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1 Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées Le pacifisme de Jaurès entre patriotisme et internationalisme Rémi FABRE Professeur émérite d'histoire contemporaine Université Paris Est-Créteil conférence-débat tenue à Toulouse le 17 mai 2014 GREP Midi-Pyrénées 5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6 Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr

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Les Soirées-Débats du GREP Midi-Pyrénées

Le pacifisme de Jaurès

entre patriotisme et

internationalisme

Rémi FABRE

Professeur émérite d'histoire contemporaine

Université Paris Est-Créteil

conférence-débat tenue à Toulouse le 17 mai 2014

GREP Midi-Pyrénées

5 rue des Gestes, BP119, 31013 Toulouse cedex 6

Tél : 0561136061 Site : www.grep-mp.fr

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Le pacifisme de Jaurès,

entre patriotisme et

internationalisme

Rémi FABRE

Professeur émérite d'histoire contemporaine

Université Paris Est-Créteil

Introduction

Pour comprendre le pacifisme de Jaurès, ou, si on préfère cette formule, la pensée

et l’action de Jaurès en faveur de la paix, il faut, me semble-t-il, les situer d’abord

dans le contexte de la situation de l’Europe et du monde dans les 15 à 20 années qui

ont précédé l’éclatement de la Première Guerre mondiale, une période qu’on

appellera rétrospectivement la « Belle Epoque ». Un contexte qui m’amène à

présenter la situation géopolitique de l’Europe, les sujets et les lieux potentiels de

conflit, mais aussi le débat intellectuel et politique autour de la guerre et de la paix.

Nous verrons ensuite successivement la pensée de la paix de Jaurès, puis ses

combats pour la paix.

L’Europe au temps de Jaurès, entre guerre et paix

L’Europe des puissances

Le monde et l’Europe de Jaurès sont différents des nôtres. C’est un monde où

commencent seulement à émerger des puissances extra-européennes, les États-Unis

et le Japon surtout, mais où la plus grande partie de l’espace est dominée par des

puissances européennes. Le partage colonial de la planète semble s’achever au

4

début du XXe siècle, le protectorat définitif de la France sur le Maroc et la prise en

mains de la Tripolitaine (Libye) par l’Italie en constituant en 1912 les dernières

manifestations. A cette époque les deux Empires britannique et français constituent

les rassemblements les plus vastes qui peuvent susciter la convoitise de puissances

rivales. Ainsi la prise en mains du Maroc par la France a-t-elle entrainé de vives

tensions avec l’Allemagne.

En ce qui concerne le continent européen proprement dit, sa carte et son

organisation politique restent marquées par le passé, avec en particulier l’existence

dans la partie centrale et orientale de l’Europe de vastes Empires, regroupant sous

la férule d’un souverain traditionnel des conglomérats de peuples inégalement

traités par les pouvoirs en place : Empire ottoman du sultan Abdul Hamid II,

Empire russe du tsar Nicolas II, Empire austro-hongrois de l’empereur François-

Joseph. Plus à l’Ouest, les trois principales puissances politiques, économiques,

culturelles de l’Europe, Angleterre, Allemagne, France, sont plus proches du type

de l’État-nation, même si l’Allemagne a sa question d’Alsace-Lorraine, le

Royaume-Uni sa question d’Irlande.

Les rivalités existent entre toutes les puissances, mais entre 1881 et 1907 il s’est

constitué progressivement un système d’alliances qui a abouti à la bipolarisation de

l’Europe. La Triple Alliance a été conclue dès 1882 entre l’Allemagne, l’Autriche-

Hongrie et l’Italie. La « Triple Entente » plus tardive a en fait deux dimensions :

d’une part une alliance franco-russe en bonne et due forme constituée en 1892, et

d’autre part des conventions bilatérales que le Royaume-Uni a conclues avec la

France en 1904 (c’est « l’Entente cordiale ») et en 1907 avec la Russie. Ces

systèmes d’alliances ne sont pas rigides, ils n’ont rien à voir avec la situation des

blocs du temps de la Guerre froide. Beaucoup de contemporains -même Jaurès-

croient qu’ils peuvent assurer un équilibre en Europe et sont moins sensibles qu’on

ne peut l’être rétrospectivement au risque de généralisation des conflits qu’ils

contenaient en germe.

Par ailleurs, l’Europe de la Belle Epoque est animée d’un dynamisme attesté par

une belle croissance économique et par des inventions qui frappent l’imagination,

comme l’aviation. On entre dans le siècle du moteur et de la vitesse. Mais les foyers

de tension sont importants.

Tensions sociales, tensions nationales

Tensions sociales avec les revendications du prolétariat industriel et le

développement du mouvement ouvrier attesté par le progrès des partis socialistes,

en Allemagne, en France, au Royaume Uni, en Russie etc. Ces partis se réclament

en général des idées révolutionnaires, annoncent la chute du capitalisme et

l’avènement d’une société égalitaire fondée sur la propriété collective des moyens

de production. Si les partis de l’Internationale socialiste espèrent le plus souvent

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parvenir à leurs fins par une stratégie démocratique, il existe dans le mouvement

ouvrier des courants plus révolutionnaires, anarchistes ou anarcho-syndicalistes, qui

refusent d’entrer dans le jeu politique des élections et prônent le renversement du

capitalisme par l’action directe, la grève générale, parfois les attentats.

Les tensions nationales ne sont pas moins vives vu le nombre élevé de peuples

dépourvus d’État et de minorités nationales se sentant persécutées dans les États où

elles sont incluses. C’est l’empire ottoman qui va craquer le premier devant la

pression des nationalismes. A l’automne 1912 les petites puissances balkaniques,

Serbie, Monténégro, Bulgarie, Grèce, s’associent pour chasser le pouvoir turc des

zones européennes qu’il occupait encore (Albanie, Macédoine, Thrace). Si les

Turcs sont vaincus, les rivalités pour le partage des territoires « libérés »

débouchent au printemps 1913 sur une deuxième guerre balkanique où les Bulgares

sont défaits par les Serbes et les Grecs. Ces guerres balkaniques ont été d’une

violence extrême, les haines nationales débouchant en particulier sur de nombreux

massacres de populations civiles. Les Grandes Puissances ont laissé faire tout en

cherchant à faire avancer leurs intérêts, la Russie lorgnant vers Constantinople en

s’appuyant sur la Serbie, l’Autriche Hongrie, qui avait dès 1908 annexé la Bosnie-

Herzégovine, soutenant avec son allié allemand l’Albanie et la Bulgarie face à

l’irrédentisme serbe qui menaçait son propre territoire.

Entre bellicisme et pacifisme

Il faut avoir tout cela à l’esprit pour comprendre les enjeux du débat sur la paix et

la guerre. On assiste en effet dans les premières années du XXe siècle au

développement de nationalismes, qui peuvent être des nationalismes de petites

puissances ou de nationalités émergentes, mais aussi des nationalismes de grandes

puissances, parfois élargis à des projets de domination ethnolinguistique, comme le

pangermanisme en Allemagne ou le panslavisme en Russie, parfois centrés sur des

projets de revanche comme le nationalisme français.

Ces poussées nationalistes sont souvent accompagnées d’idées bellicistes. Elles

peuvent s’appuyer sur des justifications présentées comme scientifiques, tel le

darwinisme social qui affirme l’existence d’une loi de lutte pour la vie des races

humaines semblable à la lutte des espèces animales. Elles peuvent aussi véhiculer

un mythe néoromantique de la guerre, la guerre « seule hygiène du monde et seule

morale éducatrice » selon l’écrivain futuriste italien Marinetti. En France « l’appel

des armes » est exalté par l’écrivain-officier Ernest Psichari et la « juste guerre »

par Charles Péguy, pendant qu’en 1912 une enquête sur « Les Jeunes Gens

d’aujourd’hui » fait grand bruit dans la presse : selon elle la jeunesse étudiante,

gagnée au pouvoir de séduction de « l’éternel instinct belliqueux», vivrait dans

6

l’attente et l’espoir d’une aventure héroïque1. En Allemagne le livre du général

Friedrich von Bernhardi l’Allemagne et la prochaine guerre présente cette

prochaine guerre comme une épreuve nécessaire et régénératrice.

Ce bellicisme agressif ou rhétorique n’avait toutefois qu’une influence limitée, les

pouvoirs en place affichant en général des proclamations d’intentions pacifiques qui

ne les empêchaient pas de pratiquer la « Realpolitik » et la course aux armements.

A l’autre pôle du débat sur la paix et la guerre il faut par ailleurs souligner le

dynamisme depuis la fin du XIXe siècle d’un mouvement pacifiste international,

appelant au développement du droit international et à l’acceptation par les États du

règlement de tous les litiges par voie d’arbitrage. Les ligues de paix assez élitistes

qui portaient ce mouvement réunissaient chaque année un congrès international de

la paix, orchestraient leur propagande en s’appuyant sur un Bureau International de

la Paix installé en Suisse. Il existait également une Union interparlementaire

regroupant dans chaque pays les députés ou sénateurs adhérant au principe de

l’arbitrage. En 1899 et 1907, dans les deux conférences de La Haye, dites un peu

improprement « conférences de la paix », les principales puissances européennes et

mondiales avaient discuté de l’arbitrage, admis en 1899 la création d’une Cour

internationale de Justice, mais la convention finale de 1907 pour le règlement

pacifique des conflits internationaux ne rendait pas l’arbitrage obligatoire,

maintenant en particulier le droit de réserve des États quand leurs intérêts vitaux

étaient engagés. Ces résultats limités n’altéraient pas l’optimisme du pacifisme

juridique et bourgeois qui espérait convaincre les élites en s’appuyant sur des

moyens financiers importants, ceux de la dotation Carnegie pour la paix créée en

1910, ou de la fondation Nobel pour la paix.

Le pacifisme juridique et bourgeois pouvait par ailleurs être qualifié de modéré et

de relatif. Les membres des ligues de paix, comme en France la société de la Paix

par le Droit ou la Ligue pour l’Arbitrage international, déclaraient accepter par

avance la légitime défense et la nécessité de la guerre du droit contre une puissance

qui refuserait l’arbitrage et violerait le droit international. Soucieux de

respectabilité, ces pacifistes dénonçaient avec vigueur les théories extrémistes des

courants les plus révolutionnaires du mouvement ouvrier qui affichaient leur

antimilitarisme et leur antipatriotisme. C’était là l’autre pôle du camp pacifiste, qui

soulevait les passions et l’indignation de la presse bien-pensante par ses appels à

l’insurrection, au sabotage d’une éventuelle mobilisation, par ses provocations

comme celles de Gustave Hervé, qui s’était rendu célèbre par un article de 1901 où

il appelait à planter le drapeau de Wagram dans le fumier, et qui de 1905 à 1912 a

soutenu au sein du parti socialiste et dans son journal La Guerre Sociale les thèses

insurrectionnelles d’un antimilitarisme radical. Les mêmes thèses étaient défendues

1 Parue en 1912 dans le journal L’Opinion, cette enquête a été conduite par deux journalistes, Henri Massis et Alfred de Tarde.

Les deux hommes qui utilisaient le pseudonyme d’Agathon ont publié en volume leur enquête en 1913 : Agathon, Les Jeunes

Gens d’aujourd’hui, Paris, Plon, 1913.

7

par les dirigeants de la CGT dont le syndicalisme révolutionnaire d’action directe

était fortement imprégné des thèses anarchistes. C’est par rapport à ces peux pôles

opposés du pacifisme que nous allons situer les idées et l’action pacifiste de Jaurès.

La pensée de la paix de Jaurès

Défendre le pays de la Révolution

Le premier point que je voudrais souligner est que si Jaurès a lutté ardemment

pour défendre la paix, on ne peut nullement parler chez lui d’un pacifisme absolu

ou intégral qui refuserait toute guerre quelle qu’elle soit. De ce point de vue-là il est

plus proche des pacifistes bourgeois que des antimilitaristes. Il a toujours affirmé

qu’il fallait concilier l’internationalisme avec la patrie, et admis la nécessité de la

résistance nationale face à une agression.

Il le dit très nettement par exemple au cours de l’été 1905 où, à la suite de la

première crise franco-allemande, s’était développée par voie de presse une

controverse avec Clemenceau qui accusait Jaurès de pactiser avec les sirènes

germaniques et avec l’antipatriotisme de Gustave Hervé.

Le 18 septembre 1905, Jaurès envoie au directeur de la Dépêche de Toulouse,

Arthur Huc, une mise au point que je cite : « Je crois que l’existence des patries

autonomes est nécessaire à l’humanité. Je crois notamment que la disparition de la

France, serve d’une volonté étrangère, serait un désastre pour la race humaine, pour

la liberté et la justice universelles. Je crois donc qu’en attendant l’heure où les

démocraties, sous l’influence croissante du prolétariat international, auront conclu

entre elles un pacte de paix définitive, d’arbitrage efficace et de désarmement

simultané, c’est le droit et le devoir de la France de se défendre contre toute

tentative de violence ; c’est le devoir de tous les Français de défendre la liberté et

l’intégrité de la France.2»

On notera en passant que Jaurès ne se contente pas ici d’affirmer un principe

général de défense de l’indépendance nationale, valable pour tous les peuples, mais

qu’il suggère l’existence d’un « génie propre à la France », identifiée avec la liberté

et la justice universelles, un « génie de la France » qui comme il le dit dans un

article de 1905 « est inséparable du génie de la Révolution qui ira s’élargissant à

l’humanité tout entière 3». Jaurès est ici dans la continuité du patriotisme et même

du messianisme républicain.

Jaurès ne s’est pas contenté de ces déclarations théoriques, il s’est préoccupé de

définir les moyens qui permettraient, comme il le déclare à la Chambre le 8

décembre 1905, de « porter au plus haut degré la puissance défensive de la nation

en mettant en harmonie l’institution militaire avec la démocratie républicaine.4»

2 Lettre du 18 septembre 1905, reproduite dans, Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix II La paix menacée (1903-1906), Textes

rassemblés, présentés et annotés par Max Bonnafous, Paris, Rieder, 1931, p.291-296 ; la citation renvoie à la p. 293. 3 Jean Jaurès, « A Strasbourg », L’Humanité, 28 août 1905, cité dans Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix II, op. cit., p. 307.

4 Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix II, op. cit., p. 415.

8

Il a donc élaboré et présenté en 1910 dans son ouvrage l’Armée Nouvelle un projet

précis de réforme militaire que la Chambre ne prendra jamais en compte mais qu’il

continuera à défendre en 1913 face au projet d’allongement du service militaire

connu sous le nom de loi des 3 ans. Il s’agissait de substituer à l’armée de caserne,

dominée par la caste militariste des officiers de métier, l’organisation de la nation

armée. Dans cette perspective, le service militaire universel devait être réduit à une

période courte et intense de formation, mais la préparation militaire débuterait à

l’école, et, après le service, de fréquentes périodes de manœuvres et d’exercice

devraient être poursuivies pendant de longues années par les réservistes, ce qui

ferait disparaître en cas de conflit toute distinction entre armée de réserve et armée

d’active. Les officiers eux-mêmes, formés à l’Université, ne seraient plus coupés de

la société démocratique.

Jaurès n’envisage qu’une guerre défensive et espère que la masse de deux millions

d’hommes que la France serait capable d’opposer à toute invasion aurait un effet

dissuasif. Mais il va très loin dans la description de ce que pourrait être le

déroulement d’une guerre d’invasion, qu’il situe sur notre frontière Est avec

l’Allemagne, et qui concorde sur plusieurs points avec ce qui s’est produit en août

1914 : des premières défaites imposant une retraite, elle-même suivie d’une contre-

offensive victorieuse, une fusion de l’armée d’active avec les réservistes pour

mener une guerre de masse et de longue durée.

La guerre une catastrophe évitable

Envisager le déroulement d’une guerre de défense nationale n’a pas empêché

Jaurès d’affirmer dans l’Armée nouvelle, comme dans ses autres interventions et

discours, la nécessité de travailler à « maintenir la paix par tous les moyens5 ».

Il faut souligner d’abord qu’il a eu, en internationaliste mais plus encore en

humaniste, une forte intuition de la tragédie que ne manquerait pas de constituer

une guerre européenne généralisée, « tempête formidable et absurde6», qui, comme

il le déclare au discours du Tivoli Vaux-Hall en 1907 mettrait « aux prises les frères

de travail et de misère du monde entier »7.

A plusieurs reprises par la suite, et surtout après le terrible précédent des guerres

balkaniques, il prévoit que des millions d’hommes « saisis par les griffes du démon

de la guerre8» vont « être jetés au champ de carnage », que « de colossales armées

5 Jean Jaurès, L’Armée Nouvelle in Œuvres de Jean Jaurès tome 13 L’Armée nouvelle, édition établie par Jean-Jacques Becker,

Fayard, 2012, p. 414 6 L’Humanité, 1 er décembre 1912, cité dans Jean Jaurès, Textes choisis tome premier contre la guerre et la politique coloniale,

introduction et notes par Madeleine Rebérioux, Paris, Editions Sociales, 1959, p. 217. 7 Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix III Le guêpier marocain (1906-1908), Textes rassemblés, présentés et annotés par Max

Bonnafous, Paris, Rieder, 1933 ; p. 124 8 « Discours au congrès socialiste international extraordinaire de Bâle (24 novembre 1912) », in Jean Jaurès, Textes choisis tome

premier contre la guerre et la politique coloniale, op. cit., p. 213.

9

seront menées à l’abattoir par la folie » pendant que « des millions de femmes,

restées au foyer plus qu’à demi éteint souffriront toutes les tortures morales et

physiques.9»

« Songez, s’écrie–t-il le 25 juillet 1914 dans son discours de Vaise, à ce que serait

le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus comme dans les Balkans une armée de

300 000 hommes, mais quatre, cinq et six armées de 2 millions d’hommes. Quel

désastre, quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie !10

»

Cette guerre qu’il faudrait mener malgré tout la mort dans l’âme si la patrie était

en danger, il fallait donc tout faire pour empêcher qu’elle n’éclate. Mais était-ce

possible ? Jaurès s’est à coup sûr posé la question, il a peut-être parfois douté, il a

mesuré tous les risques qui existaient, mais il faut affirmer avec force qu’il n’a

jamais cru à la fatalité de la guerre

On entend citer souvent, de façon d’ailleurs légèrement inexacte, la phrase de

Jaurès affirmant que le capitalisme contient en lui la guerre comme la nuée porte

l’orage. En fait, dans le discours qu’il a prononcé à la chambre des députés le 7

mars 1895 Jaurès, qui s’adressait au gouvernement du républicain modéré Charles

Dupuy et à la majorité qui le soutenait, a déclaré : « Toujours, votre société violente

et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent

repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage.11

» Le mot

« capitalisme » n’est pas, on le voit, prononcé dans cette phrase, mais Jaurès

l’emploie par ailleurs dans ce discours où il soutient que c’est « de la division

profonde des classes et des intérêts que sortent les conflits entre les nations », et que

c’est « la classe restreinte d’hommes qui possède les moyens de production et

d’échange » qui impose « aux sociétés qu’elle domine sa propre loi qui est la

concurrence illimitée, le combat quotidien pour la fortune et le pouvoir », bref « la

lutte universelle pour la vie qui aboutit à la lutte universelle sur le champ de

bataille12

».

On pourrait considérer ce discours de 1895 comme une affirmation de foi, celle

d’un Jaurès récemment converti au socialisme et qui croit à son avènement proche.

Il n’hésite pas à affirmer que ce « régime de concorde sociale et d’unité13

» est le

seul moyen d’abolir la guerre entre les peuples comme entre les individus et que

« le parti socialiste est dans le monde d’aujourd’hui le seul parti de la paix14

».

Incontestablement la pensée de Jaurès s’est modifiée dans les années qui ont suivi

et sa vision des rapports entre le capitalisme et la guerre est devenue plus complexe.

Dans le solennel et célèbre discours qu’il a prononcé dans la cathédrale de Bâle lors

du congrès extraordinaire de l’Internationale socialiste le 24 novembre 1912, il

9 L’Humanité, 1 er décembre 1912, cité dans Jean Jaurès, Textes choisis tome premier contre la guerre et la politique coloniale,

op. cit., p. 217. 10

Jean Jaurès, Textes choisis tome premier contre la guerre et la politique coloniale, op. cit., p. 232. 11

Ibid. p. 88 12

Ibid. p. 85 13

Ibid. p. 89 14

Ibidem

10

déclare que « la vérité est que la classe capitaliste est elle-même divisée et séparée

en deux camps, qu’elle ignore si elle a plus à gagner ou à perdre dans un choc

général.15

»

C’est sans doute dans le discours qu’il a prononcé à la Chambre le 20 décembre

1911, à l’occasion de la ratification de l’accord franco-allemand sur le Maroc

négocié par Joseph Caillaux, qu’il avait affirmé le plus nettement l’existence de

forces de paix au sein du capitalisme international, le réseau des liens financiers et

industriels entre les diverses sociétés et les divers pays pouvant faire naître,

expliquait-t-il « un commencement de solidarité capitaliste16

», le monde tendant à

devenir « une porte ouverte par où peuvent sans doute passer les affaires mais où il

faut aussi que passe la paix.17

» Si Jaurès a été amené à nuancer ainsi sa pensée,

c’est sans doute qu’il a été frappé par les positions de Caillaux, un président du

Conseil très lié aux milieux de la Banque, mais aussi parce qu’il a suivi le

développement du pacifisme bourgeois, et l’action menée en faveur de la paix par

le roi de l’acier américain Andrew Carnegie, et qu’il a lu enfin le best seller du

journaliste britannique Norman Angell, La Grande Illusion qui explique que toute

guerre, même victorieuse, représentait une mauvaise affaire, une catastrophe pour

le Business.18

De telles considérations, qui rejoignent sans doute en partie les considérations

historiographiques récentes qui présentent davantage la guerre comme déclenchée

pour des raisons politiques et géostratégiques que pour des causes économiques,

n’ont évidemment pas fait de Jaurès un chantre du capitalisme, et il n’oublie pas de

fustiger à bien des moments la « convoitise scélérate de quelques groupes

financiers19

», les dangers pour la paix de l’influence sur la presse du « capital

véreux20

» etc. Il a aussi beaucoup insisté sur l’idée, peut-être trop négligée

aujourd’hui, que les risques de guerre pouvaient être liés à des calculs de politique

intérieure, ceux de gouvernements tentés par l’aventure et cherchant à trouver une

diversion aux revendications intérieures et aux menaces révolutionnaires dans une

illusoire union patriotique. Mais l’essentiel était pour lui d’affirmer que la guerre

était évitable, que dans un monde « ambigu et mêlé », ne portant en lui « aucune

fatalité, aucune certitude »21

, il fallait chercher à rassembler sans a priori toutes les

forces de paix pour peser sur les décisions et faire pencher du bon côté « la balance

du Destin qui oscille entre les mains des gouvernements22

». Avant de voir dans ma

dernière partie comment Jaurès s’est efforcé d’agir pour exercer cette pression

15

« Discours au congrès socialiste international extraordinaire de Bâle (24 novembre 1912) », in Jean Jaurès, Textes choisis tome

premier contre la guerre et la politique coloniale, op. cit., p. 212. 16

Journal officiel de la République Française Débats parlementaires Chambre des députés n° du 21/12 1911, 2e séance du 20

déc. 1911, p. 4130. 17

Ibid. p. 4131. 18

Voir Raymond Huart, « Jaurès et d’Estournelles de Constant, une rencontre atypique », Cahiers Jaurès, janvier-mars 2014, p.

5-30. 19

Jean Jaurès, L’Armée Nouvelle, op. cit. p. 414 20

Ibid. p. 415. 21

Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix II, op. cit., p. 246 (9 juil. 1905) 22

« Discours au congrès socialiste international extraordinaire de Bâle (24 novembre 1912) », in Jean Jaurès, Textes choisis tome

premier contre la guerre et la politique coloniale, op. cit., p. 212

11

salvatrice et les difficultés qu’il a rencontrées je voudrais dire un mot de ses

réflexions sur la situation internationale, sur les solutions qu’il a pu entrevoir et

proposer aux grandes questions de son temps.

Un avenir de paix pour l’Europe ?

Les forces de paix pouvaient donc, selon la pensée de Jaurès, éviter l’éclatement

de la guerre, quitte à s’appuyer sur les contradictions du capitalisme. Mais pouvait-

on vraiment trouver les bonnes solutions aux problèmes sociaux et politiques

existants sans le recours à la guerre ou à la violence révolutionnaire ? Jaurès l’a cru

et il l’a affirmé en particulier pour la progression et l’avènement du socialisme.

Jamais peut-être il ne l’a dit avec plus de netteté que dans le discours qu’il a été

empêché de prononcer à Berlin mais qui a été publié simultanément dans

l’Humanité et le Vorwärtz, journal du parti social-démocrate allemand, le 9 juillet

1905 : « Dans la paix, écrit-il, la croissance de la démocratie et du socialisme est

certaine. D’une guerre européenne peut jaillir la révolution et les classes dirigeantes

feront bien d’y songer ; mais il peut en sortir aussi, pour une longue période, des

crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de

dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences

rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous, nous ne

voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare, nous ne voulons pas exposer, sur ce

coup de dés sanglant, la certitude d’émancipation progressive des prolétaires, la

certitude de juste autonomie que réserve à tous les peuples, à tous les fragments de

peuples, au-dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la

démocratie socialiste européenne.23

»

On ne peut qu’être frappé, en écoutant ce passage, par les multiples et lucides

anticipations que fait Jaurès des conséquences qu’a réellement eues le « coup de

dés sanglants » qu’il voulait éviter. Mais, en se plaçant dans l’autre hypothèse, celle

d’une paix épanouissante, Jaurès ne masque pas qu’il y avait des questions à

résoudre, non seulement l’émancipation des prolétaires mais l’autonomie des

peuples et des « fragments de peuples ».

Une question était particulièrement névralgique à ce sujet, d’autant plus qu’elle

conditionnait toute possibilité d’un rapprochement franco-allemand que Jaurès

appelait de ses vœux, et sans lequel la paix européenne ne pouvait être assurée,

c’était la question d’Alsace-Lorraine. Les positions qu’il a prises à ce sujet sont de

celles qui lui ont valu le plus d’attaques. Jaurès a toujours soutenu que l’annexion

par l’Allemagne en 1871 a été une injustice, une mutilation pour la France, un

attentat contre le droit universel des peuples. Mais il a en même temps toujours dit

que la résolution de cette question ne devait pas être recherchée dans une guerre de

revanche qui transformerait à nouveau les provinces disputées en champ de

massacre et de ruines, et qui ne mettrait pas fin à l’engrenage des revanches, des

23

Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix II, op. cit., p. 247.

12

haines héréditaires. Jaurès a donc défendu comme solution à la question d’Alsace

Lorraine l’attribution d’un statut d’autonomie aux deux provinces, un statut

démocratique, voire peut-être républicain, mais à l’intérieur du Reich allemand.

Dans son discours aux obsèques de son ami Pressensé décédé en janvier 1914 et qui

avait beaucoup plaidé en faveur de cette autonomie de l’Alsace-Lorraine, Jaurès

imagine, marchant derrière le cercueil de Pressensé, une figure de l’Alsace-Lorraine

« renouvelée, assurée du progrès de la justice par le progrès de la démocratie et de

la paix », et pouvant même, « par son exemple, devenir la première libératrice de

l’Allemagne ».24

On comprend bien que ce scénario, même lyriquement formulé, ne

pouvait convenir au nationalisme français qui voulait, lui, libérer l’Alsace de

l’Allemagne.

Cette résolution pacifique des questions de nationalités, Jaurès a également espéré

qu’elle pourrait se faire à plus grande échelle par des statuts d’autonomie, des

constitutions démocratiques et fédérales, qui pourraient être établis dans les États

multinationaux de l’Europe centrale et orientale et permettraient d’assurer le droit

des peuples tout en évitant le heurt sanglant des nationalismes. Certes, il a soutenu

les revendications spécifiques de certains peuples opprimés, en participant par

exemple depuis la fin du XIXe siècle à la solidarité avec les Arméniens et à la revue

Pro Armenia. Mais quand a éclaté la révolution jeune-turque en 1908, il l’a

soutenue, dénoncé l’attitude prédatrice de puissances comme l’Autriche-Hongrie

qui annexait la Bosnie-Herzégovine, et espéré que l’Empire ottoman, en adoptant

un idéal démocratique, allait se transformer en une fédération de peuples européens

et asiatiques réunis sur un pied d’égalité.

Évidemment l’évolution n’est pas allée dans ce sens, de même que dans les

Balkans, les projets de fédération balkanique soutenus par l’Internationale socialiste

n’ont pu apparaître comme une alternative crédible au déferlement des guerres de

1912 et 1913.

Bien que Jaurès ait bien vu et défendu l’idée que le patriotisme et

l’internationalisme devaient être conciliés, ce qui l’amène dans l’Armée Nouvelle à

critiquer la formule de Marx « les prolétaires n’ont pas de patrie » comme une

simple « boutade hargneuse et étourdie »25

, il a sans doute lui-même sous-estimé la

force supérieure des nationalismes et la fragilité des idées internationalistes. Il n’a

pas vu dans la généralisation de la formule des États-nations la base de

l’organisation de l’Europe future, celle qui est la nôtre aujourd’hui. Il est vrai que

cette généralisation qui supposait la destruction des vieux empires multinationaux

pouvait difficilement se faire de façon pacifique, alors que la fédéralisation et la

démocratisation de ces Empires pouvaient peut-être être obtenues par la voie

démocratique.

24

Cité par Gilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, p. 18. 25

Jean Jaurès, L’Armée Nouvelle, op. cit. p. 398

13

Tout en dénonçant vivement leurs querelles fratricides et aussi leur attitude

prédatrice à l’égard de ce qu’on n’appelait pas encore le Tiers-monde, par exemple

celle de la France à propos du Maroc, Jaurès a donc espéré que les Grandes

Puissances de son époque pourraient être démocratisées à l’intérieur et amenées à

s’entendre à l’extérieur. C’est en ce sens qu’il a soutenu les efforts du pacifisme

bourgeois, qu’il a appelé le mouvement ouvrier à « ne pas céder à la tentation

médiocre et vulgaire de railler la Cour de La Haye » mais à réclamer au contraire

que son activité d’arbitrage puisse « s’exercer sur tous les litiges26

». C’est dans

cette optique aussi qu’il a espéré pouvoir tirer parti des rapprochements et des

alliances, en particulier de l’Entente cordiale avec l’Angleterre qu’il a saluée en

1904, tout en soulignant que, pour avoir une valeur positive de conciliation et de

paix, cette entente ne devait pas « avoir une valeur secrète d’hostilité ou de défiance

à l’égard de qui que ce soit dans le monde27

», c’est-à-dire qu’elle ne devait pas être

tournée contre l’Allemagne. L’optimisme de Jaurès, qui exaltait en 1903 les « deux

grands systèmes d’alliances existant en Europe qui se contiennent, qui se

surveillent, qui se modèrent l’un l’autre sans se heurter […] et commencent à

paraître comme une première organisation de l’Europe28

, ne s’est toutefois pas

maintenu. Dès 1904 avec la guerre russo-japonaise, et surtout à partir de 1905, date

de la première Révolution russe, Jaurès a mis en garde de façon de plus en plus

forte contre les dangers de l’alliance russe, qui pouvait mettre la France

républicaine à la remorque de la politique rétrograde et aventuriste de l’Empire des

Tsars.

Les combats pacifistes de Jaurès

Pacifisme juridique, action parlementaire et interparlementaire

Dans son combat pour la paix, Jaurès a cherché à unir toutes les forces

disponibles, du pacifisme bourgeois au pacifisme révolutionnaire. En décembre

1905 dans le discours à la Chambre dont j’ai cité le point concernant la défense

nationale, il appelait nettement à soutenir les efforts des ligues de paix et du

pacifisme juridique et bourgeois, à agir pour que « le gouvernement propose à

toutes les nations […] la pratique systématique et universelle de l’arbitrage

international.29

» Cette attitude l’a amené à participer depuis mars 1903 au groupe

parlementaire de l’arbitrage international que dirigeait le sénateur Paul

d’Estournelles de Constant. Si Jaurès sera déçu par les résultats de la conférence de

La Haye de 1907 et comptera désormais davantage sur les peuples que sur les

gouvernements pour imposer l’arbitrage, il ne continuera pas moins à participer à

26

Ibid. p. 415 27

Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix II, op. cit., p. 123 28

Jean Jaurès, Textes choisis tome premier contre la guerre et la politique coloniale, op. cit., p. 115 29

Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix II, op. cit., p. 416.

14

toutes les initiatives de paix, et en particulier en 1913-1914 à celles qui cherchaient

à rapprocher directement les parlementaires français et allemands. Après une

première réunion à Berne en mai 1913 de 121 députés français et 34 députés

allemands, un comité franco-allemand permanent a été créé, co-présidé par le

Français d’Estournelles de Constant et l’Allemand Haase, avec Jaurès parmi les

vice-présidents. Lors de la dernière réunion plénière, très amicale et chaleureuse, de

ce comité à Bâle les 30 mai et 1er

juin 1914, les délégués (dont Jaurès)

représentaient 162 parlementaires français et 207 allemands, soit une vaste coalition

de représentants de la Gauche mais aussi du C entre dans les deux pays. On ne peut

que constater ce décalage entre la montée de forces tendant au rapprochement des

deux pays et leur totale absence de prise sur les événements quelques semaines plus

tard.

La mobilisation nationale et internationale du mouvement ouvrier

Malgré tout, Jaurès a misé avant tout sur l’action spécifique du socialisme

révolutionnaire et du mouvement ouvrier international pour défendre la paix.

C’était là son troisième objectif évoqué dans le même discours de décembre 1905

après l’armée nouvelle et l’arbitrage international : « Accroître tous les jours

l’union, l’action des prolétaires de tous les pays afin que le prolétariat de l’Europe,

par son action collective et combinée sur tous les gouvernements, prévienne le plus

possible l’explosion des guerres […] ou réduise à l’impuissance [en se soulevant]

d’un bout à l’autre de l’Europe les gouvernements criminels qui auraient déclenché

la tempête.30

»

C’est sur ce dernier point que Jaurès, on s’en doute, a été le plus violemment

attaqué. Cela a été particulièrement le cas pour lui après le congrès de Stuttgart de

l’Internationale tenu en 1907, dont la résolution finale envisageait en cas de guerre

un soulèvement révolutionnaire pour hâter la chute du capitalisme. Jaurès a défendu

cette perspective dans le meeting du Tivoli Vaux Hall en septembre 1907. Il y

déclare que « L’agresseur, l’ennemi de la civilisation, l’ennemi du prolétariat, ce

sera le gouvernement qui refusera l’arbitrage », et que « le droit et le devoir des

prolétaires, c’est de ne pas gaspiller leur énergie au service de [ce] gouvernement

de crime, c’est de retenir le fusil dont les gouvernements d’aventure auront armé le

peuple et de s’en servir non pas pour aller fusiller de l’autre côté de la frontière des

ouvriers, des prolétaires, mais pour aller abattre révolutionnairement le

gouvernement de crime 31

».

Ces phrases exaltées, qui pouvaient rappeler un célèbre couplet de l’Internationale

appelant les soldats à « mettre crosse en l’air » et à retourner leurs balles contre

leurs propres généraux, ont déclenché la tempête. Toute la presse conservatrice,

libérale, même radicale, a dénoncé un appel à l’insurrection et à la trahison. Le

Temps parle d’un suicide politique et l’Echo de Paris soutient que le traître Jaurès

30

Ibid. p. 416. 31

Œuvres de Jean Jaurès Pour la paix III, op. cit. p. 132.

15

aurait déclaré à Stuttgart vouloir affaiblir la France pour l’empêcher de faire la

guerre. Bien entendu Jaurès n’envisageait que le cas d’un gouvernement agresseur

violant le droit international, et ne refusait donc pas la légitime défense, mais cela

n’a nulle part été relevé. Jaurès s’était peut-être quand même laissé entrainer, dans

la chaleur d’un meeting, à des formulations enflammées, mais sur le fond il savait

certainement ce qu’il faisait : la menace révolutionnaire faisait partie de sa stratégie

pacifiste, peut-être surtout comme une arme dissuasive pouvant amener la

bourgeoisie et les classes dirigeantes à réfléchir avant de se lancer dans une

aventure guerrière.

Cela impliquait pour Jaurès, malgré un désaccord de fond avec les thèses

antipatriotiques et insurrectionnelles que défendaient alors Gustave Hervé et les

syndicalistes révolutionnaires de la CGT, de ne pas les désavouer ou les exclure, de

les défendre publiquement, de les présenter comme des membres à part entière du

camp de la paix. Ce qu’il a fait à de nombreuses reprises, souvent dans le brouhaha

de la Chambre. Jaurès complice d’Hervé, Jaurès l’antipatriote, Jaurès le traître,

l’agent du Kaiser, ces accusations ont maintes fois été reprises contre lui. On les

retrouve par exemple en 1913 dans le pamphlet de Charles Péguy L’Argent suite où

Péguy envisage, si la guerre était déclenchée, qu’il faudrait appliquer la guillotine à

Jaurès pour faire taire cette grande voix.

Mais l’action de soulèvement pour empêcher la guerre, que Jaurès semblait en

1907 vouloir employer unilatéralement dans le pays agresseur qui violerait la loi

internationale, il a par la suite surtout cherché à l’organiser à l’échelle

internationale par une action simultanée, orchestrée et coordonnée par

l’Internationale socialiste, qui pourrait prendre la forme de la grève générale. C’est

ici qu’intervient la principale difficulté, en particulier du fait du désaccord avec la

social-démocratie allemande (SPD), principal parti socialiste d’Europe, gardien de

la doctrine marxiste, et force essentielle dans la deuxième Internationale. Ce n’est

pas ici le lieu de retracer dans le détail l’histoire complexe, et bien connue des

historiens du mouvement ouvrier, des rapports de Jaurès avec la social-

démocratie32

. Toujours est-il que les socio-démocrates allemands n’ont jamais

accepté de prendre un engagement sur l’organisation d’une grève générale

simultanée contre la mobilisation. Déjà évoquée à Stuttgart en 1907, la proposition

de grève générale, que le SPD considérait comme une proposition anarchiste

risquant d’amener la destruction par les autorités des partis socialistes, et de

favoriser la victoire du pays le plus militariste, où le mouvement ouvrier serait le

moins fort, est proposée à nouveau au Congrès de Copenhague de 1910 dans une

motion conjointement signée par le français Edouard Vaillant et le britannique Keir

Hardie et soutenue par Jaurès. Cette motion a été ajournée à Copenhague, et

renvoyée à l’étude du prochain congrès qui devait se tenir à Vienne en août 1914.

Elle n’était donc pas applicable en juillet 1914.

32

Le livre ancien mais irremplaçable de Milorad Drachkovitch fait le point à ce sujet : Milorad Drachkovitch, Les socialismes

français et allemand et le problème de la guerre 1870-1914, Genève, Droz, 1953.

16

Le rassembleur de 1913

Ces difficultés éprouvées par l’Internationale pour adopter, au-delà des

déclarations d’intention, une stratégie cohérente pour empêcher la guerre sont déjà

une des explications de l’échec des pacifistes et de l’action de Jaurès. Cette action

n’a pourtant pas été négligeable et il faut souligner, avant d’évoquer brièvement le

tragique été 1914, que Jaurès avait été l’âme d’une grande campagne de masse

contre la loi des trois ans, qui en 1913 a non seulement mobilisé tout le parti

socialiste mais aussi semblé réussir l’amalgame de toutes les forces de paix depuis

la plupart des pacifistes juridiques et un certain nombre de radicaux autour de

Caillaux jusqu’à la CGT et à Gustave Hervé, (ces derniers, il est vrai, étaient

devenus moins virulents et ne mettaient plus systématiquement en avant une

stratégie insurrectionnelle). La campagne a été marquée par une pétition de plus de

700 000 signatures, par de vastes meetings, dont le grand moment du

rassemblement du 25 mai 1913 au Pré St Gervais, où Jaurès, que des photos

célèbres ont immortalisé sous le drapeau rouge, coiffé de son chapeau rond et ceint

de son écharpe tricolore, a harangué une foule de 100 à 150 000 personnes.

Contre la loi de trois ans, qui allongeait d’un an le maintien du contingent dans les

casernes, Jaurès pouvait utiliser à plein son contre-projet d’armée démocratique et

citoyenne tout en soulignant qu’entrer dans cette escalade ne faisait que favoriser le

parti de la guerre de l’autre côté du Rhin. Si la défaite des adversaires de la loi au

parlement a été honorable mais nette, 339 députés votant la loi contre 223, on peut

soutenir que les élections d’avril mai 1914 ont constitué une sorte de revanche,

puisqu’on y constate un nette poussée socialiste et que la majorité des élus était

hostile à la loi des trois ans qui ne sera pourtant pas abrogée. En tout cas, au

printemps 1914, la gauche semblait s’être ressaisie selon Madeleine Rebérioux33

, et

les Français, sans qu’on puisse les qualifier de pacifistes, ont voté pour la paix.

Jaurès n’est toutefois pas entré au gouvernement, pas plus que Joseph Caillaux qui

avait semblé vouloir infléchir le parti radical dans le sens de la paix.

Conclusion

La brève et brutale crise de juillet 1914 a pris tout le monde de court. Jaurès a,

certes, mesuré la gravité du danger que courait la paix, et dans son discours de

Vaise du 25 juillet il a appelé « avec une sorte de désespoir » le prolétariat à

rassembler toutes ses forces, à « s’unir pour que le battement unanime de tous ses

cœurs écarte l’horrible cauchemar », car, précise–t-il, « nous avons contre nous,

contre la vie des hommes, contre la paix, des chances terribles. 34

» Les meetings

pour la paix des derniers jours de juillet 1914 n’ont pourtant pas eu l’ampleur de

ceux de 1913, et l’ultime concertation avec les camarades allemands et les

dirigeants du socialisme européen au Bureau socialiste international à Bruxelles, le 33

Madeleine Rebérioux, La République radicale ? 1898-1914, Paris, Seuil, 1974, p. 227. 34

Jean Jaurès, Textes choisis tome premier contre la guerre et la politique coloniale, op. cit., p. 232.

17

29 juillet, n’a débouché sur aucune décision concrète, sinon l’avancement de

principe du Congrès de l’Internationale au 9 août, une décision évidemment très

vite devenue caduque. Force est de constater que la grande mobilisation

internationale des prolétaires contre la guerre n’a pas eu lieu.

Le déclenchement brutal de la guerre de 1914-1918 a dépendu en fait des

hommes au pouvoir, quelques dizaines de dirigeants et de diplomates qu’un

ouvrage récent qualifie de « somnambules »35

. Aurait-il été possible d’influencer au

moins les dirigeants français, en admettant qu’ils aient eu les moyens d’arrêter

l’engrenage ? Force est de constater que la stratégie de dissuasion par peur de la

révolution n’a pas eu de prise sur eux. Mais il faut aussi reconnaître que Jaurès a

cru presque jusqu’au bout à la volonté de paix du gouvernement français, appelant à

soutenir ses efforts positifs et non à se soulever contre lui. Aurait-il changé d’avis

in extremis ou aurait-il vu dans la guerre une agression militariste allemande que la

France républicaine se devait de repousser ?

Depuis la mort de Jaurès le débat est ouvert. Madeleine Rebérioux pensait que

Jaurès qui, au moment de son assassinat, s’apprêtait à dénoncer les « ministres à la

tête légère 36

» qui engageaient la France dans la grande épreuve, n’aurait pas

forcément suivi la pente de l’Union Sacrée37

. La récente biographie de Jaurès

estime en revanche qu’il aurait pu exercer des responsabilités dans un

gouvernement de Défense nationale38

. En fait, dès la mort de Jaurès on s’est disputé

son héritage. A ses obsèques et pendant la plus grande partie de la guerre il a plutôt

été présenté comme l’auteur de L’Armée Nouvelle appelant à défendre le pays des

Droits de l’Homme et de la Révolution contre une agression militariste. Après la

guerre, et dans tout l’entre-deux-guerres, c’est plutôt le grand pacifiste, le pionnier

du rapprochement franco-allemand qui est exalté.

On pourra peut-être revenir sur ces utilisations de la mémoire de Jaurès39

. Plus que

faire parler un mort, je voudrais pour conclure, par-delà le génie et les anticipations

de Jaurès, par-delà aussi ses espérances déçues et son échec final, souligner le

courage de Jaurès, un courage qui lui a fait braver toutes les attaques, refuser toutes

les compromissions, et qui explique la haine et le crime qui l’ont frappé. C’est ce

courage de la paix, qu’il a si bien incarné, qu’il proposait, dans son discours d’adieu

à son ami Francis de Pressensé en janvier 1914, comme idéal à la jeunesse (la

future génération du feu) contre les tentations bellicistes : « On vous dit : Écartez-

vous du parti de la paix qui débilite les courages. Et nous, nous disons aujourd’hui

que l’affirmation de la paix est le plus grand des combats…40

»

35

Christopher Clark, Les somnambules Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, 2013 36

Madeleine Rebérioux, « Introduction », in Jean Jaurès, Textes choisis tome premier contre la guerre et la politique coloniale,

op. cit., p. 55. Voir aussi Madeleine Rebérioux, Jaurès, La parole et l’acte, Paris, Gallimard, coll. Découvertes, p. 97. Madeleine

Rebérioux n’a toutefois pas voulu écrire de façon explicite ce qui n’était qu’une hypothèse 37

Madeleine Rebérioux n’a toutefois pas voulu écrire de façon explicite ce que Jaurès aurait fait. 38

Cilles Candar, Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris Fayard, 2014. Vincent Duclert écrit p.37 : « Par aveuglement nationaliste,

le meurtrier de Jaurès a privé la France d’un des rares stratèges capable de mener la France à la victoire. » 39

Elles sont étudiées dans Jacqueline Lalouette, Jean Jaurès, L’assassinat, la gloire, le souvenir, Perrin 2014 40

Discours cité dans Jean Jaurès, anthologie présentée par Louis Lévy, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p.276.

18

Débat

Un Participant - On dit que la guerre s'est déclenchée dans les Balkans, que ce

sont des nationalistes serbes qui ont été à l'origine de cette guerre, est-ce que Jaurès

l'avait anticipé, l'avait vu ?

Rémi Fabre - En ce qui concerne le déclenchement lui-même, je ne pense pas que

Jaurès ait spécialement réfléchi à la question du nationalisme serbe en tant que tel.

Il a dénoncé globalement le heurt des nationalismes dans cette zone, il a beaucoup

mis en garde contre les manœuvres de la Russie pour s'efforcer de dominer une

partie des Balkans, il était aussi inquiet de la politique de l'Autriche-Hongrie en

Bosnie-Herzégovine. Il faut rappeler que l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche

est assassiné le 28 juin 1914 avec son épouse par le nationaliste serbe Princip, alors

qu'il faisait un voyage à Sarajevo, dans cette province récemment rattachée à

l'empire d'Autriche Hongrie qui était une sorte de prolongement des possessions

austro-hongroise en Croatie et en Slovénie, et qui était extrêmement agitée : il y

avait un irrédentisme serbe, la ville de Sarajevo ayant été dans les derniers conflits

un lieu de tensions très fortes.

Jaurès était certainement très attentif aux dangers et aux risques qui existaient, et,

dans les articles qu'il écrit, il a regretté l'assassinat de l'archiduc, (d'autant plus que

celui-ci incarnait une politique favorable, peut-être pas à un projet entièrement

fédéraliste, mais au moins au développement des droits des minorités, en particulier

pour les Slaves du sud), et il a mis en garde contre le fait qu'une grande puissance

comme l'Autriche-Hongrie pourrait en tirer prétexte pour pousser plus loin sa

tentative de domination des Balkans. Jaurès considère que l'ultimatum austro-

hongrois à la Serbie n'était pas normal, et que la réponse serbe, qui acceptait

presque tout, sauf de laisser faire l'enquête de police sur le territoire serbe,

constituait la base d'un règlement pacifique.

Jaurès n'approuvait pas les attentats comme l'assassinat de l'archiduc, il faut le dire

clairement, il ne soutenait pas les nationalismes agressifs des petites puissances des

Balkans, mais pas non plus les formes de domination et d’oppression des peuples à

l'intérieur des grands empires, et c'était une position assez conforme à ce que

disaient les sociaux-démocrates autrichiens qui rêvaient d'une fédération égalitaire

et démocratique de tous les peuples vivant au sein de l’empire austro-hongrois.

Jaurès n'avait pas forcément prévu que la guerre éclaterait là, mais la poudrière des

Balkans l'avait beaucoup préoccupé.

19

Un Participant - Pouvez-vous parler des mouvements pacifistes d'aujourd'hui, et

y a-t-il une filiation, malgré un contexte historique certainement très différent, avec

le pacifisme de Jaurès ?

Rémi Fabre - Je ne sais pas si je suis capable de bien parler du pacifisme

aujourd'hui. Ce que je peux vous dire est que la figure de Jaurès a toujours été

revendiquée de manière emblématique par les différents courants pacifistes, y

compris dans les mouvements contre les deux guerres de Golfe – surtout celle de G.

Bush – où la figure de Jaurès a été présente de manière récurrente. Mais il me

semble qu'il y a, pour certains mouvements pacifistes contemporains, des

sensibilités qui ne sont pas jaurésiennes, des sensibilités d'un pacifisme intégral qui

pensent que la guerre est en soi le mal suprême. Jaurès a dit que la guerre était une

horreur, un cauchemar, mais il n'a pas dit que tout valait mieux que la guerre, il ne

le pensait pas, sans quoi il n'aurait pas écrit «L'Armée nouvelle».

Un de mes étudiants, Guillaume Pollack, a écrit un article, dans le dernier numéro

des Cahiers Jaurès, sur l'utilisation de Jaurès sous l’Occupation41

: Jaurès avait

beaucoup été mis en avant par les pacifistes intégraux de l'entre-deux guerres qui

voulaient la réconciliation avec l'Allemagne, et la révision du traité de Versailles.

Jaurès, l’apôtre du rapprochement franco-allemand, a donc été ensuite « récupéré »,

et très fréquemment utilisé par les mouvements collaborationnistes « de gauche »

où on retrouvait un certain nombre de ces pacifistes intégraux de l’entre-deux-

guerres. Mais Jaurès, auteur de l’Armée Nouvelle, est aussi mentionné dans des

journaux de Résistance. Donc on peut utiliser Jaurès de bien des manières. Le

pacifisme intégral, qui considère que toute guerre quelle qu'elle soit est le mal

suprême, n’a pas été soutenu par Jaurès, mais cela n’empêche pas que des pacifistes

intégraux se soient présentés comme des disciples de Jaurès.

Jaurès pense en termes de justice, de droit international, de démocratie sociale,

d'humanité, et d'internationalisme, mais il n'est pas de ceux qui disent « plutôt la

servitude que la guerre », c'est incontestable. Sur le rapprochement franco-allemand

et sur l'Alsace-Lorraine, on comprend qu'il ait pu être attaqué, mais il est certain

que l'Allemagne avec laquelle il voulait un rapprochement n'était pas l'Allemagne

d'Hitler. C'était certes l’empire de Guillaume II, mais pour Jaurès c’était surtout

l'Allemagne du parti social-démocrate et des progrès de la démocratie, c'était

l'Allemagne de Goethe, en même temps que celle de Karl Marx et du socialisme

(sa thèse en latin était sur l’origine du socialisme allemand de Luther à Karl Marx).

Donc il avait incontestablement une vision de l'Allemagne foyer de culture, de

science et de progrès, mais il savait bien que ce n'était pas la seule Allemagne, qu'il

y avait aussi l'Allemagne du militarisme, des Junkers prussiens, de la guerre de

1870, etc. Jaurès est internationaliste, il croit à une évolution pacifique des peuples,

41

Guillaume Pollack, « Une mémoire improbable : Jaurès sous l’occupation (1940-1944) », Cahiers Jaurès, janvier-mars 2014

n°211, p.95-114.

20

à l'entente possible entre les peuples, mais il ne pense pas qu'il ne faille jamais faire

la guerre, parce qu'à certains moments il y a des choses plus précieuses encore,

comme la liberté par exemple.

Un Participant - En 1917, à la suite des tragédies que font vivre à l'armée

française des généraux comme Mangin et Nivelle, il y a un mouvement de rébellion

extrêmement important et, dans le même temps en Allemagne, le mouvement

révolutionnaire animé par Rosa Luxembourg et d'autres personnes. La conjonction

de ces deux mouvements aurait-elle pu conduire à une paix anticipée par rapport à

1918 ?

Rémi Fabre - Il y a eu, dans la social-démocratie allemande, des mouvements

contre la guerre, mais ils étaient différents de ce qui s'est passé lors de l'offensive

Nivelle car il y a un décalage dans le temps : les mutineries contre Nivelle c'était en

1917, et en Allemagne, c'était plutôt en 1918, une rébellion contre le régime

politique de Guillaume II et contre des généraux qui avaient emmené l'Allemagne

dans l'impasse. En 1917, le mouvement de soldats en France n'était pas un refus de

défendre le pays, mais une grande lassitude devant le carnage, la catastrophe et ses

horreurs, ce n'était pas un mouvement révolutionnaire au sens de faire la révolution

en commun entre soldats français et allemands.

Il y a des disciples de Jaurès qui ont dit que Jaurès aurait appelé à la paix, et en

particulier en 1917 certains l'ont invoqué en ce sens, mais il y a aussi des disciples

de Jaurès qui, au même moment, et pendant toute la guerre, ont dit que Jaurès aurait

été avec eux jusqu'au bout, parce que la République française devait défendre ses

libertés, le droit international violé, la Belgique envahie, etc. Il y avait des

arguments qui allaient dans les différents sens, mais les mouvements des mutineries

de 1917, qui étaient une renaissance du pacifisme d'une certaine manière, n'étaient

pas des projets politiques mais plutôt des réactions de lassitude, de désarroi (qui

auraient certes pu avoir un prolongement politique, mais qui ne l'ont pas eu en

France sous une forme révolutionnaire à la différence de ce qui s’est passé en

Russie).

Un Participant - Je trouve qu'il est plus facile parfois de tisonner dans les cendres

de ce grand homme que de relire ses textes. Je voudrais donner l'exemple du Front

National qui avait, lors de la dernière campagne des élections européennes, sorti

une affiche avec en fond le portrait de Jaurès et un texte qui disait : « A celui qui n'a

plus rien, la patrie est son seul bien » et, en-dessous, « Jaurès aurait voté Front

National, Élection européennes 2009, votez Louis Alliot ». Bien sûr on peut se

gausser de la bêtise non historique des leaders politiques, mais n'y a-t-il pas une

tendance à ne pas lire les textes? A ce propos, je salue la grande œuvre que vous

menez avec Gilles Candar, de la Société des études Jaurésiennes, et j'aimerais que

21

vous nous en parliez. Un siècle après la mort de Jaurès, on en est encore à éditer ses

textes, cela veut dire que nous allons encore connaître de grandes périodes de

récupération éhontée des textes de ce grand homme.

Rémi Fabre - Je prépare effectivement avec Gilles Candar l'édition du tome IX

des Œuvres de Jaurès qui porte sur la période 1902-1904 : c'est une grande œuvre

collective à laquelle j'apporte ma contribution, modeste, car je ne suis pas le

Jaurésien le plus savant et loin de là. Vous avez pleinement raison, mais publier ces

textes est une chose, encore faut-il qu'ils soient lus et puis compris, on peut toujours

tirer une phrase de son contexte et lui faire dire n'importe quoi. Il y a une tradition

assez étrange en effet dans l'extrême droite, mais j'avais vu plutôt cette tradition

dans la perspective des souvenirs de l'an 1940 ou de 1940-44. Il y a pu avoir un

Jaurésisme collaborationniste, mais ici avec le Front national en 2009 il s'agit plutôt

d'une provocation, parce que Jaurès est une figure, un emblème à la fois à l'échelle

du peuple et de la région toulousaine et tarnaise, et qu'on peut l’utiliser si on

cherche à pêcher des voix en eaux troubles.

C'est un contresens absolu que cette récupération du Front national, parce que les

projets de Jaurès sont pleinement de construire une Europe des peuples et d'entente

entre les peuples, on ne peut pas séparer chez lui les deux choses. Il y a bien sûr un

patriotisme républicain incontestable, il n'est pas totalement insensible à cette

rhétorique d'un certain messianisme de la France messagère de la liberté, mais

fondamentalement il dit toujours que l'Humanité est plus grande que la France et il

le dit très clairement, même dans «L'Armée nouvelle» : il y a le génie de la France

mais il y a aussi le génie de l'Allemagne, de l'Angleterre. Et c’est même parfois au

nom d'une certaine idée de la France, qu’il dénonce le nationalisme. Comme il aime

la France, il ne veut pas qu'on salisse l'idée de la France en l'assimilant avec la

haine des juifs ou le chauvinisme imbécile, ou, qu’au nom de « la plus grande

France » on se permette de commettre des injustices ou des exactions dans des

territoires comme le Maroc ou dans les territoires colonisés d’Afrique ou d’Asie où

la France devrait apporter autre chose. Cette façon d’opposer le vrai patriotisme,

l’amour de la France des droits de l’homme, au faux patriotisme se retrouve chez

les défenseurs du capitaine Dreyfus. Peut-être que Jaurès pense que la patrie est un

bien pour chacun, mais l'idée de patrie n'est pas n'importe quoi et surtout pas la

haine de l'autre.

Un Participant - Est-ce que Jaurès s'est intéressé aux relations entre les religions,

la paix et la guerre ?

Rémi Fabre - Vous posez là une question difficile ! Il y a beaucoup de

déclarations où il considère qu'il existe un idéal de fraternité humaine en partie

d’origine chrétienne que l'Eglise devrait mieux comprendre et qui est – il le dit

assez souvent – une des bases sur lesquelles peut se fonder l'entente entre les

hommes. L'idée que les religions peuvent entraîner des guerres existe aussi chez lui,

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mais les guerres de religion ne sont pas au premier plan du monde de Jaurès, cela

représente plutôt des souvenirs historiques. On retrouve davantage ces questions

dans les ligues de paix qui ont fleuri plus tôt dans le XIXe siècle : on voit par

exemple une ligue de paix en 1869 (juste avant la guerre de 1870 en France),

reprenant ce qu'avait fait en 1849 un congrès de la paix à Paris (où Victor Hugo

avait pris la parole, et où un curé et un pasteur s'étaient embrassés à l'occasion de

l'anniversaire de la Saint Barthélémy) organiser une manifestation rassemblant le

grand Rabbin, une personnalité catholique et un pasteur protestant pour parler pour

la paix.

Par ailleurs les mouvements de paix auxquels Jaurès se rattache sont davantage

des mouvements de paix de la tradition républicaine, parfois marqués par un état

d’esprit anticlérical et franc-maçon. Jaurès n'était pas franc-maçon, mais à la suite

de l’affaire Dreyfus il a pu partager certaines inquiétudes des francs-maçons ou de

la libre pensée, en particulier l’idée qu’il pouvait y avoir une alliance du sabre et du

goupillon, et que l’alliance entre le cléricalisme et le nationalisme militariste

pouvait être une menace pour la paix. Mais dans la question de la paix je ne crois

pas que pour lui la religion ait été centrale.

Une fois la guerre de 1914 déclarée, on a certes vu les forces religieuses, en se

scindant selon les pays – les évêques français bénissant les canons français et les

évêques allemands bénissant les canons allemands –, soutenir l’Union sacrée. Mais

c’était plutôt l’Eglise qui se mettait au service de la patrie que la patrie qui se

mettait au service des forces religieuses pour faire la guerre. Jaurès n'a pas pu

entendre le pape Benoit XV lancer des appels à la paix en 1917. Mais de son vivant

l’Église catholique, sauf une petite minorité, n'était pas très présente dans les

mouvements en faveur de la paix.

Dans l'Empire Ottoman, Jaurès soutient les Arméniens, non parce qu'ils sont des

chrétiens massacrés par des musulmans, mais parce c'est un peuple victime

d'injustices : il n'a pas perçu les massacres en Arménie comme issus uniquement du

fanatisme religieux.

Un Participant - Je voudrais partir d'une colère qu'a faite à cette tribune hier

Serge Pey, une colère poétique qui dit que l'on condamne la violence visible qui est

parfois une opposition à une violence plus forte exercée par tous ceux qui

dominent, que ce soient les régimes politiques ou les forces économiques. Il y avait

du temps de Jaurès un certain nombre de luttes populaires qui permettaient

d'espérer éventuellement changer les forces sociales ou le mode d'organisation de la

société, alors qu'aujourd'hui il me semble que la violence est encore plus forte dans

un monde où tout le monde semble écrasé par ces forces qu'on appelle maintenant

la finance mondiale et qui font que ces espérances de transformer les conditions de

vie de ceux qui les subissent deviennent encore plus difficiles.

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Rémi Fabre - Il y a en effet, chez Jaurès, l'espérance d'un monde nouveau, c'est

un croyant du socialisme, il pense qu'on peut changer le monde et qu'on peut le

changer par des moyens qui ne se retourneront pas contre ceux qui veulent la

justice, la fraternité, la démocratie, la paix. Même s'il considère que la violence est

parfois inévitable, que ce soit dans son Histoire socialiste de la Révolution ou que

ce soit dans la façon dont il envisage une guerre de défense nationale ; mais s’il

pense qu’il peut parfois y avoir des violences légitimes, il pense cependant que le

monde dans lequel il vit peut évoluer pacifiquement, et que les forces de destruction

des vies et des destins individuels et collectifs peuvent être vaincues par une action

collective démocratique.

Peut-être que notre monde est différent de celui de Jaurès mais, à son époque où

le prolétariat, les classes ouvrières représentaient des réalités importantes, il avait

certainement l'idée qu'il y avait contre elles des violences répressives très fortes et

face auxquelles il ne fallait pas plier. Je pense à ce discours du Tivoli Vaux-Hall où

il disait : « faites attention, on se dressera, on fera la révolution contre un

gouvernement qui aurait violé le droit » mais en même temps, il expliquait :

« citoyens, vous savez bien que le capitalisme a beau vouloir vous exploiter, vous

êtes capable de faire la grève contre lui, et d’obtenir des choses ». Il ne pense pas

que les forces qui sont en face du prolétariat se réduisent à la violence et la haine, ni

que contre ces forces-là tous les coups soient permis. Il n'a pas une vision

unilatérale, et ce qu'il dit de la bourgeoisie dans «L'Armée nouvelle» est complexe,

il ne voit pas tous les bourgeois de la même façon, et parfois il les appelle à se

souvenir des grands idéaux qu'ils avaient du temps de la Révolution française. Il le

dit même aux militaires : vous n'êtes pas faits pour tirer sur des malheureux qui se

révoltent parce qu'il y a eu un accident dans une mine de charbon, vous êtes faits

pour défendre votre pays.

C'est un croyant du socialisme, de l'avenir et il croit aussi à la lutte des classes,

mais il n'en a pas une vision manichéenne, il n'est pas de ceux qui disent qu'il y a

d'un côté le mal, les violents, et de l'autre les malheureuses victimes. Il ne veut pas

que ceux qu'il défend soient des victimes, il les voit plutôt comme des acteurs qui

doivent se redresser, comme des hommes et comme des citoyens. Ou comme des

femmes citoyennes parfois aussi ; le féminisme de Jaurès n'est pas forcément

toujours au premier plan, mais il en parle quand même, au moins un petit peu.

le 17 mai 2014.

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Rémi Fabre est professeur émérite d'histoire contemporaine à l'Université

Paris-Est-Créteil (UPEC).

Élève de l'École normale supérieure (Ulm), agrégé et docteur en histoire, il a été

professeur au lycée Camille Saint-Saëns à Rouen, puis maître de conférences à

l'Université de Nantes avant de rejoindre l'UPEC.

Ses thèmes de recherche portent sur l'histoire du pacifisme contemporain, et ont

porté également sur «Laïcisation, religion et irréligion», «Protestants et

jeunesses protestantes», et «Socialisme et droits de l'homme»

Rémi Fabre est Membre du CRHEC (Centre de Recherches en Histoire

européenne comparée, le laboratoire de recherches historiques de l’UPEC). Il est

aussi membre associé du CRHIA de Nantes et membre du Conseil

d’administration de la Société d'Etudes Jaurésiennes. Il a organisé en janvier

2014 un grand colloque international intitulé « Les Défenseurs de la Paix 1899-

1917 ». Les Actes de ce colloque qui s’est tenu à l’Institut historique allemand

doivent paraître en 2015.

Bibliographie

Ouvrages publiés

Francis de Pressensé et la défense des Droits de l’Homme Un intellectuel au

combat, Rennes, PUR, 2004

Les protestants en France depuis 1789, Paris, La Découverte (collection

Repères, 1999)

Ouvrages en préparation

Les pacifistes en France aux XIXe

et XXe

siècles, Livre à paraître aux Editions

Tallandier

Tome 9 des Œuvres de Jean Jaurès : Bloc des gauches et parti socialiste

français (1902-1904), avec Gilles Candar (Editions Fayard)