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Nicole Balvay-Haillot ROMAN COLLECTION PAROLE VIVANTE VERMILLON Les passeurs De l’ombre à la lumière, la lente remontée de secrets à travers les frontières du temps et de l’espace Extrait de la publication

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Nicole Balvay-HaillotROMANCOLLECTION PAROLE VIVANTE

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ON Les passeurs

De l’ombre à la lumière, la lente remontée de secrets à travers

les frontières du temps et de l’espace

Extrait de la publication

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Les passeurs

Extrait de la publication

Les Éditions du Vermillon reconnaissent l’aide financière,pour leurs activités d’édition,

du Conseil des Arts du Canada, du Conseil des arts de l’Ontario,de la Ville d’Ottawa, du gouvernement du Canada

(Fonds du livre du Canada, du ministère du Patrimoine canadien),et de la Société de développement de l’industrie des médias

de l’Ontario, SODIMO.

Les Éditions du Vermillon305, rue Saint-Patrick Ottawa (Ontario) K1N 5K4

Téléphone : (613) 241-4032 Télécopieur : (613) 241-3109Courriel : [email protected]

DistributeursAu Canada Prologue

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Téléphone : 01 43 54 49 02 Télécopieur : 01 43 54 39 15

ISBN 978-1-77120-144-5 (papier) ISBN 978-1-77120-145-2 (PDF) ISBN 978-1-77120-146-9 (ePub)

COPYRIGHT © Les Éditions du Vermillon, 2013Dépôt légal, quatrième trimestre 2013 Bibliothèque et Archives Canada

Tous droits réservés. La reproduction de ce livre,en totalité ou en partie, par quelque procédé que ce soit,

tant électronique que mécanique, et en particulierpar photocopie, par microfilm et dans Internet,

est interdite sans l’autorisation préalable écrite de l’éditeur.

Balvay-Haillot, Nicole, auteurLes passeurs / Nicole Balvay-Haillot.

(Parole vivante ; 91)ISBN 978-1-77120-144-5

I. Titre. II. Collection: Collection Parole vivante ; 91

PS8553.A457P37 2013 C843'.54 C2013-903797-7

Nicole Balvay-Haillot

Les passeurs

Roman

De l’ombre à la lumièrela lente remontée de secrets

à travers les frontières du temps et de l’espace

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil général de l’Yonne

à l’occasion de deux résidences d’écrivain à Vézelay (Maison Jules-Roy) en 2009 et 2011

Vermillon

De l’auteure

Dérive, récit, Éditions du Remue-Ménage, Montréal, « Àvrai dire », 1993; réédition : Medianik, 2000.

L’enfant du Mékong, roman, Éditions Vents d’Ouest, Hull,«Azimuts », 2000.

Parce que c’était toi, parce que c’était moi, récit, Les Édi-tions du Vermillon, «Visages », 2003.

Fenêtre sur vie, nouvelles et récits, Les Éditions du Vermillon,« Parole vivante », 2009.

Dans des collectifs :«Maupiti », dans : Des nouvelles du hasard, collectif d’au-

teurs du Canada et de Suisse, Les Éditions du Vermillon,« Parole vivante », 2004.

« L’entre-deux », dans : Le tunnel, collectif d’auteurs duCanada, de Suisse, de France et de Belgique, Les Éditionsdu Vermillon, « Parole vivante », 2007.

Extrait de la publication

Personnages

À la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939,les personnages sont les suivants :

1) Dans l’YonneÀ Auxerre

Madeleine Balvay, née PineauGabriel Balvay, fils de Marie et Gabriel Balvay, époux de

Madeleine BalvayMaurice Balvay, fils de Madeleine et Gabriel Balvay

À Aisy-sur-ArmançonMarie Balvay, née Picoche, épouse de Gabriel Balvay, le

premier à porter ce prénom, décédé en 1936Henri Balvay, fils de Marie et Gabriel Balvay, et Marie

Louise Balvay, née Berthiot, son épouseBerthe Hamelin, fille de Marie et Gabriel Balvay, épouse de

Jules Hamelin, lequel est resté dans la banlieue de ParisPierre Hamelin, fils de Berthe et Jules HamelinJanine Hamelin, fille de Berthe et Jules Hamelin

À GuillonLouis Joseph Picoche, fils de Claudine Sydonie et Paul

Pierre Picoche, époux d’Adèle Adriaenssens, dite Paulette

À Avallon Henri Lesueur et son épouse Louise, née Picoche, fille

de Claudine Sydonie Picoche, née Dannoux, et de Paul Pierre Picoche

Claudine Sydonie Picoche, veuve, habite chez sa fille

2) En Saône-et-LoireJean-Marie Tillier (nom officiel Armand) et Jeanne Tillier,

née Gelin, son épouseLeurs cinq enfants : Lucien, Albert, Renée, Marthe, André

dit Dédé

Extrait de la publication

Extrait de la publication

Première partie

Je ne suis pas le fruit d’un amour inconditionnel. Pasdavantage d’un accident, comme disait ma mère. Treize an-nées sans être enceinte, pourquoi se serait-elle laissé prendre?J’ai longtemps cru être le fruit du désir conjugué d’unhomme et d’une femme de donner la vie quoi qu’iladvienne, mais je me suis ravisée. Le désir tout court,responsable en 1942 d’une hausse des naissances que riend’autre n’explique, explique probablement la mienne : «Onn’est pas de bois », disait mon père. Et ma mère, qui de sonpropre aveu n’était pas de bois non plus, retrouva dans leurréconciliation sur l’oreiller son honorabilité perdue.

Je suis le fruit d’une réconciliation ratée. Combien de temps dura leur paix? L’année de mes quinze ans fut un chaos.Je découvrais l’autre sexe. J’avais bien entendu cessé

de croire que j’étais née d’une rose atterrie dans le berceaud’une chambre, à la clinique Billaudet, mais le mariage demon frère alors que je n’étais encore qu’une enfant ne m’avaitpas rendue plus futée et le ventre rond de ma belle-sœur meparut simplement dans l’ordre logique des choses. Pourtant,mon père craignait déjà que sa fille à peine pubère et trèssage tombe enceinte.

Quinze ans, la fin de l’innocence. Mon père, mon héros,qui naguère cueillait pour moi les cerises de son verger, m’instal-lait la balançoire à la branche du noyer, accompagnait mespromenades dans la campagne, tentait de sauver les pinsons

tombés du nid que je m’entêtais à ramasser, se faisaitdétrôner par un jouvenceau. Femme en devenir, femme dedésir, je savoure des plaisirs insoupçonnés. Plus astucieusede jour en jour pour déjouer ses interdits, je devine que, loind’être indifférent aux charmes féminins, mon père joue deson pouvoir séducteur, se ménage des tête à tête avec labonne. La nuit où je m’aperçus qu’elle ne dormait pas danssa chambre, je n’eus pas l’audace d’aller vérifier où elle était.Dans le lit conjugal, à la place de ma mère partie à Paris?Dès le matin, bien cachée et décidée à savoir, je surpris lescoupables s’embrassant à bouche que veux-tu.

Ainsi y avait-il quelque chose de pourri au royaume duDanemark. La mésentente de mes parents n’était un mys-tère pour personne. Les bouderies de l’un, les colères del’autre empêchaient toute illusion. Chacun courbait l’échinesous les coups de gueule de ma mère. J’étais la seule à enêtre épargnée. Ses clients aussi, avec qui elle était souriante,aimable. Si je ne me donnais pas alors le mal de voir lesfailles du caractère d’un père adoré, l’adulte d’aujourd’huidevine qu’elles causèrent beaucoup de frustrations chez unepersonne qui n’avait que ses cris pour s’en soulager. Enplein retour d’âge dont d’ailleurs elle riait, enfilant ou enle-vant ses «caracos » qu’elle éparpillait partout dans la maison,pas coquette pour deux sous, elle ne trouvait pas grâce àmes yeux. J’aurais donc compris qu’il nous trompe avec unefemme douce et jolie, mais avec la bonne, non. Ni unefranche beauté, ni une grande intellectuelle, comment avait-il pu la trouver à son goût, lui qui avait la dent si dure àl’égard du sexe féminin? Belle ou laide, intelligente oustupide, peu lui importait, me semblait-il. Toujours là,disponible de nuit comme de jour, elle était une proie facilepour un prédateur sans mérite qui, à l’abri de ses murs,s’épargnait les commérages et la condamnation du voisi-nage. Voilà qui me scandalisait.

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Blessée, humiliée, même si je n’étais pas la plus trompée,je prévins ma mère. Fâchée contre l’intrigant, j’espérais qu’ilsoit puni, chassé peut-être pour mettre un terme définitifaux querelles. Quelle erreur! Je m’en veux encore. Quiaurait gardé le magasin? Que serait devenue ma mère si elleen avait été privée? Quels auraient été ses moyens de sub-sistance? Et son statut dans une France où le divorce étaitrare? Coincée, ma mère! Coincée, dans un commerce financéavec son héritage, mais qui ne lui appartenait pas et dansun mariage qui ne lui avait pas apporté le bonheur.

Je fis les frais de leur réconciliation.Pourquoi avoir confié ma peine à mon professeur de

piano? Idée saugrenue. Il me révéla, pour mon édificationpersonnelle sans doute, une vérité que je n’avais pas sollici-tée et dont je me serais passée. Pendant la guerre, mon pèreétait parti avec la bonne, une certaine Lucette, puis revenuau bercail. Un an plus tard, je naissais. J’en eus le cœurchaviré. Mes larmes trouvèrent refuge dans les bras de lagrand-mère d’une amie. Dans ma famille, personne ne m’ou-vrit les siens.

La vie reprit ses droits. Mes études universitaires, monmariage, la mort de mon père, mon départ au Canada, lanaissance de mes enfants, j’avais d’autres chats à fouetterque de songer à cette vieille histoire.

*

La Vallière, hameau de Saône-et-Loire, dans le sud de laBourgogne, six fermes entre Charolles et Saint-Aubin etsurtout, une famille. Ni celle de la maîtresse de Louis XlV, nila mienne, mais celle de Jean-Marie et Jeanne Tillier.

Quand suis-je allée à La Vallière pour la première fois?Je ne m’en souviens pas. Après la guerre, des photos memontrent au milieu de chèvres dont nous rapportions àAuxerre des tonnes de fromage. Durcissant au fil des mois,

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il s’effritait comme de la craie sous le couteau et dégageaitdans la bouche un goût inimitable. C’était le fromage préféréde mon père, le mien aussi. Est-ce le seul lien qui me resteavec lui?

Au mariage de Renée, ma marraine, j’ai dansé unebonne partie de la nuit sous le chapiteau, volant sansscrupule le cavalier des demoiselles d’honneur. Je devaisavoir sept ou huit ans, m’en souviens comme si c’était hier.À treize ans, queue de cheval et lunettes fumées, je tiens levoile d’Angèle, qui épouse Lucien, un des frères de Renée.L’année de mes vingt ans, c’est au tour de ses filles à elle detenir le mien. J’avais atteint la quarantaine quand, ma mèreayant perdu la mémoire, le contact avec nos amis faillit serompre. Sans adresse exacte, que d’efforts il me fallut pourretrouver le chemin qui me ramenait à eux! Dans une cabinetéléphonique de Génelard, près du canal du Centre, je merevois, feuilletant le bottin et trouvant un seul Tillier, Lucien,à Palinges. Le reste fut un jeu d’enfant : suivre le canal surune dizaine de kilomètres; au bourg, traverser le pont, mon-ter la rue principale, tourner à gauche après l’église. Angèleet Lucien m’attendaient sur le pas de la porte. En quelquesminutes, frères et soeurs nous rejoignaient, Albert, Renée,Marthe, Dédé, leurs conjoints et Jeanne, leur mère. Ne man-quait que Jean-Marie, mort depuis longtemps.

Je venais de retrouver le chemin d’une mémoire disparue.C’est par Jeanne que rejaillit mon vilain petit secret.La nuit était tombée et nous bavardions autour de la

table après le dîner. À un bout, les hommes parlaient chasse.À l’autre, nous les femmes partagions les dernières nou-velles de nos familles. Jeanne me regardait intensément etsoudain, elle parla : «Vous savez…» L’entendre me vouvoyerme surprit; la suite me surprit plus encore.

– C’était pendant la guerre. Notre ferme était sur laligne de démarcation. Nous recevions des lettres de partout.À faire passer. Un jour, il est arrivé une grosse enveloppe,

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Extrait de la publication

très épaisse. On l’a ouverte. Pour voir ce qu’il y avait dedans.C’était une lettre de votre maman à votre père, qui l’avaitabandonnée, mais peut-être que vous n’en saviez rien?

J’aurais voulu disparaître dans un trou de souris. Lacuriosité fut la plus forte :

– Si, si, racontez-moi…Encore cette histoire de bonne! Et cette femme dont

Jeanne parlait, cette amie généreuse, belle, fidèle, éprise deson mari et versant des larmes à cause de lui, je ne la con-naissais pas. Embarrassée et triste de voir étalé un secretdont j’avais honte, je restai muette. Il aurait fallu que je posedes questions, mais lesquelles? Et puis, tout cela n’avait plusd’importance. J’avais enterré mes parents. Et leur histoireavec eux.

Du moins, le croyais-je!

*

Palinges, quelques années plus tard et par un jour grisd’automne, une autre halte, chez Renée :

– Oh! s’exclama-t-elle au moment du dessert. J’allaisoublier! Mes enfants ont écrit mon histoire pour mes soixante-dix ans.

Dès la première page de La vie de Mamy, je savais; à latroisième, une tornade m’arracha le cœur :

1939, la guerre frappe de nouveau. La famille dut subirla présence allemande et les restrictions du rationnement. Lesfilles furent marquées par le manque cruel de vêtements. Il fal-lait de nombreux coupons pour pouvoir se procurer du tissu etil fallait ensuite se confectionner soi-même ses tenues.

D’autres faits plus graves restèrent inscrits dans lesmémoires. Un des frères de Jeanne fut fait prisonnier. Pourtenter d’obtenir sa libération, deux membres de la famille

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montèrent à Auxerre. Malheureusement, c’était trop tard; ilétait déjà parti pour l’Allemagne et les camps.

Cependant, l’adresse de la famille Tillier fut laissée à unepersonne d’Auxerre qui avait des amis en zone libre. Par cecurieux hasard, elle fut très souvent utilisée. En effet, LaVallière se trouvait en zone libre; la ligne de démarcationlongeait la propriété, suivant la route de Grandvaux à Saint-Aubin; or le courrier ne devait pas circuler entre les deuxzones. Pour les familles séparées par cette ligne imaginaire etnéanmoins cruelle, le besoin de communication fit germer desidées. Des lettres arrivèrent donc à La Vallière, venant de zonelibre. Une fois décachetées, on y trouvait une secondeenveloppe destinée à la zone occupée. Chaque jour, Renée etMarthe parcouraient à pied les quatre kilomètres pour se rendreà l’école, à Saint-Aubin, en zone occupée. Très souvent, ellespassaient la ligne de démarcation avec des lettres cachéesdans la couverture de leurs livres de classe pour les poster àSaint-Aubin. Jamais, cependant, elles n’eurent peur. Cela leursemblait si simple et si naturel!

C’est au cours de ce trafic de courrier que les Tillier con-nurent l’histoire de la famille Balvay. Un jour, Jeanne et sonmari reçurent de zone occupée une lettre à faire passer.L’enveloppe était couverte de traces de larmes. Jean-Marie,intrigué, décida de l’ouvrir et de la lire. Tous furent touchéspar l’histoire de cette femme abandonnée par un mari infidèle.Ils décidèrent d’aider la pauvre femme en lui communiquantles lettres que son mari envoyait à sa maîtresse pour qu’ellepuisse les lire avant de les faire parvenir à leur vraie desti-nataire. Après quelques courriers, le mari voulut se réconcilieravec son épouse et la rencontre eut lieu à La Vallière. LesBalvay furent très reconnaissants de l’aide de la familleTillier, qui devint pour eux une seconde famille. Une petite fillenaquit du renouveau de leur union et Renée devint la mar-raine de cette petite Nicole, qui vit aujourd’hui au Canada.

Satané secret, tu ne voulais donc pas mourir!

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Née d’une lettre, à cause d’une lettre ou grâce à unelettre, quelle chance est la mienne! Combien d’hommes et defemmes peuvent se vanter de pareil destin! Il aurait suffi quema mère décide de ne pas l’envoyer ou qu’elle soit intercep-tée, détournée, détruite, perdue, que Jean-Marie ne la lisepas, que Jeanne ne s’apitoie pas sur le sort d’une inconnueet je ne serais peut-être jamais venue au monde. Quel regardces deux-là portaient-ils sur la fillette qui jouait avec leurschèvres? Trop tard pour le savoir. Jeanne a rejoint Jean-Marie au cimetière de Grandvaux.

Satané secret, celui de Polichinelle! Pourquoi m’enapercevoir seulement maintenant? Il y aurait de quoi enrire, mais je ne ris pas, je pleure, comme l’année de mesquinze ans. Le drame de mes parents, je le sais depuislongtemps, n’est qu’un banal incident à la Feydeau. Je nepleure donc pas de chagrin, mais parce que je comprendsenfin que si nos amis ont joué un rôle important dans lerenouveau de leur union, ils en ont joué un autre, dangereux,dans la sombre histoire de la France pendant l’Occupation.

J’ai peine à imaginer Renée et Marthe, deux gamines dedix et six ans, cachant du courrier dans leur sac d’école :

– Vous n’avez jamais eu peur?– Non, répondent-elles en chœur.– Vous vous rendez compte des risques que vous

preniez?– Mais c’était rien, c’était normal. Et les garçons étaient

assez vieux pour assurer les passages.– Je cachais des lettres dans un petit tiroir de la selle

de mon cheval, enchaîne Albert. Le jour de mes treize ans,j’ai fait passer treize personnes. Au moment de traverser laroute de Grandvaux, on a entendu une moto. On s’est cachésderrière la haie. T’aurais dû les voir après. Ils couraientcomme des lapins dans les champs en contrebas de la fermeen criant «Où est la ligne? » Ils étaient tellement affolés qu’ils

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ne s’étaient même pas rendu compte qu’ils venaient de lafranchir.

– Une autre fois, ajoute Marthe, une femme est tombéede sa bicyclette en descendant la côte de la route deCharolles. Elle s’était blessée au genou. On l’a amenée à lamaison pour la soigner. Un Allemand est arrivé. On en avaittous peur.

– Il était de la Gestapo.– Son chien était très agité. Il reniflait avec insistance

du côté de la porte de la chambre et son maître le rappelaitsans arrêt. La femme était cachée là. Une fois dehors, lemolosse a continué à japper en passant sous la fenêtre. Ilsavait! Probablement que le bonhomme savait aussi.

– Les Allemands se doutaient bien qu’on les filoutait. – Celui-là était peut-être plus gentil qu’il n’y paraissait

à première vue, conclut Marthe, mais il était aussi en faute.Il ne devait pas venir en zone libre. Ni s’approvisionner dansune ferme.

Un détail me frappe soudain :– Combien de ceux que vous avez fait passer sont

revenus vous voir? – À part vous, personne, répond Marthe. Après la

guerre, des industriels ont envoyé un fait-tout en guise deremerciements. Tu sais, c’est pour nous remercier que tesparents ont demandé à Renée d’être ta marraine. C’est tonfrère qui y a pensé.

Un autre secret révélé un peu tard! Il me semble deviner pourquoi les cinq enfants de Jeanne

et Jean-Marie accourent à chacune de mes visites. Bien sûrqu’ils sont contents que, fidèle, je leur écrive et leur télé-phone du Canada! Bien sûr qu’ils sont heureux et fiers queje fasse halte pour les embrasser! Bien sûr qu’ils ont pourmoi une grande amitié! Mais que suis-je pour eux sinon lapetite fille née de la réconciliation de ses parents, un jour de

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Extrait de la publication

1941, dans le jardin de leur ferme, une légende qu’ils onttransmise à leurs enfants, à leurs petits-enfants.

Naît alors l’urgence de raconter leur histoire, qui préludeà la mienne.

*

Où commencer?Le 3 septembre 1939, jour où la Grande-Bretagne et la

France déclarent la guerre à l’Allemagne?Non.Dans les années 30, quand montait le nazisme en

Allemagne?Non. Le 11 octobre 1926.Ce jour-là, Madeleine Pineau et Gabriel Balvay unissent

leurs destinées. Le jeune homme, qui n’a que sa chemise surle dos, épouse une jeune fille dont la dot est plutôt coquette.Elle porte une robe courte, à la mode, lui un costumesombre sur lequel tranche une chemise blanche ornée d’unnœud papillon. Sur le parvis de l’église, l’élégant cortègepose devant l’objectif. Le père de la mariée sourit, même s’ilne voulait pas de ce mariage. Mariage d’amour? Pour elle,certainement. Elle a attendu ses vingt et un ans, l’âge de lamajorité, pour pouvoir épouser Gabriel sans le consente-ment paternel. Et pour lui, qui frise les vingt-cinq ans? Peut-être pas.

Le 30 septembre 1928 naît Maurice, qui porte le prénomdu frère de Madeleine, mort à dix-sept ans des suites de lagrippe espagnole. L’accouchement fut difficile et la jeunefemme ne songe pas à avoir rapidement un deuxième enfant.D’ailleurs, le malheur la rattrape. Sa mère meurt, puis sonpère. Elle a tout perdu, m’avouera-t-elle un jour, me laissantbouche bée. Comment a-t-on tout perdu si l’on a mari etenfant? Le couple s’installe dans l’Yonne pour se rapprocher

Première partie 19

de la famille de Gabriel. Comme son père, Madeleine a labosse du commerce. Et Gabriel, représentant de commerce,deviendra son propre patron. Ils ouvrent le bazar du Temple,au 55, rue du Temple, à Auxerre.

Est-ce le premier désaccord? Madeleine veut agrandirl’appartement au-dessus du magasin. Il faut construire desmurs, installer un escalier, une salle de bains, une cuisine,une salle à manger. Gabriel résiste, grogne devant ces follesdépenses. Non sans raison. Les temps sont durs. Le maga-sin est un peu excentré et les clients tardent à se présenter.Pour éviter la faillite, il fait des tournées dans la campagne;elle tient boutique avec une vendeuse; une bonne s’occupedu ménage, de l’enfant.

Cinq ans s’écoulent. La Seconde Guerre mondiale éclate;la mobilisation générale met un terme au statu quo familial.Bientôt débutera l’histoire mêlée des Tillier et des Balvay.

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Table des matières

De l’auteure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6Personnages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7Première partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9Deuxième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21Troisième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41Quatrième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62Cinquième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89Sixième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119Septième partie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187Collection Parole vivante . . . . . . . . . . . . . 193

IllustrationsFamille Tillier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25«La France éclatée » (carte) . . . . . . . . . . . . . 27«Le département de Saône-et-Loire traversé

par la ligne de démarcation » (carte) . . . 29Brückenausweis, ou laissez-passer

pour les ponts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31Menu de baptême . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76

Extrait de la publication

Collection Parole vivante (romans)

Lysette Brochu, Mes lettres et poèmes à Jules Roy. Poste restante,Vézelay, 2011, 240 p.

Lysette Brochu, Parfum de rose et de tabac. Récits et tableaux de vie,2011, 394 pages.

Lysette Brochu, Saisons d’or et d’argile. Tableaux de vie, 2005, réimpr.2011, 264 pages

Bernard Chevrier, Le destin d’Antoine Brûlé, 2006, 136 pages.Claude Desmarais, Une affaire de rien. Histoire d’un rêve, 2008, 268

pages.Madeleine Gaudreault Labrecque, Les aventures d’un manuscrit, 1989,

72 pages. Jean-Louis Grosmaire, L’attrape-mouche, 1985, 128 pages.Jacqueline L’Heureux Hart, Pique atout! Cœur atout! 1997, 162 pages

(2000, réédition).Suzanne Parisot-Grosmaire, Fleurs d’hibiscus, 1991, 110 pages.Cécile Simard Pilotte, C’était la mélodie, 1998, 148 pages.

Extrait de la publication

Extrait de la publication

Compositionen Bookman, corps onze sur quatorze

et mise en pageAtelier graphique du Vermillon

Ottawa (Ontario)Films de couvertureImpression et reliure

de Marquis Imprimeur Inc.Cap-Saint-Ignace (Québec)

Achevé d’imprimeren octobre 2013

sur les presses deMarquis Imprimeur Inc.

pour les Éditions du Vermillon

ISBN 978-1-77120-144-5 (papier)ISBN 978-1-77120-145-2 (PDF)ISBN 978-1-77120-146-9 (ePub)

Imprimé au Canada

Adolescente, Nicole Balvay-Haillot découvre qu’elle est le fruit de laréconciliation, ratée selon elle, de son père et de sa mère. Devenueadulte, elle apprend que celle-ci eut pour cadre la ligne de démar-cation qui divisa la France en deux pendant l’Occupation allemande.Sans une lettre qu’une famille de passeurs se chargea de transmettreclandestinement à son destinataire, cette embellie, et la naissance dela narratrice, auraient-elles eu lieu?

Commence alors pour l’auteure une véritable tentative de recons-truction d’une histoire dont elle est issue et qui fonde sa propreexistence. Fouiller ce passé suscite doutes, émotions, voire souf-france, mais elle avance pas à pas, guidée par des témoignages, dessouvenirs, des archives, puis par un fil d’Ariane inattendu, des lettresde sa mère écrites en 1941 et miraculeusement sauvées.

Telle une poterie antique, dont même les morceaux manquantscontribuent à révéler l’histoire d’un peuple, ce roman raconte celled’une famille et de la France pendant ces années noires.

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Couverture : lettre de Madeleine Balvay à Marie Balvay, sa belle-mère, Henri et Marie Louise Balvay, son beau-frère et sa belle-sœur (4 mars 1941).

Originaire de France, Nicole Balvay-Haillot vit au Québec depuis1969. Dérive, son premier récit, marque son retour par l’écriture aupays natal et à la mère. Ses livres seront ensuite autant d’aventuresla menant d’un continent à l’autre au gré de son inspiration, de sesrencontres et de ses voyages. Dans Les Passeurs, cette archéologue de la mémoire raconte unequête de sept ans où le flou des souvenirs et de l’imagination céde-ront le terrain aux archives annihilant silences et non-dits vieux desoixante-dix ans.

Extrait de la publication