les perspectives des relations et de l'organisation

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496 Les perspectives des relations et de l'organisation économiques internationales de l'après-guerre Parle D r L. Ledermann Privat-docent à l'Université de Genève Sommaire: 1° Introduction. Caractère transitoire de la situation actuelle. — 2° Causes techno- logiques de l'intensification future des relations économiques internationales. — 3 e Tendances économiques vers le développement futur des échanges internationaux. — 4° Tendances de l'évolution vers l'organisation économique internationale. — 5° Conclusion. Le rôle du socio- logue. Perspectives. 1° Introduction. Caractère transitoire de la situation actuelle Parler aujourd'hui d'une organisation économique internationale, n'est-ce pas une gageure? Etant donné le rétrécissement croissant des rapports écono- miques internationaux, ne semblerait-il pas qu'il soit au moins paradoxal de s'occuper des perspectives de l'organisation économique du monde de de- main? En face de la désorganisation, on dira même de la désagrégation de l'économie mondiale, et du chaos que l'on constate dans les affaires économiques du monde entier, alors que les exigences économiques énormes créées par la guerre priment, chez les belligérants comme dans les pays neutres, toute autre considération, n'est-il pas paradoxal, en effet, de parler d'«organisation», alors que ce terme implique nécessairement un élément d'ordre sans lequel il serait inconcevable ? Pourtant ce sera la tâche de cet exposé de montrer les raisons que nous avons de penser qu'au lendemain de cette guerre nous assisterons, non seule- ment à une reprise mais même à une intensification des relations économiques internationales, et qu'il est permis d'envisager en même temps une organisation économique internationale plus perfectionnée que celle que nous avons connue à la veille de la présente guerre. Il faut lutter contre l'opinion qui représente l'état actuel des relations et de l'organisation économiques internationales comme l'état normal alors qu'il ne peut être que transitoire : l'économie de guerre est un état nécessaire pour le temps de la guerre; les nations et l'humanité ne sauraient s'en accommoder une fois la guerre terminée. Pour démontrer tout d'abord que l'anémie actuelle des relations écono- miques internationales ne peut être que transitoire — nous allions dire patho- logique — voyons quels sont les facteurs qui permettent d'envisager, au lende- main de la guerre, une extension de plus en plus grande des échanges écono-

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Les perspectives des relations et de l'organisation économiques internationales de l'après-guerre

P a r l e D r L. L e d e r m a n n Privat-docent à l'Université de Genève

S o m m a i r e : 1° Introduction. Caractère transitoire de la situation actuelle. — 2° Causes techno­logiques de l'intensification future des relations économiques internationales. — 3 e Tendances économiques vers le développement futur des échanges internationaux. — 4° Tendances de l'évolution vers l'organisation économique internationale. — 5° Conclusion. Le rôle du socio­

logue. Perspectives.

1° Introduction. Caractère transitoire de la situation actuelle Parler aujourd'hui d'une organisation économique internationale, n'est-ce

pas une gageure? Etant donné le rétrécissement croissant des rapports écono­miques internationaux, ne semblerait-il pas qu'il soit au moins paradoxal de s'occuper des perspectives de l'organisation économique du monde de de­main? En face de la désorganisation, on dira même de la désagrégation de l'économie mondiale, et du chaos que l'on constate dans les affaires économiques du monde entier, alors que les exigences économiques énormes créées par la guerre priment, chez les belligérants comme dans les pays neutres, toute autre considération, n'est-il pas paradoxal, en effet, de parler d'«organisation», alors que ce terme implique nécessairement un élément d'ordre sans lequel il serait inconcevable ?

Pourtant ce sera la tâche de cet exposé de montrer les raisons que nous avons de penser qu'au lendemain de cette guerre nous assisterons, non seule­ment à une reprise mais même à une intensification des relations économiques internationales, et qu'il est permis d'envisager en même temps une organisation économique internationale plus perfectionnée que celle que nous avons connue à la veille de la présente guerre. Il faut lutter contre l'opinion qui représente l'état actuel des relations et de l'organisation économiques internationales comme l'état normal alors qu'il ne peut être que transitoire : l'économie de guerre est un état nécessaire pour le temps de la guerre; les nations et l'humanité ne sauraient s'en accommoder une fois la guerre terminée.

Pour démontrer tout d'abord que l'anémie actuelle des relations écono­miques internationales ne peut être que transitoire — nous allions dire patho­logique — voyons quels sont les facteurs qui permettent d'envisager, au lende­main de la guerre, une extension de plus en plus grande des échanges écono-

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miques internationaux. Nous traiterons dans la seconde partie de notre exposé des tendances qui se manifestent dans la direction de l'organisation écono­mique internationale future x).

Les facteurs technologiques et économiques qui permettent de prévoir l'intensification des relations économiques internationales au lendemain de cette guerre découlent de la nature même de l'économie mondiale actuelle et de l'état présent de notre civilisation matérielle, dont la première est une consé­quence. Pour démontrer en effet que le cloisonnement des économies nationales, les tendances à l'autarcie et la guerre économique de tous contre tous ne sont qu'un état transitoire, point n'est besoin de recourir à des exemples historiques. L'humanité, il est vrai, à des époques différentes de son histoire, a déjà connu des relations économiques internationales très étendues qui allaient quelquefois jusqu'à une véritable organisation économique internationale; le monde phéni­cien, babylonien, égyptien, puis grec et romain a possédé tout un réseau de rapports de ce genre. Même l'époque du Moyen-Age, le monde arabe, puis le monde du temps des grandes découvertes géographiques ont eu leurs relations économiques internationales — dans l'acception géographique d'alors du mot «international», bien entendu. Ce ne sont pas les Physiocrates et Adam Smith qui ont découvert les avantages des échanges commerciaux internationaux: avant Quesnay et Turgot, les commerçants d'un grand nombre de pays con­naissaient les avantages qu'ils pouvaient tirer du commerce international. Est-il besoin de dire que si ces commerçants en retiraient un profit, c'est que ces rapports économiques internationaux étaient tout à l'avantage des con­sommateurs auxquels ils apportaient les biens des quatre coins du monde et dont ils relevaient le niveau de vie d'une façon sensible ? Mais ce ne sont point les avantages du commerce international que nous voulons démontrer ici, ni ses vicissitudes à travers l'histoire, ni les crises qu'il a traversées, ni comment, après des éclipses plus ou moins longues, il est toujours ressuscité, plus puissant que jamais, tel Phénix de ses cendres. Au demeurant, les exemples historiques ne peuvent, de toute façon, que nous renseigner imparfaitement sur l'avenir. Pour montrer la tendance que les relations économiques internationales pren­dront, à notre avis, au lendemain de cette guerre, il nous faut plutôt rappeler certains éléments essentiels de l'économie mondiale, influencée, comme nous le rappelions il y a un instant, par l'état de notre civilisation matérielle. Ces éléments — techniques et économiques — reprendront leur travail, lent mais continuel, dès que cesseront d'agir les facteurs artificiels qui entravent actuelle­ment l'économie.

*) Pour une analyse des tendances récentes des relations économiques internationales voir entre autres les ouvrages suivants : Condl i f f e , J . B . : The Chang ing S t r u c t u r e of t h e E c o n o m i e World. International Chamber of Commerce, 1939.; du même auteur: The R e c o n ­s t r u c t i o n of Wor ld Trade , New York 1940; F e i s , H.: The Chang ing P a t t e r n of I n t e r n a t i o n a l E c o n o m i e Affa irs , New York 1940; Gordon, M. S.: Barr iers to W o r l d Trade , New York 1941; R ò p k e , W.: I n t e r n a t i o n a l E c o n o m i c D i s i n t e g r a t i o n , London, 1942; et du même auteur: D i e G e s e l l s c h a f t s k r i s i s der G e g e n w a r t , Zürich 1941.

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2° Causes technologiques de l'intensification future des relations économiques internationales

Facteurs techniques — ou plutôt technologiques — tout d'abord. A aucune époque de l'histoire humaine on n'a pu constater un bond semblable dans le domaine de la technique comme celui auquel nous assistions depuis le commence­ment de la révolution industrielle. Ce sont ces inventions techniques qui, à la base même de notre civilisation matérielle, nécessitent et conditionnent en premier lieu l'élargissement futur des relations économiques internationales. Ces inventions techniques nous éblouissent tous et nous en serions tous fiers à juste titre si elles ne profitaient à l'humanité que dans le domaine économique et social et en vue d'accroître le bien-être des individus. Il n'est guère besoin de dresser un inventaire, même Superficiel, de ces inventions : nous ne mention­nerons ici comme exemples que trois catégories. Elles sont, d'ailleurs, dans l'ordre de notre démonstration, car elles ont puissamment contribué au déve­loppement des relations économiques internationales au cours des dernières générations et leur action dans le même sens nous paraît encore loin d'être épuisée. Ce sont les inventions et perfectionnements dans l'emploi des forces motrices, le développement des communications et l'emploi de matières pre­mières toujours plus diversifiées et d'un volume toujours croissant1).

Nombreuses sont les descriptions de l'invraisemblable rétrécissement du monde par l'institution des services de bateaux, de trains et d'avions ultra­rapides depuis le commencement du siècle dernier jusqu'à la veille de la seconde guerre mondiale. Un savant américain 2) a confectionné une carte du monde où il a noté les distances, en temps de voyage, de l'an 1812 et celles existantes ou possibles en 1938. Il a pu en conclure que le monde entier est plus petit aujourd'hui que les Etats-Unis ne l'étaient au temps de Washington et l'Europe au temps de Napoléon. Mais ce ne sont là que des généralisations, intéressantes il est vrai. Ce qui importe au point de vue économique, ce n'est pas tant la possibilité pour un nouveau Philéas Fogg de faire le tour du monde, mais l'exis­tence de routes commerciales rapides et de moyens de communications stables: c'est l'augmentation du volume des échanges et la diminution du coût de trans­port par unité de marchandises transportées. Ce qui importe pour le développe­ment des relations économiques internationales, ce sont les progrès accomplis par le transport des voyageurs, des marchandises — et des idées. Or, à ce point de vue, les inventions techniques, et aussi leur mise en œuvre depuis une cen­taine d'années, ont eu l'importance que l'on sait. Quiconque sait un peu lire les statistiques commerciales se rend compte de l'influence de ces inventions et de leur application sur l'intensification des relations économiques internatio­nales. Tous ces progrès seraient-ils annihilés par la guerre ? Retournerons-nous aux postillons d'antan? Certes non. Au contraire: les inventions qu'on garde actuellement secrètes pour des raisons militaires ne feront qu'ajouter aux progrès,

!) Cette description est basée en partie sur l'excellente analyse des tendances en question faite par S t a l e y , E.: Wor ld E c o n o m y in T r a n s i t i o n , New York 1939, p. 3 et ss.

2) Cf. S t a l e y : op. cit . , p. 10.

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entre autres, des communications et des transports en temps de paix. Ce sera la juste rançon de notre civilisation que cette application d'inventions faites pour des besoins militaires à l'amélioration de relations économiques interna­tionales pacifiques, alors qu'actuellement au contraire le labeur de paisibles savants se trouve distrait des œuvres de la paix pour celles de la guerre.

Disons quelques mots d'un autre facteur d'ordre technique qui, à notre avis, agira aussi dans le sens du maintien et même de l'intensification des re­lations économiques internationales au lendemain de la guerre, et que cette guerre, loin de contrecarrer, ne fera au contraire qu'accélérer: c'est l'emploi de matières premières toujours diversifiées et de volume sans cesse croissant. Nous ne citerons pas de statistiques: c'est la tendance qui nous intéresse ici. Faut-il des exemples ? Faut-il montrer qu'on a utilisé, depuis le commencement de ce siècle, plus de ressources minérales que durant toute l'histoire précédente de l'humanité ? Faut-il montrer que l'industrie du téléphone par exemple a besoin de quarante matières premières différentes environ, que pour fabriquer une automobile moderne — celle de 1939 qui marchait — il faut plus de 200 matières premières? Faut-il rappeler enfin l'exemple classique et déjà lointain de Thomas Alva Edison qui a expérimenté 6000 matières différentes avant d'employer le fibre carbonisé de certaines espèces de bambou japonais comme filament dans ses lampes à incandescence, filament qui, d'ailleurs, a été maintes fois depuis lors remplacé par d'autres matières ? La conséquence qui résulte de ces exemples et d'autres semblables est évidente: c'est la nécessité — ou plutôt la fatalité — de relations économiques internationales toujours plus intenses. Car — à moins de conquérir la plus grande partie du monde — aucun pays ne saurait devenir autarcique au point de trouver sur le territoire qu'il contrôle tout le tungstène, le thorium, le cérium, le vanadium, l'iridium, le platine, le nickel, le manganèse, le chrome, l'étain, le sélénium, l'amiante, l'antimoine, le cobalt, l'uranium, l'hélium, le molybdène dont l'industrie moderne a besoin — et nous n'avons mentionné ici qu'un petit nombre des métaux dont, à part le charbon et le fer, l'industrie a besoin de nos jours, c'est-à-dire à l'âge des alliages. Pas plus que les pays dits non-possédants, les pays, ou associations de pays, appelés possédants, comme l'Empire bri­tannique et les Etats-Unis, que nous croyions être pourtant — abstraction faite de l'U. R. S. S. dont nous ne connaissons qu'imparfaitement les ressources, effectives et potentielles — les deux seuls Etats en mesure de se rapprocher le plus de 1'«idéal» autarcique, ne sauraient se passer du reste du monde. Et le pourraient-ils à un moment donné, qu'une nouvelle invention technique les mettrait de nouveau dans la nécessité d'avoir recours à l'échange international : tout comme au temps de l'exemple classique d'Adam Smith et du déjeuner de l'Anglais moyen. Nous connaissons la valeur de l'argument que l'on oppose généralement à cette argumentation: la possibilité, voire la nécessité de l'emploi de produits de remplacement: nous lui avons consacré une grande attention. Nous croyons cependant que cette guerre ne fera qu'ajouter un démenti de plus à ceux qui — sincèrement ou pour des raisons non avouées, peu importe —

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ont cru à la possibilité d'un Etat autarcique x). Une fois cette guerre finie et les relations économiques internationales rétablies, ce qui restera des nouveaux produits de remplacement — et seul subsistera ce qui, à coût égal, est de meilleure qualité, ou, à qualité égale, meilleur marché, ou encore, le produit qui corres­pondra à un besoin nouvellement créé — ajoutera un argument de plus à notre thèse. Car si de nouvelles matières premières viennent remplacer celles précé­demment employées ou si de nouveaux procédés techniques nécessitent l'emploi de nouvelles matières, il faudra se les procurer par la voie du commerce inter­national. On peut facilement décomposer le problème des matières premières en ses composants de géographie économique, c'est-à-dire le ramener au fait de la distribution inégale des ressources naturelles sur la surface du globe, donc parmi les nations. Vu ainsi, et si l'on écarte la possibilité de guerres de conquêtes continuelles, le soi-disant «problème» des matières premières 2) ne peut être résolu que par le moyen de relations économiques internationales: loin de les entraver, il faudrait au contraire les développer par tous les moyens. Lorsqu'on aura arraché ses griffes politiques à l'âpre discussion qui s'est élevée ses dernières années, au sujet du problème des matières premières, entre nations «possédantes» et «non-possédantes» et qu'on l'aura replacée dans son cadre économique, on découvrira qu'elle renferme un argument de plus — et un argument de taille — en faveur de l'intensification des relations économiques internationales. Et ce facteur jouera dans le sens indiqué, qu'on le veuille ou non!

Mais nous n'avons parlé encore que des facteurs techniques qui paraissent devoir pousser irrésistiblement dans la voie de l'intensification des relations économiques internationales au lendemain de cette guerre. Même si nous ne pouvons nous étendre ici sur les facteurs démographiques — l'augmentation de la population mondiale depuis une centaine d'années et la nécessité de satis­faire ses besoins croissants par la voie de relations économiques internationales intensifiées — nous devons envisager les facteurs d'ordre économique qui agissent également dans cette direction.

3° Tendances économiques vers le développement futur > des échanges internationaux

En parlant de ces facteurs économiques, on rouvre nécessairement la dis­cussion séculaire autour du libre-échange. Nous ne le craignons pas, car bien

*) Cf. entre autres: T r a v a u x du Congrès des é c o n o m i s t e s de l a n g u e f r a n ç a i s e , Paris 1936; B u r k y , Ch., de la H a r p e , J., e t W a c k e r n a g e l , J.: La S u i s s e e t l ' a u ­tarc i e . Comité suisse de coordination des Hautes Etudes Internationales, Neuchâtel et Paris 1939; T r u c h y , H.: E c h a n g e s i n t e r n a t i o n a u x et a u t a r c i e , Paris 1939.

2) Voir les comptes rendus de la X e session de la Conférence Permanente de Hautes Etudes Internationales (rapporteur général: le professeur Maurice Bourquin) qui s'est tenue à Paris en 1937 et dont le sujet fut: Le p r o b l è m e des c h a n g e m e n t s p a c i f i q u e s dans les r e l a t i o n s i n t e r n a t i o n a l e s (édition de l'Institut international de Coopération Intellec­tuelle), Paris 1938. Cf. en outre: Gin i , Corrado: D i e P r o b l e m e der i n t e r n a t i o n a l e n B e v ö l k e r u n g s - und R o h s t o f f v e r t e i l u n g , Jena 1937; K a p p , K. W.: The L e a g u e of N a t i o n s and R a w Mater ia l s , Geneva Research Centre, 1941; K r a n o l d , H.: The I n t e r n a t i o n a l D i s t r i b u t i o n of R a w Mater ia l s , London 1938; Lubke , A.: D a s d e u t s c h e R o h s t o f f w u n d e r , Stuttgart 1940.

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que le plan de la discussion se soit aujourd'hui déplacé et qu'il ne s'agisse plus de l'antithèse libre-échange-protectionnisme, l'évolution économique du siècle passé semble cependant démontrer le bien-fondé des principales affir­mations de ceux qui défendaient le point de vue que des échanges internationaux toujours plus intenses sont dans l'intérêt du bien-être des individus comme dans celui des collectivités nationales. Il est cependant bien entendu que cette affirmation ne correspond à la réalité — à l'exception de quelques cas spéci­fiques et alors pour des périodes transitoires — que si la base de notre hiérar­chie de valeurs sociales est constituée par les égards pour le bien-être matériel et moral de l'individu. Il ne s'agit plus, comprenons-le bien, d'un choix entre libre-échange et protectionnisme, mais bien entre un minimum de liberté écono­mique et le nationalisme économique à outrance dans son expression la plus intransigeante, qu'est l'autarcie 1). C'est de ce point de vue que nous tâcherons de résumer les arguments favoris de ceux qui militent en faveur du nationalisme économique et de l'autarcie — héritiers multiples mais non moins agressifs des protectionnistes d'autrefois — et les arguments qu'on leur oppose habi­tuellement. Nous verrons plus loin l'importance de cette discussion au point de vue de notre sujet.

1° Le libre-échange, disent ses adversaires, n'a existé au fond que pendant une période restreinte — 1860—1914 — et dans un seul pays. Pour autant que ce libre-échange existait, il était dans l'intérêt bien entendu de ce pays — l'Angleterre — qui était alors en avance d'une génération sur les autres pays au point de vue de son industrialisation.

2° Les idées libre-échangistes d'un Adam Smith étaient basées sur la con­ception de la division internationale du travail, c'est-à-dire sur l'idée de la spécialisation régionale et nationale, chaque pays ou région produisant ce pour quoi il était le mieux préparé par ses conditions naturelles et les aptitudes de ses habitants. Mais l'essor de la technique et de ses applications à l'agri­culture et à l'industrie modernes a réduit dans une mesure considérable les avantages naturels et traditionnels d'une nation par rapport aux autres. On produit de nos jours avec autant de facilité et de succès des céréales au Kansas et au Manitoba qu'on n'en produisait autrefois dans le grenier de l'Europe, c'est-à-dire en Europe centrale et orientale. Et les cotonnades fabriquées en Chine, aux Indes, en Amérique du Sud et au Japon, ne font-elles pas victorieuse­ment concurrence à celles du Lancashire, malgré la trop célèbre humidité du climat anglais et les non moins célèbres aptitudes de ses filateurs et tisserands ? N'étant plus, dans la même mesure qu'au XIX e siècle, dans la dépendance du charbon et du fer, l'industrie moderne peut trouver plus facilement de nou­veaux centres. Regardez plutôt — disent ces économistes — l'industrialisation croissante de pays et de régions autrefois agricoles et productrices de matières premières, le développement de l'agriculture dans des pays jusqu'alors industriels, la formation d'économies complexes corrélatives à l'effort de divers pays pour se suffire à eux-mêmes.

*) V. à ce sujet notre étude: La p o l i t i q u e é c o n o m i q u e i n t e r n a t i o n a l e au carre* four. Extrait de la Revue Economique Internationale, Bruxelles 1938.

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3° Le degré «d'emploi peut être augmenté et, partant, le chômage diminué, par de hauts tarifs, qui sont donc dans l'intérêt du bien-être individuel. Voyez plutôt — disent ces tenants de la politique du nationalisme économique — les Etats-Unis, où chaque fois qu'il y a eu une crise économique, on a tâché d'y remédier par l'augmentation des tarifs.

4° Sans stabilisation monétaire il est d'ailleurs oiseux de parler de libre-échange, les avantages que le commerce international serait susceptible de procurer se traduisant facilement en billets de banque dépréciés que l'on a reçu en échange de marchandises précieuses.

5° Puis viennent les deux arguments extra-économiques favoris: a) l'idée du libre-échange va à Pencontre des réalités modernes dans le champ de la politique nationale et, surtout, au point de vue militaire. Ici intervient l'argu­mentation bien connue en faveur de la mobilisation économique, et son in­compatibilité avec le libre-échange.

b) Puis, prenant la question par l'autre bout, on prétend que le commerce international, par l'élargissement des sphères d'intérêt qu'il crée, mène directe­ment à l'impérialisme et, donc, à la guerre.

La conséquence logique, mais pas toujours avouée cependant, de cette argumentation aux yeux de ses défenseurs semble être la nécessité du nationa­lisme économique et de son expression la plus intransigeante: l'autarcie.

Quelle est, en face de cette argumentation, celle des libre-échangistes modernes? Nous n'avons pas la prétention de l'exposer ici en détail; il nous suffira de mentionner les arguments qui étayent tout particulièrement notre thèse qui est qu'avec la fin de cette guerre et des perturbations inévitables auxquelles elle donnera naissance, nous verrons se produire l'élargissement des rapports économiques internationaux x).

1° C'est précisément par suite de l'essor de la technique moderne que le commerce international est devenu une nécessité vitale pour les nations et les individus qui les composent. C'est précisément parce que le couple fer-charbon n'assure plus aux Etats une prédominance industrielle, et parce que de nombreux produits sont aujourd'hui aussi nécessaires que ne l'étaient autrefois le fer et le charbon, que l'autarcie est devenue non seulement paradoxale mais irré­alisable. Aucun pays du monde, ou association de pays comme l'est l'Empire britannique, ne peut se considérer à la longue comme étant indépendant du reste du monde, s'il ne veut rester en arrière dans son évolution industrielle et dans le niveau de vie de ses habitants. Plus la technique se développe et plus les besoins humains augmentent. On ne peut contrecarrer la tendance vers l'intensification du commerce international qu'au détriment de la satisfaction des besoins humains. L'état de guerre ou de mobilisation économique dans lequel une telle diminution s'impose, n'est ni normal, ni souhaitable pour l'humanité.

*) Voir aussi: Cole, Ch. W.: I n t e r n a t i o n a l E c o n o m i e I n t e r d e p e n d e n c e . Com­mission to Study The Organization of Peace: «Preliminary Report and Monographs». Inter­national Conciliation, Carnegie Endowment for International Peace, New York, April 1941, p. 240 et ss.

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2° Ce n'est pas la liberté des échanges qui produit des crises comme celle de 1922 ou de 1929. C'est au contraire l'étranglement du commerce international, par les mesures que l'on ne connaît que trop bien, qui produit une diminution dans l'emploi. Si les Etats-Unis et le monde ont connu une crise après 1929, ce ne fut pas à cause du commerce international, mais bien plutôt à cause des hauts tarifs américains et de la politique impardonnable — politique à courte vue même du point de vue américain — consistant à vouloir rester la première nation créancière du monde tout en pratiquant une politique protectionniste à outrance.

3° Ce n'est pas le commerce international qui conduit à la guerre mais bien plutôt le nationalisme économique: ceci paraît évident.

Nous savons que ni les tenants du nationalisme économique, ni ceux qui, de nos jours encore, combattent pour la liberté des échanges, ne seraient satis­faits du résumé que nous venons de faire de quelques-uns de leurs arguments, car, comme tout résumé, celui-ci aussi pèche au moins par la généralisation. Nous avons d'ailleurs volontairement omis de mentionner ici quelques-uns des arguments favoris des deux camps: les économistes libéraux insistent particulièrement par exemple sur les effets du commerce international sur l'emploi total (full e m p l o y m e n t ) et sur l'intime relation de l'état de paix avec la liberté des échanges. Mais pour la question qui nous intéresse princi­palement ici il n'est pas besoin d'examiner si c'est bien l'état de paix qui favorise le commerce international ou si ce sont les échanges internationaux qui, par les intérêts multiples qu'ils créent, sont favorables au maintien de la paix 1). Toujours du même point de vue, il ne sied pas d'examiner ici si, comme nous le croyons, l'intensification des relations économiques internationales est capable de remédier à cette gangrène de notre organisation économique qu'est le chômage. Ce qui nous importe ici, ce sont les motifs qui, à notre avis, semblent présager la possibilité, plus, la probabilité de l'extension des relations économiques internationales après cette guerre. Or, parmi les raisons qui nous font prévoir une évolution de ce genre, celles militant en faveur de la liberté des échanges occupent une place de choix, par le fait qu'elles correspondent à des tendances naturelles de l'économie mondiale contemporaine.

Il existe d'autres facteurs économiques qui indiquent la même direction. L'économie moderne, basée sur une technique également moderne, exige im­périeusement l'élargissement toujours croissant des marchés: une bonne partie des produits fabriqués — ceux qu'on appelle dans la terminologie économique anglaise «durable goods» — ne sont rentables qu'à la condition d'être fabriqués en masse, c'est-à-dire pour un grand marché.

C'est aussi, d'ailleurs, dans l'imbrication même de l'économie mondiale que réside l'un des facteurs qui agiront dans le sens de l'intensification future

x) Voir à ce sujet: B a u d i n , L.: Free Trade and P e a c e . International Institute of Intellectual Cooperation, Paris 1939. Voir aussi les mémoires préparés pour la XII e session de la Conférence permanente de Hautes Etudes Internationales (rapporteur général: le pro­fesseur J. B. Condliffe) qui s'est réunie à Bergen en 1939 et dont le sujet fut: «Les politiques économiques et la paix du monde». Cf. notamment: Condl i f f e , J. B.: The R e c o n s t r u c t i o n of Wor ld T r a d e , c i t .

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des relations économiques internationales. Car si ces relations n'étaient déjà pas arrivées à leur développement actuel, si l'enchevêtrement des économies nationales n'était déjà pas aussi grand qu'il n'est, l'isolement serait peut-être encore possible. Mais actuellement, à moins d'une réduction radicale du niveau de vie, il n'y a plus moyen de revenir en arrière. Le processus «auto­inflammatoire» ou, si l'on veut, la tendance «self-inductive» de l'interdépen­dance économique mondiale sont déjà trop avancés.

Nous venons donc de passer en revue quelques-uns des éléments qui nous paraissent devoir agir sur l'intensification des relations économiques inter­nationales après cette guerre. N'existe-il pas de tendances opposées? Certes. Nous les trouverons surtout dans le domaine de la politique. C'est la politique, en effet, ou plutôt les tendances de la politique mondiale au cours de ces der­nières décades, qui accusent une évolution différente, ou même opposée à celle des facteurs techniques et économiques que nous venons d'esquisser.

Certes, la signification des facteurs politiques n'est pas concordante ou même homogène ; ils n'indiquent pas tous une direction unique. Il y a même des économistes distingués qui ont considéré les tendances politiques du dernier siècle comme tendant à l'élargissement des relations -économiques internatio­nales x). Ils ont vu dans la formation, au cours du dernier siècle, d'Etats nationaux et dans leurs tendances à l'impérialisme, qui se sont manifesté par la suite — ou plutôt dans le choc même de ces tendances — des facteurs opérant dans la même direction que celle que nous venons de décrire. Nous ne saurions accepter cette interprétation de l'histoire. Certes, l'influence des facteurs poli­tiques sur l'évolution économique, ou plutôt l'interdépendance des facteurs politiques et économiques, est d'une nature si complexe, que des facteurs poli­tiques ont aussi pu agir quelquefois dans le sens de l'intensification des relations économiques internationales. L'abolition des douanes intérieures, pour laquelle ont travaillé un Frédéric List en Allemagne ou un Pellegrino Rossi en Suisse, peut être expliquée de cette manière 2). La formation d'empires coloniaux à l'époque moderne a eu aussi des conséquences semblables, et le système des mandats n'y a pas été étranger. Mais il nous semble qu'il serait tout de même plus juste de dire qu'en général l'influence des tendances politiques modernes a contrecarré les tendances techniques et économiques décrites tout à l'heure. L'antithèse que le professeur Staley a si bien caractérisée comme étant le conflit de la technique et de la politique est, en effet, caractéristique de notre temps: elle est même l'une des caractéristiques principales de notre civilisation moderne. En effet, à aucun moment de l'histoire de l'humanité nous n'avons assisté, dans le domaine de la technique, à un essor aussi formidable que celui qui s'est produit depuis l'époque des découvertes de James Watt et qui s'est continué jusqu'à l'époque actuelle. Ce qui caractérise au plus haut degré cette évolution,

1) Cf.: Raynaud, B.: La vie économique internationale, Paris 1926. 2) Cf.: R a p p a r d , W.: Tro i s é c o n o m i s t e s g e n e v o i s e t la r é v i s i o n du P a c t e

f édéra l de 1 8 1 5 , Separat ab druck aus der Festgabe für Fritz Mangold, «Schweizerische Wirtschaftsfragen», Basel 1941; et notre étude: P e l l e g r i n o R o s s i , l ' H o m m e e t l ' E c o ­n o m i s t e , Paris 1929, p. 96/97.

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c'est le fait, à première vue, paradoxal qu'alors ,que ce fut le «climat» politique qui favorisa cette prodigieuse évolution technique, les institutions politiques n'ont pas marqué le pas. Elles sont restées en arrière de l'évolution de la tech­nique. Alors que les facteurs techniques et économiques ont continuellement travaillé dans le sens de l'élargissement du réseau des échanges, la «politique» — et nous entendons par là la politique du nationalisme à outrance, l'impérialisme sous ses différentes formes, avec toutes leurs conséquences économiques — a toujours agi dans un sens opposé. Est-ce que ces tendances politiques seront en mesure de renverser les tendances techniques et économiques que nous avons décrites dans la première partie de notre exposé ? Est-ce que l'aiguille aimantée de l'évolution tournera définitivement dans la direction du nationalisme écono­mique, de l'autarcie, et, partant, de la guerre et de l'anarchie sur le plan écono­mique mondial? Ou se manifestera-t-elle, au contraire, dans le sens de l'élar­gissement des relations économiques internationales ? Question de la plus haute gravité et dont dépend en quelque sorte l'avenir immédiat de l'humanité. En effet, la seule réserve à faire, lorsque nous affirmions que les facteurs tech­niques et économiques nous paraissent tendre du côté d'une intensification, après cette guerre, des relations économiques internationales, c'est que, si c'est la tendance politique en question qui l'emporte, le tableau sera évidemment différent. Si le monde d'après-guerre s'accroche au maintien des souverainetés nationales dans ce qu'elles ont d'étroit et d'exclusif, si c'est le nationalisme suraigu, doublé d'impérialisme qui l'emporte — peu importe ici que cet impé­rialisme soit placé sous le signe de la race ou d'une classe sociale — alors la situation sera différente. Si le conflit actuel se termine par une pseudo-paix, semblable à celle dans laquelle le monde a vécu entre les deux guerres mondiales de ce siècle, si l'armistice ne signifie que le début de nouveaux préparatifs de guerre, avec toutes les conséquences qui en découlent au point de vue écono­mique; bref, si, une fois de plus, ce ne sont pas les besoins économiques, sociaux et moraux de l'individu, mais ceux, diamétralement opposés, de l'économie de guerre à l'état chronique qui prévalent, alors, encore une fois, le tableau que nous avons dressé dans la première partie de notre exposé, s'avérera faux. Le doute scientifique nous interdit d'écarter cette possibilité à priori. L'histoire de l'humanité est riche en exemples qui montrent l'adaptation de la civilisation matérielle aux exigences politiques du moment. Bien que l'évolution de l'hu­manité nous paraisse être un processus continuel, il n'en est pas moins vrai que les civilisations grecque et romaine, pour ne pas parler de la phénicienne, de la babylonienne ou encore de l'égyptienne, se sont effondrées et qu'il ne nous en est resté que des vestiges, avec l'enseignement qui en découle; il est vrai aussi que leurs institutions politiques et économiques se sont écroulées surtout sous l'effet de causes morales. Nos prévisions se basent sur une éventualité contraire, c'est-à-dire sur l'adaptation graduelle des mœurs et des institutions politiques aux réalités et aux nécessités économiques et techniques. Il nous semble qu'il existe pour cette éventualité aussi une chance au moins égale à l'autre. Les deux hypothèses impliquent des conséquences morales de la plus haute importance: nous reviendrons sur ce point à la fin de notre étude.

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Mais, au préalable, nous avons encore un chapitre, et des plus intéressants, à examiner, à savoir les chances que le monde contemporain aura, au lendemain de la guerre, de sortir de la voie de désorganisation ou plutôt de désagrégation dans laquelle il est engagé présentement, et d'entrer, au contraire, sur la voie de l'organisation économique internationale.

4° Tendances de l'évolution vers l'organisation économique internationale

Si c'est à l'histoire que nous demandons encore une fois de nous indiquer le chemin que prendra l'avenir, c'est probablement la direction de l'organisa­tion qu'elle nous montrera. Faut-il refaire ici l'historique des tendances vers l'organisation, dans les économies nationales, et de celles vers l'intégration dans l'économie internationale, dont nous sommes les témoins depuis une cin­quantaine d'années ? Faut-il montrer comment, dans tous les secteurs de l'éco­nomie, les tendances vers l'organisation se sont précisées de plus en plus, sur le plan national d'abord, sur le plan international ensuite ? Faut-il en énumérer les manifestations d'ordre privé, mixte (c'est-à-dire privé et officiel à la fois), et, enfin, purement officiel: les unions, associations, organisations, bureaux internationaux, etc. qui organisent l'activité économique tout d'abord d'un secteur parfois de peu d'importance à prime abord, mais parfois aussi d'activités et de branches économiques importantes. Vers l'organisation économique inter­nationale d'ordre général ensuite. Nous ne nous occupons ici que du secteur international et laissons volontairement de côté, à l'intérieur des économies nationales, les tendances vers toujours plus de concentration, d'intégration, d'organisation enfin. Mais même sur le plan international nous ne saurions dresser ici une liste complète de toutes les manifestations de cette poussée, qui paraît irrésistible, vers plus de coordination, vers toujours plus d'organisa­tion 1). Quelques exemples suffirent. Dans le domaine des communications et du transit, ce sont l'Union Postale Universelle, l'Union Télégraphique, l'Union Internationale des Télécommunications, l'Union Internationale de Radiodiffusion, l'Union Internationale des Chemins de Fer, l'Office Central des Transports Internationaux par Chemins de Fer; les commissions adminis­tratives concernant les voies de communications, comme la Commission des Détroits, la Commission Internationale du Danube, etc. Dans le domaine de l'agriculture- nous avons l'Institut International d'Agriculture, la Commission Internationale Permanente de Viticulture, l'Office International du Vin, etc. Dans le domaine du commerce on mentionnera la Chambre de Commerce International, l'Institut International de Commerce, la Fédération Internationale des Associations de Transporteurs. Dans celui de l'industrie, à côté des nombreux

1) Voir Kaufmann, W.: Les unions i n t e rna t iona l e s de n a t u r e économique. «Recueil des Cours de l'Académie de Droit Internationale», Paris 1924, t. I I ; Raynaud , B.: Les perspec t ives de progrès de la vie économique i n t e rna t i ona l e , dans «Mélanges dédiés à Henry Truchy», Paris 1938, p. 461 et ss.; Milhaud, E. : L 'o rganisa t ion écono­mique de la paix. Extrait du Recueil des Cours de l'Académie de Droit International, Paris 1928; Ohlin, B.: The future Economie Organisa t ion of Soc ie ty , in «The World's Economie Future», London 1938.

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trusts et cartels, nous avons par exemple la Fédération Internationale de la Soie, le Comité International du Bois, l'Union Internationale du Pétrole, le Comité International des Sucres, la Fédération Lainière Internationale, etc. Et dans le domaine financier les unions monétaires, ou, dans un autre secteur, la Banque des Règlements Internationaux par exemple.

Nous avons énuméré ici, sans les classifier, des types très différents d'or­ganisation internationale. Il va sans dire que leurs caractéristiques constitu­tionnelles et leurs systèmes d'organisation sont très variés *). Si nous avons cru devoir les citer ainsi en exemple, c'est que toutes ces organisations — et celles fort nombreuses que nous n'avons pas pu énumérer — répondaient à la tendance générale vers plus d'organisation de la part de l'économie mondiale et de ses secteurs nationaux (si l'on entend toujours par tendance la conju­gaison d'efforts conscients et de mouvements spontanés): la tendance enfin à déborder les cadres nationaux pour atteindre à l'organisation internationale. Au sommet de la pyramide qui est formée par les organisations internationales de certaines branches de la vie économique — et qui dit économique dit néces­sairement sociale — nous trouvons les deux organisations qui avaient pour tâche d'organiser la vie économique et sociale du monde sous ses aspects les plus larges, et l'on peut même dire dans leur ensemble: l'organisation écono­mique de la Société des Nations et l'Organisation Internationale du Travail. A l'heure où ces deux organisations se trouvent confinées par la force des choses dans une sorte de vie au ralenti, on peut railler leurs efforts et leurs échecs du passé. Va e vi et is, dit l'adage romain. Nous pensons cependant que malgré tous ces échecs, les raisons qui ont donné naissance à ces institutions et qui les ont maintenues en vie, à savoir la tendance vers l'organisation de la vie économique internationale, continueront à exercer leurs effets avec une force toujours accrue. Sur quoi se base cette opinion ? Sur des faits et des certitudes, d'une part, sur des conjectures, des possibilités et des probabilités de l'autre.

Les certitudes, nous les trouvons dans les expériences du passé qui, elles, ne doivent, il est vrai, nous servir de guides pour l'avenir que si les faits et idées qui leur ont servi de base continuent ou ont du moins une chance réelle de continuer à exister. Or les tendances qui ont servi de base dans le passé au mouvement vers plus d'organisation sur le plan économique ne nous paraissent pas devoir être effacées par les effets de la guerre présente, tout au contraire. Il semble en effet que les facteurs techniques et économiques qui ont travaillé dans le sens de l'intensification des relations économiques internationales, et que nous avons passés en revue dans la première partie de notre exposé, agissent aussi vers davantage d'organisation sur le plan international. Ici se rejoignent les deux parties de notre exposé, celle qui concerne les relations économiques internationales d'après-guerre et celle qui concerne l'organisation économique internationale future. Car l'économie mondiale n'est pas seulement toujours plus interdépendante et n'est pas seulement destinée à l'être toujours davantage,

x) V. Potter, P. B.: Introduction to the Study of International Organisation, New York 1933, et du même auteur: Développement de l'organisation internationale. Recueil des Cours de l'Académie de Droit International, Paris 1938, t. II.

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mais elle a aussi besoin de plus d'organisation. De nombreuses tentatives et de -nombreuses réalisations dans les branches économiques les plus variées le montrent bien. Mais c'est aussi dans cette direction qu'il convient d'inter­préter les expériences et les réalisations qui ont eu lieu ces dernières années dans l'économie nationale de nombreux pays. Disons-en quelques mots.

A supposer même qu'elle ait jamais existé dans une mesure conforme à l'idéal de ses partisans, l'économie libérale chère aux Physiocrates et aux économistes classiques a depuis longtemps fait place à l'intervention de l'Etat et à des efforts de plus en plus vigoureux de planification. A supposer aussi que, vu l'incapacité des économistes libéraux à dominer les intérêts privés qui font appel au protectionnisme, c'est-à-dire à l'intervention de l'Etat, la discussion soit encore possible entre économistes libéraux et interventionnistes ou «planistes», cette discussion ne peut plus porter sur un choix entre l'économie libérale et l'économie dirigée, mais tout au plus entre une certa ine liberté des mouvements économiques, une certaine liberté de l'initiative privée d'une part, et de l'autre la mainmise complète de l'Etat sur l'économie nationale. C'est entre ces deux pôles que l'évolution économique s'est faite sous la dernière génération. On ne saurait vraiment prétendre que le navire ait été attiré par l'aimant de la liberté économique. C'est plutôt le contraire qui est vrai. Comme l'a dit un observateur perspicace des tendances économiques contemporaines: «Le changement le plus caractéristique de l'organisation de la société au cours du dernier demi-siècle a été l'accroissement de l'organisation centrale et du contrôle1).» Cependant, entre les deux pôles indiqués, des variétés et des nuances infinies sont possibles. Alors qu'à l'une des extrémités nous avions l'économie soviétique avec mainmise plus ou moins complète de l'Etat sur l'économie, du moins lors du premier plan quinquennal, de l'autre côté nous avions des Etats comme la Grande-Bretagne ou la Suisse, pour ne mentionner que ces deux-là, Etats non pas régis par les règles de l'économie libérale, tant s'en faut, mais où cependant une certaine liberté de mouvements économiques était encore possible (nous parlons du passé). Entre ces deux extrêmes s'intercalaient donc les nuances les plus variées. L'économie allemande, italienne et japonaise suivait des directives très précises de la part de l'Etat et elle était étroitement contrôlée. En France, dans les pays Scandinaves, aux Etats-Unis et dans les Dominions /le l'Empire Britannique, nous avions des économies mixtes, en ce sens qu'elles oscillaient avec plus ou moins de bonheur entre le système de la libre concurrence et celui de l'économie dirigée, avec un savant dosage des deux, mais où l'accent était toujours mis sur l'économie dirigée 2).

x) Ohlin, B.: op. cit., p. 66. Voir à ce sujet aussi Meade, J. E.: The Economie Bases of a Durable Peace, London 1940.

2) Pour une analyse des différents types d'économies dirigées voir entre autres : B au din, L. : L'économie dirigée à la lumière de l'expérience américaine, Paris 1941; Economie dirigée. Conférences faites à la Société des anciens élèves de l'Ecole libre des Sciences Politiques, Paris 1934; Küng, E.: Der Interventionismus; volkswirtschaftliche Theorie der staatlichen Wirtschaftspolitik; Bern 1941, Bobbins, L.: L'économie planifiée et l'ordre international, Paris 1938; Sambaber, E.: Die neuen Wirtschaftsformen, 1914—1940, Berlin 1941.

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Cette enumeration n'est pas seulement incomplète: elle manque surtout des nuances nécessaires. Mais son avantage est de mieux permettre la démons­tration de ce qu'en méthode statistique on appelle les «moyennes fictives», qui, pour fictives qu'elles soient, permettent plus facilement de se faire une idée générale de l'évolution, du «trend» d'un phénomène. Or, ou bien tout nous trompe, ou l'évolution de la vie économique se fera, après cette guerre, dans le sens d'une organisation plus poussée dans l'économie nationale en tout cas, et très probablement aussi dans la vie économique internationale. Après cette guerre, on pourra encore moins faire ce qu'après l'autre guerre les Américains ont exprimé par le slogan «to take the harness off», c'est-à-dire libérer de toute entrave la vie économique nationale et internationale 1). La guerre de 1914 à 1918 a laissé un héritage d'économie dirigée, l'évolution entre les deux guerres a considérablement accentué cette tendance. Le monde économique qui sortira de cette guerre nous paraît devoir être un monde où la nécessité économique de laisser l'initiative privée jouer son rôle sera coordonnée avec la nécessité sociale d'une économie nationale et internationale organisée et dirigée.

Mais il y a aussi d'autres facteurs, politiques ceux-là, qui travaillent dans la même direction. Il apparaît de plus en plus que cette guerre aura comme résultat la création d'unités politiques et, partant, économiques plus étendues. Cette supposition est basée sur l'examen des buts de guerre et de paix des belli­gérants tels qu'ils ressortent jusqu'à présent des déclarations officielles2). Ce n'est pas le lieu d'examiner ici en détail la signification qu'il convient d'attri­buer à ces déclarations 3). Nous ignorons également si nous aurons après cette guerre des blocs continentaux ou bien si, à l'intérieur des continents, ou encore entre les continents, nous aurons des associations d'Etats, rassemblés et organisés d'après leurs idéologies politiques et morales, ou encore si nous aurons des blocs Empire britannique-Etats-Unis, un bloc de l'Europe danubienne, un bloc pour la Russie soviétique, un autre pour le Proche-Orient, un pour l'Ex­trême-Orient, etc., Il serait vain de mettre notre imagination en branle sur ce point: attendons. Mais ce qui nous paraît probable, c'est, encore une fois, la formation de plus grandes unités politiques et économiques. L'élément de contrôle, de direction et d'organisation nous paraît donc devoir s'étendre après cette guerre sur des territoires toujours plus vastes.

5° Conclusion. Le rôle du sociologue. Perspectives Qu'on nous permette, avant d'aborder nos conclusions, quelques considé­

rations d'ordre général. A plusieurs reprises, au cours de cet exposé, nous avons parlé de prévisions d'avenir. Or, nous ne saurions naturellement jouer ici au prophète: notre qualité d'universitaire nous interdit, même si nous avions le

x) Voir à ce sujet R a p p a r d , W.: L 'or ig ine de la c lause d i t e de « l ' é q u i t a b l e t r a i t e m e n t du c o m m e r c e » dans le P a c t e de la S o c i é t é des N a t i o n s . «Mélanges Edgard Milhaud», Paris 1934, et notre étude: L 'or ig ine des c l a u s e s é c o n o m i q u e s du P a c t e d e la S o c i é t é des N a t i o n s (en hongrois), Budapest 1933.

2) Voir Off ic ia l S t a t e m e n t s of War and P e a c e A i m s , vols. I et II, compulsés et annotés par nous-même, préface de P. B. P o t t e r , Geneva Research Centre, Genève 1940/41.

8) Cf. op. c i t . dans la précédente note: I n t r o d u c t i o n .

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goût des pronostica, de tabler sur autre chose que sur des faits et des tendances contrôlables. Est-ce à dire que l'économiste ou le sociologue soit nécessairement contraint de s'enfermer dans la considération du passé — chose évidemment plus commode — ou de discuter uniquement le présent — chose très décevante ? D'entre tous les hommes qui pensent, serait-il interdit à lui seul de scruter l'avenir qui intéresse tout être humain civilisé, donc curieux par définition ? Nous ne le croyons pas, et cela pour deux raisons. Tout en enviant le physicien qui peut procéder à ses expériences dans des conditions préalablement déterminables, nous croyons que l'économiste, le sociologue peut et même doit sortir de cette tour d'ivoire où l'a cloîtré une tradition qui remonte, il est vrai, à la plus haute antiquité.

Raison d'ordre scientifique, tout d'abord, raison de devoir civique ensuite. Le sociologue, digne de ce nom, n'établira ses prévisions qu'en fonction des facteurs de tout ordre qui, dans le passé et dans le présent, amorcent une évo­lution possible dans l'avenir. Avant de scruter l'avenir, il soupèsera conscien­cieusement l'importance de ces différents facteurs. Il tiendra compte des élé­ments imprévus et imprévisibles, de nature à modifier la direction des tendances qu'il croit pouvoir discerner à l'horizon. Mais une foi* ces précautions prises, lui convient-il d'attendre le glas, plutôt que de sonner à temps le tocsin? Il y a aussi une seconde raison qui, à nos yeux, doit lui interdire pareille attitude contemplative. Le clerc actuel n'est plus le clerc égyptien. Son devoir l'oblige à sortir du rôle où l'a confiné l'analyse de Julien Benda, brillante certes, mais fausse parce qu'anachronique; à la rigueur cette analyse pouvait encore s'appliquer à un passé où la majorité des citoyens d'un pays n'étaient pas appelés à participer à son avenir et, surtout, pas à le forger. Or, le sociologue, pour peu qu'il ait de l'intelligence et de l'honnêteté intellectuelle, est bien placé pour apprécier les bases sur lesquelles se forme l'avenir des sociétés. Aussi ne doit-il pas se résigner à se taire, comme le voudraient ceux aux yeux desquels la science sociale ne doit pas être normative 1).

Venons-en à nos conclusions. Cette guerre va traîner dans son sillage une mer de boue égale au moins à la mer de sang qu'elle a répandue. Après ce cauchemar nous nous réveillerons dans un monde où la misère et la famine auront fait leur large moisson. Nous serons les témoins de bien de perturbations, et peut-être -même de révolutions sociales, économiques, politiques et, surtout, morales. Préparons-nous à cette vision apocalyptique sans cependant nous laisser par trop impressionner. Le premier devoir sera de tenir, le second de reconstruire. Et, peu à peu, du milieu des dévastations profondes dont nous ne serons pas, soyons-en sûrs, les spectateurs passifs, naîtra une nouvelle vie, un nouveau monde, dont nous serons les seuls artisans. Or, à moins que toutes les forces

*) Cf. P o t t e r , P. B.: P o l i t i c a l S c i e n c e in t h e I n t e r n a t i o n a l F i e l d (dans G u g g e n h e i m , P., et P o t t e r , P .B . : «The Science of International Relations, Law and Orga­nisation»), Geneva Research Centre, 1941; voir aussi R ò p k e , W.: A V a l u e J u d g m e n t on V a l u e J u d g m e n t s . Extrait de la Revue de la Faculté des Sciences Economiques d'Istambul. Année III. N° 1—2, Istanbul 1942; et du même auteur: S e l b s t b e s t i m m u n g der W i s s e n ­s c h a f t dans «Neue Schweizer Rundschau», Mai 1942.

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réelles et potentielles de l'économie soient épuisées au terme de cette lutte gigantesque et à moins surtout que l'esprit et le génie humains ne soient com­plètement démoralisés et manquent du courage et de la volonté nécessaires, de ces ruines, comme de toutes les ruines que l'histoire a connues, la vie re­naîtra, et, sur le plan du moins qui nous a occupé au cours de cette étude, les perspectives ne paraissent pas décourageantes.

La conclusion qui nous paraît donc se dégager d'une étude attentive des faits et des idées qui se manifestent dans l'économie mondiale de notre géné­ration, c'est qu'à moins que cette guerre ne finisse par une paix qui ne ferait que prolonger l'état de belligérance ouverte ou potentielle, nous assisterons à l'élargissement et à l'intensification des rapports économiques internationaux. Les méthodes du commerce international changeront probablement, des formes individuelles et privées elles tendront vers des formes collectives. D'autre part, il nous paraît probable qu'il se produira une plus grande intégration avec ac­croissement du facteur «direction», tant dans le domaine de l'économie nationale que mondiale, donnant naissance à une nouvelle organisation économique internationale. Est-ce un bien, est-ce un mal? Pour autant que l'on considère que l'intensification des relations économiques internationales est génératrice de plus de bien-être et de bonheur pour les individus et, aussi, de plus de pros­périté pour les collectivités nationales — cadre naturel de la vie des individus — mais aussi pour la collectivité internationale, c'est un bien. Il est déjà plus difficile d'examiner du même point de vue l'influence du développement de l'organisation économique internationale. Mais dans la mesure où l'élément «ordre» est préférable à la désorganisation, cette évolution constituera égale­ment un progrès sur l'état présent. Il est peut-être prématuré d'élaborer dès maintenant un projet détaillé pour une future organisation économique inter­nationale: il nous faut voir d'abord sur quelles bases matérielles elle s'édi­fiera x). Il n'est cependant pas trop tôt pour énoncer les principes sur lesquels cet édifice devra s'appuyer. Donner plus de satisfaction et de bien-être matériel et moral à l'individu, assurer la stabilité de la vie économique, permettre un développement harmonieux et productif des économies nationales et de l'écono­mie internationale: tels nous paraissent devoir être les principes essentiels de l'organisation économique future. Ce n'est qu'en s'appuyant sur ces principes que l'on pourra réaliser enfin ce que le philosophe américain James a appelé «l'équivalent moral de la guerre».

x) Dans beaucoup de pays de nombreux travaux de recherches sont consacrés aux pro­blèmes d'organisation d'après-guerre. Voir à ce sujet: R e p o r t on S t u d y P r o j e c t s u n d e r ­t a k e n b y R e s e a r c h A g e n c i e s on P o s t War P r o b l e m s , publié, avec notre introduction, par le Geneva Research Centre, Genève, décembre 1941.