa sauvegarde, mais au détriment de jouissances inavouées ?

[…] Mais le monstre est le double dégradé de l’être idéal, tout comme le diable l’est de Dieu, et l’interdit n’est que l’envers du désir. Le monstre est ambivalent, comme l’angoisse qu’il suscite. Cette ambivalence se raffine lorsque le dédoublement ne se manifeste plus dans un objet extérieur, mais qu’il est vécu comme une division ou une permutation du moi. C’est ce que révèle le dédoublement du Dr. Jekyll en Mr. Hyde qui avoue sa certitude de la dualité de sa personnalité. Les vampires, personnifient aussi nos

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désirs de longévité, d’ubiquité et de volupté : ils suscitent ainsi, dans la conscience raisonnable, la peur qu’impliquent de tels excès.

Claire Caillaud, « Les délices de la peur »,revue Textes et documents pour la classe, décembre 1995.

 

 Le véritable monstre, c’est l’homme…

Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1817), dernier chapitre__À la fin du roman, la créature monstrueuse, œuvre du Docteur Frankenstein, s’adresse au narrateur…_Je ne demande pas de compassion pour ma misère. Jamais personne ne m’accordera sa sympathie. Quand je l’ai recherchée pour la première fois, je tenais à partager avec autrui l’amour de la vertu ainsi que les sentiments de bonheur et d’affection qui habitaient mon être. Maintenant que cette vertu n’est plus qu’une ombre, que le bonheur et l’affection ont fait place à un désespoir amer et détestable, que me reste-t-il pour susciter la sympathie ? […] Autrefois, j’espérais follement rencontrer des êtres qui, oubliant ma laideur, m’aimeraient pour les qualités dont je savais faire montre. Je me nourrissais de pensées élevées d’honneur et de dévouement. Hélas, le crime m’a désormais rabaissé à un rang inférieur à celui de l’animal le plus vil. […] Quand je songe à la liste effrayante de mes péchés, je ne puis croire que je fus bien cette créature dont l’esprit était rempli de visions sublimes et transcendantes de la beauté et de la majesté de la bonté. Mais ainsi va la vie, l’ange déchu devient un démon malfaisant. Pourtant, cet ennemi de Dieu et des hommes, lui-même, avait des amis et des compagnons dans sa désolation ; hélas, je suis seul._© Gallimard Folio Plus, Traduit de l’Anglais par Paul Couturiau, 2008.

En fait, comme nous le comprenons bien, le monstre n’est pas celui qu’on croit : la laideur monstrueuse des uns révèle la laideur morale et « l’inhumaine comédie » du monde. Dans Elephant Man (1980), David Lynch décrit ainsi magistralement le calvaire de John Merrick, exposé comme un phénomène de foire parce qu’il ne correspond pas « à la règle générale entendue comme une norme »12 : le monstre, c’est bien l’humanité elle-même qui le génère par son inhumanité, par sa démesure destructrice, cynique et immorale.

Comme le remarque très bien Éric Dufour à propos d’Elephant Man, « l’exhibition du monstre, dans un film qui semble toutefois relayer le dispositif du cirque, puisqu’il diffère l’apparition de la difformité physique et en fait un spectacle comme à la foire, est le corrélat d’une interrogation qui surgit au sein de la narration : qui est le véritable monstre ? Ne sont-ce pas plutôt ceux qui, sous leur normalité physique, se révèlent être des monstres moraux  » ? 13 

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La fin du roman  Frankenstein de Mary Shelley est à ce titre très intéressante : en présentant le monstre comme la conséquence du prométhéisme accru et incontrôlé de l’homme moderne, forme de « surenchère organisée dans l’extraordinaire » (Instructions officielles.), l’auteure défie les taxinomies, c’est-à-dire la classification des espèces, si en vogue au XIXe siècle : dans des sociétés sérialisées à l’extrême où le rêve eugéniste tend à définir les individus selon des critères de perfection physique qui apparentent idéalement l’homme à un dieu, la créature de Mary Shelley nous rappelle l’existence d’une autre dimension : l’extraordinaire de la créature, c’est précisément son humanité. Il n’est plus ce « vivant de valeur négative » (G. Canguilhem) que nous évoquions au début de notre étude, il est l’humanité de l’homme, c’est-à-dire sa conscience.

Freaks : une réflexion sur la condition humaine 

Réalisé en 1932 par Tod Browning, Freaks, (traduction française : La Monstrueuse Parade) est un film américain culte qui amène à une réflexion majeure sur la condition humaine par le biais de la monstruosité. Le point de vue adopté par le réalisateur est toujours celui des monstres.

Le film raconte de la façon la plus crue comment Hans, lilliputien dans un cirque, tombe amoureux de la grande et belle trapéziste Cléopâtre : flattée et amusée au départ, celle-ci se joue du désarroi de Hans et méprise les « monstres » de la troupe : victime de ses moqueries, les « freaks », se vengent…

Ils boivent, mangent, fument, font leur lit, se marient, ont des enfants, discutent, se disputent, se font du souci, observent ce qui se déroule autour d’eux, aident l’un des leurs… Ils sont toujours aperçus au repos et non au travail, mais les gestes quotidiens qu’ils effectuent sont manifestement les leurs dans le spectacle : tenir une fourchette ou un verre avec l’un de ses pieds pour manger et boire, marcher avec ses mains, saisir et allumer une cigarette avec sa seule bouche afin de fumer… Le simple fait de boire, manger ou fumer devient un numéro monstrueux. […] L’une des grandes forces –

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inventions ? – de Browning est ainsi de faire jouer le naturel à des êtres singuliers. […] Quant à Cleopatra, si sa monstruosité est d’abord morale, quelques éléments indiquent son hybridation à venir. Trapéziste et belle femme, elle tient du génie aérien qu’est la sylphide. En bonne vamp, elle a à voir avec de nombreuses créatures mythologiques […] qui s’en prennent aux hommes qu’elles séduisent et affaiblissent. Par son comportement de femme avide, elle est assimilable à une harpie dont elle possède finalement presque le physique (un corps de vautour et une tête de femme). Enfin, en

refusant d’appartenir à la tribu des phénomènes par l’union, Cleopatra est condamnée à y entrer par la manière forte. Freaks est aussi le récit du cheminement qui conduit Hans à s’accepter comme il est et Cleopatra à incarner physiquement sa monstruosité. D’« oiseau de paradis » (filméen contre-plongée) évoluant dans les airs de la piste de cirque, elle devient femme-canard (saisie en plongée) clouée au sol dans un box de sideshow. Freaks est donc fondamentalement un film sur l’acceptation des corps monstrueux par eux-mêmes. »

Boris Henry, « Dossier Freaks » (Lycéens et Apprentis au cinéma), page 7.

En remettant en cause l’ordre qui assigne à chaque chose sa place, l’extraordinaire amène donc à une profonde réflexion sur la condition humaine par le biais de la monstruosité, comme apte à réordonner le réel selon une logique de questionnement autant social que moral : comment voyons-nous ce qui n’est pas ordinaire ? Quelle est la légitimité de nos critères de jugement et de nos réquisitoires ?

Parcours de lecture 2Franz Kafka : La Métamorphose

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Rédigée en 1912 dans un contexte de crise politique, sociale et familiale grave, La Métamorphose de l’écrivain tchèque Franz Kafka entretient le malaise et la perplexité. Derrière le point de départ fantastique de la nouvelle se cache en effet un sens symbolique et métaphysique qui altère volontairement les conventions et les codes du romanesque. Dans ce passage du chapitre 3, Gregor, personnage banal métamorphosé en insecte, profite d’un moment d’inattention de la famille qui l’a cantonné dans sa chambre, pour écouter sa sœur Grete jouer du violon.

La sœur se mit à jouer ; le père et la mère suivaient attentivement, chacun de son côté, les mouvements de ses mains. Gregor, attiré par le violon, s’était risqué un peu plus loin en avant, et avait déjà la tête dans la salle. […] avec la poussière qui régnait dans sa chambre et qui volait au moindre mouvement, il était, lui aussi, couvert de saletés ; il entraînait avec lui des bouts de fil, des cheveux, des restes de nourriture, accrochés sur son dos et sur ses flancs ; et son indifférence à tout était par trop grande pour qu’il se mît sur le dos, comme il le faisait avant, plusieurs fois par jour, afin de se nettoyer contre le tapis. Or malgré l’état où il se trouvait, il n’eut pas scrupule à s’avancer quelque peu sur le plancher impeccable de la salle.

Au demeurant, personne ne lui prêtait attention. La famille était entièrement requise par le violon ; les locataires en revanche […] en avaient assez de toute cette séance, et ce n’était plus que par politesse qu’ils acceptaient d’être dérangés.

[…] Gregor rampa un peu plus loin encore, gardant la tête au ras du plancher […] Était-il un animal, alors que la musique le bouleversait tant ? Il avait l’impression que s’ouvrait devant lui un chemin vers la nourriture inconnue à laquelle il aspirait. Il était résolu à progresser jusqu’à la sœur, à tirer un petit coup sur sa jupe pour lui suggérer que si elle voulait bien, elle n’avait qu’à venir avec son violon chez lui, car personne ici n’appréciait sa musique comme il le ferait, lui. Il avait l’intention de ne plus la laisser sortir de sa chambre, du moins tant qu’il serait en vie. Pour la première fois, son aspect effrayant lui servirait à quelque chose : il se voyait gardant en même temps toutes les portes de sa chambre et repoussant les assaillants de son souffle rauque. La sœur, elle, ne devait pas être contrainte, il faudrait qu’elle demeurât chez lui de son plein gré ; il faudrait qu’elle restât sur le canapé assise à côté de lui, qu’elle abaissât son oreille jusqu’à lui, et il lui confierait alors qu’il avait eu la ferme intention de l’envoyer au conservatoire et que, si ce malheur n’était pas arrivé entre-temps, il l’aurait annoncée à tout le monde à Noël dernier — Noël était passé, c’est bien cela ? —, et ce sans tenir compte d’aucune objection. Après cette explication, la sœur, bouleversée, éclaterait en larmes ; Gregor se hausserait jusqu’à son épaule et embrasserait son cou qui était dégagé, car depuis qu’elle allait au magasin, elle ne portait ni ruban, ni col.

« Monsieur Samsa ! » cria au père le monsieur du milieu, en pointant le doigt, sans un mot de plus, vers Gregor qui avançait lentement. Le violon se tut  ; le locataire commença par sourire en hochant la tête en direction de ses amis, puis regarda de nouveau vers Gregor. Au lieu de chasser Gregor, le père parut considérer comme plus urgent de rassurer les locataires, bien qu’ils ne fussent pas émus du tout et que Gregor semblât les divertir beaucoup plus que le violon. Il se hâta d’aller vers eux et tenta, bras largement écartés, de les refouler dans leur chambre, en s’interposant pour les empêcher de regarder Gregor. Alors ils commencèrent à se fâcher un peu, sans que l’on pût décider si c’était à cause de l’attitude du père ou s’ils étaient en train de découvrir qu’ils avaient eu, sans le savoir, un voisin de chambre tel que Gregor.

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Ce passage, très caractéristique de l’univers kafkaïen, est une véritable métaphore du tragique de la condition humaine. Au départ, la scène décrite semble totalement absurde. Rejetant délibérément la littérature d’épouvante, l’auteur refuse de se complaire dans l’horrible et choisit au contraire de s’en distancer. L’histoire est en effet présentée comme une série de faits réels. Cela explique en partie le manque d’étonnement des personnages. On a plutôt l’impression de pantins ou de simples figurants de théâtre réduits à un rôle caricatural.

Cette façon de prendre distance avec la tragédie racontée est caractéristique de l’expressionnisme kafkaïen : apparu au début du vingtième siècle, l’expressionnisme est la projection d’une subjectivité qui tend à déformer la réalité pour inspirer au lecteur une réaction émotionnelle. Tout le réalisme de la scène semble progressivement déformé au point de devenir oppressant. Pour atteindre une plus grande intensité expressive, le narrateur omniscient n’hésite pas à apporter un grand nombre de détails : Kafka prend ici le contre-pied d’une position fantastique en proposant une description dénuée de tout effet spectaculaire.

En fait, le sens latent est à découvrir dans les lignes du récit : celui d’une tragédie familiale et d’un drame social : chassé par les siens, relégué dans la saleté de sa chambre, Gregor vit la séparation et la solitude : il est l’archétype du monstre, de l’étranger, de l’incompris. L’espace de La Métamorphose est circonscrit par des fenêtres et des portes qui ont pour fonction d’être des frontières. On voit très bien dans ce passage une séparation entre l’espace immaculé où vit la famille (« le plancher impeccable de la salle ») et la saleté de la chambre de Gregor (« avec la poussière qui régnait dans sa chambre et qui volait au moindre mouvement, il était, lui aussi, couvert de saletés »). L’appartement ressemble ainsi à un huis-clos sans aucune porte de sortie, et dont la seule issue sera la mort.

Par la transcription d’un univers où l’imaginaire envahit la banalité de l’Histoire et désordonne le réel, La Métamorphose apparaît comme la « préfiguration angoissante de la condition humaine dont les impératifs finissent par avilir, au point de transformer symboliquement, les individus en cloportes »14. Car la bestialité n’est sans doute pas à chercher là où elle semble la plus apparente : pour Kafka, les véritables monstres sont les gens apparemment normaux prêts à tuer et à rejeter les différences. La métamorphose, c’est avant tout la métamorphose du monde. Les deux guerres mondiales du vingtième siècle et leurs atrocités donnent à cette  nouvelle une dimension visionnaire.–

CONCLUSION

Nous avons terminé sur Kafka et la métamorphose de Gregor. Nous aurions pu évoquer également la transformation des hommes en rhinocéros dans la pièce d’Eugène Ionesco : comme le dit Daisy, « Après tout, c’est peut-être nous qui avons besoin d’être sauvés. C’est nous peut-être les anormaux » (Acte III). Prisonniers de notre carapace d’insecte, sommes-nous capables de penser l’Autre autrement qu’en termes de rejet ? Le monstre, c’est la norme sclérosante, ce sont nos préjugés.

De fait, en questionnant les normes sociales et morales, l’irruption de l’extraordinaire nous confronte à notre véritable humanité : le monstre ne nous transpose pas dans l’irréalité ; ses excès révèlent la dureté de la vraie vie. La nouvelle de Kafka débute ainsi par le réveil de

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Gregor, métamorphosé en insecte, et sa confrontation au monde bien réel. Enfermé par les siens dans sa chambre, il est en proie à la monstruosité du monde et va mourir victime de cette monstruosité.

Le monstre emblématise la menace de l’altérité. Comme l’a bien dit Georges Canguilhem, « l’existence des monstres met en question la vie quant aux pouvoirs qu’elle a de nous enseigner l’ordre »15. : le sort de Gregor est semblable à celui de Quasimodo, de Gwynplaine, de la Créature de Mary Shelley ou des humanoïdes immortalisés dans Blade Runner de Ridley Scott ou dans Intelligence Artificielle de Steven Spielberg : le rejet du hors norme conduit à questionner la folie ordinaire qui habite chacun d’entre nous.

Car l’altérité monstrueuse n’est point constituée seulement de silhouettes plus effrayantes les unes que les autres, de crânes chauves, de visages blafards avec des oreilles en pointe, de monstres bossus transgressant l’ordre social… La vraie monstruosité n’est pas l’autre mais elle se nourrit toujours de la déshumanisation de l’autre. Elle n’est pas la liberté, elle est la liberté de rabaisser l’autre, de le mépriser et de le haïr : monstruosité mortifère dont le racisme constitue sans nul doute le point culminant. 

NOTES

1. Voir par exemple : Anna Caiozzo et Anne-Emmanuelle Demartini, Monstre et imaginaire social : approches historiques, Paris Creaphis Éditions 2008, page 204.

2. Martial Guédron (dir.), Monstres, merveilles et créatures fantastiques, Paris Hazan 2011, page 120.

3. Dictionnaire des mythes du fantastique, sous la direction de Juliette Vion-Dury et Pierre Brunel, PULIM (Presses Universitaires de Limoges), 2004, page 169.

4. Virginie MARTIN-LAVAUD, Le Monstre dans la vie psychique de l’enfant, Toulouse, ERES 2012.

5. Georges Canguilhem, « La Monstruosité et le monstrueux », in : La Connaissance de la vie, Paris Jean Vrin 1992, pages 172, 173.

6. Christine Ferlampin-Acher, Fées, bestes et luitons, Croyances et merveilles dans les romans français en prose (XIIIe-XIVe siècles), Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2002, page 292.

7. François Dagonet, « la nécessité du monstre », in : La Vie et la mort des monstres, sous la direction de Jean-Claude Beaune, collection « Milieux », champ Vallon, Seyssel 2004page 89.

8. Guédron, op. cit. page 229.

9. Mireille Fognini, « Traversée d’une exposition de la souffrance «   Francis Bacon   : le sacré et le profane   » », Le Coq-héron 1/2005 (no 180) , p. 139-141.

10. Maud Massila, « Le monstre à visage humain », Histoires de monstres à l’époque moderne et contemporaine, volume X, Cahiers Kubaba, Université de Paris-I Panthéon Sorbonne, Paris L’Harmattan 2007, page 21.

11. Pierre Ancet, Phénoménologie des corps monstrueux, Paris PUF 2015

12. Alain Dufour, Les Monstres au cinéma, Paris Armand Colin 2009.

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13. ibid.

14. Sophie Rochefort-Guillhouet, La Littérature fantastique en 50 ouvrages, Paris Ellipses 1998, page 145.

15. Georges Canguilhem, op. cit. page 171.  exercice 1

Les portraits déformés de l’artiste hongroise Flóra Borsi sont de véritables déconstructions des visages et corps parfaits des photographies de mode.→ Visitez d’abord le site de l’artiste.→ Dans quelle mesure ses travaux amènent-ils à penser différemment la réalité ?→ Il peut être intéressant de comparer les travaux de Flóra Borsi  avec ceux de la photographe américaine Diane Arbus (1923-1971), l’une des plus grandes portraitistes du XXème siècle, qui s’est faite remarquer par sa fascination pour ceux que l’on considère comme des marginaux.→ Après avoir parcouru attentivement la page que le site Intermède consacre à Diane Arbus, et cherché sur Internet d’autres photo graphies , montrez en quoi les travaux de cette artiste, notamment le regard qu’elle porte sur les instants du quotidien, finissent par nous renvoyer à notre propre bizarrerie._

Autoexercice 2

→ Lisez les premières pages de la Métamorphose de Kafka (pages 5 à 8), depuis : « En se réveillant un matin après des rêves agités » (page 5) jusqu’à : «  il faut que je me lève, car mon train part à cinq heures. » (page 8).→ Dans quelle mesure l’absence d’étonnement de Gregor face à sa métamorphose est-il inquiétant ?→ La Métamorphose peut être interprétée comme une allégorie de la différence, et du rejet qu’elle peut entraîner. Pour Kafka en effet, les véritables monstres sont les gens apparemment normaux prêts à tuer et à rejeter les différences. Montrez en quoi les deux guerres mondiales du vingtième siècle et leurs atrocités donnent à cette  nouvelle une dimension visionnaire.→ Analysez l’illustration de cette couverture de La Métamorphose (Metamorphosis and Other Stories, Penguin Modern Classics). Comment l’extraordinaire est-il traité ?–

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Autoexercice 3Le très beau film de Steven Spielberg, Intelligence artificielle (2001) comporte une très célèbre séquence : la « foire à la chair », où sont lynchés les robots bons pour la casse. Par sa violence, cette scène rappelle l’exhibition des monstres au XIXe siècle, et révèle le côté orgiaque et voyeuriste d’une foule hystérique où les véritables monstres se révèlent être les humains.

__→ En quoi cette scène évoque-t-elle les propos de Daisy dans l’acte III de Rhinocéros d’Eugène Ionesco : « Après tout, c’est peut-être nous qui avons besoin d’être sauvés. C’est nous peut-être les anormaux » ?