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JEan-PauL sartrE auJouD’HuI 269 Parcours - 2009-2010 Jean-Paul Sartre aujourd’hui : hommage à un intellectuel de la contestation En partenariat avec la Médiathèque José Cabanis de Toulouse, cinq animateurs du GREP-Midi-Pyrénées ont présenté un hommage à Jean-Paul Sartre : Georges Zachariou : sartre dans son siècle (suivi d’un bref rappel biographique) Alain Gérard : Les concepts philosophiques essentiels de sartre : « L’Être et le néant » soixante ans après Paul Seff : La pensée de sartre à travers trois pièces de son théâtre Pierre Besses : soi-même comme un autre : défense et illustration de la théorie du sujet chez Jean-Paul sartre (Les Mots et l’Idiot de la famille). Nicole Gauthey : La liberté et l’engagement chez sartre Débat et conclusion

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JEan-PauL sartrE auJouD’HuI

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Parcours - 2009-2010

Jean-Paul Sartreaujourd’hui :

hommage à un intellectuelde la contestation

En partenariat avec la Médiathèque José Cabanis de Toulouse,cinq animateurs du GREP-Midi-Pyrénées

ont présenté un hommage à Jean-Paul Sartre :

Georges Zachariou :sartre dans son siècle (suivi d’un bref rappel biographique)

Alain Gérard :Les concepts philosophiques essentiels de sartre :

« L’Être et le néant » soixante ans après

Paul Seff :La pensée de sartre à travers trois pièces de son théâtre

Pierre Besses :soi-même comme un autre : défense et illustration de la théorie du sujet

chez Jean-Paul sartre (Les Mots et l’Idiot de la famille).

Nicole Gauthey :La liberté et l’engagement chez sartre

Débat et conclusion

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Georges Zachariou :Sartre dans son siècle

« tout un homme, fait de tous les hommeset qui les vaut tous, et que vaut n’importe qui »

Les Mots

(on trouvera à la fin de mon intervention, une courte notice biographique et bibliogra-phique à laquelle le lecteur pourra se référer)

Considéré généralement comme le dernier grand intellectuel français de notoriété mon-diale, Jean-Paul Sartre - philosophe, écrivain et dramaturge, grande figure d’intellectuel politique - aura profondément marqué le XX° siècle et même au-delà, tant par son œuvre que par ses engagements et prises de position, par ses très nombreux voyages, et par sa personnalité complexe…

Penseur de la liberté comme de son envers l’aliénation, de l’engagement et de la res-ponsabilité, il refuse l’idée d’une passivité originaire en l’homme qui déterminerait ses actions ; il s’efforce de montrer comment l’homme en toutes circonstances choisit son rapport au monde au sein d’un libre projet : l’homme est sans excuse.Sartre a renouvelé l’anthropologie philosophique, il a porté à leurs limites la phénoméno-logie husserlienne et la dialectique hégélienne. Il ne s’agit plus de procéder à l’établisse-ment d’un fondement conceptuel mais de donner à voir, de mettre en scène et d’expliciter le travail de la pensée à même les situations que tout un chacun peut vivre. Il est une voix originale de la phénoménologie, proposant une voie trans-phénoménale qui croise la pro-blématique de la liberté et celle de l’aliénation.

Cependant dans nos souvenirs et impressions émergent essentiellement : « l’existentia-lisme des nuits parisiennes de la rive gauche » (un mode de vie, une présence publique, l’usage des Cafés, boites de jazz…), les confrontations entre Sartre et A. Camus, R. Aron, M. Merleau-Ponty…, son supposé stalinisme, avec tous les lieux communs et amalgames réducteurs, voire malveillants. Alors que ce grand philosophe, intellectuel engagé et contestataire, est étudié et enseigné aujourd’hui dans le monde anglo-saxon, il est prati-quement oublié dans l’enseignement en France. Paradoxal ! En France l’idéologie politi-cienne primerait-elle sur la pensée ?

A l’occasion de cet hommage je vais m’efforcer d’expliquer le parcours de cette grande personnalité, et de lever certaines hypothèques malheureuses, sans prétendre atteindre au « quitus », ne serait-ce que par respect pour ce « personnage-comédien » comme il se définit - en juge sévère de lui-même dans « Les Mots ».J’aborderai successivement plusieurs points :- l’époque de Sartre : situer le personnage dans son contexte historique - une page d’his-toire immense et décisive ;

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- ses origines et son enfance, sa mort ;- sa personnalité ;- sa trace comme écrivain-philosophe, et intellectuel engagé ;- son « manchon de vie supplémentaire » où il personnifie un intellectuel contestataire.

Jean-Paul Sartre et son époque : une mise en contexte essentielle

Le XXe siècle fut une page d’histoire immense, indicible par sa violence guerrière, par ses idéologies extrêmes, ses répressions sanglantes, ses exterminations méthodiques, ses dictatures sanguinaires ; mais elle fut aussi immensément riche dans les domaines de la pensée philosophique de la création artistique, culturelle, politique et de l’innovation technologique.

Dans le domaine de « l’intellect » - faisant suite aux grands penseurs de l’entre-deux-guerres bouillonnaient les idées, les concepts qui se diffusaient - si ce n’est dans tous les milieux - en tout cas très largement. Le jaillissement de mai 68 en fut l’un des moments-manifestes. Sartre a traversé cette époque de bouleversements, d’abord indifférent… puis en prise directe… éperdument directe… jusqu’au pathétique… à la mesure des événe-ments.

Sortir des personnages de cette importance - et j’insiste vraiment - de leur contexte histo-rique expose aux pires erreurs d’interprétation surtout s’ils ont soutenu dans leurs contes-tations des thèses aujourd’hui vaincues : « vae victus ! ». Le libéralisme politico-écono-mique a triomphé avec son cortège d’injustices… et il redoute toute contestation même à titre posthume…

Les origines de Jean-Paul Sartre, son enfance… et sa mort

C’est dans « Les Mots » - récit autobiographique publié en 1964, à 58 ans - que nous pou-vons puiser. J.-P. Sartre est né le 21 juin 1905 à Paris, très tôt orphelin de père, il fut élevé en grande partie par ses grands-parents maternels, des bourgeois protestants. Son grand-père Charles Schweitzer était un républicain, patriote alsacien, un intellectuel et un pro-fesseur. Il enseigna « le petit Poulou » jusqu’à 10 ans dans le confort de son importante bibliothèque. Les bonnes connaissances acquises en langue allemande lui faciliteront par la suite l’étude des philosophes allemands, particulièrement Husserl qu’il rejoindra à Ber-lin en 1933. Nous percevons nettement dans « Les Mots » qu’à travers son éducation il acquiert une vision du monde où la légitimité reconnue à l’éducation s’accompagne d’ir-respect pour les honneurs de circonstance et les positions sociales installées (refus de la légion d’honneur, du prix Nobel de littérature, diatribes violentes contre des personnalités de premier rang…) Nous voyons aussi, dans cette grande famille protestante, combien les principes de moralité et de justice sont sans cesse prônés. Ils marqueront Sartre, dans ses actions et gestes, sa vie durant.

L’annonce de la mort de Sartre, le 15 avril 1980 à Paris, provoqua dans le monde entier une émotion considérable ; et plus de 50 000 personnes descendirent dans les rues de Paris en ultime hommage. Simone de Beauvoir déclara en guise d’épitaphe « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient

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pu si longtemps s’accorder ». Notons que le pacte Sartre-Beauvoir fut inextricablement compliqué. On parle volontiers d’amours contingentes. Un engagement réciproque sous le signe de la liberté. Et pourtant on ne pense jamais Sartre sans penser Beauvoir et vice-versa.

Entre 1905 et 1980, Jean-Paul Sartre, ce fut une vie et une œuvre dans un monde en bouleversement.

La personnalité de Jean-Paul SartreCe thème est abordé par plusieurs écrits de Sartre, surtout dans « Les carnets de la drôle de guerre » publié en 1983 par sa fille adoptive Arlette Elkaim-Sartre, mais aussi de façon assez déconcertante dans « Les Mots » paru en 1964, et également dans « Les commu-nistes et la Paix » qui est un texte très éclairant.

« Les carnets de la drôle de guerre » - rédigés durant sa mobilisation de septembre 1939 à juin 1940 (six carnets seulement sur quinze furent retrouvés) - sont des textes fasci-nants, parfois décousus, inégaux, mais qui contiennent la matrice de l’œuvre philoso-phique à venir, et plus curieusement un plan de vie prophétique.

Le jeune Sartre - il a alors 34 ans - nous explique par avance sa vie. Avec une lucidité étonnante où se côtoient humilité et orgueil, il déclare : « J’ignore l’humilité et pourtant je reconnais mes fautes sans ambages parce que je n’ai aucune solidarité temporelle avec moi-même ». Cette non-fixation de soi, ce refus de se laisser « assigner à résidence », n’est-ce pas ce qui nourrit profondément l’existentialisme sartrien ? Ainsi la formule de-venue badine « Il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron » ne correspond pas à la réalité ; en effet selon les événements ils eurent l’un et l’autre tort ou raison. Aron avait raison d’inciter à une politique de négociation en Algérie et au Proche-Orient. Sartre avait raison - souvent courageusement - comme dans ses prises de position anticoloniales (particulièrement lorsqu’il aborde et redoute les « rejets réciproques » encore vivaces au-jourd’hui) pour lesquelles il subira plusieurs attentats à l’explosif. Raison aussi lorsqu’il dénonçait ce qui allait devenir le néolibéralisme ; ses contempteurs lui reprochent encore aujourd’hui une dénonciation trop brutale de cette doctrine dont il a pourtant perçu, avant beaucoup, les ravages.

En reconnaissant volontiers ses erreurs, Sartre se place sur le terrain absolu du spectateur impartial, en arbitre de lui-même. Ce spectateur c’est la conscience transcendantale, dé-sincarnée qui regarde son homme et le juge avec la même sévérité ou lucidité qu’il met-trait à juger autrui. Mais déjà il s’échappe à lui-même. L’acte même de se juger constitue une réduction phénoménologique, - une sorte de « purification » ou de dégagement de soi - qui lui permet de se placer avec délectation au-dessus de l’homme qu’il est. Il déclare ainsi « Je me considère donc toujours comme au plus haut de ma vie à ce jour ». Nous voyons combien la pensée de Sartre est résolument dynamique ; elle est une philosophie du mouvement de l’esprit confronté aux totalisations partielles et aux fausses synthèses que des conceptions abstraites de l’homme et de l’Histoire proposent de manière obses-sionnelle et aliénante.

Au chapitre des questions, comment expliquer l’indifférence avérée et navrante de Sartre

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au déroulé politique de l’entre-deux-guerres ? Il était pourtant à Berlin en 1933 pour étu-dier la philosophie de Husserl, qui sera persécuté par le régime nazi. Il connaissait suf-fisamment bien la langue allemande et ne voyait rien arriver contrairement à beaucoup d’autres, comme R. Aron par exemple. De même Simone de Beauvoir et lui-même consi-déraient le Front Populaire de 1936 en France comme un simple avatar social, alors qu’il effraya lourdement la classe bourgeoise à laquelle ils appartenaient. Universitaire agrégé il n’avait d’autre souci que d’accomplir son œuvre. Il l’explique fort bien à « son Castor » - il appelait ainsi Simone de Beauvoir - dans « les carnets de la drôle de guerre ». Paci-fiste, refusant toute forme d’autorité il se contente de regarder la « chose » politique. Il ne s’y sent pas investi, et ne se préoccupe pas encore de la réception de ses écrits. Il pense le monde mais pas sa place dans le monde et encore moins sa situation sociale. C’est un intellectuel bourgeois de la famille des Schweitzer, et « un produit » de la culture univer-sitaire. C’est un homme relativement seul, dont les relations entre racines (ou origines) et la pensée sont problématiques. De 1929 (agrégation) à 1939 (mobilisation) il s’occupe de philosophie certes mais aussi de littérature, de cinéma avec pour objectif de devenir écrivain, de « réaliser son œuvre. »

Une trace comme un écrivain-philosophe et comme un intellectuel engagéLa mobilisation de 1939 porte Jean-Paul Sartre à s’interroger sur la guerre, une curieuse situation pour un écrivain « a-social » qui se voit menacé par l’Histoire et la mort collec-tive, et par une expérience existentielle unique, celle de l’enfermement militaire. Cette réflexion le conduira à la prise de conscience de l’enracinement sociale de toute pensée. Après la Libération et après cette prise de conscience, il se lance éperdument, en toute liberté, dans la vie sociale et politique. Il fut un piètre résistant : c’était un écrivain qui résistait plutôt qu’un résistant qui écrivait.

Dramatique expérience, Blaise Cendrars (mutilé de la première guerre mondiale) décla-rera « La guerre m’a profondément marqué, ça oui ! La guerre c’est la misère du peuple. Depuis j’en suis »

Combien de positions a-t-il pris pour les abandonner parfois en douce sur l’URSS, l’Al-gérie, Cuba, la Chine, le Vietnam… sans trop se préoccuper de la débâcle de ses idées précédentes ? Ce Sartre-là, célèbre et sans remords, ignore le passé, brûle les étapes et heurte la réalité avec une péremptoire insubordination ; fidèle en cela à sa philosophie, il est « dans l’Histoire comme un poisson dans l’eau ».

Épris de liberté et de justice morale dans toute action et geste de la vie, il ne peut suppor-ter la profondeur mortifère de l’idéologie nazie, qui est responsable de l’extermination horrible et scientifiquement organisée de certains peuples. J.-P. Sartre a été particulière-ment sensible au sort réservé au peuple juif. Dans l’urgence d’une résistance efficace et à la hauteur, (« L’histoire n’attend pas »), il opte pour le « camp des rouges », admiratif aussi - comme une très grande partie des peuples réprimés ou résistants d’alors - du sa-crifice des peuples soviétiques à Leningrad et à Stalingrad… Ce soutien est cependant largement stratégique car Sartre n’ignore rien de la situation en URSS où il effectuera

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huit voyages, et dont il connaîtra intimement plusieurs personnes. Il dénonce d’ailleurs, dans sa revue « Les temps Modernes » ce qui s’y passe. Un tel choix présente donc de nombreuses ambiguïtés.

Son positionnement l’amène à renoncer à une « troisième voie » qu’il essayait de mettre sur pied avec David Rousset et le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire. Il de-vient l’anti-bourgeois - un traître à ses origines - compagnon de route du PCF sans jamais cependant y adhérer. En fait il veut sauver l’idée de communisme qui ne peut plus se réduire à la désormais triste expérience soviétique. Notons que c’est seulement en 1950 - à quarante-cinq ans - qu’il commence à lire Marx et travaille les questions d’histoire et d’économie d’un point de vue marxiste. C’est animé par un anticapitaliste, et par un anti-impérialisme relatif aux États-Unis d’Amérique, qu’il soutiendra malgré tout cette politique, ceci jusqu’en 1956, l’année de l’intervention soviétique en Hongrie.

Un autre grand axe d’engagement de Sartre est son combat contre le colonialisme et son soutien aux mouvements de libération. Sartre et Camus s’affronteront durement sur la manière d’aborder ce problème. Il sera par ailleurs accusé de « trahison de classe » et ap-paraîtra écartelé entre les principes de ses origines bourgeoises - qui pourraient expliquer certains de ses aveuglements ou indifférences - et son goût éperdu de justice. Sartre ap-paraîtra aussi en contradiction avec certains de ses concepts philosophiques privilégiant l’individu au détriment du collectif, comme il le développe dans « L’être et le néant » publié en 1943.

Une telle personnalité complexe, inattendue, possédant une intelligence et une force de travail hors du commun, capable aussi par militantisme politique de tous les artifices, de mensonge et de mauvaise foi, ne pouvait - par réaction - que susciter de l’animosité, des controverses et des polémiques parfois violentes dans cette sphère occidentale dominée par un impérialisme américain libéral, et menacée sur ses frontières par un impérialisme collectiviste soviétique : c’était la guerre froide. Icône d’une partie de l’opposition, il était une cible pour une grande part du monde politique et de l’intelligentsia en devenant un intellectuel engagé et contestataire. Si les débats passionnés étaient dans l’ensemble bénéfiques pour le progrès des idées et de la pensée, lorsqu’ils s’effectuaient arguments contre arguments, et à compétences comparables (avec R. Aron, A. Camus, E. Levinas, Merleau-Ponty, ou encore L. Aragon…) moins honorables ou convaincants sont ses dé-tracteurs patentés actuels, maniant souvent des schémas simplistes et récurrents, et trop liés à l’idéologie qui domine aujourd’hui ; ils dénigrent - souvent sans discernement, par snobisme parfois doublé de sarcasmes - sans chercher à comprendre des concepts il est vrai complexes, et surtout en oubliant le contexte de l’époque.

C’est encore dans « Les carnets de la drôle de guerre » que Sartre anticipe la durée pro-bable de sa vie littéraire ; par méfiance de la vieillesse il veut avoir réalisé l’œuvre qu’il projette pour ses soixante ans. Il lui « resterait ainsi un manchon de vie supplémentaire » disponible. Cela s’avère une étrange prophétie ; en effet à soixante ans il ne lui manque que « L’idiot de la famille » à écrire pour parachever son œuvre ; mais frappé quelques années plus tard - à soixante-huit ans - par plusieurs embolies cérébrales, il ne parvien-dra pas à achever l’écriture du troisième tome de cet ouvrage. Pratiquement aveugle et

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diminué physiquement, il lui restait encore « un manchon de vie supplémentaire ». Que va-t-il en faire, conscient - comme il le dit - : « qu’il y a chez moi un manque, de mesure, indifférence ou acharnement maniaque c’est l’un ou l’autre » ? Son désir fou de justice et de comprendre l’homme - dans sa liberté comme dans son aliénation - se doublait d’une soif de faire et d’agir, d’être un intellectuel engagé.

Grande figure politique intellectuelle agissante depuis 1945, Sartre passe à partir de 1965 - il a alors soixante ans - à une suractivité militante et politique, préoccupé qu’il est de justice morale, et ceci jusqu’à la fin de sa vie.

Un « manchon de vie supplémentaire » où il personnifieun intellectuel contestataireDeux périodes sont à considérer successivement, en fonction de l’état de santé de Sartre :

de 1964 à 1973, il est en relative bonne santé.Voici en résumé l’actualité Sartre sur cette période. En 1964 : il accompagne J. Daniel pour la création du nouvel observateur, et publie « Les Mots » qui s’avère un immense succès (Sartre aura contribué à la popularité de la philosophie, ce livre étant même distribué dans des stations d’essence contre un plein !). Craignant l’institutionnalisation il refuse - toujours en 1964- le prix Nobel de littérature. En 1966 : il codirige le tribunal Russell condamnant les crimes de guerres au Vietnam. Il voyage énormément, il est reçu souvent avec les honneurs comme une sorte d’ambassadeur moral et intellectuel ; ainsi au Japon il présente sous forme de conférences un « Plaidoyer pour les intellectuels ».En 1967, au Moyen-Orient il rencontre successivement le président Nasser en Égypte, et le premier ministre Lévy Eshkol en Israël. Sans être l’inspirateur direct des événements de mai 1968, il en est un militant très actif et omniprésent ; ces interventions au théâtre de l’Odéon sont remarquables, il dénonce les élections « piège à cons ». Il soutient les activités gauchistes et intervient chez Renault à Boulogne-Billancourt, entre autres in-terventions. En 1970 il prend la direction du journal La cause Du Peuple - de la gauche prolétarienne maoïste - interdit par De Gaulle, mais qu’il distribuera dans la rue avec S. de Beauvoir. Pressé par son entourage de le « boucler », le chef de l’État aurait alors dé-claré « On n’emprisonne pas le Voltaire du XX° siècle ». Il se mobilise avec M. Foucault, C. Mauriac et J. Genet sur la question des prisons. En 1971 : il publie le premier tome de l’Idiot de la famille et fonde le journal Libération dont le premier numéro paraîtra en 1973.

de 1973 à sa mort, il est presque aveugle et en mauvaise santé.Frappé par plusieurs embolies cérébrales, il cessera l’écriture de « L’Idiot de la Famille » dont le troisième tome ne sera jamais terminé.

Je me retrouvais alors à nouveau en proximité avec ce grand homme de manière plus étroite et plus impliquée, mais avec l’innocence des anciennes « nuits existentielles de la rive gauche parisienne » en moins. J’étais étonné, non pas par Sartre qui restait toujours fidèle à son principe de justice (derrière ses lunettes noires et son sourire tordu), mais par son proche entourage si pressé d’être dans l’événement, ou sur la photo… Certains idéologiquement retournés restent aujourd’hui au mieux silencieux, d’autres essayent d’empocher les dividendes de sa célébrité. Très entouré, sollicité de toute part, les médias

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l’interrogeaient alors sur tout et n’importe quoi, son statut l’obligeant à répondre, même sur des sujets qu’il connaissait mal (la musique par exemple). Il publie alors plusieurs entretiens avec S. de Beauvoir, M. Contat, et avec Benny Lévy (alias Pierre Victor), son nouveau secrétaire, « L’Espoir maintenant » en mars 1980, quelques jours seulement avant sa mort. Il poursuivra dans le militantisme extrême ses ultimes combats. Ainsi il soutient « les Lip » en 1973, il rend visite à Andréas Baader, non pour soutenir ses actions violentes devenues sans lien direct avec la politique, mais par engagement moral contre le sort qui était le sien dans les prisons allemandes. « Un bateau pour le Vietnam » sera l’une de ses dernières interventions, rejoint à cette occasion par R. Aron « son meilleur en-nemi », au profit des boat people. Enfin il me faut citer une histoire pour donner la mesure de l’importance du personnage : en 1977 Sartre lance et signe des appels pour la libération de dissidents soviétiques, et lors de la rencontre Léonid Brejnev-Valéry Giscard d’Estaing à Paris, il organise au même moment une rencontre avec des dissidents soviétiques. Ce soir-là - dans une bousculade inouïe, où je failli mourir étouffé - il y eut cent cinq radios et télévisions pour Sartre entouré de M. Foucault, G. Deleuze, A. Glucksmann, S. Signoret et bien sûr de S. de Beauvoir… soit incomparablement plus qu’à l’Élysée pour la ren-contre Brejnev-Giscard d’Estaing… Et cet événement eut un retentissement médiatique au niveau mondial !

Conclusion : retour sur le projet sartrienLe projet sartrien, de restituer une vie d’homme dans sa « totalité », a de quoi effrayer. Au fil de son œuvre cette notion s’ouvre de plus en plus et intègre de nouvelles dimensions. Dans « l’Être et le néant », c’est la totalité d’une subjectivité qui prend en compte le rôle de l’autre pour sa constitution, mais cet autre reste encore assez indéterminé, et les rela-tions concrètes entre les consciences ne sont décrites que d’une manière formelle. Sartre élargira par la suite le vécu d’une conscience à « ces autres » qui contribuent ensemble à faire l’histoire, en exposant les conditions par lesquelles l’histoire des hommes est intelli-gible ; ce sera « critique de la raison Dialectique » précédé de « question de méthode » en 1960. Mais cette approche de la totalité restait encore trop abstraite, et il a voulu voir si on pouvait comprendre un homme en particulier, Gustave Flaubert, et le comprendre au point d’expliquer totalement ses gestes et ses actions : ce sera « L’Idiot de la Famille » (dont le dernier tome restera inachevé…). Sartre met ainsi en œuvre ce qu’il appelle « une psychanalyse existentielle ». Pour lui c’est principalement et plutôt « la mauvaise foi » - c’est-à-dire un mensonge à soi, un refus de la « quête de son être » ou encore une inauthenticité qui amène à rejouer les attitudes des autres - qui conditionne nos gestes et actes ; et il refuse d’expliquer la conscience par autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire par exemple avec l’idée d’un inconscient de la conscience cher à la théorie freudienne.

Jean-Paul Sartre endossa avec une facétieuse liberté la plupart des rôles qui s’offrent à l’écrivain en abordant toutes les formes d’écritures. Ayant pris ses distances avec le monde universitaire avant d’avoir quarante ans, il incarne aujourd’hui encore la figure du philosophe public qu’il revendiquait d’être. Engagé dans les controverses de son temps, il s’abandonne au mouvement de l’histoire et à la réalisation d’une œuvre plutôt qu’il ne tente de gagner l’immortalité des fondateurs d’école.

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Par son style, comme par son objet, le travail de Sartre est une invitation à nous associer à l’expérience en cours. Sa virtuosité d’écriture soutient constamment une progression de la pensée - avec des notions ou des concepts qui évoluent - entre situation et liberté (une attention aux contraintes de la situation, mais aussi une saisie des projets, dépassements et libertés possibles vers un but qui donne sens). Partant d’une praxis quotidienne il ouvre une interrogation philosophique radicale qui conformément à la tradition socratique porte sur l’intellect (la faculté de connaître) et sur la responsabilité. L’expérience de la contin-gence (au sens où la vie d’un homme n’est qu’un hasard, une éventualité parmi d’autres) est ainsi le thème originaire dont se nourrit la philosophie chez Sartre. Toute existence humaine est dominée par la vraie recherche de l’en-soi-pour-soi, c’est-à-dire de l’impos-sible synthèse par laquelle la conscience tente de se fonder et ce faisant, d’échapper à sa propre contingence.

Nathalie Monnin, spécialiste de la pensée sartrienne, ajoute : « Il ne cessera de ressasser ce paradoxe : si l’on ne peut être ce que l’on est, vu que l’on n’est rien (que ce qu’on fait de ce que les autres ont fait de soi), comment peut-on se comporter au mieux pour coller à ce que l’on n’est pas, comment être vrai c’est-à-dire authentique ? » La morale pour Sartre nous engage à penser autrement notre rapport aux autres et à la vie (but ultime de la philosophie). En imaginant qu’une existence authentique consisterait à accueillir l’expé-rience, sans la catégoriser ou l’expliquer par des principes normatifs préexistants - c’est-à-dire en rejetant le « déjà là » de « Huis clos » - cela permettrait de voir le réel tel qu’il est, et faciliterait les relations humaines. Par là une attention à la différence qui éviterait la frayeur de l’inconnu et toutes ses conséquences (bien actuelles). Cette morale semble découler des premiers stoïciens grecs si proches de la sagesse ! J’ajouterai si proche aussi des penseurs taoïstes chinois de la même époque ou à peu près !

Il est à parier que, dans le monde qui est aujourd’hui le nôtre, où les intérêts économiques et financiers ont pris le pas sur les idéologies politiques, où le mimétisme tient lieu d’Être, Sartre se battrait pour rappeler la valeur absolue qu’est une existence humaine, et la res-ponsabilité qui est la nôtre dans le destin de la planète, puisque nous sommes, fondamen-talement, sans excuse. Aujourd’hui la contre-épreuve, j’en suis persuadé, serait d’être sartrien.

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Jean-Paul Sartre : Repères chronologiques

1905 : Naissances de P. Nizan le 7 février, de R. Aron le 14 mars, de J-P Sartre le 21 juin (Paris) : fils unique d’une famille bourgeoise, très tôt orphelin de père il est élevé par son grand-père Charles Schweitzer grand intellectuel professeur d’allemand…

1906 : Naissance de E. Levinas. 1907 : Bergson publie L’évolution créatrice. 1908 : Naissances de M. Merleau-Ponty, de S. de Beauvoir et de C. Lévy-Strauss. 1913 : Nais-sance de A. Camus

1916 : Sartre et Nizan élèves au lycée Henry IV nouent amitiés. (1ère guerre mondiale 14/18)

1920 : Naissance de B. Vian. A Tours se réunit le 18e congrès de la SFIO (tendance socia-liste), il y a scission et il se crée la SFIC (tendance communiste).

1921 : Scission au sein de la CGT (socialiste) et création de la CGTU (communiste).

1922 : Naissance de Michel Henry. 1924 : Sartre et Nizan intègrent l’École Normale Supérieure (rue d’Ulm) où ils rencontrent Aron.

1926 : Sartre présente un diplôme d’étude supérieur sur l’imagination il sera publié modi-fié en 1936 - L’Imagination - Merleau-Ponty intègre « ulm ». Nizan part pour le Yémen pour y être précepteur.

1927 : Publications : Heidegger, Être et temps ; G. Marcel, Journal Métaphysique ; Brunschvicg, Le progrès de la conscience dans la philosophie occidentale ; Bergson re-çoit le prix Nobel de littérature. Nizan adhère au PCF. 1928 : Sartre échoue à l’agrégation de philosophie Aron est reçu 1er.

1929 : Sartre est reçu 1er à l’agrégation, il rencontre S. de Beauvoir reçue 2°, et Nizan 4°. Merleau-Ponty sera reçu l’année suivante. Séminaire de Husserl à la Sorbonne (qui donnera lieu à la publication des Méditations cartésiennes en 1931) auquel Sartre ne participera pas.

1929-1931 : Sartre fait son service militaire (18 mois) comme météorologue de 2° classe.

1931 : Sartre publie dans la revue Bifur une partie de la Légende de la Vérité et traduit un extrait de qu’est-ce que la métaphysique ? de Heidegger. Sartre commence son professo-rat au Havre. Il relit Freud ; Nizan publie aden arabie. Heidegger est nommé Recteur de l’Université de Fribourg.

1932 : Nizan publie Les chiens de garde qui est une attaque contre les philosophes « idéa-listes » (Bergson, Boutroux, Brunschvicg, Lalande, Marcel et Maritain). Jean Wahl pu-blie Vers le concret, Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion.

1933 : Sartre à Berlin étudie Husserl et travaille sur le manuscrit de ce qui deviendra La nausée et rédige deux articles, Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité et la Transcendance de l’Ego (publié en 1939). Nizan publie antoine Bloyé, roman dont le thème explore la trahison de classe. Kojève anime un séminaire à l’École pratique des hautes études jusqu’en 1939, sur Hegel, y participent : Queneau, Lacan… mais pas Sartre.

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Les nazis font voter des lois antisémites, l’exode des cerveaux commence. Husserl est interdit d’accès à la bibliothèque de l’Université de Fribourg.

1934 : Émeutes meurtrières à Paris organisées par l’extrême droite. Nuit des longs cou-teaux à Munich

1 935 : Sartre sous l’effet de la mescaline prépare un ouvrage sur l’imagination. Aron publie La sociologie allemande contemporaine ; G. Marcel, Être et avoir ; E. Levinas, De l’évasion.

Camus adhère au PCF.

1936 : Nizan publie, Les Matérialistes de l’antiquité, choix de textes (Démocrite, Epi-cure, Lucrèce, etc.) préfacé par Sartre. Husserl est radié du corps professoral. D. Rousset fonde le Parti Ouvrier Internationaliste (trotskiste). Front Populaire, 1er gouvernement de la IIIe République dirigé par une coalition de gauche.

1937 : Camus publie l’Envers et l’Endroit, il est exclu du PCF.

1938 : Sartre publie La nausée, qui lui assure une certaine notoriété. Aron publie Intro-duction à la philosophie de l’histoire. Mort de Husserl.

Anschluss : annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie.

1939 : Sartre publie Le Mur et Esquisse d’une théorie des émotions, la Psyché. Il est mo-bilisé le 2 septembre à Nancy, il rédige à cette occasion : carnet de la drôle de guerre pu-blié en 1985. Brunschvicg publie La raison de la religion, Aron et Nizan sont mobilisés. L’Allemagne envahit la Pologne, l’Europe s’embrase… l’URSS et l’Allemagne signent un pacte de non-agression immédiatement dénoncé par plusieurs intellectuels dont Nizan (impardonnable pour le PCF)

1940 : Sartre est fait prisonnier en Allemagne ; il trouve un exemplaire de sein und Zeit. Il donne des cours de philosophie aux prisonniers. S. de Beauvoir lit les morceaux choisis de Hegel et lui en parle dans ses lettres. R. Aron rejoint de Gaulle en Angleterre. Mort de P. Nizan à Dunkerque.

Les troupes allemandes envahissent une grande partie de l’Europe.

1941 : Sartre libéré en mars reprend son professorat à Paris. Il fonde le mouvement « So-cialisme et Liberté » qui aura une existence éphémère. Sartre et S de Beauvoir partent à bicyclette pour le sud de la France et rencontrent Gide et Malraux. Mort de Bergson.L’Allemagne envahit la Russie, le Japon attaque Pearl Harbour.

1942 : Merleau-Ponty publie La structure du comportement, Camus, l’Étranger et le Mythe de sisyphe.

1943 : Sartre publie l’Être et le néant qui passe presque inaperçu. Aron, un article « L’ombre des Bonaparte » pointant le césarisme de de Gaulle. S de Beauvoir, l’Invitée. D. Rousset est déporté à Buchenwald. Sartre rencontre Camus.

Bataille de Stalingrad, victoire des troupes soviétiques.

1944 : Un contrat avec Cinéma-Pathé permet à Sartre d’abandonner le professorat pour se consacrer à l’écriture. Il fait la connaissance de Jean Genet. En septembre il constitue le

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comité de rédaction des temps Modernes avec Beauvoir et Merleau-Ponty. Camus publie caligula ; Wahl, Existence humaine et transcendance. Mort de Brunschvicg.

1945 : Sartre publie l’age de raison et Le sursis (t. I et II des chemins de la Liber-té) Sartre de même que Camus refusent la légion d’honneur. Premier voyage aux USA comme envoyé spécial pour Combat et Le Figaro. Parution du n° 1 des temps Modernes le 15 octobre. Merleau-Ponty publie Phénoménologie de la perception ; Beauvoir, Le sang des autresLes forces soviétiques entrent à Berlin, l’Allemagne est vaincue. Yalta « découpe » le monde notamment l’Europe en zones d’influence. En août, les USA lancent une bombe sur Hiroshima et Nagasaki, le Japon se rend.

1946 : Sartre publie réflexions sur la question juive et L’existentialisme est un huma-nisme. Il rencontre Boris et Michelle Vian et effectue son deuxième et dernier voyage aux USA. Publication de la « réponse » de Heidegger à Sartre, Lettre sur l’humanisme. D. Rousset publie de l’univers concentrationnaire et B. Vian, (Vernon Sullivan) J’irai cracher sur vos tombes.

Début de la guerre d’Indochine menée par le corps expéditionnaire français, elle durera 8 ans.

1947 : Sartre découvre l’Introduction à la lecture de Hegel de Kojève. Il lit la Phénomé-nologie de l’esprit de Hegel et il publie qu’est ce que la littérature ? Camus publie La Peste ; Wahl, Petite histoire de l’existentialisme ; Levinas, De l’Existence à l’Existant ; Beauvoir pour une morale de l’ambiguïté ; D. Rousset, les jours de notre mort ; B. Vian, L’écume des jours, Genet, Les bonnes et Les pompes funèbres

1948 : Sartre publie Les Mains sales et rejoint D. Rousset au sein du Rassemblement Dé-mocratique Révolutionnaire. Il commence à travailler à une Morale, qu’il n’achèvera pas. Merleau-Ponty publie sens et non sens ; V. Sullivan (B. Vian), Et on tuera tous les affreuxDébut de la guerre froide avec le blocus de Berlin, les alliés mettent en place un gigan-tesque pont aérien.

1949 : L. Aragon publie Les communistes ; Marcel, Position et approches concrètes du mystère ontologique ; Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger ; Lévy-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté ; Beauvoir, Le deuxième sexe ; Genet, Haute surveillance.

Fin du blocus de Berlin.

1950 : Sartre commence à lire K. Marx et travaille les questions d’histoire et d’économie.

Début de la guerre de Corée, les deux blocs idéologiques continuent leur affrontement.

1951 : Camus publie L’Homme révolté ; Marcel, Le Mystère de l’être.

1952 : Sartre publie Saint Genet, comédien et martyr ; Merleau-Ponty, Éloge de la phi-losophie ; Lévy-Strauss, race et histoire. Sartre et Camus se brouillent définitivement.

1953 : Fin de la guerre de Corée qui consacre le retour au statu quo ante. Insurrection ouvrière à Berlin-Est écrasée par les chars soviétiques.

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1954 : Premier voyage de Sartre en URSS. B. Vian écrit la chanson antimilitariste Le Déserteur. Beauvoir obtient le Goncourt pour les Mandarins. Premier voyage de Sartre en URSS.Fin de la guerre d’Indochine, la France, défaite à Dien Bien Phu se retire laissant la place aux USA. Début de la guerre d’Algérie (octobre). Jusqu’à l’indépendance (1962) Sartre ne cessera de protester contre la torture et le maintien de la France en Algérie.

1955 : Aron publie L’opium des intellectuels, c’est la rupture avec Sartre. Marcel publie L’homme problématique ; Lévy-Strauss, tristes tropiques ; Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique.

1956 : Sartre fait la connaissance d’Arlette Elkaïm, qu’il adoptera en 1965. Wahl publie Vers la fin de l’ontologie ; J. Genet, Le balcon. Révolution en Hongrie, révolte en Po-logne ; Sartre condamne l’intervention soviétique en Hongrie et s’éloigne définitivement de la politique de l’URSS. Intervention de l’Angleterre, de la France et d’Israël contre l’Égypte (nationalisation du canal de Suez).

1957 : Sartre retrouve R. Aron qui publie La tragédie algérienne, il s’oppose à son tour à la torture en Algérie. Camus publie L’Exil et le royaume et reçoit le Nobel de littérature.

1958 : Camus publie chroniques algériennes, Lévy-Strauss, anthropologie structurale.

1958 : Arrivée du général de Gaulle au pouvoir en France.

1959 : Sartre publie les séquestrés d’altona et critique de la raison dialectique. Genet publie Les négres. Mort de B. Vian.

Début de la guerre du Viêt Nam. Les révolutionnaires cubains prennent le pouvoir à Cuba avec l’appui des USA.

1960 : Publication de critique de la raison dialectique (t.1). Réédition d’aden arabie de P. Nizan avec une préface de Sartre. Merleau- Ponti publie signes. Mort de Camus. Sartre signe le Manifeste des 121 : « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’algérie » Début de la « semaine des barricades » à Alger, élevées par les partisans de l’Algérie Française ;Sartre et Beauvoir rencontrent Fidel Castro qui vient de se rapprocher de l’URSS.

1961 : Levinas publie totalité et Infini ; Genet, Le Paravent. Le 19 juillet premier attentat de l’OAS visant l’appartement de Sartre. Suivra un attentat contre Sartre lui-même auquel il échappera de peu.

1962 : Deuxième attentat au plastic le, 7 janvier, dans l’appartement de Sartre (perte de nombreux documents). Lévy-Strauss publie la Pensée sauvage, M. Henry l’Essence de la manifestation

1963 : Les Accords d’Évian (avril) mettent fin à la présence française en Algérie. Crises des missiles à Cuba

1964 : Sartre publie Les Mots. Il refuse le prix Nobel de littérature

1965 : Aron publie Essai sur les libertés et Démocratie et totalitarisme. M. Henry, Philo-sophie et Phénoménologie du corps.

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1966 : Sartre codirige le « tribunal russell », (Beauvoir y participe) qui condamne les « crimes de guerre » au Vietnam. Aragon réédite Les communistes (sans Nizan-Orfilat). Publication des écrits de Lacan et de Les mots et les choses de Foucault.

1967 : Marcel publie, Essai de philosophie concrète.

1968 : Les « Événements de mai 68 », il n’en à pas été l’inspirateur, mais un militant très actif. Il dénonce les « élections pièges à cons » de de Gaulle. Il condamne l’intervention soviétique contre le Printemps de Prague.

1969 : Aron publie Les désillusions du progrès, et, D’une sainte famille à l’autre ainsi que Essai sur le Marxisme imaginaire. de Foucault publie L’archéologie du savoir.

1970 : Sartre prend la direction du journal la cause du Peuple (Gauche Prolétarienne-maoïste) interdit par de Gaulle mais qu’il distribuera avec Beauvoir dans la rue.

1971 : Sartre publie le premier tome de L’Idiot de la famille les deux autres paraîtront l’année suivante. Il fonde le journal Libération (le premier numéro paraîtra en 1973).

1973 : Sartre devient aveugle et arrête la rédaction de L’Idiot de la famille. Mort de Ga-briel Marcel.

1974 : Levinas publie, autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Mort de Jean Wahl. Benny Lévy devient le secrétaire de Sartre. Très diminué Sartre décide « librement » que son œuvre est achevée, mais il poursuit inlassablement jusqu’à la fin son devoir d’enga-gement moral.

1975/1976 : Les USA se retirent du Vietnam du Sud. Les forces nationalistes-commu-nistes prennent le pouvoir à Saïgon. Les répressions sont impitoyables. (Exécutions, camps de rééducation, exil, boat- people…) Sartre milite activement contre ces exactions.

1979 : Sartre revoit Aron « son meilleur ennemi » afin de soutenir le Comité de soutien aux réfugiés vietnamiens, « Un bateau pour le Vietnam ».

1980 : Mort de Jean-Paul Sartre 15 avril. Dans le monde entier l’annonce de sa mort pro-voque une émotion considérable. Cinquante mille personnes descendent dans les rues de Paris en ultime hommage.

1981 : Aron publie Le spectateur engagé. Mort de Lacan. F. Mitterrand est élu Président.

1983 : Mort de R. Aron. 1986 ; Mort de S. de Beauvoir à Paris le 14 avril et de J. Genet le 15 avril.

(Ces repères chronologiques ont été tirés du livre de Nathalie Monnin (agrégée de philo-sophie) : « sartre », aux éditions Les Belles Lettres ; complétés de quelques ajouts.)

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Indications bibliographiquesOuvrages de Sartre (dans l’ordre chronologique d’écriture)

- une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité, repris in Situations I, Gallimard, 1947.- La transcendance de l’Ego, publié pour la première fois dans les Recherches philoso-phiques n° 6 en 1936-1937, réédité par Vrin en 1965, puis en 2003.

- L’imagination, PUF, 1936.

- La nausée, Gallimard, 1938.

- Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, 1939.

- Le mur, nouvelle publiée en juillet 1937 dans la NRF, reprise avec 4 autres nouvelles chez Gallimard en 1939 (Le mur, Lachambre, Erostrate, Intimité, L’enfance d’un chef).

- L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination, Gallimard, 1940.

- carnet de la drôle de guerre (septembre 1939-mars 1940), Gallimard, 1983, puis 2e édition complétée en 1995 d’un carnet retrouvé.

- La mort dans l’âme (Les chemins de la liberté, t. III), Gallimard, 1949.

- Le diable et le Bon Dieu, Gallimard, 1951.

- Mallarmé, la lucidité et sa face d’ombre, Gallimard, 1986 (rédigé en 1952).

- saint Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952.

- Kean, pièce de théâtre, 1953.

- nékrassov, pièce de théâtre, 1955.

- Les séqustrés d’altona, pièce de théâtre, 1959.

- critique de la raison dialectique, précédé de questions de méthode, t. I, Gallimard, 1960. Le tome II, inachevé, paraîtra en 1985.

- Les mots, Gallimard, 1964.

- Morale et Histoire, Les temps modernes, juillet-octobre 2005, nos 632-633-634

- L’Idiot de la famille, I-II Gallimard, 1971.

- L’Idiot de la famille, II, Gallimard, 1972. Le tome III, inachevé, sera réédité en 1988 avec un ajout de notes inédites.

- L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1943.

- Les Mouches, première pièce de théâtre, jouée le 2 juin 1943.

- Huis clos, Gallimard, 1944.

- L’Âge de raison (Les chemins de la liberté, t. I), Gallimard, 1945.

- Le sursis (Les chemins de la liberté, t. II), Gallimard, 1945.

- Mort sans sépulture, pièce de théâtre, 1946.

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- La Putain respectueuse, pièce de théâtre, 1946.

- L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946.

- réflexions sur la question juive, Gallimard, 1946.

- Baudelaire, Gallimard, 1947.

- qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, 1964 (paru in Situations II, en 1948).

- cahiers pour une morale, Gallimard, 1983 (rédigés en 47-49).

- Les Mains sales, pièce de théâtre, 1948.

- Vérité et Existence, Gallimard, 1989 (rédigé en 1948).

- L’Espoir maintenant. Jean-Paul Sartre - Benny Lévy. Les entretiens de 1980, Verdier, 1991.

Les situations regroupent un ensemble de textes ou d’articles de journaux déjà publiés :- situations I. Essais critiques, Gallimard, 1947.- situations II. qu’est-ce que la littérature ? Gallimard, 1948.- situations III. Lendemains de guerre, Gallimard, 1949.- situations IV. Portraits, Gallimard, 1964.- situations V. colonialisme et néocolonialisme, Gallimard, 1964.- situations VI. Problèmes du marxisme, 1, Gallimard, 1964.- situations VII. Problèmes du marxisme, 2, Gallimard, 1965.- situations VIII. autour de 68, Gallimard, 1972.- situations IX. Mélanges, Gallimard, 1972.- situations X. Politique et autobiographie, Gallimard, 1976.

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Alain Gérard :Les concepts philosophiques essentiels de Sartre.

L’Être et le Néant, soixante ans après

Sartre est certainement le philosophe du XXe siècle le plus connu du grand public, et pourtant il y a un paradoxe dans le destin de son œuvre : sa part centrale, son socle, c’est-à-dire sa partie proprement philosophique, est restée pratiquement absente des Facultés et de l’enseignement universitaire en même temps que Sartre lui-même n’arrêtait pas d’occuper le devant de l’actualité politique, littéraire et théâtrale. Évidemment, ce sont surtout ses romans, ses articles et ses prises de position dans la vie publique qui ont fait connaître Sartre du grand public, mais alors pourquoi cet ostracisme de la part des milieux universitaires professionnels ? Jalousie ? Réflexe de caste, Sartre n’ayant jamais enseigné à l’université ? Ou alors carrément : l’œuvre philosophique de Sartre serait-elle dépassée ou pas à la hauteur ? Il faut y regarder de plus près.

On peut certes juger Sartre d’après ses œuvres littéraires. La nausée, Les chemins de la Liberté, Huis clos sont autant d’illustrations et l’expression même de sa pensée. Mais on ne peut oublier qu’à tous ses engagements il y a un fondement théorique proprement philosophique. Sartre est avant tout et surtout un philosophe. Pourquoi ce silence de ses pairs ?

Arrêtons-nous, pour en juger, à son livre philosophique principal : L’Être et le néant. Qu’en est-il donc de L’Être et le néant soixante ans après sa publication ? Cette œuvre considérable par sa difficulté autant que par son volume (plus de 750 pages d’un texte serré) est-elle ou non encore valable ? Vaut-elle qu’on y retourne aujourd’hui ? Aurait-elle encore un rôle à jouer ou non ? Où devons-nous exactement la placer parmi les œuvres de ses contemporains, et celles d’aujourd’hui ?

Mais avant de se replonger dans L’Être et le néant soixante ans après, il faut revenir un peu sur son contexte et sur quelques idées qui en sous-tendent l’énoncé. Le titre complet du livre est « L’Être et le néant, essai d’ontologie Phénoménologique ». Ce titre est suffisamment explicite pour que l’on puisse en prendre les quatre termes comme schéma d’une introduction à un exposé sur l’œuvre elle-même. Je vais donc commencer par les reprendre, mais en suivant un ordre logique qui n’est pas tout à fait celui de Sartre.

La PhénoménologieD’emblée, Sartre se place sous le signe de la Phénoménologie. La Phénoménologie est la théorie philosophique d’Edmund Husserl (1859-1938) et c’est le point de départ de toute la philosophie occidentale du XXe siècle (il faudrait ajouter : de la philosophie oc-cidentale continentale, parce que la philosophie anglo-saxonne a suivi une autre voie). Le terme « phénoménologie » lui-même est plus ancien, puisque Hegel a publié sa Phéno-ménologie de l’Esprit en 1807. Mais Husserl lui donne un sens particulier.

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C’est évidemment une gageure d’expliquer ce que c’est que la Phénoménologie en cinq minutes, mais si vous me trouvez trop schématique, vous vous adresserez à Nicole qui nous a imposés des temps de paroles impossibles.Au départ Husserl est mathématicien et logicien et ce n’est que tardivement qu’il en vient à la philosophie. On connaît le vieux dilemme de la philosophie classique : l’homme naît-il avec en l’esprit des idées innées, comme le disent les rationalistes (Descartes, Leibniz) ou naît-il avec un esprit tabula rasa, comme le disent les empiristes, c’est-à-dire un esprit formé seulement de ce qu’il perçoit durant son existence (Locke, Hume). Kant voulut résoudre le problème par sa fameuse « révolution copernicienne » en disant : ce n’est pas l’entendement qui se règle sur la réalité, mais la réalité qui se règle sur l’entendement. Autrement dit : ce sont les objets de notre pensée qui suivent les formes et les mécanismes de notre entendement et non notre entendement qui suit les formes et les mécanismes des objets qu’il observe.

Husserl veut aller plus loin que tout cela. Il refuse de prendre position sur ce question-nement fondamental et en propose la « mise entre parenthèses ». Ce qu’il appellera une « réduction transcendantale », après laquelle il entend pratiquer, par opposition, un « re-tour aux choses mêmes », soit aux seuls « phénomènes ». Ce que Merleau-Ponty traduisit plus tard par cette formule : « il ne faut pas se demander si ce que nous percevons est bien le monde : le monde est cela que nous percevons ».Et Husserl écrivit un jour un article qui s’intitulait La terre ne se meut pas, ce qui ne vou-lait pas dire qu’il voulait en revenir à une cosmogonie pré-copernicienne, mais que notre perception du phénomène « terre » ne comporte pas directement la nuance de « se mou-voir ». On connaît aussi la phrase de Raymond Aron qui, en 1930, revenant d’Allemagne où il avait découvert Husserl et sa philosophie, dit à Sartre : « avec la phénoménologie tu parles de ce cocktail et tu fais de la philosophie ».

Et Merleau-Ponty dit encore : « C’est une philosophie transcendantale qui met en suspens pour les comprendre les affirmations de l’attitude naturelle, mais c’est aussi une philo-sophie pour laquelle le monde est toujours déjà là avant réflexion, comme une présence inaliénable, et dont tout l’effort est de retrouver ce contact naïf avec le monde pour lui donner enfin un statut philosophique ».Et Gérard Granel, quand il était encore un jeune professeur : « Edmund Husserl est tout simplement le plus grand philosophe apparu depuis les Grecs. (…) Il atteint en effet et reconnaît en la Phénoménologie un effort pour rendre l’humanité moderne capable de ce dont aucune humanité depuis les Grecs n’a jamais plus été capable : la vie elle-même comme vie dans et par le philosophique ».

Une pensée, donc, sans point d’appui, sans a priori, sans présupposé, toujours ouverte, et ouverte sur le concret, laissant les choses venir, exigeant du sujet pensant d’être conti-nuellement en éveil. Une pensée, aussi, et par le fait même, se pensant penser elle-même sur elle-même, car avec la phénoménologie le spectateur fait partie du spectacle. « C’est une théorie, dit Levinas, qui inclut ses propres erreurs ». La Phénoménologie entend prendre en considérations les choses et les hommes avant toute classification, tout décou-page en catégories, tout conditionnement, toute convention, l’homme dans son évidence majeure, sa globalité, sa totalité.

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Les mots de la philosophie en sont changés. Plusieurs termes communs aux anciens auteurs disparaissent du vocabulaire de la philosophie après la Phénoménologie. Par exemple l’âme, l’esprit, le bien et le mal, la spiritualité, Dieu. Non que ce qu’ils dési-gnaient disparaisse ou n’intéresse plus la philosophie, mais parce qu’ils sont devenus trop vagues et trop imprécis. L’analyse les concernant porte désormais sur des « phéno-mènes » dont il s’avère le plus souvent qu’ils n’en sont constitutifs que partiellement ou entremêlés à beaucoup d’autres. Seul Levinas, pourtant introducteur et diffuseur de la Phénoménologie en France mais toujours fidèle à ses origines religieuses juives, conser-vera dans son discours (et ses préoccupations) le vocabulaire traditionnel. Il n’y a plus non plus, après la Phénoménologie, de grands systèmes comme il y en eu à l’époque clas-sique, bouclés sur eux-mêmes, livrés clé en main avec tout sur tout, depuis la poussière du chemin jusqu’à Dieu en passant par l’éthique, l’esthétique, l’herméneutique, la société… La philosophie est devenue à la fois plus pointue et plus disséminée.

Le « sujet » n’en disparaît pas pour autant, mais il devient un « sujet transcendantal », ou un « ego pur », conception anti-objectaliste très différente du moi classique : le moi n’est plus un objet pour lui-même. Il y a toujours quelque part dans cette pensée un vécu. De là que, paradoxalement, le moi devienne en même temps pratiquement le seul objet de l’examen phénoménologique. Car Husserl lui-même (ainsi que Heidegger, son disciple le plus proche) ne se préoccupe pas tant des « choses » et du concret des phénomènes dont il a proclamé la primauté que des mécanismes qui président à leur traitement par l’enten-dement. Husserl cherche à percevoir dans les choses leur essence. Ce sont les adeptes plus lointains de la phénoménologie qui en appliqueront les prolongements, Derrida, Deleuze, Lyotard en France, Appel, Habermas en Allemagne.

Sartre et la PhénoménologieIci il y a une interrogation qui est parfois posée : dans quelle mesure Sartre a-t-il vraiment connu et pratiqué Husserl ? L’œuvre de Husserl a eu une diffusion chaotique. En fait il n’a publié de son vivant qu’une seule des grandes œuvres fondatrices de sa Phénoméno-logie : le premier volume des Idëen qui est paru en 1923, mais n’a été traduit en français qu’en 1952 (par Paul Ricœur). Ce n’est que par son enseignement et les révélations de ses élèves que Husserl a été connu avant sa mort. Parmi ces élèves Heidegger a publié Zeit und sein en 1927 mais cet ouvrage n’a été traduit en français pour moitié qu’en 1964 et en totalité qu’en 1986. Un seul auditeur de langue française a côtoyé et pu entendre Husserl à cette époque, c’est Levinas, qui, né dans un ghetto de Lituanie, parlait toutes les langues, et qui a publié à Paris en 1932 un petit texte sur la Phénoménologie.

Tout le reste de l’œuvre de Husserl, c’est-à-dire une masse immense de manuscrits, n’a été publié qu’après sa mort, et a connu des tribulations dignes parfois d’un western. En 1939, un de ses élèves, un religieux belge, le père Van Breda, craignant les nazis du fait que Husserl était juif, a fui clandestinement l’Allemagne avec tous les manuscrits de son maître dans une malle et les a déposés à l’Université de Louvain, où ils sont toujours. Leur publication (en allemand, leur langue originale) s’est faite petit à petit au fil des années, Idëen II et Idëen III notamment paraissent en 1952 seulement, et sont traduits en français en 1982 pour le premier (par une Toulousaine, Eliane Escoubas) et en 1993 pour le second.

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L’Être et le néant est paru en 1943. Peu avant, en 1933, Sartre a séjourné plusieurs mois à Berlin, à l’instigation de Raymond Aron, et il passait, paraît-il, la plus grande partie de son temps à potasser Husserl, mais il n’a pu ni le voir ni l’écouter puisque Husserl était à l’époque professeur à Fribourg-en-Brisgau. Outre que lire Husserl ce n’était déjà pas grand-chose puisque peu était encore paru à l’époque, la lecture d’un texte aussi difficile dans une langue étrangère exige une connaissance parfaite de cette langue, ce qui n’était pas le cas de Sartre. Il a fait de l’allemand pendant ses études, son grand-père, qui l’a élevé, était professeur d’allemand, mais Sartre n’était pas un grand linguiste et certai-nement pas bilingue parfait. Il n’a donc pas pu connaître grand-chose de Husserl avant d’écrire son livre. De toute façon il n’y a dans L’Être et le néant que très peu de réfé-rences directes à Husserl. Il y en a infiniment plus à Hegel. Tous les grands professeurs qui remplirent la Sorbonne du nom de Husserl dans les années qui suivirent la guerre (Merleau-Ponty, Jean Wahl, Paul Ricœur) firent le voyage de Louvain pour consulter les manuscrits inédits du maître, mais Sartre jamais.

Alors, Sartre n’a pas vraiment connu Husserl comme on le dit souvent ? Mais si. Il ne l’a peut-être pas connu à fond, en détail, mais Husserl a été pour lui une rencontre imprévue, un choc qui l’a poussé à la concrétisation de se propre pensée. Simone de Beauvoir, quand elle relate la phrase de Raymond Aron sur la Phénoménologie, ajoute : « Sartre blêmit, lui avait-on coupé l’herbe sous le pied ? », ce qui veut dire que Sartre rencontrait là quelque chose qu’il pensait déjà et qui lui offrait une mise en forme d’idées qu’il portait latentes en lui. Peut-être n’en a-t-il connu qu’un aperçu général mais cela peut avoir suffi car les principes de base de la Phénoménologie sont suffisamment révolutionnaires pour jouer un rôle déterminant même sous une forme pas tout à fait complète.

Car Sartre s’insère en plein dans l’espace ouvert par la Phénoménologie, il la suit, la pro-longe, l’ouvre complètement sur le concret et le quotidien comme elle y incite, se meut tout entier dans l’espace conceptuel dévoilé par Husserl.

L’Ontologie et le concept d’ÊtreL’Être et le néant est un essai d’ontologie. L’Ontologie est la partie de la philosophie qui s’occupe de l’étude de l’Être. L’Être est un des concepts-maîtres de la Philosophie occidentale depuis Platon et Aristote, mais il n’a pas le même sens que dans le langage courant. Ce que les philosophes appellent « l’Être » au singulier ne désigne pas une es-pèce d’animal ou d’objet comme quand on parle des « êtres vivants » ou comme quand on dit d’un homme remarquable qu’il est un « être exceptionnel ». Ce que les philosophes appellent « l’Être » c’est le fait d’être de tout ce qui est. Ce n’est donc pas une chose. On ne rencontre pas l’Être dans la rue, comme on ne rencontre pas la couleur blanche dans la rue. Il n’est d’Être que de ce qui est, comme il n’est de couleur blanche que de quelque chose qui est blanc. L’Être est la qualité ultime et à la fois la plus générale et le plus com-plète de tout ce qui est, et de l’homme comme pour tout le reste.

Il faut donc dire que l’Être n’est pas, comme la couleur blanche n’est pas. L’Être n’a pas d’être. Il n’est qu’une qualité, un caractère, un phénomène, mais le plus général de tous. Heidegger l’écrivait en le raturant, l’Être, pour bien indiquer que l’Être n’a pas d’être.

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L’intérêt de cette notion pour l’homme c’est d’appréhender celui-ci dans sa réalité ul-time, en deçà de tout a priori. L’Être de l’homme n’est pas un corps + un langage + une conscience + une raison + un souci de la mort + un regard +… Il est tout cela à la fois.Car le fait d’être dans son immense globalité comporte des caractères qu’il est indispen-sable d’étudier en eux-mêmes parce qu’ils n’apparaissent pas nécessairement à l’étude séparée de ses composants. Pour Heidegger l’Ontologie remplace même complètement la Métaphysique,

Le concept de l’Être n’est pas un concept abstrait, c’est au contraire un concept éminem-ment concret : c’est l’homme dans sa vie, son existence, son authenticité (ce dernier terme est peu utilisé par les phénoménologues à cause de sa coloration romantique et littéraire, mais Sartre l’utilise dans ses carnets de la drôle de Guerre, et je l’ai trouvé avec la même connotation chez un auteur marxiste de l’époque, Lucien Goldmann). « L’Être, dit Levi-nas, est le lieu privilégié auquel se réfère toute pensée sensée ».

Tout cela court-circuite la religion : à la religion et ses interdits ou ses impératifs, on peut dire : je suis avant de croire, et je puis donc refuser toute croyance contraire à ce que je suis.

Le NéantL’idée de Néant est à première vue facilement compréhensible : c’est le contraire de l’Être, c’est l’absence d’Être. Et on connaît la vieille question qui en est en quelque sorte une application : pourquoi y a-t-il de l’Être et pas le Néant ? Soit en d’autres termes : pour-quoi y a-t-il quelque chose et pas rien ? Soit encore : c’est l’Être ou le Néant, là où il y a de l’être il n’y a pas de néant, et là où il y a du néant il n’y a pas d’être.

Mais ici aussi la philosophie prend le terme avec de toutes autres connotations. Tout d’abord, il ne faut pas confondre le néant avec le vide. Le vide est un objet de laboratoire. On crée du vide en éprouvette. Et il est limité par les parois de l’éprouvette. Ce n’est donc pas le néant, car le néant n’a pas de limites, sinon il n’est plus le néant. On peut même dire que le néant est un concept impossible, car il implique qu’il n’y ait pas même de spectateur pour l’énoncer. La phrase « il y a du néant » est une contradiction et une impossibilité dans les termes.

Et l’expression « l’être et le néant » alors ? De fait, le Néant est utilisé par Sartre (après Hegel, Husserl et Heidegger) comme un terme de logique et pas du tout comme un terme de physique (ou d’anti-physique). Le Néant des philosophes est une sorte de zéro algé-brique qui intervient dans certains raisonnements de logique formelle et n’a rien à voir avec le sens qu’il a dans la pascalienne et dramatique interpellation « pourquoi y a-t-il de l’être et pas le néant ? »

Dans sa science de la Logique, Hegel en fait un des trois termes de sa célèbre trilogie : l’Être (sein), le Néant (nichts), le Devenir (Werden). Ce que Marx transforme en : thèse, antithèse, synthèse. Hegel dit que « l’Être, sans aucune détermination, dans son immédia-teté indéterminée, n’est égal qu’à lui-même, sans être inégal à autre chose, il est exempt de toute différence, aussi bien par rapport à son intérieur que par rapport à l’extérieur » ; et que « le Néant c’est la simple égalité avec soi-même, l’absence de détermination et de contenu, l’indétermination au sein de lui-même ». Ce que Hegel veut dire c’est que le

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néant est toujours le néant de quelque chose. Et Hegel dit encore, pour le troisième terme, que « l’Être et le néant sont donc la même chose, et que ce qui est vrai ce n’est ni l’Être ni le Néant, mais le passage, et le passage déjà effectué de l’Être au Néant et de celui-ci à celui-là ».

Sartre conserve le même schéma en l’adaptant. L’Être est l’objet d’étude de tout son livre. Il dit que le Néant c’est « la négation de quelque chose », c’est « refuser un attribut à un sujet ». Le troisième terme (le devenir, le passage) est moins précis mais comme chez Hegel le jeu de l’Être et du Néant est chez lui le mécanisme même d’un mouvement, qui est soit l’existence soit la conscience. On ne peut plus dire : « l’Être ou le Néant », mais seulement « l’Être et le Néant ». Le Néant donne à l’Être son mouvement, il anime l’Être. Il est ce qui engendre le devenir et même le temps. Mais de cela nous n’aurons pas le temps de parler. Notons que, ici aussi, Levinas utilisera encore le terme dans son acception traditionnelle. Et pour Sartre « l’Être » et « le Néant » constituent la base même et l’ossature de sa réflexion.

Sartre, l’Être, le Néant, la NauséeL’essai de Sartre intitulé L’Être et le néant étudie l’Être en tant que phénomène, ou plus précisément le ou les phénomènes qui constituent la manifestation de l’Être des choses ou des sujets. Et à l’arrivée, par ce moyen, il nous dévoile sur l’homme et sur nous-mêmes des choses auxquelles nous n’aurions pas pensé, ou auxquelles nous aurions pensé mais que nous n’aurions pas pu formuler. De la même façon, Heidegger étudiant l’Être en tant que phénomène nous dévoile des définitions et des explications sur l’art (« la poésie est la constitution de l’Être par la parole »), sur l’habitation (« l’homme habite d’abord et construit ensuite ») et beaucoup d’autres comportements - définitions et explications auxquels nous n’avions pas pensé. C’est ça l’Ontologie, et non une gymnastique intellec-tuelle absconse opérant en circuit fermé comme le disent les cuistres.

La caractéristique principale de l’Être de l’homme est que l’homme sait qu’il est. L’animal est mais ne sait pas qu’il est. Savoir que l’on est la forme limite extrême de la conscience de soi. Et la conscience implique une scission au sein de l’Être. Car pour avoir conscience de soi il faut qu’une partie de soi en contemple une autre. Et Sartre parle de « cette dis-tance nulle de soi à soi » qui constitue la conscience de soi et qu’il assimile au Néant. Et nous retrouvons ainsi Hegel mais adapté dans une optique phénoménologique originale. Sartre dit aussi : « la conscience est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est ».

Savoir et découvrir que l’on est une expérience que chacun peut faire. Si je traverse la rue en me disant « je traverse la rue, je traverse la rue, je traverse la rue… » je dépasse tout comportement automatique ou habituel par lequel cette action a normalement lieu et j’ap-préhende ainsi mon Être propre. Sartre a décrit cette curieuse aventure dans ses romans. Dans Les chemins de la Liberté, une de ses héroïnes, la jeune étudiante appelée Ivich, passe un examen et Sartre écrit : « un moment donné elle s’est vue – et il (le professeur) n’a plus rien pu en tirer ». C’est aussi le « choc » éprouvé par Antoine Roquentin dans La nausée quand il contemple une racine d’arbre apparaissant au ras du sol. Cette expérience est aussi éprouvée par la sensation de « la nausée » elle-même, qui est un vocable-clé dans la description de Sartre.

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Arrêtons-nous un instant sur cette « nausée ». Tout d’abord, pour l’anecdote, elle ne vient pas de Sartre lui-même mais de son éditeur, Gaston Gallimard. Sartre n’a jamais eu le ta-lent des titres et il avait donné à son livre un titre impossible qui a incité Gaston Gallimard (qui avait mieux compris que Sartre lui-même ce qu’il voulait dire) à lui proposer ce titre qu’il faut bien reconnaître particulièrement suggestif. Mais on peut y faire une remarque. La « nausée » décrit la prise de conscience d’être comme désagréable, ce qui est très né-gatif et tend à faire croire que la conscience de soi est quelque chose de pénible – ce qui ne peut pas être vrai. On aurait aussi bien pu manifester le senti de la conscience d’être par d’autres situations accompagnées d’une sensation violente mais agréable. Pourquoi pas la jouissance ? Mais ceci montre une tendance qu’on rencontre souvent chez Sartre et qui n’est pas toujours indispensable : concrétiser ses propositions par des qualifications de comportements négatives. La conscience qui ne se conscientise pas, l’individu qui ne sait pas qu’il est, peut le faire par veulerie, lâcheté, hypocrisie, mais aussi par ignorance, naïveté, manque d’information ou d’éducation.

Quoi qu’il en soit, cette mise en application pratique du concept d’« être » avec une telle précision est unique dans la littérature philosophique et elle est introduite par Sartre. Le concept d’Être remonte aux Grecs, mais si les Grecs ont tout inventé ou presque (la philosophie, la liberté, la démocratie, l’histoire), ils n’ont pas inventé l’introspection et la psychologie. Saint Augustin frôle l’idée mais sans aller jusqu’au bout (Saint Augustin est le premier des existentialistes, il faut lire Saint Augustin, je vous recommande ses confessions).

De plus, si la première réaction à cette prise de conscience de soi peut être inhibitrice, son approfondissement est d’un incroyable enrichissement. C’est la forme limite du « connais-toi toi-même » des socratiques, mais considéré sous son aspect ontologique. En tant qu’Être l’unité du sujet est conservée. Elle fournit à l’homme une vision totale sur lui-même, sans faux-fuyant possible, au-delà de toute hypocrisie. L’homme dans toute son authenticité.

L’En-Soi, le Pour-Soi, la LibertéA cette dialectique, Sartre ajoute encore un pôle de nuance : l’En-Soi et le Pour-Soi. L’En-Soi est ce qu’il est, il est opaque à lui-même (voir l’Être de Hegel). Le Pour-soi est la nécessaire élucidation particulière de l’être de la conscience. C’est la présence à soi, le miroir que la conscience se tend à elle-même pour percevoir ce qu’elle est elle-même. Le Pour-Soi a à être ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est. Il est une pure néantisation de l’En-Soi, un « trou d’être » au sein de l’Être (voir le Néant de Hegel). Il n’y a plus ainsi de dualisme de l’être et du paraître avec le paraître comme négatif, comme chez Kant avec ses « noumènes ».

(J’emprunte ici les termes mêmes de Sartre pour vous mettre en contact avec son dis-cours, ce qui est toujours utile pour mieux en faire sentir le souffle et la palpitation.)La conscience est la révélation-révélée des existants, lesquels se révèlent sur le fonde-ment de leur être. La conscience est une décompression d’être, à la différence de l’objet inerte qui ne « possède » pas l’être : il est. Une fissure s’est glissée dans l’Être : le Néant, et c’est le Pour-Soi. L’En-Soi ne peut se fonder sans se dégrader en Pour-Soi.

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C’est ici qu’apparaissent plusieurs concepts importants : la liberté, la contingence, la fac-ticité, l’existence, et pour commencer la formule célèbre qui définit traditionnellement l’Existentialisme « l’existence précède l’essence », l’essence étant le descriptif d’un genre ou d’un groupe et l’existence étant la vie et le vécu de chaque individu.

Le Néant ne peut se néantiser que sur fond d’Être, au sein de l’Être, en son cœur, comme un ver (sic). L’Être, pour se mettre en question, doit se tenir sous sa vue, se mettre lui-même hors de l’Être. Mais il ne peut pas modifier la masse d’Être qui est en face : la Contingence, la Facticité. Il peut seulement modifier le rapport avec cet Être, mettre hors circuit un existant particulier, se retirer par-delà un Néant. Et cette nouvelle néantisation de l’Être, c’est la Liberté.

La Liberté humaine est-ce par quoi le Néant vient au monde. C’est un arrachement à soi, un recul néantisant. Mais il est impossible de s’y soustraire. L’homme est condamné à être libre. L’angoisse est la peur de cette liberté. Et l’on en arrive ainsi à la phrase qui conclut L’Être et le néant : « l’homme est une passion inutile ».

On peut discuter cette conclusion, ou tout au moins ne pas se tromper sur sa signification. Parce qu’elle est démentie par toute l’attitude de Sartre dans sa vie politique et militante, par son engagement continuel pour les causes qu’il jugeait être celles de la défense des victimes et des opprimés. Mais il faut dire que cette « inutilité » se révèle dans le cadre de la Liberté, où tout est possible, y compris l’organisation d’une certaine « utilité ». Le souci du concret de la Phénoménologie permet d’accepter cette contradiction apparente.C’est ici que se place le problème d’Autrui. Avec Autrui, le rapport Être/Néant joue un jeu croisé dans les deux sens. L’apparition d’Autrui pose une néantisation supplémentaire : à la conscience de soi s’ajoute la conscience d’une autre conscience consciente elle-même d’elle-même. En fait l’attitude de Sartre vis-à-vis d’Autrui est double. D’une part sur le plan purement ontologique, Autrui c’est un obstacle, c’est l’ennemi. C’est le thème développé dans Huis clos. Autrui commence par me demander de lui répondre, donc de m’opposer à lui. Mais rapidement il se révèle être un alter ego, soit un miroir de mon miroir. En fait la conscience se conscientise par Autrui comme par la contingence et la facticité pure, mais aussi beaucoup plus que par elles.

La Psychanalyse existentielle, la mauvaise foiLa Liberté débouche sur la possibilité du mensonge et de ce que Sartre a appelé de façon amusante « la mauvaise foi », et donc par le même coup sur la Psychanalyse. Et là Sartre quitte complètement Husserl et Heidegger.

Dans la mauvaise foi comme dans le mensonge, dans le simulacre ou dans le jeu de paraître, il faut connaître ce qu’on cache pour le cacher. On se souvient des exemples donnés par Sartre : le garçon de café qui en rajoute dans sa mimique de garçon de café, la jeune fille à son premier rendez-vous qui se bichonne et minaude, le beau parleur qui prend des poses. C’est là chaque fois un mensonge dont la dualité qui le conditionne est occultée pour ne pas avoir à s’en prévaloir. La censure doit connaître ce qu’elle refoule pour le refouler, mais sans se l’avouer, d’où la construction de prétextes, de fausses jus-tifications, d’alibis. Le sujet est ces faits psychiques et se détermine en fonction d’eux, donc il en est conscient, mais sans faire état de cette conscience de sa conscience.

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N’est-ce pas là le refoulement de la Psychanalyse et tout le système de l’inconscient ? Il y a quand même une différence entre les deux. Le refoulement de la Psychanalyse ignore qu’il ne s’ignore pas, tandis que dans la mauvaise foi le refoulement est connu dans une certaine mesure pour en mieux jouer.

Mais l’inconscient de Freud est autre chose : il est une ignorance qui ne peut pas se connaître. Elle joue parce qu’elle ne se connaît pas. Le thérapeute seul finit (parfois) par la connaître. Sartre a dit qu’il ne croyait pas à l’inconscient de Freud. Ce qui fait crier les orthodoxes de la doxa freudienne. Mais là il faut dire plusieurs choses.

Toute la dialectique de l’Être et du Néant au sein de l’Être lui-même peut aussi bien être réellement ignorée que parfaitement connue du sujet, et de réellement ignorée devenir parfaitement connue. D’autre part, Freud travaillait au sein d’une société complètement corsetée et refoulée (la bourgeoisie de la Vienne du XIXe siècle) qui ne correspond plus à la société d’aujourd’hui, et les cas donnés par Freud en illustration de sa théorie (Dora, le président Schreber, l’homme aux loups) n’existent plus tels quels de nos jours. Après Sartre, Deleuze proposera de les remplacer par la schizophrénie.

Mais l’inconscient ce n’est pas que cela. C’est aussi l’ensemble des réflexes neuronaux, des appétits, des pulsions, des composants physiologiques de notre corps, dont nous sa-vons qu’ils font partie de nos réactions et dont nous ne sommes pas maîtres même quand nous les connaissons. Je ne suis pas maître de mes mouvements cardiaques, de ma circu-lation sanguine, de ma digestion, et pourtant je les suis. Et il en va de même des capaci-tés de mémorisation dont il apparaît qu’elles peuvent osciller considérablement dans la vie et réapparaître ou disparaître de façon totalement incontrôlable par la volonté. Dans cette perspective, le refus par Sartre de l’inconscient de Freud doit pouvoir être pris en considération. Il est une piste à ne pas négliger face aux problèmes de la psychanalyse d’aujourd’hui. Je dois préciser que ce n’est que mon opinion personnelle et que cela n’engage que moi.

Conclusions : L’Être et le Néant et nous

Nous nous demandions donc ce qu’il en était de l’Être et le néant pour nous. On doit dire qu’il reste d’un intérêt considérable.

L’homme tel qu’il est décrit par l’analyse phénoménologique de Sartre constitue encore, soixante ans après, une base de réflexion très intéressante pour les sciences humaines et la philosophie.

Sa critique de la Psychanalyse et sa proposition d’une « psychanalyse existentielle » pré-sente des idées utiles pour la pratique de la psychanalyse moderne.

Si l’on prend bien en compte ce qu’il y avait avant et ce qu’il y a eu après, on s’aper-çoit que L’Être et le néant est un livre fantastiquement précurseur et novateur. Il est annonciateur de tout notre monde d’aujourd’hui. La liberté des mœurs et Mai 68 y sont formellement et logiquement, justifiés et pourvus d’un socle théorique toujours valable. Ceci n’est pas à dédaigner quand on entend proclamer par un chef de l’État qu’il faut sup-primer les restes de Mai 68. On ne supprimera jamais L’Être et le néant. Pour l’homme du XXIe siècle il reste une source précieuse.

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On reproche souvent à Sartre de n’avoir pu donner une suite « morale » à L’Être et le néant et de ne pas s’être occupé de discipline sociale. Mais il y a un paradoxe qui contre-dit cet échec : c’est que finalement le livre a eu toute son influence dans le domaine de la morale et des mœurs. Sartre, au fond, n’a pas songé que toute ontologie phénoménolo-gique, peut-être, était ipso facto une morale.

De toute l’histoire de la philosophie il y a eu peu d’ouvrages aussi denses et aussi concrets dans leurs implications. Il a souvent un ton négatif et déprimant. L’homme y est souvent pourvu de qualificatifs désagréables (lâche, veule, pervers, hypocrite) mais Sartre dé-nonce et met à nu. Son objectif implicite est un souci de positivité, non de destruction.

D’ailleurs son engagement sans faille dans le combat politique va dans ce sens.

On peut aussi y trouver une lacune : il ne parle pas de la Nature et de l’Environnement. Sartre n’a pas prévu l’Écologie. Ce n’était sans doute pas prévisible de son temps. Mais Sartre fut un homme pour qui la nature et la campagne n’existaient pas. Il passa toute sa vie en ville.

A ce bref examen, notre conclusion sera qu’il ne faut pas hésiter à revenir à L’Être et le néant. C’est un livre qui conserve tout son intérêt et toute son actualité.

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Paul Seff : La pensée de Sartre à travers trois pièces

de son théâtre

Sartre a voulu mettre son immense talent littéraire au service de sa philosophie qu’il voulait mettre à la portée d’un large public. C’est pourquoi il a choisi de faire du roman et du théâtre des vecteurs et des illustrateurs de sa philosophie et la rendre ainsi plus médiatique.

Sartre a donc été un grand dramaturge de son époque, il a créé huit pièces entre 1943 et 1969, sans compter les films. Je vais essayer de dégager quelques thèmes majeurs de sa philosophie, travers la présentation de trois pièces de son répertoire que j‘ai jugées les plus significatives.

« Les mouches »Je commencerai par « Les mouches », pièce représentée pour la première fois en juin 1943 dans une mise en scène de Charles Dullin.

Sartre reprend là les éléments majeurs du mythe tragique grec tel qu’il figure chez So-phocle et Euripide. Au retour de la guerre de Troie, après dix ans d’absence, le roi d’Argos Agamemnon est assassiné par son épouse Clytemnestre avec la complicité de son amant Egisthe, parce que le roi a offert jadis en sacrifice sa fille Iphigénie, ce que sa mère n’a pu lui pardonner. La princesse Electre, autre fille d’Agamemnon sera maltraitée par le couple et réduite à l’état de servante parce qu’elle ne peut pardonner le meurtre de son père.

Le fils du roi, Oreste, enfant à l’époque de l’assassinat de son père, devait être mis à mort mais épargné par les tueurs, il a été caché et élevé secrètement à Athènes par de riches bourgeois. A l’âge de dix-huit ans il revient à Argos avec la volonté de venger son père et de recueillir le trône usurpé par Egisthe. Electre qui nourrit le même projet attend la venue de ce frère inconnu qu’elle sait vivant.

Oreste arrive à Argos sous une fausse identité, rencontre sa sœur sans se démasquer, finit par se faire reconnaître, et tous deux décident après de longues hésitations de perpétrer l’assassinat des meurtriers d’Agamemnon. Electre si déterminée au départ se trouve réti-cente et angoissée devant l’acte criminel Mais Oreste va accomplir le crime libérateur qui va décider de son destin. Electre est écrasée de remords mais Oreste assumera son acte jusqu’au bout parce qu’il est celui de sa liberté et de sa dignité retrouvées. Telles sont les données de l’intrigue. Nous allons maintenant analyser les motivations psychologiques des personnages et ce qu’ils nous révèlent de la conception sartrienne de la liberté, de l’engagement et de l’existence.

Si la liberté se confond avec le choix on peut dire qu’elle peut être fluctuante et impos-sible à définir tant qu’elle n’est pas liée à une finalité définitive. Quand Electre presse Oreste de venger le meurtre de leur père, elle tend à l’enfermer dans un destin de mort dont elle lui rappelle qu’il est conforme à la lourde hérédité des Atrides dont il est issu.

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A ce moment, la liberté d’Oreste refuse un destin si funeste, hanté par la tentation de l’oubli et de la fuite vers un bonheur possible au prix d’un reniement de sa dignité et de sa volonté de justice. Sa liberté hésite entre deux voies et s’interroge sur son devoir. Ce qui va le pousser à se tourner vers Zeus pour qu’il l’éclaire et lui fasse un signe. Le recours à une posture religieuse n’est pas isolé dans le théâtre de Sartre mais elle signifie un désir d’échapper à sa liberté et à l’insoutenable responsabilité qui en est le corollaire inéluctable.

L’appel à la divinité n’est pour Sartre que le signe d’une tentation de ce qu’il nomme « mauvaise foi ». Pour étouffer la voix de sa liberté, il recherche la soumission devant une volonté sacrée qui justifierait son reniement. La mauvaise foi consiste à se fabriquer des déterminants, des impératifs imaginaires pour échapper à la totale responsabilité du choix personnel qu’il n’a pas le courage d’assumer. Oreste fait appel au jugement de Dieu parce qu’il a décidé de ne plus entendre le rugissement de révolte de son être intérieur.

Zeus d’ailleurs lui parlera longtemps sous les apparences d’un sage humain pour le pres-ser de renoncer à la vengeance mais Oreste va rester sourd à cet appel, ce qui est sympto-matique du réveil de sa liberté initiale qui l’a conduit à Argos pour faire justice.

Electre aussi fait le procès de cette mauvaise foi de son frère et de l’inanité de sa confiance en un dieu qui n’a pas empêché le mal de survenir.

Grâce à la présence, au regard de sa sœur qui incarne avec violence la passion de la justice et de l’intransigeance morale, Oreste va sentir renaître la détermination qui l’avait ramené dans sa ville natale et la volonté d’accomplir l’acte purificateur qui, pense-t-il, fera de lui un homme réel, un existant. Le meurtre qu’il se résout à accomplir le libérera de la terrible culpabilité qui l’accable depuis la mort de ce père royal, et que sa longue enfance lui a interdit de venger.

Mais surtout il sera à ses yeux une voie d’accès à une existence authentique dont il a le sentiment d’être exclu tant qu’il n’aura pas fourni à lui-même la preuve qu’il est capable d’agir selon sa liberté. Il est évident que dans la pièce de Sartre le mot « exister » va re-vêtir un sens nouveau qui va investir le langage moderne.

Pour lui exister, ce n’est plus simplement le fait de vivre dans le monde et dans le temps, d’assumer sa destinée, l’être-là. Cette existence-là n’a pas à être conquise, elle nous est imposée, c’est même une dimension essentielle de notre condition.

Quand Oreste parle de sa volonté d’exister, il affirme son individualité, son « pour-soi » par rapport au monde mais surtout aux autres. La liberté d’Oreste n’a pas d’autre finalité que la réalisation et l’épanouissement de son pour-soi qui correspond surtout à l’être du désir.

Il ne pourra passer à l’action que lorsqu’il aura pris conscience que son acte correspond au choix de valeur de sa liberté, celui de sa dignité personnelle inséparable de sa volonté de justice. Il doit accomplir ainsi l’acte fondateur de son existence et assumer le destin qui résultera de son crime. Il sait qu’il doit renoncer à toute espérance de bonheur et de paix. « La vie humaine commence de l’autre côté du désespoir » déclare Oreste. Désespéré, il peut commencer d’exister dans l’infini désert de sa liberté.

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Certes il s’est libéré de toute mauvaise foi, de tout jeu d’apparences imposé par le ju-gement des autres. Mais il sait qu’il n’échappera pas à la culpabilité même s’il déclare pouvoir s’en délivrer, ni à une radicale solitude. C‘est en quoi le choix d’Oreste est à la fois héroïque et tragique…

Paradoxalement la définition de la liberté que propose le jeune Sartre en 1943 n’ouvre pas la voie à ce qui va devenir une dimension essentielle du Sartre de la maturité : l’engage-ment au service des valeurs d’humanité et de la liberté des autres.

Oreste a choisi en effet une voie de salut purement personnelle qui ne peut déboucher sur une action qui viserait un bien collectif. Certes il pense que la mise à mort des souverains criminels a libéré le peuple d’Argos de sa culpabilité et de sa mauvaise conscience, mais la manière dont ce peuple accueille Oreste et Electre après l’assassinat permet d’en douter.

Je terminerai ce premier parcours par un éclairage sur le titre de la pièce. Que signifient ces essaims de mouches qui polluent Argos, assaillent les personnages et même celui de Jupiter ?

Les mouches qui ont donné leur nom à la pièce sont porteuses d’un symbolisme puissant et polysémique. Elles sont d’abord la figure d’un mal qui ronge une cité frappée de ma-lédiction, parce qu’elle s’est rendue complice d’un crime en feignant de ne pas entendre les cris du monarque assassiné. Elles représentent la lâcheté, la trahison, la corruption d’Argos mais en même temps le remords, la culpabilité répandue sur tout un peuple à l’égard des morts qui réclament justice, la culpabilité qui va frapper aussi les principaux protagonistes de la tragédie après l’accomplissement de la justice : Oreste et Electre.Enfin les mouches incarnent la terreur sacrée qu’inspire la tragédie à ses acteurs qu’elle écrase, mais aussi aux spectateurs qui la contemplent, selon la vision des Grecs et le point de vue d’Aristote.

Curieusement la culpabilité si fortement ancrée dans la tradition chrétienne traverse tout le théâtre de Sartre, sans doute comme conséquence des limites de l’humain et du néant inscrit dans son être, mais aussi comme sanction inéluctable de tout reniement de sa propre liberté.Comme les Erynnies, ces créatures mythiques de la Grèce dont la mission était de per-sécuter les coupables, les petits insectes vrombissants qui semblent animés de pensée sont là comme les témoins de la malédiction des dieux ou du destin, comme on voudra l’appeler.

« Le Diable et le bon Dieu »Dans le théâtre de Sartre, « le Diable et le bon Dieu » est la pièce qui semble théâtraliser de la manière la plus évidente et la plus lisible les thèmes majeurs de l’existentialisme sartrien.

L’action se situe pendant la guerre de Trente ans en Allemagne, une guerre de religions au temps de la Contre-Réforme catholique, doublée d’une guerre sociale et politique. C’est l’arrière-plan historique de la pièce. Le personnage principal Goetz est un reître, un chef de guerre qui loue ses services au plus offrant. Il assiège la cité de Worms gouvernée par un archevêque qui vient d’être assassiné au cours d’une révolte populaire.

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A première vue Goetz, individu intelligent, passionné, fin stratège, lucide à l’égard des hommes, est très différent des condottieres qui sévissaient à cette époque. D’après ses discours il semble assez détaché des butins et des richesses qu’il veut conquérir par la vio-lence. A un moment, il déclare : « J’ai choisi de faire le mal pour le mal » ou encore « Il y a moi, Dieu, et des fantômes ». Car sa véritable finalité est d’ordre religieux : offenser Dieu et le faire souffrir.

En proie à un orgueil, une volonté de puissance démesurée qu’il avoue volontiers, il veut être l’ennemi de Dieu C’est avec lui qu’il a un compte à régler parce qu’il le juge respon-sable du mal qui règne dans le monde. Chose étrange de la part d’un auteur qui a toujours professé un athéisme radical hérité de Nietzsche : le problème hautement théologique de la culpabilité ou de l’innocence de Dieu dans le mal est amplement évoqué dans cette pièce !

En tout cas, c’est bien l’universalité du mal qui a décidé Goetz à devenir volontairement un « ennemi de Dieu » selon une formule que les religieux ont beaucoup employée. A travers ce grand débat sur la responsabilité de Dieu dans le mal on peut voir une sorte de justification philosophique de l’athéisme de l’auteur.

Par ailleurs nous retrouverons dans la pièce les thèmes récurrents de la liberté comme pouvoir de choix souverain que Sartre attribue à tout sujet humain, de la trahison de cette liberté par la mauvaise foi de l’obéissance à des déterminations ou à des impératifs insur-montables ; et de la culpabilité qui ronge la plupart des protagonistes.

Apparemment le comportement des principaux personnages obéit à des motivations et à des déterminations logiques énoncées par eux-mêmes d’une manière non équivoque.

Dans une ville assiégée par l’armée de Goetz, en proie au chaos, l’archevêque souverain veut sauver deux cents prêtres que le peuple a emprisonnés. Heinrich, seul prêtre à avoir pris le parti des pauvres, accepte, avec de grands tourments de conscience, la mission que lui confie l’archevêque menacé de mort : négocier avec Goetz et lui proposer les clés de la ville à condition qu’il libère les prêtres au prix d’un massacre du peuple insurgé.

Le chef de la révolte des pauvres, Nasty, cherche de son côté à gagner le mercenaire à leur cause. On voit que Sartre accorde ici une grande importance au jeu des intérêts de classe dans les choix des personnages ainsi qu’aux justifications idéologiques dont ils habillent leurs motivations, ce qui montre qu’il commence à intégrer des concepts marxistes à sa propre philosophie.

Tous ces personnages pensent que leurs choix sont éthiquement légitimes et qu’ils ne pouvaient en faire d’autres. Mais Sartre pense en cohérence avec sa philosophie qu’ils se mentent à eux-mêmes et qu’ils pourraient tous agir autrement selon son postulat de la liberté absolue.

Par exemple se liguer entre eux, au lieu de se combattre pour faire face au chef de guerre qui les terrorise tous et les menace d’extermination. C’est pourquoi le fantôme d’une liberté perdue semble hanter les personnages. Sauf trois en qui la liberté va redevenir une force vivante capable de provoquer un changement d’être et de conduire à des engage-ments décisifs. Le cas le plus spectaculaire et le plus emblématique étant celui de Goetz

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qui va subitement changer de personnalité, abandonner son personnage de chef de guerre sanguinaire, ivre de puissance, destructeur de vies et de villes, pour se convertir à la re-cherche d’une sorte de sainteté chrétienne en reniant par-dessus tout la violence dont il se sentira atrocement coupable… mais après sa conversion.

Quelles sont finalement les motivations du personnage principal qui provoque le coup de théâtre le plus énorme de la pièce ? La lassitude ? Ce n’est pas impossible car il déclare : « L’ennui avec le mal c’est qu’on s’y habitue, il faut du génie pour inventer. » Le mal peut finir par paraître monotone mais je crois qu’il faut surtout chercher la raison de son renoncement au crime dans son rapport à l’idée qu’il se fait de Dieu.

Tantôt il le perçoit éloigné du monde et indifférent au mal des hommes. S’il le laisse faire c’est qu’il est permis sinon légitime. Tantôt c’est l’impuissance de Dieu qu’il souligne et c’est ce qu’il ne peut lui pardonner : « Je suis l’homme qui met le Tout-puissant mal à l’aise. En moi Dieu prend horreur de lui-même ». Ce qui expliquait le projet démentiel d’avoir prise sur ses sentiments et de le faire souffrir.

Pourtant c’est un des protagonistes qui réussira à le persuader qu’il se trompe dans ses imaginations sur les intentions ou les sentiments de Dieu, c’est le prêtre Heinrich qui invente l’argument qui décidera du basculement de Goetz du côté du Bien.

Il semble que Goetz voyait Dieu à travers la figure du Christ qui condamne le mal, veut en délivrer l’humanité et se montre incapable de le vaincre. Il est donc coupable et Goetz a fait le mal et joué le rôle d’Antéchrist pour attester de cette culpabilité et la punir.Heinrich exprimant un pessimisme radical qui déborde celui de sa religion, déclare : « on ne peut faire que le mal… Dieu a voulu que le bien fût impossible sur la terre… Impos-sible l’amour ! Impossible la Justice ! Essaie donc d’aimer ton prochain, tu m’en diras des nouvelles. - Goetz : Et pourquoi ne l’aimerais-je pas si c’est ma volonté ? »

Si le mal du monde devient un décret de Dieu, alors Goetz voit là subitement une raison suffisante pour changer de camp pourvu qu’il soit toujours contre ce qu’il croit être sa volonté. « Tu m’apprends que le Bien est impossible, je parie que je ferai le Bien… J’étais criminel, je me change : je retourne ma veste et je parie d’être un saint ». Il est évident que pour Sartre le revirement radical du chef de guerre doit être une illustration de sa conception de la liberté absolue du sujet.

Pour lui la conversion d’un sauvage assassin à la sainteté, improbable même dans une société religieuse, est de l’ordre du possible. Car selon sa logique chacun a le pouvoir de changer de personnalité à tout moment. Mais l’invraisemblance de cette subite conver-sion met au contraire en évidence la fragilité de ce qu’on a nommé le paradoxe sartrien.

Goetz renonce donc à détruire une ville dont il s’apprêtait à passer avec indifférence tous les habitants au fil de l’épée. Il libère les prêtres emprisonnés et, converti à la mystique de l’amour, il conduit les paysans pauvres sur ses propres terres pour y construire ce qu’il va nommer la « cité du soleil » où doivent régner la parfaite égalité et une fraternité sans faille entre tous ses membres. Ici Sartre fait référence à une authentique utopie qui porte ce titre de « cité du soleil » écrite au début du XVIIe siècle et dont l’auteur est un moine dominicain italien Tommaso Campanella, toujours présenté dans les dictionnaires comme un précurseur du communisme.

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A ce moment une femme nommée Hilda, qui a voué sa vie à soulager la souffrance des pauvres comme une sorte de mère Théresa, va finir par condamner à l’échec l’œuvre de rédemption dont Goetz était si fier parce qu’il pense qu’elle lui vaudra la grâce et le sou-tien de Dieu. Pour Hilda, Goetz, en ramenant les pauvres à la religion dominante, les a fait passer de la révolte à la soumission. Sartre reprend ici une dénonciation classique du ma-térialisme contre l‘éthique religieuse qui condamne la révolte comme contraire à l‘impé-ratif d‘amour et au principe de non-violence, favorisant ainsi l’oppression des puissants.Hilda, qui a toujours détesté l’orgueil et la cruauté de Goetz, a cependant suivi les pauvres par solidarité dans l’expérience communautaire et égalitaire où il les a engagés. Dévorée par la culpabilité, elle ne se pardonne pas sa lâcheté, sa complicité dans ce qu’elle consi-dère comme une manipulation politique de l’ancien chef de guerre. Elle aussi pensera récupérer sa liberté en même temps que sa dignité au moment où une armée paysanne se présente pour enrôler dans la guerre les paysans de la Cité du soleil confinés dans la dé-votion et la non-violence. Cet épisode est une allusion à un fait historique réel : la guerre des paysans qui à l’époque de la guerre de Trente ans a embrasé toute l’Allemagne.

Par amour pour les pauvres, Hilda veut les préserver d’une mort certaine. Mais les pay-sans se sont révoltés contre Goetz et décident de se battre. Goetz qui aime Hilda va la soutenir dans son entreprise. Au péril de sa vie il tente de leur montrer qu’ils sont voués à la mort parce qu’ils sont trop inexpérimentés, trop peu armés, incapables de mener une guerre. Ayant perdu son prestige de prophète, Goetz est accusé de trahison. Une partie des paysans suivra l’armée des insurgés.

Goetz et Hilda ont fini par convaincre une fraction des paysans de la Cité de rester éloi-gnés de la guerre. Mais leur commune volonté de les maintenir dans la non-violence se terminera en une tragédie qui les plonge dans une écrasante culpabilité. Les pacifiques ont été massacrés par les paysans guerriers et une fois de plus la religion d’amour a mon-tré son impuissance contre le mal.

Goetz, désespéré, part en quête de ce Dieu du Bien avec lequel il se croyait réconcilié mais qui le laisse dans le doute et la souffrance. Lassé du silence de la divinité qui ne lui apporte aucune solution au problème de l’homme et du mal, brisé moralement par la solitude, il en conclut que le ciel est vide, l’homme voué à une solitude sans espoir mais chargé d’une liberté et donc d’une responsabilité sans limites dans le bien comme dans le mal

Sartre introduit dans le texte la fameuse prophétie de Nietzsche « Dieu est mort » afin de bien marquer les raisons métaphysiques de son athéisme. Goetz qui méprisait en lui-même toute l’humanité et qui l’avait fuie dans une totale solitude retrouve le désir de vivre avec les hommes et pour eux dans l’acceptation de leur finitude, de l’inéluctabilité du mal et de la violence. Un certain humanisme se trouve donc rétabli dans sa légitimité comme conséquence de l’absence de Dieu et de l’impuissance de la religion.

Anciens chefs de la révolte, Nasty et Karl se sont engagés dans l’armée paysanne qui vient d’essuyer une cruelle défaite devant les forces aristocratiques. Ils se présentent à Goetz pour lui demander de devenir le général de leur armée car ils le croient capables de gagner leur guerre contre les barons.

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Goetz acceptera de reprendre les armes et d’épouser la haine des pauvres, puisque l’amour pur est impossible, qu’il comprend que dans l’histoire le bien et le mal sont inséparables. Il s’écrie : « Voilà le règne de l’homme qui commence. Beau début… Puisque je n’ai pas d’autre manière d’aimer les pauvres, je leur donnerai des ordres, je resterai seul avec le ciel vide au-dessus de ma tête, puisque je n’ai pas d’autre moyen d’être avec tous. Il y a cette guerre à faire et je la ferai. » Sur ces mots se termine la pièce.

La résonance de cette fin semble en rapport avec les engagements futurs de Sartre insé-parables de sa métaphysique du néant, c’est-à-dire du non-sens ontologique du monde et de la vie dans un univers sans Dieu. On peut en conclure que seul le combat des hommes pour la liberté et la justice, si aléatoire soit-il, peut donner sens à l’existence et à l’histoire.

« Huis clos »

« Huis clos » est sans doute la pièce la plus connue et la plus jouée de Sartre. En met-tant un homme et deux femmes en situation de complet isolement, Sartre va mettre en évidence les aspects capitaux de sa vision des relations humaines. L’action est censée se dérouler en enfer c’est-à-dire au-delà de la vie, mais le côté fantastique de la situation ne doit pas nous tromper.

Cet enfer ne fait que symboliser la nature infernale des rapports humains dans le monde.Il est l’illustration d’un profond pessimisme qui se résume dans deux formules chocs devenues célèbres : « l’enfer, c’est les autres », « autrui est ma chute originelle ».

L’enfer c’est bien la nature essentiellement conflictuelle des rapports du moi et de l’autre dans le monde des vivants. Il faut reconnaître que, dans l’univers de Sartre, et en ce qui concerne les relations interindividuelles, l’amour et l’amitié sont rares et l’altérité surtout perçue comme obstacle au désir, rivalité ou pire, recherche de pouvoir et de domination.Les libertés qui sont au cœur des sujets sartriens sont inévitablement en conflit.

Dans la pièce ce qui va ressortir d’abord c’est le rapport de force qui s’établit entre les trois volontés en présence dont l’affrontement paraît inéluctable. Là toutes les tentatives de séduction sont vouées à l’échec, et l’amour impossible. Il est vrai que pour se confor-mer à la tradition, Sartre nous présente trois personnages criminels ou gravement cou-pables au regard de la morale.

Estelle, jeune femme de genre mondain, a tué son bébé ; Inès, dure et implacable de tem-pérament, a poussé une femme au suicide. Garcin, l’homme, déclare avoir été journaliste dans une ville d’Amérique du sud. Militant pacifiste il feint de croire qu’il est puni parce qu’il a fui son pays au moment où il est entré en guerre. Il finit par avouer qu’il avait odieusement tourmenté une femme vulnérable qui lui avait voué une totale adoration. Inès qui joue le rôle de l’inquisiteur et qui démasque les hypocrisies des deux autres, enclenche une dynamique de violence et de haine entre les trois personnages, dévorés par une culpabilité que nous avons rencontrée dans d’autres personnages sartriens. Estelle et Garcin cherchent vainement à obtenir des deux autres une sorte d’absolution, Inès se plaît à les accabler et assume sans détour sa culpabilité.

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Ce que Sartre veut démontrer c’est la peur du regard de l’autre parce qu’il possède le pou-voir absolu de jugement. Chaque ego est constamment sous la menace de l’altérité d’un regard qui l’inspecte de l’extérieur et fait violence à la subjectivité de chacun

La peur de l’autre est aggravée par la dépendance extrême où se trouve chaque ego à l’égard des autres, car dans l’existentialisme sartrien ni le sujet, ni la personne n’ont d’existence métaphysique.

Ce trait est fortement accentué dans « Huis clos » avec le symbole de la disparition des miroirs qui oblige chaque personnage à ne se voir que par les yeux des deux autres dam-nés. C‘est d‘autant plus angoissant que chacun a une conscience de soi toujours incertaine de sa réalité, d’où il découle que les autres disposent d’une sorte de souveraineté pour décider de ce que je suis en dépit de l’idée que chacun peut construire de soi-même.La conscience de soi est trop inconsistante et trop fluide pour résister au jugement des autres. Certains personnages comme Inès ont assez de liberté ou de force de caractère pour refuser catégoriquement de se soumettre au jugement mais ce faisant ils se mettent en état de rupture avec les autres et entrent dans une logique de perdition acceptée.

Les individus ordinaires sont en quête d’un salut obscur par l’acceptation des opinions et des normes imposées par la société. Mais s’il advient que les autres refusent ce salut du regard qui absout ou qui admire, comment échapper à la révolte contre les juges, à la haine et au conflit ? D’autant que chacun est également armé du pouvoir de juger, de nier l’innocence et la valeur de l’autre. Affrontement infernal des regards qui se croisent comme des épées.

Dans ce duel inéluctable chaque personnage recourt à la grande ruse du jeu de la comédie permanente en vue de la conquête du regard approbateur, admiratif et peut-être amou-reux. Comme la soumission aux consciences collectives et au jugement de l’autre fait partie de la quête absolue du salut de soi par la séduction de cet autre toujours à redouter et à vaincre comme nous l‘avons rencontré dans les deux autres pièces de Sartre.

L‘amour n‘existe que comme jeu visant la reconnaissance de soi et les désirs de l‘amour-propre.

Sartre exprime ici la moitié de la vérité humaine en sous-estimant le besoin de l’autre, les relations d’amitié et d’amour, il veut rester fidèle au paradoxe d’une pensée purement individualiste au moment où il vient d’écrire « L’Être et le néant » ainsi que quelques pièces les plus fortes de son théâtre.

Le jeu perpétuel des apparences, la variation continue des comportements, s’inscrit dans la logique de la liberté d’indétermination et de l’absence de sujet rationnel.Chez Sartre le « je » n’existe que dans le jeu car c’est un je qui peut sans cesse se choisir différent, d’où le besoin essentiel de se donner de la consistance dans le regard des autres qui dirigent en quelque sorte l’orchestration du personnage.

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Pierre Besses :Soi-même comme un autre. Défense et illustration

de la théorie du sujet chez Jean-Paul Sartre.(Les Mots et L’Idiot de la famille).

(En lieu et place de la transcription écrite de son intervention orale au colloque, Pierre Besses a rédigé ici une étude très fine et très fouillé de ce sujet).

40 ans après : le sujet sartrien réhabilité par le retour en forcedes théories critiques.

Un premier paradoxe : c’est par le retour en force des théories critiques après quarante ans d’hégémonie libérale que le sujet sartrien redevient actuel. En effet, Razmig Kencheyan indique dans sa cartographie des nouvelles pensées critiques que la quatrième opération théorique qui caractérise le structuralisme, et qui est la critique du « sujet » à laquelle il se livre, débouche sur un « antihumanisme ». Dans la conclusion de Les Mots et les choses (1966), Foucault annonce la mort de l’homme, « comme à la limite de la mer un visage de sable » : « L’homme, affirme Foucault, n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. [...]. L’homme est une invention dont l’ar-chéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine ». Althusser emploie quant à lui l’expression d’« antihumanisme théorique », notamment au cours d’un début qui l’oppose à l’« humaniste » Roger Garaudy lors du comité central du Parti communiste à Argenteuil de 1966. Pour Althusser, l’histoire est « un procès sans su-jet ni fin ». Si une lutte des classes a bien lieu, nul sujet de l’émancipation n’est est le mo-teur conscient. Dans les Mythologiques, Lévi-Strauss évoque le sujet, « cet insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique, et empêché tout travail sérieux en réclamant une attention exclusive ». La cible de l’« antihumanisme » de Fou-cault, Althusser et Lévi-Strauss est l’humanisme en général, mais plus particulièrement l’existentialisme sartrien. Sartre est le rival de la génération philosophique précédente, auquel les structuralistes s’affrontent à cette époque.

Le sujet selon Badiou contribue à redonner à Sartre toute son actualité. En effet, le « su-jet » procède de l’événement. Il en est une conséquence possible, sans toutefois en dé-couler mécaniquement. Peter Hallward, l’auteur d’un livre de référence sur la pensée d’A. Badiou, définit le sujet de A. Badiou comme un « individu transfiguré par la vérité qu’il [l’événement] proclame ». L’individu exposé à un événement se transforme en su-jet, c’est-à-dire qu’il encourt un processus de « subjectivation » sous condition de l’évé-nement. Pour A. Badiou, la subjectivation comporte (au moins) deux caractéristiques. La première est qu’elle est collective. Plus précisément, A. Badiou soutient que la sub-jectivation qui découle d’un événement politique est toujours collective. Dans d’autres domaines où des « procédures de vérité » ont lieu, tels que les arts ou les sciences, elle peut ne pas l’être. Par ailleurs, la subjectivation ne présuppose aucune essence humaine préétablie. Elle est consécutive à l’événement, et implique une décision de la part de

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l’individu de demeurer fidèle à l’événement. C’est ce que A. Badiou nomme la définition de l’homme comme « programme », c’est-à-dire comme toujours ouvert et à venir. A. Ba-diou retrouve ici les positions de ses deux maîtres que sont Sartre et Althusser. L’affir-mation du premier selon laquelle « l’existence précède l’essence » consiste à considérer que l’homme construit son essence alors qu’il est déjà au monde. Pour A. Badiou, cette construction s’effectue à l’ombre d’un événement fondateur. La conception de l’homme comme programme renvoie en outre à l’« antihumanisme théorique » d’Althusser, qui constitue une critique radicale de l’essentialisme humaniste (qu’A. Badiou baptise « hu-manisme animal »). Ainsi, soutient A. Badiou, « l’homme s’accomplit, non comme plé-nitude, ou résultat, mais comme absence à soi-même, dans l’arrachement à ce qu’il est, et c’est cet arrachement qui est au principe de toute grandeur aventurière ».

Enfin, sa théorie du sujet retrouve toute sa pertinence dans la théorie de la reconnais-sance. En effet, pour Razmig Kencheyan, celle-ci est exprimée par Charles Taylor dans La politique de la reconnaissance. Né à Montréal d’un père anglophone et d’une mère francophone, Taylor est l’un des penseurs contemporains du « multiculturalisme ». Il a pris part à ce titre, en qualité d’expert, à des commissions visant à réfléchir au statut de l’identité québécoise au sein du Canada. Sa conception de la reconnaissance a de ce fait bénéficié d’une caisse de résonance politique. La problématique de la reconnaissance remonte cependant à plus loin. Hegel - et sa dialectique du maître et de l’esclave - est une origine habituellement évoquée. L’interprétation qu’en donne Alexandre Kojève dans son Introduction à la lecture de Hegel (1947) en particulier a eu une influence considé-rable, dans le monde francophone aussi bien qu’anglo-saxon. En remontant davantage encore dans le temps, une source possible de la théorie de la reconnaissance est Rousseau. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, celui-ci affirme : « Sitôt que les hommes eurent commencé à s’apprécier mutuellement, et que l’idée de la considération fut formée dans leur esprit, chacun prétendit y avoir droit et il ne fut plus possible d’en manquer impunément pour personne ». L’idée que le soi (moderne) est fondé sur l’« appréciation mutuelle » est au cœur de cette théorie. Parmi les précur-seurs plus contemporains, on trouve des auteurs comme Georges Sorel, Jean-Paul Sartre, Frantz Fanon, George Herbert Mead et Donald Winnicott.

Le point de départ de la théorie de la reconnaissance est simple. Le voici énoncé par Taylor : « une personne ou un groupe de personnes peuvent subir un dommage ou une déformation réelle si les gens ou la société qui les entourent leur renvoient une image limi-tée, avilissante ou méprisable d’eux-mêmes. La non-reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate peuvent causer du tort et constituer une forme d’oppression ». Selon Taylor, les identités dépendent pour leur constitution du fait d’être reconnues par autrui. Leur ontologie est intersubjective, elles n’ont pas d’existence « en soi ». Ceci implique que si elles ne sont pas reconnues, ou si elles sont mal reconnues, leur formation s’opère dans de mauvaises conditions. Ce constat vaut aussi bien à l’échelle individuelle que collec-tive (les deux sont en fait indissociables). Des groupes sociaux stigmatisés sont victimes d’une oppression « externe », qui les empêche d’accéder à certains statuts, mais également « interne », qui conduit les personnes concernées à disposer d’une image « avilissante » d’elles-mêmes. Pour Taylor, la reconnaissance est typique des sociétés modernes. Elle est

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sous-tendue par un principe fondamental de ces dernières, celui de l’égale dignité des in-dividus. La reconnaissance n’est autre que celle de cette égale dignité, et des innombrables modes de vie auxquels elle donne lieu. La société féodale était quant à elle fondée non sur la dignité, mais sur l’honneur, lequel était inégalement distribué entre les individus.

La psychanalyse sartrienne au risque de l’offensive anti-freudienne de Michel Onfray le nietzschéen.

Un second paradoxe : si le sujet sartrien revient sur le devant de la scène philosophique au début du XXIe siècle post-moderne, c’est qu’il définit une psychanalyse existentielle capable de résister à l’offensive anti-freudienne de Michel Onfray.

Sartre, spécialiste en inachèvement, consacre un chapitre de l’Être et le néant, Essai d’ontologie phénoménologique, Gallimard, 1943, à la « psychanalyse existentielle » - IVème partie, « Avoir, être et faire », chapitre 2, « faire et avoir », premier développement, « La psychanalyse existentielle ». Baudelaire, puis saint Genet comédien et martyr, enfin L’idiot de la famille, 1 500 pages malgré l’inachèvement, constituent autant d’exercices concerts de cette révolution dans la psychanalyse par laquelle, selon moi, il laissera un nom dans l’histoire de la philosophie. Sous le Corydrane, l’alcool et autres excitants qui embrument les développements, sous le brillant normalien, avec le génie propre d’un homme qui transfigure tout ce qu’il touche en texte, on suppose une intuition géniale qui reste une potentialité insuffisamment inexploitée : une psychanalyse sans l’inconscient freudien, qui garde à la conscience, le pour-soi dans le jargon sartrien, un rôle architecto-nique dans la constitution de soi.

Karl Popper, l’auteur de La société ouverte et ses ennemis, 1945, Seuil, un ouvrage qui ins-talle le philosophe en fondateur de l’anti-totalitarisme du XXe siècle, publie La connais-sance objective en 1972, dans lequel il considère la psychanalyse comme l’astrologie ou la métaphysique, autrement dit comme des visions du monde reposant sur des propositions non scientifiques parce qu’incapables de se soumettre à une procédure épistémologique qui supposerait leur falsifiabilité : le freudisme échappe à la vérification de ses hypothèses par la reconduction régulière d’expériences susceptibles d’en vérifier la validité.

Ludwig Wittgenstein offre une lecture singulière de Freud qui, se proposant de démytho-logiser le monde, a finalement ajouté des mythes aux mythes. D’où un paradoxe légiti-mant le rangement de l’œuvre de Freud et de la psychanalyse du côté des mythologies postmodernes. Et pourtant dans les sixties, Catherine Clément remarque que Sartre était celui qui refusait Freud. En 1960 paraît la critique de la raison dialectique ; Sartre, dans l’introduction, y renvoie dos à dos les philosophes de la psychanalyse et les « schémati-seurs » marxistes. La psychanalyse n’a pas de principes, écrit-il, car elle n’a pas de base théorique ; c’est tout juste si elle s’accompagne - chez Jung et dans certains ouvrages de Freud - d’une « mythologie parfaitement inoffensive ». Pour les jeunes lacaniens, son compte était bon, malgré l’athlétisme philosophique de ce gros ouvrage. La gloire de Sartre ne refleurit réellement qu’en mai 68 ; en 1970, la parution de l’anti-œdipe, de Gilles Deleuze et Félix Guattari, lui donna raison contre Freud. Ces vieilles affaires de-mandent à être regardées de plus près.

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1943 : L’Être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique s’inscrit à la suite du petit traité sur l’imaginaire ; Sartre est de sa génération philosophique, subjuguée par Husserl. Son tempérament propre le porte vers la morale, obsédante exigence qui lui fait ajouter à Husserl Kierkegaard, puis Hegel, et enfin Marx. Mais c’est d’une vraie psychologie métaphysique que s’occupe ce lourd volume entièrement consacré à chercher une liberté « en situation ». La psychanalyse « existentielle » se glisse dans les arcanes de la notion de « situation », pour en démêler les fils subjectifs ; auparavant, Sartre, tissant les ana-lyses de la mauvaise foi, aura tourné autour du pot de l’inconscient, pour le nier comme principe et comme substance, au bénéfice de ce que les psychanalystes en leur langage appelleraient plutôt le subconscient. Au moins, la volonté morale sera de la partie.

C’est donc avec une joyeuse résolution qu’il oppose in fine la psychanalyse existentielle - celle qu’il veut fonder, la bonne - et la psychanalyse empirique - celle de Freud et des psychanalystes en général, la mauvaise. Certes, entre les deux, Sartre développe brillam-ment de communes racines. L’une et l’autre tiennent toutes les manifestations de la vie psychique pour des rapports symboliques ; l’une et l’autre « considèrent l’être humain comme une historialisation perpétuelle et cherchent, plus qu’à en découvrir des données statiques et constantes, à déceler le sens, l’orientation, les avatars de cette histoire ». L’une et l’autre sont à la recherche d’une situation. Enfin, l’une comme l’autre déboutent le sujet de toute capacité à procéder lui-même à ces enquêtes sur son histoire.

Là, dit Sartre, s’arrêtent les ressemblances. Et le voici parti dans une admirable défini-tion de la psychanalyse existentielle ; admirable parce qu’en tout point elle correspond à ce que les psychanalystes nomment… psychanalyse. Admirable parce que les critiques de Sartre contre la psychanalyse dite « empirique » sont celles que formulait déjà dès l’avant-guerre la jeune génération des psychanalystes en formation : admirable enfin parce qu’il ne sait pas qu’en croyant attaquer une discipline désuète, il la défend et il lutte contre les fantômes.

Voyons donc quel est ce moulin freudien contre lequel part en guerre Don Quichotte : d’abord, il n’aime pas la libido, terme psychobiologique, général et abstrait. La libido n’existe pas avant le « surgissement originel de la liberté humaine », « elle n’est rien, dit-il, en dehors de ses fixations concrètes, sinon une possibilité permanente de se fixer n’importe comment sur n’importe qui ». L’on ne saurait dire mieux : plus tard, Lacan ne décrira pas autrement l’objet du désir et citera ce poème de Rimbaud dont l’intitulé aurait plu à notre philosophe, « A une raison » : « Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne : le nouvel amour ! ».

Sartre n’aime pas non plus le complexe, qui est selon lui « choix ultime ; il est choix d’être et se fait tel ». Mais absolument ; il n’y a pas de psychanalyse qui de nos jours contredirait cette définition ; le vieux mot de « complexe », d’ailleurs largement tombé en désuétude, désigne bel et bien le choix d’une névrose qui demande, pour s’accomplir, un certain assentiment du sujet.

Même jeu avec l’intuition : là réside, pour Sartre, la différence majeure entre « sa » psy-chanalyse existentielle et l’autre, l’insupportable empirique. Le sujet est illuminé, il se connaît, il se voit ; il ne prend donc pas conscience, il prend connaissance, dit Sartre. En

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effet, les psychanalystes anglo-saxons ont appelé ce phénomène, bien connu des analy-sants, l’insight, bref éclair lucide qui fait apparaître des pans de vie transformés brus-quement en histoires. Et si, selon Sartre, il appartient à la psychanalyse existentielle de « revendiquer comme décisoire l’intuition finale du sujet », alors Don Quichotte n’a plus qu’à rengainer sa lance, car la psychanalyse existentielle n’est autre que la psychanalyse dans son histoire.

Ce à quoi s’attaque Sartre dans la psychanalyse, c’est en effet l’empirique : c’est la cure, la pratique. On le devine passionné par une méthode d’investigation intellectuelle per-mettant de décrypter un auteur et d’en écrire l’histoire totale, mais on pressent qu’il ne veut surtout pas puiser à la source même de la psychanalyse, c’est-à-dire le divan. Dans « empirique », il y a « expérience » : or, justement, celle-là, non ! Il la refuse. L’existentiel permet de faire passer muscade, et la psychanalyse « sartrifiée » devient s psychologie, voilà tout.

Qu’il s’agisse de Genet, de Baudelaire, de Flaubert ou de lui-même, Sartre, grâce à la méthode qu’il a formulée dans son premier livre de métaphysique, devient un admirable biographe. A la psychologie écolière des classifications cliniques, il substitue des caté-gories qu’il emprunte à la philosophie et qu’il ajoute à demi minutieuses enquêtes ; son intuition diabolique, c’est-à-dire son immense talent, fait le reste. Dans saint Genet, co-médien et martyr, introduction aux livres de Jean Genet, il déploie les fastes dialectiques d’un tourniquet étourdissant entre le mal et le bien, méthode signée Hegel et concepts de la marque Kant ; dans L’idiot de la famille, il arpente inlassablement les terres du Second Empire, le jeu des figures parentales de Flaubert, s’immerge dans l’hystérie de son auteur et s’attache aux crises que décidément il adore, avant de bâtir avec la névrose objective une sorte de prêt-à-porter fait de Marx et de Freud réunis ; le « choix sacrificiel » de l’échec y est largement développé, et le tourniquet du « qui perd gagne » repris.

« Modèles de psychobiographie », comme dirait Dominique Fernandez, dans La critique de la raison dialectique, croyant formuler une irrémédiable critique de la psychanalyse, Sartre en donne cette forte et juste définition : « En fait, [la psychanalyse] est une méthode qui se préoccupe avant tout d’établir la manière dont l’enfant vit ses relations familiales à l’intérieur d’une société donnée ». C’est ce qu’il fit dans Les Mots, avec simplicité, s’inscrivant superbement dans le genre classique des mémoires.

Tout ce chemin de révolte passionnée contre Sigmund Freud pour en arriver là : à l’auto-biographie magistrale d’un honnête homme.

Relisons l’analyse de la mauvaise foi. C’est l’exemple d’une femme qui a rendez-vous avec un homme, et qui va devoir choisir entre le « oui » et le « non ». On cause ; paroles élevées, propos intellectuels sans danger. On lui dit qu’on l’admire, qu’on la respecte ; la dame évacue gentiment « l’arrière-fond sexuel », et laisse aller sa main, que l’on prend. Si elle retire sa main, elle choisit le « non » ; si elle la laisse, c’est le « oui » qui gagne. La jeune femme choisit de ne pas s’apercevoir qu’on lui a pris la main. « Le divorce du corps et de l’âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni conscience ni résistance - une chose ». Dans ce morceau d’anthologie que l’on croirait paraphrasé des émois de Mme de Rénal, Sartre, en Julien Sorel séducteur, se

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laisse apercevoir avec bonheur ; mais, plus encore, à travers les catégories psychologiques nettement dessinées - le corps et l’âme, le « ni… ni » dialectique, la « chose » - apparaît Sartre philosophe.

Et celui-là est à son tour, face au divan du psychanalyste, tout entier comme la main de la dame : ni consentant ni résistant, croit-il. Inerte : une « chose ».

Telle est en effet l’attitude de Sartre envers la psychanalyse : chosifié, tout contre, et de mauvaise foi. « L’acte de mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est », écrit-il encore dans l’Être et le néant. C’est la conscience elle-même. Et c’est ce que fait avec la psychanalyse le sujet Jean-Paul Sartre. Et s’il n’alla pas sur le divan où il aurait rencontré « pour de vrai » la psychanalyse existentielle, c’est sans doute qu’il n’en avait pas besoin. Il prit rendez-vous avec un psychanalyste, s’y rendit une première fois et n’y retourna pas. Choix inerte et passif, choix quand même, ce fut non. Il fit bien.Pour affronter l’analyse, disent souvent les praticiens, il faut d’abord suffisamment souf-frir. Ce n’est pas faire injure à Sartre de dire qu’il était trop profondément heureux pour aller voir de près ce qu’était la psychanalyse.

Michel Léiris, modèle d’une autocritique et de la méthode.

La singularité de cette psychanalyse existentielle est de se donner pour modèle l’écri-ture autobiographique de Michel Léiris dans L’age d’Homme. En effet, Jean-Paul Sartre partage avec l’ethnologue de l’afrique fantôme l’idée selon laquelle la littérature s’iden-tifie au matador. Il tire du danger couru l’occasion d’être plus brillant que jamais et montre toute la qualité de son style à l’instant qu’il est le plus menacé : voilà ce qui m’émerveillait, voilà ce que je voulais être. Par le moyen d’une autobiographie portant sur un domaine pour lequel, d’ordinaire, la réserve est de rigueur - confession dont la publication me serait périlleuse dans la mesure où elle serait pour moi compromettante et susceptible de rendre plus difficile, en la faisant plus claire, ma vie privée - l’un et l’autre visent à se débarrasser décidément de certaines représentations gênantes en même temps qu’à dégager avec le maximum de pureté les traits, aussi bien à leur usage propre qu’afin de dissiper toute vue erronée de soi-même que pourrait prendre autrui. Pour qu’il y eût catharsis et que leur délivrance définitive s’opérât, il était nécessaire que cette autobiographie prît une certaine forme, capable d’exalter soi-même et d’être entendu par les autres, autant qu’il serait possible. L’un et l’autre comptent pour cela sur un soin rigoureux apporté à l’écriture, sur la lueur tragique également dont serait éclairé l’ensemble du récit par les symboles mêmes qu’ils mettent en œuvre : figures bibliques et de l’antiquité classique, héros de théâtre ou bien le Torero - mythes psychologiques qui s’imposaient à eux en raison de la valeur révélatrice qu’ils avaient eu pour eux et constituaient, quant à la face littéraire de l’opération, en même temps que des thèmes directeurs les truchements par quoi s’immiscerait quelque grandeur apparente là où ils ne savent que trop qu’il n’y en avait pas.Faire le portrait le mieux exécuté et le plus ressemblant du personnage qu’ils étaient (comme certains peignent avec éclat paysages ingrats ou ustensiles quotidiens), ne lais-ser un souci d’art intervenir que pour ce qui touchait au style et à la composition : voilà

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ce qu’ils se proposent, comme s’ils avaient escompté que le talent de peintre et la lucidité exemplaire dont ils sauraient faire preuve compenseraient la médiocrité en tant que mo-dèle et comme si, surtout, un accroissement d’ordre moral devait pour eux résulter de ce qu’il y avait d’ardu dans une telle entreprise puisque - à défaut même de l’élimination de quelques-unes de leurs faiblesses - ils se seraient du moins montrés capables de ce regard sans complexes dirigé sur soi-même.

Ce qu’ils méconnaissent, c’est qu’à la base de toute introspection il y a goût de se contem-pler et qu’au fond de toute confession il y a désir d’être absous. Se regarder sans com-plaisance, c’était encore se regarder, maintenir les yeux fixés sur eux au lieu de les por-ter au-delà pour se dépasser vers quelque chose de plus largement humain. Se dévoiler devant les autres mais le faire dans un écrit dont ils souhaitaient qu’il fût bien rédigé et architecturé, riche d’aperçus et émouvant, c’était tenter de les séduire pour qu’ils leur soient indulgents, limiter - de toute façon - le scandale en lui donnant forme esthétique. Ils croient donc que, si enjeu il y a eu et corne de taureau, ce n’est pas sans un peu de duplicité qu’ils s’y sont aventuré : cédant, d’une part, encore une fois à leur tendance nar-cissique ; essayant, d’autre part, de trouver en autrui moins un juge qu’un complice. De même, le matador qui semble risquer le tout pour le tout soigne sa ligne et fait confiance, pour triompher du danger, à sa sagacité technique.

Toutefois, il y a pour le torero menace réelle de mort, ce qui n’existera jamais pour l’ar-tiste, sinon de manière extérieure à son sort (ainsi, pendant l’occupation allemande, la littérature clandestine, qui certes impliquait un danger mais dans la mesure où elle s’inté-grait à une lutte beaucoup plus générale et, somme toute, indépendamment de l’écriture elle-même). Sont-ils donc fondés à maintenir la comparaison et à regarder comme valable leur essai d’introduire « ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire » ? Le fait d’écrire peut-il jamais entraîner pour celui qui en fait profession un danger qui, pour n’être pas mortel, soit du moins positif ?

Faire un livre qui soit un acte, tel est, en gros, le but qui leur apparut comme celui qu’ils devaient poursuivre. Acte par rapport à eux-mêmes puisqu’ils entendaient bien, le rédi-geant, élucider, grâce à cette formulation même, certaines choses encore obscures sur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé mon attention quand ils l’avaient expérimenté comme patients. Acte par rapport à autrui puisqu’il était évident qu’en dépit de leurs précautions oratoires la façon dont ils seraient regardés par les autres ne serait plus ce qu’elle était avant publication de cette confession. Acte, enfin, sur le plan littéraire, consistant à montrer le dessous des cartes, à faire voir dans toute leur nudité peu excitante les réalités qui formaient la trame plus ou moins déguisée, sous des dehors voulus brillants, de mes autres écrits. Il s’agissait moins là de ce qu’il est convenu d’appeler « littérature engagée » que d’une littérature dans laquelle ils essayaient de s’en-gager tout entier. Au-dedans comme au-dehors : attendant qu’elle les modifiât, en les ai-dant à prendre conscience, et qu’elle introduisît également un élément nouveau dans leurs rapports avec autrui, à commencer par leurs rapports avec leurs proches, qui ne pourraient plus être tout à fait pareils quand ils auraient mis au jour ce qu’ils soupçonnaient peut-être déjà, amis à coup sûr confusément. Il n’y avait pas là désir d’une brutalité cynique. Envie,

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plutôt, de tout avouer pour partir sur de nouvelles bases, entretenant avec ceux à l’affec-tion ou à l’estime desquels ils attachaient du prix des relations désormais sans tricherie.Du point de vue strictement esthétique, il s’agit pour eux de condenser, à l’état presque brut, un ensemble de faits et d’images qu’ils se refusaient à exploiter en laissant travailler dessus leur imagination ; en somme : la négation d’un roman. Rejeter toute affabulation et n’admettre pour matériaux que des faits véridiques (et non pas seulement des faits vrai-semblables, comme dans le roman classique), rien que ces faits et tous ces faits, étaient la règle qu’ils s’étaient choisie. Déjà, une voie avait été ouverte dans ce sens par la nadja d’André Breton, mais ils rêvaient surtout de reprendre à leur compte - autant que faire se pourrait - ce projet inspiré à Baudelaire par un passage des Marginalia d’Edgar Poe : mettre son cœur à nu, écrire ce livre sur soi-même où serait poussé à tel point le souci de sincérité que, sous les phrases de l’auteur, « le papier se riderait et flamberait à chaque touche de la plume de feu ».

Ils avaient rompu avec le surréalisme. Pourtant, il est de fait qu’ils en restaient impré-gnés. Réceptivité à l’égard de ce qui apparaît comme nous étant donné sans que nous l’ayons cherché (sur le mode de la dictée intérieure ou de la rencontre de hasard), valeur poétique attachée aux rêves (considérés en même temps comme riches en révélations), large créance accordée à la psychologie freudienne (qui met en jeu un matériau sédui-sant d’images et, par ailleurs, offre à chacun un moyen commode de se hausser jusqu’au plan tragique en se prenant pour un nouvel Œdipe), répugnance à l’égard de tout ce qui est transposition ou arrangement, c’est-à-dire compromis fallacieux entre les faits réels et les produits purs de l’imagination, nécessité de mettre les pieds dans le plat (quant à l’amour, notamment, que l’hypocrisie bourgeoise traite trop aisément comme matière de vaudeville quand elle ne relègue pas dans un secteur maudit) : telles sont quelques-unes des grandes lignes de force qui continuaient à les traverser, embarrassées de maintes scories et non sans quelques contradictions, quand ils eurent l’idée de cet ouvrage où se trouvent confrontés souvenirs d’enfance, récits d’événements réels, rêves et impressions effectivement éprouvées, en une sorte de collage surréaliste ou plutôt de photo-montage puisque aucun élément n’y est utilisé qui ne soit d’une véracité rigoureuse ou n’ait valeur de document. Ce parti pris de réalisme – non pas feint comme dans l’ordinaire des ro-mans, mais positif (puisqu’il s’agissait exclusivement de choses vécues et présentées sans le moindre travestissement) leur était non seulement imposé par la nature de ce qu’ils leur proposaient (faire le point en soi-même et se dévoiler publiquement) mais répondait aussi à une exigence esthétique : ne parler que de ce qu’ils connaissaient par expérience et qui les touchaient du plus près, pour que fût assurée à chacune de leurs phrases une densité particulière, une plénitude émouvante, en d’autres termes : la qualité propre à ce qu’on dit « authentique ». Être vrai, pour avoir chance d’atteindre cette résonance si difficile à définir et que le mot « authentique » (applicable à des choses si diverses et, notamment, à des créations purement poétiques) est fort loin d’avoir expliqué : voilà ce à quoi ils tendaient, leur conception quant à l’art d’écrire venant ici converger avec l’idée morale qu’ils avaient quant à leur engagement dans l’écriture.

« Me tournant vers le toréro, j’observe que pour lui également il y a règle qu’il ne peut enfreindre et authenticité, puisque la tragédie qu’il joue est une tragédie réelle, dans la-

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quelle il verse le sang et risque sa propre peau. La question est de savoir si, dans de telles conditions, le rapport que j’établis entre son authenticité et la mienne ne repose pas sur un simple jeu de mots ». (p. 16).

Les Mots, une entreprise de démystification.

Si la lecture de l’age d’Homme incite Sartre à inventer une méthode autobiographique, la singularité de son projet est surtout de faire des Mots une entreprise de démystification. Démystifier son enfance, c’est pour lui s’attaquer aux mythes liés d’ordinaire à la famille, à la société et à la vocation littéraire.Ressuscitant ses premières années, Sartre se place du côté des écrivains qui, au lieu de regretter une période abolie de bonheur et d’innocence, dénoncent les abus de pouvoir des adultes.

La famille est pour Sartre le lieu d’un spectacle permanent. Ses membres se croient obli-gés de jouer des rôles convenus, à l’opposé d’une spontanéité plus humaine. Le lexique des Mots est ici très clair : le terme « comédie » revient vingt fois - dont cinq fois avec une majuscule - dans les deux cents pages du livre. On notera aussi le retour plus ou moins fréquent de mots comme « acteur » (p. 117), « bouffonneries » (p. 28), « répéti-tions » (p. 88), « cabotinage » (p. 31), « comédien » (p. 78), « coups de théâtre » (p. 28), « jouer » (p. 88), « personnage » (p. 72), « polichinelle » (p. 31), « public » (p. 25), « rampe » (p. 71), « représentation » (p. 88), « rôle » (p. 24), « scène » (p. 88), « ve-dette » (p. 88), etc.

A la fois acteur et metteur en scène des événements de la famille, le grand-père Schweit-zer multiplie les poses : il trahit sa nature théâtrale en montant sur la scène d’un cinéma d’Arcachon, en septembre 1914, pour annoncer aux spectateurs la victoire française de la Marne (p. 21). Même en privé, il se compose un visage (la tête de Victor Hugo) et il règle en bon acteur ses gestes selon des codes précis : c’est, à la table familiale, « le coup de l’index » (p. 130) désignant en silence et avec autorité les objets qu’il désire, qui en impose à Poulou. Il fait jouer à Anne-Marie un rôle qui n’est pas le sien, lorsqu’elle par-ticipe à la conspiration qui vise à faire de l’enfant un enseignant doublé « d’un écrivain mineur » (p. 134).

A part la tendresse de la mère (« ce dévouement seul me semble vrai », p. 29), tout sonne faux dans cette « comédie familiale » (p. 78). La générosité apparente du grand-père cache des motifs égoïstes : le vieil homme veut faire de Poulou une marionnette à son image. Jouant pleinement de la séparation entre le théâtre et la vie, Sartre laisse surtout entendre que cette comédie l’a séparé du monde extérieur. Elle s’est déroulée en vase clos, dans l’espace renfermé du bureau-bibliothèque de Charles Schweitzer, alors que la vraie vie était dans les rues de la grande ville, avec ses kiosques à journaux, ses jardins et ses cinémas, où l’enfant fut heureusement guidé par une mère aimante.

« Comment jouer la comédie sans savoir qu’on la joue ? » (p. 70) se demande le narrateur. La situation de l’enfant est en effet cruelle : faute de distance, il ne peut pas faire la part entre le vrai et le faux dans les conduites des autres ni même dans ses propres réactions. Il se glisse dans le rôle qu’on lui fait jouer sans savoir que c’est un rôle, à la fois victime

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et complice de ce théâtre permanent. Par conformisme, il se plaît à renvoyer aux adultes l’image que ceux-ci attendent de lui. Il n’existe qu’en fonction de leur regard. Fragile et malléable, il court le risque de se voir voler toute individualité. Il y a danger de mort morale, dans cette comédie qui risque de tourner au tragique : « Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes ; j’avais appris à me voir par leurs yeux ; j’étais un enfant, ce monstre qu’ils fabriquent avec leurs regrets » (p. 70).

A l’origine, Sartre avait l’intention d’écrire des Mémoires représentatifs d’une époque et d’une génération. De ce projet initial, il reste dans Les Mots une série d’allusions à cette histoire collective qui encadre l’histoire individuelle de Poulou. C’est le milieu dans lequel a évolué l’enfant, la société française autour de la Première Guerre mondiale. L’image qu’en donne Sartre n’est guère flatteuse. Poulou naît en 1905, au cœur de ce qu’on a ap-pelé la « Belle époque », dans un milieu de petit-bourgeois fonctionnaires. La Troisième République, inaugurée en 1871, est alors définitivement assise. Le Parti Radical domine la vie politique depuis 1900. La dernière crise grave qui déchira la société française, l’af-faire Dreyfus (1894-1899) est terminée. Le grand-père, partisan du capitaine injustement condamné, n’en parlera jamais à son petit-fils (p. 144). Victorieux, le Parti Radical a fait voter la séparation de l’Église et de l’État en 1905 - date, précisément, de la naissance de Poulou. Le texte fait allusion au responsable de cette loi, le « ministère Combes » (p. 82). En accord avec la majorité politique de l’époque, le grand-père Schweitzer vote radical, comme Sartre en a eu confirmation par sa mère (p. 145).

Malgré son nom, le Parti Radical est devenu conservateur, peu ouvert aux luttes sociales, impérialiste (avec la constitution d’un empire colonial), nationaliste et pour tout dire bourgeois. C’est du moins ce que laisse entendre Sartre en se moquant de ce qu’on a pu appeler la « République des Jules » (« Jules Favre, Jules Ferry, Jules Grévy », p. 98). Il se moque aussi de l’idéologie du parti, la croyance au Progrès, héritée du XIXe siècle tout proche. Charles Schweitzer adhère pleinement à ce mythe : « L’optimisme bourgeois se résumait alors dans le programme des radicaux : abondance croissante des biens, suppres-sion du paupérisme par la multiplication des lumières et de la petite propriété » (p. 191).Et Poulou lui emboîte le pas : « Enfant public, j’adoptai en public le mythe de ma classe et de ma génération » (p. 192). Au lecteur de restituer une information qui n’est pas rap-pelée : la gauche de l’époque en France est en fait incarnée par les socialistes et leur chef, Jean Jaurès, qui sera assassiné en 1914. Le texte fait mention en revanche de « la première révolution russe » (p. 54), à savoir l’insurrection de Moscou en janvier 1905 (le « dimanche rouge »). Sartre veut ici signaler une concordance temporelle entre l’année de sa naissance et le début d’un processus révolutionnaire mondial qui lui semble, lorsqu’il écrit Les Mots, plus important que les aléas de la seule politique française.

La jeunesse de Sartre coïncide avec la montée des nationalismes qui débouchera sur l’hé-catombe de la Première Guerre mondiale. De par ses origines, la famille Schweitzer a vécu concrètement un drame qui déterminera l’entrée en guerre de la France en 1914 : l’annexion de l’Alsace-Lorraine par la Prusse après la défaite de 1 870. Sartre dit lui-même qu’il fut le « petit-fils de la défaite », marqué par « la perte de deux provinces qui nous sont revenues depuis longtemps » (p. 98). Ce thème s’incarne par quelques anec-dotes. Se rendant avec les siens en territoire occupé pour visiter ceux qui sont restés, le

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grand-père ne manque pas une occasion de s’emporter contre les Allemands. Il part dans des colères effrayantes qui n’empêchent pas Poulou d’apprécier le défilé des Prussiens depuis la fenêtre de sa chambre d’hôtel (p. 33). Mais la comédie n’est pas loin. Le désir de revanche et bientôt le délire patriotique développent en France par compensation le goût du panache et de l’héroïsme : « Battue, la France fourmillait de héros imaginaires dont les exploits pansaient son amour-propre » (p. 97). Les pièces d’Edmond Rostand (cyrano de Bergerac, L’aiglon, chantecler) incarnent cet esprit cocardier, présent aussi dans les romans-feuilletons dont Poulou se délecte.

Avec la déclaration de guerre, le 2 août 1914, les choses se précipitent. Sous l’effet de la propagande, le monde se divise clairement entre bons Français et méchants Al-lemands : « J’étais ravi : la France me donnait la comédie, je jouai la comédie pour la France » (p. 171). « La comédie familiale » (p. 78) se généralise en comédie nationale. A cette occasion, Poulou devient d’ailleurs véritablement comédien, acteur en 1914 de la pièce patriotique écrite par Charles. Il soigne sa réplique : « Adieu, adieu, notre chère Alsace » (p. 88). Mais, égoïste et maniéré, il s’attire des réprimandes. Même échec en no-vembre 1915 avec son « venger les morts » (p. 90) écrit sur le carnet de Mme Picard. Par un retournement fréquent dans le texte, c’est dans l’excès de comédie que l’enfant prend conscience de son imposture. Le « bourrage de crâne », la censure et le mensonge, toute cette mauvaise foi institutionnalisée dans la nation en armes accompagne ainsi la ruine de la société d’avant-guerre, dont Les Mots esquissent un tableau satirique plus nourri d’Histoire qu’il n’y paraît à première lecture.

Dans sa seconde partie, le récit d’enfance de Sartre évoque, comme nous l’avons dit, au-tant le « chérubin défraîchi » (p. 91) par « la comédie familiale » (p. 78) que l’adulte qui s’interroge sur la valeur des livres. Qu’est-ce qu’écrire ? Comment devient-on écrivain ? C’est aussi - surtout ?- sur ce point que porte l’« entreprise de démystification ». Sans vanité, avec une lucidité proche de l’autodérision, Sartre livre au lecteur l’étude de son cas, occasion de dénoncer encore quelques idées reçues.

Dans Les Mots, le passage de « Lire » à « Écrire » implique de fait une remise en question fondamentale de la vision romantique, individualiste et donc « bourgeoise » de l’inspi-ration littéraire. Sartre s’affirme certes « né de l’écriture » (p. 126), mais cette écriture n’est pas née de rien, résultat d’on ne sait quel génie propre à Poulou. Présentée d’abord comme « une singerie de plus » (p. 119), elle a pour point de départ le « plagiat déli-béré » (p. 117). Dans Pour un papillon, son premier roman, l’enfant recopie « l’argu-ment, les personnages, le détail des aventures, le titre même » d’« un récit en images paru le trimestre précédent » (p. 117). Il ne change que les noms. « Ces légères altérations m’autorisaient à confondre la mémoire et l’imagination » (p. 118). Il en tire un sentiment de force, évoqué dans un paradoxe provocant : « Neuves et tout écrites, des phrases se reformaient dans ma tête avec l’implacable sûreté qu’on prête à l’inspiration » (p. 118).

Ce souvenir, dans l’ironie de son énoncé, autorise à penser que pour Sartre la littérature est d’abord un recopiage, aux frontières de l’inconscience puérile et du travail appliqué.

Pour qui écrit-on ? Les Mots s’attaquent avec virulence au mythe de la postérité, selon lequel un grand écrivain se survit par son œuvre. Pour Sartre, désirer une telle immor-

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talité par les livres, c’est refuser la vie présente au profit d’un avenir posthume, par une attirance coupable pour les figures de mort. Poulou rêve ainsi de mourir au monde réel lorsqu’il s’imagine en obscur professeur relégué à Aurillac, petit fonctionnaire besogneux qui ne connaîtra la gloire littéraire qu’avec la découverte d’une malle mystérieuse remplie de manuscrits. (p. 150-155).

Un autre péché est dénoncé dans cette question du rapport au public : le péché d’orgueil. Sartre se reproche par Poulou interposé d’avoir cru que la littérature répondait à une nécessité sociale. Comme pour l’inspiration, Sartre, écrivain célèbre, dénonce ici le désir de célébrité quand il a pour mobile principal la constitution d’une image flatteuse de soi.

La psychanalyse existentielle appliquée à L’idiot de la famille :le complexe de Pardaillan.

Si l’autocritique est une des méthodes existentielles d’accès à la vérité du sujet dans la re-mémoration de l’enfance, la psychanalyse existentielle est aussi la clé qui rend intelligible le pouvoir créateur de l’artiste. Flaubert, Baudelaire, Genet montrent clairement que ces écrivains ont fait de leur liberté un terreau fertile.

Bernard Fauconnier souligne les enjeux de l’approche existentielle de la démarche créa-trice en affirmant en effet le primat de la conscience et du subconscient sur l’inconscient, réfuté au nom de la notion de liberté. C’est dans la conscience de l’artiste, dans ses choix consentis, que naît le projet créateur.

Chez Sartre, cette démarche repose sur un socle conceptuel qui s’articule autour des no-tions d’en-soi et de pour-soi, d’une doctrine de la conscience comme lieu de négativité et de néantisation. La négativité est au cœur même de la conscience, elle est son fonde-ment. Négativité, c’est-à-dire incapacité essentielle de l’être à se saisir, à être présent à lui-même, tendance à sa néantisation, fuite dans les miroitements du multiple, de l’éga-rement de l’être dont la mauvaise foi est la manifestation la plus constante. Par rapport à l’en-soi, qui est l’être massif, plein, « opaque », le pour-soi est fêlure, faille, principe d’absence de l’être à soi-même. Telle est la clé de voûte de la psychanalyse existentielle que Sartre propose à la fin de l’Être et le néant : c’est dans les failles de l’en-soi, dans les interstices de l’être, que se déploie, chez l’artiste ou l’écrivain, la conscience créa-trice. Et s’il faut à l’être une preuve ontologique, elle est à chercher dans le réel, dans la matière, dans l’existence qui précède l’être, puisque la conscience s’emploie sans cesse à les néantiser.A ce titre, l’œuvre d’art devient le moyen de pallier cette néantisation qui se manifeste, sous ses aspects individuels, de manière singulière : le temps chez Faulkner, la passivité, l’hystérie ou la bêtise chez Flaubert, le mal chez Genet, l’échec chez Baudelaire, etc. Car si la conscience est néantisation, il lui faut mesurer cette faculté dans des projets, dans un engagement de l’être. Ce qui caractérise le pour-soi, c’est sa liberté. Liberté de créer, de combler les failles, les fêlures du moi, liberté d’exprimer, par l’identification du sujet à l’œuvre qu’il élabore, le choix de son propre destin en tant que créateur. C’est en effet cette liberté de l’artiste qui, plus que les déterminismes du « roman familial », constitue la figure de son propre destin. Tel est le sens de la phrase qui clôt Baudelaire : « Telle

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est sans doute sa singularité, cette différence qu’il a cherchée jusqu’à la mort et qui ne pouvait paraître qu’aux yeux des autres : il a été une expérience en vase clos, quelque chose comme l’homunculus du second Faust, et les circonstances quasi abstraites de l’expérience lui ont permis de témoigner avec un éclat inégalable de cette vérité : le libre choix que l’homme fait de soi-même s’identifie absolument avec ce qu’on appelle sa destinée ».

On mesure mieux de la sorte la place de Jean-Paul Sartre dans le paysage critique de ce siècle. Sa méthode pourrait passer pour l’un des derniers avatars du psychologisme de grand-papa. C’est en partie vrai, à quelques détails près : Sartre, à son habitude, avance comme Pardaillan, l’épée en avant. C’est un critique en situation qui s’assigne la tâche de défendre le concept fondamental de liberté. Contre Freud, même s’il tourne autour avec fascination (Le scénario Freud prouve à quel point l’interrogation psychanalytique est centrale chez Sartre), emprunte, rejette, il prend le risque de tenter la création d’une « psychanalyse » débarrassée du concept d’inconscient, qui menace le plus directement celui de liberté ; il rameute Kant, Hegel et Marx, et contre l’inconscient, contre la struc-ture, déploie une méthode biographique à nulle autre pareille, dont les deux monuments principaux sont saint Genet, comédien et martyr et l’Idiot de la famille. Sartre ne renie pas totalement l’approche classique, l’approche beuvienne, ou psychologique : il la porte au rouge, son génie analytique brillant de tous ses feux, dans ses ouvrages qui font si souvent penser à des romans.

En quoi consiste cette méthode ? Sur le plan philosophique, les concepts sollicités justi-fient qu’on approche l’œuvre à travers son créateur, qui en est, d’un bout à l’autre, dans sa liberté, maître et responsable, n’en déplaise aux mystiques, aux formalistes et aux agi-tés de la structure : « Le lecteur [...] progresse dans sa sécurité. Aussi loin qu’il puisse al-ler, l’auteur est allé plus loin que lui. Quelques soient les rapprochements qu’il établisse entre les différentes parties du livre - entre les chapitres ou entre les mots - il possède une garantie : c’est qu’ils ont été expressément voulus ». Libre dans son projet, l’artiste - l’écrivain -, l’est aussi dans les moyens psychologiques qu’il met en œuvre pour le réa-liser. Ainsi, Flaubert : sa passivité, loin de lui être imposée de l’extérieur, est constitutive de son projet existentiel ; elle renvoie à une intentionnalité : celle de se constituer comme passivité active, c’est-à-dire créatrice de formes, fussent-elles « paralysées ».

Le projet de l’enfant Flaubert n’est certes pas, à l’origine, l’écriture ; mais l’écriture, manifestation du pour-soi, est la forme qu’a prise, en des circonstances particulières, so-ciales, politiques, psychologiques, le projet fondamental que toute la démarche de Sartre cherche à traquer : liberté de la conscience, cette dernière fut-elle négativité. C’est en cela que Sartre s’oppose au déterminisme (et au caractère aliénant à ses yeux de la cure psy-chanalytique) : c’est au fond de la conscience, dans la liberté fondamentale de l’être, que se construit le destin, d’où la notion de « névrose objective ». Les symptômes de ce choix peuvent revêtir tous les aspects (l’art en est un), cela ne change rien à leur intentionnalité première. De même, les sujets ou notions qui alimentent l’œuvre proviennent-ils de ce choix fondamental ; chez Flaubert, par exemple, la bêtise : « Pour Flaubert et pour lui seul, la bêtise est une force positive et le sot devient un oppresseur. Cette abjecte plénitude triomphe, elle a déjà triomphé, et l’artiste se tient sur la défensive ». Il est symptoma-

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tique que Sartre achève - ou laisse inachevé - L’Idiot de la famille au moment même ou Flaubert commence à écrire Madame Bovary : il n’a plus rien à dire, le projet de l’en-soi est constitué, le livre peut s’écrire.

De même que tout saint Genet, comédien et martyr vise à montrer que Genet s’est choisi, s’est assumé comme voleur dans sa lutte entre le bien et le mal, que l’essai sur Baudelaire affirme que la solitude du poète ne procède pas d’une attitude des autres envers lui, mais d’une démarche consciente et voulue : Sartre évoque le « choix originel que Baudelaire a fait de lui-même, cet engagement absolu par quoi chacun de nous décide dans une si-tuation particulière de ce qu’il sera et de ce qu’il est. Délaissé, rejeté, Baudelaire a voulu reprendre à son compte cet isolement. Il a revendiqué sa solitude pour qu’elle lui vienne au moins de lui-même, pour n’avoir pas à la subir ».

Conscience absolue de l’artiste ; exhortation à la lucidité sur sa propre démarche. Pour dé-fendre cette position fondamentale, Sartre jongle parfois périlleusement avec les concepts mêmes qu’il combat. Il taille sa route en déblayant le paysage de toute complaisance à l’obscurité : ce n’est pas une voix mystérieuse ou médiumnique qui parle par l’artiste, c’est lui-même. Cette méthode, cette approche rigoureusement humaine et existentielle de la critique trouvent tout naturellement leur champ d’excellence dans la polémique (Mauriac, Nabokov, Camus, parmi d’autres, en firent les frais) et le portrait. Privées de leur fonction sorcière, poésie, peinture, musique, littérature sont des activités humaines. L’artiste n’est même pas derrière son œuvre, il est devant. Gide, par exemple : « Courage et prudence : ce mélange bien dosé explique la tension intérieure de son œuvre. L’art de Gide veut établir un compromis entre le risque et la règle ; en lui s’équilibrent la loi pro-testante et le non-conformisme de l’homosexuel, l’individualisme orgueilleux du grand bourgeois et le goût puritain de la contrainte sociale ». Indice révélateur : le sous-titre de situations IV est Portraits.

« Dans le coup quoi qu’il fasse », l’artiste peut ainsi être sommé de rendre des comptes, il est la somme d’une époque et d’une histoire singulière : « Totalité d’une personne, d’un milieu, d’une époque, de la condition humaine. Ce sourire de la Joconde, il ne veut rien dire, mais il a un sens : par lui se réalise l’étrange mélange de mysticisme et de naturalisme, d’évidence et de mystère qui caractérise la Renaissance ». « L’artiste et la conscience ». C’est le titre d’une préface qui fit date, reprise dans situations IV. C’est aus-si un programme et l’exigence d’une vérité ontologique. Mais elle n’est pas sans risques. Il arrive qu’à trop combattre un adversaire, on finisse par s’identifier à lui. Entre la psy-chanalyse existentielle de Sartre et le freudisme, il y a parfois bien peu d’écart. Sur les concepts de libido et de complexe, par exemple, Sartre et Lacan ne disent pas des choses radicalement différentes : choix et liberté du sujet.

Reste le rapport aux œuvres. Comme critique, Sartre reste avant tout fidèle à la fonction qu’il s’est donné de démystifier grandes attitudes et quête d’absolu littéraire. Critique vivante, charnelle presque, intensément présente. Travail d’artiste qui n’est jamais aussi à l’aise, aussi heureux, que lorsqu’il peut donner corps et raconter comment l’on devient Flaubert ou Genet. Lever le voile, les rapprocher de nous. La démarche est-elle totale-ment exempte d’un peu de mauvaise foi ? Tout de même, s’il n’y avait pas un petit mys-tère, cela aurait-il valu tant de pages ?

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Mieux encore, cette approche existentielle de la démarche créatrice de l’artiste suppose aussi une critique radicale des fausses biographies : dans Faire et voir, il est clair que pour Sartre nous devons nous mettre en garde contre deux erreurs ; l’exemple de l’exception du jeune Flaubert inventé par Paul Bourget est significatif. En effet, pour Sartre, cette fausse compréhension de la crise de l’adolescence s’explique par les idées fausses du psychologue empirique qui, en définissant l’homme par ses désirs, reste victime de l’il-lusion substantialiste. Il voit le désir comme étant dans l’homme à titre de « contenu » de sa conscience et il croit que le sens du désir se trouve inhérent au désir lui-même. Ainsi évite-t-il tout ce qui pourrait évoquer l’idée d’une transcendance. Mais si je désire une maison, un verre d’eau, un corps de femme, comment ce corps, ce verre, cet immeuble pourraient-ils résider en mon désir et comment mon désir peut-il être autre chose que la conscience de ces objets comme désirables. Gardons-nous donc de considérer ces désirs comme de petites entités psychiques habitant la conscience : ils sont la conscience elle-même dans sa structure originelle pro-jective et transcendante, en tant qu’elle est par principe conscience de quelque chose.

L’autre erreur, qui entretient des liaisons profondes avec la première, consiste à considé-rer la recherche psychologique comme terminée dès qu’on a atteint l’ensemble concret des désirs empiriques. Ainsi, un homme se définirait-il par le faisceau de tendances que l’observation empirique aura pu établir.

D’autre part, la pure et simple description empirique ne peut donner à Sartre que des nomenclatures et mettre en présence de pseudo-irréductibles (désir d’écrire, de nager, goût du risque, jalousie, etc.). Il ne convient pas seulement, en effet, de dresser la liste des conduites, des tendances et des inclinaisons, il faut encore les déchiffrer, c’est-à-dire il faut savoir les interroger. Cette enquête ne peut être menée que selon les règles d’une méthode spécifique. C’est cette méthode que nous appelons la psychanalyse existentielle.Le principe de cette psychanalyse est que l’homme est une totalité et non une collection ; qu’en conséquence, il s’exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superfi-cielle de ses conduites - autrement dit, qu’il n’est pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur.

Le but de la psychanalyse est de déchiffrer les comportements empiriques de l’homme, c’est-à-dire de mettre en pleine lumière les révélations que chacun d’eux contient et de les fixer conceptuellement.

Son point de départ est l’expérience : son point d’appui est la compréhension préontolo-gique et fondamentale que l’homme a de la personne humaine. Bien que la plupart des gens, en effet, puissent négliger les indications contenues dans un geste, une parole, une mimique et se méprendre sur la révélation qu’ils apportent, chaque personne humaine n’en possède pas moins a priori le sens de la valeur révélatrice de ces manifestations, n’en est pas moins capable de les déchiffrer, si du moins elle est aidée et conduite par la main. Ici comme ailleurs, la vérité n’est pas rencontrée par hasard, elle n’appartient pas à un domaine où il faudrait la chercher sans en avoir jamais eu de prescience, comme on peut aller chercher les sources du Nil ou du Niger. Elle appartient a priori à la compré-hension humaine et le travail essentiel est une herméneutique, c’est-à-dire un déchiffrage, une fixation et une conceptualisation.

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Sa Méthode est comparative : puisque, en effet, chaque conduite humaine symbolise à sa manière le choix fondamental qu’il faut mettre au jour, et puisque, en même temps, chacune d’elles masque ce choix sous ses caractères occasionnels et son opportunité his-torique, c’est par la comparaison de ces conduites que nous ferons jaillir la révélation unique qu’elles expriment toutes de manière différente. L’esquisse première de cette mé-thode est fournie à Sartre par la psychanalyse de Freud et de ses disciples. C’est pourquoi il convient ici de marquer plus précisément en quoi la psychanalyse existentielle s’inspi-rera de la psychanalyse proprement dite et en quoi elle en différera radicalement. Cher-cher à présenter l’ensemble des désirs comme une organisation synthétique, dans laquelle chaque désir agit sur les autres et les influence ; un critique, par exemple, voulant tenter la psychologie de Flaubert, écrira qu’il « paraît avoir connu comme état normal, dans sa première jeunesse, une exaltation continuelle faite du double sentiment de son ambition grandiose et de sa force invincible… L’effervescence de son jeune sang se tourna donc en passion littéraire, ainsi qu’il arrive vers la dix-huitième année aux âmes précoces qui trouvent dans l’énergie du style ou les intensités d’une fiction de quoi tromper le besoin d’agir beaucoup ou de trop sentir, qui les tourmente ».

Il y a dans ce passage un effort pour réduire la personnalité complexe d’un adolescent à quelques désirs premiers, comme le chimiste réduit les corps composés à n’être qu’une combinaison de corps simples. Ces données premières seront l’ambition grandiose, le besoin d’agir beaucoup et de trop sentir ; ces éléments, lorsqu’ils entrent en combinaison, produisent une exaltation permanente. Celle-ci, se nourrissant - comme Bourget le fait remarquer en quelques mots - de lectures nombreuses et bien choisies, va chercher à se tromper en s’exprimant dans des fictions qui l’assouviront symboliquement et le canali-seront. Et voilà, esquissée, la genèse d’un « tempérament » littéraire.

Mais tout d’abord une semblable analyse psychologique part du postulat qu’un fait indi-viduel est produit par l’intersection de lois abstraites et universelles. Le fait à expliquer - qui est ici les dispositions littéraires du jeune Flaubert - se résoud en une combinai-son de désirs typiques et abstraits tels qu’on les rencontre chez « l’adolescent en géné-ral ». Ce qui est concret ici, c’est seulement leur combinaison ; en eux-mêmes ils ne sont que des schèmes. L’abstrait est donc, par hypothèse, antérieur au concret et le concret n’est qu’une organisation de qualités abstraites ; l’individuel n’est que l’intersection de schèmes universels. Mais – outre l’absurdité logique d’un pareil postulat - nous voyons, clairement, dans l’exemple choisi, qu’il échoue à expliquer ce qui fait précisément l’in-dividualité du projet considéré. Que « le besoin de trop sentir » - schème universel - se trompe et se canalise en devenant besoin d’écrire, ce n’est pas l’explication de la « vo-cation » de Flaubert : c’est ce qu’il faudrait expliquer au contraire. Sans doute on pourra invoquer mille circonstances ténues et inconnues de nous qui ont façonné ce besoin de sentir en besoin d’agir. Mais d’abord c’est renoncer à expliquer et s’en remettre précisé-ment à l’indécelable. En outre, c’est rejeter l’individuel pur, qu’on a banni de la subjec-tivité de Flaubert, dans les circonstances extérieures de sa vie. Enfin, la correspondance de Flaubert prouve que, bien avant la « crise d’adolescence », dès sa plus petite enfance, Flaubert était tourmenté du besoin d’écrire.

A chaque étage de la description précitée, Sartre rencontre un hiatus. Pourquoi l’ambi-

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tion et le sentiment de sa force produisent-ils chez Flaubert de l’exaltation plutôt qu’une attente tranquille ou qu’une impatience sombre ? Pourquoi cette exaltation se spécifie-t-elle en besoin apparu soudain, par une génération spontanée, à la fin du paragraphe. Et pourquoi au lieu de chercher à s’assouvir dans des actes de violence, dans des fugues, des aventures amoureuses ou dans la débauche, choisit-il précisément de se satisfaire symboliquement. Et pourquoi cette satisfaction symbolique, qui pourrait d’ailleurs ne pas ressortir à l’ordre artistique (il y aussi le mysticisme, par exemple) se trouve-t-elle dans l’écriture, plutôt que dans la peinture ou la musique. « J’aurais pu, écrit quelque part Flaubert, être un grand acteur ». Pourquoi n’a-t-il pas tenté de l’être ? En un mot, nous n’avons rien compris, nous avons vu une succession de hasards, des désirs sortant tout armés les uns des autres, sans qu’il soit possible d’en saisir la genèse. Les passages, les devenirs, les transformations nous ont été soigneusement voilés et l’on s’est borné à mettre de l’ordre dans cette succession en invoquant des séquences empiriquement constatées (besoin d’agir précédant chez l’adolescent le besoin d’écrire), mais, à la lettre, inintelligible. Voilà pourtant ce qu’on nomme de la psychologie. Ouvrez une biographie au hasard, et c’est le genre de description que vous y trouverez, plus ou moins coupée par des récits d’événements extérieurs et des allusions aux grandes idoles explicatives de notre époque, hérédité, éducation, milieu, constitution physiologique. Il arrive cependant, dans les meilleurs ouvrages, que la liaison, établie entre l’antécédent et le conséquent ou entre deux désirs concomitants et en rapport d’action réciproque, ne soit pas seulement conçue sur le type des séquences régulières ; parfois elle est « compréhensible », au sens où Jaspers l’entend dans son traité général de Psychopathologie. Mais cette compréhen-sion demeure une saisie de liaisons générales. Par exemple on saisira le lien entre chas-teté et mysticisme, entre faiblesse et hypocrisie. Mais nous ignorons toujours la relation concrète entre cette chasteté (cette abstinence par rapport à telle ou telle femme, cette lutte contre telle tentation précise) et le contenu individuel du mysticisme ; exactement d’ailleurs comme la psychiatrie se satisfait lorsqu’elle a mis en lumière les structures générales des délires et ne cherche pas à comprendre le contenu individuel et concret des psychoses (pourquoi cet homme se croit-il telle personnalité historique plutôt que n’im-porte quelle autre ; pourquoi son délire de compensation se satisfait-il avec telles idées de grandeur plutôt qu’avec telles autres, etc.).

Les trois figures du tragique sartrien : le désir, autrui, la liberté.Si Sartre est unique par la finalité autocritique qu’il donne à son autobiographie, s’il n’est plus l’autre mort associée à l’éclipse temporaire du marxisme occidental occulté par les post-modernes, son retour dans le champ philosophique des nouvelles pensées critiques s’explique aussi par la qualité de sa philosophie du sujet. En effet, Robert Mis-rahi définit clairement la problématique de sa méthode phénoménologique. La probléma-tique du sujet est la question qui permet de cerner le plus grand paradoxe de l’œuvre de Sartre. Celle-ci, dans l’Être et le néant, se donne à l’évidence comme une philosophie de la conscience, puisque l’ensemble du mouvement vers l’être en-soi-pour-soi est la conséquence des structures du pour-soi, c’est-à-dire de la conscience. D’ailleurs Sartre affirme explicitement que toute philosophie commence par le cogito, et c’est là pour nous

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une vérité centrale et décisive (quitte à approfondir l’analyse des cogito). D’autre part, le climat de l’Être et le néant est celui de la liberté infinie, cette liberté que Descartes attribuait à Dieu mais dont Sartre avait affirmé ailleurs qu’elle ne saurait être qu’une liberté rendant compte du délaissement humain et de l’angoissante responsabilité. Dans l’Être et le néant, c’est avec force et clarté que la liberté est source de l’action, des si-tuations, et des valeurs. Ainsi, la philosophie de Sartre est explicitement une philosophie de la conscience, et une philosophie de la conscience comme liberté infinie. C’est ici qu’apparaîtra le paradoxe : cette philosophie se donne avec force comme n’étant pas une philosophie du sujet.

Qu’il faille impérativement relier conscience, désir, et valeur, c’est ce qu’a bien vu Sartre. Dans un chapitre de l’Être et le néant intitulé « Le pour-soi et l’être de la valeur », Sartre consacre une analyse au désir. Plus loin, il reliera le mouvement de transcendance du pour-soi à la temporalisation, puis à la réflexion, l’essentiel étant pour Sartre de mettre en évidence la structure universellement néantisante de la conscience. Mais qu’en est-il du désir lui-même ? La situation est aussi paradoxale ici que précédemment, lorsque nous avions constaté que chez Sartre l’affirmation centrale de la conscience s’accompagnait d’une négation de fait du sujet. Ici, la rencontre du problème du désir s’accompagne d’une sorte de méconnaissance foncière de l’être du désir, qui n’est relié ni à la réflexion, ni au vécu qualitatif. Sartre ne consacre en effet qu’une seule page à la notion de désir. De plus, le désir n’est pas l’objet central de l’analyse, mais un simple détour pour confirmer les analyses précédentes sur la facticité du pour-soi (fondement de son néant, mais non de son être) et sur la structure de manque de ce pour-soi. Le raisonnement est le suivant : « Que la réalité humaine soit manque, l’existence d’un désir comme fait humain suffirait à le prouver ». Le désir est un outil de démonstration et de confirmation d’un fait central : la réalité humaine se définirait par le manque. La question qui se pose dès lors est la suivante : les affirmations de Sartre sur le désir sont-elles suffisantes ? Le raisonnement précédent est-il rigoureux ? La place du désir dans la conscience est-elle entièrement re-connue par Sartre ? Sa description du désir permet-elle de rendre compte de la totalité des faits du désir ?

Tout au long de l’Être et le néant, le souci de Sartre est de décrire la vie du pour-soi comme une fuite en avant puisque le pour-soi est, dans son mouvement vers l’avenir, hanté par l’Être (l’impossible synthèse en-soi-pour-soi), happé par un Être inaccessible qui l’habiterait quasi-magiquement. C’est là, pour Sartre, tout le désir. Et la même néga-tivité vide habite le pour-soi lorsqu’il tente de s’atteindre soi-même comme ce qu’il est, puisqu’il est impossible qu’il soit quelque chose : viser l’appréhension de son caractère, de son moi, ou de sa personnalité, ne saurait être, pour le pour-soi, qu’un leurre. Tourné vers soi-même ou tourné vers le monde, le désir est donc l’irrécupérable mouvement de fuite hors de soi vers une impossible plénitude : c’est que le pour-soi, comme désir, est manque et rien d’autre. Nous demandions d’abord si cette description est suffisante et si elle est valablement fondée. Un fait permettra de répondre aux deux aspects de cette question : c’est l’existence même de la satisfaction. Celle-ci manifeste simultanément que la description par le vide est incomplète (puisque la satisfaction et la plénitude existen-tielles spécifiques font constitutivement partie du désir) et que le raisonnement de Sartre

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(l’homme est manque, comme le montre le désir) est erroné (puisque l’on ne peut affirmer que l’essence du pour-soi est le manque avant d’avoir établi que l’essence du désir est ex-clusivement le manque). Sartre se fait involontairement l’écho des descriptions du désir par Schopenhauer dont on sait qu’il insiste sur l’indépassable souffrance humaine, issue de l’insatiable mouvement du désir balloté entre la souffrance et l’ennui.

A écarter la description et la prise en compte des jouissances, des satisfactions et des joies de tous ordres qui scandent positivement l’existence concrète des individus ; en faisant servir une vue partielle à la démonstration, d’ailleurs erronée, d’une thèse antérieure et plus large, on pervertit la connaissance du désir. Car, si le désir est porteur de jouissances et de joies, il devient impossible de définir le pour-soi par le manque. C’est la volonté de privilégier ce dernier point qui conduit Sartre à évoquer explicitement Spinoza. Il utilise en effet le terme de conatus, en lui conférant une signification mécaniste et massive, et en lui opposant sa propre conception : le désir est mû par le manque et l’avenir, tandis que le conatus serait limité à n’être qu’un fait, c’est-à-dire un donné en soi et présent. Or Spinoza, développant sa description, montre au contraire que le conatus (c’est le sens du mot) est un effort vers, et ce vers quoi se dirige ce conatus est l’accroissement qualitatif de la conscience et de la force d’exister qui définit chaque individu : l’accroissement de sa joie. En critiquant Spinoza d’une manière erronée, Sartre rejoint Schopenhauer, c’est-à-dire toute la lignée des penseurs qui, de Platon à Hegel et Lacan, ne voient dans le désir que béance, scission et course vaine. C’est pour rendre justice au désir (dont Sartre a bien pressenti l’importance pour une philosophie, et non pas seulement pour la psychologie) que nous devrons en donner une description plus dynamique, plus affirmative et plus heureuse.

Outre la question de la négativité exacerbée et de la positivité méconnue, se pose la question des contenus de la conscience de désir. Seule la prise en compte d’une telle dimension aurait permis une compréhension adéquate du mouvement du désir. Or cette description des contenus manque chez Sartre, et c’est là un nouveau paradoxe qui suscite des questions précises. Pourquoi la Psyché (évoquée seulement à propos de la réflexion impure) n’est-elle pas reliée au désir ? Il y aurait eu lieu d’y inclure la liberté, et c’est ce à quoi n’a pas songé Sartre. Or, si la Psyché n’est certes qu’une choséité artificielle (moi, caractère, ego), il aurait pourtant été possible de concevoir une autre description de la vie du désir, avec ses contenus qualitatifs et ses significations, tous reliés à l’acte de la liberté dont l’essence est d’être créatrice, mais non pas formelle et vide. Mais une telle descrip-tion aurait impliqué une théorie du sujet, cela même précisément que refusait Sartre.

Ici se pose dès lors une autre question : pourquoi la psychanalyse existentielle se borne-t-elle à une seule visée ; dire si un individu poursuit l’existence ou l’être, la responsabilité ou la choséité ? La doctrine de Sartre était pourtant d’une nouveauté et d’une importance considérables puisqu’il proposait de comprendre un individu non par son passé mais par son avenir, c’est-à-dire sa visée de l’être. N’y avait-il pas lieu alors de se référer plus étroitement au désir et à ses contenus qualitatifs ? La simple dénomination formelle d’un projet d’être, comme projet de se fonder en réalisant la synthèse en-soi-pour-soi, suffit-elle à rendre compte du vécu concret d’un individu poursuivant, avec ses choix, son style, et son itinéraire propre, une manière d’exister digne d’être comparée à la plénitude de

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l’être ? Toutes les descriptions qualitatives, existentielles, et concrètes du désir présent à lui-même et aux autres, ont été, en fait, gommées par Sartre au bénéfice d’une sorte d’analyse structurelle et abstraite qui voudrait relier le mouvement du pour-soi à la ques-tion de l’être métaphysiquement formulée. C’est cette abstraction qui a conduit Sartre à identifier Baudelaire et Genet, par exemple, en retenant non leur spécificité mais leur rapport commun à un être identique impossible. Il n’est pas certain que l’ouvrage sur Flaubert aurait réussi (s’il avait été achevé) à répondre à la question de la « personnalisa-tion » (titre d’une partie du livre) d’une façon concrète, qualitative et singulière. L’ipséité reste toujours chez Sartre un rapport passif-actif au monde et à l’action, qui éclairent et constituent en fait le pour-soi, sans que le désir soit pleinement et réellement intégré ni à la conscience qu’on décrit, ni à un sujet fondateur.

On le voit, c’est toute la description du désir qui est à reprendre, et toute la signification de l’érotisme qui reste à élucider.

Une autre question vient dès lors à l’esprit. Qu’en est-il de la connaissance du désir non plus par un tiers (comme dans le cas de la « psychanalyse existentielle » ou de la critique littéraire) mais par la conscience même qui vit le désir ?Il faut reconnaître tout d’abord l’importance et la nouveauté de la théorie de Sartre sur l’autre. A la différence de ses prédécesseurs existentiels (Kierkegaard, Buber, Berdiaïev, Heidegger, ou Jaspers, le plus important et le plus méconnu à la fois), Sartre se situe dans une perspective athée sans ambiguïté, et peut ainsi espérer décrire la condition hu-maine et les relations à autrui dans leur vérité nue. De plus, c’est autour de la relation des consciences que se joue et se noue le sort de la liberté, de la responsabilité, et de la signi-fication de l’existence. Enfin et surtout, la très originale description de l’être-pour-autrui (en tant que le pour-soi est vu et saisi par autrui, et non en tant que la conscience serait don et générosité), vaut implicitement comme critique et réinterprétation des notions réalistes de censure et de sur-moi dans la psychanalyse classique. L’apport de la phénoménologie sartrienne est ici considérable : les relations humaines sont de part en part des phéno-mènes de conscience et non des pulsions instinctives ou des appels de la transcendance.Pourtant c’est à propos de cette question décisive de l’autre, et en raison même de l’apport de la pensée de Sartre, que se posent les questions les plus graves.

Selon Sartre la relation à l’autre est simultanément commandée par les structures né-gatives du pour-autrui et par la recherche vaine du fondement : c’est que la relation est toujours dissymétrique, chacun étant tour à tour objet et sujet, tandis que l’autre est tour à tour sujet et objet. Ces termes eux-mêmes sont d’ailleurs à prendre en un sens approxima-tif, puisque le pour-soi ne peut jamais être, en toute rigueur, ni un objet en-soi, ni un sujet pour-soi fondé dans son être. Quasi-objet, ou quasi-sujet, chacun n’est que la vaine course vers la captation de la liberté de l’autre, qui paraît seule en mesure de fonder ontologi-quement son être, mais qui s’avère, en fait, désir de se fonder elle-même par la captation de l’autre. De cette dialectique résulte le conflit, et cela d’une façon tellement inéluctable que Sartre peut écrire : « Le conflit est le sens originel de l’être-pour-autrui », et conclure plus loin « l’histoire d’une vie est l’histoire d’un échec ». C’est que la conscience est toujours selon Sartre à la poursuite d’un insaisissable, soit son propre être tel qu’il est vu par l’autre (objet certes, mais marginal et inaccessible), soit la liberté et l’être de l’autre

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(évidents certes en ce qu’ils me figent, mais inaccessibles dans leur transcendance). Sé-paration d’avec soi et séparation d’avec autrui sont les limites infranchissables de la li-berté, et les marques indélébiles qui transforment en damnation toute relation à autrui. De même que l’homme est condamné à la liberté, il est condamné à l’enfer, puisque, jeté sans l’avoir décidé dans la relation mondaine avec autrui, il est inéluctablement embar-qué dans le conflit, l’échec et le désespoir. Certes, il peut se faire que parfois, l’amour existe : « c’est là le fond de la joie d’amour lorsqu’elle existe : nous nous sentons justifiés d’exister ». Mais la lucidité et la lutte des libertés révéleraient, selon Sartre, que chacun est abandonné à lui-même, et que c’est dans le « délaissement » le plus total qu’il doit assumer son angoisse et sa responsabilité, ou se fuir dans la mauvaise foi. En fait, amour, haine ou indifférence sont de vaines tentatives de fondation vouées à l’échec.

A ces descriptions on peut opposer quelques questions graves. La relation d’amour se ré-duit-elle à cette lutte des libertés ? Lorsque cette lutte apparaît, sous la forme d’un conflit, n’est-ce pas la manifestation de la fin de l’amour, ou le choix provisoire d’un système d’attitudes ne se référant pas à l’amour ? Les conflits économiques ou politiques ne sont la preuve ni d’une impossibilité de l’amour (ils se situent très explicitement en dehors de cette relation) ni d’une nécessité historique (les conflits privés ou publics se règlent aussi par le dialogue, et la guerre elle-même apparaît de plus en plus comme une contingence et comme un archaïsme culturel). Quant à l’amour inter-individuel, on en manque l’essence qualitative et relationnelle lorsqu’on le réduit à la relation appauvrie de deux libertés fermées sur elles-mêmes. Il y aurait certes lieu de poursuivre et d’enrichir ces analyses.

Depuis Platon, la philosophie n’a pas su intégrer l’amour à son champ réflexif, et c’est toujours en termes négatifs que, de Kant à Lacan, en passant par Schopenhauer, Hegel, et Sartre, elle a tenté de jeter le discrédit sur l’amour : il est pour elle le pathos, le pa-thologique, l’impossible du désir, la nécessité de l’aliénation, le malentendu essentiel. Pourtant, l’amour est le lieu de l’absolu pour Platon, pour Spinoza, ou pour certains exis-tentiels comme Kierkegaard, Berdiaïev ou Buber, en des sens certes spécifiques : n’est-ce pas la preuve que les descriptions négativistes sont partielles et tendancieuses ? C’est précisément de ce fait que semble témoigner, bien paradoxalement, Sartre lui-même. En effet, dans une note de l’Être et le néant, il écrit : « ces considérations n’excluent pas la possibilité d’une morale de la délivrance et du salut. Mais celle-ci doit être atteinte au terme d’une conversion radical dont nous ne pouvons parler ici ».

D’autres conséquences découlent de l’existence et du contenu de cette note. D’abord le fait que, parfaitement conscient (ici, dans l’Être et le néant) que le conflit est une contingence, Sartre laisse entendre que d’autres attitudes sont possibles et réelles, et mé-ritent donc d’être décrites. Mais pourquoi ne sont-elles décrites nulle part dans l’œuvre de Sartre ? Auraient-elles jeté un discrédit rétro-actif sur les analyses exclusivement négati-vistes ? Il découle de cette note une autre conséquence fondamentale : l’éthique ne peut se fonder que par et sur une conversion. Or Sartre ne l’énonce clairement nulle part et, par exemple, n’établit aucun lien entre les interrogations morales sur la liberté et cette idée de conversion, à la fin de l’Être et le néant. Distrait ou retenu par d’autres préoccupations, Sartre n’aborde jamais le problème des conditions d’instauration d’une éthique à partir, précisément, d’un acte de conversion philosophique.

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D’autres questions viennent à l’esprit : pourquoi ne pas relier le problème de la conver-sion et celui de la fondation ? Pourquoi ne pas décrire phénoménologiquement, et par suite réflexivement, l’acte même de conversion comme conversion réflexive et par consé-quent comme acte d’un sujet ? C’est à toutes ces questions que nous aurons à répondre.Toutes ces remarques mettent en évidence le fait que la conversion a de soi une signifi-cation éthique : le renouvellement de la pensée et de l’existence implique nécessairement la reconstruction de la relation à l’autre, et c’est cet acte même qui constitue l’éthique.Mais la conversion, comme condition fondatrice de l’ouverture à l’autre et de l’instaura-tion d’une philosophie et d’une éthique, comporte elle-même une condition de possibi-lité : il s’agit, bien entendu, de la liberté même.

La liberté, dans l’œuvre de Sartre, se donne comme la marque essentielle du pour-soi, puisque celui-ci n’est rien d’autre que la néantisation de l’en-soi (comme tentative opérée par l’en-soi pour se fonder) et que l’activité de néantisation est la définition même de la liberté. Dès lors qu’elle est contemporaine du pour-soi, la liberté se relie à toutes les structures de ce pour-soi : c’est la liberté qui est à l’œuvre dans cette néantisation statique qu’est la temporalité : c’est la liberté qui nie l’objet ou la situation et se fait ainsi recon-naître dans le circuit de l’ipséité ; c’est la liberté encore qui constitue le reflété comme psyché afin que le reflétant ait quelque chose à nier comme en-soi psychique ; c’est tou-jours la liberté qui, dans l’insaisissabilité de son propre être tente de saisir et de capter la liberté de l’autre ; c’est la liberté enfin qui, dans le mouvement de transcendance par quoi elle unifie les actes, les motifs et les fins, pose des valeurs qui indiquent toutes la Valeur, c’est-à-dire la synthèse (certes impossible) du manquant (l’idéal), de ce qui manque (le pour-soi) et du manqué (la totalité en-soi-pour-soi, totalité d’ailleurs perpétuellement dé-totalisée, non pas seulement dans la critique de la raison Dialectique, mais déjà dans l’Être et le néant). La liberté est donc bien au cœur du pour-soi, et comme sa structure fondamentale. Elle se relie à toutes les activités du pour-soi, elle en est même la signifi-cation centrale : la volonté ou la passion ne sont que des attitudes par lesquelles la liberté choisit de réaliser des fins qu’elle a d’ailleurs librement choisies, antérieurement à toute raison et à toute délibération.

Cette présence constante de la liberté s’exprime à chaque instant du temps, en chaque moment de l’action : c’est en ce sens que le pour-soi n’est pas, mais a à être ce qu’il est, sur le mode du n’être pas.

Enfin l’impuissance de l’action, et l’impossibilité de l’être sont les marques mêmes du tragique. Indéniablement, Sartre est le grand tragique de ce siècle : conflit, malheur, échec, souffrance, aliénation, dispersion, gratuité, misère physique et morale, semblent dessiner les lignes du destin où s’enferme l’humanité. Elle est piégée dans l’impossible dépas-sable. On sait qu’il existe aussi un tragique heideggerien ; mais les conclusions politiques que tire Heidegger de sa réflexion sur l’être sont aux antipodes de celles que tire Sartre de ses descriptions du pour-soi. Ici se situe le paradoxe sartrien qui nous intéresse : d’une philosophie du désespoir, il souhaite tirer une philosophie de l’action qui soit libératrice, et cela, par la médiation d’une responsabilité conçue en fait comme liberté fraternelle.

Que le système conceptuel destiné à fonder ce passage du tragique à la générosité soit in-suffisant ou contradictoire, c’est ce que nous avons tenté d’établir. Il faut insister sur l’un

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des sens de l’œuvre sartrienne : un effort pour affronter la solitude et la dépasser par une doctrine de l’action responsable. Mais ce dépassement n’est possible qu’au terme d’une transmutation radicale du regard philosophique et de l’attitude existentielle de départ. Seule une telle transmutation peut faire apparaître d’ailleurs le sens du paradoxe sartrien : l’opposition entre le malheur total et la liberté infinie provient, chez Sartre, d’un arrêt en cours de route : arrêt dans la réflexion, arrêt dans l’existence, puisque seule une théorie complète de la liberté (prenant en compte sérieusement le sujet, le désir et la valeur) au-rait permis de comprendre la conversion, d’en évaluer les forces, et d’en faire ainsi l’ins-trument d’une victoire contre le malheur. Mais il ne fallait pas mettre la charrue avant les bœufs et décréter que la fondation de soi est impossible. L’appel à la responsabilité, s’il est privé du travail de fondation et de conversion, ne suffit pas pour dépasser le nihilisme et le formalisme. Si les valeurs sont équivalentes parce que non fondées par un sujet, alors la responsabilité est vide. De même l’appel fait à la générosité individuelle et politique est insuffisant pour justifier à lui seul le passage du conflit à la réciprocité.

Mais ces contradictions sont, malgré tout, la marque d’une richesse. C’est précisément cette fécondité qu’il faut mettre en évidence d’une façon directe, après l’avoir manifestée ailleurs d’une manière indirecte. C’est peut-être par une longue médiation sur l’œuvre et le tragique sartriens, mais aussi par l’engagement personnel le plus radical dans l’exis-tence et dans l’écriture, qu’on peut se rendre capable de saisir l’évidence première : la liberté ne trouve son sens et sa justification que par le fait qu’elle fonde le passage de l’aliénation à l’indépendance et de la déréliction à la joie. La liberté n’est si radicale que parce qu’elle émane d’un sujet. L’action n’a de sens que par son rapport effectif à des valeurs humaines et réalisables. L’histoire n’est dramatique que parce qu’elle est le com-bat d’hommes libres et souffrants travaillant à leur joie. Contradictions, insuffisances, obscurités sont chez Sartre (non chez tous) le terrain éventuel d’une riche moisson phi-losophique.

Et ce qui lève, sur ce terreau tragique qui dit en somme comment se cristallise parfois la volonté malheureuse, ce peut fort bien être une philosophie eudémoniste qui aurait la lucidité des plus grands existentiels, et la richesse affirmative des plus grands penseurs de la joie.

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Ouvrages cités :

Razmig Kencheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques. Zones, 2010, 316 p..

Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, NRF, 1943.

Sigmund Freud, La révolution de l’intime. Hors série, Le Monde, 2010. Débats p. 94. L’inconscient existe-t-il ?

Jean-Paul Sartre, La Passion de la révolte. Marianne. Hors série, Avril 2010.

Michel Onfray, un bric-à-brac de génie, p. 20

Bernard Fauconnier, Dans la tête du psychobiographe, p. 53.

Catherine Clément, Don quichotte contre le moulin freudien, p. 74.

Le Monde Magazine, 30 ans après sa mort, sartre n’a pas dit son dernier mot. Avril 2010. Dossier coordonné par Jean Birmbaum. Sartre par-delà les modes, p. 16.

Annie Cohen-Solal, une actualité sans frontière, p. 18. Les groupes d’études sar-triennes dans les États-Unis de Barack Obama.

Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne. Grasset

Jean-Paul Sartre, Les Mots, et autres récits autobiographiques. Gallimard. NRF.

Robert Misrahi, La problématique du sujet aujourd’hui.

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Nicole Gauthey :La liberté et l’engagement chez Sartre

Sur le point de conclure je voudrais revenir ou attirer l’attention sur une dimension pa-radoxale du rapport de l’homme à son œuvre publiée. Il existe en effet un paradoxe chez Sartre entre sa théorie de la liberté et ses engagements politiques : d’une part la théorie soutient que nous sommes condamnés à être libres ; d’autre part l’homme ne cesse de militer pour des causes où la liberté lui paraît en danger. Mais pourquoi devrait-on se battre pour la liberté si elle est déjà acquise ? Pourquoi s’engager dans un combat pour la liberté, si cette liberté est déjà là ? Tel est le paradoxe. On ne s’en débarrassera pas en le réduisant simplement à la contradiction entre la théorie et les positions réelles de l’homme, car dans le cas de Sartre il faut lui faire crédit d’une certaine sincérité. Certaine, parce qu’il s’agit plutôt d’une sincérité à long terme, dans la durée, une sincérité qui n’a pas empêché de temps à autre des moments de coquetterie, de scandales de gala. Mais quand on refait le trajet de tous ses engagements, on trouve le parcours d’un homme qui ne s’est engagé la plupart du temps que dans ce qu’il croyait comme cause juste. Au point même de se réapproprier la coquetterie de l’homme public, d’utiliser son image d’homme public comme un instrument au service des causes qu’il défendait. Lui faire crédit d’une certaine sincérité c’est donc poser un point de rencontre entre ses thèses, ses écrits et ses engagements d’intellectuel. Et pour le montrer je voudrais revenir (brièvement car la biographie de Sartre a été exposée dans les interventions précédentes) sur son parcours.

Dans un deuxième temps, je chercherai à aller au nœud même du paradoxe pour com-prendre ce dont il est question dans ce « foyer de l’homme » qu’a cherché à découvrir Sartre.

Tout d’abord donc, ce qui doit être noté, c’est que l’engagement a commencé très tôt et qu’écrits et engagements ont été conduits en parallèle, au point de parfois devenir indiscernables, au sens où l’on ne sait plus très bien si l’écrit est l’effort de penser son engagement ou si l’engagement est mise en pratique de l’écrit ? Rappelons que la nausée est publiée en 1938, et que déjà en mars 1941 il fonde le mouvement Socialisme et liberté qui comptera une cinquante de membres, même s’il se dissout la même année. En 1944, il publie l’Être et le néant et Huis clos et c’est à peu près en même temps qu’il est recruté par Camus pour le réseau de résistance Combat. Dès la fin de la guerre il fonde la revue des temps modernes à partir de laquelle il va pouvoir multiplier prises de parti et appels à l’engagement. C’est ainsi qu’il milite contre la guerre d’Indochine (il prend parti pour un marin qui, militant au Parti Communiste, est arrêté pour acte de sabotage en faveur du Viet Minh). Au même moment paraissent, en 1946, Baudelaire et l’Existentialisme est un humanisme, et peu après, en 1948, qu’est-ce que la littérature ? et Les Mains sales. A peine a-t-il eu le temps d’écrire Le Diable et le Bon Dieu (1951) et saint-Genet, comédien et martyr (1952) qu’il se lance dans le soutien au mouvement communiste et prend, en 1952, la présidence de l’Association France-URSS. Il prend part à l’automne 1955 au comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie, et appose sa signature sur le « Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission en algérie ».

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Simultanément il poursuit son action communiste et publie l’année suivant nekrassov, une satire de l’anticommunisme. Cet engagement pour le communisme fait apparaître son goût de la provocation, une sorte d’addiction de la reconnaissance qui se dénie dans la « provoc ». Car il n’hésite pas à écrire « tout anti-communiste est un chien » en niant une évidence qui commence d’autant plus à poindre qu’elle est largement soutenue aussi par la CIA : « En urss, la liberté de critique est totale ». Ce n’est pas la première fois où il se fait prendre au jeu de l’homme public, car en se rendant en URSS en 1954 il est uti-lisé par le régime pour cautionner une image qui se défait. L’Union Soviétique qui, avec Krouchtchev, révèle les crimes staliniens, n’est plus la terre d’enthousiasme telle qu’on la voit dans les films de Vertov ou d’Eisenstein. Elle est devenue un autre système, avec son propre cortège de plaies et d’asservissement, sa propre logique de castes et de privilèges sous les sourires adressés au petit peuple. De même, quand il rencontre Mao en 1955, peut-il ignorer, alors qu’il milite pour « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », que la Chine a annexé le Tibet depuis 1949 ?

Mais quand, en 1956, les chars soviétiques écrasent la révolution hongroise, il doit se rendre à l’évidence d’une oppression qui ne peut plus être pensée comme un moment transitoire de l’histoire du communisme en marche vers la liberté : l’oppression stali-nienne est la fatalité de la révolution quand elle ne sait pas se penser, et qui se perd en devenant système, perdant aussi la liberté. Sans doute a-t-il dû croire sincèrement au communisme, comme mouvement capable de rendre aux hommes leur liberté contre le capitalisme, qui est pour lui synonyme d’aliénation et indissociable du colonialisme. Car pendant un moment à la fois il ne milite plus mais interrompt son écriture.

Il reprend en publiant Les séquestrés d’altona en 1959 et la critique de la raison dialec-tique en 1960 en même temps qu’il se relance dans l’engagement. A nouveau écriture et action avancent en parallèle. Il se rend à Cuba pour rencontrer Castro et Le Che comme une expérience capable de redonner vie au projet communiste et de le sortir de l’enli-sement soviétique mais aussi chinois. Après une longue période de retrait - retrait qui culmine avec le refus du prix Nobel en 1965 - il publie le premier tome de l’Idiot de la famille en 1971. A peine un an avant, en 1970, il avait repris l’action politique, en accep-tant de diriger officiellement La cause du peuple et d’autres journaux, et en multipliant les interventions publiques. On voit donc qu’il n’y a pas de séparation entre l’écriture et l’engagement et que l’hypothèse de la liberté, qu’elle se développe dans des écrits théo-riques ou des œuvres littéraires, est la même que celle au nom de laquelle Sartre s’engage dans l’action politique.

Dès lors comment comprendre qu’il faille combattre pour une liberté qui est pourtant déjà présente, comment comprendre le paradoxe d’une liberté à défendre si nous sommes déjà « condamnés à être libres » ? Pour commencer à l’appréhender, il faut revenir sur l’expé-rience de la nausée. Certes il s’agit d’une fiction, mais elle est décrite en des termes tels qu’elle paraît une expérience vécue : comme si là, Sartre avait vécu une sorte d’extase laïque, en forme de contrepoint à l’effusion mystique que Pascal avait consignée dans son Mémorial. Cette expérience donc est celle de la contingence absolue : « Ça m’a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n’avais senti ce que voulait dire « exister ». J’étais comme les autres, comme ceux qui se promènent au bord de la mer dans leurs

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habits de printemps. Je pensais comme eux « la mer est verte ; ce point blanc, là-haut, c’est une mouette, mais je ne sentais pas que ça existait, [...] J’étais là, immobile et glacé, plongé dans une extase horrible. Mais au sein même de cette extase quelque chose de neuf venait d’apparaître ; je comprenais la nausée, je la possédais. a vrai dire je ne me formulais pas mes découvertes. Mais je crois qu’à présent, il me serait facile de les mettre en mots. » L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que l’existence n’est pas la nécessité. Ce dont Roquentin-Sartre fait l’expérience, c’est de son existence comme un en trop, un sans raison. Extérieurement je ne suis pas là pour rien, des parents m’ont donné naissance, je suis entouré de proches, je suis pris dans un réseau d’engagements. Mais si cette expérience de la contingence est si intense, c’est qu’il s’agit d’une expérience inté-rieure : au fond de moi, quand je reviens à mon intimité, tout se défait dans le sans raison : mon existence ne répond à aucun sens ni aucune finalité, il n’y a rien à attendre et aucun Dieu n’est là pour me sauver, pas plus qu’aucun Grand Autre ne peut voir à l’intérieur de moi. Tout autre est tout autre et ne me voit que dans mon extériorité. L’autre est sans prise, et je reste seul avec moi-même. C’est aussi pourquoi je suis à la fois absolument et démesurément libre : personne n’étant là, au fond de moi, pour me guider, aucun savoir, aucune voix intérieure, je suis démesurément seul et définitivement responsable de cha-cune de mes décisions.

Or cette expérience qui s’est présentée là comme une expérience extraordinaire, fantas-tique, est en fait rencontrée dans chaque décision, mais est ordinairement masquée par le processus ordinaire de décision. Et c’est le mérite de Sartre de nous avoir ramenés à la pointe vive de ce qui se joue à l’instant de la décision. Dans le quotidien, nous ne sommes pas appelés à prendre nommément une décision, une décision où nous sommes appelés à nous-mêmes parce qu’il s’agit d’une décision en notre nom, comme c’est le cas lorsqu’on signe un chèque ou un contrat. Dans la vie quotidienne les décisions sont prises sans s’arrêter sur le moment de décision, parce qu’elles sont prises le plus souvent sans hésitation. Quand j’enfile un pull parce qu’il fait froid, ou tourne à gauche pour prendre le métro, la décision n’est pas thématisée mais est immédiatement enchaînée sur l’action. Par une action qui sait comment procéder pour se réaliser. C’est lorsque l’action et le savoir de « ce qu’il faut faire » est rompu que la décision et que le retour à soi tend à se thématiser. Or dans le quotidien, dès qu’on est pris dans une hésitation, on fait appel à sa propre expérience, son métier, ou bien on s’aide de conseils, de documents. Mais dans la plupart des cas il n’y a pas d’hésitation fondamentale parce ce qu’on sait ce qui va probablement arriver : entre le savoir et ce qui est, entre le savoir qui conduit mon action et ce qui est susceptible d’arriver, il y a, par expérience, identité probable. Rares sont les moments où le savoir s’arrête et que, la situation se dérobant, on n’est plus sûr de rien. Mais c’est précisément à ce moment que le réel de la décision apparaît à nu : tout à coup apparaît que je n’ai aucune entente avec ce réel, que je ne suis à pas son foyer pour, en déduisant ce qui va arriver, savoir ce qu’il faut faire. Le sentiment d’affinité avec la réalité cède la place à l’évidence d’un savoir seulement moyen, statistique, aux marges duquel le réel reste sans prise.

Pourtant il faut agir : c’est l’expérience que l’on rencontre quand on se trouve devant un engagement important, que l’on doit prendre une décision en son nom, ou lorsque sa vie

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même est en jeu : il faut agir et je m’éprouve seul dans la décision que je dois prendre, seul responsable à décider de ce qui m’engage. « Nul ne peut témoigner pour le témoin » disait Celan. De même je me retrouve seul et nu devant la décision : personne n’est là pour ga-rantir ma décision, personne ni aucun savoir, aucune voix n’est là au fond de moi pour me souffler la décision juste. A ce moment où, les titres et les rôles étant tombés je m’éprouve dans ma vérité, j’éprouve aussi que je serai seul responsable de ce qui va être décidé. Démesurément libre, parce que sans autre appui que la seule vacuité de cette liberté. Et c’est pourquoi la décision, dans son acte, correspond toujours à un saut, à un pari : quand survient la pompe de l’énonciation : « je décide de », c’est toujours après-coup, après la nuit du risque de la décision. Il s’agit en réalité pour Sartre d’une sorte de cogito existen-tiel : de même que Descartes découvre qu’au moment où je me pense me penser, durant cet instant, j’ai la certitude d’exister et m’éprouve en tant que je, par cette certitude même, de même, pour Sartre, le je, en faisant l’expérience de son absolue solitude, s’éprouve en tant que je dans l’expérience de soi comme absolue liberté. Je suis ma liberté ! fait-il dire à Oreste dans Les mouches : dans ce je qui n’a d’autre durée que l’instant où je m’éprouve en tant que je, je suis je de m’être comme liberté. Sans doute ce moment de pure encontre dans mon je est-il le plus souvent masqué et recouvert dans le processus ordinaire de la décision. La décision ordinaire vit dans un tel univers de confiance dans son intuition à savoir ce qui va être et ce qu’il faut faire, que le processus est recouvert par l’enchaîne-ment aussitôt de l’action. Mais des pratiques telles que par exemple la torture, elles, ne l’oublient pas. Non pas de la torture sadique ou passionnée, mais la torture technique, professionnelle. Le principe de la torture est en effet de casser l’individu par l’exténuation physique pour le rendre totalement asservi à l’exécutant. Et c’est lorsque l’individu n’est plus capable de s’éprouver soi-même, de ne plus pouvoir se différencier de la voix du bourreau, qui devient pour lui voie intérieure, comme celle de l’hypnotiseur, qu’il laisse sa mémoire s’ouvrir pour y chercher l’aveu attendu. Cependant, répétons-le, cette dimension de liberté est recouverte dans la banalité quotidienne et c’est pourquoi l’engagement de Sartre pour la liberté a pu plus haut apparaître comme contradictoire avec la proposition d’hommes irréductiblement libres. Car cet oubli ou méconnaissance de sa liberté n’est pas un simple accident subjectif mais ce qui est instrumentalisé par tous les pouvoirs sous forme d’idéologie. Le principe d’une idéologie est en effet de détourner les hommes de leur liberté en leur faisant militer eux-mêmes pour le pouvoir qui les assujettit.

Certes on peut asservir à ce point les hommes que, pris dans l’urgence de la survie, ils deviennent des loups entre eux et recourbent sur eux-mêmes la violence qui aurait du éclater en révolte. Mais ce n’est pas productif, car un homme est un bon instrument d’ac-quisition de richesse. C’était d’ailleurs le principe de la colonisation romaine : dès qu’un pays avait été conquis on reprenait son appareil de pouvoir en l’assurant qu’en travaillant au service de l’Empire il trouverait aussi son gain. Une oppression ne fonctionne jamais mieux dans son oppressivité que lorsque ce sont les oppressés eux-mêmes qui l’acceptent ou la revendiquent. Par exemple en les rassemblant dans l’œcuménisme de la Nation ou de l’Effort Commun (le Bien du pays, la Cause), ce qui permet, on le sait de détourner des inégalités de fait. Ou encore en créant une échelle ou une hiérarchie de la reconnaissance en fonction de la proximité à un Conducteur de la Nation : plus on s’identifie à lui ou à ses directives, plus on se valorise auprès des autres. La mauvaise foi est la façon dont

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l’idéologie s’incruste dans la subjectivité. Dans la mauvaise foi, je feins de croire que c’est bien moi qui ai décidé de ce que je poursuis alors que je sais avoir accepté la déci-sion d’un autre ou de m’être laissé aller au plus facile. C’est par la mauvaise foi qu’en se soumettant à l’idéologie les hommes aliènent leur liberté, une liberté dont ils ne peuvent se déposséder et qui justement court en eux comme un remords.

Si cependant on restait à ce niveau d’analyse - l’idéologie comme distraction des hommes de leur réalité - on en resterait à celui du panem et circences, du pain et des cirques. Mais ce dont l’idéologie doit distraire les hommes, c’est de la rencontre avec une liberté qui reste inaliénable quel que soit leur assujettissement. Cette liberté au sens de Sartre qui fait que, même dans l’acceptation subie ou la pire contrainte, c’est toujours soi qui prend la décision. Car si je m’aperçois que je suis seul dans la décision, qu’aucun autre ne (me) voit à l’intérieur de moi (« Dieu te voit ») et que tout autre n’est qu’un autre, alors je m’aperçois que je ne lui dois, ni à aucun autre, fondamentalement rien, même si cet autre prétend avoir sur moi une dette qu’il me fait payer par son oppression, son asservisse-ment. Et contre laquelle dès lors je peux me révolter. Dès que l’autre m’apparaît comme simplement un autre, alors je ne le crains plus, même si je peux craindre sa puissance, son armée ou sa police, mais contre laquelle je peux m’organiser en m’alliant avec d’autres autres. C’est quand j’oublie que je suis seul à prendre une décision, que je me manque dans la solitude de ma liberté, que ce manque se retourne en dette intérieure, me rendant infiniment comptable et coupable, et projette sur l’autre réel une puissance occulte, au-trement menaçante que sa puissance réelle. Dès lors il vaut mieux jouer des structures oppressives en place dans le chacun pour soi pour en tirer le meilleur parti. Et on reprend l’idéologie en place, feignant d’y croire dans la mauvaise foi, mais aussi ainsi participant à sa propagation. Dès lors on comprend ce qui apparaissait plus tôt comme paradoxe, on comprend pourquoi entre la théorie de la liberté et l’engagement de Sartre, il y a eu une seule continuité : il faut libérer matériellement les hommes pour leur restituer l’accès à leur liberté. Il faut leur donner la possibilité d’accéder à ce moment pur où le je coïncidant avec soi-même dans sa vérité, coïncide aussi avec sa liberté.

Ce qui donne aussi un autre sens à l’engagement de Sartre, qu’on a voulu réduire plu-sieurs fois et pour des raisons non innocentes à des réponses dues à l ‘émotion du moment. L’engagement de Sartre était extrêmement construit et, si naïveté il y a, elle correspond plutôt à la figure héroïque du savant qui expérimente sur soi-même sa découverte : Sartre en s’engageant mettait à l’épreuve de la réalité sa théorie. Mais de cette épreuve, nous, qui le relisons 40 ans après, que reste-t-il ? Peut-on simplement évoquer qu’il se soit, dans ces revendications pour la liberté, plusieurs fois trompé en soutenant des causes qui ont fini par montrer leur vrai visage - on pense, par exemple, à son soutien de Khomeiny - ou même a contrario à son silence sur le régime de Pol Pot ? Or au-delà de l’homme Sartre, la théorie est dure et résiste. Du moins elle nous permet par exemple de nous retourner contre l’idéologie progressivement ambiante du religieux, qui voudrait faire du religieux une dimension naturelle de la vie. C’est au contraire en revenant à cette dimension de l’homme seul que la foi retrouve son véritable sens de foi, de pari pour croire, d’enga-gement comme confiance, alors qu’aucun signe n’est là pour garantir sa foi. Pas d’autre alternative donc que de rentrer en débat avec la théorie même.

GEorGEs ZacHarIou - aLaIn GérarD - PauL sEFF - PIErrE BEssEs - nIcoLE GautHEY

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Et dans ce débat, au moins deux arguments pourraient être avancés. Le premier demande à être plus détaillé : on comprend l’intention de Sartre de revenir à l’homme concret. Mais pour l’homme concret, chaque action n’est pas un engagement qui place l’homme devant le tribunal du monde. Et on a le sentiment d’une projection de sa propre situation d’homme public, de la part de Sartre, sur la réalité de l’action quotidienne. Car dans la vie banale, il n’y a que des engagements partiels pour des objectifs jamais complètement clairs, qui sont d’autant plus flous qu’ils ne sont pas thématisés, interrogés (pourquoi je désire cela ?). C’est le jeu des informations, des médias, de faire croire à une scène du monde sur laquelle nous serions comptables de chacune de nos actions. Mais mes seuls témoins, ce sont ces autres qui sont dans mon périmètre de rencontre, des autres avec leurs limites de visibilité sur moi et mon action, et leurs interprétations - c’est aussi pourquoi, partageant la même extériorité, je suis avec eux dans un rapport dialectique. Par ailleurs il y a le plus souvent des raisons purement factuelles pour lesquelles nous ne sommes pas dans ce moment de grâce où nous coïncidons avec notre décision dans la liberté. Est-ce pour autant que nous sommes dans la mauvaise foi ?

Le second porte sur la difficulté de cette théorie de la liberté à fonder un humanisme : qu’est ce qui garantit que l’homme ayant retrouvé la liberté d’accéder à sa liberté sera nécessairement bon ? Car on pourrait opposer qu’on a en a déjà la contre preuve puisque les détenteurs du pouvoir, riches, non aliénés, sont justement ceux qui profitent des autres hommes. Certes la liberté dont parle Sartre, l’épreuve de sa liberté, ne se confond pas avec le sentiment de puissance. Et on pourrait penser que la volonté de pouvoir est aussi une forme d’aliénation de sa liberté, qui vit aussi dans sa mauvaise foi. « Les uns qui se cacheront, par esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai lâches ; les autres qui essaieront de montrer que leur existence est néces-saire, alors qu’elle est la contingence même de l’apparition de l’homme sur la terre, je les appellerai salauds ». Mais en supposant que chacun retrouve, du moins un moment, cette expérience de liberté dans son authenticité, saura-t-il reconnaître l’autre si cet autre n’a pas de valeur en soi, si son existence est contingente ? Comment cet autre peut-il m’appa-raître comme intouchable au-delà des solutions traditionnelles, i.e. s’il n’apparaît comme une créature de Dieu ou un visage de l’infini ? Peut-on être assuré qu’en reconnaissant ma liberté je sois dès lors capable de reconnaître celle de l’autre qui m’apparaît ainsi comme ce proche devant lequel mon agressivité tombe et cède le pas à la bienveillance ? On pourrait le penser en prenant a contrario l’explication qu’il donna de « l’enfer c’est les autres » : ils sont en enfer et « c’est pour cela qu’ils sont morts, c’est pour cela, c’est une manière de dire que c’est une « mort vivante » que d’être entouré par le souci perpétuel de jugements et d’actions que l’on ne veut pas changer. De sorte que, en vérité, comme nous sommes vivants, j’ai voulu montrer, par l’absurde, l’importance, chez nous, de la liberté, c’est-à-dire l’importance de changer les actes par d’autres actes. quel que soit le cercle d’enfer dans lequel nous vivons, je pense que nous sommes libres de le briser. Et si les gens ne le brisent pas, c’est encore librement qu’ils y restent. De sorte qu’ils se met-tent librement en enfer ». Autrement dit, quand je suis authentiquement vivant et que « je suis ma liberté », l’enfer devrait cesser et céder le pas devant la reconnaissance partagée.

Mais qu’en est-il quand la rencontre matériellement n’a pas lieu ? Quand l’autre, ce sont

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en réalité les autres, les lointains ? On sait, pour prendre un exemple récent, qu’au Nevada, où siège le commandement à distance des drones qui vont bombarder les zones tribales au Pakistan, les opérateurs sont soumis à des périodes de réexamen pour ne pas perdre le sens des gestes qu’ils opèrent et prendre conscience de leur portée de destruction. La reconnaissance de l’autre comme son proche, celui auquel on n’attente pas, n’aboutit-t-elle pas à partager simplement l’ensemble des autres entre la sphère des pairs et ceux étrangers, indifférents, anonymes, que l’on peut exploiter (ceux que le colonialisme taxait de « sauvages », de « primitifs ») ? Comment être sûr que la bienveillance à l’égard de cet autre, ce proche, ne soit pas simplement l’effet de la projection narcissique de ma propre image ?

Car enfin c’est toute la question : suffit-il que l’homme revienne au foyer de son authen-ticité pour reconnaître l’autre, et que l’un et l’autre se reconnaissent dans l’universel ? Peut-on faire l’économie d’un tiers extérieur, d’une autorité du vrai, au sens d’une morale universelle ? Remarquons que cette interrogation n’aura sans doute jamais quitté Sartre, car il a écrit des cahiers pour une morale, des textes rédigés en 1947 et 1948, et qui pour-tant n’ont jamais été publiés de son vivant. Supposons malgré tout que cette reconnais-sance possède elle-même sa propre justification de vérité. Il reste cependant une difficulté redoutable. Comment parmi les vivants dont il fait partie reconnaît-on l’humain comme tel, comment fait-on la différence avec l’animal ? Si la ligne de partage entre celui que je reconnais comme autre homme et les autres vivants est liée à la reconnaissance chez cet autre de la même liberté que la mienne, de la même liberté à accéder à sa liberté, comment pourrais-je reconnaître un homme dans un aliéné, au sens psychiatrique du terme ? Com-ment reconnaître la folie comme une forme extrême de l’humain, mais humaine encore ?

On comprend pourquoi cette théorie de la liberté, prise à la lettre de sa rigueur, n’a pas permis de fonder un nouvel humanisme en dépit de l’effort de Sartre dans « L’existentia-lisme est un humanisme ». La meilleure preuve en est sans doute qu’il n’a pas su arrêter l’avènement du structuralisme et la thématique de la mort de l’homme, de la disparition de la valeur homme. La question serait donc aujourd’hui : comment redonner du sens à l’humanisme, comment fonder un nouvel humanisme qui ne poserait pas l’homme ou l’humain comme valeur absolue mais accepterait qu’il puisse aussi disparaître, qui ac-cepterait donc, en des termes sartriens, sa contingence ? Peut-être faudrait-il reconsidérer l’action politique, et l’engagement comme l’a mené Sartre prendrait une autre portée. Le sens ou la fin de la politique est en principe de faire passer dans le réel la moralité, ou une moralité, de prolonger la morale en la rendant réelle. Et si, plutôt, l’engagement créait en même temps qu’il s’engage la morale au nom de laquelle on s’engage et qui est censée lui préexister ? Peut-on faire l’hypothèse que si la morale n’existe pas en soi, ce serait l’acte même de l’engagement qui la ferait paraître comme un objectif sans cesse à atteindre et sans cesse réécrit par les multiples engagements. Cela suffira-t-il ? C’est du moins sur ces questions qu’il est temps enfin de conclure, et d’ouvrir le débat.

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DébatGeorges Zachariou - Je voudrais ajouter quelque chose concernant la diffusion de la pensée de Sartre. Il a toujours été étudié et il est toujours étudié dans le monde anglo-saxon. Il y a toujours des recherches sur lui, de la littérature, des exégèses, des travaux. S’il a donc été éclipsé, c’est en France et pas ailleurs. Et quand vous me dites qu’il est de retour, on verra ce qu’il en sera dans les temps à venir.

Un participant - Quels ont été les rapports de Sartre avec Hannah Arendt, en ce qui concerne le courage politique, le terrorisme, qu’Hannah Arendt a évoqués ?

Pierre Besses - Je pense qu’on pourrait illustrer les rapports de Sartre avec Hannah Arendt par l’analyse qu’Hannah Arendt a faite du procès Eichmann. Elle suit l’individu Eichmann en tant que colonel de l’armée hitlérienne et pour la responsabilité de ses actes dans le génocide, et là il y a une véritable identité du regard philosophique avec Sartre. Une deuxième remarque est qu’ils ont eu un maître à penser commun qui est Heidegger.

Un participant - Je suis très heureux du travail de nos amis du GREP et j’ai été très sensible à ce que vient de dire Georges Zachariou qu’il y avait actuellement une véritable diaspora sartrienne dans le monde et spécialement dans le monde anglo-saxon. Il faut se rappeler le texte Orphée Noir sur la littérature des écrivains africains et antillais et ses vues sur l’émancipation des Noirs, sur le racisme et sur l’anticolonialisme. Et il faut savoir qu’il y a aux États-Unis une société d’études sartriennes américaine qui se réunit régulièrement à Memphis, dans l’hôtel où Martin Luther King a été assassiné.

Et quand Nicole Gauthey parlait de la sincérité à long terme de Sartre, il faut penser à la puissance de prémonition de ce grand intellectuel. On dit : quand on parle de Sartre on parle de Raymond Aron. C’est vrai qu’il est facile d’avoir un regard de côté, a posteriori centriste, et c’est vrai qu’on dit : Aron et Sartre se sont tous les deux trompés. Mais c’est aussi le lot de la philosophie de réfléchir en jouant sur les extrêmes, en jouant sur les oppositions, en faisant, en somme, de la dialectique.

Et une dernière remarque que je voudrais faire, c’est sur cette belle recherche sur les autres, peut-être avec un A majuscule. On a toujours une demande très forte d’être avec les autres, d’affirmer sa singularité, d’affirmer son excéité, ce très joli terme médiéval qu’on a un peu perdu. Je vous remercie.

Une participante - Qu’est-ce que vous pensez que Sartre aurait fait face à la crise d’au-jourd’hui ? Est-ce qu’il aurait pris position ou est-ce qu’il se serait abstenu, avec notam-ment l’abstention de la gauche ?

Alain Gérard - Nul ne peut parler à la place de Sartre, évidemment. Il est certain qu’il au-rait dit des choses. Lesquelles je n’en sais rien. Ce qu’on peut dire c’est qu’on ne voit pas

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Sartre restant muet devant aucun événement politique, quel qu’il soit. Il est vrai que nous vivons dans un temps qui n’est pas très riche en idées et en innovations. C’est vrai même en philosophie. La belle époque de la seconde moitié du XXe siècle a pris fin. Tous ceux qui en faisaient partie ont disparu et on ne voit pas aujourd’hui de têtes philosophiques qui soient prêtes à prendre le relais. Je ne peux pas en dire plus.

Mais je voudrais ajouter quelque chose concernant « autrui » et le terme « individua-lisme ». Il y a aujourd’hui une véritable déviation de ce terme. Notre société serait en train de crever parce qu’il n’y a plus que de l’individualisme partout. Et l’individualisme est pris comme une tare, un défaut. Chacun pour soi.

Pourtant, il ne faut pas confondre « individualisme » avec « égoïsme » ou « hédonisme ». C’est une erreur qui vient de quelque journaliste ou de quelque malheureux penseur de bas étage, je ne sais pas, et que tout le monde reprend partout. Mais l’individualisme est tout au contraire une qualité positive, c’est une conquête, une richesse. Notre société crève d’égoïsme, d’hédonisme, et de beaucoup d’autres choses, mais pas d’individualisme. Je dirais même que nous manquons d’individualisme. Parce que l’in-dividualisme c’est l’enrichissement de chaque individu selon ses capacités et ses talents, et cet enrichissement est un facteur indispensable pour que chacun puisse ensuite se re-tourner vers autrui. L’individualisme est facteur de solidarité, et pas l’inverse. Et on ne se préoccupe pas assez aujourd’hui de l’enrichissement intellectuel de chaque individu.

Et là on revient à Sartre, parce que le concept d’individu - d’Autrui - chez Sartre, est double. D’un côté Autrui c’est un obstacle, c’est l’ennemi, « L’enfer c’est les autres ». Mais d’un autre côté dans L’être et le néant, Autrui est indispensable au Pour-Soi pour revenir à l’En-Soi et pour atteindre sa tâche de liberté. L’engagement n’est pas absent de L’être et le néant. Il peut en être déduit. Le texte sur Autrui est assez court, mais il est là. Et il suffit à déboucher sur Autrui comme un élément indispensable et non uniquement comme un adversaire. L’engagement et le Pour-Autrui existent dans L’Être et le néant. Certes ce n’est pas une « morale », c’est une ouverture sur l’action, et non sur le ren-fermement. En fait, on pourrait dire que l’erreur de Sartre est que L’Être c’est le Néant n’attendait pas une « morale » au sens traditionnel pour lui faire suite, mais autre chose. Pour Sartre le Pour-Autrui est à la fois impossible et indispensable.

Un mot encore. Il y a un autre livre de philosophie de Sartre dont nous n’avons pas parlé, c’est sa critique de la raison Dialectique. Malheureusement, c’est un livre très rébarba-tif, encore plus gros et encore plus touffu que L’être et le néant, écrit sans paragraphes, presque sans chapitres et sans sous-titres, et vraiment très pénible à lire. Mais Sartre y étudie ce qu’il appelle « le practico-inerte » c’est-à-dire l’ensemble des objets (au sens général « d’en-face ») que l’être doit affronter dans son existence et des conflits qui en découlent. Mais pour en parler il faudrait un autre colloque.

Un participant - Je suis d’accord avec Alain Gérard pour dire que nous ne pouvons pas nous substituer à Sartre pour dire ce qu’il aurait fait ou dit aujourd’hui. Par contre, ce qu’on peut dire c’est qu’il y a dans le monde des événements au moins aussi graves que ceux que Sartre a connus de son temps et que les philosophes et les intellectuels sont dra-

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matiquement silencieux. Souvenons-nous du massacre de Mi-Laï au Vietnam. Des Amé-ricains étaient rentrés dans un village et avaient massacré sans raison tous les habitants. C’était un nouvel Oradour-sur-Glane, mais on ne voulait pas le croire, on disait que c’était de la propagande communiste. Puis quelques années après il s’est confirmé que c’était bien vrai. Et Sartre, avec beaucoup d’intellectuels, s’en est indigné. Depuis lors, des Ora-dour-sur-Glane il y en a eu des dizaines, et personne ne s’en est indigné. Par exemple, les événements de Gaza l’année passée, 400 enfants massacrés, et les philosophes sont restés silencieux. On n’a pas entendu dire qu’un seul intellectuel de dimension internationale se soit manifesté. On ne sait pas ce qu’aurait dit Sartre mais on sait très bien ce que ne disent pas les représentants de la classe philosophique d’aujourd’hui.

Alors, bien sûr, on peut dire que Sartre s’est trompé, qu’il a soutenu des causes qui n’étaient pas toutes bonnes. Mais il ne faut pas non plus faire d’anachronismes. Il faut se souvenir qu’on vivait dans un monde binaire. Il n’a pas manqué de mouvements d’éman-cipation pour tenter de s’en abstraire, Il y a eu le Mouvement des non-alignés, mais ils ont tous fini par être éliminés. Tous les dirigeants Tiers-mondistes non-alignés ont été assassinés, sauf ceux de Cuba. La pensée politique ne pouvait pas admettre que l’on ne se rallie pas à un des deux camps du système binaire. Sartre n’a jamais été dupe du prix à payer dans le jeu des alliances et des soutiens. Personne n’a osé dire que le massacre de 400 enfants en trois semaines à Gaza c’était pire encore qu’Oradour. Sartre s’est peut-être trompé mais s’il nous manque c’est parce que personne ne s’est présenté pour prendre sa succession dans le pouvoir d’indignation.

C’est vrai qu’il n’a pas dénoncé Lon-Nol au Cambodge, mais qui dénonçait Pol-Pot ? Qui dénonçait les bombardements américains avant que Pol-Pot ne prenne le pouvoir ? Il y avait des taches aveugles dans les deux camps, dans le camp d’Aron et dans le camp de Sartre. Mais au moins il y avait débat. Aujourd’hui il n’y a plus que des émissions de TV où on interviewe des hommes politiques dont on coupe la parole.

Alain Gérard – Je voudrais ajouter quelque chose. Il se passe aujourd’hui quelque chose de curieux, c’est qu’il n’y a plus d’adversaire en face. Il n’y a plus d’idéologues qui défendent la cause conservatrice. Quand on frappe c’est comme si on frappait dans un édredon, personne ne répond, comme s’il n’y avait personne. Blandine Kriegel disait que le libéralisme c’est une idéologie molle. L’impuissance est des deux côtés.

Un participant - Je voudrais revenir à ce que disait Alain Gérard sur l’individualisme : la dernière intervention de Michel Foucault juste avant sa mort s’intitulait « Prend soin de toi ».

Pierre Besses - Où serait Sartre aujourd’hui ? Je crois qu’il serait avec les salariés de Molex et Bensaïd. Nous avons là un parfait exemple de la lutte des ouvriers contre les actionnaires américains. Où serait-il encore ? Il serait à Fort-de-France. Frantz Fanon a parfaitement compris la puissance contestatrice de la pensée sartrienne pour l’émanci-pation de la Guadeloupe et de la Martinique. Où serait Sartre aujourd’hui ? Il serait au Tribunal International de La Haye. Il serait au côté des victimes du génocide serbe de Srebrenica. Il serait en Israël, là où il y a une lutte de la démocratie contre des dictatures antidémocratiques.

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Alain Gérard - Je pense quand même qu’il faut préciser que si Sartre était aujourd’hui en Israël ce serait peut-être pour défendre l’idéal d’un État d’Israël démocratique et défen-seur des droits de l’homme mais certainement pas pour soutenir le gouvernement israé-lien actuellement au pouvoir et sa politique. Il ne faut pas se tromper.

Paul Seff - Je voudrais laisser les considérations politiques et revenir à des considéra-tions plus strictement philosophiques. Il est certain que Sartre aujourd’hui n’aurait pas cessé de s’engager pour toutes les causes qu’il aurait jugées moralement justes comme il l’a fait toute sa vie et il aurait continué. Mais je voudrais revenir à la philosophie et plus particulièrement sur cette question qu’on a posée tout à l’heure de ses rapports avec l’humanisme.

Je veux dire que Sartre a fait une philosophie qui ne correspond pas du tout avec son engagement politique, avec sa pratique et avec toutes les luttes qu’il a menées. Et il a toujours été empêtré dans cette contradiction. Le paradoxe sartrien, comme on a dit, est de considérer la liberté comme une indétermination totale. Un pouvoir de choix absolu, arbitraire. On peut changer de personnalité à tout instant. Et la volonté c’est choisir n’im-porte quoi. Et il a tenu jusqu’au bout ce paradoxe intenable en rencontrant sans cesse les déterminismes, les déterminations.

La liberté c’est la valeur impossible. Donc on ne devrait rechercher que ça. Et qu’est-ce qu’il nous montre sans arrêt ? Que les hommes fuient devant leur liberté. Ils ont peur de leur liberté. Ils sont écrasés sous le poids de leur responsabilité. Il a écrit une série de bouquins sous le titre de situations, et les situations, elles sont déterminées, évidemment. Les situations, ce sont des possibilités de choix, et ces choix sont limités. Les situations c’est le jeu des circonstances, et les circonstances sont déterminées. Il l’avait compris sans Marx, mais avec le marxisme c’est d’autant plus évident. Les situations sont déter-minées. C’est ce qui nous donne des possibles, et ces possibles peuvent être extrêmement restreints.

Chez Sartre il manque un pont essentiel. Sur la question du rapport à avec l’autre il manque un pont, un pont vers l’éthique, qu’il n’a pas pu élaborer. Et je vais en choquer certains, mais il donne à la liberté le sens de la liberté de la théologie catholique. Il lui manque la notion de valeur. Voilà un homme qui est épris de justice, cette injonction de justice dont parle Derrida, qui domine sa vie. Dans les théories idéalistes ou spiritualistes il y a quelque chose qui polarise ce pouvoir de liberté vers l’éthique. Pour les Lumières c’était la raison, pour d’autres c’est l’esprit. Chez Sartre cela n’existe pas, il se bat pour des valeurs et il ne dit pas d’où elles viennent. Dans L’existentialisme est un Humanisme il a dit que la liberté c’est la possibilité de choisir n’importe quoi. Oui, mais cela laisse choisir le pire.

Un participant - Sur ce point des valeurs qui seraient absentes de la pensée de Sartre, je ne suis pas tout à fait d’accord. On peut l’interpréter autrement. Je pense que Sartre faisait partie de ces gens sans illusions sur le contenu moral et politique des valeurs affichées. Parce qu’en principe la démocratie est porteuse de certaines valeurs et puis finalement elle apporte l’impérialisme. Et Sartre fait partie d’une génération pour laquelle le princi-

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pal allié de la lutte contre le nazisme c’était l’URSS, et de quelle façon : avec 20 millions de morts alors que les Américains en ont eu moins d’un million. Et jusqu’à Yalta on s’accommodait d’être l’allié de Staline. Et toute la génération de cette époque-là était l’héritière de cette évidence qu’on ne cherche pas ses alliés au nom des valeurs mais au nom d’une stratégie et parfois comme un moindre mal. C’est la pièce de Sartre Les Mains sales. La pensée de Sartre à ce moment-là n’a pas voulu jouer l’imposture de se raccro-cher aux valeurs affichées par l’Occident parce qu’il n’en était pas dupe. Et je crois que c’est une forme de lucidité et pas un manque d’éthique. C’est un relativisme éthique et pas une philosophie de l’engagement.

Paul Seff - Mais il en a fait une philosophie de l’engagement, je regrette.

Une participante - Pourriez-vous nous dire un mot des derniers entretiens de Sartre avec Benny Lévy ? Et aussi que dirait Sartre de la gauche d’aujourd’hui ? Et en ce qui concerne la liberté, je voudrais dire que si on la fonde sur des valeurs, ce n’est plus une liberté absolue.

Alain Gérard - Concernant les entretiens avec Benny Lévy, c’est une histoire de jour-nalistes qui est apparue dix ans après la mort de Sartre à l’occasion de la publication d’un numéro des temps Modernes lui rendant hommage. Certains articles et certains commentaires tendaient à faire penser à peu de choses près que Sartre, sous l’influence de Benny Lévy, s’était converti et s’était mis à croire en Dieu. Benny Lévy lui-même a alors publié le texte intégral de ces entretiens, avec une introduction et une postface très ambiguës qui laissaient planer tous les doutes, Mais quand on lit le texte lui-même, on n’y trouve vraiment rien de semblable. Les proches de Sartre, dont Simone de Beauvoir, en ont porté témoignage. C’est un non-événement. Ce n’est même pas la peine d’en parler. Benny Lévy n’est pas un personnage très fiable. Militant gauchiste actif en Mai 68 il a été engagé plus tard par Sartre comme secrétaire et est resté avec lui jusqu’à sa mort. Mais entre-temps, de juif laïque engagé à l’extrême gauche, il est devenu juif religieux à la li-mite de l’intégrisme. Libre à lui, mais après, il a eu tendance à attirer un peu tout le monde vers le monothéisme et la foi judaïque. Il a, en 1997, organisé en Israël un séminaire sur Dieu et la philosophie au cours duquel il a fait de Levinas un juif religieux militant, alors que Levinas était certes juif et croyant, mais avec infiniment plus de nuance et de finesse.Pour ce que Sartre aurait pensé de notre gauche actuelle, ici encore je ne crois pas que personne ne puisse rien en dire. Je ne m’y aventurerais à coup sûr pas.

Mais je voudrais, peut-être en guise de conclusion et en même temps de réponse à cer-taines questions qui ont été posées, ajouter quelque chose sur la « liberté » de Sartre et les « valeurs ». Quand on parle de liberté, il ne faut pas mélanger les différents stades du déroulement d’un processus très complexe. Le moment de libre choix dans l’action et l’engagement peut se placer à plusieurs endroits. Et une éthique peut l’entraver autant que le fonder. Le choix de l’engagement est-il encore libre s’il est précédé des impératifs des Dix Commandements, de la Thora, ou du Coran, ou même simplement de la bonne conscience bourgeoise traditionnelle ? Non. Et c’est d’abord de cela que Sartre entend s’extraire. Une fois ainsi dégagé de toute entrave dogmatique ou autoritariste extérieure, le choix ne dépend réellement plus que du jugement de chacun. Et la force de Sartre est

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d’avoir rendu ce choix non seulement vraiment libre mais aussi nécessaire. Je dis bien la prise du choix et non la réponse qui y est donnée. La seule sanction est alors la responsa-bilité de chacun. La liberté ne signifie pas que l’engagement est impossible, elle signifie au contraire que tous les engagements sont possibles. Et le danger, évidemment, c’est le mauvais choix. Mais peut-on vraiment dire que la forme dogmatique de la liberté, dictée par une éthique qui lui est antérieure, exclut toute possibilité de mauvais choix ?

Quant aux valeurs, Sartre en parle dans L’Être et le néant, et il en fait même un élément de la décision de liberté, mais il les réduit à peu de chose. Voici un petit extrait que j’avais dans mes papiers mais que je n’ai pas eu le temps de vous lire : « La valeur a valeur d’être, mais cet existant normatif n’a pas d’être en tant que réalité. Son être est d’être valeur, c’est-à-dire de n’être pas. Elle se donne comme un au-delà des actes envisagés, comme la limite de la progression infinie des actes nobles. Elle est ce vers quoi un être dépasse son être, le par-delà de tous les dépassements, l’explication des moralités ». En d’autres termes, même les valeurs sont à choisir. Ce qui nous ramène au point de départ – et donne raison à Sartre.

Enfin un dernier mot concernant les exemples de comportements donnés par Sartre dans son livre et dans ses œuvres littéraires. Car on l’a beaucoup accusé, surtout à ses débuts, d’être pessimiste et peu flatteur, et même « sale », avec ses personnages, qui sont souvent présentés comme veules, hypocrites, etc. Mais ici il ne faut pas faire comme Lukacs avec les grands romanciers du XXe siècle. Je ne m’attendais pas à ce qu’on parle de Lukacs au cours de ce colloque mais puisque c’est fait je n’hésite pas. Lukacs est un auteur marxiste non conformiste, et à plusieurs reprises condamné par ses pairs, qui a proposé plusieurs idées intéressantes, parfois proches du structuralisme, comme « la réification du prolé-tariat ». Mais Lukacs a écrit aussi une volumineuse Esthétique en quatre volumes épais, non traduits en français, dans lesquels il envoie les grands romanciers du XXe siècle, Musil, Proust, Mauriac, Duhamel, dans les poubelles de l’Histoire comme étant des sup-pôts du capitalisme et à ce titre à proscrire et à interdire. Comme si Proust, Duhamel et les autres avaient décrit la société bourgeoise de leur époque pour en faire un modèle. C’était au contraire pour en faire le constat critique et leur lecture aurait dû être recommandée en tant que portrait de ce Lukacs combattait. La même inversion est faite pour Sartre. Il ne propose pas ses portraits comme autant de modèles à suivre mais comme des exemples, précisément, de « mauvais choix » faits dans le cadre de leur faculté de liberté. Nul ne niera que notre monde n’est pas tout rose. Et Sartre nous propose des méthodes d’analyse très utiles pour nous permettre d’en surmonter les difficultés et les dérives. Ce qui est vrai, évidemment, c’est qu’il ne nous dit pas quels critères on peut utiliser pour faire ce choix. Il ne dit pas ce que c’est « le bien » et ce que c’est « le mal ».

C’est vrai. Mais c’est justement parce que c’est à chacun de les trouver. C’est une œuvre de jugement et pas une œuvre de connaissance. On pourrait dire peut-être dire que c’est un « vécu » et non un « acquis ».

Georges Zachariou - Je crois que Sartre, aujourd’hui, n’existerait pas en tant que tel, en fin de compte. Il est un véritable produit de l’époque à laquelle il vivait. Cette époque est merveilleuse et dramatique à la fois. Dramatique par l’horreur des guerres épouvantables,

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Parcours - 2009-2010

mais merveilleuse par le bouillonnement des idées, des créations artistiques. C’est dans ce cadre-là qu’il pouvait y avoir des Sartre, des Raymond Aron, des Nizan, des Merleau-Ponty, et la liste est longue. Mais où sont les intellectuels aujourd’hui ? Qui est prêt à prendre la relève ? Bernard-Henry Lévy ? André Glucksmann ? Les gens sont ce qu’ils sont et ils sont toujours capables, mais l’époque n’est pas propice. Sartre aujourd’hui n’aurait pas pu être ce qu’il a été.