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MargueriteYourcenar

Mémoiresd’HadrienSUIVIDE

CarnetsdenotesdeMémoiresd’Hadrien

Gallimard

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Biographie

Néeen1903àBruxellesd’unpèrefrançaisetd’unemèred’originebelge,MargueriteYourcenargranditenFrance,maisc’estsurtoutàl’étrangerqu’ellerésideraparlasuite:Italie,Suisse,Grèce,puisAmériqueoùellevitdansl’îledeMountDesert,surlacôtenord-estdesÉtats-Unis.

Sonœuvrecomprenddesromans:AlexisouleTraitéduVainCombat(1929),LeCoupdeGrâce(1939), Denier du Rêve, version définitive (1959) ; des poèmes en prose : Feux (1936) ; en versréguliers : Les Charités d’Alcippe (1956) ; des nouvelles ; des essais : Sous Bénéfice d’Inventaire(1962);despiècesdethéâtreetdestraductions.Mémoiresd’Hadrien(1951),romanhistoriqued’unevéritéétonnante, luivalutuneréputationmondiale.L’ŒuvreauNoiraobtenuà l’unanimité lePrixFémina1968.CitonsSouvenirsPieux(1974)etArchivesduNord(1977),deuxpremierspanneauxd’untriptyquefamilialdontletroisièmeseraSuiteetFin.

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Introduction

Animulavagula,blandula,

Hospescomesquecorporis,

Quaenuncabibisinloca

Pallidula,rigida,nudula,

Nec,utsoles,dabisiocos…

P.ÆliusHADRIANUS,Imp.

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ANIMULAVAGULABLANDULA

ANIMULAVAGULABLANDULA

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Chapitre1

MoncherMarc,

JesuisdescenducematinchezmonmédecinHermogène,quivientderentreràlaVillaaprèsunassez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour lespremièresheuresdelamatinée.Jemesuiscouchésurunlitaprèsm’êtredépouillédemonmanteauetdematunique.Jet’épargnedesdétailsquiteseraientaussidésagréablesqu’àmoi-même,etladescriptiondu corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. Disonsseulement que j’ai toussé, respiré, et retenu mon souffle selon les indications d’Hermogène, alarmémalgré lui par les progrès si rapides dumal, et prêt à en rejeter le blâme sur le jeune Iollas quim’asoignéensonabsence.Ilestdifficilederesterempereurenprésenced’unmédecin,etdifficileaussidegarder sa qualité d’homme. L’œil du praticien ne voyait en moi qu’un monceau d’humeurs, tristeamalgamedelympheetdesang.Cematin, l’idéem’estvenuepourlapremièrefoisquemoncorps,cefidèlecompagnon,cetamiplussûr,mieuxconnudemoiquemonâme,n’estqu’unmonstresournoisquifinirapardévorersonmaître.Paix…J’aimemoncorps;ilm’abienservi,etdetouteslesfaçons,etjeneluimarchandepaslessoinsnécessaires.Maisjenecompteplus,commeHermogèneprétendencorelefaire,surlesvertusmerveilleusesdesplantes,ledosageexactdeselsminérauxqu’ilestalléchercherenOrient.Cethommepourtantsifinm’adébitédevaguesformulesderéconfort,tropbanalespourtromperpersonne;ilsaitcombienjehaiscegenred’imposture,maisonn’apasimpunémentexercélamédecinependant plus de trente ans. Je pardonne à ce bon serviteur cette tentative pour me cacher ma mort.Hermogèneestsavant;ilestmêmesage;saprobitéestbiensupérieureàcelled’unvulgairemédecindecour.J’auraipourlotd’êtreleplussoignédesmalades.Maisnulnepeutdépasserleslimitesprescrites;mesjambesenfléesnemesoutiennentpluspendantleslonguescérémoniesromaines;jesuffoque;etj’aisoixanteans.

Ne t’y trompepas : je ne suis pas encore assez faible pour céder aux imaginationsde la peur,presque aussi absurdes que celles de l’espérance, et assurément beaucoup plus pénibles. S’il fallaitm’abuser, j’aimeraismieux que ce fût dans le sens de la confiance ; je n’y perdrai pas plus, et j’ensouffriraimoins.Cetermesivoisinn’estpasnécessairementimmédiat;jemecoucheencorechaquenuitavecl’espoird’atteindreaumatin.Àl’intérieurdeslimitesinfranchissablesdontjeparlaistoutàl’heure,jepuisdéfendremapositionpiedàpied,etmêmeregagnerquelquespoucesduterrainperdu.Jen’ensuispasmoinsarrivéàl’âgeoùlavie,pourchaquehomme,estunedéfaiteacceptée.Direquemesjourssontcomptésnesignifierien;ilenfuttoujoursainsi;ilenestainsipournoustous.Maisl’incertitudedulieu,dutemps,etdumode,quinousempêchedebiendistinguercebutverslequelnousavançonssanstrêve,diminue pour moi à mesure que progresse ma maladie mortelle. Le premier venu peut mourir tout àl’heure,maislemaladesaitqu’ilnevivraplusdansdixans.Mamarged’hésitationnes’étendplussurdesannées,maissurdesmois.Meschancesdefinird’uncoupdepoignardaucœuroud’unechutedecheval deviennent des plus minimes ; la peste paraît improbable ; la lèpre ou le cancer semblent

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définitivement distancés. Je ne cours plus le risque de tomber aux frontières frappé d’une hachecalédonienneoutranspercéd’uneflècheparthe;lestempêtesn’ontpassuprofiterdesoccasionsoffertes,etlesorcierquim’apréditquejenemenoieraipassembleavoireuraison.JemourraiàTibur,àRome,ouàNaplestoutauplus,etunecrised’étouffementsechargeradelabesogne.Serai-jeemportéparladixièmecrise,ouparlacentième?Toutelaquestionestlà.Commelevoyageurquinavigueentrelesîlesdel’Archipelvoit labuéelumineuseseleververslesoir,etdécouvrepeuàpeulalignedurivage, jecommenceàapercevoirleprofildemamort.

Déjà,certainesportionsdemavieressemblentauxsallesdégarniesd’unpalaistropvaste,qu’unpropriétaireappauvri renonceàoccuper toutentier.Jenechasseplus :s’iln’yavaitquemoipour lesdéranger dans leurs ruminements et leurs jeux, les chevreuils des monts d’Étrurie seraient bientranquilles. J’ai toujoursentretenuavec laDianedes forêts les rapports changeantsetpassionnésd’unhomme avec l’objet aimé : adolescent, la chasse au sanglier m’a offert mes premières chances derencontreaveclecommandementetledanger;jem’ylivraisavecfureur;mesexcèsdanscegenremefirentréprimanderparTrajan.Lacuréedansuneclairièred’Espagneaétémaplusancienneexpériencedelamort,ducourage,delapitiépourlescréatures,etduplaisirtragiquedelesvoirsouffrir.Hommefait, lachassemedélassaitde tantde luttessecrètesavecdesadversaires tourà tour trop finsou tropobtus,tropfaiblesoutropfortspourmoi.Cejustecombatentrel’intelligencehumaineetlasagacitédesbêtesfauvessemblaitétrangementproprecomparéauxembûchesdeshommes.Empereur,meschassesenToscanem’ontserviàjugerducourageoudesressourcesdesgrandsfonctionnaires: j’yaiéliminéouchoisi plus d’un homme d’État. Plus tard, en Bithynie, en Cappadoce, je fis des grandes battues unprétextedefête,untriompheautomnaldanslesboisd’Asie.Maislecompagnondemesdernièreschassesestmortjeune,etmongoûtpourcesplaisirsviolentsabeaucoupbaissédepuissondépart.Mêmeici,àTibur,l’ébrouementsoudaind’uncerfsouslesfeuillessuffitpourtantàfairetressaillirenmoiuninstinctplusancienque tous lesautres,etpar lagrâceduquel jemesensguépardaussibienqu’empereur.Quisait?Peut-êtren’ai-jeétésiéconomedesanghumainqueparcequej’aitantverséceluidesbêtesfauves,que parfois, secrètement, je préférais aux hommes. Quoi qu’il en soit, l’image des fauves me hantedavantage,et j’aipeineànepasmelaisseralleràd’interminableshistoiresdechassequimettraientàl’épreuvelapatiencedemesinvitésdusoir.Certes, lesouvenirdujourdemonadoptionaducharme,maisceluideslionstuésenMaurétanien’estpasmalnonplus.

Lerenoncementauchevalestunsacrificepluspénibleencore:unfauven’estqu’unadversaire,maisuncheval étaitunami.Sionm’avait laissé lechoixdemacondition, j’eusseoptépourcelledeCentaure. Entre Borysthènes et moi, les rapports étaient d’une netteté mathématique : il m’obéissaitcommeàsoncerveau,etnoncommeàsonmaître.Ai-jejamaisobtenuqu’unhommeenfîtautant?Uneautoritési totalecomporte,commetouteautre,sesrisquesd’erreurpourl’hommequi l’exerce,mais leplaisirdetenterl’impossibleenfaitdesautd’obstacleétaittropgrandpourregretteruneépauledémiseouunecôterompue.Monchevalremplaçaitlesmillenotionsapprochéesdutitre,delafonction,dunom,qui compliquent l’amitié humaine, par la seule connaissance demon juste poids d’homme. Il était demoitiédansmesélans;ilsavaitexactement,etmieuxquemoipeut-être,lepointoùmavolontédivorçaitd’avecmaforce.Maisjen’infligeplusausuccesseurdeBorysthèneslefardeaud’unmaladeauxmusclesamollis, trop faible pour se hisser de soi-même sur le dos d’une monture.Mon aide de camp Célerl’exerce en ce moment sur la route de Préneste ; toutes mes expériences passées avec la vitesse mepermettent de partager le plaisir du cavalier et celui de la bête, d’évaluer les sensations de l’hommelancéàfonddetrainparunjourdesoleiletdevent.QuandCélersautedecheval,jereprendsavecluicontactaveclesol.Ilenvademêmedelanage:j’yairenoncé,maisjeparticipeencoreaudélicedunageur caressé par l’eau. Courir, même sur le plus bref des parcours, me serait aujourd’hui aussi

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impossiblequ’àunelourdestatue,unCésardepierre,maisjemesouviensdemescoursesd’enfantsurles collines sèches de l’Espagne, du jeu joué avec soi-même où l’on va jusqu’aux limites del’essoufflement,sûrquelecœurparfait, lespoumonsintactsrétabliront l’équilibre ;et j’aidumoindreathlète s’entraînant à la course au long stadeune entente que l’intelligence seule nemedonnerait pas.Ainsi, de chaque art pratiqué en son temps, je tireune connaissancequimedédommageenpartiedesplaisirsperdus.J’aicru,etdansmesbonsmomentsjecroisencore,qu’ilseraitpossibledepartagerdelasorte l’existence de tous, et cette sympathie serait l’une des espèces les moins révocables del’immortalité.Ilyeutdesmomentsoùcettecompréhensions’efforçadedépasserl’humain,alladunageuràlavague.Maislà,riend’exactnemerenseignantplus,j’entredansledomainedesmétamorphosesdusonge.

Tropmangerestunviceromain,maisjefussobreavecvolupté.Hermogènen’arieneuàmodifieràmon régime, si ce n’est peut-être cette impatience quime faisait dévorer n’importe où, à n’importequelleheure,lepremiermetsvenu,commepourenfinird’unseulcoupaveclesexigencesdemafaim.Etil va de soi qu’un homme riche, qui n’a jamais connu que le dénuement volontaire, ou n’en a faitl’expériencequ’àtitreprovisoire,commedel’undesincidentsplusoumoinsexcitantsdelaguerreetduvoyage, auraitmauvaise grâce à se vanter de ne pas se gorger. S’empiffrer à certains jours de fête atoujoursétél’ambition,lajoie,etl’orgueilnatureldespauvres.J’aimaisl’arômedeviandesrôtiesetlebruitdemarmitesracléesdesréjouissancesdel’armée,etquelesbanquetsducamp(oucequiaucampétaitunbanquet)fussentcequ’ilsdevraienttoujoursêtre,unjoyeuxetgrossiercontrepoidsauxprivationsdes jours ouvrables ; je tolérais assez bien l’odeur de friture des places publiques en temps deSaturnales. Mais les festins de Rome m’emplissaient de tant de répugnance et d’ennui que si j’aiquelquefoiscrumouriraucoursd’uneexplorationoud’uneexpéditionmilitaire,jemesuisdit,pourmeréconforter, qu’aumoins je ne dînerais plus.Neme fais pas l’injure deme prendre pour un vulgairerenonciateur :uneopérationquia lieudeuxoutroisfoispar jour,etdont lebutestd’alimenter lavie,mériteassurémenttousnossoins.Mangerunfruit,c’estfaireentrerensoiunbelobjetvivant,étranger,nourri et favorisé commenouspar la terre ; c’est consommerun sacrificeoùnousnouspréférons auxchoses.Jen’aijamaismordudanslamichedepaindescasernessansm’émerveillerquecetteconcoctionlourdeetgrossièresûtsechangerensang,enchaleur,peut-êtreencourage.Ah,pourquoimonesprit,danssesmeilleursjours,nepossède-t-iljamaisqu’unepartiedespouvoirsassimilateursd’uncorps?

C’est à Rome, durant les longs repas officiels, qu’il m’est arrivé de penser aux originesrelativementrécentesdenotreluxe,àcepeupledefermierséconomesetdesoldatsfrugaux,repusd’ailetd’orge, subitement vautrés par la conquête dans les cuisines de l’Asie, engloutissant ces nourriturescompliquées avec une rusticité de paysans pris de fringale. Nos Romains s’étouffent d’ortolans,s’inondent de sauces, et s’empoisonnent d’épices. Un Apicius s’enorgueillit de la succession desservices,decettesériedeplatsaigresoudoux,lourdsousubtils,quicomposentlabelleordonnancedesesbanquets;passeencoresichacundecesmetsétaitserviàpart,assimiléàjeun,doctementdégustéparungourmetauxpapillesintactes.Présentéspêle-mêle,auseind’uneprofusionbanaleetjournalière,ils forment dans le palais et dans l’estomac de l’homme qui mange une confusion détestable où lesodeurs, les saveurs, les substances perdent leur valeur propre et leur ravissante identité. Ce pauvreLuciuss’amusaitjadisàmeconfectionnerdesplatsrares;sespâtésdefaisans,avecleursavantdosagedejambonetd’épices,témoignaientd’unartaussiexactqueceluidumusicienetdupeintre;jeregrettaispourtant lachairnettedubeloiseau.LaGrèces’yentendaitmieux:sonvinrésiné,sonpaincloutédesésame,sespoissonsretournéssurlegrilauborddelamer,noircisinégalementparlefeuetassaisonnésçà et là du craquement d’un grain de sable, contentaient purement l’appétit sans entourer de trop decomplications la plus simple de nos joies. J’ai goûté, dans tel bouge d’Égine ou de Phalère, à des

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nourrituressi fraîchesqu’ellesdemeuraientdivinementpropres,endépitdesdoigtssalesdugarçondetaverne, si modiques, mais si suffisantes, qu’elles semblaient contenir sous la forme la plus résuméepossiblequelqueessenced’immortalité.Laviandecuiteausoirdeschassesavaitelleaussicettequalitépresquesacramentelle,nousramenaitplusloin,auxoriginessauvagesdesraces.Levinnousinitieauxmystèresvolcaniquesdusol,auxrichessesminéralescachées:unecoupedeSamosbueàmidi,enpleinsoleil, ou au contraire absorbée par un soir d’hiver dans un état de fatigue qui permet de sentirimmédiatementaucreuxdudiaphragmesonécoulementchaud,sasûreetbrûlantedispersionlelongdenosartères,estunesensationpresquesacrée,parfoistropfortepourunetêtehumaine;jenelaretrouveplussipuresortantdescelliersnumérotésdeRome,et lepédantismedesgrandsconnaisseursdecrusm’impatiente.Pluspieusementencore,l’eaubuedanslapaumeouàmêmelasourcefaitcoulerennousleselleplussecretdelaterreetlapluieduciel.Maisl’eauelle-mêmeestundélicedontlemaladequejesuis doit à présent n’user qu’avec sobriété.N’importe :même à l’agonie, etmêlée à l’amertume desdernièrespotions,jem’efforceraidegoûtersafraîcheinsipiditésurmeslèvres.

J’ai expérimenté brièvement avec l’abstinence de viande aux écoles de philosophie, où il siedd’essayer une fois pour toutes chaque méthode de conduite ; plus tard, en Asie, j’ai vu desGymnosophistesindiensdétournerlatêtedesagneauxfumantsetdesquartiersdegazelleservissouslatented’Osroès.Maiscettepratique, à laquelle ta jeuneaustérité trouveducharme,demandedes soinspluscompliquésqueceuxdelagourmandiseelle-même;ellenousséparetropducommundeshommesdansunefonctionpresquetoujourspubliqueetàlaquelleprésidentleplussouventl’apparatoul’amitié.J’aimemieuxme nourrir toutema vie d’oies grasses et de pintades que deme faire accuser parmesconvives,àchaquerepas,d’uneostentationd’ascétisme.Déjàai-jeeuquelquepeine,àl’aidedefruitssecsouducontenud’unverrelentementdégusté,àdéguiseràmesinvitésquelespiècesmontéesdemeschefsétaientpoureuxplutôtquepourmoi,ouquemacuriositépourcesmetsfinissaitavantlaleur.Unprincemanque icide la latitudeofferte auphilosophe : il nepeut sepermettrededifférer sur tropdepointsàlafois,etlesdieuxsaventquemespointsdedifférencen’étaientdéjàquetropnombreux,bienquejemeflattassequebeaucoupfussentinvisibles.QuantauxscrupulesreligieuxduGymnosophiste,àson dégoût en présence des chairs ensanglantées, j’en serais plus touché s’il ne m’arrivait de medemander en quoi la souffrance de l’herbe qu’on coupe diffère essentiellement de celle des moutonsqu’onégorge,etsinotrehorreurdevantlesbêtesassassinéesnetientpassurtoutàcequenotresensibilitéappartient aumême règne.Mais à certainsmoments de la vie, dans les périodes de jeûne rituel, parexemple, ou au cours des initiations religieuses, j’ai connu les avantages pour l’esprit, et aussi lesdangers,desdifférentesformesdel’abstinence,oumêmedel’inanitionvolontaire,decesétatsprochesduvertigeoùlecorps,enpartiedélesté,entredansunmondepourlequeliln’estpasfait,etquipréfigurelesfroideslégèretésdelamort.Àd’autresmoments,cesexpériencesm’ontpermisdejoueravecl’idéedusuicideprogressif,dutrépasparinanitionquifutceluidecertainsphilosophes,espècededébaucheretournée où l’on va jusqu’à l’épuisement de la substance humaine. Mais il m’eût toujours déplud’adhérertotalementàunsystème,etjen’auraispasvouluqu’unscrupulem’enlevâtledroitdemegaverdecharcuterie,siparhasardj’enavaisenvie,ousicettenourritureétaitlaseulefacile.

Les cyniques et les moralistes s’accordent pour mettre les voluptés de l’amour parmi lesjouissancesditesgrossières,entreleplaisirdeboireetceluidemanger,toutenlesdéclarantd’ailleurs,puisqu’ilsassurentqu’ons’enpeutpasser,moinsindispensablesqueceux-là.Dumoraliste,jem’attendsàtout,mais jem’étonneque lecyniques’y trompe.Mettonsque lesunset lesautresaientpeurde leursdémons,soitqu’ilsleurrésistent,soitqu’ilss’yabandonnent,ets’efforcentderavalerleurplaisirpouressayerdeluienleversapuissancepresqueterrible,souslaquelleilssuccombent,etsonétrangemystère,où ils se sentent perdus. Je croirai à cette assimilation de l’amour aux joies purement physiques (à

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supposerqu’ilenexistedetelles)lejouroùj’auraivuungourmetsangloterdedélicesdevantsonmetsfavori,commeunamantsurunejeuneépaule.Detousnosjeux,c’est leseulquirisquedebouleverserl’âme, le seul aussi où le joueur s’abandonne nécessairement au délire du corps. Il n’est pasindispensablequelebuveurabdiquesaraison,maisl’amantquigardelasiennen’obéitpasjusqu’auboutà sondieu.L’abstinenceou l’excèsn’engagentpartout ailleursque l’hommeseul : saufdans le casdeDiogène, dont les limitations et le caractère de raisonnable pis-aller semarquent d’eux-mêmes, toutedémarchesensuellenousplaceenprésencedel’Autre,nousimpliquedanslesexigencesetlesservitudesduchoix.Jen’enconnaispasoùl’hommeserésolvepourdesraisonsplussimplesetplusinéluctables,oùl’objetchoisisepèseplusexactementàsonpoidsbrutdedélices,oùl’amateurdevéritésaitplusdechances de juger la créature nue. À partir d’un dépouillement qui s’égale à celui de la mort, d’unehumilitéquipassecelledeladéfaiteetdelaprière,jem’émerveilledevoirchaquefoissereformerlacomplexité des refus, des responsabilités, des apports, les pauvres aveux, les fragilesmensonges, lescompromis passionnés entre mes plaisirs et ceux de l’Autre, tant de liens impossibles à rompre etpourtantdéliés sivite.Ce jeumystérieuxquivade l’amourd’uncorpsà l’amourd’unepersonnem’asemblé assezbeaupour lui consacrer unepart demavie.Lesmots trompent, puisque celui deplaisircouvredesréalitéscontradictoires,comporteàlafoislesnotionsdetiédeur,dedouceur,d’intimitédescorps,etcellesdeviolence,d’agonieetdecri.LapetitephraseobscènedePoseidoniussurlefrottementde deux parcelles de chair, que je t’ai vu copier avec une application d’enfant sage dans tes cahiersd’école,nedéfinitpaspluslephénomènedel’amourquelacordetouchéedudoigtnerendcomptedumiracle des sons. C’est moins la volupté qu’elle insulte que la chair elle-même, cet instrument demuscles,desang,etd’épiderme,cerougenuagedontl’âmeestl’éclair.

Et j’avouequelaraisonresteconfondueenprésenceduprodigemêmedel’amour,de l’étrangeobsessionquifaitquecettemêmechairdontnousnoussoucionssipeuquandellecomposenotreproprecorps, nous inquiétant seulement de la laver, de la nourrir, et, s’il se peut, de l’empêcher de souffrir,puisse nous inspirer une telle passion de caresses simplement parce qu’elle est animée par uneindividualité différente de la nôtre, et parce qu’elle représente certains linéaments de beauté, surlesquels,d’ailleurs,lesmeilleursjugesnes’accordentpas.Ici,lalogiquehumaineresteendeçà,commedanslesrévélationsdesMystères.Latraditionpopulairenes’yestpastrompée,quiatoujoursvudansl’amouruneformed’initiation,l’undespointsderencontredusecretetdusacré.L’expériencesensuellesecompareencoreauxMystèresencequelapremièreapprochefaitaunon-initiél’effetd’unriteplusoumoinseffrayant, scandaleusement éloignédes fonctions familièresdu sommeil,duboire, etdumanger,objet de plaisanterie, de honte, ou de terreur. Tout autant que la danse desMénades ou le délire desCorybantes,notreamournousentraînedansununiversdifférent,oùilnousest,end’autrestemps,interditd’accéder,etoùnouscessonsdenousorienterdèsquel’ardeurs’éteintouquelajouissancesedénoue.Cloué au corps aimé comme un crucifié à sa croix, j’ai appris sur la vie quelques secrets qui déjàs’émoussentdansmonsouvenir,parl’effetdelamêmeloiquiveutqueleconvalescent,guéri,cessedeseretrouver dans les véritésmystérieuses de sonmal, que le prisonnier relâché oublie la torture, ou letriomphateurdégrisélagloire.

J’airêvéparfoisd’élaborerunsystèmedeconnaissancehumainebasésurl’érotique,unethéorieducontact,oùlemystèreetladignitéd’autruiconsisteraientprécisémentàoffrirauMoicepointd’appuid’un autremonde. La volupté serait dans cette philosophie une forme plus complète, mais aussi plusspécialisée,decetteapprochedel’Autre,unetechniquedeplusmiseauservicedelaconnaissancedecequin’estpasnous.Danslesrencontreslesmoinssensuelles,c’estencoredanslecontactquel’émotions’achèveouprendnaissance : lamainunpeu répugnantedecettevieillequimeprésenteunplacet, lefrontmoitedemonpèreàl’agonie,laplaielavéed’unblessé.Mêmelesrapportslesplusintellectuelsou

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lesplusneutresontlieuàtraverscesystèmedesignauxducorps:leregardsoudainéclaircidutribunauquelonexpliqueunemanœuvreaumatind’unebataille,lesalutimpersonneld’unsubalternequenotrepassagefigeenuneattituded’obéissance,lecoupd’œilamicaldel’esclavequejeremercieparcequ’ilm’apporte un plateau, ou, devant le camée grec qu’on lui offre, lamoue appréciatrice d’un vieil ami.Aveclaplupartdesêtres,lespluslégers,lesplussuperficielsdecescontactssuffisentànotreenvie,oumêmel’excèdentdéjà.Qu’ilsinsistent,semultiplientautourd’unecréatureuniquejusqu’àlacernertoutentière;quechaqueparcelled’uncorpssechargepournousd’autantdesignificationsbouleversantesquelestraitsd’unvisage;qu’unseulêtre,aulieudenousinspirertoutauplusdel’irritation,duplaisir,oudel’ennui, nous hante comme une musique et nous tourmente comme un problème ; qu’il passe de lapériphérie de notre univers à son centre, nous devienne enfin plus indispensable que nous-mêmes, etl’étonnantprodigealieu,oùjevoisbiendavantageunenvahissementdelachairparl’espritqu’unsimplejeudelachair.

Detellesvuessurl’amourpourraientmeneràunecarrièredeséducteur.Sijenel’aipasremplie,c’estsansdoutequej’aifaitautrechose,sinonmieux.Adéfautdegénie,unepareillecarrièredemandedessoins,etmêmedesstratagèmes,pourlesquelsjemesentaispeufait.Cespiègesdressés,toujourslesmêmes,cetteroutinebornéeàdeperpétuellesapproches,limitéeparlaconquêtemême,m’ontlassé.Latechniquedugrandséducteurexigedans lepassaged’unobjetàunautreunefacilité,une indifférence,quejen’aipasàl’égardd’eux:detoutefaçon,ilsm’ontquittéplusquejenelesquittais;jen’aijamaiscomprisqu’onserassasiâtd’unêtre.L’enviededénombrerexactementlesrichessesquechaquenouvelamour nous apporte, de le regarder changer, peut-être de le regarder vieillir, s’accorde mal avec lamultiplicitédesconquêtes.J’aicrujadisqu’uncertaingoûtdelabeautémetiendraitlieudevertu,sauraitm’immunisercontrelessollicitationstropgrossières.Maisjemetrompais.L’amateurdebeautéfinitparlaretrouverpartout,filond’ordanslesplusignoblesveines;paréprouver,àmanierceschefs-d’œuvrefragmentaires,salis,oubrisés,unplaisirdeconnaisseurseulàcollectionnerdespoteriescruesvulgaires.Unobstacleplussérieux,pourunhommedegoût,estunepositiond’éminencedanslesaffaireshumaines,aveccequelapuissancepresqueabsoluecomportederisquesd’adulationoudemensonge.L’idéequ’unêtre,sipeuquecesoit,secontrefaitenmaprésence,estcapabledemelefaireplaindre,mépriser,ouhaïr.J’aisouffertdecesinconvénientsdemafortunecommeunhommepauvredeceuxdesamisère.Unpas de plus, et j’aurais accepté la fiction qui consiste à prétendre qu’on séduit, quand on sait qu’ons’impose.Maisl’écœurement,oulasottisepeut-être,risquentdecommencerlà.

Onfiniraitparpréférerauxstratagèmeséventésde la séduction lesvérités toutessimplesde ladébauche,silàaussinerégnaitlemensonge.Enprincipe,jesuisprêtàadmettrequelaprostitutionsoitunartcommelemassageoulacoiffure,maisj’aidéjàpeineàmeplairechezlesbarbiersetlesmasseurs.Riendeplusgrossierquenoscomplices.Lecoupd’œilobliquedupatrondetavernequimeréservelemeilleurvin,etparconséquentenprivequelqu’und’autre,suffisaitdéjà,auxjoursdemajeunesse,àmedégoûterdesamusementsdeRome.Ilmedéplaîtqu’unecréaturecroiepouvoirescomptermondésir,leprévoir,mécaniquements’adapteràcequ’ellesupposemonchoix.Cerefletimbécileetdéformédemoi-mêmequem’offreàcesmomentsunecervellehumainemeferaitpréférerlestristeseffetsdel’ascétisme.Silalégenden’exagèreriendesoutrancesdeNéron,desrecherchessavantesdeTibère,ilafalluàcesgrandsconsommateursdedélicedessensbieninertespoursemettreenfraisd’unappareilsicompliqué,et un singulier dédain des hommes pour souffrir ainsi qu’on se moquât ou qu’on profitât d’eux. Etcependant, si j’ai à peuprès renoncé à ces formespar tropmachinales duplaisir, ounem’y suis pasenfoncétropavant,jeledoisplutôtàmachancequ’àunevertuincapablederésisteràrien.J’ypourraisretomberenvieillissant,commedansn’importequelleespècedeconfusionoudefatigue.Lamaladieetla mort relativement prochaine me sauveront de la répétition monotone des mêmes gestes, pareille à

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l’ânonnementd’uneleçontropsueparcœur.

Detouslesbonheursquilentementm’abandonnent,lesommeilestl’undesplusprécieux,despluscommunsaussi.Unhommequidortpeuetmal,appuyésurdenombreuxcoussins,méditetoutàloisirsurcette particulière volupté. J’accorde que le sommeil le plus parfait reste presque nécessairement uneannexedel’amour:reposréfléchi,reflétédansdeuxcorps.Maiscequim’intéresseici,c’estlemystèrespécifiquedusommeilgoûtépourlui-même,l’inévitableplongéehasardéechaquesoirparl’hommenu,seul,etdésarmé,dansunocéanoùtoutchange,lescouleurs,lesdensités,lerythmemêmedusouffle,etoùnous rencontrons les morts. Ce qui nous rassure du sommeil, c’est qu’on en sort, et qu’on en sortinchangé, puisqu’une interdiction bizarre nous empêche de rapporter avec nous l’exact résidu de nossonges.Cequinousrassureaussi,c’estqu’ilguéritdelafatigue,maisilnousenguérit,temporairement,par leplusradicaldesprocédés,ens’arrangeantpourquenousnesoyonsplus.Là,commeailleurs, leplaisir et l’art consistent à s’abandonner consciemment à cette bienheureuse inconscience, à accepterd’êtresubtilementplusfaible,pluslourd,plusléger,etplusconfusquesoi.Jereviendraiplustardsurlepeupleétonnantdessonges.Jepréfèreparlerdecertainesexpériencesdesommeilpur,depurréveil,quiconfinent à la mort et à la résurrection. Je tâche de ressaisir la précise sensation de tels sommeilsfoudroyantsdel’adolescence,oùl’ons’endormaitsurseslivres,touthabillé,transportéd’unseulcouphors de la mathématique et du droit à l’intérieur d’un sommeil solide et plein, si rempli d’énergieinemployée qu’on y goûtait, pour ainsi dire, le pur sens de l’être à travers les paupières fermées.J’évoquelesbrusquessommeilssurla terrenue,danslaforêt,aprèsdefatigantesjournéesdechasse;l’aboi des chiens m’éveillait, ou leurs pattes dressées sur ma poitrine. Si totale était l’éclipse, quej’auraispuchaquefoismeretrouverautre,etjem’étonnais,ouparfoism’attristais,dustrictagencementquimeramenaitdesiloindanscetétroitcantond’humanitéqu’estmoimêmeQu’étaientcesparticularitésauxquellesnous tenons leplus, puisqu’elles comptaient si peupour le libredormeur, et que, pouruneseconde, avant de rentrer à regret dans la peau d’Hadrien, je parvenais à savourer à peu prèsconsciemmentcethommevide,cetteexistencesanspassé?

D’autrepart,lamaladie,l’âge,ontaussileursprodiges,etreçoiventdusommeild’autresformesdebénédiction.Ilyaenvironunan,aprèsunejournéesingulièrementaccablante,àRome,j’aiconnuundecesrépitsoùl’épuisementdesforcesopéraitlesmêmesmiracles,ouplutôtd’autresmiracles,quelesréserves inépuiséesd’autrefois. Je nevais plusque rarement enville ; je tâched’y accomplir le pluspossible.Lajournéeavaitétédésagréablementencombrée:uneséanceauSénatavaitétésuivieparuneséanceautribunal,etparunediscussioninterminableavecl’undesquesteurs;puis,parunecérémoniereligieuse qu’on ne peut abréger, et sur laquelle la pluie tombait. J’avaismoi-même rapproché, colléensemble toutes ces activités différentes, pour laisser le moins de temps possible, entre elles, auximportunitésetauxflatteriesinutiles.Leretouràchevalfutl’undemesdernierstrajetsdecegenre.JerentraiàlaVillaécœuré,malade,ayantfroidcommeonn’afroidquelorsquelesangserefuse,etn’agitplusdansnosartères.CéleretChabriass’empressaient,maislasollicitudepeutêtrefatigantealorsmêmequ’elleestsincère.Retiréchezmoi, j’avalaiquelquescuilleréesd’unebouilliechaudequejepréparaimoi-même, nullement par soupçon, comme on se le figure,mais parce que jem’octroie ainsi le luxed’êtreseul.Jemecouchai;lesommeilsemblaitaussiloindemoiquelasanté,quelajeunesse,quelaforce.Jem’endormis.Lesablierm’aprouvéquejen’avaisdormiqu’uneheureàpeine.Uncourtmomentd’assoupissementcomplet,àmonâge,devientl’équivalentdessommeilsquiduraientautrefoistouteunedemi-révolutiondesastres ;montempssemesuredésormaisenunitésbeaucouppluspetites.Maisuneheureavaitsuffipouraccomplirl’humbleetsurprenantprodige:lachaleurdemonsangréchauffaitmesmains ; mon cœur,mes poumons s’étaient remis à opérer avec une espèce de bonne volonté ; la viecoulaitcommeunesourcepastrèsabondante,maisfidèle.Lesommeil,ensipeudetemps,avaitréparé

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mesexcèsdevertuaveclamêmeimpartialitéqu’ileûtmiseàréparerceuxdemesvices.Carladivinitédugrandrestaurateurtientàcequesesbienfaitss’exercentsurledormeursanstenircomptedelui,demêmequel’eauchargéedepouvoirscuratifsnes’inquièteenriendequiboitàlasource.

Mais si nous pensons si peu à un phénomène qui absorbe aumoins un tiers de toute vie, c’estqu’unecertainemodestieestnécessairepourappréciersesbontés.Endormis,CaïusCaligulaetlejusteAristidesevalent;jedéposemesvainsetimportantsprivilèges;jenemedistingueplusdunoirjaniteurquidortentraversdemonseuil.Qu’estnotreinsomnie,sinonl’obstinationmaniaquedenotreintelligenceàmanufacturerdespensées,dessuitesderaisonnements,dessyllogismesetdesdéfinitionsbienàelle,son refus d’abdiquer en faveur de la divine stupidité des yeux clos ou de la sage folie des songes ?L’hommequinedortpas,etjen’aidepuisquelquesmoisquetropd’occasionsdeleconstatersurmoi-même, se refuseplusoumoinsconsciemmentà faireconfianceau flotdeschoses.Frèrede laMort…Isocratesetrompait,etsaphrasen’estqu’uneamplificationderhéteur.Jecommenceàconnaîtrelamort;elle a d’autres secrets, plus étrangers encore à notre présente condition d’hommes. Et pourtant, sienchevêtrés,siprofondssontcesmystèresd’absenceetdepartieloubli,quenoussentonsbienconfluerquelquepart lasourceblancheet lasourcesombre. Jen’ai jamais regardévolontiersdormirceuxquej’aimais;ilssereposaientdemoi,jelesais;ilsm’échappaientaussi.Etchaquehommeahontedesonvisageentachéde sommeil.Quede fois, levéde trèsbonneheurepour étudieroupour lire, j’aimoi-même rétabli ces oreillers fripés, ces couvertures en désordre, évidences presque obscènes de nosrencontresaveclenéant,preuvesquechaquenuitnousnesommesdéjàplus…

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Chapitre2

Peu à peu, cette lettre commencée pour t’informer des progrès de mon mal est devenue ledélassement d’un homme qui n’a plus l’énergie nécessaire pour s’appliquer longuement aux affairesd’État, laméditationécrited’unmaladequidonneaudienceàsessouvenirs.Jemeproposemaintenantdavantage:j’aiforméleprojetdeteracontermavie.Àcoupsûr,j’aicomposél’andernieruncompterenduofficieldemesactes,entêteduquelmonsecrétairePhlégonamissonnom.J’yaimentilemoinspossible.L’intérêtpublicetladécencem’ontforcénéanmoinsàréarrangercertainsfaits.Lavéritéquej’entendsexposericin’estpasparticulièrementscandaleuse,ounel’estqu’audegréoùtoutevéritéfaitscandale.Jenem’attendspasàcequetesdix-septansycomprennentquelquechose.Jetienspourtantàt’instruire, à techoqueraussi.Tesprécepteurs,que j’ai choisismoi-même, t’ontdonnécetteéducationsévère, surveillée, trop protégée peut-être, dont j’espère somme toute un grand bien pour toi-même etpourl’État.Jet’offreicicommecorrectifunrécitdépourvud’idéespréconçuesetdeprincipesabstraits,tiré de l’expérience d’un seul homme qui est moi-même. J’ignore à quelles conclusions ce récitm’entraînera. Jecompte surcet examendes faitspourmedéfinir,me jugerpeut-être,ou toutaumoinspourmemieuxconnaîtreavantdemourir.

Comme tout lemonde, je n’ai àmon service que troismoyens d’évaluer l’existence humaine :l’étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ;l’observationdeshommes,quis’arrangent leplussouventpournouscacher leurssecretsoupournousfairecroirequ’ilsenont;leslivres,avecleserreursparticulièresdeperspectivequinaissententreleurslignes.J’ailuàpeuprèstoutcequenoshistoriens,nospoètes,etmêmenosconteursontécrit,bienquecesdernierssoientréputésfrivoles,etjeleurdoispeut-êtreplusd’informationsquejen’enairecueillidans les situations assez variées de ma propre vie. La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voixhumaine,toutcommelesgrandesattitudesimmobilesdesstatuesm’ontapprisàapprécierlesgestes.Parcontre,etdanslasuite,laviem’aéclaircileslivres.

Maisceux-cimentent,etmêmelesplussincères.Lesmoinshabiles,fautedemotsetdephrasesoùils la pourraient enfermer, retiennent de la vie une image plate et pauvre ; tels, comme Lucain,l’alourdissent et l’encombrent d’une solennité qu’elle n’a pas.D’autres, au contraire, commePétrone,l’allègent,fontd’elleuneballebondissanteetcreuse,facileàrecevoiretàlancerdansununiverssanspoids.Lespoètesnoustransportentdansunmondeplusvasteouplusbeau,plusardentouplusdouxqueceluiquinousestdonné,différentparlàmême,etenpratiquepresqueinhabitable.Lesphilosophesfontsubiràlaréalité,pourpouvoirl’étudierpure,àpeuprèslesmêmestransformationsquelefeuoulepilonfontsubirauxcorps:riend’unêtreoud’unfait,telsquenousl’avonsconnu,neparaîtsubsisterdanscescristauxoudanscette cendre.Leshistoriensnousproposentdupassédes systèmes tropcomplets,desséries de causes et d’effets trop exacts et trop clairs pour avoir jamais été entièrement vrais ; ilsréarrangentcettedocilematièremorte, et je saisquemêmeàPlutarqueéchappera toujoursAlexandre.Les conteurs, les auteursde fablesmilésiennes, ne fontguère, commedesbouchers, qued’appendre àl’étaldepetitsmorceauxdeviandeappréciésdesmouches. Jem’accommoderais fortmald’unmondesanslivres,maislaréalitén’estpaslà,parcequ’ellen’ytientpastoutentière.

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L’observationdirectedeshommesestuneméthodemoinscomplèteencore,bornéeleplussouventaux constatations assez basses dont se repaît la malveillance humaine. Le rang, la position, tous noshasards,restreignentlechampdevisionduconnaisseurd’hommes:monesclaveapourm’observerdesfacilitéscomplètementdifférentesdecellesquej’aipourl’observerlui-même;ellessontaussicourtesquelesmiennes.LevieilEuphorionmeprésentedepuisvingtansmonflacond’huileetmonéponge,maismaconnaissancedeluis’arrêteàsonservice,etcellequ’ilademoiàmonbain,ettoutetentativepours’informerdavantagefaitvite,àl’empereurcommeàl’esclave,l’effetd’uneindiscrétion.Presquetoutcequenoussavonsd’autruiestdesecondemain.Siparhasardunhommeseconfesse,ilplaidesacause;sonapologieest touteprête.Sinous l’observons, iln’estpasseul.Onm’areprochéd’aimerà lire lesrapports de la police de Rome ; j’y découvre sans cesse des sujets de surprise ; amis ou suspects,inconnusoufamiliers,cesgensm’étonnent; leursfoliesserventd’excusesauxmiennes.Jenemelassepasdecomparerl’hommehabilléàl’hommenu.Maiscesrapportssinaïvementcirconstanciéss’ajoutentà la pile demesdossiers sansm’aider lemoinsdumonde à rendre le verdict final.Que cemagistratd’apparence austère ait commis un crime ne me permet nullement de le mieux connaître. Je suisdésormaisenprésencededeuxphénomènesaulieud’un,l’apparencedumagistrat,etsoncrime.

Quantàl’observationdemoi-même,jem’yoblige,nefût-cequepourentrerencompositionaveccetindividuauprèsdequijeseraijusqu’auboutforcédevivre,maisunefamiliaritédeprèsdesoixanteans comporte encore bien des chances d’erreur. Au plus profond, ma connaissance demoi-même estobscure,intérieure,informulée,secrètecommeunecomplicité.Auplusimpersonnel,elleestaussiglacéequelesthéoriesquejepuisélaborersurlesnombres:j’emploiecequej’aid’intelligenceàvoirdeloinetdeplushautmavie,quidevientalorslavied’unautre.Maiscesdeuxprocédésdeconnaissancesontdifficiles, et demandent, l’un une descente en soi, l’autre, une sortie hors de soi-même.Par inertie, jetendscommetoutlemondeàleursubstituerdesmoyensdepureroutine,uneidéedemaviepartiellementmodifiéeparl’imagequelepublics’enforme,desjugementstoutfaits,c’est-à-diremalfaits,commeunpatrontoutpréparéauqueluntailleurmaladroitadaptelaborieusementl’étoffequiestànous.Équipementdevaleurinégale;outilsplusoumoinsémoussés;maisjen’enaipasd’autres:c’estaveceuxquejemefaçonnetantbienquemaluneidéedemadestinéed’homme.

Quandjeconsidèremavie,jesuisépouvantédelatrouverinforme.L’existencedeshéros,cellequ’onnousraconte,estsimple;ellevadroitaubutcommeuneflèche.Etlaplupartdeshommesaimentàrésumerleurviedansuneformule,parfoisdansunevanterieoudansuneplainte,presquetoujoursdansunerécrimination;leurmémoireleurfabriquecomplaisammentuneexistenceexplicableetclaire.Maviea des contoursmoins fermes. Comme il arrive souvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui ladéfinitavecleplusdejustesse:bonsoldat,maispointgrandhommedeguerre,amateurd’art,maispointcetartistequeNéroncrutêtreàsamort,capabledecrimes,maispointchargédecrimes.Ilm’arrivedepenserquelesgrandshommessecaractérisentjustementparleurpositionextrême,oùleurhéroïsmeestdesetenirtoutelavie.Ilssontnospôles,ounosantipodes.J’aioccupétouteslespositionsextrêmestouràtour,maisjenem’ysuispastenu;laviem’enatoujoursfaitglisser.Etcependant,jenepuispasnonplus,commeunlaboureurouunportefaixvertueux,mevanterd’uneexistencesituéeaucentre.

Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériauxdiversentasséspêle-mêle.J’yrencontremanature,déjàcomposite,forméeenpartieségalesd’instinctetde culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements du hasard. Jem’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, oul’écoulementd’unerivièresouterraine,maisceplantoutfacticen’estqu’untrompe-l’œildusouvenir.Detempsentemps,dansunerencontre,unprésage,unesuitedéfinied’événements,jecroisreconnaîtreune

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fatalité,maistropderoutesnemènentnullepart,tropdesommesnes’additionnentpas.Jeperçoisbiendans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presquetoujourstracéeparlapressiondescirconstances;sestraitssebrouillentcommeuneimagereflétéesurl’eau.Jenesuispasdeceuxquidisentqueleursactionsneleurressemblentpas.Ilfautbienqu’elleslefassent,puisqu’ellessontmaseulemesure,etleseulmoyendemedessinerdanslamémoiredeshommes,oumêmedanslamiennepropre;puisquec’estpeut-êtrel’impossibilitédecontinueràs’exprimeretàsemodifierparl’actionquiconstitueladifférenceentrel’étatdemortetceluidevivant.Maisilyaentremoietcesactesdontjesuisfaitunhiatusindéfinissable.Etlapreuve,c’estquej’éprouvesanscesselebesoindelespeser,delesexpliquer,d’enrendrecompteàmoi-même.Certainstravauxquidurèrentpeusont assurément négligeables, mais des occupations qui s’étendirent sur toute la vie ne signifient pasdavantage.Parexemple,ilmesembleàpeineessentiel,aumomentouj’écrisceci,d’avoirétéempereur.

Lestroisquartsdemavieéchappentd’ailleursàcettedéfinitionparlesactes:lamassedemesvelléités,demesdésirs,demesprojetsmême,demeureaussinébuleuseetaussifuyantequ’unfantôme.Le reste, la partie palpable, plus ou moins authentifiée par les faits, est à peine plus distincte, et laséquencedesévénementsaussiconfusequecelledessonges.J’aimachronologiebienàmoi,impossibleàaccorderaveccellequisebasesurlafondationdeRome,ouavecl’èredesOlympiades.Quinzeansauxarméesontdurémoinsqu’unmatind’Athènes;ilyadesgensquej’aifréquentéstoutemavieetquejenereconnaîtraipasauxEnfers.Lesplansdel’espacesechevauchentaussi:l’ÉgypteetlavalléedeTempésont toutesproches,et jenesuispas toujoursàTiburquand j’y suis.Tantôtmaviem’apparaîtbanaleaupointdenepasvaloird’être,nonseulementécrite,maismêmeunpeulonguementcontemplée,nullementplusimportante,mêmeàmespropresyeux,quecelledupremiervenu.Tantôt,ellemesembleunique,etparlàmêmesansvaleur,inutile,parcequ’impossibleàréduireàl’expérienceducommundeshommes.Riennem’explique:mesvicesetmesvertusn’ysuffisentabsolumentpas;monbonheurlefaitdavantage,maispar intervalles, sanscontinuité, et surtout sansacceptablecause.Mais l’esprithumainrépugneàs’accepterdesmainsduhasard,àn’êtrequeleproduitpassagerdechancesauxquellesaucundieunepréside,surtoutpaslui-même.Unepartiedechaquevie,etmêmedechaqueviefortpeudignederegard,sepasseàrechercherlesraisonsd’être,lespointsdedépart,lessources.C’estmonimpuissanceà lesdécouvrirquimefitparfoispenchervers lesexplicationsmagiques,chercherdans lesdéliresdel’occulteceque lesenscommunnemedonnaitpas.Quandtous lescalculscompliquéss’avèrent faux,quand les philosophes euxmêmes n’ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers lebabillagefortuitdesoiseaux,ouverslelointaincontrepoidsdesastres.

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Chapitre3

Marullinus,mongrand-père,croyaitauxastres.Cegrandvieillardémaciéet jaunipar l’âgemeconcédait lemêmedegréd’affectionsans tendresse, sanssignesextérieurs,presquesansparoles,qu’ilportaitauxanimauxdesaferme,àsaterre,àsacollectiondepierrestombéesduciel.Ildescendaitd’unelongueséried’ancêtresétablisenEspagnedepuis l’époquedesScipions. Ilétaitde rangsénatorial, letroisièmedunom ; notre famille jusque-là avait été d’ordre équestre. Il avait pris une part, d’ailleursmodeste, aux affaires publiques sous Titus. Ce provincial ignorait le grec, et parlait le latin avec unrauqueaccentespagnolqu’ilmepassaetquifitrireplustard.Sonespritn’étaitpourtantpastoutàfaitinculte;onatrouvéchezlui,aprèssamort,unemallepleined’instrumentsdemathématiquesetdelivresqu’iln’avaitpastouchésdepuisvingtans.Ilavaitsesconnaissancesmi-scientifiques,mi-paysannes,cemélanged’étroitspréjugésetdevieillesagessequiontcaractérisél’ancienCaton.MaisCatonfuttoutesavie l’hommeduSénat romain et de laguerredeCarthage, l’exact représentant de ladureRomede laRépublique. La dureté presque impénétrable de Marullinus remontait plus loin, à des époques plusantiques. C’était l’homme de la tribu, l’incarnation d’un monde sacré et presque effrayant dont j’aiparfoisretrouvédesvestigescheznosnécromanciensétrusques.Ilmarchaittoujoursnutête,commejemesuisaussifaitcritiquerpourlefaire;sespiedsracornissepassaientdesandales.Sesvêtementsdesjoursordinairessedistinguaientàpeinedeceuxdesvieuxmendiants,desgravesmétayersaccroupisausoleil.Onledisaitsorcier,etlesvillageoistâchaientd’évitersoncoupd’œil.Maisilavaitsurlesanimauxdesingulierspouvoirs.J’aivusavieilletêtes’approcherprudemment,amicalement,d’unniddevipères,etses doigts noueux exécuter en face d’un lézard une espèce de danse. Il m’emmenait observer le cielpendantlesnuitsd’été,auhautd’unecollinearide.Jem’endormaisdansunsillon,fatiguéd’avoircomptéles météores. Il restait assis, la tête levée, tournant imperceptiblement avec les astres. Il avait dûconnaîtrelessystèmesdePhilolaosetd’Hipparque,etceluid’AristarquedeSamosquej’aipréféréplustard,maiscesspéculationsnel’intéressaientplus.Lesastresétaientpourluidespointsenflammés,desobjetscommelespierresetleslentsinsectesdontiltiraitégalementdesprésages,partiesconstituantesd’un univers magique qui comprenait aussi les volitions des dieux, l’influence des démons, et le lotréservéauxhommes.Ilavaitconstruitlethèmedemanativité.Unenuit,ilvintàmoi,mesecouapourmeréveiller,etm’annonçal’empiredumondeaveclemêmelaconismegrondeurqu’ileûtmisàprédireunebonnerécolteauxgensdelaferme.Puis,saisideméfiance, ilallachercherunbrandonaupetitfeudesarmentsqu’ilgardaitpournousréchaufferpendantlesheuresfroides,l’approchademamain,etlutdansma paume épaisse d’enfant de onze ans je ne sais quelle confirmation des lignes inscrites au ciel. Lemondeétaitpour luid’unseulbloc ;unemainconfirmait lesastres.Sanouvellemebouleversamoinsqu’onnepourraitlecroire:toutenfants’attendàtout.Ensuite,jecroisqu’iloubliasapropreprophétie,danscetteindifférenceauxévénementsprésentsetfutursquiestlepropredugrandâge.Onletrouvaunmatindansleboisdechâtaigniersauxconfinsdudomaine,déjàfroid,etmorduparlesoiseauxdeproie.Avant de mourir, il avait essayé de m’enseigner son art. Sans succès : ma curiosité naturelle sautaitd’embléeauxconclusionssanss’encombrerdesdétailscompliquésetunpeurépugnantsdesascience.Maislegoûtdecertainesexpériencesdangereusesnem’estquetropresté.

Monpère,ÆliusAferHadrianus,étaitunhommeaccablédevertus.Savies’estpasséedansdes

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administrations sans gloire ; sa voix n’a jamais compté au Sénat. Contrairement à ce qui arrived’ordinaire,songouvernementd’Afriquenel’avaitpasenrichi.Cheznous,dansnotremunicipeespagnold’Italica,ils’épuisaitàréglerlesconflitslocaux.Ilétaitsansambitions,sansjoie,etcommebeaucoupd’hommes qui ainsi d’année en année s’effacent davantage, il en était venu à mettre une applicationmaniaque dans les petites choses auxquelles il se réduisait. J’ai connu moi-même ces honorablestentationsdelaminutieetduscrupule.L’expérienceavaitdéveloppéchezmonpèreàl’égarddesêtresunextraordinaire scepticismedans lequel ilm’incluait déjà tout enfant.Mes succès, s’il y eût assisté, nel’eussentpaslemoinsdumondeébloui;l’orgueilfamilialétaitsifortqu’onn’eûtpasconvenuquej’ypusseajouterquelquechose.J’avaisdouzeansquandcethommesurmenénousquitta.Mamères’installapour laviedansunaustèreveuvage ; jene l’aipas revuedepuis le jouroù,appeléparmon tuteur, jepartis pour Rome. Je garde de sa figure allongée d’Espagnole, empreinte d’une douceur un peumélancolique,unsouvenirquecorrobore lebustedeciredumurdesancêtres.Elleavaitdes fillesdeGadèslespiedspetitsdansd’étroitessandales,etledouxbalancementdehanchesdesdanseusesdecetterégionseretrouvaitchezcettejeunematroneirréprochable.

J’ai souvent réfléchi à l’erreur que nous commettons quand nous supposons qu’un homme, unefamille,participentnécessairementauxidéesouauxévénementsdusiècleoùilssetrouventexister.Lecontrecoupdesintriguesromainesatteignaitàpeinemesparentsdanscerecoind’Espagne,bienque,àl’époquede la révoltecontreNéron,mongrand-pèreeûtoffertpourunenuit l’hospitalitéàGalba.Onvivait sur le souvenird’uncertainFabiusHadrianus,brûlévifpar lesCarthaginois au sièged’Utique,d’unsecondFabius,soldatmalchanceuxquipoursuivitMithridatesurlesroutesd’AsieMineure,obscurshérosd’archivesprivéesde fastes.Desécrivainsdu temps,monpère ignoraitpresque tout :LucainetSénèque lui étaient étrangers, quoiqu’ils fussent comme nous originaires d’Espagne.Mon grand-oncleÆlius,quiétait lettré,sebornaitdansses lecturesauxauteurs lesplusconnusdusiècled’Auguste.Cedédaindesmodescontemporainesleurépargnaitbiendesfautesdegoût;ilsluiavaientdûd’évitertouteenflure.L’hellénismeetl’Orientétaientinconnus,ouregardésdeloinavecunfroncementsévère;iln’yavaitpas,jecrois,uneseulebonnestatuegrecquedanstoutelapéninsule.L’économieallaitdepairavecla richesse ;unecertaine rusticitéavecune solennitépresquepompeuse.MasœurPaulineétaitgrave,silencieuse,renfrognée,ets’estmariéejeuneavecunvieillard.Laprobitéétaitrigoureuse,maisonétaitdurenverslesesclaves.Onn’étaitcurieuxderien;ons’observaitàpensersurtoutcequiconvientàuncitoyendeRome.Detantdevertus,sicesontbienlàdesvertus,j’auraiétéledissipateur.

Lafictionofficielleveutqu’unempereur romainnaisseàRome,maisc’està Italicaque jesuisné;c’estàcepayssecetpourtantfertilequej’aisuperposéplustardtantderégionsdumonde.Lafictiona du bon : elle prouve que les décisions de l’esprit et de la volonté priment les circonstances. Levéritable lieudenaissanceestceluioùl’onaportépour lapremièrefoisuncoupd’œil intelligentsursoi-même:mespremièrespatriesontétédeslivres.Àunmoindredegré,desécoles.Cellesd’Espagnes’étaient ressenties des loisirs de la province. L’école de Térentius Scaurus, à Rome, enseignaitmédiocrement les philosophes et les poètes,mais préparait assez bien aux vicissitudes de l’existencehumaine:lesmagistersexerçaientsurlesécoliersunetyranniequejerougiraisd’imposerauxhommes;chacun,enfermédanslesétroiteslimitesdesonsavoir,méprisaitsescollègues,quitoutaussiétroitementsavaient autre chose. Ces pédants s’enrouaient en disputes de mots. Les querelles de préséance, lesintrigues, lescalomnies,m’ontfamiliariséaveccequejedevaisrencontrerpar lasuitedans toutes lessociétésoù j’aivécu, et il s’y ajoutait labrutalitéde l’enfance.Etpourtant, j’ai aimécertainsdemesmaîtres, et ces rapports étrangement intimes et étrangement élusifs qui existent entre le professeur etl’élève,etlesSirèneschantantaufondd’unevoixcasséequipourlapremièrefoisvousrévèleunchef-d’œuvreouvousdévoileuneidéeneuve.Leplusgrandséducteuraprès toutn’estpasAlcibiade,c’est

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Socrate.

Lesméthodesdesgrammairiensetdesrhéteurssontpeut-êtremoinsabsurdesquejenelepensaisàl’époqueoùj’yétaisassujetti.Lagrammaire,avecsonmélangederèglelogiqueetd’usagearbitraire,proposeaujeuneespritunavant-goûtdecequeluioffrirontplustardlessciencesdelaconduitehumaine,le droit ou la morale, tous les systèmes où l’homme a codifié son expérience instinctive. Quant auxexercicesderhétoriqueoùnousétionssuccessivementXerxèsetThémistocle,OctaveetMarc-Antoine,ils m’enivrèrent ; je me sentis Protée. Ils m’apprirent à entrer tour à tour dans la pensée de chaquehomme,àcomprendrequechacunsedécide,vitetmeurtselonsespropreslois.Lalecturedespoèteseutdeseffetsplusbouleversantsencore:jenesuispassûrqueladécouvertedel’amoursoitnécessairementplusdélicieusequecelledelapoésie.Celle-cimetransforma:l’initiationàlamortnem’introduirapasplusloindansunautremondequetelcrépusculedeVirgile.Plustard,j’aipréférélarudessed’Ennius,siprès des origines sacrées de la race, ou l’amertume savante de Lucrèce, ou, à la généreuse aisanced’Homère,l’humbleparcimonied’Hésiode.J’aigoûtésurtoutlespoèteslespluscompliquésetlesplusobscurs, qui obligent ma pensée à la gymnastique la plus difficile, les plus récents ou les plusanciens,ceuxquimefrayentdesvoiestoutesnouvellesoum’aidentàretrouverdespistesperdues.Mais,àcetteépoque,j’aimaissurtoutdansl’artdesverscequitombeleplusimmédiatementsouslessens,lemétalpolid’Horace,Ovideetsamollessedechair.Scaurusmedésespéraenm’assurantquejeneseraisjamais qu’un poète des plusmédiocres : le don et l’applicationmanquaient. J’ai cru longtemps qu’ils’étaittrompé:j’aiquelquepart,sousclef,unoudeuxvolumesdeversd’amour,leplussouventimitésdeCatulle.Maisilm’importedésormaisassezpeuquemesproductionspersonnellessoientdétestablesounon.

Je serai jusqu’au bout reconnaissant à Scaurus dem’avoirmis jeune à l’étude du grec. J’étaisenfant encore lorsque j’essayai pour la première fois de tracer du stylet ces caractères d’un alphabetinconnu :mongranddépaysementcommençait,etmesgrandsvoyages,et lesentimentd’unchoixaussidélibéré et aussi involontaire que l’amour. J’ai aimé cette langue pour sa flexibilité de corps bien enforme,sarichessedevocabulaireoùs’attesteàchaquemotlecontactdirectetvariédesréalités,etparcequepresquetoutcequeleshommesontditdemieuxaétéditengrec.Ilest,jelesais,d’autreslangues:elles sont pétrifiées, ou encore à naître. Des prêtres égyptiensm’ontmontré leurs antiques symboles,signes plutôt quemots, efforts très anciens de classification dumonde et des choses, parler sépulcrald’uneracemorte.Durant laguerre juive, lerabbinJoshuam’aexpliquélittéralementcertains textesdecettelanguedesectaires,siobsédésparleurdieuqu’ilsontnégligél’humain.Jemesuisfamiliariséauxarmées avec le langage des auxiliaires celtes ; je me souviens surtout de certains chants…Mais lesjargonsbarbaresvalenttoutaupluspourlesréservesqu’ilsconstituentàlaparolehumaine,etpourtoutce qu’ils exprimeront sans doute dans l’avenir. Le grec, au contraire, a déjà derrière lui ses trésorsd’expérience,cellede l’hommeetcellede l’État.Des tyrans ioniensauxdémagoguesd’Athènes,de lapureaustéritéd’unAgésilasauxexcèsd’unDenysoud’unDémétrius,de la trahisondeDémarateà lafidélitédePhilopoemen,toutcequechacundenouspeuttenterpournuireàsessemblablesoupourlesservira,aumoinsunefois,étéfaitparunGrec.Ilenvademêmedenoschoixpersonnels:ducynismeàl’idéalisme,duscepticismedePyrrhonauxrêvessacrésdePythagore,nosrefusounosacquiescementsonteulieudéjà;nosvicesetnosvertusontdesmodèlesgrecs.Rienn’égalelabeautéd’uneinscriptionlatine votive ou funéraire : ces quelques mots gravés sur la pierre résument avec une majestéimpersonnelle tout ce que le monde a besoin de savoir de nous. C’est en latin que j’ai administrél’empire;monépitapheserainciséeenlatinsurlesmursdemonmausoléeaubordduTibre,maisc’estengrecquej’auraipenséetvécu.

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J’avais seize ans : je revenais d’une période d’apprentissage auprès de la Septième Légion,cantonnée à cette époque en pleines Pyrénées, dans une région sauvage de l’Espagne Citérieure, trèsdifférentede lapartieméridionalede lapéninsuleoù j’avaisgrandi.AciliusAttianus,mon tuteur, crutbonde contrebalancer par l’étude ces quelquesmois devie rude et de chasses farouches. Il se laissasagementpersuaderparScaurusdem’envoyeràAthènesauprèsdusophisteIsée,hommebrillant,douésurtout d’un rare génie d’improvisateur.Athènes immédiatementme conquit ; l’écolier un peu gauche,l’adolescentaucœurombrageuxgoûtaitpourlapremièrefoisàcetairvif,àcesconversationsrapides,àcesflâneriesdansleslongssoirsroses,àcetteaisancesanspareilledansladiscussionetlavolupté.Lesmathématiques et les arts m’occupèrent tour à tour, recherches parallèles ; j’eus aussi l’occasion desuivreàAthènesuncoursdemédecinedeLéotichyde.Laprofessiondemédecinm’auraitplu;sonespritnediffèrepasessentiellementdeceluidanslequelj’aiessayédeprendremonmétierd’empereur.Jemepassionnaipourcettesciencetropprochedenouspourn’êtrepasincertaine,sujetteàl’engouementetàl’erreur,maisrectifiéesanscesseparlecontactdel’immédiatetdunu.Léotichydeprenaitleschosesdupoint de vue le plus positif : il avait élaboré un admirable système de réduction des fractures. Nousmarchionslesoirauborddelamer:cethommeuniversels’intéressaitàlastructuredescoquillagesetàla composition des boues marines. Les moyens d’expérimentation lui manquaient ; il regrettait leslaboratoiresetlessallesdedissectionduMuséed’Alexandrie,qu’ilavaitfréquentédanssajeunesse,lechocdesopinions,l’ingénieuseconcurrencedeshommes.Espritsec,ilm’appritàpréférerleschosesauxmots,àmeméfierdesformules,àobserverplutôtqu’àjuger.CeGrecamerm’aenseignélaméthode.

Endépitdeslégendesquim’entourent,j’aiassezpeuaimélajeunesse,lamiennemoinsquetouteautre. Considérée pour elle-même, cette jeunesse tant vantée m’apparaît le plus souvent comme uneépoquemaldégrossiedel’existence,unepériodeopaqueetinforme,fuyanteetfragile.Ilvasansdirequej’aitrouvéàcetterègleuncertainnombred’exceptionsdélicieuses,etdeuxoutroisd’admirables,donttoimême,Marc,aurasétélapluspure.Encequimeconcerne,j’étaisàpeuprèsàvingtanscequejesuis aujourd’hui,mais je l’étais sans consistance. Tout enmoi n’était pasmauvais,mais tout pouvaitl’être:lebonoulemeilleurétayaitlepire.Jenepensepassansrougiràmonignorancedumonde,quejecroyais connaître, à mon impatience, à une espèce d’ambition frivole et d’avidité grossière. Faut-ill’avouer?Auseinde laviestudieused’Athènes,où tous lesplaisirs trouvaientplaceavecmesure, jeregrettais,nonpasRomeelle-même,maisl’atmosphèredulieuoùsefontetsedéfontcontinuellementlesaffairesdumonde,lebruitdepouliesetderouesdetransmissiondelamachinedupouvoir.LerègnedeDomitiens’achevait;moncousinTrajan,quis’étaitcouvertdegloiresurlesfrontièresduRhin,tournaitaugrandhommepopulaire ; la tribuespagnoles’implantaitàRome.Comparéeàcemondede l’actionimmédiate,labien-aiméeprovincegrecquemesemblaitsomnolerdansunepoussièred’idéesrespiréesdéjà;lapassivitépolitiquedesHellènesm’apparaissaitcommeuneformeassezbassederenonciation.Monappétitdepuissance,d’argent,quiestsouventcheznouslapremièreformedecelle-ci,etdegloire,pourdonnercebeaunompassionnéànotredémangeaisond’entendreparlerdenous,étaitindéniable.Ils’ymêlaitconfusémentlesentimentqueRome,inférieureentantdechoses,regagnaitl’avantagedanslafamiliaritéaveclesgrandesaffairesqu’elleexigeaitdesescitoyens,dumoinsdeceuxd’ordresénatorialouéquestre.J’enétaisarrivéaupointoùjesentaisquelaplusbanalediscussionausujetdel’importationdesblésd’Égyptem’eneûtapprisdavantagesurl’ÉtatquetouteLaRépubliquedePlaton.Déjà,quelquesannéesplustôt,jeuneRomainrompuàladisciplinemilitaire,j’avaiscrum’apercevoirquejecomprenaismieuxquemesprofesseurslessoldatsdeLéonidasetlesathlètesdePindare.JequittaiAthènessècheetblondepourlavilleoùdeshommesencapuchonnésdelourdestogesluttentcontreleventdefévrier,oùleluxeetladébauchesontprivésdecharmes,maisoùlesmoindresdécisionsprisesaffectentlesortd’unepartiedumonde,etoùunjeuneprovincialavide,maispointtropobtus,croyantd’abordn’obéirqu’àdesambitionsassezgrossières,devaitpeuàpeuperdrecelles-cienlesréalisant,apprendreàsemesureraux

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hommesetauxchoses,àcommander,et,cequifinalementestpeut-êtreunpeumoinsfutile,àservir.

Tout n’était pas beau dans cet avènement d’une classemoyennevertueuse qui s’établissait à lafaveur d’un prochain changement de régime : l’honnêteté politique gagnait la partie à l’aide destratagèmesassez louches.LeSénat,enmettantpeuàpeu toute l’administrationentre lesmainsdesesprotégés,complétaitl’encerclementdeDomitienàboutdesouffle;leshommesnouveaux,auxquelsmerattachaient tous mes liens de famille, n’étaient peut-être pas très différents de ceux qu’ils allaientremplacer ; ils étaient surtout moins salis par le pouvoir. Les cousins et les neveux de provinces’attendaientaumoinsàdesplacessubalternes;encoreleurdemandait-ondelesrempliravecintégrité.J’euslamienne:jefusnomméjugeautribunalchargédeslitigesd’héritages.C’estdecepostemodestequej’assistaiauxdernièrespassesduduelàmortentreDomitienetRome.L’empereuravaitperdupieddanslaVille,oùilnesesoutenaitplusqu’àcoupsd’exécutions,quihâtaientsafin;l’arméetoutentièrecomplotaitsamort.Jecomprispeudechoseàcetteescrimeplusfataleencorequecelledel’arène;jemecontentaisd’éprouverpourletyranauxaboisleméprisunpeuarrogantd’unélèvedesphilosophes.BienconseilléparAttianus,jefismonmétiersanstropm’occuperdepolitique.

Cetteannéedetravaildifférapeudesannéesd’étude: ledroitm’était inconnu; j’euslachanced’avoirpourcollègueautribunalNératiusPriscus,quiconsentitàm’instruire,etquiestresté jusqu’aujourdesamortmonconseillerlégaletmonami.Ilappartenaitàcetyped’esprits,sirares,qui,possédantàfondunespécialité,lavoyantpourainsidiredudedans,etd’unpointdevueinaccessibleauxprofanes,gardentcependantlesensdesavaleurrelativedansl’ordredeschoses,lamesurententermeshumains.Plus versé qu’aucun de ses contemporains dans la routine de la loi, il n’hésitait jamais en présenced’innovations utiles. C’est grâce à lui, plus tard, que j’ai réussi à faire opérer certaines réformes.D’autres travaux s’imposèrent. J’avais conservé mon accent de province ; mon premier discours autribunal fit éclater de rire. Je mis à profit mes fréquentations avec les acteurs, par lesquelles jescandalisaismafamille:lesleçonsd’élocutionfurentpendantdelongsmoislaplusardue,maislaplusdélicieusedemestâches,etlemieuxgardédessecretsdemavie.Ladébauchemêmedevenaituneétudedurant ces annéesdifficiles : je tâchaisdememettre au tonde la jeunessedoréedeRome ; jen’y aijamaiscomplètementréussi.Parunelâchetépropreàcetâge,dontlatéméritétoutephysiquesedépenseailleurs, jen’osaisqu’àdemimefaireconfianceàmoi-même;dansl’espoirderessemblerauxautres,j’émoussaiouj’aiguisaimanature.

On m’aimait peu. Il n’y avait d’ailleurs aucune raison pour qu’on le fît. Certains traits, parexemple legoûtdes arts, quipassaient inaperçus chez l’écolierd’Athènes, et qui allaient êtreplusoumoinsgénéralementacceptéschezl’empereur,gênaientchezl’officieretlemagistratauxpremiersstagesde l’autorité. Mon hellénisme prêtait à sourire, d’autant plus que je l’étalais et le dissimulaismaladroitementtouràtour.Onm’appelaitauSénatl’étudiantgrec.Jecommençaisàavoirmalégende,cerefletmiroitant, bizarre, fait à demi de nos actions, à demi de ce que le vulgaire pense d’elles. Desplaideurséhontésmedéléguaientleursfemmes,s’ilssavaientmonintrigueavecl’époused’unsénateur,leurfils,quandj’affichaisfollementmapassionpourquelquejeunemime.Ilyavaitplaisiràconfondrecesgens-làparmonindifférence.Lespluspiteuxétaientencoreceuxqui,pourmeplaire,m’entretenaientdelittérature.Latechniquequej’aidûélaborerdanscespostesmédiocresm’aserviplustardpourmesaudiencesimpériales.Êtretoutàchacunpendantlabrèveduréedel’audience,fairedumondeunetableraseoùn’existaientpourlemomentquecebanquier,cevétéran,cetteveuve;accorderàcespersonnessivariées, bien qu’enfermées naturellement dans les étroites limites de quelque espèce, toute l’attentionpoliequ’auxmeilleursmomentsons’accordeàsoi-même,etlesvoirpresqueimmanquablementprofiterdecettefacilitépours’enflercommelagrenouillede lafable ;enfin,consacrersérieusementquelques

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instantsàpenseràleurproblèmeouàleuraffaire.C’étaitencorelecabinetdumédecin.J’ymettaisànud’effroyables vieilles haines, une lèpre de mensonges. Maris contre femmes, pères contre enfants,collatéraux contre tout lemonde : le peu de respect que j’ai personnellement pour l’institution de lafamillen’yaguèrerésisté.

Jeneméprisepasleshommes.Sijelefaisais,jen’auraisaucundroit,niaucuneraison,d’essayerdelesgouverner.Jelessaisvains,ignorants,avides,inquiets,capablesdepresquetoutpourréussir,poursefairevaloir,mêmeàleurspropresyeux,outoutsimplementpouréviterdesouffrir.Jelesais:jesuiscomme eux, du moins par moments, ou j’aurais pu l’être. Entre autrui et moi, les différences quej’aperçoissonttropnégligeablespourcompterdansl’additionfinale.Jem’efforcedoncquemonattitudesoitaussiéloignéedelafroidesupérioritéduphilosophequedel’arroganceduCésar.Lesplusopaquesdeshommesnesontpassanslueurs:cetassassinjoueproprementdelaflûte;cecontremaîtredéchirantàcoupsdefouetledosdesesclavesestpeut-êtreunbonfils ;cet idiotpartageraitavecmoisonderniermorceaudepain.Etilyenapeuauxquelsonnepuisseapprendreconvenablementquelquechose.Notregrandeerreurestd’essayerd’obtenirdechacunenparticulierlesvertusqu’iln’apas,etdenégligerdecultivercellesqu’ilpossède.J’appliqueraiiciàlarecherchedecesvertusfragmentairescequejedisaisplushaut,voluptueusement,delarecherchedelabeauté.J’aiconnudesêtresinfinimentplusnobles,plusparfaitsquemoi-même,commetonpèreAntonin;j’aifréquentébonnombredehéros,etmêmequelquessages. J’ai rencontréchez laplupartdeshommespeudeconsistancedans lebien,maispasdavantagedans lemal ; leurméfiance, leur indifférence plus oumoins hostile cédait presque trop vite, presquehonteusement, sechangeaitpresque trop facilementengratitude,en respect,d’ailleurs sansdouteaussipeudurables;leurégoïsmemêmepouvaitêtretournéàdesfinsutiles.Jem’étonnetoujoursquesipeum’aient haï ; je n’ai eu que deux ou trois ennemis acharnés dont j’étais, comme toujours, en partieresponsable. Quelques-uns m’ont aimé : ceux-là m’ont donné beaucoup plus que je n’avais le droitd’exiger, nimêmed’espérerd’eux, leurmort, quelquefois leurvie.Et ledieuqu’ils portent en eux serévèlesouventlorsqu’ilsmeurent.

Il n’y a qu’un seul point sur lequel jeme sens supérieur au commundes hommes : je suis toutensemblepluslibreetplussoumisqu’ilsn’osentl’être.Presquetousméconnaissentégalementleurjustelibertéet leurvraieservitude. Ilsmaudissent leursfers ; ilssemblentparfoiss’envanter.D’autrepart,leur tempss’écouleenvaines licences ; ilsnesaventpasse tresseràeux-mêmesle jougleplus léger.Pourmoi,j’aicherchélalibertéplusquelapuissance,etlapuissanceseulementparcequ’enpartieellefavorisaitlaliberté.Cequim’intéressaitn’étaitpasunephilosophiedel’hommelibre(tousceuxquis’yessayentm’ennuyèrent)maisunetechnique:jevoulaistrouverlacharnièreoùnotrevolontés’articuleaudestin,oùladisciplineseconde,aulieudelafreiner,lanature.Comprendsbienqu’ilnes’agitpasicideladurevolontédustoïque,donttut’exagèreslepouvoir,nidejenesaisquelchoixouquelrefusabstrait,quiinsulteauxconditionsdenotremondeplein,continu,forméd’objetsetdecorps.J’airêvéd’unplussecretacquiescementoud’uneplussouplebonnevolonté.Laviem’étaitunchevaldontonépouse lesmouvements,maisaprèsl’avoir,desonmieux,dressé.Toutensommeétantunedécisiondel’esprit,maislente,maisinsensible,etquientraîneaussil’adhésionducorps,jem’efforçaisd’atteindrepardegrécetétatdeliberté,oudesoumission,presquepur.Lagymnastiquem’yservait;ladialectiquenem’ynuisaitpas.Jecherchaid’abordunesimplelibertédevacances,desmomentslibres.Touteviebienrégléealessiens, et qui ne sait pas les provoquer ne sait pas vivre. J’allai plus loin ; j’imaginai une liberté desimultanéité, oùdeuxactions, deuxétats seraient enmême tempspossibles ; j’apprispar exemple,memodelantsurCésar,àdicterplusieurstextesàlafois,àparlerencontinuantàlire.J’inventaiunmodedevieoùlapluslourdetâchepourraitêtreaccomplieparfaitementsanss’engagertoutentier;envérité,j’aiparfois osé me proposer d’éliminer jusqu’à la notion physique de fatigue. À d’autres moments, je

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m’exerçaisàpratiquerune libertéd’alternance : lesémotions, les idées, les travauxdevaientàchaqueinstant rester capables d’être interrompus, puis repris ; et la certitude de pouvoir les chasser ou lesrappelercommedesesclavesleurenlevaittoutechancedetyrannie,etàmoitoutsentimentdeservitude.Jefismieux:j’ordonnaitouteunejournéeautourd’uneidéepréférée,quejenequittaisplus;toutcequiauraitdûm’endécourageroum’endistraire,lesprojetsoulestravauxd’unautreordre,lesparolessansportée, lesmille incidentsdu jour,prenaientappui surellecommedespampres surun fûtdecolonne.D’autres fois, au contraire, je divisais à l’infini : chaque pensée, chaque fait, était pour moi rompu,sectionnéenunfortgrandnombredepenséesoudefaitspluspetits,plusaisésàbientenirenmain.Lesrésolutionsdifficilesàprendres’émiettaientenunepoussièrededécisionsminuscules,adoptéesuneàune,conduisantl’uneàl’autre,etdevenuesdelasorteinévitablesetfaciles.

Mais c’est encore à la liberté d’acquiescement, la plus arduede toutes, que jeme suis le plusrigoureusement appliqué. Je voulais l’état où j’étais ; dans mes années de dépendance, ma sujétionperdait ce qu’elle avait d’amer, ou même d’indigne, si j’acceptais d’y voir un exercice utile. Jechoisissaisceque j’avais,m’obligeantseulementà l’avoir totalementetà legoûter lemieuxpossible.Lesplusmornes travaux s’exécutaient sanspeinepourpeuqu’ilmeplûtdem’enéprendre.Dèsqu’unobjetmerépugnait,j’enfaisaisunsujetd’étude;jemeforçaisadroitementàentirerunmotifdejoie.Enfaced’uneoccurrenceimprévueouquasidésespérée,d’uneembuscadeoud’unetempêteenmer,touteslesmesuresconcernantlesautresétantprises,jem’appliquaisàfairefêteauhasard,àjouirdecequ’ilm’apportaitd’inattendu,etl’embuscadeoulatempêtes’intégraientsansheurtdansmesplansoudansmessonges.Mêmeauseindemonpiredésastre,j’aivulemomentoùl’épuisementenlevaitàcelui-ciunepartde sonhorreur, où je le faisaismienenacceptantde l’accepter.Si j’ai jamais à subir la torture, et lamaladie va sans doute se charger de m’y soumettre, je ne suis pas sûr d’obtenir longtemps de moil’impassibilitéd’unThraséas,maisj’auraidumoinslaressourcedemerésigneràmescris.Etc’estdelasorte, avecunmélangede réserve et d’audace, de soumission et de révolte soigneusement concertées,d’exigenceextrêmeetdeconcessionsprudentes,quejemesuisfinalementacceptémoi-même.

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Chapitre4

Sielles’étaitprolongée trop longtemps,cettevieàRomem’eûtàcoupsûraigri,corrompu,ouusé.Leretouràl’arméemesauva.Elleasescompromissionsaussi,maisplussimples.Ledépartpourl’armée signifiait le voyage ; je partis avec ivresse. J’étais promu tribun à la Deuxième Légion,l’Adjutrice : jepassai sur lesbordsduHaut-Danubequelquesmoisd’unautomnepluvieux, sansautrecompagnon qu’un volume récemment paru de Plutarque. Je fus transféré en novembre à la CinquièmeLégionMacédonique,cantonnéeàcetteépoque(elle l’estencore)à l’embouchuredumêmefleuve,surlesfrontièresdelaMoésieInférieure.Laneigequibloquaitlesroutesm’empêchadevoyagerparterre.Jem’embarquaiàPola;j’eusàpeineletemps,enchemin,derevisiterAthènes,où,plustard,jedevaislongtempsvivre.Lanouvelledel’assassinatdeDomitien,annoncéepeudejoursaprèsmonarrivéeaucamp,n’étonnapersonneetréjouittoutlemonde.TrajanbientôtfutadoptéparNerva;l’âgeavancédunouveauprincefaisaitdecettesuccessionunematièredemoistoutauplus:lapolitiquedeconquêtes,oùl’onsavaitquemoncousinseproposaitd’engagerRome,lesregroupementsdetroupesquicommençaientà se produire, le resserrement progressif de la discipline, maintenaient l’armée dans un étatd’effervescenceetd’attente.Ceslégionsdanubiennesfonctionnaientaveclaprécisiond’unemachinedeguerre nouvellement graissée ; elles ne ressemblaient en rien aux garnisons endormies que j’avaisconnues enEspagne ; point plus important, l’attention de l’armée avait cessé de se concentrer sur lesquerellesdepalaispoursereportersurlesaffairesextérieuresdel’empire;nostroupesneseréduisaientplus à une bande de licteurs prêts à acclamer ou à égorger n’importe qui. Les officiers les plusintelligentss’efforçaientdedistinguerunplangénéraldanscesréorganisationsauxquelles ilsprenaientpart, de prévoir l’avenir, et pas seulement leur propre avenir. Il s’échangeait d’ailleurs sur cesévénements au premier stage de la croissance pas mal de commentaires ridicules, et des plansstratégiquesaussigratuitsqu’ineptesbarbouillaientlesoirlasurfacedestables.Lepatriotismeromain,l’inébranlable croyance dans les bienfaits de notre autorité et la mission de Rome de gouverner lespeuples,prenaientchezceshommesdemétierdesformesbrutalesdontjen’avaispasencorel’habitude.Auxfrontières,oùprécisémentl’habiletéeûtéténécessaire,momentanémentdumoins,pourseconciliercertainschefsnomades,lesoldatéclipsaitcomplètementl’hommed’État;lescorvéesetlesréquisitionsennaturedonnaient lieuàdesabusquinesurprenaientpersonne.Grâceauxdivisionsperpétuellesdesbarbares,lasituationaunord-estétaitsommetouteaussifavorablequ’ellepourrajamaisl’être:jedoutemême que les guerres qui suivirent y aient amélioré quelque chose. Les incidents de frontière nouscausaient des pertes peu nombreuses, qui n’étaient inquiétantes que parce qu’elles étaient continues ;reconnaissonsqueceperpétuelqui-viveservaitaumoinsàaiguiserl’espritmilitaire.Toutefois, j’étaispersuadéqu’unemoindredépense,jointeàl’exerciced’uneactivitémentaleunpeuplusgrande,eûtsuffià soumettre certains chefs, à nous concilier les autres, et je décidai de me consacrer surtout à cettedernièretâche,quenégligeaittoutlemonde.

J’yétaispousséparmongoûtdudépaysement:j’aimaisàfréquenterlesbarbares.Cegrandpayssitué entre lesbouchesduDanube et cellesduBorysthènes, triangledont j’ai parcouru aumoinsdeuxcôtés,compteparmilesrégionslesplussurprenantesdumonde,dumoinspournous,hommesnéssurlesrivagesdelaMerIntérieure,habituésauxpaysagespursetsecsdusud,auxcollinesetauxpéninsules.Il

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m’estarrivélà-basd’adorerladéesseTerre,commeicinousadoronsladéesseRome,etjeneparlepastantdeCérèsqued’unedivinitéplusantique,antérieuremêmeàl’inventiondesmoissons.Notresolgrecoulatin,soutenupartoutpar l’ossaturedesrochers,a l’élégancenetted’uncorpsmâle: la terrescytheavaitl’abondanceunpeulourded’uncorpsdefemmeétendue.Laplaineneseterminaitqu’auciel.Monémerveillementnecessaitpasenprésencedumiracledesfleuves:cettevasteterreviden’étaitpoureuxqu’unepenteetqu’unlit.Nosrivièressontbrèves;onnes’ysentjamaisloindessources.Maisl’énormecoulée qui s’achevait ici en confus estuaires charriait les boues d’un continent inconnu, les glaces derégions inhabitables. Le froid d’un haut-plateau d’Espagne ne le cède à aucun autre, mais c’était lapremièrefoisque jemetrouvaisfaceàfaceavec levéritablehiver,quinefaitdansnospaysquedesapparitionsplusoumoinsbrèves,maisqui là-bass’installepourde longuespériodesdemois,etque,plusaunord,ondevineimmuable,sanscommencementetsansfin.Lesoirdemonarrivéeaucamp,leDanubeétaituneimmenseroutedeglacerouge,puisdeglacebleue,sillonnéeparletravailintérieurdescourantsdetracesaussiprofondesquecellesdeschars.Nousnousprotégionsdufroidpardesfourrures.La présence de cet ennemi impersonnel, presque abstrait, produisait une exaltation indescriptible, unsentimentd’énergieaccrue.Onluttaitpourconserversachaleurcommeailleurspourgardercourage.Àcertainsjours,surlasteppe,laneigeeffaçaittouslesplans,déjàsipeusensibles;ongalopaitdansunmondedepurespaceetd’atomespurs.Auxchoseslesplusbanales,lesplusmolles,legeldonnaitunetransparenceenmêmetempsqu’uneduretécéleste.Toutroseaubrisédevenaituneflûtedecristal.Assar,mon guide caucasien, fendait la glace au crépuscule pour abreuver nos chevaux. Ces bêtes étaientd’ailleursundenospointsdecontactlesplusutilesaveclesbarbares:uneespèced’amitiésefondaitsurdesmarchandages,desdiscussionssansfin,et le respectéprouvé l’unpour l’autreàcausedequelqueprouesseéquestre.Lesoir,lesfeuxdecampéclairaientlesbondsextraordinairesdesdanseursàlatailleétroite,etleursextravagantsbraceletsd’or.

Biendesfois,auprintemps,quandlafontedesneigesmepermitdem’aventurerplusloindanslesrégionsdel’intérieur,ilm’estarrivédetournerledosàl’horizondusud,quirenfermaitlesmersetlesîles connues, et à celui de l’ouest, où quelque part le soleil se couchait sur Rome, et de songer àm’enfoncerplusavantdanscessteppesoupar-delàcescontrefortsduCaucase,verslenordoulapluslointaineAsie.Quelsclimats,quellefaune,quellesracesd’hommesaurais-jedécouverts,quelsempiresignorants de nous comme nous le sommes d’eux, ou nous connaissant tout au plus grâce à quelquesdenrées transmises par une longue succession demarchands et aussi rares pour eux que le poivre del’Inde,legraind’ambredesrégionsbaltiqueslesontpournous?ÀOdessos,unnégociantrevenud’unvoyagedeplusieursannéesmefitcadeaud’unepierreverte,semi-transparente,substancesacrée,paraît-il, dans un immense royaume dont il avait aumoins côtoyé les bords, et dont cet homme épaissementenfermédanssonprofitn’avaitremarquéni lesmœursni lesdieux.Cettegemmebizarrefitsurmoilemêmeeffetqu’unepierretombéeduciel,météored’unautremonde.Nousconnaissonsencoreassezmallaconfigurationde la terre.Àcette ignorance, jenecomprendspasqu’onse résigne.J’envieceuxquiréussirontàfaireletourdesdeuxcentcinquantemillestadesgrecssibiencalculésparÉratosthène,etdont leparcoursnousramèneraitànotrepointdedépart.Jem’imaginaisprenant lasimpledécisiondecontinueràallerdel’avant,surlapistequidéjàremplaçaitnosroutes.Jejouaisaveccetteidée…Êtreseul,sansbiens,sansprestiges,sansaucundesbénéficesd’uneculture,s’exposeraumilieud’hommesneufsetparmideshasardsvierges…Ilvadesoiquecen’étaitqu’unrêve,etleplusbrefdetous.Cetteliberté que j’inventais n’existait qu’à distance ; je me serais bien vite recréé tout ce à quoi j’auraisrenoncé. Bien plus, je n’aurais été partout qu’un Romain absent. Une sorte de cordon ombilical merattachaitàlaVille.Peut-être,àcetteépoque,àcerangdetribun,mesentais-jeencoreplusétroitementliéàl’empirequejenelesuiscommeempereur,pourlamêmeraisonquel’osdupoignetestmoinslibrequelecerveau.Néanmoins,cerêvemonstrueux,donteussentfréminosancêtres,sagementconfinésdans

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leurterreduLatium,jel’aifait,etdel’avoirhébergéuninstantmerendàjamaisdifférentd’eux.

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Chapitre5

Trajanse trouvaità la têtedes troupesenGermanieInférieure ; l’arméeduDanubem’yenvoyaporter ses félicitations au nouvel héritier de l’empire. J’étais à trois jours demarche deCologne, enpleineGaule,quandlamortdeNervafutannoncéeàl’étapedusoir.Jefustentédeprendrelesdevantssurlaposteimpériale,etd’apportermoi-mêmeàmoncousinlanouvelledesonavènement.Jepartisaugalopetfisroutesansm’arrêternullepart,saufàTrêves,oùmonbeau-frèreServianusrésidaitenqualitédegouverneur.Noussoupâmesensemble.LafaibletêtedeServianusétaitpleinedefuméesimpériales.Cet homme tortueux, qui cherchait à me nuire, ou du moins à m’empêcher de plaire, s’avisa de medevancer en envoyant à Trajan son courrier à lui. Deux heures plus tard, je fus attaqué au gué d’unerivière ; nos assaillants blessèrentmon ordonnance et tuèrent nos chevaux.Nous réussîmes pourtant ànoussaisird’undenosagresseurs,unancienesclavedemonbeau-frère,quiavouatout.Servianusauraitdûserendrecomptequ’onn’empêchepassifacilementunhommerésoludecontinuersaroute,àmoinsd’aller jusqu’aumeurtre,cedevantquoisa lâchetéreculait.Jedusfaireàpiedunedouzainedemillesavantde rencontrerun paysan quime vendit son cheval. J’arrivai le soirmême àCologne, battant dequelqueslongueurslecourrierdemonbeau-frère.Cetteespèced’aventureeutdusuccès.J’enfusd’autantmieux reçupar l’armée.L’empereurmegardaprès de lui en qualité de tribunde laDeuxièmeLégionFidèle.

Ilavaitappris lanouvelledesonavènementavecuneaisanceadmirable.Ils’yattendaitdepuislongtemps;sesprojetsn’enétaientenrienchangés.Ilrestaitcequ’ilavaittoujoursété,etqu’ilallaitêtrejusqu’à sa mort, un chef d’armée ; mais sa vertu était d’avoir acquis, grâce à une conception toutemilitairedeladiscipline,uneidéedecequ’estl’ordredansl’État.Autourdecetteidée,touts’agençait,auxdébutsdumoins,mêmesesplansdeguerreetsesprojetsdeconquête.Empereur-soldat,maispasdutoutsoldat-empereur.Ilnechangearienàsavie;samodestiesepassaitd’affectationcommedemorgue.Pendantquel’arméeseréjouissait,ilacceptaitsesresponsabilitésnouvellescommeunepartdutravaildetouslesjours,etmontraitàsesintimessoncontentementavecsimplicité.

Jeluiinspiraisfortpeudeconfiance.Ilétaitmoncousin,devingt-quatreansmonaîné,et,depuislamortdemonpère,moncotuteur.Ilremplissaitsesobligationsdefamilleavecunsérieuxdeprovince;ilétaitprêtàfairel’impossiblepourm’avancer,sij’enétaisdigne,et,incompétent,àmetraiteravecplusderigueurqu’aucunautre. Ilavaitprismesfoliesde jeunehommeavecuneindignationquin’étaitpasabsolument injustifiée, mais qu’on ne rencontre guère qu’en famille ; mes dettes le scandalisaientd’ailleursbeaucoupplusquemesécarts.D’autrestraitsenmoil’inquiétaient:assezpeucultivé,ilavaitpour lesphilosopheset les lettrésun respect touchant,mais c’estunechosequed’admirerde loin lesgrands philosophes, et c’en est une autre que d’avoir à ses côtés un jeune lieutenant trop frotté delittérature. Ne sachant où se situaientmes principes,mes crans d’arrêt,mes freins, il m’en supposaitdépourvu,etsansressourcescontremoi-même.Aumoins,n’avais-jejamaiscommisl’erreurdenégligermon service. Ma réputation d’officier le rassurait, mais je n’étais pour lui qu’un jeune tribun pleind’avenir,etàsurveillerdeprès.

Unincidentde lavieprivéefaillitbientôtmeperdre.Unbeauvisagemeconquit.Jem’attachai

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passionnément à un jeune hommeque l’empereur aussi avait remarqué.L’aventure était dangereuse, etgoûtéecommetelle.UncertainGallus,secrétairedeTrajan,quidepuislongtempssefaisaitundevoirdeluidétaillermesdettes,nousdénonçaàl’empereur.Sonirritationfutextrême;cefutunmauvaismomentàpasser.Desamis,AciliusAttianusentreautres,firentdeleurmieuxpourl’empêcherdes’entêterdansunerancuneassezridicule.Ilfinitparcéderàleursinstances,etcetteréconciliation,d’abordassezpeusincèredesdeuxparts, futplushumiliantepourmoiquene l’avaientété lesscènesdecolère. J’avoueavoirconservéenversceGallusunehaineincomparable.Biendesannéesplustard,ilfutconvaincudefauxenécriturespubliques,etc’estavecdélicesquejemesuisvuvengé.

LapremièreexpéditioncontrelesDacessedéclenchal’annéesuivante.Pargoût,etparpolitique,jeme suis toujours opposé auparti de la guerre,mais j’aurais été plusoumoinsqu’unhomme si cesgrandesentreprisesdeTrajannem’avaientpasgrisé.Vuesengros,etàdistance,cesannéesdeguerrecomptentparmimesannéesheureuses.Leurdébutfutdur,oumeparutl’être.Jen’occupaid’abordquedes postes secondaires, la bienveillance de Trajan nem’étant pas encore totalement acquise.Mais jeconnaissaislepays;jemesavaisutile.Presqueàmoninsu,hiverparhiver,campementparcampement,bataille par bataille, je sentais grandir en moi des objections à la politique de l’empereur ; cesobjections, je n’avais à cette époque ni le devoir, ni le droit de les faire à voix haute ; d’ailleurs,personnenem’eûtécouté.Placéplusoumoinsàl’écart,aucinquièmerang,ouaudixième,jeconnaissaisd’autantmieuxmes troupes ; jepartageaisdavantage leurvie. Jepossédaisencoreunecertaine libertéd’action,ouplutôtuncertaindétachementenvers l’actionelle-même,qu’ilestdifficiledesepermettreunefoisarrivéaupouvoir,etpassétrenteans.J’avaismesavantagesbienàmoi:mongoûtpourcepaysdur, ma passion pour toutes les formes volontaires, et d’ailleurs intermittentes, de dépouillement etd’austérité. J’étais peut-être le seul des jeunes officiers à ne pas regretter Rome. Plus les années decampagnes’allongeaientdanslaboueetdanslaneige,plusellesmettaientaujourmesressources.

Je vécus là toute une époque d’exaltation extraordinaire, due en partie à l’influence d’un petitgroupede lieutenantsquim’entouraient,etquiavaient rapportéd’étrangesdieuxdufonddesgarnisonsd’Asie.LecultedeMithra,moins répandualorsqu’ilne l’estdevenudepuisnosexpéditionschez lesParthes,meconquitunmomentparlesexigencesdesonascétismeardu,quiretendaitdurementl’arcdelavolonté,parl’obsessiondelamort,duferetdusang,quiélevaitaurangd’explicationdumondel’âpretébanaledenosviesdesoldats.Rienn’auraitdûêtreplusopposéauxvuesquejecommençaisd’avoirsurlaguerre,maiscesritesbarbares,quicréententrelesaffiliésdesliensàlavieetàlamort,flattaientlessonges les plus intimes d’un jeune homme impatient du présent, incertain de l’avenir, et par làmêmeouvert aux dieux. Je fus initié dans un donjon de bois et de roseaux, au bord du Danube, avec pourrépondantMarciusTurbo,moncompagnond’armes. Jeme souviensque lepoidsdu taureau agonisantfaillitfairecroulerleplancheràclaire-voiesouslequeljemetenaispourrecevoirl’aspersionsanglante.J’airéfléchiparlasuiteauxdangersquecessortesdesociétéspresquesecrètespourraientfairecouriràl’Étatsousunprincefaible,etj’aifiniparsévircontreelles,maisj’avouequ’enprésencedel’ennemiellesdonnentàleursadeptesuneforcequasidivine.Chacundenouscroyaitéchapperauxétroiteslimitesdesaconditiond’homme,sesentaitàlafoislui-mêmeetl’adversaire,assimiléaudieudontonnesaitplus très bien s’il meurt sous forme bestiale ou s’il tue sous forme humaine. Ces rêves bizarres, quiaujourd’hui parfoism’épouvantent, ne différaient d’ailleurs pas tellement des théories d’Héraclite surl’identitédel’arcetdubut.Ilsm’aidaientalorsàtolérerlavie.Lavictoireetladéfaiteétaientmêlées,confondues,rayonsdifférentsd’unmêmejoursolaire.Cesfantassinsdacesquej’écrasaissouslessabotsdemoncheval,cescavalierssarmatesabattusplustarddansdescorpsàcorpsoùnosmonturescabréessemordaientaupoitrail,jelesfrappaisd’autantplusaisémentquejem’identifiaisàeux.Abandonnésurunchampdebataille,moncorpsdépouillédevêtementsn’eûtpastantdifféréduleur.Lechocdudernier

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coup d’épée eût été lemême. Je t’avoue ici des pensées extraordinaires, qui comptent parmi les plussecrètesdemavie,etuneétrangeivressequejen’aijamaisretrouvéeexactementsouscetteforme.

Un certain nombre d’actions d’éclat, que l’on n’eût peut-être pas remarquées de la part d’unsimplesoldat,m’acquirentuneréputationàRomeetuneespècedegloireàl’armée.Laplupartdemesprétenduesprouessesn’étaientd’ailleursquebravadesinutiles;j’ydécouvreaujourd’hui,avecquelquehonte,mêléeàl’exaltationpresquesacréedontjeparlaistoutàl’heure,mabasseenviedeplaireàtoutprix et d’attirer l’attention surmoi. C’est ainsi qu’un jour d’automne je traversai à cheval leDanubegonfléparlespluies,chargédulourdéquipementdessoldatsbataves.Àcefaitd’armes,sic’enestun,mamonture eutplusdeméritequemoi.Mais cettepérioded’héroïques foliesm’a appris àdistinguerentrelesdiversaspectsducourage.Celuiqu’ilmeplairaitdepossédertoujoursseraitglacé,indifférent,purdetouteexcitationphysique,impassiblecommel’équanimitéd’undieu.Jenemeflattepasd’yavoirjamais atteint. La contrefaçon dont je me suis servi plus tard n’était, dans mes mauvais jours,qu’insouciancecyniqueenvers lavie, dans lesbons,que sentimentdudevoir, auquel jem’accrochais.Maisbienvite,pourpeuqueledangerdurât,cynismeousentimentdudevoircédaientlaplaceàundélired’intrépidité,espèced’étrangeorgasmedel’hommeuniàsondestin.Àl’âgeoùj’étaisalors,cecourageivrepersistaitsanscesse.Unêtregrisédevieneprévoitpaslamort;ellen’estpas;illanieparchacundesesgestes.S’illareçoit,c’estprobablementsanslesavoir;ellen’estpourluiqu’unchocouqu’unspasme.Jesourisamèrementàmedirequ’aujourd’hui,surdeuxpensées,j’enconsacreuneàmaproprefin, comme s’il fallait tant de façons pour décider ce corps usé à l’inévitable. À cette époque, aucontraire, un jeune hommequi aurait beaucoup perdu à ne pas vivre quelques années de plus risquaitchaquejourallègrementsonavenir.

Il serait faciledeconstruirecequiprécèdecomme l’histoired’unsoldat trop lettréquiveut sefaire pardonner ses livres. Mais ces perspectives simplifiées sont fausses. Des personnages diversrégnaient enmoi tour à tour, aucunpour très longtemps,mais le tyran tombé regagnaitvite lepouvoir.J’hébergeai ainsi l’officier méticuleux, fanatique de discipline, mais partageant gaiement avec seshommes les privations de la guerre ; le mélancolique rêveur des dieux ; l’amant prêt à tout pour unmomentdevertige;lejeunelieutenanthautainquiseretiresoussatente,étudiesescartesàlalueurd’unelampe,etnecachepasàsesamissonméprispourlamanièredontvalemonde;l’hommed’Étatfutur.Maisn’oublionspasnonplusl’ignoblecomplaisant,qui,pournepasdéplaire,acceptaitdes’enivreràlatableimpériale;lepetitjeunehommetranchantdehauttouteslesquestionsavecuneassuranceridicule;lebeauparleurfrivole,capablepourunbonmotdeperdreunbonami;lesoldataccomplissantavecuneprécisionmachinalesesbassesbesognesdegladiateur.Etmentionnonsaussicepersonnagevacant,sansnom,sansplacedansl’histoire,maisaussimoiquetouslesautres,simplejouetdeschoses,pasplusetpas moins qu’un corps, couché sur son lit de camp, distrait par une senteur, occupé d’un souffle,vaguementattentifàquelqueéternelbruitd’abeille.Mais,peuàpeu,unnouveauvenuentraitenfonctions,undirecteurdetroupe,unmetteurenscène.Jeconnaissaislenomdemesacteurs;jeleurménageaisdesentrées et des sorties plausibles ; je coupais les répliques inutiles ; j’évitais par degrés les effetsvulgaires.J’apprenaisenfinànepasabuserdumonologue.Àlalongue,mesactesmeformaient.

Messuccèsmilitairesauraientpumevaloirl’inimitiéd’unmoinsgrandhommequeTrajan.Maislecourageétaitleseullangagequ’ilcomprîtimmédiatement,etdontlesparolesluiallassentaucœur.Ilfinitparvoir enmoiun second,presqueun fils, et riendecequiarrivaplus tardneputnous séparercomplètement. De mon côté, certaines de mes objections naissantes à ses vues furent, au moinsmomentanément,misesaurancart,oubliéesenprésencedel’admirablegéniequ’ildéployaitauxarmées.J’aitoujoursaimévoirtravaillerungrandspécialiste.L’empereur,danssapartie,étaitd’unehabiletéet

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d’unesûretédemainsanségales.PlacéàlatêtedelaLégionMinervienne,laplusglorieusedetoutes,jefusdésignépourdétruirelesderniersretranchementsdel’ennemidanslarégiondesPortesdeFer.Aprèsl’encerclement de la citadelle de Sarmizégéthuse, j’entrai à la suite de l’empereur dans la sallesouterraineoùlesconseillersduroiDécébalevenaientdes’empoisonneraucoursd’undernierbanquet;je fus chargé par lui de mettre le feu à cet étrange tas d’hommes morts. Le même soir, sur lesescarpementsduchampdebataille, ilpassaàmondoigtl’anneaudediamantsqu’il tenaitdeNerva,etquiétaitdemeuréplusoumoinslegagedelasuccessionaupouvoir.Cettenuit-là,jem’endormiscontent.

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Chapitre6

Ma popularité commençante répandit sur mon second séjour à Rome quelque chose de cesentimentd’euphoriequejedevaisretrouverplustard,àundegrébeaucoupplusfort,durantmesannéesdebonheur.Trajanm’avaitdonnédeuxmillionsdesestercespourfairedeslargessesaupeuple,cequinaturellementnesuffisaitpas,maisjegéraisdésormaismafortune,quiétaitconsidérable,etlessoucisd’argent ne m’atteignaient plus. J’avais perdu en grande partie mon ignoble peur de déplaire. Unecicatriceaumentonmefournitunprétextepourporterlacourtebarbedesphilosophesgrecs.Jemisdansmesvêtementsunesimplicitéquej’exagéraiencoreàl’époqueimpériale:montempsdebraceletsetdeparfums était passé. Que cette simplicité fût encore une attitude importe assez peu. Lentement, jem’habituaisaudénuementpourlui-même,etàcecontraste,quej’aiaiméplustard,entreunecollectionde gemmes précieuses et lesmains nues du collectionneur. Pour en rester au chapitre du vêtement, unincidentdontontiradesprésagesm’arrivapendantl’annéeoùjeservisenqualitédetribundupeuple.Unjouroùj’avaisàparlerenpublicparuntempsépouvantable,jeperdismonmanteaudepluiedegrosselaine gauloise. Obligé à prononcer mon discours sous une toge dans les replis de laquelle l’eaus’amassaitcommedansunegouttière,jepassaisetrepassaiscontinuellementlamainsurmonfrontpourdisperserlapluiequimeremplissaitlesyeux.S’enrhumerestàRomeunprivilèged’empereur,puisqu’illuiestinterditpartouslestempsderienajouteràlatoge:àpartirdecejour-là,larevendeuseducoinetlemarchanddepastèquescrurentàmafortune.

Onparlesouventdesrêvesdelajeunesse.Onoublietropsescalculs.Cesontdesrêvesaussi,etnonmoinsfousquelesautres.Jen’étaispasseulàenfairependantcettepériodedefêtesromaines:toutel’arméeseprécipitaitdans lacourseauxhonneurs.J’entraiassezgaiementdanscerôlede l’ambitieuxquejen’aijamaisjouélongtempsavecconviction,nisansavoirbesoindusoutienconstantd’unsouffleur.J’acceptaiderempliravecl’exactitudelaplussagel’ennuyeusefonctiondecurateurdesactesduSénat;je sus rendre tous les services utiles. Le style laconique de l’empereur, admirable aux armées, étaitinsuffisantàRome; l’impératrice,dont lesgoûts littérairesserapprochaientdesmiens, lepersuadademe laisser fabriquer ses discours. Ce fut le premier des bons offices de Plotine. J’y réussis d’autantmieuxque j’avais l’habitudedecegenredecomplaisances.Autempsdemesdébutsdifficiles, j’avaissouvent rédigé, pour des sénateurs à court d’idées ou de tournures de phrases, des harangues dont ilsfinissaientparsecroireauteurs.JetrouvaisàtravaillerainsipourTrajanunplaisirexactementpareilàcelui que les exercices de rhétorique m’avaient donné dans l’adolescence ; seul dans ma chambre,essayantmeseffetsdevantunmiroir,jemesentaisempereur.Envérité,j’apprenaisàl’être;desaudacesdontjenemeseraispascrucapabledevenaientfacilesquandquelqu’und’autreauraitàlesendosser.Lapensée simple, mais inarticulée, et par là même obscure, de l’empereur, me devint familière ; je meflattais de la connaître un peu mieux que lui-même. J’aimais à singer le style militaire du chef, àl’entendreauSénatprononcerdesphrasesquisemblaienttypiques,etdontj’étaisresponsable.Àd’autresjours,oùTrajangardaitlachambre,jefuschargédeliremoi-mêmecesdiscoursdontilneprenaitmêmeplus connaissance etmonénonciation, désormais sans reproche, faisait honneur aux leçonsde l’acteurtragiqueOlympos.

Cesfonctionspresquesecrètesmevalaientl’intimitédel’empereur,etmêmesaconfiance,mais

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l’ancienneantipathiesubsistait.Elleavaitmomentanémentcédéauplaisirqu’éprouveunprincevieilliàvoir un jeune homme de son sang commencer une carrière qu’il imagine, un peu naïvement, devoircontinuer la sienne.Mais cet enthousiasme n’avait peut-être jailli si haut sur le champ de bataille deSarmizégéthuse que parce qu’il s’était fait jour à travers tant de couches superposées deméfiance. Jecroisencorequ’ilyavaitlàquelquechosedeplusquel’inextirpableanimositébaséesurdesquerellesraccommodéesàgrand-peine,surdesdifférencesdetempérament,ou,toutsimplementsurleshabitudesd’espritd’unhommequiprenddel’âge.L’empereurdétestaitd’instinctlessubalternesindispensables.Ileûtmieux compris, demapart, unmélangede zèle et d’irrégularité dans le service ; je lui paraissaispresque suspect à force d’être techniquement sans reproches. On le vit bien quand l’impératrice crutservirmacarrièreenm’arrangeantunmariageaveclapetite-niècedeTrajan.Ils’opposaobstinémentàceprojet,alléguantmonmanquedevertusdomestiques, l’extrêmejeunessedel’adolescente,et jusqu’àmeslointaineshistoiresdedettes.L’impératrices’entêta;jemepiquaimoi-mêmeaujeu;Sabine,àcetâge,n’étaitpastoutàfaitsanscharme.Cemariage,tempéréparuneabsencepresquecontinuelle,aétépourmoi,parlasuite,unetellesourced’irritationsetd’ennuisquej’aipeineàmerappelerqu’ilfutuntriomphepourunambitieuxdevingt-huitans.

J’étaisplusquejamaisdelafamille;jefusplusoumoinsforcéd’yvivre.Maistoutmedéplaisaitdans cemilieu, excepté le beau visage de Plotine. Les comparses espagnols, les cousins de provinceabondaientàlatableimpériale,telsquejelesairetrouvésplustardauxdînersdemafemme,durantmesraresséjoursàRome,etjenediraismêmepasquejelesairetrouvésvieillis,cardèscetteépoque,tousces gens semblaient centenaires.Une épaisse sagesse, une espèce de prudence rance s’exhalait d’eux.Presquetoutelaviedel’empereurs’étaitpasséeauxarmées;ilconnaissaitRomeinfinimentmoinsbienquemoi-même.Ilmettaitunebonnevolontéincomparableàs’entourerdetoutcequelaVilleluioffraitdemeilleur,oudecequ’on lui avaitprésenté comme tel.L’entourageofficiel se composaitd’hommesadmirables de décence et d’honorabilité, mais de culture un peu lourde, et dont la philosophie assezmollen’allaitpasaufonddeschoses.Jen’aijamaisbeaucoupgoûtél’affabilitéempeséedePline;etlasublimeroideurdeTacitemeparaissaitenfermerunevuedumondederépublicainréactionnaire,arrêtéeà l’époquede lamortdeCésar.L’entouragenullementofficielétaitd’unegrossièreté rebutante,cequim’évitamomentanémentd’ycourirdenouveauxrisques.J’avaispourtantenverstouscesgenssivariéslapolitesse indispensable.Jefusdéférentenvers lesuns,soupleauxautres,encanailléquandil lefallait,habile,etpastrophabile.Maversatilitém’étaitnécessaire;j’étaismultipleparcalcul,ondoyantparjeu.Jemarchaissurlacorderaide.Cen’étaitpasseulementd’unacteur,maisd’unacrobate,qu’ilm’auraitfallulesleçons.

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Chapitre7

Onm’areprochéàcetteépoquemesquelquesadultèresavecdespatriciennes.Deuxoutroisdecesliaisonssicritiquéesontplusoumoinsduréjusqu’auxdébutsdemonprincipat.Rome,assezfacileàladébauche,n’ajamaisbeaucoupappréciél’amourchezceuxquigouvernent.Marc-AntoineetTitusenontsuquelquechose.Mesaventuresétaientplusmodestes,maisjevoismal,dansnosmœurs,commentun homme que les courtisanes écœurèrent toujours, et que lemariage excédait déjà, se fût familiariséautrementaveclepeuplevariédesfemmes.Mesennemis, l’affreuxServianusentête,monvieuxbeau-frère, à qui les trente ans qu’il avait de plus que moi permettaient d’unir à mon égard les soins dupédagogueàceuxde l’espion,prétendaientque l’ambitionet lacuriositéavaientplusdepartdanscesamoursquel’amourlui-même,quel’intimitéaveclesépousesm’introduisaitpeuàpeudanslessecretspolitiquesdesmaris, et que les confidencesdemesmaîtressesvalaientbienpourmoi les rapportsdepolicedont jemesuisdélectéplus tard. Ilestvraique toute liaisonunpeu longuem’obtenaitpresqueinévitablement l’amitié d’un épouxgras oumalingre, pompeuxou timide, et presque toujours aveugle,mais j’y trouvaisd’habitudepeudeplaisir etmoinsdeprofit. Il fautmêmeavouerque certains récitsindiscretsdemesmaîtresses,faitssurl’oreiller,finissaientparéveillerenmoiunesympathiepourcesmarissimoquésetsipeucompris.Cesliaisons,agréablesquandcesfemmesétaienthabiles,devenaientémouvantes quand elles étaient belles. J’étudiais les arts ; je me familiarisais avec des statues ;j’apprenaisàmieuxconnaîtrelaVénusdeCnideoulaLédatremblantsouslepoidsducygne.C’étaitlemondedeTibulleetdeProperce:unemélancolie,uneardeurunpeufactice,maisentêtantecommeunemélodiesurlemodephrygien,desbaiserssurlesescaliersdérobés,desécharpesflottantsurdesseins,desdépartsàl’aube,etdescouronnesdefleurslaisséessurdesseuils.

J’ignoraispresquetoutdecesfemmes;lapartqu’ellesmefaisaientdeleurvietenaitentredeuxportesentrebâillées;leuramour,dontellesparlaientsanscesse,mesemblaitparfoisaussilégerqu’unedeleursguirlandes,unbijouàlamode,unornementcoûteuxetfragile;etjelessoupçonnaisdemettreleurpassionavecleurrougeetleurscolliers.Mavieàmoineleurétaitpasmoinsmystérieuse;ellesnedésiraientguèrelaconnaître,préférantlarêvertoutdetravers.Jefinissaisparcomprendrequel’espritdu jeu exigeait ces perpétuels déguisements, ces excès dans l’aveu et dans la plainte, ce plaisir tantôtfeint,tantôtdissimulé,cesrencontresconcertéescommedesfiguresdedanse.Mêmedanslaquerelle,onattendaitdemoiunerépliqueprévued’avance,etlabelleéploréesetordaitlesmainscommeenscène.

J’aisouventpenséquelesamantspassionnésdesfemmess’attachentautempleetauxaccessoiresdu culte aumoins autant qu’à leur déesse elle-même : ils se délectent de doigts rougis au henné, deparfumsfrottéssurlapeau,desmillerusesquirehaussentcettebeautéetlafabriquentparfoistoutentière.Ces tendres idoles différaient en tout des grandes femelles barbares ou de nos paysannes lourdes etgraves ;ellesnaissaientdesvolutesdoréesdesgrandesvilles,descuvesdu teinturieroude lavapeurmouilléedesétuvescommeVénusdecelledesflotsgrecs.Onpouvaitàpeinelesséparerdeladouceurfiévreusede certains soirs d’Antioche, de l’excitationdesmatins deRome, des noms fameuxqu’ellesportaient,duluxeaumilieuduquelleurderniersecretétaitdesemontrernues,maisjamaissansparure.J’auraisvouludavantage: lacréaturehumainedépouillée,seuleavecelle-même,commeil fallaitbienpourtantqu’ellelefûtquelquefois,danslamaladie,ouaprèslamortd’unpremier-né,ouquanduneride

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apparaissaitaumiroir.Unhommequi lit,ouquipense,ouquicalcule,appartientà l’espèceetnonausexe ;danssesmeilleursmoments iléchappemêmeà l’humain.Maismesamantessemblaientse fairegloiredenepenserqu’enfemmes:l’esprit,oul’âme,quejecherchais,n’étaitencorequ’unparfum.

Il devait y avoir autre chose : dissimulé derrière un rideau, commeun personnage de comédieattendantl’heurepropice,j’épiaisaveccuriositélesrumeursd’unintérieurinconnu,lesonparticulierdesbavardagesdefemmes,l’éclatd’unecolèreoud’unrire,lesmurmuresd’uneintimité,toutcequicessaitdès qu’on me savait là. Les enfants, la perpétuelle préoccupation du vêtement, les soucis d’argent,devaientreprendreenmonabsenceuneimportancequ’onmecachait;lemarimême,siraillé,devenaitessentiel,peut-êtreaimé.Jecomparaismesmaîtressesauvisagemaussadedesfemmesdemafamille,leséconomes et les ambitieuses, sans cesse occupées à apurer les comptes duménage ou à surveiller latoilettedesbustesd’ancêtres;jemedemandaissicesfroidesmatronesétreignaientellesaussiunamantsouslatonnelledujardin,etsimesfacilesbeautésn’attendaientquemondépartpoursereplongerdansunequerelleavecl’intendante.Jetâchaistantbienquemalderejointoyercesdeuxfacesdumondedesfemmes.

L’an dernier, peu après la conspiration où Servianus a fini par laisser sa vie, une de mesmaîtressesd’autrefoispritlapeinedeserendreàlaVillapourmedénoncerundesesgendres.Jen’aipasretenul’accusation,quipouvaitnaîtred’unehainedebelle-mèreautantqued’undésirdem’êtreutile.Maislaconversationm’intéressait:iln’yétaitquestion,commejadisautribunaldeshéritages,quedetestaments,demachinationsténébreusesentreproches,demariagesinattendusouinfortunés.Jeretrouvaisle cercle étroit des femmes, leur dur sens pratique, et leur ciel gris dès que l’amour n’y joue plus.Certaines aigreurs, une espèce de loyauté rêche,m’ont rappeléma fâcheuse Sabine. Les traits demavisiteusesemblaientaplatis,fondus,commesilamaindutempsavaitpasséetrepassébrutalementsurunmasquedeciremolle;cequej’avaisconsenti,unmoment,àprendrepourdelabeauté,n’avaitjamaisétéqu’unefleurdejeunessefragile.Maisl’artificerégnaitencore:cevisageridéjouaitmaladroitementdusourire.Lessouvenirsvoluptueux,s’ilyeneutjamais,s’étaientpourmoicomplètementeffacés;ilrestaitunéchangedephrasesaffablesavecunecréaturemarquéecommemoiparlamaladieoul’âge,lamêmebonnevolontéunpeuagacéequej’auraiseuepourunecousinesurannéed’Espagne,uneparenteéloignéearrivéedeNarbonne.

Je m’efforce de ressaisir un instant des boucles de fumée, les bulles d’air irisées d’un jeud’enfant.Mais il est facile d’oublier…Tant de choses ont passé depuis ces légères amours que j’enméconnais sans doute la saveur ; il me plaît surtout de nier qu’elles m’aient jamais fait souffrir. Etpourtant,parmicesmaîtresses,ilenestuneaumoinsquej’aidélicieusementaimée.Elleétaitàlafoisplusfineetplusferme,plustendreetplusdurequelesautres:cemincetorserondfaisaitpenseràunroseau.J’aitoujoursgoûtélabeautédeschevelures,cettepartiesoyeuseetondoyanted’uncorps,maislescheveluresdelaplupartdenosfemmessontdestours,deslabyrinthes,desbarques,oudesnœudsdevipères.Lasienneconsentaitàêtrecequej’aimequ’ellessoient:lagrappederaisindesvendanges,oul’aile.Couchéesurledos,appuyantsurmoisapetitetêtefière,ellemeparlaitdesesamoursavecuneimpudeuradmirable.J’aimaissafureuretsondétachementdansleplaisir,songoûtdifficile,etsaragedesedéchirer l’âme.Je luiaiconnudesdouzainesd’amants ;elleenperdait lecompte; jen’étaisqu’uncomparse qui n’exigeait pas la fidélité. Elle s’était éprise d’un danseur nomméBathylle, si beau quetouteslesfoliesétaientd’avancejustifiées.Ellesanglotaitsonnomdansmesbras;monapprobationluirendaitcourage.Àd’autresmoments,nousavonsbeaucoupriensemble.Ellemourutjeune,dansuneîlemalsaineoùsafamillel’exilaàlasuited’undivorcequifitscandale.Jem’enréjouispourelle,carellecraignait de vieillir, mais c’est un sentiment que nous n’éprouvons jamais pour ceux que nous avons

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véritablementaimés.Elleavaitd’immensesbesoinsd’argent.Unjour,ellemedemandadeluiprêtercentmille sesterces. Je les lui apportai le lendemain. Elle s’assit par terre, petite figure nette de joueused’osselets,vidalesacsurlepavement,etsemitàdiviserentasleluisantmonceau.Jesavaisquepourelle,commepournoustous,prodigues,cespiècesd’orn’étaientpasdesespècestrébuchantesmarquéesd’une tête de César, mais une matière magique, une monnaie personnelle, frappée à l’effigie d’unechimère,aucoindudanseurBathylle.Jen’existaisplus.Elleétaitseule.Presquelaide,plissantlefrontavecunedélicieuseindifférenceàsaproprebeauté,ellefaisaitetrefaisaitsursesdoigts,avecunemoued’écolier,lesadditionsdifficiles.Ellenem’ajamaistantcharmé.

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Chapitre8

LanouvelledesincursionssarmatesarrivaàRomependantlacélébrationdutriomphedaciquedeTrajan.Cettefêtelongtempsdifféréeduraitdepuishuitjours.Onavaitmisprèsd’uneannéeàfairevenird’Afrique et d’Asie les animaux sauvages qu’on se proposait d’abattre en masse dans l’arène ; lemassacre de douze mille bêtes fauves, regorgement méthodique de dix mille gladiateurs faisaient deRomeunmauvaislieudelamort.Jemetrouvaiscesoir-làsurlaterrassedelamaisond’Attianus,avecMarcius Turbo et notre hôte. La ville illuminée était affreuse de joie bruyante : cette dure guerre, àlaquelleMarciusetmoiavionsconsacréquatreannéesdejeunesse,devenaitpourlapopulaceunprétexteàfêtesavinées,unbrutal triomphedesecondemain.Iln’étaitpasopportund’apprendreaupeuplequecesvictoires sivantéesn’étaientpasdéfinitives,etqu’unnouvelennemidescendait surnos frontières.L’empereur,déjàoccupéàsesprojetsd’Asie,sedésintéressaitplusoumoinsdelasituationaunord-est,qu’ilpréféraitjugerrégléeunefoispourtoutes.Cettepremièreguerresarmatefutprésentéecommeunesimple expéditionpunitive. J’y fus envoyé avec le titre degouverneur dePannonie et les pouvoirs degénéralenchef.

Elleduraonzemois,etfutatroce.Jecroisencorequel’anéantissementdesDacesavaitétéàpeuprès justifié : aucun chef d’État ne supporte volontiers l’existenced’un ennemiorganisé installé à sesportes.Maisl’effondrementduroyaumedeDécébaleavaitcréédanscesrégionsunvideoùseprécipitaitleSarmate;desbandessortiesdenullepartinfestaientunpaysdévastépardesannéesdeguerre,brûléetrebrûléparnous,oùnoseffectifsinsuffisantsmanquaientdepointsd’appui;ellespullulaientcommedesversdanslecadavredenosvictoiresdaces.Nosrécentssuccèsavaientsapéladiscipline:jeretrouvaisaux avant-postes quelque chose de la grossière insouciance des fêtes romaines. Certains tribunsmontraientdevantledangeruneconfianceimbécile:isoléspérilleusementdansunerégiondontlaseulepartie bien connue était notre ancienne frontière, ils comptaient, pour continuer à vaincre, sur notrearmementquejevoyaisdiminuerdejourenjourparl’effetdespertesetdel’usure,etsurdesrenfortsquejenem’attendaispasàvoirvenir,sachantquetoutesnosressourcesseraientdésormaisconcentréessurl’Asie.

Un autre danger commençait à poindre : quatre ans de réquisitions officielles avaient ruiné lesvillagesdel’arrière;dèslespremièrescampagnesdaces,pourchaquetroupeaudebœufsoudemoutonspompeusementprissurl’ennemi,j’avaisvud’innombrablesdéfilésdebétailarrachéàl’habitant.Sicetétat de choses persistait, lemoment était proche où nos populations paysannes, fatiguées de supporternotre lourdemachinemilitaire, finiraientparnouspréférer lesbarbares.Les rapinesde lasoldatesqueprésentaientunproblèmemoinsessentielpeut-être,maisplusvoyant.J’étaisassezpopulairepournepascraindre d’imposer aux troupes les restrictions les plus dures ; jemis à lamode une austérité que jepratiquaimoi-même;j’inventailecultedelaDisciplineAugustequejeréussisplustardàétendreàtoutel’armée.JerenvoyaiàRomelesimprudentsetlesambitieux,quimecompliquaientmatâche;parcontre,jefisvenirdestechniciens,dontnousmanquions.Ilfallutréparerlesouvragesdedéfensequel’orgueildenosrécentesvictoiresavaitfaitsingulièrementnégliger;j’abandonnaiunefoispourtoutesceuxqu’ileûtététropcoûteuxdemaintenir.Lesadministrateurscivils,solidementinstallésdansledésordrequisuittouteguerre,passaientpardegrésaurangdechefssemi-indépendants,capablesde toutes lesexactions

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enversnossujetsetdetouteslestrahisonsenversnous.Làencore,jevoyaissepréparerdansunavenirplus oumoins proche les révoltes et lesmorcellements futurs. Je ne crois pas que nous évitions cesdésastres, pas plus que nous n’éviterons la mort, mais il dépend de nous de les reculer de quelquessiècles.Jechassailesfonctionnairesincapables;jefisexécuterlespires.Jemedécouvraisimpitoyable.

Un automne brumeux, puis un hiver froid, succédèrent à un humide été. J’eus besoin de mesconnaissancesenmédecine,etd’abordpourmesoignermoimêmeCettevieauxfrontièresmeramenaitpeuàpeuauniveauduSarmate:labarbecourteduphilosophegrecdevenaitcelleduchefbarbare.Jerevis tout ce qu’on avait déjà vu, jusqu’à l’écœurement, durant les campagnes daces. Nos ennemisbrûlaientvivantsleursprisonniers;nouscommençâmesàégorgerlesnôtres,fautedemoyensdetransportpour les expédier sur lesmarchés d’esclaves deRome ou de l’Asie. Les pieux de nos palissades sehérissaientde têtescoupées.L’ennemi torturait sesotages ;plusieursdemesamispérirentde lasorte.L’und’euxsetraînajusqu’aucampsurdesjambessanglantes;ilétaitsidéfiguréquejen’aijamaispu,parlasuite,merappelersonvisageintact.L’hiverprélevasesvictimes:groupeséquestresprisdanslaglace ou emportés par les crues du fleuve,malades déchirés par la toux geignant faiblement sous lestentes,moignonsgelésdesblessés.D’admirablesbonnesvolontéssegroupèrentautourdemoi;lapetitetroupeétroitementintégréeàlaquellejecommandaisavaitlaplushauteformedevertu,laseulequejesupporteencore:lafermedéterminationd’êtreutile.Untransfugesarmatedontj’avaisfaitmoninterprèterisquasaviepourretournerfomenterdanssatribudesrévoltesoudestrahisons;jeréussisàtraiteraveccettepeuplade;seshommescombattirentdésormaisànosavant-postes,protégeantlesnôtres.Quelquescoupsd’audace,imprudentspareux-mêmes,maissavammentménagés,prouvèrentàl’ennemil’absurditédes’attaqueràRome.Undeschefssarmatessuivit l’exempledeDécébale :on le trouvamortdanssatentedefeutre,prèsdesesfemmesétrangléesetd’unhorriblepaquetquicontenaitleursenfants.Cejour-là,mondégoûtpourlegaspillageinutiles’étenditauxpertesbarbares;jeregrettaicesmortsqueRomeaurait pu assimiler et employer un jour comme alliés contre des hordes plus sauvages encore. Nosassaillantsdébandésdisparurentcommeilsétaientvenus,danscetteobscurerégiond’oùsurgirontsansdoutebiend’autresorages.Laguerren’étaitpasfinie.J’eusàlareprendreetàlaterminerquelquesmoisaprèsmon avènement. L’ordre, dumoins, régnait momentanément à cette frontière. Je rentrai à Romecouvertd’honneurs.Maisj’avaisvieilli.

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Chapitre9

Mon premier consulat fut encore une année de campagne, une lutte secrète, mais continue, enfaveurdelapaix.Maisjenelamenaispasseul.Unchangementd’attitudeparallèleaumienavaiteulieuavantmonretourchezLiciniusSura,chezAttianus,chezTurbo,commesi,endépitdelasévèrecensurequej’exerçaissurmeslettres,mesamism’avaientdéjàcompris,précédé,ousuivi.Autrefois,leshautsetlesbasdemafortunem’embarrassaientsurtoutenfaced’eux;despeursoudesimpatiencesquej’aurais,seul,portéesd’uncœurléger,devenaientaccablantesdèsquej’étaisforcédelescacheràleursollicitudeoudeleureninfligerl’aveu;j’envoulaisàleuraffectiondes’inquiéterpourmoiplusquemoi-même,denejamaisvoir,souslesagitationsextérieures,l’êtreplustranquilleàquirienn’importetoutàfait,etquiparconséquentpeutsurvivreà tout.Mais le tempsmanquaitdésormaispourm’intéresseràmoi-même,commeaussipourm’endésintéresser.Mapersonnes’effaçait,précisémentparcequemonpointdevuecommençaitàcompter.Cequi importait,c’estquequelqu’uns’opposâtà lapolitiquedeconquêtes,enenvisageâtlesconséquencesetlafin,etsepréparât,sipossible,àenréparerleserreurs.

Monposteauxfrontièresm’avaitmontréunefacedelavictoirequinefigurepassurlaColonneTrajane.Monretouràl’administrationcivilemepermitd’accumulercontrelepartimilitaireundossierplus décisif encore que toutes les preuves amassées aux armées. Les cadres des légions et la gardeprétoriennetoutentièresontexclusivementformésd’élémentsitaliens:cesguerreslointainesdrainaientlesréservesd’unpaysdéjàpauvreenhommes.Ceuxquinemouraientpasétaientaussiperdusquelesautres pour la patrie proprement dite, puisqu’on les établissait de force sur les terres nouvellementconquises.Mêmeenprovince,lesystèmederecrutementcausaverscetteépoquedesémeutessérieuses.UnvoyageenEspagneentreprisunpeuplustardpoursurveillerl’exploitationdesminesdecuivredemafamillem’attestaledésordreintroduitparlaguerredanstouteslesbranchesdel’économie;j’achevaideme convaincre du bien-fondé des protestations des hommes d’affaires que je fréquentais à Rome. Jen’avaispaslanaïvetédecroirequ’ildépendraittoujoursdenousd’évitertouteslesguerres;maisjeneles voulais que défensives ; je rêvais d’une armée exercée à maintenir l’ordre sur des frontières,rectifiéess’illefallait,maissûres.Toutaccroissementnouveauduvasteorganismeimpérialmesemblaituneexcroissancemaladive,uncancer,oul’œdèmed’unehydropisiedontnousfinirionsparmourir.

Aucunedecesvuesn’auraitpuêtreprésentéeàl’empereur.Ilétaitarrivéàcemomentdelavie,variable pour tout homme, où l’être humain s’abandonne à son démon ou à son génie, suit une loimystérieusequiluiordonnedesedétruireoudesedépasser.Dansl’ensemble,l’œuvredesonprincipatavait été admirable, mais ces travaux de la paix, auxquels ses meilleurs conseillers l’avaientingénieusementincliné,cesgrandsprojetsdesarchitectesetdeslégistesdurègne,avaienttoujoursmoinscomptépourluiqu’uneseulevictoire.Unefoliededépensess’étaitemparéedecethommesinoblementparcimonieuxquandils’agissaitdesesbesoinspersonnels.L’orbarbarerepêchésouslelitduDanube,les cinq centmille lingotsdu roiDécébale, avaient suffi àdéfrayer les largesses faites aupeuple, lesdonationsmilitairesdont j’avais eumapart, le luxe insensédes jeux, lesmisesde fonds initialesdesgrandesaventuresd’Asie.Cesrichessesmalfaisantesfaisaientillusionsurlevéritableétatdesfinances.Cequivenaitdelaguerres’enretournaitàlaguerre.

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Licinius Sura mourut sur ces entrefaites. C’était le plus libéral des conseillers privés del’empereur. Samort fut pour nous une bataille perdue. Il avait toujours fait preuve enversmoi d’unesollicitude paternelle ; depuis quelques années, les faibles forces que lui laissait la maladie ne luipermettaientpasles longstravauxdel’ambitionpersonnelle ;elles luisuffirent toujourspourservirunhomme dont les vues lui paraissaient saines. La conquête de l’Arabie avait été entreprise contre sesconseils;luiseul,s’ilavaitvécu,auraitpuéviteràl’Étatlesfatiguesetlesdépensesgigantesquesdelacampagneparthe.Cethommerongéparlafièvreemployaitsesheuresd’insomnieàdiscuteravecmoidesplans qui l’épuisaient, mais dont la réussite lui importait plus que quelques bribes supplémentairesd’existence.J’aivécuàsonchevet,d’avance,etdansledernierdétaildel’administration,certainesdesfutures phases demon règne.Les critiques de cemourant épargnaient l’empereur,mais il sentait qu’ilemportait avec lui ce qui restait de sagesse au régime. S’il avait vécu deux ou trois années de plus,certainscheminementstortueuxquimarquèrentmonaccessionaupouvoirm’eussentpeut-êtreétéévités;ileûtréussiàpersuaderl’empereurdem’adopterplustôt,etàcielouvert.Maislesdernièresparolesdecethommed’Étatquimeléguaitsatâcheontétél’unedemesinvestituresimpériales.

Si le groupe de mes partisans augmentait, celui de mes ennemis faisait de même. Le plusdangereuxdemesadversairesétaitLusiusQuiétus,Romainmétisséd’Arabe,dontlesescadronsnumidesavaientjouéunrôleimportantdanslasecondecampagnedace,etquipoussaitsauvagementàlaguerred’Asie. Jedétestais toutdupersonnage : son luxebarbare, l’envoléeprétentieusede sesvoilesblancsceintsd’unecorded’or,sesyeuxarrogantsetfaux,sonincroyablecruautéàl’égarddesvaincusetdessoumis. Ces chefs du parti militaire se décimaient en luttes intestines, mais ceux qui restaient s’enaffermissaientd’autantplusdanslepouvoir,etjen’enétaisqueplusexposéauxméfiancesdePalmaouàlahainedeCelsus.Mapropreposition,parbonheur,étaitpresqueinexpugnable.Legouvernementcivilreposaitdeplusenplus surmoidepuisque l’empereurvaquaitexclusivementà sesprojetsdeguerre.Mes amis, qui seuls eussent pu me supplanter par leurs aptitudes ou leur connaissance des affaires,mettaientunemodestietrèsnobleàmepréféreràeux.NératiusPriscus,enquil’empereuravaitfoi,secantonnaitchaquejourplusdélibérémentdanssaspécialitélégale.Attianusorganisaitsavieenvuedemeservir ; j’avais laprudenteapprobationdePlotine.Unanavant laguerre, jefuspromuaupostedegouverneur de Syrie, auquel s’ajouta plus tard celui de légat aux armées. Chargé de contrôler etd’organiser nos bases, je devenais l’un des leviers de commande d’une entreprise que je jugeaisinsensée.J’hésitaiquelquetemps,puisj’acceptai.Refuser,c’étaitsefermerlesavenuesdupouvoiràunmomentoùplusque jamais lepouvoirm’importait.C’était aussi s’enlever la seulechancede jouer lerôledemodérateur.

Durantcesquelquesannéesquiprécédèrentlagrandecrise,j’avaisprisunedécisionquimefitàjamaisconsidérercommefrivoleparmesennemis,etquiétaitenpartiecalculéepour le faire,etpourparer ainsi toute attaque. J’étais allé passer quelques mois en Grèce. La politique, en apparence dumoins, n’eut aucune part dans ce voyage. Ce fut une excursion de plaisir et d’étude : j’en rapportaiquelques coupes gravées, et des livres que je partageai avecPlotine. J’y reçus, de tousmes honneursofficiels, celui que j’ai accepté avec la joie la plus pure : je fus nommé archonte d’Athènes. Jem’accordaiquelquesmoisdetravauxetdedélicesfaciles,depromenadesauprintempssurdescollinesseméesd’anémones,decontactamicalaveclemarbrenu.ÀChéronée,oùj’étaisallém’attendrirsurlesantiques couples d’amis du Bataillon Sacré, je fus deux jours l’hôte de Plutarque. J’avais eu monBataillonSacrébienàmoi,mais,commeilm’arrivesouvent,maviem’émouvaitmoinsquel’histoire.J’eus des chasses en Arcadie ; je priai à Delphes. À Sparte, au bord de l’Eurotas, des bergersm’enseignèrent un air de flûte très ancien, étrange chant d’oiseau. Près deMégare, il y eut une nocepaysannequiduratoutelanuit;mescompagnonsetmoi,nousosâmesnousmêlerauxdanses,cequenous

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eussentinterditleslourdesmœursdeRome.

Lestracesdenoscrimesrestaientpartoutvisibles:lesmursdeCorintheruinésparMummius,etlesplaceslaisséesvidesaufonddessanctuairesparleraptdestatuesorganiséaucoursduscandaleuxvoyage de Néron. La Grèce appauvrie continuait dans une atmosphère de grâce pensive, de subtilitéclaire,devoluptésage.Rienn’avaitchangédepuisl’époqueoùl’élèvedurhéteurIséeavaitrespirépourlapremièrefoiscetteodeurdemielchaud,deseletderésine;rienensommen’avaitchangédepuisdessiècles. Le sable des palestres était toujours aussi blond qu’autrefois ; Phidias et Socrate ne lesfréquentaient plus, mais les jeunes hommes qui s’y exerçaient ressemblaient encore au délicieuxCharmide.Ilmesemblaitparfoisquel’espritgrecn’avaitpaspousséjusqu’àleursextrêmesconclusionslesprémissesdesonpropregénie:lesmoissonsrestaientàfaire;lesépismûrsausoleiletdéjàcoupésétaientpeudechoseàcôtédelapromesseéleusiniennedugraincachédanscettebelleterre.Mêmechezmes sauvages ennemis sarmates, j’avais trouvé des vases au pur profil, un miroir orné d’une imaged’Apollon, des lueurs grecques comme un pâle soleil sur la neige. J’entrevoyais la possibilitéd’helléniserlesbarbares,d’atticiserRome,d’imposerdoucementaumondelaseuleculturequisesoitunjourséparéedumonstrueux,del’informe,del’immobile,quiaitinventéunedéfinitiondelaméthode,unethéoriedelapolitiqueetdelabeauté.LedédainlégerdesGrecs,quejen’aijamaiscessédesentirsousleursplusardentshommages,nem’offensaitpas;jeletrouvaisnaturel;quellesquefussentlesvertusquimedistinguaientd’eux, jesavaisquejeserais toujoursmoinssubtilqu’unmatelotd’Égine,moinssagequ’unemarchanded’herbesdel’Agora.J’acceptaissansirritationlescomplaisancesunpeuhautainesdecetteracefière;j’accordaisàtoutunpeuplelesprivilègesquej’aitoujourssifacilementconcédésauxobjets aimés.Mais pour laisser auxGrecs le tempsde continuer, et deparfaire, leurœuvre, quelquessièclesdepaixétaientnécessaires, et les calmes loisirs, lesprudentes libertésqu’autorise lapaix.LaGrècecomptaitsurnouspourêtresesgardiens,puisqueenfinnousnousprétendonssesmaîtres.Jemepromisdeveillersurledieudésarmé.

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Chapitre10

J’occupaisdepuisunanmonpostedegouverneurenSyrielorsqueTrajanmerejoignitàAntioche.Ilvenaitsurveillerlamiseaupointdel’expéditiond’Arménie,quipréludaitdanssapenséeàl’attaquecontre lesParthes. Plotine l’accompagnait comme toujours, et sa nièceMatidie,mon indulgente belle-mère, qui depuis des années le suivait au camp en qualité d’intendante.Celsus, Palma,Nigrinus,mesvieuxennemis,siégeaientencoreauConseiletdominaientl’état-major.Toutcemondes’entassaaupalaisenattendantl’entréeencampagne.Lesintriguesdecourreprirentdeplusbelle.Chacunfaisaitsesjeuxavantlespremierscoupsdedésdelaguerre.

L’armées’ébranlapresqueaussitôtdansladirectiondunord.Jeviss’éloigneravecellelavastecohue des grands fonctionnaires, des ambitieux et des inutiles. L’empereur et sa suite s’arrêtèrentquelquesjoursenCommagènepourdesfêtesdéjàtriomphales;lespetitsroisd’Orient,réunisàSatala,protestèrentàquimieuxmieuxd’uneloyautésur laquelle,à laplacedeTrajan, jemeseraisassezpeureposé pour l’avenir. LusiusQuiétus,mon dangereux rival, placé en tête des avant-postes, occupa lesbords du lac de Van au cours d’une immense promenade militaire ; la partie septentrionale de laMésopotamie,vidéeparlesParthes,futannexéesansdifficulté;Abgar,roid’Osroène,fitsasoumissiondans Édesse. L’empereur revint prendre à Antioche ses quartiers d’hiver, remettant au printempsl’invasionde l’empirepartheproprementdit,maisdéjàdécidéàn’accepteraucuneouverturedepaix.Toutavaitmarchéselonsesplans.Lajoiedeseplongerenfindanscetteaventuresilongtempsdifféréerendaituneespècedejeunesseàcethommedesoixante-quatreans.

Mespronosticsrestaientsombres.L’élémentjuifetarabeétaitdeplusenplushostileàlaguerre;les grands propriétaires provinciaux s’irritaient d’avoir à défrayer les dépenses occasionnées par lepassage des troupes ; les villes supportaient mal l’imposition de taxes nouvelles. Dès le retour del’empereur,unepremièrecatastrophevintannoncertouteslesautres:untremblementdeterre,survenuaumilieud’unenuitdedécembre,ruinaenquelquesinstantsunquartd’Antioche.Trajan,contusionnéparlachute d’une poutre, continua héroïquement à s’occuper des blessés ; son entourage immédiat comptaquelquesmorts.Lapopulacesyriennecherchaaussitôtdesresponsablesaudésastre:renonçantpourunefoisàsesprincipesdetolérance,l’empereurcommitlafautedelaissermassacrerungroupedechrétiens.J’aimoi-mêmeassezpeudesympathiepourcettesecte,maislespectacledevieillardsbattusdevergesetd’enfantssuppliciéscontribuaàl’agitationdesesprits,etrenditplusodieuxencorecesinistrehiver.L’argent manquait pour réparer immédiatement les effets du séisme ; des milliers de gens sans abricampaient la nuit sur les places. Mes tournées d’inspection me révélaient l’existence d’unmécontentementsourd,d’unehainesecrètedont lesgrandsdignitairesquiencombraient lepalaisnesedoutaient même pas. L’empereur poursuivait au milieu des ruines les préparatifs de la prochainecampagne : une forêt entière fut employée à la construction de ponts mobiles et de pontons pour lepassageduTigre.IlavaitreçuavecjoietouteunesériedetitresnouveauxdécernésparleSénat;illuitardaitd’enfiniravecl’OrientpourretournertriompheràRome.Lesmoindresdélaisdéclenchaientdesfureursquilesecouaientcommeunaccès.

L’hommequiarpentaitimpatiemmentlesvastessallesdecepalaisbâtijadisparlesSéleucides,et

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quej’avaismoi-même(quelennui!)décoréesensonhonneurd’inscriptionsélogieusesetdepanopliesdaces,n’étaitplusceluiquim’avaitaccueilliaucampdeCologneilyavaitdéjàprèsdevingtans.Sesvertusmêmeavaient vieilli. Sa jovialité unpeu lourde, quimasquait autrefois unevraie bonté, n’étaitplusqueroutinevulgaire;safermetés’étaitchangéeenobstination;sesaptitudespourl’immédiatetlepratiqueenuntotalrefusdepenser.Lerespecttendrequ’ilavaitpourl’impératrice,l’affectiongrondeusequ’il témoignaitàsanièceMatidiesetransformaientenunedépendancesénileenverscesfemmes,auxconseils desquelles il résistait pourtant de plus en plus. Ses crises de foie inquiétaient son médecinCriton;lui-mêmenes’ensouciaitpas.Sesplaisirsavaienttoujoursmanquéd’art;leurniveaubaissaitencoreavecl’âge.Ilimportaitfortpeuquel’empereur,sajournéefaite,s’abandonnâtàdesdébauchesdecaserne, en compagnie de jeunes gens auxquels il trouvait de l’agrément ou de la beauté. Il était aucontraireassezgravequ’ilsupportâtmalcevin,dontilabusait;etquecettecourdesubalternesdeplusen plusmédiocres, triés etmanœuvres par des affranchis louches, fût àmême d’assister à toutesmesconversations avec lui et de les rapporter àmes adversaires.De jour, jenevoyais l’empereurqu’auxréunionsdel’état-major,toutoccupéesdudétaildesplans,etoùl’instantn’étaitjamaisvenud’exprimeruneopinionlibre.Àtoutautremoment,ilévitaitlestête-à-tête.Levinfournissaitàcethommepeusubtilun arsenal de ruses grossières. Ses susceptibilités d’autrefois avaient bien cessé : il insistait pourm’associer à ses plaisirs ; le bruit, les rires, les plus fades plaisanteries des jeunes hommes étaienttoujours bien reçus comme autant de moyens de me signifier que l’heure n’était pas aux affairessérieuses;ilguettaitlemomentoùunerasadedeplusm’enlèveraitmaraison.Touttournaitautourdemoidans cette salle où les têtes d’aurochs des trophées barbares semblaient me rire au nez. Les jarressuccédaientaux jarres ;unechansonavinéegiclaitçàet là,ou le rire insolentetcharmantd’unpage ;l’empereur,appuyantsurlatableunemaindeplusenplustremblante,murédansuneivressepeut-êtreàdemifeinte,perduloindetoutsurlesroutesdel’Asie,s’enfonçaitgravementdanssessonges…

Parmalheur,cessongesétaientbeaux.C’étaient lesmêmesquim’avaientautrefoisfaitpenseràtoutabandonnerpoursuivreau-delàduCaucaselesroutesseptentrionalesversl’Asie.Cettefascination,

àlaquellel’empereurvieilliselivraitensomnambule,Alexandrel’avaitsubieavantlui;ilavaitàpeuprès réalisé lesmêmes rêves,et il enétaitmortà trenteans.Mais lepiredangerdecesgrandsplans était encore leur sagesse : comme toujours, les raisons pratiques abondaient pour justifierl’absurde,pourporteràl’impossible.Leproblèmedel’Orientnouspréoccupaitdepuisdessiècles; ilsemblait naturel d’en finir une fois pour toutes.Nos échanges de denrées avec l’Inde et lemystérieuxPaysde laSoiedépendaient entièrementdesmarchands juifs etdes exportateurs arabesqui avaient lafranchisedesportsetdesroutesparthes.UnefoisréduitàrienlevasteetflottantempiredescavaliersArsacides, nous toucherionsdirectement à ces riches confinsdumonde ; l’Asie enfinunifiéene seraitpourRomequ’uneprovincedeplus.Leportd’Alexandried’Égypteétaitleseuldenosdébouchésversl’Inde qui ne dépendît pas du bon vouloir parthe ; là aussi, nous nous heurtions continuellement auxexigencesetauxrévoltesdescommunautésjuives.Lesuccèsdel’expéditiondeTrajannouseûtpermisd’ignorer cette ville peu sûre.Mais tant de raisonsnem’avaient jamais persuadé.De sages traités decommerce m’eussent contenté davantage, et j’entrevoyais déjà la possibilité de réduire le rôled’AlexandrieencréantunesecondemétropolegrecquedanslevoisinagedelaMerRouge,cequej’aifaitplustardquandj’aifondéAntinoé.Jecommençaisàconnaîtrecemondecompliquédel’Asie.Lessimplesplansd’exterminationtotalequiavaientréussienDacien’étaientpasdemisedanscepayspleind’une vie plus multiple, mieux enracinée, et dont dépendait d’ailleurs la richesse du monde. Passél’Euphrate, commençait pour nous le pays des risques et desmirages, les sables où l’on s’enlise, lesroutesqui finissentsansaboutir.Lemoindrereversauraitpour résultatunébranlementdeprestigequetoutes les catastrophes pourraient suivre ; il ne s’agissait pas seulement de vaincre, mais de vaincre

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toujours, et nos forces s’épuiseraient à cette entreprise. Nous l’avions déjà tentée : je pensais avechorreuràlatêtedeCrassus,lancéedemainenmaincommeuneballeaucoursd’unereprésentationdesBacchantes d’Euripide, qu’un roi barbare frotté d’hellénisme donnait au soir d’une victoire sur nous.Trajan songeait à venger cette vieille défaite ; je songeais surtout à l’empêcher de se reproduire. Jeprévoyaisassezexactementl’avenir,chosepossibleaprèstoutquandonestrenseignésurbonnombredeséléments du présent : quelques victoires inutiles entraîneraient trop avant nos armées imprudemmentenlevéesàd’autresfrontières ; l’empereurmourantsecouvriraitdegloire,etnous,quiavionsàvivre,serionschargésderésoudretouslesproblèmesetderemédieràtouslesmaux.

Césaravait raisondepréférer lapremièreplacedansunvillageà lasecondeàRome.Nonparambition,ouparvainegloire,maisparcequel’hommeplacéensecondn’alechoixqu’entrelesdangersdel’obéissance,ceuxdelarévolte,etceux,plusgraves,ducompromis.Jen’étaismêmepasleseconddansRome.Surlepointdepartirpouruneexpéditionpérilleuse,l’empereurn’avaitpasencoredésignésonsuccesseur:chaquepasenavantdonnaitunechanceauxchefsdel’état-major.Cethommepresquenaïf m’apparaissait maintenant plus compliqué que moi-même. Ses rudesses seules me rassuraient :l’empereurbourrumetraitaitenfils.Àd’autresmoments,jem’attendais,sitôtqu’onpourraitsepasserdemesservices,àêtreévincéparPalmaousuppriméparQuiétus.J’étaissanspouvoir:jeneparvinsmêmepasàobteniruneaudiencepour lesmembres influentsduSanhédrind’Antioche,quicraignaientautantquenous les coupsde forcedes agitateurs juifs, et qui eussent éclairéTrajan sur lesmenéesde leurscoreligionnaires. Mon ami Latinius Alexander, qui descendait d’une des vieilles familles royales del’AsieMineure,etdontlenometlafortunepesaientd’ungrandpoids,nefutpasdavantageécouté.Pline,envoyéenBithyniequatreansplustôt,yétaitmortsansavoireuletempsd’informerl’empereurdel’étatexactdesespritsetdesfinances,àsupposerquesonincurableoptimismeluieûtpermisdelefaire.LesrapportssecretsdumarchandlycienOpramoas,quiconnaissaitbienlesaffairesd’Asie,furenttournésendérisionparPalma.Lesaffranchisprofitaientdeslendemainsdemaladiequisuivaientlessoirsd’ivressepour m’écarter de la chambre impériale : l’ordonnance de l’empereur, un nommé Phœdime, honnêtecelui-là,maisobtus,etmontécontremoi,merefusadeuxfoislaporte.Parcontre,leconsulaireCelsus,monennemi,s’enfermaunsoiravecTrajanpourunconciliabulequiduradesheures,etàlasuiteduqueljemecrusperdu.Jemecherchaidesalliésoùjepus;jecorrompisàprixd’ord’anciensesclavesquej’eussevolontiersenvoyésauxgalères ; j’ai caresséd’horribles têtes frisées.LediamantdeNervanejetaitplusaucunfeu.

Etc’estalorsquem’apparutleplussagedemesbonsgénies:Plotine.Ilyavaitprèsdevingtansquejeconnaissaisl’impératrice.Nousétionsdumêmemilieu;nousavionsàpeuprèslemêmeâge.Jeluiavais vu vivre avec calme une existence presque aussi contrainte que la mienne, et plus dépourvued’avenir.Ellem’avaitsoutenu,sansparaîtres’apercevoirqu’ellelefaisait,dansmesmomentsdifficiles.Maiscefutdurant lesmauvais joursd’Antiochequesaprésencemedevint indispensable,commeplustardsonestime le resta toujours,et j’euscelle-ci jusqu’àsamort. Jepris l’habitudedecette figureenvêtements blancs, aussi simples que peuvent l’être ceux d’une femme, de ses silences, de ses parolesmesuréesquin’étaient jamaisquedes réponses,et lesplusnettespossible.SonaspectnedétonnaitenriendanscepalaisplusantiquequelessplendeursdeRome:cettefilledeparvenusétaittrèsdignedesSéleucides.Nous étions d’accord presque sur tout.Nous avions tous deux la passion d’orner, puis dedépouillernotreâme,d’éprouvernotreespritàtouteslespierresdetouche.Elleinclinaitàlaphilosophieépicurienne,celitétroit,maispropre,surlequelj’aiparfoisétendumapensée.Lemystèredesdieux,quimehantait,nel’inquiétaitpas;ellen’avaitpasnonplusmongoûtpassionnédescorps.Elleétaitchastepardégoûtdufacile,généreusepardécisionplutôtqueparnature,sagementméfiante,maisprêteàtoutaccepterd’unami,mêmesesinévitableserreurs.L’amitiéétaitunchoixoùelles’engageaittoutentière;

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elles’ylivraitabsolument,etcommejenel’aifaitqu’àl’amour.Ellem’aconnumieuxquepersonne;jelui ai laissévoir ceque j’ai soigneusementdissimulé à tout autre : par exemple,de secrètes lâchetés.J’aimeàcroireque,desoncôté,ellenem’apresque rien tu.L’intimitédescorps,quin’exista jamaisentrenous,aétécompenséeparcecontactdedeuxespritsétroitementmêlésl’unàl’autre.

Notreententesepassad’aveux,d’explications,ouderéticences:lesfaitseux-mêmessuffisaient.Ellelesobservaitmieuxquemoi.Sousleslourdestressesqu’exigeaitlamode,cefrontlisseétaitceluid’unjuge.Samémoiregardaitdesmoindresobjetsuneempreinteexacte;ilneluiarrivaitjamais,commeàmoi,d’hésitertroplongtempsoudesedécidertropvite.Elledépistaitd’uncoupd’œilmesadversaireslesplus cachés ; elle évaluaitmespartisans avecune froideur sage.Envérité, nous étions complices,maisl’oreillelaplusexercéeeûtàpeinepureconnaîtreentrenouslessignesd’unsecretaccord.Ellenecommit jamais devantmoi l’erreur grossière de se plaindre de l’empereur, ni l’erreur plus subtile del’excuser ou de le louer. De mon côté, ma loyauté n’était pas mise en question. Attianus, qui venaitd’arriverdeRome, se joignaitàcesentrevuesquiduraientparfois toute lanuit,mais riennesemblaitlassercettefemmeimperturbableetfragile.Elleavaitréussiàfairenommermonancientuteurenqualitéde conseiller privé, éliminant ainsimon ennemiCelsus. Laméfiance de Trajan, ou l’impossibilité detrouverquelqu’unpourremplirmaplaceàl’arrière,meretiendraitàAntioche:jecomptaissureuxpourm’instruiredetoutcequenem’apprendraientpaslesbulletins.Encasdedésastre,ilssauraientrallierautourdemoilafidélitéd’unepartiedel’armée.Mesadversairesauraientàtableraveclaprésencedecevieillardgoutteuxquinepartaitquepourme servir, etde cette femmecapabled’exigerde soiunelongueendurancedesoldat.

Je les vis s’éloigner, l’empereur à cheval, ferme, admirablement placide, le groupepatient desfemmes en litière, les gardes prétoriens mêlés aux éclaireurs numides du redoutable Lusius Quiétus.L’armée qui avait hiverné sur les bords de l’Euphrate se mit en marche dès l’arrivée du chef : lacampagne parthe commençait pour tout de bon. Les premières nouvelles furent sublimes. Babyloneconquise, leTigrefranchi,Ctésiphontombé.Tout,commetoujours,cédaità l’étonnantemaîtrisedecethomme.Leprincedel’ArabieCharacènesedéclarasujet,ouvrantainsiauxflottillesromaineslecoursentierduTigre:l’empereurs’embarquapourleportdeCharaxaufondduGolfePersique.Iltouchaitauxrives fabuleuses.Mes inquiétudes subsistaient,mais je lesdissimulaiscommedescrimes ; c’est avoirtortqued’avoirraisontroptôt.Bienplus,jedoutaisdemoi-même:j’avaisétécoupabledecettebasseincrédulitéquinousempêchedereconnaîtrelagrandeurd’unhommequenousconnaissonstrop.J’avaisoubliéquecertainsêtresdéplacentlesbornesdudestin,changentl’histoire.J’avaisblasphéméleGéniedel’empereur.Jemerongeaisàmonposte.Siparhasardl’impossibleavaitlieu,sepouvait-ilquej’enfusse exclu ?Tout étant toujoursplus facileque la sagesse, le désirmevenait de remettre la cotte demaillesdesguerressarmates,d’utiliserl’influencedePlotinepourmefairerappeleràl’armée.J’enviaisaumoindredenossoldatslapoussièredesroutesd’Asie,lechocdesbataillonscuirassésdelaPerse.LeSénat vota cette fois à l’empereur le droit de célébrer, non pas un triomphe,mais une succession detriomphesquidureraientautantquesavie.Jefismoi-mêmecequisedevait:j’ordonnaidesfêtes;j’allaisacrifiersurlesommetdumontCassius.

Soudain,l’incendiequicouvaitdanscetteterred’Orientéclatapartoutàlafois.Desmarchandsjuifs refusèrentdepayer l’impôtàSéleucie ;Cyrène immédiatement se révolta, et l’élémentorientalymassacral’élémentgrec;lesroutesquiamenaientjusqu’ànostroupeslebléd’ÉgyptefurentcoupéesparunebandedeZélotesdeJérusalem;àChypre,lesrésidentsgrecsetromainsfurentsaisisparlapopulacejuive,qui lesobligeaà s’entre-tuerdansdescombatsdegladiateurs. Je réussisàmaintenir l’ordreenSyrie, mais je percevais des flammes dans l’œil des mendiants assis au seuil des synagogues, des

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ricanementsmuetssurlesgrosseslèvresdesconducteursdedromadaires,unehainequ’ensommenousneméritions pas. Les Juifs et lesArabes avaient dès le début fait cause commune contre une guerre quimenaçaitderuinerleurnégoce;maisIsraëlenprofitaitpoursejetercontreunmondedontl’excluaientsesfureursreligieuses,sesritessinguliers,etl’intransigeancedesonDieu.L’empereur,revenuentoutehâteàBabylone,déléguaQuiétuspourchâtierlesvillesrévoltées:Cyrène,Édesse,Séleucie,lesgrandesmétropoleshelléniquesde l’Orient, furent livréesauxflammesenpunitionde trahisonspréméditéesaucours des haltes de caravanes ou machinées dans les juiveries. Plus tard, en visitant ces villes àreconstruire, j’aimarché sous des colonnades en ruine, entre des files de statues brisées. L’empereurOsroès,quiavaitsoudoyécesrévoltes,pritimmédiatementl’offensive;Abgars’insurgeaetrentradansÉdesseencendres;nosalliésarméniens,surlesquelsTrajanavaitcrupouvoircompter,prêtèrentmain-forte aux satrapes.L’empereur se trouva brusquement au centre d’un immense champde bataille où ilfallaitfairefacedetouscôtés.

Ilperditl’hiverausiègedeHatra,placefortepresqueinexpugnable,situéeenpleindésert,etquicoûta à notre arméedesmilliers demorts. Son entêtement était de plus en plus une formede couragepersonnel : cet homme malade refusait de lâcher prise. Je savais par Plotine que Trajan, malgrél’avertissement d’une brève attaque de paralysie, s’obstinait à ne pas nommer son héritier. Si cetimitateur d’Alexandremourait à son tour de fièvres ou d’intempérance dans quelque coinmalsain del’Asie, la guerre étrangère se compliquerait d’une guerre civile ; une lutte àmort éclaterait entremespartisans et ceux deCelsus ou de Palma. Soudain, les nouvelles cessèrent presque complètement ; lamincelignedecommunicationentrel’empereuretmoin’étaitmaintenuequeparlesbandesnumidesdemonpireennemi.Cefutàcetteépoquequejechargeaipourlapremièrefoismonmédecindememarqueràl’encrerouge,surlapoitrine,laplaceducœur:silepirearrivait,jenetenaispasàtombervivantentrelesmainsdeLusiusQuiétus.Latâchedifficiledepacifierlesîlesetlesprovinceslimitrophess’ajoutaitauxautresbesognesdemonposte,maisletravailépuisantdesjoursn’étaitriencomparéàlalongueurdesnuitsd’insomnie.Touslesproblèmesdel’empirem’accablaientàlafois,maislemienproprepesaitdavantage.Jevoulaislepouvoir.Jelevoulaispourimposermesplans,essayermesremèdes,restaurerlapaix.Jelevoulaissurtoutpourêtremoi-mêmeavantdemourir.

J’allaisavoirquaranteans.Sijesuccombaisàcetteépoque,ilneresteraitdemoiqu’unnomdansune série de grands fonctionnaires, et une inscription en grec en l’honneur de l’archonte d’Athènes.Depuis,chaquefoisquej’aivudisparaîtreunhommearrivéaumilieudelavie,etdontlepubliccroitpouvoir mesurer exactement les réussites et les échecs, jeme suis rappelé qu’à cet âge je n’existaisencorequ’àmespropresyeuxetàceuxdequelquesamis,quidevaientparfoisdouterdemoicommej’endoutaismoi-même.J’aicomprisquepeud’hommesseréalisentavantdemourir:j’aijugéleurstravauxinterrompusavecplusdepitié.Cettehantised’uneviefrustréeimmobilisaitmapenséesurunpoint, lafixaitcommeunabcès.Ilenétaitdemaconvoitisedupouvoircommedecelledel’amour,quiempêchel’amantdemanger,dedormir,depenser,etmêmed’aimer,tantquecertainsritesn’ontpasétéaccomplis.Lestâcheslesplusurgentessemblaientvaines,dumomentqu’ilm’étaitinterditdeprendreenmaîtredesdécisionsaffectantl’avenir;j’avaisbesoind’êtreassuréderégnerpourretrouverlegoûtd’êtreutile.Cepalais d’Antioche, où j’allais vivre quelques années plus tard dans une sorte de frénésie de bonheur,n’était pour moi qu’une prison, et peut-être une prison de condamné à mort. J’envoyai des messagessecrets aux oracles, à JupiterAmmon, àCastalie, auZeusDolichène. Je fis venir desMages ; j’allaijusqu’àfaireprendredanslescachotsd’Antiocheuncrimineldésignépourlamiseencroix,auquelunsorciertranchalagorgeenmaprésence,dansl’espoirquel’âmeflottantuninstantentrelavieetlamortme révélerait l’avenir.Cemisérable y gagna d’échapper à une plus longue agonie,mais les questionsposéesrestèrentsansréponse.Lanuit,jemetraînaisd’embrasureenembrasure,debalconenbalcon,le

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longdessallesdecepalaisauxmursencorelézardésparleseffetsduséisme,traçantçàetlàdescalculsastrologiques sur les dalles, interrogeant des étoiles tremblantes. Mais c’est sur terre qu’il fallaitchercherlessignesdel’avenir.

L’empereurenfinlevalesiègedeHatra,etsedécidaàrepasserl’Euphrate,qu’onn’auraitjamaisdû franchir. Les chaleurs déjà torrides et le harcèlement des archers parthes rendirent plus désastreuxencorecetamerretour.Parunbrûlantsoirdemai,j’allairencontrerhorsdesportesdelaville,surlesbords de l’Oronte, le petit groupe éprouvé par les fièvres, l’anxiété, la fatigue : l’empereur malade,Attianus,etlesfemmes.Trajantintàfairerouteàchevaljusqu’auseuildupalais;ilsesoutenaitàpeine;cethommesipleindeviesemblaitpluschangéqu’unautreparl’approchedelamort.CritonetMatidiel’aidèrentàgravirlesmarches,l’emmenèrents’étendre,s’établirentàsonchevet.AttianusetPlotinemeracontèrentceuxdesincidentsdelacampagnequin’avaientputrouverplacedansleursbrefsmessages.L’undecesrécitsm’émutaupointdeprendreàjamaisrangparmimessouvenirspersonnels,mespropressymboles.ApeinearrivéàCharax,l’empereurlasétaitallés’asseoirsurlagrève,faceauxeauxlourdesduGolfePersique.C’étaitencorel’époqueoùilnedoutaitpasdelavictoire,mais,pourlapremièrefois,l’immensitédumondel’accabla,etlesentimentdel’âge,etceluideslimitesquinousenserrenttous.Degrosseslarmesroulèrentsurlesjouesridéesdecethommequ’oncroyaitincapabledejamaispleurer.Lechef qui avait porté les aigles romaines sur des rivages inexplorés jusque-là comprit qu’il nes’embarqueraitjamaissurcettemertantrêvée:l’Inde,laBactriane,toutcetobscurOrientdontils’étaitgriséàdistance,resteraitpourluidesnomsetdessonges.Dèslelendemain,lesmauvaisesnouvellesleforcèrentàrepartir.Chaquefoisqu’àmontour ledestinm’aditnon, jemesuissouvenudecespleursversésunsoir,surunerivelointaine,parunvieilhommequiregardaitpeut-êtrepourlapremièrefoissaviefaceàface.

Jemontai lematinsuivantchezl’empereur.Jemesentaisenvers luifilial, fraternel.Cethommequis’étaittoujoursfaitgloiredevivreetdepenserentoutcommechaquesoldatdesonarméefinissaitenpleinesolitude:couchésursonlit, ilcontinuaitàcombinerdesplansgrandiosesauxquelspersonnenes’intéressaitplus.Commetoujours,sonlangagesecetcassantenlaidissaitsapensée;formantsesmotsàgrand-peine,ilmeparladutriomphequ’onluipréparaitàRome.Ilniaitladéfaitecommeilniaitlamort.Ileutunesecondeattaquedeuxjoursplustard.MesconciliabulesanxieuxreprirentavecAttianus,avecPlotine.Laprévoyancedel’impératricevenaitdefaireélevermonvieilamiàlapositiontoute-puissantede préfet du prétoire,mettant ainsi sous nos ordres la garde impériale.Matidie, qui ne quittait pas lachambredumalade,nousétaitheureusementtoutacquise;cettefemmesimpleettendreétaitd’ailleursdecire entre lesmains de Plotine.Mais aucun de nous n’osait rappeler à l’empereur que la question desuccessionrestaitpendante.Peut-être,commeAlexandre,avait-ildécidédenepasnommerlui-mêmesonhéritier;peut-êtreavait-ilenverslepartideQuiétusdesengagementssusdeluiseul.Plussimplement,ilrefusait d’envisager sa fin : on voit ainsi, dans les familles, des vieillards obstinésmourir intestat. Ils’agitmoinspoureuxdegarderjusqu’auboutleurtrésor,ouleurempire,dontleursdoigtsgourdssesontdéjààdemidétachés,quedenepass’établirtroptôtdansl’étatposthumed’unhommequin’aplusdedécisionsàprendre,plusdesurprisesàcauser,plusdemenacesoudepromessesàfaireauxvivants.Jeleplaignais:nousdifférionstroppourqu’ilpûttrouverenmoicecontinuateurdocile,commisd’avanceauxmêmesméthodes, et jusqu’auxmêmes erreurs, que la plupart des gens qui ont exercé une autoritéabsolue cherchent désespérément à leur lit demort.Mais lemonde autour de lui était vide d’hommesd’État : j’étais le seul qu’il pût prendre sansmanquer à ses devoirs de bon fonctionnaire et de grandprince : ce chef habitué à évaluer les états de service était à peu près forcé de m’accepter. C’étaitd’ailleursuneexcellenteraisonpourmehaïr.Peuàpeu,sasantéserétablitjusteassezpourluipermettredequitterlachambre.Ilparlaitd’entreprendreunenouvellecampagne;iln’ycroyaitpaslui-même.Son

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médecin Criton, qui craignait pour lui les chaleurs de la canicule, réussit enfin à le décider à serembarquerpourRome.Lesoirquiprécédasondépart,ilmefitappeleràborddunavirequidevaitleramenerenItalie,etmenommacommandantenchefàsaplace.Ils’engageaitjusque-là.Maisl’essentieln’étaitpasfait.

Contrairementauxordresreçus,jecommençaiimmédiatement,maisensecret,despourparlersdepaix avec Osroès. Je misais sur le fait que je n’aurais probablement plus de comptes à rendre àl’empereur.Moinsdedixjoursplustard, jefusréveilléenpleinenuitparl’arrivéed’unmessager: jereconnus aussitôt un homme de confiance de Plotine. Il m’apportait deux missives. L’une, officielle,m’apprenaitqueTrajan,incapabledesupporterlemouvementdelamer,avaitétédébarquéàSélinonte-en-Cilicieoùilgisaitgravementmaladedanslamaisond’unmarchand.Unesecondelettre,secrètecelle-là,m’annonçaitsamort,quePlotinemepromettaitdetenircachéelepluslongtempspossible,medonnantainsil’avantaged’êtreavertilepremier.Jepartissur-le-champpourSélinonte,aprèsavoirpristouteslesmesures nécessaires pour m’assurer des garnisons syriennes. À peine en route, un nouveau courrierm’annonçaofficiellementledécèsdel’empereur.Sontestament,quimedésignaitcommehéritier,venaitd’êtreenvoyéàRomeenmainssûres.Toutcequidepuisdixansavaitétéfiévreusementrêvé,combiné,discutéou tu, se réduisait àunmessagededeux lignes, tracé engrecd’unemain fermeparunepetiteécrituredefemme.Attianus,quim’attendaitsurlequaideSélinonte,futlepremieràmesaluerdutitred’empereur.

Etc’estici,danscetintervalleentreledébarquementdumaladeetlemomentdesamort,queseplaceunedecessériesd’événementsqu’ilmeseratoujoursimpossibledereconstituer,etsur lesquelspourtants’estédifiémondestin.CesquelquesjourspassésparAttianusetlesfemmesdanscettemaisondemarchandontàjamaisdécidédemavie,maisilenseraéternellementd’euxcommeilenfutplustardd’une certaine après-midi sur le Nil, dont je ne saurai non plus jamais rien, précisément parce qu’ilm’importeraitd’entoutsavoir.Ledernierdesbadauds,àRome,asonopinionsurcesépisodesdemavie,mais je suisà leur sujet lemoins renseignédeshommes.MesennemisontaccuséPlotined’avoirprofitédel’agoniedel’empereurpourfairetraceràcemoribondlesquelquesmotsquimeléguaientlepouvoir.Descalomniateursplusgrossiersencoreontdécritunlitàcourtines, la lueur incertained’unelampe, lemédecinCritondictant lesdernièresvolontésdeTrajand’unevoixquicontrefaisaitcelledumort.Ona faitvaloirque l’ordonnancePhœdime,quimehaïssait, etdontmesamisn’auraientpaspuacheter le silence, succomba fort opportunément d’une fièvre maligne le lendemain du décès de sonmaître.Ilyadanscesimagesdeviolenceetd’intriguejenesaisquoiquifrappel’imaginationpopulaire,et même la mienne. Il ne me déplairait pas qu’un petit nombre d’honnêtes gens eussent été capablesd’allerpourmoijusqu’aucrime,niqueledévouementdel’impératricel’eûtentraînéesiloin.Ellesavaitlesdangersqu’unedécisionnonprise faisait courirà l’État ; je l’honoreassezpourcroirequ’elleeûtacceptédecommettreunefraudenécessaire,silasagesse,lesenscommun,l’intérêtpublic,etl’amitiél’yavaient poussée. J’ai tenu entre mes mains depuis lors ce document si violemment contesté par mesadversaires:jenepuismeprononcerpouroucontrel’authenticitédecettedernièredictéed’unmalade.Certes, je préfère supposer queTrajan lui-même, faisant avant demourir le sacrifice de ses préjugéspersonnels,adesonpleingrélaissél’empireàceluiqu’iljugeaitsommetouteleplusdigne.Maisilfautbien avouer que la fin, ici, m’importait plus que les moyens : l’essentiel est que l’homme arrivé aupouvoiraitprouvéparlasuitequ’ilméritaitdel’exercer.

Lecorpsfutbrûlésurlerivage,peuaprèsmonarrivée,enattendantlesfunéraillestriomphalesquiseraientcélébréesàRome.Presquepersonnen’assistaàlacérémonietrèssimple,quieutlieuàl’aube,etnefutqu’undernierépisodedeslongssoinsdomestiquesrendusparlesfemmesàlapersonnedeTrajan.

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Matidiepleuraitàchaudeslarmes;lavibrationdel’airautourdubûcherbrouillaitlestraitsdePlotine.Calme,distante, unpeucreuséepar la fièvre, elledemeurait comme toujours clairement impénétrable.AttianusetCritonveillaientàcequetoutfûtconvenablementconsumé.Lapetitefuméesedissipadansl’airpâledumatinsansombres.Aucundemesamisne revintsur les incidentsdesquelques joursquiavaientprécédélamortdel’empereur.Leurmotd’ordreétaitévidemmentdesetaire;lemienfutdenepasposerdedangereusesquestions.

Le jour même, l’impératrice veuve et ses familiers se rembarquèrent pour Rome. Je rentrai àAntioche, accompagné le long de la route par les acclamations des légions. Un calme extraordinaires’étaitemparédemoi : l’ambition,et lacrainte, semblaientuncauchemarpassé.Quoiqu’il fûtarrivé,j’avais toujours été décidé à défendre jusqu’au bout mes chances impériales, mais l’acte d’adoptionsimplifiait tout. Ma propre vie ne me préoccupait plus : je pouvais de nouveau penser au reste deshommes.

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TELLUSSTABILITA

TELLUSSTABILITA

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Chapitre11

Mavieétaitrentréedansl’ordre,maisnonpasl’empire.Lemondedontj’avaishéritéressemblaitàunhommedanslaforcedel’âge,robusteencore,bienquemontrantdéjà,auxyeuxd’unmédecin,dessignes imperceptiblesd’usure,maisquivenaitdepasserpar lesconvulsionsd’unemaladiegrave.Lesnégociationsreprirent,ouvertementdésormais ; je fis répandrepartoutqueTrajan lui-mêmem’enavaitchargéavantdemourir.Jeraturaid’untraitlesconquêtesdangereuses:nonseulementlaMésopotamie,où nous n’aurions pas pu nousmaintenir,mais l’Arménie trop excentrique et trop lointaine, que je negardai qu’au rang d’État vassal. Deux ou trois difficultés, qui eussent fait traîner des années uneconférencedepaixsilesprincipauxintéressésavaienteuavantageàlatirerenlongueur,furentaplaniesparl’entregentdumarchandOpramoas,quiavaitl’oreilledesSatrapes.Jetâchaidefairepasserdanslespourparlers cette ardeur que d’autres réservent pour le champ de bataille ; je forçai la paix. Monpartenaire ladésiraitd’ailleursaumoinsautantquemoi-même: lesParthesnesongeaientqu’àrouvrirleursroutesdecommerceentrel’Indeetnous.Peudemoisaprèslagrandecrise,j’euslajoiedevoirsereformerauborddel’Orontelafiledescaravanes;lesoasisserepeuplaientdemarchandscommentantlesnouvellesàlalueurdefeuxdecuisine,rechargeantchaquematinavecleursdenrées,pourletransporten pays inconnu, un certain nombre de pensées, de mots, de coutumes bien à nous, qui peu à peus’empareraientduglobeplussûrementqueleslégionsenmarche.Lacirculationdel’or,lepassagedesidées,aussisubtilqueceluidel’airvitaldanslesartères,recommençaientau-dedansdugrandcorpsdumonde;lepoulsdelaterreseremettaitàbattre.

Lafièvredelarébelliontombaitàsontour.Elleavaitétésiviolente,enÉgypte,qu’onavaitdûleverentoutehâtedesmilicespaysannesenattendantnostroupesderenfort.JechargeaiimmédiatementmoncamaradeMarciusTurbod’yrétablirl’ordre,cequ’ilfitavecunefermetésage.Maisl’ordredanslesruesnemesuffisaitqu’àmoitié;jevoulais,s’ilsepouvait,lerestaurerdanslesesprits,ouplutôtl’yfaire régner pour la première fois.Un séjour d’une semaine à Péluse s’employa tout entier à tenir labalanceégaleentrelesGrecsetlesJuifs,incompatibleséternels.Jenevisriendecequej’auraisvouluvoir:nilesrivesduNil,nileMuséed’Alexandrie,nilesstatuesdestemples;àpeinetrouvai-jemoyendeconsacrerunenuitauxagréablesdébauchesdeCanope.Sixinterminablesjournéessepassèrentdansla cuvebouillantedu tribunal, protégée contre la chaleurdudehorsparde longs rideauxde lattesquiclaquaientauvent.D’énormesmoustiques,lanuit,grésillaientautourdeslampes.J’essayaidedémontrerauxGrecsqu’ilsn’étaientpastoujourslesplussages,auxJuifsqu’ilsn’étaientnullementlespluspurs.LeschansonssatiriquesdontcesHellènesdebasseespèceharcelaientleursadversairesn’étaientguèremoinsbêtesque lesgrotesques imprécationsdes juiveries.Cesracesquivivaientporteàportedepuisdessièclesn’avaient jamaiseu lacuriositédeseconnaître,ni ladécencedes’accepter.Lesplaideursépuisésquicédaientlaplace,tarddanslanuit,meretrouvaientsurmonbancàl’aube,encoreoccupéàtrier le tas d’ordures des faux témoignages ; les cadavres poignardés qu’onm’offrait commepièces àconviction étaient souvent ceuxdemaladesmortsdans leur lit et volés auxembaumeurs.Mais chaqueheure d’accalmie était une victoire, précaire comme elles le sont toutes ; chaque dispute arbitrée unprécédent,ungagepour l’avenir. Ilm’importaitassezpeuque l’accordobtenufûtextérieur, imposédudehors, probablement temporaire : je savais que le bien comme lemal est affaire de routine, que le

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temporaireseprolonge,quel’extérieurs’infiltreau-dedans,etquelemasque,àlalongue,devientvisage.Puisque lahaine, la sottise, le délire ont des effets durables, je nevoyais paspourquoi la lucidité, lajustice,labienveillancen’auraientpaslesleurs.L’ordreauxfrontièresn’étaitriensijenepersuadaispascefripierjuifetcecharcutiergrecdevivretranquillementcôteàcôte.

Lapaixétaitmonbut,maispointdutoutmonidole; lemotmêmed’idéalmedéplairaitcommetropéloignéduréel.J’avaissongéàpousser jusqu’auboutmonrefusdesconquêtesenabandonnant laDacie,etjel’eussefaitsij’avaispusansfolierompredefrontaveclapolitiquedemonprédécesseur,maismieuxvalaitutiliserleplussagementpossiblecesgainsantérieursàmonrègneetdéjàenregistrésparl’histoire.L’admirableJuliusBassus,premiergouverneurdecetteprovincenouvellementorganisée,était mort à la peine, comme j’avais failli moi-même succomber durant mon année aux frontièressarmates,tuéparcettetâchesansgloirequiconsisteàpacifierinlassablementunpayscrusoumis.JeluifisfaireàRomedesfunéraillestriomphales,réservéesd’ordinaireauxseulsempereurs;cethommageàun bon serviteur obscurément sacrifié fut ma dernière et discrète protestation contre la politique deconquêtes:jen’avaisplusàladénoncertouthautdepuisquej’étaismaîtred’ycoupercourt.Parcontre,une répression militaire s’imposait en Maurétanie, où les agents de Lusius Quiétus fomentaient destroubles ;ellenenécessitaitpas immédiatementmaprésence. IlenallaitdemêmeenBretagne,où lesCalédoniens avaientprofité des retraits de troupesoccasionnéspar la guerred’Asiepourdécimer lesgarnisonsinsuffisanteslaisséesauxfrontières.JuliusSévéruss’ychargeadupluspressé,enattendantquelamiseenordredesaffairesromainesmepermîtd’entreprendrecelointainvoyage.Maisj’avaisàcœurde terminermoi-même la guerre sarmate restée en suspens, d’y jeter cette fois le nombre de troupesnécessaires pour en finir avec les déprédations des barbares. Car je refusais, ici comme partout, dem’assujettir à un système. J’acceptais la guerre comme unmoyen vers la paix si les négociations n’ypouvaientsuffire,àlafaçondumédecinsedécidantpourlecautèreaprèsavoiressayédessimples.Toutest si compliquédans les affaireshumainesquemon règnepacifiqueaurait, lui aussi, sespériodesdeguerre,commelavied’ungrandcapitainea,bongrémalgré,sesinterludesdepaix.

Avantde remontervers le nordpour le règlement final du conflit sarmate, je revisQuiétus.LeboucherdeCyrènerestaitredoutable.Monpremiergesteavaitétédedissoudresescolonnesd’éclaireursnumides ; il lui restaitsaplaceauSénat,sonpostedans l’arméerégulière,etcet immensedomainedesablesoccidentauxdontilpouvaitsefaireàsongréuntremplinouunasile.Ilm’invitaàunechasseenMysie,enpleineforêt,etmachinasavammentunaccidentdanslequel,avecunpeumoinsdechanceoud’agilitéphysique,j’eusseàcoupsûrlaissémavie.Mieuxvalaitparaîtreneriensoupçonner,patienter,attendre.Peudetempsplustard,enMoésieInférieure,àl’époqueoùlacapitulationdesprincessarmatesmepermettaitd’envisagermon retouren Italiepourunedateassezprochaine,unéchangededépêcheschiffrées avec mon ancien tuteur m’apprit que Quiétus, rentré précipitamment à Rome, venait de s’yaboucheravecPalma.Nosennemisfortifiaientleurspositions,reformaientleurstroupes.Aucunesécuritén’étaitpossibletantquenousaurionscontrenouscesdeuxhommes.J’écrivisàAttianusd’agirvite.Cevieillardfrappacommelafoudre.Iloutrepassamesordres,etmedébarrassad’unseulcoupdetoutcequimerestaitd’ennemisdéclarés.Lemêmejour,àpeud’heuresdedistance,CelsusfutexécutéàBaïes,Palmadans savilladeTerracine,NigrinusàFaventia sur le seuilde samaisondeplaisance.Quiétuspéritenvoyage,ausortird’unconciliabuleavecsescomplices,sur lemarchepiedde lavoiturequi leramenaitenville.UnevaguedeterreurdéferlasurRome.Servianus,monantiquebeau-frère,quis’étaitenapparencerésignéàmafortune,maisquiescomptaitavidementmesfauxpasfuturs,dutenressentirunmouvementdejoiequifutsansdoutedetoutesaviecequ’iléprouvademieuxcommevolupté.Touslesbruitssinistresquicouraientsurmoiretrouvèrentcréance.

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JereçuscesnouvellessurlepontdunavirequimeramenaitenItalie.Ellesm’atterrèrent.Onesttoujoursbienaised’êtresoulagédesesadversaires,maismontuteuravaitmontrépourlesconséquenceslointainesdesonacteuneindifférencedevieillard:ilavaitoubliéquej’auraisàvivreaveclessuitesdecesmeurtrespendantplusdevingt ans. Jepensais auxproscriptionsd’Octave, qui avaient éclaboussépourtoujourslamémoired’Auguste,auxpremierscrimesdeNéronqu’avaientsuivisd’autrescrimes.JemerappelaislesdernièresannéesdeDomitien,decethommemédiocre,paspirequ’unautre,quelapeurinfligéeetsubieavaitpeuàpeuprivédeformehumaine,mortenpleinpalaiscommeunebête traquéedans les bois. Ma vie publique m’échappait déjà : la première ligne de l’inscription portait,profondémententaillée,quelquesmotsquejen’effaceraisplus.LeSénat,cegrandcorpssifaible,maisquidevenaitpuissantdèsqu’ilétaitpersécuté,n’oublieraitjamaisquequatrehommessortisdesesrangsavaientétéexécutéssommairementparmonordre;troisintrigantsetunebruteféroceferaientainsifiguredemartyrs.J’avisaiimmédiatementAttianusd’avoiràmerejoindreàBrundisiumpourmerépondredesesactes.

Ilm’attendait àdeuxpasduport,dansunedeschambresde l’auberge tournéevers l’OrientoùjadismourutVirgile.Ilvintenboitillantmerecevoirsurleseuil;ilsouffraitd’unecrisedegoutte.Sitôtseulaveclui,j’éclataienreproches:unrègnequejevoulaismodéré,exemplaire,commençaitparquatreexécutions,dontl’uneseulementétaitindispensable,etqu’onavaitdangereusementnégligéd’entourerdeformeslégales.Cetabusdeforcemeseraitd’autantplusreprochéquejem’appliqueraisparlasuiteàêtre clément, scrupuleux, ou juste ; on s’en servirait pourprouverquemesprétenduesvertusn’étaientqu’unesériedemasques,pourmefabriquerunebanalelégendedetyranquimesuivraitpeut-êtrejusqu’àla finde l’Histoire. J’avouaimapeur : jenemesentaispasplusexemptdecruautéqued’aucune tarehumaine:j’accueillaislelieucommunquiveutquelecrimeappellelecrime,l’imagedel’animalquiaune fois goûté au sang.Un vieil ami dont la loyautém’avait paru sûre s’émancipait déjà, profitant defaiblessesqu’ilavaitcruremarquerenmoi;ils’étaitarrangé,souscouleurdemeservir,pourrégleruncomptepersonnelavecNigrinusetPalma.Ilcompromettaitmonœuvredepacification;ilmepréparaitleplusnoirdesretoursàRome.

Levieilhommedemandalapermissiondes’asseoir,plaçasuruntabouretsajambeenveloppéedebandelettes.Toutenparlant,jeremontaisunecouverturesurcepiedmalade.Ilmelaissaitaller,aveclesourired’ungrammairienquiécoutesonélèvesetirerassezbiend’unerécitationdifficile.Quandj’eusfini, il me demanda posément ce que j’avais compté faire des ennemis du régime. On saurait, s’il lefallait,prouverquecesquatrehommesavaientcomplotémamort;ilsavaiententoutcasintérêtàlefaire.Toutpassaged’unrègneàunautreentraînesesopérationsdenettoyage;ils’étaitchargédecelle-cipourmelaisserlesmainspropres.Sil’opinionpubliqueréclamaitunevictime,rienn’étaitplussimplequedeluienleversonpostedepréfetduprétoire.Ilavaitprévucettemesure;ilm’avisaitdelaprendre.Ets’ilfallaitdavantagepourconcilierleSénat,ilm’approuveraitd’allerjusqu’àlarelégationoul’exil.

Attianusavaitétéletuteurauquelonsoutiredel’argent,leconseillerdesjoursdifficiles,l’agentfidèle,maisc’étaitlapremièrefoisquejeregardaisavecattentioncevisageauxbajouessoigneusementrasées,cesmainsdéforméestranquillementrejointessurlepommeaud’unecanned’ébène.Jeconnaissaisassezbienlesdiversélémentsdesonexistenced’hommeprospère:safemme,quiluiétaitchère,etdontlasantéexigeaitdessoins,sesfillesmariées,etleursenfants,pourlesquelsilavaitdesambitions,àlafoismodesteset tenaces,commel’avaientété lessiennespropres ;sonamourdesplats fins ;songoûtdécidé pour les camées grecs et les jeunes danseuses. Il m’avait donné la préséance sur toutes ceschoses:depuistrenteans,sonpremiersouciavaitétédemeprotéger,puisdemeservir.Àmoi,quinem’étaisencorepréféréquedesidées,desprojets,outoutauplusuneimagefuturedemoi-même,cebanal

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dévouementd’hommeàhommesemblaitprodigieux,insondable.Personnen’enestdigne,etjecontinueàne pasme l’expliquer. Je suivis son conseil : il perdit son poste. Sonmince sourirememontra qu’ils’attendait à être pris aumot. Il savait bien qu’aucune sollicitude intempestive envers un vieil ami nem’empêcheraitjamaisd’adopterlepartileplussage;cefinpolitiquenem’auraitpasvouluautrement.Ilnefaudraitpass’exagérerl’étenduedesadisgrâce:aprèsquelquesmoisd’éclipse,jeréussisàlefaireentrerauSénat.C’étaitleplusgrandhonneurquejepusseaccorderàcethommed’ordreéquestre.Ileutunevieillessefacilederichechevalierromain,nantidel’influencequeluivalaitsaconnaissanceparfaitedesfamillesetdesaffaires;j’aisouventétésonhôtedanssavilladesmontsd’Albe.N’importe:j’avais,commeAlexandreàlaveilled’unebataille,sacrifiéàlaPeuravantmonentréeàRome:ilm’arrivedecompterAttianusparmimesvictimeshumaines.

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Chapitre12

Attianusavaitvujuste:l’orviergedurespectseraittropmousansuncertainalliagedecrainte.Ilenfutdel’assassinatdesquatreconsulairescommedel’histoiredutestamentforgé:lesespritshonnêtes,les cœurs vertueux se refusèrent à me croire impliqué ; les cyniques supposaient le pire, mais m’enadmiraient d’autant plus. Rome se calma, dès qu’on sut quemes rancunes s’arrêtaient court ; la joiequ’avaitchacundesesentirrassuréfitpromptementoublierlesmorts.Ons’émerveillaitdemadouceur,parcequ’onlajugeaitdélibérée,volontaire,préféréechaquematinàuneviolencequinem’eûtpasétémoinsfacile;onlouaitmasimplicité,parcequ’oncroyaityvoiruncalcul.Trajanavaiteulaplupartdesvertusmodestes ; lesmiennessurprenaientdavantage ;unpeuplus,etonyauraitvuunraffinementdevice. J’étais le même homme qu’autrefois, mais ce qu’on avait méprisé passait pour sublime : uneextrêmepolitesse,oùlesespritsgrossiersavaientvuuneformedefaiblesse,peut-êtredelâcheté,parutlagainelisseetlustréedelaforce.Onportaauxnuesmapatienceenverslessolliciteurs,mesfréquentesvisites auxmalades des hôpitauxmilitaires,ma familiarité amicale avec les vétérans rentrés au foyer.Toutcelanedifféraitpasdelamanièredont j’avais toutemavietraitémesserviteurset lescolonsdemesfermes.Chacundenousaplusdevertusqu’onnelecroit,maislesuccèsseullesmetenlumière,peut-êtreparcequ’ons’attendalorsànousvoircesserde lesexercer.Lesêtreshumainsavouent leurspiresfaiblessesquandilss’étonnentqu’unmaîtredumondenesoitpassottementindolent,présomptueux,oucruel.

J’avaisrefusétouslestitres.Aupremiermoisdemonrègne,leSénatm’avaitparéàmoninsudecette longueséried’appellationshonorifiquesqu’ondrapecommeunchâleà frangesautourducoudecertains empereurs.Dacique,Parthique,Germanique :Trajan avait aimé cesbeauxbruits demusiquesguerrières, pareils aux cymbales et aux tambours des régiments parthes ; ils avaient suscité en lui deséchos,desréponses; ilsnefaisaientquem’irriteroum’étourdir.Jefisenlevertoutcela; jerepoussaiaussi,provisoirement,l’admirabletitredePèredelaPatrie,qu’Augusten’acceptaquesurletard,etdontjenem’estimaispasencoredigne.Ilenallademêmedutriomphe;ileûtétéridiculed’yconsentirpouruneguerreàlaquellemonseulmériteétaitd’avoirmisfin.Ceuxquivirentdelamodestiedanscesrefussetrompèrentautantqueceuxquim’enreprochaientl’orgueil.Moncalculportaitmoinssurl’effetproduitchezautruiquesurlesavantagespourmoi-même.Jevoulaisquemonprestigefûtpersonnel,colléàlapeau, immédiatementmesurableen termesd’agilitémentale,deforce,oud’actesaccomplis.Les titres,s’ilsvenaient,viendraientplustard,d’autrestitres,témoignagesdevictoiresplussecrètesauxquellesjen’osais encoreprétendre. J’avais pour lemoment assez à faire dedevenir, oud’être, le plus possibleHadrien.

Onm’accused’aimerpeuRome.Elleétaitbellepourtant,pendantcesdeuxannéesoùl’Étatetmoinous essayâmes l’un l’autre, la ville aux rues étroites, auxForums encombrés, auxbriques couleur devieillechair.Romerevue,aprèsl’OrientetlaGrèce,serevêtaitd’uneespèced’étrangetéqu’unRomain,néetnourriperpétuellementdanslaVille,neluiconnaîtraitpas.Jemeréhabituaisàseshivershumidesetcouvertsdesuie,àsesétésafricainstempérésparlafraîcheurdescascadesdeTiburetdeslacsd’Albe,à son peuple presque rustique, provincialement attaché aux sept collines, mais chez qui l’ambition,l’appât du gain, les hasards de la conquête et de la servitude déversent peu à peu toutes les races du

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monde, le Noir tatoué, le Germain velu, le Grec mince et l’Oriental épais. Je me débarrassais decertainesdélicatesses: jefréquentaislesbainspublicsauxheurespopulaires; j’apprisàsupporterlesJeux,oùjen’avaisvujusque-làquegaspillageféroce.Monopinionn’avaitpaschangé:jedétestaiscesmassacresoùlabêten’apasunechance;jepercevaispourtantpeuàpeuleurvaleurrituelle,leurseffetsdepurificationtragiquesurlafouleinculte;jevoulaisquelasplendeurdesfêteségalâtcellesdeTrajan,avec plus d’art toutefois, et plus d’ordre. Jem’obligeais à goûter l’exacte escrime des gladiateurs, àconditioncependantquenulnefûtforcéd’exercercemétiermalgrélui.J’apprenais,duhautdelatribuneduCirque, à parlementer avec la foule par la voix des hérauts, à ne lui imposer silence qu’avec unedéférence qu’elle me rendait au centuple, à ne jamais rien lui accorder que ce qu’elle avaitraisonnablementledroitd’attendre,ànerienrefusersansexpliquermonrefus.Jen’emportaispascommetoimeslivresdanslalogeimpériale:c’estinsulterlesautresquedeparaîtredédaignerleursjoies.Silespectaclem’écœurait,l’effortdel’endurerm’étaitunexerciceplusvalablequelalectured’Épictète.

Lamoraleestuneconventionprivée;ladécenceestaffairepublique;toutelicencetropvisiblem’atoujoursfaitl’effetd’unétalagedemauvaisaloi.J’interdislesbainsmixtes,causederixespresquecontinuelles ; je fis fondre et rentrer dans les caisses de l’État le colossal service de vaisselle platecommandéparlagoinfreriedeVitellius.NospremiersCésarssesontacquisunedétestableréputationdecoureursd’héritages:jemefisunerègleden’accepterpourl’Étatnimoi-mêmeaucunlegssurlequeldeshéritiersdirectspourraientsecroiredesdroits.Jetâchaidediminuerl’exorbitantequantitéd’esclavesdelamaisonimpériale,etsurtoutl’audacedeceux-ci,parlaquelleilss’égalentauxmeilleurscitoyens,etparfoislesterrorisent:unjour,undemesgensadressaavecimpertinencelaparoleàunsénateur;jefissouffletercethomme.Mahainedudésordrealla jusqu’àfairefustigerenpleinCirquedesdissipateursperdus de dettes. Pour ne pas tout confondre, j’insistais, en ville, sur le port public de la toge ou dulaticlave,vêtementsincommodes,commetoutcequiesthonorifique,auxquelsjenem’astreinsmoi-mêmequ’àRome.Jemelevaispourrecevoirmesamis;jemetenaisdeboutdurantmesaudiences,parréactioncontre le sans-gêne de l’attitude assise ou couchée. Je fis réduire le nombre insolent d’attelages quiencombrentnosrues,luxedevitessequisedétruitdelui-même,carunpiétonreprendl’avantagesurcentvoitures collées les unes aux autres le long des détours de la Voie Sacrée. Pour mes visites, je prisl’habitudedemefaireporterenlitièrejusqu’àl’intérieurdesmaisonsprivées,épargnantainsiàmonhôtelacorvéedem’attendreoudemereconduireau-dehorssouslesoleilouleventhargneuxdeRome.

Jeretrouvailesmiens:j’aitoujourseuquelquetendressepourmasœurPauline,etServianusluimêmesemblaitmoinsodieuxqu’autrefois.Mabelle-mèreMatidieavait rapportéd’Orient lespremierssymptômes d’unemaladie mortelle : je m’ingéniai à la distraire de ses souffrances à l’aide de fêtesfrugales,àenivrerinnocemmentd’undoigtdevincettematroneauxnaïvetésdejeunefille.L’absencedemafemme,quis’étaitréfugiéeàlacampagnedansundesesaccèsd’humeur,n’enlevaitrienàcesplaisirsdefamille.Detouslesêtres,c’estprobablementceluiauquelj’ailemoinsréussiàplaire:ilestvraiquejem’ysuisfortpeuessayé.Jefréquentailapetitemaisonoùl’impératriceveuves’adonnaitauxdélicessérieuses de la méditation et des livres. Je retrouvai le beau silence de Plotine. Elle s’effaçait avecdouceur;cejardin,cespiècesclairesdevenaientchaquejourdavantagel’enclosd’uneMuse,letempled’une impératricedéjàdivine.Sonamitiépourtant restaitexigeante,maisellen’avaitsommetoutequedesexigencessages.

Jerevismesamis;jeconnusleplaisirexquisdereprendrecontactaprèsdelonguesabsences,derejuger,etd’êtrerejugé.Lecamaradedesplaisirsetdestravauxlittérairesd’autrefois,VictorVoconius,étaitmort;jemechargeaidefabriquersonoraisonfunèbre;onsouritdemevoirmentionnerparmilesvertus du défunt une chasteté que réfutaient ses propres poèmes, et la présence aux funérailles de

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Thestylisauxbouclesdemiel,queVictorappelaitjadissonbeautourment.Monhypocrisieétaitmoinsgrossièrequ’ilnesemble:toutplaisirprisavecgoûtmeparaissaitchaste.J’aménageaiRomecommeunemaisonquelemaîtreentendpouvoirquittersansqu’elleaitàsouffrirdesonabsence:descollaborateursnouveaux firent leurs preuves ; des adversaires ralliés soupèrent au Palatin avec les amis des tempsdifficiles.NératiusPriscusébauchaitàmatablesesplansde législation; l’architecteApollodorenousexpliquaitsesépures;CéioniusCommodus,patricienrichissime,sortid’unevieillefamilleétrusquedesangpresqueroyal,bonconnaisseurenvinsetenhommes,combinaitavecmoimaprochainemanœuvreauSénat.

Son fils, Lucius Céionius, alors âgé de dix-huit ans à peine, égayait ces fêtes, que je voulaisaustères,desagrâcerieusede jeuneprince. Ilavaitdéjàcertainesmaniesabsurdesetdélicieuses : lapassiondeconfectionneràsesamisdesplatsrares,legoûtexquisdesdécorationsflorales,lefolamourdes jeuxdehasardetdes travestis.Martialétait sonVirgile : il récitaitcespoésies lascivesavecuneeffronteriecharmante.Jefisdespromesses,quim’ontbeaucoupgênéparlasuite;cejeunefaunedansantoccupasixmoisdemavie.

J’aisisouventperdudevue,puisretrouvéLuciusaucoursdesannéesquisuivirent,quejerisquedegarderdeluiuneimagefaitedemémoiressuperposéesquinecorrespondensommeàaucunephasedesa rapide existence. L’arbitre quelque peu insolent des élégances romaines, l’orateur à ses débuts,timidement penché sur des exemples de style, réclamant mon avis sur un passage difficile, le jeuneofficiersoucieux,tourmentantsabarberare,lemaladesecouéparlatouxquej’aiveilléjusqu’àl’agonie,n’ontexistéquebeaucoupplustard.L’imagedeLuciusadolescentseconfineàdesrecoinsplussecretsdusouvenir :unvisage,uncorps, l’albâtred’un teintpâleet rose, l’exactéquivalentd’uneépigrammeamoureusedeCallimaque,dequelqueslignesnettesetnuesdupoèteStraton.

Mais j’avais hâte de quitter Rome.Mes prédécesseurs, jusqu’ici, s’en étaient surtout absentéspourlaguerre:lesgrandsprojets,lesactivitéspacifiques,etmaviemême,commençaientpourmoihorslesmurs.

Underniersoinrestaitàprendre: ils’agissaitdedonneràTrajancetriomphequiavaitobsédésesrêvesdemalade.Untriomphenesiedguèrequ’auxmorts.Vivant,ilsetrouvetoujoursquelqu’unpournousreprochernosfaiblesses,commejadisàCésarsacalvitieetsesamours.Maisunmortadroitàcetteespèced’inaugurationdanslatombe,àcesquelquesheuresdepompebruyanteavantlessièclesdegloireetlesmillénairesd’oubli.Lafortuned’unmortestàl’abridesrevers;sesdéfaitesmêmeacquièrentunesplendeur de victoires. Le dernier triomphe de Trajan ne commémorait pas un succès plus ou moinsdouteuxsur lesParthes,mais l’honorableeffortqu’avaitété toutesavie.Nousnousétionsréunispourcélébrer lemeilleurempereurqueRomeeûtconnudepuis lavieillessed’Auguste, leplusassiduàsontravail,leplushonnête,lemoinsinjuste.Sesdéfautsmêmesn’étaientplusquecesparticularitésquifontreconnaîtrelaparfaiteressemblanced’unbustedemarbreaveclevisage.L’âmedel’empereurmontaitauciel,emportéeparlaspiraleimmobiledelaColonneTrajane.Monpèreadoptifdevenaitdieu:ilavaitprisplacedanslasériedesincarnationsguerrièresduMarséternel,quiviennentbouleverseretrénoverle monde de siècle en siècle. Debout sur le balcon du Palatin, je mesurais mes différences ; jem’instrumentaisversdepluscalmesfins.Jecommençaisàrêverd’unesouverainetéolympienne.

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Chapitre13

Romen’est plusdansRome : elledoit périr, ou s’égalerdésormais à lamoitiédumonde.Cestoits,cesterrasses,cesîlotsdemaisonsquelesoleilcouchantdored’unsibeaurosenesontplus,commeautempsdenosrois,craintivemententourésderemparts;j’aireconstruitmoi-mêmeunebonnepartiedeceux-cilelongdesforêtsgermaniquesetsurleslandesbretonnes.Chaquefoisquej’airegardédeloin,audétourdequelquerouteensoleillée,uneacropolegrecque,etsavilleparfaitecommeunefleur,reliéeà sa colline comme le calice à sa tige, je sentais que cette plante incomparable était limitée par saperfection même, accomplie sur un point de l’espace et dans un segment du temps. Sa seule chanced’expansion,commecelledesplantes,était sagraine : la semenced’idéesdont laGrècea fécondé lemonde.MaisRomepluslourde,plusinforme,plusvaguementétaléedanssaplaineauborddesonfleuve,s’organisaitversdesdéveloppementsplusvastes : lacitéestdevenue l’État. J’auraisvouluque l’États’élargîtencore,devîntordredumonde,ordredeschoses.Desvertusquisuffisaientpourlapetitevilledesseptcollinesauraientàs’assouplir,àsediversifier,pourconveniràtoutelaterre.Rome,quej’osaile premier qualifier d’éternelle, s’assimilerait de plus en plus aux déesses-mères des cultes d’Asie :progénitrice des jeunes hommes et des moissons, serrant contre son sein des lions et des ruchesd’abeilles.Mais toutecréationhumainequiprétendà l’éternitédoit s’adapterau rythmechangeantdesgrandsobjetsnaturels,s’accorderautempsdesastres.NotreRomen’estpluslabourgadepastoraleduvieilÉvandre, grossed’un avenir qui est déjà enpartie passé ; laRomedeproie de laRépublique arempli son rôle ; la folle capitaledespremiersCésars tendd’elle-mêmeà s’assagir ; d’autresRomesviendront,dontj’imaginemallevisage,maisquej’auraicontribuéàformer.Quandjevisitaislesvillesantiques,saintes,maisrévolues,sansvaleurprésentepourlaracehumaine,jemepromettaisd’éviteràmaRomecedestinpétrifiéd’uneThèbes,d’uneBabyloneoud’uneTyr.Elleéchapperaitàsoncorpsdepierre ;ellesecomposeraitdumotd’État,dumotdecitoyenneté,dumotde république,uneplussûreimmortalité.Danslespaysencoreincultes,surlesbordsduRhin,duDanube,oudelamerdesBataves,chaquevillagedéfenduparunepalissadedepieuxmerappelaitlahuttederoseaux,letasdefumieroùnos jumeaux romainsdormaient gorgésde lait de louve : cesmétropoles futures reproduiraientRome.Aux corps physiques des nations et des races, aux accidents de la géographie et de l’histoire, auxexigencesdisparatesdesdieuxoudesancêtres,nousaurionsàjamaissuperposé,maissansriendétruire,l’unité d’une conduite humaine, l’empirisme d’une expérience sage. Rome se perpétuerait dans lamoindre petite ville où desmagistrats s’efforcent de vérifier les poids desmarchands, de nettoyer etd’éclairer leurs rues, de s’opposer au désordre, à l’incurie, à la peur, à l’injustice, de réinterpréterraisonnablementleslois.Ellenepériraitqu’avecladernièrecitédeshommes.

Humanitas,Félicitas,Libertas:cesbeauxmotsquifigurentsurlesmonnaiesdemonrègne,jenelesaipasinventés.N’importequelphilosophegrec,presquetoutRomaincultivéseproposedumondelamêmeimagequemoi.Misenprésenced’uneloiinjuste,parcequetroprigoureuse,j’aientenduTrajans’écrierquesonexécutionnerépondaitplusàl’espritdestemps.Maiscetespritdestemps,j’auraispeut-être été le premier à y subordonner consciemment tousmes actes, à en faire autre chose que le rêvefumeux d’un philosophe ou l’aspiration un peu vague d’un bon prince. Et je remerciais les dieux,puisqu’ilsm’avaientaccordédevivreàuneépoqueoùlatâchequim’étaitéchueconsistaitàréorganiser

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prudemment unmonde, et non à extraire du chaosunematière encore informe, ou à se coucher sur uncadavrepouressayerdeleressusciter.Jemefélicitaisquenotrepasséfûtassezlongpournousfournird’exemples,etpasassezlourdpournousenécraser;queledéveloppementdenostechniquesfûtarrivéàcepointoùilfacilitaitl’hygiènedesvilles,laprospéritédespeuples,etpasàcetexcèsoùilrisqueraitd’encombrerl’hommed’acquisitionsinutiles;quenosarts,arbresunpeulassésparl’abondancedeleursdons,fussentencorecapablesdequelquesfruitsdélicieux.Jemeréjouissaisquenosreligionsvaguesetvénérables,décantéesdetouteintransigeanceoudetoutritefarouche,nousassociassentmystérieusementauxsongeslesplusantiquesdel’hommeetdelaterre,maissansnousinterdireuneexplicationlaïquedesfaits,unevuerationnelledelaconduitehumaine.Ilmeplaisaitenfinquecesmotsmêmed’Humanité,deLiberté,deBonheur,n’eussentpasencoreétédévaluéspartropd’applicationsridicules.

Jevoisuneobjectionàtouteffortpouraméliorerlaconditionhumaine:c’estqueleshommesensontpeut-êtreindignes.Maisjel’écartésanspeine:tantquelerêvedeCaligularesterairréalisable,etque le genrehumain tout entier ne se réduirapas àune seule tête offerte au couteau, nous aurons à letolérer,àlecontenir,àl’utiliserpournosfins;notreintérêtbienentenduseradeleservir.Monprocédésebasaitsuruneséried’observationsfaitesdelonguedatesurmoimême:touteexplicationlucidem’atoujours convaincu, toute politesse m’a conquis, tout bonheur m’a presque toujours rendu sage. Et jen’écoutaisqued’uneoreille lesgensbien intentionnésquidisentque lebonheurénerve,que la libertéamollit,quel’humanitécorromptceuxsurlesquelselles’exerce.Ilsepeut:mais,dansl’étathabitueldumonde,c’estrefuserdenourrirconvenablementunhommeémaciédepeurquedansquelquesannéesilluiarrive de souffrir de pléthore.Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité lesmalheursnonnécessaires, il restera toujours,pour tenirenhaleine lesvertushéroïquesde l’homme, lalongue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour nonpartagé,l’amitiérejetéeoutrahie,lamédiocritéd’uneviemoinsvastequenosprojetsetplusternequenossonges:touslesmalheurscausésparladivinenaturedeschoses.

Il faut l’avouer, je crois peu aux lois. Trop dures, on les enfreint, et avec raison. Tropcompliquées, l’ingéniosité humaine trouve facilement à se glisser entre les mailles de cette nassetraînanteetfragile.Lerespectdesloisantiquescorrespondàcequ’adeplusprofondlapitiéhumaine;ilsert aussi d’oreiller à l’inertie des juges. Les plus vieilles participent de cette sauvagerie qu’elless’évertuaientàcorriger ; lesplusvénérablessontencore leproduitde la force.Laplupartdenos loispénales n’atteignent, heureusement peut-être, qu’une petite partie des coupables ; nos lois civiles neserontjamaisassezsouplespours’adapteràl’immenseetfluidevariétédesfaits.Elleschangentmoinsvitequelesmœurs;dangereusesquandellesretardentsurcelles-ci,elleslesontdavantagequandellessemêlentdelesprécéder.Etcependant,decetamasd’innovationspérilleusesouderoutinessurannées,émergentçàetlà,commeenmédecine,quelquesformulesutiles.Lesphilosophesgrecsnousontenseignéàconnaîtreunpeumieuxlanaturehumaine;nosmeilleursjuristestravaillentdepuisquelquesgénérationsdansladirectiondusenscommun.J’aieffectuémoi-mêmequelques-unesdecesréformespartiellesquisontlesseulesdurables.Touteloitropsouventtransgresséeestmauvaise:c’estaulégislateuràl’abrogerouàlachanger,depeurqueleméprisoùcettefolleordonnanceesttombéenes’étendeàd’autresloisplusjustes.Jemeproposaispourbutuneprudenteabsencedeloissuperflues,unpetitgroupefermementpromulguédedécisionssages.Lemomentsemblaitvenuderéévaluertouteslesprescriptionsanciennesdansl’intérêtdel’humanité.

EnEspagne,auxenvironsdeTarragone,unjouroùjevisitaisseuluneexploitationminièreàdemiabandonnée, un esclave dont la vie déjà longue s’était passée presque tout entière dans ces corridorssouterrains se jeta surmoi avec un couteau. Point illogiquement, il se vengeait sur l’empereur de ses

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quarante-troisansdeservitude.Jeledésarmaifacilement;jeleremisàmonmédecin;safureurtomba;il se transforma en ce qu’il était vraiment, un être pasmoins sensé que les autres, et plus fidèle quebeaucoup.Cecoupablequelaloisauvagementappliquéeeûtfaitexécutersur-le-champdevintpourmoiunserviteurutile.Laplupartdeshommesressemblentàcetesclave:ilsnesontquetropsoumis;leurslonguespériodesd’hébétudesontcoupéesdequelquesrévoltesaussibrutalesqu’inutiles.Jevoulaisvoirsiunelibertésagemententenduen’eneûtpastirédavantage,etjem’étonnequepareilleexpériencen’aitpastentéplusdeprinces.Cebarbarecondamnéautravaildesminesdevintpourmoil’emblèmedetousnosesclaves,detousnosbarbares.Ilnemesemblaitpasimpossibledelestraitercommej’avaistraitécethomme,delesrendreinoffensifsàforcedebonté,pourvuqu’ilssussentd’abordquelamainquilesdésarmaitétait sûre.Tous lespeuplesontpéri jusqu’iciparmanquedegénérosité :Sparteeûtsurvécuplus longtemps si elle avait intéressé lesHilotes à sa survie ;Atlas cesseunbeau jourde soutenir lepoidsduciel,etsarévolteébranlelaterre.J’auraisvoulureculerlepluspossible,éviters’ilsepeut,lemomentoùlesbarbaresau-dehors,lesesclavesau-dedans,seruerontsurunmondequ’onleurdemandederespecterdeloinoudeservird’enbas,maisdontlesbénéficesnesontpaspoureux.Jetenaisàcequelaplusdéshéritéedescréatures,l’esclavenettoyantlescloaquesdesvilles,lebarbareaffamérôdantauxfrontières,eûtintérêtàvoirdurerRome.

Jedoutequetoute laphilosophiedumondeparvienneàsupprimer l’esclavage:onenchangeratoutaupluslenom.Jesuiscapabled’imaginerdesformesdeservitudepiresquelesnôtres,parcequeplusinsidieuses:soitqu’onréussisseàtransformerleshommesenmachinesstupidesetsatisfaites,quisecroientlibresalorsqu’ellessontasservies,soitqu’ondéveloppechezeux,àl’exclusiondesloisirsetdesplaisirshumains,ungoûtdutravailaussiforcenéquelapassiondelaguerrechezlesracesbarbares.Àcetteservitudedel’esprit,oudel’imaginationhumaine,jepréfèreencorenotreesclavagedefait.Quoiqu’ilensoit,l’horribleétatquimetl’hommeàlamercid’unautrehommedemandeàêtresoigneusementrégléparlaloi.J’aiveilléàcequel’esclavenefûtpluscettemarchandiseanonymequ’onvendsanstenircomptedesliensdefamillequ’ils’estcréés,cetobjetméprisabledontunjugen’enregistreletémoignagequ’aprèsl’avoirsoumisàlatorture,aulieudel’acceptersousserment.J’aidéfenduqu’onl’obligeâtauxmétiers déshonorants ou dangereux, qu’on le vendît aux tenanciers de maisons de prostitution ou auxécolesdegladiateurs.Queceuxquiseplaisentàcesprofessionslesexercentseuls:ellesn’enserontquemieuxexercées.Dans les fermes,où les régisseursabusentde sa force, j’ai remplacé lepluspossiblel’esclavepardescolonslibres.Nosrecueilsd’anecdotessontpleinsd’histoiresdegourmetsjetantleursdomestiquesauxmurènes,maislescrimesscandaleuxetfacilementpunissablessontpeudechoseauprixdemilliers demonstruosités banales, journellement perpétrées par des gens de bien au cœur sec quepersonne ne songe à inquiéter. On s’est récrié quand j’ai banni de Rome une patricienne riche etconsidéréequimaltraitaitsesvieuxesclaves;lemoindreingratquinégligesesparentsinfirmeschoquedavantagelaconsciencepublique,maisjevoispeudedifférenceentrecesdeuxformesd’inhumanité.

Laconditiondesfemmesestdéterminéepard’étrangescoutumes:ellessontàlafoisassujettiesetprotégées, faibles et puissantes, trop méprisées et trop respectées. Dans ce chaos d’usagescontradictoires, le fait de société se superpose au fait de nature : encore n’est-il pas facile de lesdistinguerl’undel’autre.Cetétatdechosessiconfusestpartoutplusstablequ’ilneparaîtl’être:dansl’ensemble,lesfemmesseveulenttellesqu’ellessont;ellesrésistentauchangementoul’utilisentàleursseulesetmêmesfins.Lalibertédesfemmesd’aujourd’hui,plusgrandeoudumoinsplusvisiblequ’auxtempsanciens,n’estguèrequ’undesaspectsdelavieplusfaciledesépoquesprospères;lesprincipes,etmêmelespréjugésd’autrefois,n’ontpasétésérieusemententamés.Sincèresounon,lesélogesofficielsetlesinscriptionstombalescontinuentàprêterànosmatronescesmêmesvertusd’industrie,dechasteté,d’austérité, qu’on exigeait d’elles sous la République. Ces changements réels ou supposés n’ont

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d’ailleurs modifié en rien l’éternelle licence de mœurs du petit peuple, ni la perpétuelle pruderiebourgeoise,etletempsseullesprouveradurables.Lafaiblessedesfemmes,commecelledesesclaves,tientàleurconditionlégale;leurforceprendsarevanchedanslespetiteschosesoùlapuissancequ’ellesexercentestpresqueillimitée.J’airarementvud’intérieurdemaisonoùlesfemmesnerégnaientpas;j’yai souvent vu régner aussi l’intendant, le cuisinier, ou l’affranchi.Dans l’ordre financier, elles restentlégalementsoumisesàuneformequelconquede tutelle ;enpratique,danschaqueéchoppedeSuburre,c’estd’ordinairelamarchandedevolaillesoulafruitièrequisecarreenmaîtresseaucomptoir.L’époused’Attianusgéraitlesbiensdelafamilleavecunadmirablegénied’hommed’affaires.Lesloisdevraientle moins possible différer des usages : j’ai accordé à la femme une liberté accrue d’administrer safortune,detesteroud’hériter.J’aiinsistépourqu’aucunefillenefûtmariéesanssonconsentement:ceviollégalestaussirépugnantqu’unautre.Lemariageestleurgrandeaffaire;ilestbienjustequ’ellesnelaconcluentquedepleingré.

Une partie de nos maux provient de ce que trop d’hommes sont honteusement riches, oudésespérémentpauvres.Parbonheur,unéquilibretenddenosjoursàs’établirentrecesdeuxextrêmes:les fortunes colossales d’empereurs et d’affranchis sont choses du passé : Trimalcion et Néron sontmorts.Maistoutestàfairedansl’ordred’unintelligentré-agencementéconomiquedumonde.Enarrivantaupouvoir,j’airenoncéauxcontributionsvolontairesfaitesparlesvillesàl’empereur,quinesontqu’unvoldéguisé.Je teconseilled’yrenoncerà tontour.L’annulationcomplètedesdettesdesparticuliersàl’Étatétaitunemesureplusrisquée,maisnécessairepourfairetableraseaprèsdixansd’économiedeguerre.Notremonnaie s’est dangereusement dépriméedepuis un siècle : c’est pourtant au tauxde nospiècesd’orques’évaluel’éternitédeRome:ànousdeleurrendreleurvaleuretleurpoidssolidementmesurésenchoses.Nosterresnesontcultivéesqu’auhasard:seuls,desdistrictsprivilégiés,l’Égypte,l’Afrique, la Toscane, et quelques autres, ont su se créer des communautés paysannes savammentexercéesàlaculturedubléoudelavigne.Undemessoucisétaitdesoutenircetteclasse,d’entirerdesinstructeurspourdespopulationsvillageoisesplusprimitivesouplusroutinières,moinshabiles.J’aimisfinauscandaledesterreslaisséesenjachèrepardegrandspropriétairespeusoucieuxdubienpublic:toutchampnoncultivédepuiscinqansappartientdésormaisaulaboureurquisecharged’entirerparti.Ilenvaàpeuprèsdemêmedesexploitationsminières.Laplupartdenos riches fontd’énormesdonsàl’État,auxinstitutionspubliques,auprince.Beaucoupagissentainsiparintérêt,quelquesunsparvertu,presquetousfinalementygagnent.Maisj’auraisvouluvoirleurgénérositéprendred’autresformesquecelledel’ostentationdansl’aumône,leurenseigneràaugmentersagementleursbiensdansl’intérêtdelacommunauté,commeilsnel’ontfait jusqu’iciquepourenrichir leursenfants.C’estdanscetespritquej’ai prismoi-même enmain la gestion du domaine impérial : personne n’a le droit de traiter la terrecommel’avaresonpotd’or.

Nosmarchandssontparfoisnosmeilleursgéographes,nosmeilleursastronomes,nosplussavantsnaturalistes. Nos banquiers comptent parmi nos plus habiles connaisseurs d’hommes. J’utilisais lescompétences ; je luttais de toutesmes forces contre les empiétements. L’appui donné aux armateurs adécuplé les échanges avec les nations étrangères ; j’ai réussi ainsi à supplémenter à peu de frais lacoûteuseflotteimpériale:encequiconcernelesimportationsdel’Orientetdel’Afrique,l’Italieestuneîle,etdépenddescourtiersdublépoursasubsistancedepuisqu’ellen’yfournitpluselle-même;leseulmoyen de parer aux dangers de cette situation est de traiter ces hommes d’affaires indispensables enfonctionnairessurveillésdeprès.Nosvieillesprovincessontarrivéesdanscesdernièresannéesàunétatdeprospéritéqu’iln’estpasimpossibled’augmenterencore,maisilimportequecetteprospéritéserveàtous,etnonpasseulementàlabanqued’HérodeAtticusouaupetitspéculateurquiaccaparetoutel’huiled’unvillagegrec.Aucuneloin’esttropdurequipermettederéduirelenombredesintermédiairesdont

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fourmillentnosvilles:raceobscèneetventrue,chuchotantdanstouteslestavernes,accoudéeàtouslescomptoirs,prête à saper toutepolitiquequine l’avantagepas sur-le-champ.Une répartition judicieusedes greniers de l’État aide à enrayer l’inflation scandaleuse des prix en temps de disette, mais jecomptaissurtoutsur l’organisationdesproducteurseux-mêmes,desvigneronsgaulois,despêcheursduPont-Euxindont lamisérablepitanceestdévoréepar les importateursdecaviaretdepoissonsaléquis’engraissentdeleurstravauxetdeleursdangers.Undemesplusbeauxjoursfutceluioùjepersuadaiungroupe de marins de l’Archipel de s’associer en corporation, et de traiter directement avec lesboutiquiersdesvilles.Jenemesuisjamaissentiplusutilementprince.

Trop souvent, la paix n’est pour l’armée qu’une période de désœuvrement turbulent entre deuxcombats:l’alternativeàl’inactionouaudésordreestlapréparationenvued’uneguerredéterminée,puislaguerre.Jerompisaveccesroutines;mesperpétuellesvisitesauxavant-postesn’étaientqu’unmoyenparmibeaucoupd’autrespourmaintenircettearméepacifiqueenétatd’activitéutile.Partout,enterrainplat comme enmontagne, au bord de la forêt comme en plein désert, la légion étale ou concentre sesbâtiments toujours pareils, ses champs de manœuvres, ses baraquements construits à Cologne pourrésisterà laneige,àLambèseà la tempêtede sable, sesmagasinsdont j’avais faitvendre lematérielinutile, son cercle d’officiers auquel préside une statue du prince. Mais cette uniformité n’estqu’apparente : ces quartiers interchangeables contiennent la foule chaque fois différente des troupesauxiliaires; touteslesracesapportentàl’arméeleursvertuset leursarmesparticulières, leurgéniedefantassins,decavaliers,oud’archers.J’yretrouvaisàl’étatbrutcettediversitédansl’unitéquifutmonbut impérial. J’ai permis aux soldats l’emploide leurs crisdeguerrenationauxet de commandementsdonnésdansleurslangues;j’aisanctionnélesunionsdesvétéransaveclesfemmesbarbaresetlégitiméleursenfants. Jem’efforçaisainsid’adoucir la sauvageriede laviedescamps,de traiter ceshommessimplesenhommes.Aurisquedelesrendremoinsmobiles,jelesvoulaisattachésaucoindeterrequ’ilsse chargeaient de défendre ; je n’hésitai pas à régionaliser l’armée. J’espérais rétablir à l’échelle del’empire l’équivalentdesmilicesde la jeuneRépublique,oùchaquehommedéfendaitsonchampetsaferme.Jetravaillaissurtoutàdévelopperl’efficacitétechniquedeslégions;j’entendaismeservirdecescentresmilitairescommed’unlevierdecivilisation,d’uncoinassezsolidepourentrerpeuàpeulàoùlesinstrumentsplusdélicatsdelaviecivilesefussentémoussés.L’arméedevenaituntraitd’unionentrelepeuplede la forêt,de la steppeetdumarécage,et l’habitant raffinédesvilles,écoleprimairepourbarbares, écoled’endurance et de responsabilité pour leGrec lettré ou le jeune chevalier habitué auxaisesdeRome.Jeconnaissaispersonnellementlescôtéspéniblesdecettevie,etaussisesfacilités,sessubterfuges.J’annulai lesprivilèges ; j’interdis lescongés tropfréquentsaccordésauxofficiers ; jefisdébarrasser les camps de leurs salles de banquets, de leurs pavillons de plaisir et de leurs coûteuxjardins.Cesbâtimentsinutilesdevinrentdesinfirmeries,deshospicespourvétérans.Nousrecrutionsnossoldatsàunâgetroptendre,etnouslesgardionstropvieux,cequiétaitàlafoispeuéconomiqueetcruel.J’aichangétoutcela.LaDisciplineAugustesedoitdeparticiperàl’humanitédusiècle.

Noussommesdesfonctionnairesdel’État,nousnesommespasdesCésars.Cetteplaignanteavaitraison,quejerefusaisunjourd’écouterjusqu’aubout,etquis’écriaquesiletempsmemanquaitpourl’entendre,letempsmemanquaitpourrégner.Lesexcusesquejeluifisn’étaientpasdepureforme.Etpourtant, le tempsmanque :plus l’empiregrandit,plus lesdifférentsaspectsde l’autorité tendentà seconcentrerdanslesmainsdufonctionnaire-chef;cethommepressédoitnécessairementsedéchargersurd’autresd’unepartiedesestâches;songénievaconsisterdeplusenplusàs’entourerd’unpersonnelsûr. Le grand crime de Claude ou de Néron fut de laisser paresseusement leurs affranchis ou leursesclavess’emparerdecesrôlesd’agents,deconseillers,etdedéléguésdumaître.Uneportiondemavieetdemesvoyagess’estpasséeàchoisir leschefsdefiled’unebureaucratienouvelle,à lesexercer,à

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assortirleplusjudicieusementqu’ilsepeutlestalentsauxplaces,àouvrird’utilespossibilitésd’emploiàcetteclassemoyennedontdépendl’État.Jevoisledangerdecesarméesciviles:iltientenunmot:l’établissementderoutines.Cesrouagesmontéspourdessièclessefausserontsil’onn’yprendgarde;c’est au maître à en régler sans cesse les mouvements, à en prévoir ou à en réparer l’usure. Maisl’expérience démontre qu’en dépit de nos soins infinis pour choisir nos successeurs, les empereursmédiocresseronttoujourslesplusnombreux,etqu’ilrègneaumoinsuninsenséparsiècle.Entempsdecrise,cesbureauxbienorganiséspourrontcontinueràvaqueràl’essentiel,remplirl’intérim,parfoisfortlong,entreunprincesageetunautreprincesage.Certainsempereurstraînentderrièreeuxdesfilesdebarbares liés par le cou, d’interminables processions de vaincus. L’élite des fonctionnaires que j’aientreprisdeformermefaitautrementcortège.Leconseilduprince:c’estgrâceàceuxquilecomposentquej’aipum’absenterdeRomependantdesannées,etn’yrentrerqu’enpassant.Jecorrespondaisaveceuxparlescourrierslesplusrapides;encasdedanger,parlessignauxdessémaphores.Ilsontforméàleurtourd’autresauxiliairesutiles.Leurcompétenceestmonœuvre;leuractivitébienrégléem’apermisdem’employermoi-mêmeailleurs.Ellevamepermettre sans tropd’inquiétudedem’absenterdans lamort.

Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe. J’occupais à tour de rôle lespalais des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles villas munies de bains et decalorifèresdesrésidentsromainsdelaGaule,leshuttesoulesfermes.Latentelégère,l’architecturedetoile et de cordes, était encore la préférée. Les navires n’étaient pas moins variés que les logisterrestres : j’eus lemien,pourvud’ungymnaseetd’unebibliothèque,mais jemedéfiais tropde toutefixité pour m’attacher à aucune demeure, même mouvante. La barque de plaisance d’un millionnairesyrien,lesvaisseauxdehautborddelaflotte,oulecaïqued’unpêcheurgrecconvenaienttoutaussibien.Le seul luxe était la vitesse et tout ce qui la favorise, les meilleurs chevaux, les voitures les mieuxsuspendues,lesbagageslesmoinsencombrants,lesvêtementsetlesaccessoireslesmieuxappropriésauclimat.Maislagranderessourceétaitavanttoutl’étatparfaitducorps:unemarcheforcéedevingtlieuesn’étaitrien,unenuitsanssommeiln’étaitconsidéréequecommeuneinvitationàpenser.Peud’hommesaimentlongtempslevoyage,cebrisperpétueldetoutesleshabitudes,cettesecoussesanscessedonnéeàtouslespréjugés.Maisjetravaillaisàn’avoirnulpréjugéetpeud’habitudes.J’appréciaislaprofondeurdélicieusedeslits,maisaussilecontactetl’odeurdelaterrenue,lesinégalitésdechaquesegmentdelacirconférencedumonde.J’étaisfaitàlavariétédesnourritures,gruaubritanniqueoupastèqueafricaine.Il m’arriva un jour de goûter au gibier à demi pourri qui fait les délices de certaines peupladesgermaniques : j’envomis,mais l’expérience fut tentée.Fortdécidédansmespréférencesenamour, jecraignaismêmelàlesroutines.Masuitebornéeàl’indispensableouàl’exquism’isolaitpeudurestedumonde ; je veillais à ce quemesmouvements restassent libres,mon abord facile. Les provinces, cesgrandes unités officielles dont j’avais moi-même choisi les emblèmes, la Britannia sur son siège derochersoulaDacieetsoncimeterre,sedissociaientenforêtsdontj’avaischerchél’ombre,enpuitsoùj’avaisbu,enindividusrencontrésauhasarddeshaltes,envisagesconnus,parfoisaimés.Jeconnaissaischaquemille de nos routes, le plus beau don peut-être que Rome ait fait à la terre.Mais lemomentinoubliableétait celuioù la route s’arrêtait au flancd’unemontagne,où l’onsehissaitdecrevasseencrevasse,deblocenbloc,pourassisteràl’auroreduhautd’unpicdesPyrénéesoudesAlpes.

Quelqueshommesavantmoiavaientparcourulaterre:Pythagore,Platon,unedouzainedesages,et bon nombre d’aventuriers. Pour la première fois, le voyageur était en même temps le maître,pleinement libre de voir, de réformer, de créer. C’était ma chance, et je me rendais compte que dessiècles peut-être passeraient avant que se reproduisît cet heureux accord d’une fonction, d’untempérament, d’un monde. Et c’est alors que je m’aperçus de l’avantage qu’il y a à être un homme

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nouveau,etunhommeseul,fortpeumarié,sansenfants,presquesansancêtres,UlyssesansautreIthaquequ’intérieure. Il faut faire ici un aveu que je n’ai fait à personne : je n’ai jamais eu le sentimentd’appartenir complètement à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome.Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part. J’exerçais en cours de route lesdifférentes professions dont se compose lemétier d’empereur : j’endossais la viemilitaire commeunvêtementdevenucommodeàforced’avoirétéporté.Jemeremettaissanspeineàparlerlelangagedescamps,celatindéforméparlapressiondeslanguesbarbares,semédejuronsrituelsetdeplaisanteriesfaciles ; je me réhabituais à l’encombrant équipement des jours de manœuvres, à ce changementd’équilibrequeproduitdanstoutlecorpslaprésenceaubrasgauchedulourdbouclier.Lelongmétierdecomptablem’astreignait partout davantage, qu’il s’agît d’apurer les comptesde la provinced’Asieouceuxd’unepetitebourgadebritanniqueendettéeparl’érectiond’unétablissementthermal.J’aidéjàparlédumétierdejuge.Dessimilitudestiréesd’autresemploismevenaientàl’esprit:jepensaisaumédecinambulantguérissantlesgensdeporteenporte,àl’ouvrierdelavoirieappelépourréparerunechausséeou ressouder une conduite d’eau, au surveillant qui court d’un bout à l’autre du banc des navires,encourageantlesrameurs,maisutilisantsonfouetlemoinspossible.Etaujourd’hui,surlesterrassesdelaVilla, regardant lesesclavesémonder lesbranchesou sarcler lesplates-bandes, jepense surtout ausageva-et-vientdujardinier.

Lesartisansquej’emmenaisdansmestournéesmecausèrentpeudesoucis:leurgoûtduvoyageégalait lemien.Mais j’eus des difficultés avec les hommes de lettres. L’indispensable Phlégon a desdéfautsdevieillefemme,maisc’estleseulsecrétairequiaitrésistéàl’usage:ilestencorelà.LepoèteFlorus,àquij’offrisunsecrétariatenlanguelatine,s’écriapartoutqu’iln’auraitpasvouluêtreCésaretavoiràsupporterlesfroidsscythesetlespluiesbretonnes.Leslonguesrandonnéesàpiedneluidisaientriennonplus.Demoncôté,jeluilaissaisvolontierslesdélicesdelavielittéraireromaine,lestavernesoùl’onserencontrepouréchangerchaquesoirlesmêmesbonsmotsetsefairefraternellementpiquerdesmêmesmoustiques.J’avaisdonnéàSuétonelaplacedecurateurdesarchives,quiluipermitd’accéderauxdocumentssecretsdont ilavaitbesoinpoursesbiographiesdesCésars.Cethabilehommesibiensurnommé Tranquillus n’était concevable qu’à l’intérieur d’une bibliothèque : il resta à Rome, où ildevintl’undesfamiliersdemafemme,unmembredecepetitcercledeconservateursmécontentsquiseréunissaientchezellepourcritiquerletraindontvalemonde.Cegroupemeplaisaitpeu:jefismettreàla retraiteTranquillus, qui s’en alla dans samaisonnette desmonts sabins rêver en paix aux vices deTibère. Favorinus d’Arles eut quelque temps un secrétariat grec : ce nain à voix flûtée n’était pasdépourvudefinesse.C’étaitundesespritslesplusfauxquej’aierencontrés;nousnousdisputions,maissonéruditionm’enchantait.Jem’amusaisdesonhypocondrie,quilefaisaits’occuperdesasantécommeunamantd’unemaîtresseaimée.Sonserviteurhindouluipréparaitdurizvenuàgrandsfraisd’Orient;parmalheur,cecuisinierexotiqueparlaitfortmal legrec,etfortpeuenaucunelangue: ilnem’appritriensurlesmerveillesdesonpaysnatal.Favorinusseflattaitd’avoiraccomplidanssavietroischosesassezrares:Gaulois,ils’étaithellénisémieuxquepersonne;hommedepeu,ilsequerellaitsanscesseavec l’empereur, et ne s’en portait pas plusmal pour cela, singularité qui d’ailleurs était toute àmoncrédit;impuissant,ilpayaitcontinuellementl’amendepouradultère.Etilestvraiquesesadmiratricesdeprovinceluicréaientdesennuisdontj’eusplusd’unefoisàletirer.Jem’enlassai,etEudémonpritsaplace.Mais, dans l’ensemble, j’ai été étrangement bien servi.Le respect de cepetit grouped’amis etd’employésasurvécu,lesdieuxsaventcomment,àl’intimitébrutaledesvoyages;leurdiscrétionaétéplusétonnanteencore,sipossible,queleurfidélité.LesSuétonesdel’aveniraurontfortpeud’anecdotesàrécoltersurmoi.Cequelepublicsaitdemavie,jel’airévélémoi-même.Mesamism’ontgardémessecrets,lespolitiquesetlesautres;ilestjustededirequej’enfissouventautantpoureux.

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Construire,c’estcollaboreraveclaterre:c’estmettreunemarquehumainesurunpaysagequienseramodifiéàjamais;c’estcontribueraussiàcelentchangementquiestlaviedesvilles.Quedesoinspourtrouverl’emplacementexactd’unpontoud’unefontaine,pourdonneràuneroutedemontagnecettecourbelapluséconomiquequiestenmêmetempslapluspure…L’élargissementdelaroutedeMégaretransformaitlepaysagedesrochesskyroniennes;lesquelquedeuxmillestadesdevoiedallée,muniedeciternesetdepostesmilitaires,quiunissentAntinoéàlaMerRouge,faisaientsuccéderaudésertl’èredela sécurité à celle du danger. Ce n’était pas trop de tout le revenu de cinq cents villes d’Asie pourconstruireunsystèmed’aqueducsenTroade;l’aqueducdeCarthagerepayaitenquelquesortelesduretésdesguerrespuniques.Éleverdesfortificationsétaitensommelamêmechosequeconstruiredesdigues:c’était trouver la ligne sur laquelleunebergeouunempirepeut êtredéfendu, lepointoù l’assautdesvaguesouceluidesbarbaresseracontenu,arrêté,brisé.Creuserdesports,c’étaitféconderlabeautédesgolfes. Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réservescontre un hiver de l’esprit qu’à certains signes,malgrémoi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit :c’estcollaboreravecletempssoussonaspectdepassé,ensaisirouenmodifierl’esprit, luiservirderelais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources. Notre vie estbrève:nousparlonssanscessedessièclesquiprécèdentouquisuiventlenôtrecommes’ilsnousétaienttotalementétrangers;j’ytouchaispourtantdansmesjeuxaveclapierre.Cesmursquej’étaiesontencorechauds du contact de corps disparus ; des mains qui n’existent pas encore caresseront ces fûts decolonnes.Plusj’aiméditésurmamort,etsurtoutsurcelled’unautre,plusj’aiessayéd’ajouterànosviesces rallonges presque indestructibles. À Rome, j’utilisais de préférence la brique éternelle, qui neretourne que très lentement à la terre dont elle est née, et dont le tassement, ou l’effritementimperceptible, se fait de telle manière que l’édifice reste montagne alors même qu’il a cessé d’êtrevisiblementuneforteresse,uncirque,ouunetombe.EnGrèce,enAsie,j’employaislemarbrenatal,labellesubstancequiunefoistailléedemeurefidèleàlamesurehumaine,sibienqueleplandutempletoutentierrestecontenudanschaquefragmentdetambourbrisé.L’architectureestrichedepossibilitésplusvariéesqueneleferaientcroirelesquatreordresdeVitruve;nosblocs,commenostonsmusicaux,sontsusceptiblesderegroupementsinfinis.JesuisremontépourlePanthéonàlavieilleÉtruriedesdevinsetdes haruspices ; le sanctuaire de Vénus, au contraire, arrondit au soleil des formes ioniennes, desprofusions de colonnes blanches et roses autour de la déesse de chair d’où sortit la race de César.L’Olympéiond’Athènes sedevait d’être l’exact contrepoidsduParthénon, étalé dans la plaine commel’autres’érigesurlacolline,immenseoùl’autreestparfait:l’ardeurauxgenouxducalme,lasplendeurauxpiedsde labeauté.Leschapellesd’Antinoüs,et ses temples,chambresmagiques,monumentsd’unmystérieuxpassageentrelavieetlamort,oratoiresd’unedouleuretd’unbonheurétouffants,étaientlelieude laprière etde la réapparition : jem’y livrais àmondeuil.Mon tombeau sur la riveduTibrereproduitàuneéchellegigantesquelesantiquestombesdelaVoieAppienne,maissesproportionsmêmesletransforment,fontsongeràCtésiphon,àBabylone,auxterrassesetauxtoursparlesquellesl’hommeserapprochedesastres.L’Égyptefunéraireaordonné lesobélisqueset lesalléesdesphinxducénotaphequi impose à uneRome vaguement hostile lamémoire de l’ami jamais assez pleuré. LaVilla était latombedesvoyages,lederniercampementdunomade,l’équivalent,construitenmarbre,destentesetdespavillonsdesprincesd’Asie.Presquetoutcequenotregoûtacceptedetenterlefutdéjàdanslemondedesformes;jepassaisàceluidelacouleur:lejaspevertcommelesprofondeursmarines,leporphyregrenucommelachair,lebasalte,lamorneobsidienne.Lerougedensedestenturess’ornaitdebroderiesde plus en plus savantes ; les mosaïques des pavements ou des murailles n’étaient jamais assezmordorées, assez blanches, ou assez sombres. Chaque pierre était l’étrange concrétion d’une volonté,d’unemémoire,parfoisd’undéfi.Chaqueédificeétaitlepland’unsonge.

Plotinopolis,Andrinople,Antinoé,Hadrianothères…J’aimultipliélepluspossiblecesruchesde

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l’abeille humaine. Le plombier et le maçon, l’ingénieur et l’architecte président à ces naissances devilles;l’opérationexigeaussicertainsdonsdesourcier.Dansunmondeencoreplusqu’àdemidominépar les bois, le désert, la plaine en friche, c’est un beau spectacle qu’une rue dallée, un temple àn’importequeldieu,desbainsetdeslatrinespubliques,laboutiqueoùlebarbierdiscuteavecsesclientsles nouvelles deRome, une échoppe de pâtissier, demarchand de sandales, peut-être de libraire, uneenseignedemédecin,un théâtreoùl’onjouede tempsen tempsunepiècedeTérence.Nosdélicatsseplaignentdel’uniformitédenosvilles:ilssouffrentd’yrencontrerpartoutlamêmestatued’empereuretlamêmeconduited’eau.Ilsonttort:labeautédeNîmesdiffèredecelled’Arles.Maiscetteuniformitémême,retrouvéesurtroiscontinents,contentelevoyageurcommecelled’unebornemilliaire; lesplustrivialesdenoscitésontencoreleurprestigerassurantderelais,deposte,oud’abri.Laville:lecadre,laconstructionhumaine,monotonesil’onveut,maiscommesontmonotoneslescellulesdecirebourréesdemiel,lelieudescontactsetdeséchanges,l’endroitoùlespaysansviennentpourvendreleursproduitset s’attardent pour regarder bouche bée les peintures d’un portique… Mes villes naissaient derencontres:lamienneavecuncoindeterre,celledemesplansd’empereuraveclesincidentsdemavied’homme.Plotinopolisestdueaubesoind’établirenThracedenouveauxcomptoirsagricoles,maisaussiautendredésird’honorerPlotine.Hadrianothèresestdestinéeàservird’emporiumauxforestiersd’AsieMineure:cefutd’abordpourmoilaretraited’été,laforêtgiboyeuse,lepavillondetroncséquarrisaupieddelacollined’Attys,letorrentcouronnéd’écumeoùl’onsebaignechaquematin.HadrianopleenÉpirerouvreuncentreurbainauseind’uneprovinceappauvrie:ellesortd’unevisiteausanctuairedeDodone. Andrinople, ville paysanne etmilitaire, centre stratégique à l’orée des régions barbares, estpeupléedevétéransdesguerressarmates;jeconnaispersonnellementlefortetlefaibledechacundeceshommes,leursnoms,lenombredeleursannéesdeserviceetdeleursblessures.Antinoé,lapluschère,néesurl’emplacementdumalheur,estcompriméesuruneétroitebandedeterrearide,entrelefleuveetlerocher. Je n’en tenais que plus à l’enrichir d’autres ressources, le commerce de l’Inde, les transportsfluviaux,lesgrâcessavantesd’unemétropolegrecque.Iln’yapasdelieusurterrequejedésiremoinsrevoir ; il y en a peu auxquels j’ai consacré plus de soins. Cette ville est un perpétuel péristyle. JecorrespondsavecFidusAquila,songouverneur,ausujetdespropyléesdesontemple,desstatuesdesonarche;j’aichoisilesnomsdesesblocsurbainsetdesesdèmes,symbolesapparentsetsecrets,cataloguetrèscompletdemessouvenirs.J’aitracémoi-mêmeleplandescolonnadescorinthiennesquirépondentlelongdesbergesàl’alignementrégulierdespalmes.J’aimillefoisparcouruenpenséecequadrilatèrepresqueparfait,coupéderuesparallèles,scindéendeuxparuneavenuetriomphalequivad’unthéâtregrecàuntombeau.

Noussommesencombrésdestatues,gorgésdedélicespeintesousculptées,maiscetteabondancefaitillusion;nousreproduisonsinlassablementquelquesdouzainesdechefs-d’œuvrequenousneserionsplus capables d’inventer.Moi aussi, j’ai fait copier pour la Villa l’Hermaphrodite et le Centaure, laNiobide et la Vénus. J’ai tenu à vivre le plus possible au milieu de ces mélodies de formes.J’encourageaislesexpériencesaveclepassé,unarchaïsmesavantquiretrouvelesensd’intentionsetdetechniques perdues. Je tentai ces variations qui consistent à transcrire en marbre rouge un Marsyasécorchédemarbreblanc,leramenantainsiaumondedesfigurespeintes,ouàtransposerdansletonduParoslegrainnoirdesstatuesd’Égypte,àchangerl’idoleenfantôme.Notreartestparfait,c’est-à-direaccompli,maissaperfectionestsusceptibledemodulationsaussivariéesquecellesd’unevoixpure:ànousdejouercejeuhabilequiconsisteàserapprocherouàs’éloignerperpétuellementdecettesolutiontrouvéeunefoispourtoutes,d’allerjusqu’auboutdelarigueuroudel’excès,d’enfermerd’innombrablesconstructionsnouvellesàl’intérieurdecettebellesphère.Ilyaavantageàavoirderrièresoimillepointsde comparaison, à pouvoir à son gré continuer intelligemment Scopas, ou contredire voluptueusementPraxitèle.Mes contacts avec les arts barbares m’ont fait croire que chaque race se limite à certains

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sujets, à certains modes parmi les modes possibles ; chaque époque opère encore un tri parmi lespossibilités offertes à chaque race. J’ai vu enÉgypte des dieux et des rois colossaux ; j’ai trouvé aupoignet des prisonniers sarmates des bracelets qui répètent à l’infini lemême cheval au galop ou lesmêmesserpentssedévorantl’unl’autre.Maisnotreart(j’entendsceluidesGrecs)achoisides’enteniràl’homme.Nousseulsavonssumontrerdansuncorpsimmobilelaforceetl’agilitélatentes;nousseulsavons faitd’unfront lisse l’équivalentd’unepenséesage.Jesuiscommenossculpteurs : l’humainmesatisfait ; j’y trouve tout, jusqu’à l’éternel. La forêt tant aimée se ramasse pourmoi tout entière dansl’image du centaure ; la tempête ne respire jamaismieux que dans l’écharpe ballonnée d’une déessemarine. Les objets naturels, les emblèmes sacrés, ne valent qu’alourdis d’associations humaines : lapommedepinphalliqueetfunèbre,lavasqueauxcolombesquisuggèrelasiesteauborddesfontaines,legriffonquiemportelebien-aiméauciel.

L’art du portrait m’intéressait peu. Nos portraits romains n’ont qu’une valeur de chronique :copies marquées de rides exactes ou de verrues uniques, décalques de modèles qu’on coudoiedistraitement dans la vie et qu’on oublie sitôt morts. Les Grecs au contraire ont aimé la perfectionhumaineaupointdesesoucierassezpeuduvisagevariédeshommes.Jenejetaisqu’uncoupd’œilàmapropreimage,cettefigurebasanée,dénaturéeparlablancheurdumarbre,cesyeuxgrandsouverts,cetteboucheminceetpourtantcharnue,contrôléejusqu’àtrembler.Maislevisaged’unautrem’apréoccupédavantage.Sitôtqu’ilcomptadansmavie,l’artcessad’êtreunluxe,devintuneressource,uneformedesecours.J’aiimposéaumondecetteimage:ilexisteaujourd’huiplusdeportraitsdecetenfantqueden’importequelhommeillustre,den’importequellereine.J’eusd’abordàcœurdefaireenregistrerparlastatuairelabeautésuccessived’uneformequichange;l’artdevintensuiteunesorted’opérationmagiquecapabled’évoquerunvisageperdu.Leseffigiescolossalessemblaientunmoyend’exprimercesvraiesproportionsquel’amourdonneauxêtres;cesimages,jelesvoulaisénormescommeunefigurevuedetoutprès,hautesetsolennellescommelesvisionsetlesapparitionsducauchemar,pesantescommel’estrestécesouvenir.Jeréclamaisunfiniparfait,uneperfectionpure,cedieuqu’estpourceuxquil’ontaimétoutêtremortàvingtans,etaussilaressemblanceexacte,laprésencefamilière,chaqueirrégularitéd’unvisage plus chère que la beauté. Que de discussions pour maintenir la ligne épaisse d’un sourcil, larondeurunpeutuméfiéed’unelèvre…Jecomptaisdésespérémentsurl’éternitédelapierre,lafidélitédubronze,pourperpétueruncorpspérissable,oudéjàdétruit,maisj’insistaisaussipourquelemarbre,ointchaquejourd’unmélanged’huileetd’acides,pritlepolietpresquelemoelleuxd’unechairjeune.Cevisageunique,jeleretrouvaispartout:j’amalgamaislespersonnesdivines,lessexesetlesattributséternels, ladureDianedes forêts auBacchusmélancolique, l’Hermèsvigoureuxdespalestres audieudouble qui dort, la tête contre le bras, dans un désordre de fleur. Je constatais à quel point un jeunehommequipenseressembleàlavirileAthéna.Messculpteurss’yperdaientunpeu;lesplusmédiocrestombaient çà et làdans lamollesseoudans l’emphase ; touspourtantprenaientplusoumoinspart ausonge. Il y a les statues et les peintures du jeune vivant, celles qui reflètent ce paysage immense etchangeantquivadelaquinzièmeàlavingtièmeannée:leprofilsérieuxdel’enfantsage;cettestatueoùunsculpteurdeCorintheaoségarderlelaisser-allerdujeunegarçonquibombeleventreeneffaçantlesépaules,lamainsurlahanche,commes’ilsurveillaitaucoind’unerueunepartiededés.IlyacemarbreoùPapias d’Aphrodisie a tracéun corpsplus quenu, désarmé, d’une fraîcheur fragile denarcisse.EtAristéasasculptésousmesordres,dansunepierreunpeurugueuse,cettepetitetêteimpérieuseetfière…Ilyalesportraitsd’aprèslamort,etoùlamortapassé,cesgrandsvisagesauxlèvressavantes,chargésdesecretsquinesontpluslesmiens,parcequecenesontplusceuxdelavie.Ilyacebas-reliefoùleCarienAntonianosadouéd’unegrâceélyséennelevendangeurvêtudesoiegrège,etlemuseauamicalduchienpressécontreunejambenue.Etcemasquepresqueintolérable,œuvred’unsculpteurdeCyrène,oùleplaisiret ladouleur fusentet s’entrechoquent surcemêmevisagecommedeuxvaguessurunmême

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rocher. Et ces petites statuettes d’argile à un sou qui ont servi à la propagande impériale : Tellusstabilita,leGéniedelaTerrepacifiée,sousl’aspectd’unjeunehommecouchéquitientdesfruitsetdesfleurs.

Trahitsuaquemquevoluptas.Àchacunsapente :àchacunaussi sonbut, sonambitionsi l’onveut, son goût le plus secret et son plus clair idéal. Lemien était enfermé dans cemot de beauté, sidifficileàdéfinirendépitdetouteslesévidencesdessensetdesyeux.Jemesentaisresponsabledelabeautédumonde.Jevoulaisquelesvillesfussentsplendides,aérées,arroséesd’eauxclaires,peupléesd’êtreshumainsdontlecorpsnefûtdétérioréniparlesmarquesdelamisèreoudelaservitude,niparl’enflured’unerichessegrossière;quelesécoliersrécitassentd’unevoixjustedesleçonspointineptes;que les femmes au foyer eussent dans leurs mouvements une espèce de dignité maternelle, de repospuissant;quelesgymnasesfussentfréquentéspardesjeuneshommespointignorantsdesjeuxnidesarts;que lesvergersportassent lesplusbeaux fruitset leschamps lesplus richesmoissons. Jevoulaisquel’immensemajestédelapaixromaines’étendîtàtous,insensibleetprésentecommelamusiqueducielenmarche ; que le plus humble voyageur pût errer d’un pays, d’un continent à l’autre, sans formalitésvexatoires, sans dangers, sûr partout d’un minimum de légalité et de culture ; que nos soldatscontinuassentleuréternelledansepyrrhiqueauxfrontières;quetoutfonctionnâtsansaccroc,lesatelierset les temples ; que la mer fût sillonnée de beaux navires et les routes parcourues par de fréquentsattelages;que,dansunmondebienenordre,lesphilosopheseussentleurplaceetlesdanseursaussi.Cetidéal,modesteensomme,seraitassezsouventapprochésileshommesmettaientàsonserviceunepartiede l’énergie qu’ils dépensent en travaux stupides ou féroces ; une chance heureusem’a permis de leréaliserpartiellementdurantcedernierquartdesiècle.ArriendeNicomédie,undesmeilleursespritsdece temps, aime à me rappeler les beaux vers où le vieux Terpandre a défini en trois mots l’idéalSpartiate,lemodedevieparfaitdontLacédémonearêvésansjamaisl’atteindre:laForce,laJustice,lesMuses.LaForceétaitàlabase,rigueursanslaquelleiln’estpasdebeauté,fermetésanslaquelleiln’estpasdejustice.LaJusticeétait l’équilibredesparties, l’ensembledesproportionsharmonieusesquenedoitcompromettreaucunexcès.ForceetJusticen’étaientqu’uninstrumentbienaccordéentrelesmainsdesMuses. Toutemisère, toute brutalité étaient à interdire comme autant d’insultes au beau corps del’humanité.Touteiniquitéétaitunefaussenoteàéviterdansl’harmoniedessphères.

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Chapitre14

EnGermanie,desfortificationsoudescampsàrénoverouàconstruire,desroutesàfrayerouàremettreenétat,meretinrentprèsd’uneannée;denouveauxbastions,érigéssurunparcoursdesoixante-dixlieues,renforcèrentlelongduRhinnosfrontières.Cepaysdevignesetderivièresbouillonnantesnem’offraitriend’imprévu:j’yretrouvaislestracesdujeunetribunquiportaàTrajanlanouvelledesonavènement.Jeretrouvaisaussi,par-delànotredernierfortfaitderondinscoupésauxsapinières,lemêmehorizonmonotoneetnoir,lemêmemondequinousestfermédepuislapointeimprudentequ’ypoussèrentles légions d’Auguste, l’océan d’arbres, la réserve d’hommes blancs et blonds. La tâche deréorganisation finie, je descendis jusqu’à l’embouchureduRhin le longdesplainesbelges et bataves.Desdunesdésoléescomposaientunpaysageseptentrionalcoupéd’herbessifflantes;lesmaisonsduportdeNoviomagus,construitessurpilotis,s’accotaientauxnaviresamarrésàleurseuil;desoiseauxdemerjuchaient sur les toits. J’aimais ces lieux tristes, qui semblaient hideux àmes aides de camp, ce cielbrouillé, ces fleuves boueux creusant une terre informe et sans flammedont aucun dieu n’amodelé lelimon.

Unebarqueàfondpresqueplatmetransportadansl’îledeBretagne.Leventnousrejetaplusieursfois de suite vers la côte que nous avions quittée : cette traversée contrariéem’octroya d’étonnantesheures vides. Des nuées gigantesques naissaient de la mer lourde, salie par le sable, incessammentremuéedans son lit.Comme jadis chez lesDaces et lesSarmates j’avais religieusement contemplé laTerre, j’apercevais icipour lapremièrefoisunNeptunepluschaotiquequelenôtre,unmondeliquideinfini.J’avaisludansPlutarqueunelégendedenavigateursconcernantuneîlesituéedanscesparagesquiavoisinent laMer Ténébreuse, et où les Olympiens victorieux auraient depuis des siècles refoulé lesTitansvaincus.Cesgrandscaptifsdurocetdelavague,flagellésàjamaisparunocéansanssommeil,incapablesdedormir,maissanscesseoccupésàrêver,continueraientàopposeràl’ordreolympienleurviolence,leurangoisse,leurdésirperpétuellementcrucifié.Jeretrouvaisdanscemytheplacéauxconfinsdumonde les théories des philosophes que j’avais faites miennes : chaque homme a éternellement àchoisir, au cours de sa vie brève, entre l’espoir infatigable et la sage absence d’espérance, entre lesdélicesduchaosetcellesdelastabilité,entreleTitanetl’Olympien.Àchoisirentreeux,ouàréussiràlesaccorderunjourl’unàl’autre.

LesréformescivilesaccompliesenBretagnefontpartiedemonœuvreadministrative,dont j’aiparléailleurs.Cequicompteici,c’estquej’étaislepremierempereuràréinstallerpacifiquementdanscetteîlesituéeauxlimitesdumondeconnu,oùClaudeseuls’étaitrisquépourquelquesjoursenqualitédegénéralenchef.Pendant toutunhiver,Londiniumdevintparmonchoixcecentreeffectifdumondequ’Antiocheavaitétéparsuitedesnécessitésdelaguerreparthe.Chaquevoyagedéplaçaitainsilecentrede gravité du pouvoir, le mettait pour un temps au bord du Rhin ou sur la berge de la Tamise, mepermettaitd’évaluercequ’eussentétélefortetlefaibled’unpareilsiègeimpérial.CeséjourenBretagnemefitenvisagerl’hypothèsed’unétatcentrésurl’Occident,d’unmondeatlantique.Cesvuesdel’espritsontdémuniesdevaleurpratique:ellescessentpourtantd’êtreabsurdesdèsquelecalculateurs’accordepoursessupputationsuneassezgrandequantitéd’avenir.

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Trois mois à peine avant mon arrivée, la Sixième Légion Victorieuse avait été transférée enterritoire britannique. Elle y remplaçait la malheureuse Neuvième Légion taillée en pièces par lesCalédonienspendant les troublesquiavaientétéenBretagne lehideuxcontrecoupdenotreexpéditionchezlesParthes.Deuxmesuress’imposaientpourempêcherleretourd’unpareildésastre.Nostroupesfurentrenforcéesparlacréationd’uncorpsauxiliaireindigène:àÉboracum,duhautd’untertrevert,j’aivu manœuvrer pour la première fois cette armée britannique nouvellement formée. En même temps,l’érection d’un mur coupant l’île en deux dans sa partie la plus étroite servit à protéger les régionsfertilesetpolicéesdusudcontrelesattaquesdestribusdunord.

J’aiinspectémoi-mêmeunebonnepartiedecestravauxengagéspartoutàlafoissurunglacisdequatre-vingtslieues:j’ytrouvaisl’occasiond’essayer,surcetespacebiendélimitéquivad’unecôteàl’autre, un systèmede défense qui pourrait ensuite s’appliquer partout ailleurs.Mais déjà cet ouvragepurement militaire favorisait la paix, développait la prospérité de cette partie de la Bretagne ; desvillagessecréaient;unmouvementd’affluxseproduisaitversnosfrontières.Lesterrassiersdelalégionétaientsecondésdansleurtâchepardeséquipesindigènes;l’érectiondumurétaitpourbeaucoupdecesmontagnards, hier encore insoumis, la première preuve irréfutable du pouvoir protecteur de Rome ;l’argent de la solde la première monnaie romaine qui leur passait par les mains. Ce rempart devintl’emblème demon renoncement à la politique de conquête : au pied du bastion le plus avancé, je fisérigeruntempleaudieuTerme.

Toutm’enchantadanscetteterrepluvieuse: lesfrangesdebrumeauflancdescollines, leslacsvouésàdesnymphesplusfantasquesencorequelesnôtres,laracemélancoliqueauxyeuxgris.J’avaispourguideunjeunetribunducorpsauxiliairebritannique:cedieublondavaitapprislelatin,balbutiaitle grec, s’étudiait timidement à composer des vers d’amour dans cette langue. Par une froide nuitd’automne, j’en fismon interprète auprès d’uneSibylle.Assis sous la hutte enfuméed’un charbonniercelte,chauffantnosjambesempêtréesdegrossesbraiesdelainerude,nousvîmesramperversnousunevieillecréature trempéepar lapluie,écheveléepar levent, fauveet furtivecommeunebêtedesbois.Ellesejetasurdepetitspainsd’avoinequicuisaientdansl’âtre.Monguideamadouacetteprophétesse:elle consentit à examiner pour moi les volutes de fumée, les soudaines étincelles, les fragilesarchitecturesdesarmentsetdecendres.Ellevitdescitésquis’édifiaient,desfoulesenjoie,maisaussidesvillesincendiées,desfilesamèresdevaincusquidémentaientmesrêvesdepaix;unvisagejeuneetdouxqu’ellepritpourunefiguredefemme,àlaquellejerefusaidecroire;unspectreblancquin’étaitpeut-êtrequ’unestatue,objetplusinexplicableencorequ’unfantômepourcettehabitantedesboisetdeslandes.Et,àunedistancedequelquesvaguesannées,mamort,quej’auraisbienprévuesanselle.

LaGauleprospère, l’Espagneopulentemeretinrentmoins longtempsquelaBretagne.EnGauleNarbonnaise, je retrouvai la Grèce, qui a essaimé jusque-là, ses belles écoles d’éloquence et sesportiquessousuncielpur.Jem’arrêtaiàNîmespourétablirlepland’unebasiliquedédiéeàPlotineetdestinéeàdevenirunjoursontemple.Dessouvenirsdefamillerattachaient l’impératriceàcetteville,m’enrendaientpluscherlepaysagesecetdoré.

Mais la révolte enMaurétanie fumait encore. J’abrégeaima traversée de l’Espagne, négligeantmêmeentreCordoueetlamerdem’arrêteruninstantàItalica,villedemonenfanceetdemesancêtres.Jem’embarquaipourl’AfriqueàGadès.

Les beaux guerriers tatoués des montagnes de l’Atlas inquiétaient encore les villes côtièresafricaines. Jevécus làpendantquelquesbrèves journées l’équivalentnumidedesmêlées sarmates ; je

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revis les tribusdomptéesuneàune, la fièresoumissiondeschefsprosternésenpleindésertaumilieud’undésordredefemmes,deballots,etdebêtesagenouillées.Maislesableremplaçaitlaneige.

Ilm’eûtétédoux,pourunefois,depasserleprintempsàRome,d’yretrouverlaVillacommencée,lescaressescapricieusesdeLucius,l’amitiédePlotine.Maisceséjourenvillefutinterrompupresqueaussitôtpard’alarmantesrumeursdeguerre.LapaixaveclesParthesavaitétéconcluedepuistroisansàpeine,etdéjàdesincidentsgraveséclataientsurl’Euphrate.Jepartisimmédiatementpourl’Orient.

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Chapitre15

J’étais décidé à régler ces incidentsde frontièreparunmoyenmoinsbanal quedes légions enmarche.UneentrevuepersonnellefutarrangéeavecOsroès.JeramenaisavecmoienOrientlafilledel’empereur,faiteprisonnièrepresqueauberceauàl’époqueoùTrajanoccupaBabylone,etgardéeensuitecommeotageàRome.C’étaitunefillettemalingreauxgrandsyeux.Saprésenceetcelledesesfemmesm’encombraquelquepeuaucoursd’unvoyagequ’ilimportaitsurtoutd’effectuersansretard.Cegroupede créatures voilées fut ballotté à dos de dromadaires à travers le désert syrien, sous un tendelet auxrideauxsévèrementbaissés.Lesoir,auxétapes,j’envoyaisdemandersilaprincessenemanquaitderien.

Jem’arrêtaiuneheureenLyciepourdécider lemarchandOpramoas,quiavaitdéjàprouvésesqualités de négociateur, à m’accompagner en territoire parthe. Le manque de temps l’empêcha dedéployer son luxe habituel. Cet homme amolli par l’opulence n’en était pas moins un admirablecompagnonderoute,accoutuméàtousleshasardsdudésert.

Le lieu de la rencontre se trouvait sur la rive gauche de l’Euphrate, non loin deDoura. Noustraversâmeslefleuvesurunradeau.Lessoldatsdelagardeimpérialeparthe,cuirassésd’oretmontéssurdes chevauxnonmoins éblouissantsqu’eux-mêmes, formaient le longdesbergesune ligne aveuglante.L’inséparable Phlégon était fort pâle. Les officiers qui m’accompagnaient ressentaient eux-mêmesquelquecrainte:cetterencontrepouvaitêtreunpiège.Opramoas,habituéàflairerl’airdel’Asie,étaitàl’aise,faisaitconfianceàcemélangedesilenceetdetumulte,d’immobilitéetdesoudainsgalops,àceluxe jeté sur le désert comme un tapis sur du sable. Quant àmoi, j’étais merveilleusement dépourvud’inquiétude:commeCésaràsabarque,jemefiaisàcesplanchesquiportaientmafortune.Jedonnaiunepreuvedecetteconfianceenrestituantd’emblée laprincessepartheàsonpère,au lieude la fairegarderdansnoslignesjusqu’àmonretour.Jepromisaussiderendreletrôned’ordeladynastiearsacide,enlevéautrefoisparTrajan,dontnousn’avionsquefaire,etauquellasuperstitionorientaleattachaitungrandprix.

LefastedecesentrevuesavecOsroèsnefutqu’extérieur.Riennelesdifférenciaitdepourparlersentredeuxvoisinsquis’efforcentd’arrangerà l’amiableuneaffairedemurmitoyen.J’étaisauxprisesavec un barbare raffiné, parlant grec, point stupide, point nécessairement plus perfide quemoi-même,assezvacillant toutefoispour semblerpeu sûr.Mescurieusesdisciplinesmentalesm’aidaient à captercettepenséefuyante:assisenfacedel’empereurparthe,j’apprenaisàprévoir,etbientôtàorientersesréponses;j’entraisdanssonjeu;jem’imaginaisdevenuOsroèsmarchandantavecHadrien.J’aihorreurdedébatsinutilesoùchacunsaitd’avancequ’ilcédera,ouqu’ilnecéderapas:lavéritéenaffairesmeplaîtsurtoutcommeunmoyendesimplifieretd’allervite.LesParthesnouscraignaient;nousredoutionslesParthes;laguerreallaitsortirdecetaccouplementdenosdeuxpeurs.LesSatrapespoussaientàcetteguerreparintérêtpersonnel:jem’aperçusvitequ’OsroèsavaitsesQuiétus,sesPalma.Pharasmanès,leplus remuant de cesprinces semi-indépendants postés aux frontières, était plusdangereux encorepourl’empireparthequepournous.Onm’aaccuséd’avoirneutraliséparl’octroidesubsidescetentouragemalfaisantetveule:c’étaitlàdel’argentbienplacé.J’étaistropsûrdelasupérioritédenosforcespourm’encombrerd’unamour-propreimbécile:j’étaisprêtàtouteslesconcessionscreusesquinesontque

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de prestige, et à aucune autre. Le plus difficile fut de persuader Osroès que, si je faisais peu depromesses, c’est que j’entendais les tenir. Ilme crut pourtant, ou fit comme s’ilme croyait. L’accordconclu entre nous au cours de cette visite dure encore ; depuis quinze ans, de part et d’autre rien n’atroublélapaixauxfrontières.Jecomptesurtoipourquecetétatdechosescontinueaprèsmamort.

Unsoir,souslatenteimpériale,durantunefêtedonnéeenmonhonneurparOsroès,j’aperçusaumilieudesfemmesetdespagesauxlongscilsunhommenu,décharné,complètementimmobile,dontlesyeuxgrandsouvertsparaissaient ignorercetteconfusiondeplatschargésdeviandes,d’acrobatesetdedanseuses. Je lui adressai laparolepar l’intermédiairedemon interprète : il nedaignapas répondre.C’étaitunsage.Maissesdisciplesétaientplusloquaces;cespieuxvagabondsvenaientdel’Inde,etleurmaître appartenait à la puissante caste desBrahmanes. Je compris que sesméditations l’induisaient àcroirequel’universtoutentiern’estqu’untissud’illusionsetd’erreurs: l’austérité,lerenoncement,lamort,étaientpour lui leseulmoyend’échapperàce flotchangeantdeschoses,par lequelaucontrairenotreHéraclites’estlaisséporter,derejoindrepar-delàlemondedessenscettesphèredudivinpur,cefirmament fixe et vide dont a aussi rêvé Platon. À travers les maladresses de mes interprètes, jepressentaisdesidéesquinefurentdoncpascomplètementétrangèresàcertainsdenossages,maisquel’Indienexprimaitdefaçonplusdéfinitiveetplusnue.CeBrahmaneétaitarrivéàl’étatoùrien,saufsoncorps,ne le séparaitplusdudieu intangible, sans substanceet sans forme,auquel ilvoulait s’unir : ilavait décidé de se brûler vif le lendemain. Osroès m’invita à cette solennité. Un bûcher de boisodoriférantfutdressé;l’hommes’yjetaetdisparutsansuncri.Sesdisciplesnedonnèrentaucunsignederegret:cen’étaitpaspoureuxunecérémoniefunèbre.

J’yrepensailonguementpendantlanuitquisuivit.J’étaiscouchésuruntapisdelaineprécieuse,sous une tente drapée d’étoffes chatoyantes et lourdes. Un page me massait les pieds. Du dehors,m’arrivaientlesraresbruitsdecettenuitd’Asie:uneconversationd’esclaveschuchotantàmaporte;lefroissement léger d’une palme ;Opramoas ronflant derrière une tenture ; le frappement de sabot d’unchevalàl’entrave;plusloin,venantduquartierdesfemmes,leroucoulementmélancoliqued’unchant.LeBrahmaneavaitdédaignétoutcela.Cethommeivrederefuss’étaitlivréauxflammescommeunamantrouleaucreuxd’unlit.Ilavaitécartéleschoses,lesêtres,puissoi-même,commeautantdevêtementsquiluicachaientcetteprésenceunique,cecentreinvisibleetvidequ’ilpréféraitàtout.

Jemesentaisdifférent,prêtàd’autreschoix.L’austérité,lerenoncement,lanégationnem’étaientpas complètement étrangers : j’y avaismordu, commeon le fait presque toujours, à vingt ans. J’avaismoinsdecetâgelorsqu’àRome,conduitparunami,j’étaisallévoirlevieilÉpictètedanssontaudisdeSuburre,peude joursavantqueDomitien l’exilât.L’ancienesclaveauquelunmaîtrebrutalavait jadisbrisé la jambesansparvenirà luiarracheruneplainte, levieillardchétif supportantavecpatience leslongs tourments de la gravelle, m’avait semblé en possession d’une liberté quasi divine. J’avaiscontempléavecadmirationcesbéquilles,cettepaillasse,cettelampedeterrecuite,cettecuillèredeboisdans un vase d’argile, simples outils d’une vie pure.Mais Épictète renonçait à trop de choses, et jem’étais vite rendu compte que rien, pour moi, n’était plus dangereusement facile que de renoncer.L’Indien,plus logique, rejetait lavieelle-même. J’avaisbeaucoupàapprendredecespurs fanatiques,maisàconditiondedétournerdesonsenslaleçonqu’ilsm’offraient.Cessagess’efforçaientderetrouverleurdieupar-delàl’océandesformes,deleréduireàcettequalitéd’unique,d’intangible,d’incorporel,àlaquelleilarenoncélejouroùils’estvouluunivers.J’entrevoyaisautrementmesrapportsavecledivin.Jem’imaginaissecondantcelui-cidanssoneffortd’informeretd’ordonnerunmonde,d’endévelopperetd’enmultiplier lescirconvolutions, les ramifications, lesdétours. J’étais l’undessegmentsde la roue,l’undesaspectsdecetteforceuniqueengagéedanslamultiplicitédeschoses,aigleettaureau,hommeet

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cygne,phallusetcerveautoutensemble,ProtéequiestenmêmetempsJupiter.

Et c’est vers cette époque que je commençai à me sentir dieu. Ne te méprends pas : j’étaistoujours,j’étaisplusquejamaiscemêmehommenourridesfruitsetdesbêtesdelaterre,rendantausollesrésidusdesesaliments,sacrifiantausommeilàchaquerévolutiondesastres,inquietjusqu’àlafoliequand luimanquait trop longtemps la chaude présence de l’amour.Ma force,mon agilité physique oumentale étaientmaintenues soigneusement par unegymnastique tout humaine.Mais quedire, sinonquetoutcelaétaitdivinementvécu?Lesexpérimentationshasardeusesdelajeunesseavaientprisfin,etsahâtedejouirdutempsquipasse.Àquarante-quatreans,jemesentaissansimpatience,sûrdemoi,aussiparfait queme le permettaitmanature, éternel.Et comprends bien qu’il s’agit là d’une conception del’intellect:lesdélires,s’ilfautleurdonnercenom,vinrentplustard.J’étaisdieu,toutsimplement,parcequej’étaishomme.LestitresdivinsquelaGrècem’octroyaparlasuitenefirentqueproclamercequej’avaisdelonguedateconstatéparmoi-même.Jecroisqu’ilm’eûtétépossibledemesentirdieudanslesprisonsdeDomitienouà l’intérieurd’unpuitsdemine.Si j’ai l’audacede leprétendre, c’estquecesentimentme paraît à peine extraordinaire et nullement unique.D’autres quemoi l’ont eu, ou l’aurontdansl’avenir.

J’aiditquemestitresajoutaientpeudechoseàcetteétonnantecertitude:parcontre,celle-cisetrouvaitconfirméeparlesplussimplesroutinesdemonmétierd’empereur.SiJupiterestlecerveaudumonde, l’homme chargé d’organiser et de modérer les affaires humaines peut raisonnablement seconsidérer commeunepartdece cerveauquiprésideà tout.L’humanité, à tortouà raison, apresquetoujoursconçusondieuentermesdeProvidence;mesfonctionsm’obligeaientàêtrepourunepartiedugenrehumaincetteprovidenceincarnée.Plusl’Étatsedéveloppe,enserrant leshommesdesesmaillesexactes et glacées, plus la confiance humaine aspire à placer à l’autre bout de cette chaîne immensel’imageadoréed’unhommeprotecteur.Quejelevoulusseounon,lespopulationsorientalesdel’empireme traitaient en dieu.Même en Occident, même à Rome, où nous ne sommes officiellement déclarésdivinsqu’aprèslamort,l’obscurepiétépopulaireseplaîtdeplusenplusànousdéifiervivants.Bientôt,lareconnaissancepartheélevadestemplesàl’empereurromainquiavaitinstauréetmaintenulapaix;j’eusmon sanctuaire àVologésie, au sein de ce vastemonde étranger.Loin de voir dans cesmarquesd’adorationundangerdefolieoudeprépotencepourl’hommequilesaccepte,j’ydécouvraisunfrein,l’obligationdesedessinerd’aprèsquelquemodèleéternel,d’associerlapuissancehumaineunepartdesuprêmesapience.Êtredieuobligeensommeàplusdevertusqu’êtreempereur.

JemefisinitieràÉleusisdix-huitmoisplustard.Enunsens,cettevisiteàOsroèsavaitmarquéuntournant de ma vie. Au lieu de rentrer à Rome, j’avais décidé de consacrer quelques années auxprovincesgrecquesetorientalesdel’empire:Athènesdevenaitdeplusenplusmapatrie,moncentre.JetenaisàplaireauxGrecs,etaussiàm’helléniserlepluspossible,maiscetteinitiation,motivéeenpartiepardesconsidérationspolitiques,futpourtantuneexpériencereligieusesanségale.Cesgrandsritesnefontquesymboliserlesévénementsdelaviehumaine,maislesymbolevaplusloinquel’acte,expliquechacundenosgestesentermesdemécaniqueéternelle.L’enseignementreçuàÉleusisdoitrestersecret:il a d’ailleurs d’autant moins de chances d’être divulgué qu’il est par nature ineffable. Formulé, iln’aboutiraitqu’auxévidenceslesplusbanales;làjustementestsaprofondeur.Lesdegrésplusélevésquimefurentensuiteconférésaucoursdeconversationsprivéesavecl’hiérophanten’ajoutèrentpresquerienau choc initial ressenti tout aussi bien par le plus ignorant des pèlerins qui participe aux ablutionsrituelles et boit à la source. J’avais entendu les dissonances se résoudre en accord ; j’avais pour uninstant pris appui sur une autre sphère, contemplé de loin, mais aussi de tout près, cette processionhumaineetdivineoùj’avaismaplace,cemondeoùladouleurexisteencore,maisnonplusl’erreur.Le

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sorthumain,cevaguetracédanslequell’œillemoinsexercéreconnaîttantdefautes,scintillaitcommelesdessinsduciel.

Etc’esticiqu’ilconvientdementionnerunehabitudequim’entraînatoutemaviesurdescheminsmoinssecretsqueceuxd’Éleusis,maisquiensommeleursontparallèles:jeveuxparlerdel’étudedesastres.J’aitoujoursétél’amidesastronomesetleclientdesastrologues.Lasciencedecesderniersestincertaine, fausse dans le détail, peut-être vraie dans l’ensemble : puisque l’homme, parcelle del’univers,estrégiparlesmêmesloisquiprésidentauciel, iln’estpasabsurdedechercherlà-hautlesthèmesdenosvies,lesfroidessympathiesquiparticipentànossuccèsetànoserreurs.Jenemanquaispas,chaquesoird’automne,desaluerausudleVerseau,l’Échansoncéleste,leDispensateursouslequeljesuisné.Jen’oubliaispasderepéreràchacundeleurspassagesJupiteretVénus,quirèglentmavie,nidemesurer l’influencedudangereuxSaturne.Mais si cette étrange réfractionde l’humain sur lavoûtestellaire préoccupait souvent mes heures de veille, je m’intéressais plus fortement encore auxmathématiquescélestes,auxspéculationsabstraitesauxquellesdonnentlieucesgrandscorpsenflammés.J’inclinaisàcroire,commecertainsdesplushardisd’entrenossages,quelaterreparticipaitelleaussiàcette marche nocturne et diurne dont les saintes processions d’Éleusis sont tout au plus l’humainsimulacre.Dansunmondeoùtoutn’estquetourbillondeforces,dansed’atomes,oùtoutestàlafoisenhautetenbas,àlapériphérieetaucentre,jeconcevaismall’existenced’unglobeimmobile,d’unpointfixequineseraitpasenmêmetempsmouvant.D’autresfois,lescalculsdelaprécessiondeséquinoxes,établisjadisparHipparqued’Alexandrie,hantaientmesveilléesnocturnes:j’yretrouvais,sousformededémonstrations et non plus de fables ou de symboles, ce mêmemystère éleusiaque du passage et duretour.L’ÉpidelaViergen’estplusdenosjoursaupointdelacarteoùHipparquel’amarqué,maiscettevariation est l’accomplissement d’un cycle, et ce changement même confirme les hypothèses del’astronome.Lentement,inéluctablement,cefirmamentredeviendracequ’ilétaitautempsd’Hipparque:il sera de nouveau ce qu’il est au temps d’Hadrien. Le désordre s’intégrait à l’ordre ; le changementfaisaitpartied’unplanquel’astronomeétaitcapabled’appréhenderd’avance; l’esprithumainrévélaitici sa participation à l’univers par l’établissement d’exacts théorèmes comme à Éleusis par des crisrituelsetdesdanses.L’hommequicontempleetlesastrescontemplésroulaientinévitablementversleurfin,marquéequelquepartauciel.Maischaquemomentdecettechuteétaituntempsd’arrêt,unrepère,unsegmentd’unecourbeaussisolidequ’unechaîned’or.Chaqueglissementnousramenaitàcepointqui,parcequeparhasardnousnousysommestrouvés,nousparaîtuncentre.

Depuislesnuitsdemonenfance,oùlebraslevédeMarullinusm’indiquaitlesconstellations,lacuriositédeschosesducielnem’apasquitté.Durant lesveilles forcéesdescamps, j’aicontemplé lalunecourantàtraverslesnuagesdescieuxbarbares;plustard,pardeclairesnuitsattiques,j’aiécoutél’astronomeThérondeRhodesm’expliquer sonsystèmedumonde ;étendusur lepontd’unnavire,enpleinemerÉgée, j’ai regardé la lente oscillation dumât se déplacer parmi les étoiles, aller de l’œilrougeduTaureauaupleurdesPléiades,dePégaseauCygne:j’airépondudemonmieuxauxquestionsnaïves et graves du jeune homme qui contemplait avec moi ce même ciel. Ici, à la Villa, j’ai faitconstruireunobservatoire,dontlamaladiem’empêcheaujourd’huidegravirlesmarches.Unefoisdansmavie, j’aifaitplus : j’aioffertauxconstellationslesacrificed’unenuit toutentière.Cefutaprèsmavisite à Osroès, durant la traversée du désert syrien. Couché sur le dos, les yeux bien ouverts,abandonnant pour quelquesheures tout souci humain, jeme suis livré du soir à l’aube à cemondedeflammeetdecristal.Cefutleplusbeaudemesvoyages.LegrandastredelaconstellationdelaLyre,étoile polaire des hommes qui vivront quand depuis quelques dizaines de milliers d’années nous neserons plus, resplendissait surma tête.LesGémeaux luisaient faiblement dans les dernières lueurs ducouchant;leSerpentprécédaitleSagittaire;l’Aiglemontaitverslezénith,toutesailesouvertes,etàses

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piedscetteconstellationnondésignéeencoreparlesastronomes,etàlaquellej’aidonnédepuislepluscherdesnoms.Lanuit,jamaistoutàfaitaussicomplètequelecroientceuxquiviventetquidormentdansleschambres,sefitplusobscure,puisplusclaire.Lesfeux,qu’onavait laissébrûlerpoureffrayer leschacals,s’éteignirent;cetasdecharbonsardentsmerappelamongrand-pèredeboutdanssavigne,etsesprophétiesdevenuesdésormais présent, et bientôt passé. J’ai essayédem’unir audivin sousbiendesformes;j’aiconnuplusd’uneextase;ilenestd’atroces;etd’autresd’unebouleversantedouceur.Cellede la nuit syrienne fut étrangement lucide. Elle inscrivit en moi les mouvements célestes avec uneprécision à laquelle aucune observation partielle ne m’aurait jamais permis d’atteindre. Je saisexactement,àl’heureoùjet’écris,quellesétoilespassentici,àTibur,au-dessusdeceplafondornédestucs et depeinturesprécieuses, et ailleurs, là-bas, surune tombe.Quelques annéesplus tard, lamortallait devenir l’objet dema contemplation constante, la pensée à laquelle je donnais toutes celles desforcesdemonespritquen’absorbaitpasl’État.Etquiditmortditaussilemondemystérieuxauquelilsepeut qu’on accède par elle. Après tant de réflexions et d’expériences parfois condamnables, j’ignoreencorecequisepassederrièrecette tenturenoire.Mais lanuitsyriennereprésentemapartconsciented’immortalité.

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SÆCULUMAUREUM

SÆCULUMAUREUM

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Chapitre16

L’étéquisuivitmarencontreavecOsroèssepassaenAsieMineure:jefishalteenBithyniepoursurveillermoi-mêmelamiseencoupedesforêtsdel’État.ANicomédie,villeclaire,policée,savante,jem’installaichezleprocurateurdelaprovince,CnéiusPompéiusProculus,dansl’anciennerésidenceduroi Nicomède, pleine des souvenirs voluptueux du jeune Jules César. Les brises de la Propontideéventaient ces salles fraîches et sombres. Proculus, homme de goût, organisa pour moi des réunionslittéraires. Des sophistes de passage, de petits groupes d’étudiants et d’amateurs de belles-lettres seréunissaient dans les jardins, au bord d’une source consacrée à Pan.De temps à autre, un serviteur yplongeaitunegrandejarred’argileporeuse;lesverslespluslimpidessemblaientopaquescomparésàcetteeaupure.

Onlutcesoir-làunepièceassezabstrusedeLycophronquej’aimepoursesfollesjuxtapositionsdesons,d’allusionsetd’images, soncomplexesystèmede refletsetd’échos.Un jeunegarçonplacéàl’écart écoutait ces strophes difficiles avec une attention à la fois distraite et pensive, et je songeaiimmédiatementàunbergeraufonddesbois,vaguementsensibleàquelqueobscurcrid’oiseau.Iln’avaitapporténitablettes,nistyle.Assissurlereborddelavasque,iltouchaitdesdoigtslabellesurfacelisse.J’apprisquesonpèreavaitoccupéuneplacemodestedanslagestiondesgrandsdomainesimpériaux;laissétoutjeuneauxsoinsd’unaïeul,l’écolieravaitétéenvoyéchezunhôtedesesparents,armateuràNicomédie,quisemblaitricheàcettefamillepauvre.

Je le gardai après le départ des autres. Il était peu lettré, ignorant de presque tout, réfléchi,crédule.JeconnaissaisClaudiopolis,savillenatale:jeréussisàlefaireparlerdesamaisonfamilialeauborddesgrandsboisdepinsquipourvoientauxmâtsdenosnavires,dutempled’Attys,situésurlacolline,dontilaimaitlesmusiquesstridentes,desbeauxchevauxdesonpaysetdesesétrangesdieux.Cettevoixunpeuvoiléeprononçaitlegrecavecl’accentd’Asie.Soudain,sesentantécouté,ouregardépeut-être, ilse troubla,rougit, retombadansundecessilencesobstinésdont jeprisbientôt l’habitude.Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques annéesfabuleusescommencèrent.

AntinoüsétaitGrec:j’airemontédanslessouvenirsdecettefamilleancienneetobscurejusqu’àl’époquedespremierscolonsarcadienssurlesbordsdelaPropontide.Maisl’Asieavaitproduitsurcesangunpeuâcre l’effetde lagouttedemielqui troubleetparfumeunvinpur.Je retrouvaisen lui lessuperstitions d’un disciple d’Apollonius, la foi monarchique d’un sujet oriental du Grand Roi. Saprésenceétaitextraordinairementsilencieuse:ilm’asuivicommeunanimaloucommeungéniefamilier.Ilavaitd’unjeunechienlescapacitésinfiniesd’enjouementetd’indolence,lasauvagerie,laconfiance.Cebeaulévrieravidedecaressesetd’ordressecouchasurmavie.J’admiraiscetteindifférencepresquehautainepourtoutcequin’étaitpassondéliceousonculte:elleluitenaitlieudedésintéressement,descrupule, de toutes les vertus étudiées et austères. Je m’émerveillais de cette dure douceur ; de cedévouement sombre qui engageait tout l’être. Et pourtant, cette soumission n’était pas aveugle ; cespaupières si souvent baissées dans l’acquiescement ou dans le songe se relevaient ; les yeux les plusattentifsdumondemeregardaientenface;jemesentaisjugé.Maisjel’étaiscommeundieul’estparson

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fidèle : mes duretés, mes accès de méfiance (car j’en eus plus tard) étaient patiemment, gravementacceptés.Jen’aiétémaîtreabsoluqu’uneseulefois,etqued’unseulêtre.

Sijen’aiencorerienditd’unebeautésivisible,iln’yfaudraitpasvoirl’espècederéticenced’unhommetropcomplètementconquis.Maislesfiguresquenouscherchonsdésespérémentnouséchappent:cen’estjamaisqu’unmoment…Jeretrouveunetêteinclinéesousunechevelurenocturne,desyeuxquel’allongementdespaupièresfaisaitparaîtreobliques,unjeunevisagelargeetcommecouché.Cetendrecorps s’est modifié sans cesse, à la façon d’une plante, et quelques-unes de ces altérations sontimputablesautemps.L’enfantachangé;ilagrandi.Ilsuffisaitpourl’amollird’unesemained’indolence;uneaprès-mididechasseluirendaitsafermeté,savitesseathlétique.Uneheuredesoleillefaisaitpasserdelacouleurdujasminàcelledumiel.Lesjambesunpeulourdesdupoulainsesontallongées;lajoueaperdu sa délicate rondeur d’enfance, s’est légèrement creusée sous la pommette saillante ; le thoraxgonfléd’airdujeunecoureuraulongstadeaprislescourbeslissesetpoliesd’unegorgedeBacchante.Lamoueboudeusedes lèvres s’est chargéed’une amertume ardente, d’une satiété triste.Envérité, cevisagechangeaitcommesinuitetjourjel’avaissculpté.

Quand jeme retourne vers ces années, je crois y retrouver l’Âge d’Or. Tout était facile : lesefforts d’autrefois étaient récompensés par une aisance presque divine. Le voyage était jeu : plaisircontrôlé,connu,habilementmisenœuvre.Letravailincessantn’étaitqu’unmodedevolupté.Mavie,oùtoutarrivaittard,lepouvoir,lebonheuraussi,acquéraitlasplendeurdepleinmidi,l’ensoleillementdesheuresdelasiesteoùtoutbaignedansuneatmosphèred’or,lesobjetsdelachambreetlecorpsétenduànos côtés. La passion comblée a son innocence, presque aussi fragile que toute autre : le reste de labeautéhumainepassaitaurangdespectacle,cessaitd’êtrecegibierdont j’avaisété lechasseur.Cetteaventurebanalementcommencéeenrichissait,maisaussi simplifiaitmavie : l’avenircomptaitpeu ; jecessai de poser des questions aux oracles ; les étoiles ne furent plus que d’admirables dessins sur lavoûteduciel. Jen’avais jamais remarquéavecautantdedélices lapâleurde l’aubesur l’horizondesîles,lafraîcheurdesgrottesconsacréesauxNymphesethantéesd’oiseauxdepassage,levollourddescaillesaucrépuscule.Jerelusdespoètes:quelquesunsmeparurentmeilleursqu’autrefois, laplupart,pires.J’écrivisdesversquisemblaientmoinsinsuffisantsqued’habitude.

Ilyeutlamerd’arbres:lesforêtsdechênes-liègesetlespinèdesdelaBithynie;lepavillondechasseauxgaleriesàclaire-voieoùlejeunegarçon,reprisparlanonchalancedupaysnatal,éparpillantau hasard ses flèches, sa dague, sa ceinture d’or, roulait avec les chiens sur les divans de cuir. Lesplainesavaientemmagasinélachaleurdulongété;unebuéemontaitdesprairiesaubordduSangariosoùgalopaientdeshardesdechevauxnondressés;aupointdujour,ondescendaitsebaignersurlabergedufleuve, froissant en chemin leshautesherbes trempéesde roséenocturne, sousun ciel d’oùpendait lemincecroissantdelunequisertd’emblèmeàlaBithynie.Cepaysfutcomblédefaveurs;ilpritmêmemonnom.

L’hiver nous assaillit à Sinope ; j’y inaugurai par un froid presque scythe les travauxd’agrandissementduport,entreprissousmesordresparlesmarinsdelaflotte.SurlaroutedeByzance,les notables firent dresser à l’entrée des villages d’énormes feux devant lesquels se chauffaient mesgardes.LatraverséeduBosphorefutbellesouslatempêtedeneige;ilyeutleschevauchéesdanslaforêtthrace,leventaigres’engouffrantdanslesplisdesmanteaux,l’innombrabletambourinementdelapluiesurlesfeuillesetsurletoitdelatente,lahalteaucampdetravailleursoùallaits’éleverAndrinople,lesovationsdesvétéransdesguerresdaces,laterremolled’oùsortiraientbientôtdesmursetdestours.Unevisite auxgarnisonsduDanubeme ramenaauprintempsdans labourgadeprospèrequ’est aujourd’hui

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Sarmizégéthuse;l’enfantbithynienportaitaupoignetunbraceletduroiDécébale.LeretourenGrècesefitparlenord:jem’attardailonguementdanslavalléedeTempétoutéclabousséed’eauxvives;l’Eubéeblondeprécéda l’Attiquecouleurdevinrose.Athènesnefutqu’effleurée ;àÉleusis,aucoursdemoninitiation auxMystères, je passai trois jours et trois nuitsmêlé à la foule des pèlerins qu’on recevaitpendant cettemême fête : la seule précaution qu’on eût prise était d’interdire aux hommes le port ducouteau.

J’emmenaiAntinoüs dans l’Arcadie de ses ancêtres : les forêts y restaient aussi impénétrablesqu’autempsoùcesantiqueschasseursdeloupsyavaientvécu.Parfois,d’uncoupdefouet,uncavaliereffarouchaitunevipère ; sur les sommetspierreux, le soleil flambaitcommeau fortde l’été ; le jeunegarçon adossé au rocher sommeillait la tête sur la poitrine, les cheveux frôlés par le vent, espèced’Endymiondupleinjour.

Unlièvre,quemonjeunechasseuravaitapprivoiséàgrand-peine,futdéchiréparleschiens:cefutleseulmalheurdecesjournéessansombre.LesgensdeMantinéesedécouvrirentdesliensdeparentéavec cette famille de colons bithyniens, jusque-là inconnus : cette ville, où l’enfant eut plus tard sestemples, fut par moi enrichie et ornée. L’immémorial sanctuaire de Neptune, tombé en ruine, était sivénérablequel’entréeenétaitinterditeàquiconque:desmystèresplusanciensquelaracehumaines’yperpétuaientderrièredesportescontinuellementcloses.Jeconstruisisunnouveautemple,beaucoupplusvaste,àl’intérieurduquellevieilédificegîtdésormaiscommeunnoyauaucentred’unfruit.Surlaroute,nonloindeMantinée,jefisrénoverlatombeoùÉpaminondastuéenpleinebataille,reposeauprèsd’unjeunecompagnonfrappéàsescôtés:unecolonne,oùunpoèmefutgravé,s’élevapourcommémorercesouvenird’untempsoùtout,vuàdistance,sembleavoiréténobleetsimple, la tendresse, lagloire, lamort.EnAchaïe,lesJeuxIsthmiquesfurentcélébrésavecunesplendeurqu’onn’avaitpasvuedepuislestemps anciens ; j’espérais, en rétablissant ces grandes fêtes helléniques, refaire de laGrèce une unitévivante.Deschassesnousentraînèrentdanslavalléedel’Hélicondoréeparlesdernièresrousseursdel’automne ; nous fîmes halte au bord de la source de Narcisse, près du sanctuaire de l’Amour : ladépouilled’une jeuneourse, trophéesuspendupardesclousd’orà laparoidu temple, futofferteàcedieu,leplussagedetous.

Labarqueque lemarchandÉrastosd’Éphèsemeprêtait pournaviguerdans l’ArchipelmouilladanslabaiedePhalère:jem’installaiàAthènescommeunhommerentreaufoyer.J’osaitoucheràcettebeauté, essayer de faire de cette ville admirable uneville parfaite.Athènes, pour la première fois, serepeuplait,seremettaitàcroîtreaprèsunelonguepériodededéclin:j’endoublail’étendue;jeprévis,lelongdel’Ilissus,uneAthènesnouvelle,lavilled’HadrienàcôtédecelledeThésée.Toutétaitàrégler,àconstruire.Sixsièclesplustôt,legrandtempleconsacréauZeusOlympienavaitétéabandonnéaussitôtentrepris.Mes ouvriers semirent à l’œuvre :Athènes connut de nouveau une activité joyeuse qu’ellen’avaitpasgoûtéedepuisPériclès.J’achevaiscequ’unSéleucideavaitvainementtentédeterminer;jeréparais sur place les rapines de notre Sylla. L’inspection des travaux nécessita des allées et venuesquotidiennesdansundédaledemachines,depouliessavantes,defûtsàdemidressés,etdeblocsblancsnégligemment empilés sous un ciel bleu. J’y retrouvais quelque chose de l’excitation des chantiers deconstructionsnavales : unbâtiment renfloué appareillait pour l’avenir.Le soir, l’architecture cédait laplaceàlamusique,cetteconstructioninvisible.J’aiplusoumoinspratiquétouslesarts,maisceluidessonsestleseuloùjemesuisconstammentexercé,etoùjemereconnaisunecertaineexcellence.ÀRome,jedissimulaiscegoût:jepouvaisavecdiscrétionm’ylivreràAthènes.Lesmusiciensserassemblaientdanslacourplantéed’uncyprès,aupiedd’unestatued’Hermès.Sixouseptseulement;unorchestredeflûtesetdelyres,auquels’adjoignaitparfoisunvirtuosearméd’unecithare.Jetenaisleplussouventla

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grandeflûtetraversière.Nousjouionsdesairsanciens,presqueoubliés,etaussidesmélodiesnouvellescomposéespourmoi.J’aimais l’austéritéviriledesairsdoriens,mais jenedétestaispas lesmélodiesvoluptueuses ou passionnées, les brisures pathétiques ou savantes, que les gens graves, dont la vertuconsisteàtoutcraindre,rejettentcommebouleversantespourlessensoulecœur.J’apercevaisentrelescordes le profil demon jeune compagnon, sagement occupé à tenir sa partie dans l’ensemble, et sesdoigtsbougeantavecsoinlelongdesfilstendus.

Cebelhiverfutricheenfréquentationsamicales:l’opulentAtticus,dontlabanquefinançaitmestravauxédilitaires,nonsansd’ailleursentirerprofit,m’invitadanssesjardinsdeKéphissia,oùilvivaitentouréd’unecourd’improvisateursetd’écrivainsenvogue;sonfils,lejeuneHérode,étaituncauseuràlafoisentraînantetsubtil;ildevintlecommensalindispensabledemessoupersd’Athènes.Ilavaitfortperducette timiditéqui l’avait fait restercourtenmaprésence,à l’époqueoùl’éphébieathéniennemel’avaitenvoyésurlesfrontièressarmatespourmeféliciterdemonavènement,maissavanitécroissantemesemblaittoutauplusundouxridicule.LerhéteurPolémon,legrandhommedeLaodicée,quirivalisaitavecHéroded’éloquence,etsurtoutderichesses,m’enchantaparsonstyleasiatique,ampleetmiroitantcommelesflotsd’unPactole:cethabileassembleurdemotsvivaitcommeilparlait,avecfaste.Maislarencontrelaplusprécieusedetoutesfutcelled’ArriendeNicomédie,monmeilleurami.Plusjeunequemoid’environdouzeans,ilavaitdéjàcommencécettebellecarrièrepolitiqueetmilitairedanslaquelleilcontinuedes’honoreretdeservir.Sonexpériencedesgrandesaffaires,saconnaissancedeschevaux,des chiens, de tous les exercices du corps, le mettaient infiniment au-dessus des simples faiseurs dephrases.Danssajeunesse,ilavaitétélaproied’unedecesétrangespassionsdel’esprit,sanslesquellesil n’est peut-être pas de vraie sagesse, ni de vraie grandeur : deux ans de sa vie s’étaient écoulés àNicopolisenÉpire,danslapetitechambrefroideetnueoùagonisaitÉpictète;ils’étaitdonnépourtâchederecueilliretdetranscriremotpourmotlesderniersproposduvieuxphilosophemalade.Cettepérioded’enthousiasme l’avaitmarqué : ilengardaitd’admirablesdisciplinesmorales,uneespècedecandeurgrave. Ilpratiquait en secretdesaustéritésdontne sedoutaitpersonne.Mais le longapprentissagedudevoir stoïque ne l’avait pas raidi dans une attitude de faux sage : il était trop fin pour ne pas s’êtreaperçu qu’il en est des extrémités de la vertu comme de celles de l’amour, que leur mérite tientprécisémentàleurrareté,àleurcaractèredechef-d’œuvreunique,debelexcès.L’intelligencesereine,l’honnêtetéparfaitedeXénophonluiservaientdésormaisdemodèle.Ilécrivaitl’histoiredesonpays,laBithynie. J’avais placé cette province, longtemps fort mal administrée par des proconsuls, sous majuridiction personnelle : il me conseilla dansmes plans de réforme. Ce lecteur assidu des dialoguessocratiquesn’ignoraitriendesréservesd’héroïsme,dedévouement,etparfoisdesagesse,dontlaGrècea su ennoblir la passion pour l’ami : il traitaitmon jeune favori avec une déférence tendre.Les deuxBithyniensparlaientcedouxdialectede l’Ionie,auxdésinencespresquehomériques,quej’aiplus tarddécidéArrienàemployerdanssesœuvres.

Athènesavaitàcetteépoquesonphilosophedelaviefrugale:DémonaxmenaitdansunecabaneduvillagedeColoneuneexistenceexemplaireetgaie.Cen’étaitpasSocrate;iln’enavaitnilasubtilité,ni l’ardeur,mais j’aimais sa bonhomiemoqueuse. L’acteur comiqueAristomène, qui interprétait avecverve la vieille comédie attique, fut un autre de ces amis au cœur simple. Je l’appelais ma perdrixgrecque:court,gras,joyeuxcommeunenfantoucommeunoiseau,ilétaitplusrenseignéquepersonnesurlesrites,lapoésie,lesrecettesdecuisined’autrefois.Ilm’amusaetm’instruisitlongtemps.Antinoüss’attacha vers ce temps-là le philosopheChabrias, platonicien frotté d’orphisme, le plus innocent deshommes,quivouaàl’enfantunefidélitédechiendegarde,plustardreportéesurmoi.Onzeansdeviedecour ne l’ont pas changé : c’est toujours lemême être candide, dévot, chastement occupé de songes,aveugleauxintriguesetsourdauxrumeurs.Ilm’ennuieparfois,maisjenem’ensépareraiqu’àmamort.

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MesrapportsaveclephilosophestoïqueEuphratèsfurentdeduréeplusbrève.Ils’étaitretiréàAthènesaprèsd’éclatantssuccèsàRome.Jelepriscommelecteur,maislessouffrancesqueluicausaitde longuedateunabcèsau foie, et l’affaiblissementqui en résultait, lepersuadèrentque saviene luioffraitplusrienquivalûtlapeinedevivre.Ilmedemandalapermissiondequittermonserviceparlesuicide.Jen’aijamaisétél’ennemidelasortievolontaire;j’yavaispensécommeàunefinpossibleaumomentdelacrisequiprécédalamortdeTrajan.Ceproblèmedusuicide,quim’aobsédédepuis,mesemblaitalorsdesolutionfacile.Euphratèseutl’autorisationqu’ilréclamait;jelaluifisporterparmonjeuneBithynien,peut-êtreparcequ’ilm’auraitpluàmoi-mêmederecevoirdesmainsd’untelmessagercetteréponsefinale.Lephilosopheseprésentaaupalaislesoirmêmepourunecauseriequinedifféraitenriendesprécédentes;ilsetualelendemain.Nousreparlâmesplusieursfoisdecetincident:l’enfantendemeura assombridurantquelques jours.Cebel être sensuel regardait lamort avechorreur ; jenem’apercevais pas qu’il y pensait déjà beaucoup. Pour moi, je comprenais mal qu’on quittâtvolontairementunmondequimeparaissaitbeau,qu’onn’épuisâtpasjusqu’aubout,endépitdetouslesmaux,ladernièrepossibilitédepensée,decontact,etmêmederegard.J’aibienchangédepuis.

Lesdatessemélangent:mamémoiresecomposeuneseulefresqueoùs’entassentlesincidentsetles voyages de plusieurs saisons. La barque luxueusement aménagée du marchand Érastos d’Éphèsetournasaproueversl’Orient,puisverslesud,enfinverscetteItaliequidevenaitpourmoil’Occident.Rhodesfuttouchéedeuxfois;Délos,aveuglantedeblancheur,futvisitéed’abordparunmatind’avriletplustardsouslapleinelunedusolstice;lemauvaistempssurlacôted’ÉpiremepermitdeprolongerunevisiteàDodone.EnSicile,nousnousattardâmesquelquesjoursàSyracusepourexplorerlemystèredessources :Aréthuse,Cyané,bellesnymphesbleues. JedonnaiunepenséeàLiciniusSura,quiavaitjadisconsacrésesloisirsd’hommed’Étatàétudierlesmerveillesdeseaux.J’avaisentenduparlerdesirisations surprenantes de l’aurore sur la mer d’Ionie contemplée du haut de l’Etna. Je décidaid’entreprendre l’ascensionde lamontagne ;nouspassâmesde la régiondesvignesàcellede la lave,puis de la neige. L’enfant aux jambes dansantes courait sur ces pentes difficiles ; les savants quim’accompagnaientmontèrentàdosdemules.Unabriavaitétéconstruitaufaîtepournouspermettred’yattendrel’aube.Ellevint;uneimmenseécharped’Irissedéployad’unhorizonàl’autre;d’étrangesfeuxbrillèrent sur les glaces du sommet ; l’espace terrestre et marin s’ouvrit au regard jusqu’à l’AfriquevisibleetlaGrècedevinée.Cefutl’unedescimesdemavie.Rienn’ymanqua,nilafrangedoréed’unnuage,nilesaigles,nil’échansond’immortalité.

Saisonsalcyoniennes, solsticedemes jours…Loindesurfairemonbonheuràdistance, jedoislutterpourn’enpasaffadirl’image;sonsouvenirmêmeestmaintenanttropfortpourmoi.Plussincèreque la plupart des hommes, j’avoue sans ambages les causes secrètes de cette félicité : ce calme sipropiceauxtravauxetauxdisciplinesdel’espritmesemblel’undesplusbeauxeffetsdel’amour.Etjem’étonne que ces joies si précaires, si rarement parfaites au cours d’une vie humaine, sous quelqueaspectd’ailleursquenouslesayonscherchéesoureçues,soientconsidéréesavectantdeméfiancepardeprétendussages,qu’ilsenredoutentl’accoutumanceetl’excèsaulieud’enredouterlemanqueetlaperte,qu’ilspassentà tyranniser leurssensuntempsmieuxemployéàréglerouàembellir leurâme.Àcetteépoque, jemettais à affermirmon bonheur, à le goûter, à le juger aussi, cette attention constante quej’avais toujours donnée auxmoindres détails demes actes ; et qu’est la volupté ellemême, sinon unmomentd’attentionpassionnéeducorps?Toutbonheurestunchef-d’œuvre:lamoindreerreurlefausse,lamoindrehésitation l’altère, lamoindre lourdeur ledépare, lamoindresottise l’abêtit.Lemienn’estresponsableenriendecellesdemes imprudencesquiplus tard l’ontbrisé : tantque j’aiagidanssonsens, j’aiétésage.Jecroisencorequ’ileûtétépossibleàunhommeplussagequemoid’êtreheureuxjusqu’àsamort.

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C’estquelquetempsplustard,enPhrygie,surlesconfinsoùlaGrèceetl’Asiesemélangent,quej’eus de ce bonheur l’image la plus complète et la plus lucide.Nous campions dans un lieu désert etsauvage, sur l’emplacement de la tombe d’Alcibiade quimourut là-bas victime desmachinations desSatrapes. J’avais faitplacer surce tombeaunégligédepuisdes sièclesune statueenmarbredeParos,l’effigie de cet hommequi est l’unde ceuxque laGrèce a le plus aimés. J’avais aussi donné l’ordrequ’on y célébrât chaque année certains rites commémoratifs ; les habitants du village voisin s’étaientjointsauxgensdemonescortepour lapremièredecescérémonies ;unjeunetaureaufutsacrifié ;unepartiedelachairfutprélevéepourlefestindusoir.Ilyeutunecoursedechevauximproviséedanslaplaine,desdansesauxquellesleBithynienpritpartavecunegrâcefougueuse;unpeuplustard,auborddudernierfeu,rejetantenarrièresabellegorgerobuste,ilchanta.J’aimeàm’étendreauprèsdesmortspourprendremamesure:cesoir-là,jecomparaimavieàcelledugrandjouisseurvieillissantquitombapercé de flèches à cette place, défendu par un jeune ami et pleuré par une courtisane d’Athènes.Majeunessen’avaitpasprétenduauxprestigesdecelled’Alcibiade:madiversitéégalaitousurpassait lasienne.J’avaisjouitoutautant,réfléchidavantage,travaillébeaucoupplus;j’avaiscommeluil’étrangebonheur d’être aimé.Alcibiade a tout séduit,même l’Histoire, et cependant, il laisse derrière lui lesmonceaux de morts athéniens abandonnés dans les carrières de Syracuse, une patrie chancelante, lesdieuxdescarrefours sottementmutiléspar sesmains. J’avaisgouvernéunmonde infinimentplusvastequeceluioù l’Athénienavaitvécu ; j’yavaismaintenu lapaix ; je l’avaisgréécommeunbeaunavireappareillépourunvoyagequidureradessiècles;j’avaisluttédemonmieuxpourfavoriserlesensdudivindansl’homme,sanspourtantysacrifierl’humain.Monbonheurm’étaitunpayement.

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Chapitre17

Il y avait Rome. Mais je n’étais plus forcé de ménager, de rassurer, de plaire. L’œuvre duprincipats’imposait;lesportesdutempledeJanus,qu’onouvreentempsdeguerre,restaientcloses;lesintentionsportaientleursfruits;laprospéritédesprovincesrefluaitsurlamétropole.JenerefusaiplusletitredePèredelaPatrie,qu’onm’avaitproposéàl’époquedemonavènement.

Plotinen’étaitplus.Durantunprécédentséjourenville, j’avais revupour ladernièrefoiscettefemme au sourire un peu las, que la nomenclature officielle me donnait pour mère, et qui était biendavantage : mon unique amie. Cette fois, je ne retrouvai d’elle qu’une petite urne déposée sous laColonneTrajane.J’assistaimoi-mêmeauxcérémoniesdel’apothéose;contrairementàl’usageimpérial,j’avaisprisledeuilpourunepériodedeneufjours.Maislamortchangeaitpeudechoseàcetteintimitéqui depuis des années se passait de présence ; l’impératrice restait ce qu’elle avait toujours été pourmoi:unesprit,unepenséeàlaquelles’étaitmariéelamienne.

Certainsdesgrandstravauxdeconstructions’achevaient: leColiséeréparé,lavédessouvenirsdeNéronqui hantaient encore ce site, était orné, à la placede l’imagede cet empereur, d’une effigiecolossaleduSoleil,Hélios-Roi,paruneallusionàmonnomgentiliced’Ælius.Onmettait ladernièremain au templedeVénus et deRome, construit lui aussi sur l’emplacementde la scandaleuseMaisond’Or,oùNéronavaitdéployésansgoûtunluxemalacquis.Roma,Amor:ladivinitédelaVilleÉternelles’identifiaitpour lapremière foisavec laMèrede l’Amour, inspiratricede toute joie.C’étaitunedesidéesdemavie.Lapuissanceromaineprenaitainsicecaractèrecosmiqueetsacré,cetteformepacifiqueettutélairequej’ambitionnaisdeluidonner.Ilm’arrivaitparfoisd’assimilerl’impératricemorteàcetteVénussage,conseillèredivine.

De plus en plus, toutes les déités m’apparaissaient mystérieusement fondues en un Tout,émanations infiniment variées,manifestations égales d’unemême force : leurs contradictions n’étaientqu’unmodedeleuraccord.Laconstructiond’untempleàTouslesDieux,d’unPanthéon,s’étaitimposéeàmoi.J’enavaischoisi l’emplacementsur lesdébrisd’anciensbainspublicsoffertsaupeupleromainparAgrippa, le gendre d’Auguste.Rien ne restait du vieil édifice qu’un portique et que la plaque demarbred’unedédicaceaupeupledeRome:celle-cifutsoigneusementreplacéetellequelleaufrontondunouveau temple. Ilm’importait peu quemon nom figurât sur cemonument, qui étaitma pensée. Ilmeplaisait au contraire qu’une inscription vieille de plus d’un siècle l’associât au début de l’empire, aurègneapaiséd’Auguste.Mêmelàoùj’innovais,j’aimaisàmesentiravanttoutuncontinuateur.Par-delàTrajanetNerva,devenusofficiellementmonpèreetmonaïeul,jemerattachaismêmeàcesdouzeCésarssi maltraités par Suétone : la lucidité de Tibère, moins sa dureté, l’érudition de Claude, moins safaiblesse, le goût des arts deNéron,mais dépouillé de toute vanité sotte, la bonté deTitus,moins safadeur, l’économie de Vespasien sans sa lésinerie ridicule, formaient autant d’exemples que je meproposaisàmoi-même.Cesprincesavaientjouéleurrôledanslesaffaireshumaines;c’étaitàmoiqu’ilincombait désormais de choisir entre leurs actes ceux qu’il importait de continuer, de consolider lesmeilleurs, de corriger les pires, jusqu’au jour où d’autres hommes, plus ou moins qualifiés, maiségalementresponsables,sechargeraientd’enfaireautantdesmiens.

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LadédicacedutempledeVénusetdeRomefutuneespècedetriompheaccompagnédecoursesdechars, de spectacles publics, de distributions d’épices et de parfums. Les vingt-quatre éléphants quiavaientamenéàpiedd’œuvrecesénormesblocs,diminuantd’autantletravailforcédesesclaves,prirentplacedanslecortège,monolithesvivants.LadatechoisiepourcettefêteétaitlejouranniversairedelanaissancedeRome,lehuitièmejourquisuitlesidesd’avrildel’anhuitcentquatre-vingt-deuxaprèslafondationde laVille.Leprintemps romainn’avait jamais étéplusdoux,plusviolent, niplusbleu.Lemême jour, avec une solennité plus grave et comme assourdie, une cérémonie dédicatoire eut lieu àl’intérieur du Panthéon. J’avais corrigé moi-même les plans trop timides de l’architecte Apollodore.Utilisant lesartsde laGrècecommeunesimpleornementation,un luxeajouté, j’étais remontépour lastructuremême de l’édifice aux temps primitifs et fabuleux de Rome, aux temples ronds de l’Étrurieantique.J’avaisvouluquecesanctuairedeTouslesDieuxreproduisîtlaformeduglobeterrestreetdelasphèrestellaire,duglobeoùserenfermentlessemencesdufeuéternel,delasphèrecreusequicontienttout. C’était aussi la forme de ces huttes ancestrales où la fumée des plus anciens foyers humainss’échappait par unorifice situé au faîte.La coupole, construite d’une lavedure et légère qui semblaitparticiper encore aumouvement ascendant des flammes, communiquait avec le ciel par un grand troualternativementnoiretbleu.Cetempleouvertetsecretétaitconçucommeuncadransolaire.Lesheurestourneraient en rond sur ces caissons soigneusement polis par des artisans grecs ; le disque du jour yresteraitsuspenducommeunbouclierd’or;lapluieformeraitsurlepavementuneflaquepure;laprières’échapperaitcommeunefuméeverscevideoùnousmettonslesdieux.Cettefêtefutpourmoiunedecesheuresoù tout converge.Debout au fonddecepuitsde jour, j’avais àmescôtés lepersonneldemonprincipat, les matériaux dont se composait mon destin déjà plus qu’à demi édifié d’homme mûr. Jereconnaissais l’austèreénergiedeMarciusTurbo, serviteur fidèle ; ladignitégrondeusedeServianus,dontlescritiques,chuchotéesàvoixdeplusenplusbasse,nem’atteignaientplus;l’éléganceroyaledeLuciusCéonius ; et, un peu à l’écart, dans cette claire pénombre qui sied aux apparitions divines, levisagerêveurdujeuneGrecenquij’avaisincarnémaFortune.Mafemme,présenteelleaussi,venaitderecevoirletitred’impératrice.

Depuislongtempsdéjà,jepréféraislesfablesconcernantlesamoursetlesquerellesdesdieuxauxcommentairesmaladroitsdesphilosophessurlanaturedivine;j’acceptaisd’êtrel’imageterrestredeceJupiterd’autantplusdieuqu’ilesthomme,soutiendumonde,justiceincarnée,ordredeschoses,amantdesGanymèdesetdesEuropes,épouxnégligentd’uneJunonamère.Monesprit,disposéàtoutmettrecejour-làdansunelumièresansombre,comparaitl’impératriceàcettedéesseenl’honneurdequi,durantune récente visite àArgos, j’avais consacré un paon d’or orné de pierres précieuses. J’aurais pumedébarrasserpar ledivorcedecettefemmepointaimée ;hommeprivé, jen’eussepashésitéà le faire.Maisellemegênaitfortpeu,etriendanssaconduitenejustifiaituneinsultesipublique.Jeuneépouse,elle s’était offusquée de mes écarts, mais à peu près comme son oncle s’irritait de mes dettes. Elleassistait aujourd’hui sans paraître s’en apercevoir aux manifestations d’une passion qui s’annonçaitlongue.Commebeaucoupdefemmespeusensiblesàl’amour,elleencomprenaitmallepouvoir;cetteignoranceexcluaitàlafoisl’indulgenceetlajalousie.Ellenes’inquiétaitquesisestitresousasécuritése trouvaientmenacés, ce qui n’était pas le cas. Il ne lui restait rien de cette grâce d’adolescente quim’avait brièvement intéressé autrefois : cetteEspagnole prématurément vieillie était grave et dure. Jesavaisgréàsafroideurden’avoirpasprisd’amant ; ilmeplaisaitqu’ellesûtporteravecdignitésesvoiles dematrone qui étaient presque des voiles de veuve. J’aimais assez qu’un profil d’impératricefigurât sur les monnaies romaines, avec, au revers, une inscription, tantôt à la Pudeur, tantôt à laTranquillité. Ilm’arrivait depenser à cemariage fictif qui, le soir des fêtesd’Éleusis, a lieu entre lagrandeprêtresseetl’Hiérophante,mariagequin’estpasuneunion,nimêmeuncontact,maisquiestunrite,etsacrécommetel.

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Lanuitquisuivitcescélébrations,duhautd’uneterrasse, jeregardaibrûlerRome.CesfeuxdejoievalaientbienlesincendiesallumésparNéron:ilsétaientpresqueaussiterribles.Rome:lecreuset,mais aussi la fournaise, et lemétal qui bout, lemarteau,mais aussi l’enclume, la preuve visible deschangements et des recommencements de l’histoire, l’un des lieux aumonde où l’homme aura le plustumultueusementvécu.LaconflagrationdeTroie,d’oùunfugitifs’étaitéchappé,emportantavecluisonvieuxpère,sonjeunefils,etsesLares,aboutissaitcesoir-lààcesgrandesflammesdefête.Jesongeaisaussi, avec une sorte de terreur sacrée, aux embrasements de l’avenir. Cesmillions de vies passées,présentesetfutures,cesédificesrécentsnésd’édificesanciensetsuiviseux-mêmesd’édificesànaître,mesemblaientsesuccéderdansletempscommedesvagues;parhasard,c’étaitàmespiedscettenuit-làquecesgrandeshoulesvenaientsebriser.Jepassesurcesmomentsdedélireoùlapourpreimpériale,l’étoffe sainte, et que si rarement j’acceptais de porter, fut jetée sur les épaules de la créature quidevenait pourmoimonGénie : ilme convenait, certes, d’opposer ce rougeprofond à l’or pâled’unenuque,mais surtout d’obligermonBonheur,maFortune, ces entités incertaines et vagues, à s’incarnerdanscetteformesiterrestre,àacquérirlachaleuretlepoidsrassurantdelachair.LesmurssolidesdecePalatin, que j’habitais si peu,mais que je venais de reconstruire, oscillaient comme les flancs d’unebarque;lestenturesécartéespourlaisserentrerlanuitromaineétaientcellesd’unpavillondepoupe;lescrisdelafouleétaientlebruitduventdanslescordages.L’énormeécueilaperçuauloindansl’ombre,lesassisesgigantesquesdemontombeauqu’oncommençaitàcemomentd’éleversurlesbordsduTibre,nem’inspiraientniterreur,niregret,nivaineméditationsurlabrièvetédelavie.

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Chapitre18

Peu à peu, la lumière changea. Depuis deux ans et plus, le passage du temps semarquait auxprogrèsd’unejeunessequiseforme,sedore,monteàsonzénith:lavoixgraves’habituantàcrierdesordresauxpilotesetauxmaîtresdeschasses;lafouléepluslongueducoureur;lesjambesducavaliermaîtrisant plus expertement samonture ; l’écolier qui avait appris par cœur à Claudiopolis de longsfragmentsd’Homèresepassionnaitdepoésievoluptueuseetsavante,s’engouaitdecertainspassagesdePlaton.Monjeunebergerdevenaitunjeuneprince.Cen’étaitplusl’enfantzéléquisejetaitdecheval,aux haltes, pour m’offrir l’eau des sources puisée dans ses paumes : le donateur savait maintenantl’immensevaleurdesesdons.DurantleschassesorganiséesdanslesdomainesdeLucius,enToscane,j’avaisprisplaisiràmêlercevisageparfaitauxfigureslourdesetsoucieusesdesgrandsdignitaires,auxprofilsaigusdesOrientaux,auxmuflesépaisdesveneursbarbares,àobligerlebienaiméaurôledifficiledel’ami.ÀRome,desintriguess’étaientnouéesautourdecettejeunetête,debaseffortss’étaientexercéspourcaptercetteinfluence,oupourluiensubstituerquelqueautre.L’absorptiondansunepenséeuniquedouaitcejeunehommededix-huitansd’unpouvoird’indifférencequimanqueauxplussages:ilavaitsudédaigner, ou ignorer tout cela. Mais la belle bouche avait pris un pli amer dont s’apercevaient lessculpteurs.

J’offre ici auxmoralistes uneoccasion facile de triompher demoi.Mes censeurs s’apprêtent àmontrer dans mon malheur les suites d’un égarement, le résultat d’un excès : il m’est d’autant plusdifficile de les contredire que je vois mal en quoi consiste l’égarement, et où se situe l’excès. Jem’efforcederamenermoncrime,sic’enestun,àdesproportionsjustes:jemedisquelesuiciden’estpas rare, et qu’il est commun de mourir à vingt ans. La mort d’Antinoüs n’est un problème et unecatastrophequepourmoiseul.Ilsepeutquecedésastreaitétéinséparabled’untrop-pleindejoie,d’unsurcroîtd’expérience,dontjen’auraispasconsentiàmeprivermoi-mêmeniàprivermoncompagnondedanger.Mes remordsmême sont devenus peu à peu une forme amère de possession, unemanière dem’assurerquej’aiétéjusqu’auboutletristemaîtredesondestin.Maisjen’ignorepasqu’ilfautcompteraveclesdécisionsdecebelétrangerquerestemalgrétoutchaqueêtrequ’onaime.Enprenantsurmoitoutelafaute,jeréduiscettejeunefigureauxproportionsd’unestatuettedecirequej’auraispétrie,puisécraséeentremesmains.Jen’aipasledroitdedéprécierlesingulierchef-d’œuvrequefutsondépart;jedoislaisseràcetenfantleméritedesapropremort.

Il va sans dire que je n’incrimine pas la préférence sensuelle, fort banale, qui en amourdéterminaitmonchoix.Despassionssemblablesavaientsouventtraversémavie;cesfréquentesamoursn’avaientcoûtéjusqu’iciqu’unminimumdeserments,demensonges,etdemaux.MonbrefengouementpourLucius nem’avait entraîné qu’à quelques folies réparables.Rien n’empêchait qu’il n’en allât demêmepourcettesuprêmetendresse;rien,sinonprécisémentlaqualitéuniqueparoùellesedistinguaitdesautres.L’accoutumancenousauraitconduitsàcettefinsansgloire,maisaussisansdésastre,quelavieprocureàtousceuxquinerefusentpassondouxémoussementparl’usure.J’auraisvulapassionsechangerenamitié,commeleveulentlesmoralistes,ouenindifférence,cequiestplusfréquent.Unêtrejeune se fûtdétachédemoi aumomentoùnos liens auraient commencéàmepeser ; d’autres routinessensuelles,oulesmêmessousd’autresformes,sefussentétabliesdanssavie ; l’avenireûtcontenuun

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mariagenipirenimeilleurquetantd’autres,unpostedansl’administrationprovinciale,lagestiond’undomaineruralenBithynie ;dansd’autrescas, l’inertie, laviedecourcontinuéedansquelquepositionsubalterne ; à toutmettreaupis,unedecescarrièresde favorisdéchusqui tournentauconfidentouàl’entremetteur.Lasagesse,sij’ycomprendsquelquechose,consisteànerienignorerdeceshasards,quisontlaviemême,quitteàs’efforcerd’écarterlespires.Maisnicetenfantnimoinousn’étionssages.

Je n’avais pas attendu la présence d’Antinoüs pour me sentir dieu.Mais le succès multipliaitautourdemoileschancesdevertige;lessaisonssemblaientcollaboreraveclespoètesetlesmusiciensdemonescortepourfairedenotreexistenceunefêteolympienne.LejourdemonarrivéeàCarthage,unesécheresse de cinq ans prit fin ; la foule délirant sous l’averse acclama en moi le dispensateur desbienfaits d’en haut ; les grands travaux d’Afrique ne furent ensuite qu’unemanière de canaliser cetteprodigalité céleste. Quelque temps plus tôt, au cours d’une escale en Sardaigne, un orage nous fitchercherrefugedansunecabanedepaysans;Antinoüsaidanotrehôteàretournerunecoupledetranchesdethonsurlabraise;jemecrusZeusvisitantPhilémonencompagnied’Hermès.CejeunehommeauxjambesrepliéessurunlitétaitcemêmeHermèsdénouantsessandales;Bacchuscueillaitcettegrappe,ougoûtaitpourmoicettecoupedevinrose;cesdoigtsdurcisparlacordedel’arcétaientceuxd’Éros.Parmitantdetravestis,auseindetantdeprestiges,ilm’arrivad’oublierlapersonnehumaine,l’enfantquis’efforçaitvainementd’apprendre le latin,priait l’ingénieurDécrianusde luidonnerdes leçonsdemathématiques,puisy renonçait,etqui,aumoindre reproche,s’enallaitbouderà l’avantdunavireenregardantlamer.

Levoyaged’Afriques’achevaenpleinsoleildejuilletdanslesquartierstoutneufsdeLambèse;moncompagnonendossaavecune joiepuérile lacuirasseet la tuniquemilitaire ; jefuspourquelquesjoursleMarsnuetcasquéparticipantauxexercicesducamp,l’Herculeathlétiquegrisédusentimentdesavigueurencorejeune.Endépitdelachaleuretdeslongstravauxdeterrassementeffectuésavantmonarrivée,l’arméefonctionnacommetoutleresteavecunefacilitédivine:ileûtétéimpossibled’obligerce coureur à un saut d’obstacle de plus, d’imposer à ce cavalier une voltige nouvelle, sans nuire àl’efficacitédecesmanœuvreselles-mêmes,sansromprequelquepartcejusteéquilibredeforcesquienconstituelabeauté.Jen’eusàfaireremarquerauxofficiersqu’uneseuleerreurimperceptible,ungroupedechevauxlaisséàdécouvertdurantlesimulacred’attaqueenrasecampagne;monpréfetCornélianusme satisfit en tout. Un ordre intelligent régissait ces masses d’hommes, de bêtes de trait, de femmesbarbaresaccompagnéesd’enfantsrobustessepressantauxbordsduprétoirepourmebaiser lesmains.Cette obéissance n’était pas servile ; cette fougue sauvage s’employait à soutenirmon programme desécurité ; rienn’avaitcoûté tropcher ; rienn’avaitéténégligé.Jesongeaià faireécrireparArrienuntraitédetactiqueexactcommeuncorpsbienfait.

AAthènes,ladédicacedel’Olympéiondonnalieutroismoisplustardàdesfêtesquirappelaientlessolennitésromaines,maiscequiàRomes’étaitpassésurterresesitualà-basenpleinciel.Paruneblondeaprès-midid’automne,jeprisplacesousceportiqueconçuàl’échellesurhumainedeZeus;cetempledemarbre,élevésurlelieuoùDeucalionvitcesserleDéluge,semblaitperdresonpoids,flottercommeunlourdnuageblanc;monvêtementrituels’accordaitauxtonsdusoirsurl’Hymettetoutproche.J’avaischargéPolémondudiscours inauguratoire.Ce fut làque laGrècemedécernacesappellationsdivines où je voyais à la fois une source de prestige et le but le plus secret des travaux dema vie :Évergète,Olympien,Épiphane,MaîtredeTout.Et leplusbeau, leplusdifficile àmériter de tous cestitres : Ionien,Philhellène. Ilyavaitde l’acteurenPolémon,mais les jeuxdephysionomied’ungrandcomédientraduisentparfoisuneémotionàlaquelleparticipenttouteunefoule,toutunsiècle.Illevalesyeux,serecueillitavantsonexorde,parut rassembleren lui tous lesdonscontenusdanscemomentdu

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temps. J’avais collaboré avec les âges, avec laviegrecqueelle-même ; l’autoritéque j’exerçais étaitmoinsunpouvoirqu’unemystérieusepuissance,supérieureàl’homme,maisquin’agitefficacementqu’àtraversl’intermédiaired’unepersonnehumaine;lemariagedeRomeetd’Athèness’étaitaccompli;lepassé retrouvaitunvisaged’avenir ; laGrèce repartaitcommeunnavire longtemps immobiliséparuncalme,quisentdenouveaudanssesvoileslapousséeduvent.Cefutalorsqu’unemélancolied’uninstantmeserralecœur:jesongeaiquelesmotsd’achèvement,deperfection,contiennenteneuxlemotdefin:peut-êtren’avais-jefaitqu’offriruneproiedeplusauTempsdévorateur.

Nous pénétrâmes ensuite dans l’intérieur du temple où les sculpteurs s’affairaient encore :l’immenseébaucheduZeusd’oretd’ivoireéclairaitvaguementlapénombre;aupieddel’échafaudage,legrandpythonquej’avaisfaitchercherauxIndespourleconsacrerdanscesanctuairegrecreposaitdéjàdanssacorbeilledefiligrane,bêtedivine,emblèmerampantdel’espritdelaTerre,associédetouttempsaujeunehommenuquisymboliseleGéniedel’empereur.Antinoüs,entrantdeplusenplusdanscerôle,servit lui-même aumonstre sa ration demésanges aux ailes rognées. Puis, levant les bras, il pria. Jesavaisquecetteprière,faitepourmoi,nes’adressaitqu’àmoiseul,maisjen’étaispasassezdieupourendevinerlesens,nipoursavoirsielleseraitunjouroul’autreexaucée.Cefutunsoulagementdesortirde ce silence, de cette pâleur bleue, de retrouver les rues d’Athènes où s’allumaient les lampes, lafamiliarité du petit peuple, les cris dans l’air poussiéreux du soir. La jeune figure qui allait bientôtembellirtantdemonnaiesdumondegrecdevenaitpourlafouleuneprésenceamicale,unsigne.

Je n’aimais pas moins ; j’aimais plus. Mais le poids de l’amour, comme celui d’un brastendrementposéautraversd’unepoitrine,devenaitpeuàpeulourdàporter.Lescomparsesreparurent:jeme rappelle ce jeunehommedur et fin quim’accompagnadurant un séjour àMilet,mais auquel jerenonçai.JerevoiscettesoiréedeSardesoùlepoèteStratonnouspromenademauvaislieuenmauvaislieu, entourés de douteuses conquêtes. Ce Straton, qui avait préféré à ma cour l’obscure liberté destavernesdel’Asie,étaitunhommeexquisetmoqueur,avidedeprouverl’inanitédetoutcequin’estpasle plaisir lui-même, peut-être pour s’excuser d’y avoir sacrifié tout le reste. Et il y eut cette nuit deSmyrneoùj’obligeail’objetaiméàsubirlaprésenced’unecourtisane.L’enfantsefaisaitdel’amouruneidée qui demeurait austère, parce qu’elle était exclusive ; son dégoût alla jusqu’aux nausées. Puis, ils’habitua. Ces vaines tentatives s’expliquent assez par le goût de la débauche ; il s’ymêlait l’espoird’inventeruneintimiténouvelleoùlecompagnondeplaisirnecesseraitpasd’êtrelebien-aiméetl’ami;l’envied’instruire l’autre,de fairepasser sa jeunessepardesexpériencesquiavaientétécellesde lamienne;etpeut-être,plusinavouée,l’intentiondeleravalerpeuàpeuaurangdesdélicesbanalesquin’engagentàrien.

Il entrait de l’angoisse dans mon besoin de rabrouer cette tendresse ombrageuse qui risquaitd’encombrermavie.Aucoursd’unvoyageenTroade,nousvisitâmes laplaineduScamandresousuncielvertdecatastrophe:l’inondation,dontj’étaisvenusurplaceconstaterlesravages,changeaitenîlotsles tumulus des tombeaux antiques. Je trouvai quelques moments pour me recueillir sur la tombed’Hector ;Antinoüs alla rêver sur celle dePatrocle. Je ne sus pas reconnaître dans le jeune faon quim’accompagnait l’émule du camarade d’Achille : je tournai en dérision ces fidélités passionnées quifleurissentsurtoutdansleslivres; lebelêtreinsultérougitjusqu’ausang.Lafranchiseétaitdeplusenplus la seule vertu à laquelle jem’astreignais : jem’apercevais que les disciplines héroïques dont laGrèceaentourél’attachementd’unhommemûrpouruncompagnonplusjeunenesontsouventpournousquesimagréeshypocrites.Plussensiblequejenecroyaisl’êtreauxpréjugésdeRome,jemerappelaisqueceux-ci fontsapartauplaisirmaisvoientdans l’amourunemaniehonteuse ; j’étais reprisparmarage de ne dépendre exclusivement d’aucun être. Je m’exaspérais de travers qui étaient ceux de la

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jeunesse, et comme tels inséparables de mon choix ; je finissais par retrouver dans cette passiondifférentetoutcequim’avaitirritéchezlesmaîtressesromaines:lesparfums,lesapprêts,leluxefroiddesparuresreprirentleurplacedansmavie.Descraintespresqueinjustifiéess’étaientintroduitesdanscecœursombre;jel’aivus’inquiéterd’avoirbientôtdix-neufans.Descapricesdangereux,descolèresagitantsurcefronttêtulesanneauxdeMéduse,alternaientavecunemélancoliequiressemblaitàdelastupeur,avecunedouceurdeplusenplusbrisée.Ilm’estarrivédelefrapper:jemesouviendraitoujoursde ces yeux épouvantés. Mais l’idole souffletée restait l’idole, et les sacrifices expiatoirescommençaient.

Tous les Mystères de l’Asie venaient renforcer ce voluptueux désordre de leurs musiquesstridentes.Le tempsd’Éleusisétaitbienpassé.Les initiationsauxcultes secretsoubizarres,pratiquesplustoléréesquepermises,quelelégislateurenmoiregardaitavecméfiance,convenaientàcemomentdelavieoùladansedevientvertige,oùlechants’achèveencri.Dansl’îledeSamothrace,j’avaisétéinitié auxMystères desCabires, antiques et obscènes, sacrés comme la chair et le sang ; les serpentsgorgésdelaitdel’antredeTrophoniossefrottèrentàmeschevilles;lesfêtesthracesd’Orphéedonnèrentlieuàdesauvagesritesdefraternité.L’hommed’Étatquiavaitinterditsouslespeineslesplussévèrestoutes les formesdemutilationconsentitàassisterauxorgiesde laDéesseSyrienne : j’aivu l’affreuxtourbillonnement des danses ensanglantées ; fasciné comme un chevreaumis en présence d’un reptile,monjeunecompagnoncontemplaitavecterreurceshommesquichoisissaientdefaireauxexigencesdel’âgeetdusexeuneréponseaussidéfinitivequecelledelamort,etpeut-êtreplusatroce.Maislecombledel’horreurfutatteintdurantunséjouràPalmyre,oùlemarchandarabeMélèsAgrippanoushébergeapendant trois semaines au sein d’un luxe splendide et barbare.Un jour, après boire, ceMélès, granddignitaire du cultemithriaque, qui prenait assez peu au sérieux ses devoirs de pastophore, proposa àAntinoüs de participer au taurobole. Le jeune homme savait que je m’étais soumis autrefois à unecérémoniedumêmegenre;ils’offritavecardeur.Jenecruspasdevoirm’opposeràcettefantaisie,pourl’accomplissementde laquelleonn’exigeaqu’unminimumdepurificationsetd’abstinences.J’acceptaideservirmoimêmede répondant, avecMarcusUlpiusCastoras,monsecrétairepour la languearabe.Nousdescendîmesàl’heureditedanslacavesacrée;leBithyniensecouchapourrecevoirl’aspersionsanglante.Maisquandjevisémergerdelafossececorpsstriéderouge,cettechevelurefeutréeparuneboue gluante, ce visage éclaboussé de taches qu’on ne pouvait laver, et qu’il fallait laisser s’effacerd’elles-mêmes, ledégoûtmepritàlagorge,et l’horreurdecescultessouterrainset louches.Quelquesjoursplustard,jefisinterdireauxtroupes,cantonnéesàÉmèse,l’accèsdunoirMithraeum.

J’ai eumes présages : commeMarc-Antoine avant sa dernière bataille, j’ai entendu s’éloignerdanslanuitlamusiquedelarelèvedesdieuxprotecteursquis’envont…Jel’entendaissansyprendregarde.Masécuritéétaitdevenuecelleducavalierqu’untalismanprotègedetoutechute.ÀSamosate,uncongrèsdepetitsroisd’Orienteutlieusousmesauspices;aucoursdechassesenmontagne,Abgar,roid’Osroène,m’enseignalui-mêmel’artdufauconnier;desbattuesmachinéescommedesscènesdethéâtreprécipitèrentdansdesfiletsdepourpredeshardesentièresd’antilopes;Antinoüss’arc-boutaitdetoutesses forces pour retenir l’élan d’une couple de panthères tirant sur leur lourd collier d’or. Desarrangements se conclurent sous le couvert de toutes ces splendeurs ; les marchandages me furentinvariablement favorables ; je restais le joueurquigagne à tout coup.L’hiver sepassadans cepalaisd’Antiocheoù j’avais jadisdemandéauxsorciersdem’éclairer sur l’avenir.Mais l’avenirnepouvaitdésormaisrienm’apporter,riendumoinsquipûtpasserpourundon.Mesvendangesétaientfaites ; lemoût de la vie emplissait la cuve. J’avais cessé, il est vrai, d’ordonnermon propre destin,mais lesdisciplines soigneusement élaborées d’autrefois ne réapparaissaient plus que comme le premier staged’unevocationd’homme;ilenétaitd’ellescommedeceschaînesqu’undanseurs’obligeàporterpour

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mieux bondir quand il s’en sépare. Sur certains points, l’austérité persistait : je continuais à interdirequ’onservîtduvinavantlasecondeveillenocturne:jemesouvenaisd’avoirvu,surcesmêmestablesdeboispoli,lamaintremblantedeTrajan.Maisilestd’autresivresses.Aucuneombreneseprofilaitsurmesjours,nilamort,niladéfaite,nicettedérouteplussubtilequ’ons’infligeàsoi-même,nil’âgequipourtantfiniraitparvenir.Etcependant,jemehâtais,commesichacunedecesheuresétaitàlafoislaplusbelleetladernière.

MesfréquentsséjoursenAsieMineurem’avaientmisencontactavecunpetitgroupedesavantssérieusement adonnés à la poursuite des arts magiques. Chaque siècle a ses audaces : les meilleursespritsdunôtre,lasd’unephilosophiequitournedeplusenplusauxdéclamationsd’école,seplaisentàrôdersurcesfrontièresinterditesàl’homme.ÀTyr,PhilondeByblosm’avaitrévélécertainssecretsdelavieillemagiephénicienne;ilmesuivitàAntioche.NouméniosydonnaitdesmythesdePlatonsurlanaturede l’âmeune interprétationqui restait timide,maisquieûtmené loinunespritplushardique lesien. Ses disciples évoquaient les démons : ce fut un jeu comme un autre. D’étranges figures quisemblaientfaitesdelamoellemêmedemessongesm’apparurentdanslafuméedustyrax,oscillèrent,sefondirent,nemelaissantquelesentimentd’uneressemblanceavecunvisageconnuetvivant.Toutcelan’étaitpeut-êtrequ’unsimple tourdebateleur :encecas, lebateleursavaitsonmétier.Jemeremisàl’étude de l’anatomie, effleurée dans ma jeunesse, mais ce n’était plus pour considérer sagement lastructure du corps. La curiosité m’avait pris de ces régions intermédiaires où l’âme et la chair semélangent, où le rêve répond à la réalité, et parfois la devance, où la vie et lamort échangent leursattributsetleursmasques.MonmédecinHermogènedésapprouvaitcesexpériences;ilmefitnéanmoinsconnaîtreunpetitnombredepraticiensquitravaillaientsurcesdonnées.J’essayaiaveceuxdelocaliserlesiègedel’âme,detrouverlesliensquilarattachentaucorps,etdemesurerletempsqu’ellemetàs’endétacher.Quelquesanimauxfurentsacrifiésàces recherches.LechirurgienSatyrusm’emmenadanssacliniqueassisteràdesagonies.Nousrêvionstouthaut:l’âmen’est-ellequelesuprêmeaboutissementducorps,manifestationfragiledelapeineetduplaisird’exister?Est-elleaucontraireplusantiquequececorpsmodeléàson image,etqui, tantbienquemal, lui sertmomentanémentd’instrument?Peut-on larappeler à l’intérieur de la chair, rétablir entre elles cette union étroite, cette combustion que nousappelonslavie?Silesâmespossèdentleuridentitépropre,peuvent-elless’échanger,allerd’unêtreàl’autrecommelequartierdefruit,lagorgéedevinquedeuxamantssepassentdansunbaiser?Toutsagechangevingtfoisparand’avissurceschoses;lescepticismeledisputaitenmoiàl’enviedesavoiretl’enthousiasmeàl’ironie.Maisjem’étaisconvaincuquenotreintelligencenelaissefiltrerjusqu’ànousqu’unmaigre résidudes faits : jem’intéressais deplus enplus aumondeobscur de la sensation, nuitnoireoùfulgurentettournoientd’aveuglantssoleils.Verslamêmeépoque,Phlégon,quicollectionnaitleshistoiresderevenants,nousracontaunsoircelledeLaFiancéedeCorinthedontilseportagarant.Cetteaventureoùl’amourramenaituneâmesurlaterre,etluirendaittemporairementuncorps,émutchacundenous,maisàdesprofondeursdifférentes.Plusieurstentèrentd’amorceruneexpérienceanalogue:Satyruss’efforçad’évoquersonmaîtreAspasius,quiavaitfaitavecluiundecespactes,jamaistenus,auxtermesdesquelsceuxquimeurentpromettentderenseignerlesvivants.Antinoüsmefitunepromessedumêmegenre,quejeprislégèrement,n’ayantaucuneraisondecroirequecetenfantnemesurvivraitpas.Philonchercha à faire apparaître sa femmemorte. Je permis que le nomdemon père et demamère fussentprononcés,maisunesortedepudeurm’empêchad’évoquerPlotine.Aucunedecestentativesneréussit.Maisd’étrangesportess’étaientouvertes.

Peudejoursavantledépartd’Antioche,j’allaisacrifiercommeautrefoissurlesommetdumontCassius.L’ascension fut faitedenuit : commepour l’Etna, jen’emmenai avecmoiqu’unpetitnombred’amisaupied sûr.Monbutn’étaitpas seulementd’accomplirun ritepropitiatoiredansce sanctuaire

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plussacréqu’unautre:jevoulaisrevoirdelà-hautcephénomènedel’aurore,prodigejournalierquejen’ai jamais contemplé sans un secret cri de joie. À la hauteur du sommet, le soleil fait reluire lesornements de cuivre du temple, les visages éclairés sourient en pleine lumière, quand les plaines del’Asieetdelamersontencoreplongéesdansl’ombre;pourquelquesinstants,l’hommequiprieaufaîteest le seulbénéficiairedumatin.Onprépara toutpourunsacrifice ;nousmontâmesàchevald’abord,puisàpied,lelongdesentespérilleusesbordéesdegenêtsetdelentisquesqu’onreconnaissaitdenuitàleursparfums.L’airétaitlourd;ceprintempsbrûlaitcommeailleursl’été.Pourlapremièrefoisaucoursd’uneascensionenmontagne,lesoufflememanqua:jedusm’appuyerunmomentsurl’épauledupréféré.Un orage, prévu depuis quelque temps par Hermogène, qui se connaît en météorologie, éclata à unecentaine de pas du sommet. Les prêtres sortirent pour nous recevoir à la lueur des éclairs ; la petitetroupe trempée jusqu’auxossepressaautourde l’auteldisposépour lesacrifice. Ilallaits’accomplir,quand la foudre éclatant sur nous tua d’un seul coup le victimaire et la victime. Le premier instantd’horreurpassé,Hermogènesepenchaavecunecuriositédemédecinsurlegroupefoudroyé;Chabriaset le grand prêtre se récriaient d’admiration : l’homme et le faon sacrifiés par cette épée divines’unissaientàl’éternitédemonGénie:cesviessubstituéesprolongeaientlamienne.Antinoüsagrippéàmonbrastremblait,nondeterreur,commejelecrusalors,maissouslecoupd’unepenséequejecomprisplustard.Unêtreépouvantédedéchoir,c’est-à-diredevieillir,avaitdûsepromettredepuislongtempsdemourir au premier signe de déclin, oumêmebien avant. J’en arrive aujourd’hui à croire que cettepromesse,que tantdenous se sont faite,mais sans la tenir, remontait chez lui très loin, à l’époquedeNicomédieetdelarencontreauborddelasource.Elleexpliquaitsonindolence,sonardeurauplaisir,satristesse,sonindifférencetotaleàtoutavenir.Maisilfallaitencorequecedépartn’eûtpasl’aird’unerévolte, et ne contînt nulle plainte. L’éclair du mont Cassius lui montrait une issue : la mort pouvaitdevenirunedernièreformedeservice,undernierdon,etleseulquirestât.L’illuminationdel’aurorefutpeudechoseàcôtédusourirequiselevasurcevisagebouleversé.Quelquesjoursplustard,jereviscemême sourire,mais plus caché, voilé d’ambiguïté : à souper, Polémon, qui semêlait de chiromancie,voulut examiner la main du jeune homme, cette paume où m’effrayait moi-même une étonnante chuted’étoiles.L’enfantlaretira,lareferma,d’ungestedoux,etpresquepudique.Iltenaitàgarderlesecretdesonjeu,etceluidesafin.

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Chapitre19

Nous fîmes halte à Jérusalem. J’y étudiai sur place le plan d’une ville nouvelle, que je meproposaideconstruiresurl’emplacementdelacitéjuiveruinéeparTitus.LabonneadministrationdelaJudée, les progrès du commerce de l’Orient, nécessitaient à ce carrefour de routes le développementd’unegrandemétropole.Jeprévislacapitaleromainehabituelle:ÆliaCapitolinaauraitsestemples,sesmarchés, ses bains publics, son sanctuaire de la Vénus romaine. Mon goût récent pour les cultespassionnés et tendresme fit choisir sur lemontMoriah la grotte la plus propice à la célébration desAdonies.Cesprojetsindignèrentlapopulacejuive:cesdéshéritéspréféraientleursruinesàunegrandevilleoùs’offriraient toutes lesaubainesdugain,dusavoiretduplaisir.Lesouvriersquidonnaient lepremier coup de pioche dans cesmurs croulants furentmolestés par la foule. Je passai outre : FidusAquila, qui devait sous peu employer son génie d’organisateur à la construction d’Antinoé, se mit àl’œuvreàJérusalem.Jerefusaidevoir,surcestasdedébris,lacroissancerapidedelahaine.Unmoisplustard,nousarrivâmesàPéluse.Jeprissoind’yreleverlatombedePompée.Plusjem’enfonçaisdanscesaffairesd’Orient,plusj’admiraislegéniepolitiquedecetéternelvaincudugrandJules.Pompée,quis’efforçademettredel’ordredanscemondeincertaindel’Asie,mesemblaitparfoisavoirœuvrépluseffectivement pourRome queCésar lui-même.Ces travaux de réfection furent l’une demes dernièresoffrandesauxmortsdel’Histoire:j’allaisbientôtavoiràm’occuperd’autrestombeaux.

L’arrivéeàAlexandriefutdiscrète.L’entréetriomphaleétaitremiseàlavenuedel’impératrice.Onavaitpersuadémafemme,quivoyageaitpeu,depasserl’hiverdansleclimatplusdouxdel’Égypte;Lucius, mal remis d’une toux opiniâtre, devait essayer du même remède. Une flottille de barquess’assemblaitpourunvoyagesurleNildontleprogrammecomportaitunesuited’inspectionsofficielles,de fêtes, de banquets, qui promettaient d’être aussi fatigants que ceuxd’une saison auPalatin. J’avaismoi-mêmeorganisétoutcela:leluxe,lesprestigesd’unecourn’étaientpassansvaleurpolitiquedanscevieuxpayshabituéauxfastesroyaux.

Maisj’avaisd’autantplusàcœurdeconsacreràlachasselesquelquesjoursquiprécéderaientl’arrivéedemeshôtes.ÀPalmyre,MélèsAgrippaavaitdonnépournousdespartiesdansledésert;nousn’avions pas poussé assez loin pour rencontrer des lions. Deux ans plus tôt, l’Afriquem’avait offertquelquesbelleschassesaugrandfauve;Antinoüs,tropjeuneettropinexpérimenté,n’avaitpasreçulapermissiond’yfigurerenpremièreplace.J’avaisainsi,pourlui,deslâchetésauxquellesjen’auraispassongépourmoimême.Cédantcommetoujours,jeluipromislerôleprincipaldanscettechasseaulion.Iln’étaitplustempsdeletraiterenenfant,etj’étaisfierdecettejeuneforce.

Nouspartîmespourl’oasisd’Ammon,àquelquesjoursdemarched’Alexandrie,cellemêmeoùAlexandreapprit jadisdelabouchedesprêtreslesecretdesanaissancedivine.Lesindigènesavaientsignalédanscesparageslaprésenced’unfauveparticulièrementdangereux,quis’étaitsouventattaquéàl’homme. Le soir, au bord du feu de camp, nous comparions gaiement nos futurs exploits à ceuxd’Hercule. Mais les premiers jours ne nous rapportèrent que quelques gazelles. Cette fois-là, nousdécidâmesd’allernousposter tousdeuxprèsd’unemaresablonneuse toutenvahiederoseaux.Le lionpassaitpourveniryboireaucrépuscule.Lesnègresétaientchargésdelerabattreversnousàgrandbruit

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deconques,decymbales etdecris ; le restedenotre escorte fut laissé àquelquedistance.L’air étaitlourdetcalme;iln’étaitmêmepasnécessairedesepréoccuperdeladirectionduvent.Nouspouvionsàpeineavoirdépassé ladixièmeheure, carAntinoüsme fit remarquer sur l’étangdesnénuphars rougesencoregrandsouverts.Soudain,labêteroyaleparutdansunfroissementderoseauxfoulés,tournaversnoussonbeaumufleterrible,l’unedesfaceslesplusdivinesquepuisseassumerledanger.Placéunpeuenarrière,jen’euspasletempsderetenirl’enfantquipressaimprudemmentsoncheval,lançasapique,puissesdeuxjavelots,avecart,maisdetropprès.Lefauvetranspercéaucous’écroula,battantlesoldesaqueue;lesablesoulevénousempêchaitdedistinguerautrechosequ’unemasserugissanteetconfuse;lelionenfinseredressa,rassemblasesforcespours’élancersurlechevaletlecavalierdésarmé.J’avaisprévucerisque;parbonheur, lamontured’Antinoüsnebronchapas :nosbêtesétaientadmirablementdresséesàcessortesdejeux.J’interposaimoncheval,exposantleflancdroit;j’avaisl’habitudedecesexercices ; il neme fut pas très difficile d’achever le fauve déjà frappé àmort. Il s’effondra pour lasecondefois;lemuflerouladanslavase;unfiletdesangnoircoulasurl’eau.Legrandchatcouleurdedésert, demiel et de soleil, expira avec unemajesté plus qu’humaine.Antinoüs se jeta à bas de sonchevalcouvertd’écume,etquitremblaitencore;noscompagnonsnousrejoignirent;lesnègrestraînèrentaucampl’immensevictimemorte.

Uneespècede festin fut improvisé ; couché àplat ventredevantunplateaude cuivre, le jeunehomme nous distribua de ses propresmains les portions d’agneau cuit sous la cendre.On but en sonhonneurduvindepalme.Sonexaltationmontaitcommeunchant.Ils’exagéraitpeut-êtrelasignificationdu secours que je lui avais porté, oubliant que j’en eusse fait autant pour n’importe quel chasseur endanger ; nous nous sentions pourtant rentrés dans cemonde héroïque où les amantsmeurent l’un pourl’autre.Lagratitudeetl’orgueilalternaientdanssajoiecommelesstrophesd’uneode.LesNoirsfirentmerveille:lesoir,lapeauécorchéesebalançaitsouslesétoilessuspendueàdeuxpieux,àl’entréedema tente. En dépit des aromates qu’on y avait répandus, son odeur fauve nous hanta toute la nuit. Lelendemain,aprèsunrepasdefruits,nousquittâmeslecamp;aumomentdudépart,nousaperçûmesdansunfossécequirestaitdelabêteroyaledelaveille:cen’étaitplusqu’unecarcasserougesurmontéed’unnuagedemouches.

NousrentrâmesàAlexandriequelquesjoursplustard.LepoètePancratesorganisapourmoiunefête auMusée ; on avait réuni dans une salle demusique une collection d’instruments précieux : lesvieilleslyresdoriennes,pluslourdesetmoinscompliquéesquelesnôtres,voisinaientaveclescitharesrecourbéesde laPerse et de l’Égypte, lespipeauxphrygiens aigus commedesvoixd’eunuques, et dedélicates flûtes indiennes dont j’ignore le nom. Un Éthiopien frappa longuement sur des calebassesafricaines.Unefemmedontlabeautéunpeufroidem’eûtséduit,sijen’avaisdécidédesimplifiermavieenlaréduisantàcequiétaitpourmoil’essentiel,jouad’uneharpetriangulaireausontriste.MésomédèsdeCrète,monmusicien favori, accompagna sur l’orgue hydraulique la récitation de son poèmedeLaSphinge,œuvre inquiétante,sinueuse, fuyantecommelesableauvent.Lasalledeconcertsouvraitsurunecourintérieure:desnénupharss’yétalaientsurl’eaud’unbassin,souslesfeuxpresquefurieuxd’uneaprès-midid’août finissante.Durantun interlude,Pancratès tintànousfaireadmirerdeprèsces fleursd’unevariétérare,rougescommelesang,quinefleurissentqu’àlafindel’été.Nousreconnûmesaussitôtnosnénuphars écarlatesde l’oasis d’Ammon ;Pancratès s’enflammaà l’idéedu fauveblessé expirantparmi les fleurs. Ilmeproposadeversifier cet épisodedechasse : le sangdu lion serait censéavoirteintéleslysdeseaux.Laformulen’estpasneuve:jepassaipourtantlacommande.CePancratès,quiavaittoutd’unpoètedecour,tourna,séancetenante,quelquesversagréablesenl’honneurd’Antinoüs:larose,l’hyacinthe,lachélidoineyétaientsacrifiéesàcescorollesdepourprequiporteraientdésormaislenomdupréféré.Onordonnaàunesclaved’entrerdanslebassinpourencueillirunebrassée.Lejeune

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homme habitué aux hommages accepta gravement ces fleurs cireuses aux tiges serpentines etmolles ;ellessefermèrentcommedespaupièresquandlanuittomba.

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Chapitre20

L’impératrice arriva sur ces entrefaites. La longue traversée l’avait éprouvée : elle devenaitfragile sans cesser d’être dure. Ses fréquentations politiques neme causaient plus d’ennuis, comme àl’époqueoùelle avait sottement encouragéSuétone ; ellene s’entouraitplusquede femmesde lettresinoffensives. La confidente du moment, une certaine Julia Balbilla, faisait assez bien les vers grecs.L’impératrice et sa suite s’établirent au Lycéum, d’où elles sortirent peu. Lucius, au contraire, étaitcommetoujoursavidedetouslesplaisirs,ycomprisceuxdel’intelligenceetdesyeux.

Avingt-sixans, iln’avaitpresquerienperdudecettebeautésurprenantequi lefaisaitacclamerdans les rues par la jeunesse de Rome. Il restait absurde, ironique, et gai. Ses caprices d’autrefoistournaientenmanies;ilnesedéplaçaitpassanssonmaître-queux;sesjardiniersluicomposaientmêmeàbordd’étonnantsparterresdefleursrares;iltraînaitpartoutsonlit,dontilavaitlui-mêmedessinélemodèle, quatre matelas bourrés de quatre espèces particulières d’aromates, sur lesquels il couchaitentouré de ses jeunes maîtresses comme d’autant de coussins. Ses pages fardés, poudrés, accoutréscomme les Zéphyrs et l’Amour, se conformaient du mieux qu’ils pouvaient à des lubies quelquefoiscruelles : je dus intervenir pour empêcher le petit Boréas, dont il admirait la minceur, de se laissermourirdefaim.Toutcelaétaitplusagaçantqu’aimable.NousvisitâmesdeconcerttoutcequisevisiteàAlexandrie : le Phare, le Mausolée d’Alexandre, celui de Marc-Antoine, où Cléopâtre triompheéternellement d’Octavie, sans oublier les temples, les ateliers, les fabriques, etmême le faubourg desembaumeurs.J’achetaichezunbonsculpteurtoutunlotdeVénus,deDianesetd’HermèspourItalica,mavillenatale,que jemeproposaisdemoderniseretd’orner.Leprêtredu templedeSérapism’offritunservicedeverreriesopalines;jel’envoyaiàServianus,aveclequel,parégardpourmasœurPauline,jetâchais de garder des relations passables.De grands projets édilitaires prirent forme au cours de cestournéesassezfastidieuses.

Les religions sont à Alexandrie aussi variées que les négoces : la qualité du produit est plusdouteuse. Les chrétiens surtout s’y distinguent par une abondance de sectes au moins inutile. Deuxcharlatans,ValentinetBasilide,intriguaientl’uncontrel’autre,surveillésdeprèsparlapoliceromaine.Laliedupeupleégyptienprofitaitdechaqueobservancerituellepoursejeter,gourdinenmain,surlesétrangers ; lamortdubœufApisprovoqueplusd’émeutesàAlexandriequ’unesuccessionimpérialeàRome.Les gens à lamode y changent de dieu comme ailleurs on change demédecin, et sans plus desuccès.Mais l’orest leur seule idole : jen’aivunullepart solliciteurspluséhontés.Des inscriptionspompeuses s’étalèrent un peu partout pour commémorer mes bienfaits, mais mon refus d’exonérer lapopulationd’unetaxe,qu’elleétaitfortàmêmedepayer,m’aliénabientôtcettetourbe.Lesdeuxjeuneshommes qui m’accompagnaient furent insultés à plusieurs reprises ; on reprochait à Lucius son luxe,d’ailleursexcessif;àAntinoüssonorigineobscure,ausujetdelaquellecouraientd’absurdeshistoires;àtousdeux,l’ascendantqu’onleursupposaitsurmoi.Cettedernièreassertionétaitridicule:Lucius,quijugeait des affaires publiques avec une perspicacité surprenante, n’avait pourtant aucune influencepolitique;Antinoüsn’essayaitpasd’enavoir.Lejeunepatricien,quiconnaissaitlemonde,nefitqueriredecesinsultes.MaisAntinoüsensouffrit.

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Les Juifs, stylés par leurs coreligionnaires de Judée, aigrissaient de leurmieux cette pâte déjàsure. La synagogue de Jérusalem me délégua son membre le plus vénéré : Akiba, vieillard presquenonagénaire,etquinesavaitpaslegrec,avaitpourmissiondemedécideràrenoncerauxprojetsdéjàenvoiede réalisation à Jérusalem.Assisté par des interprètes, j’eus avec lui plusieurs entretiens, qui nefurent de sa part qu’un prétexte aumonologue.Enmoins d’une heure, jeme sentis capable de définirexactementsapensée,sinond’ysouscrire;ilnefitpaslemêmeeffortencequiconcernaitlamienne.Cefanatiquenesedoutaitmêmepasqu’onpûtraisonnersurd’autresprémissesquelessiennes;j’offraisàcepeuplemépriséuneplaceparmi les autresdans la communauté romaine : Jérusalem,par labouched’Akiba,mesignifiaitsavolontéderesterjusqu’auboutlaforteressed’uneraceetd’undieuisolésdugenrehumain.Cettepenséeforcenées’exprimaitavecunesubtilitéfatigante:jedussubirunelonguefilederaisons,savammentdéduiteslesunesdesautres,delasupérioritéd’Israël.Auboutdehuitjours,cenégociateur si buté s’aperçut pourtant qu’il avait fait fausse route ; il annonça son départ. Je hais ladéfaite, même celle des autres ; elle m’émeut surtout quand le vaincu est un vieillard. L’ignoranced’Akiba,sonrefusd’accepter toutcequin’étaitpasses livressaintsetsonpeuple, luiconféraientunesorte d’étroite innocence. Mais il était difficile de s’attendrir sur ce sectaire. La longévité semblaitl’avoirdépouillédetoutesouplessehumaine:cecorpsdécharné,cetespritsecétaientdouésd’unedurevigueurdesauterelle.Ilparaîtqu’ilmourutplustardenhérospourlacausedesonpeuple,ouplutôtdesaloi:chacunsedévoueàsespropresdieux.

Les distractions d’Alexandrie commençaient à s’épuiser. Phlégon, qui connaissait partout lacuriositélocale,laprocureuseoul’hermaphroditecélèbre,proposadenousmenerchezunemagicienne.Cetteentremetteusedel’invisiblehabitaitCanope.Nousnousyrendîmesdenuit,enbarque,lelongducanalauxeaux lourdes.Le trajet futmorne.Unehostilitésourderégnaitcommetoujoursentre lesdeuxjeunes hommes : l’intimité à laquelle je les forçais augmentait leur aversion l’un pour l’autre. Luciuscachaitlasiennesousunecondescendancemoqueuse;monjeuneGrecs’enfermaitdansundesesaccèsd’humeursombre.J’étaismoi-mêmeassezlas;quelquesjoursplustôt,enrentrantd’unecourseenpleinsoleil,j’avaiseuunebrèvesyncopedontAntinoüsetmonnoirserviteurEuphorionavaientétélesseulstémoins.Ilss’étaientalarmésàl’excès;jelesavaiscontraintsausilence.

Canopen’estqu’undécor:lamaisondelamagicienneétaitsituéedanslapartielaplussordidede cette ville de plaisir. Nous débarquâmes sur une terrasse croulante. La sorcière nous attendait àl’intérieur,munie des douteux outils de sonmétier. Elle semblait compétente ; elle n’avait rien d’unenécromanciennedethéâtre;ellen’étaitmêmepasvieille.

Ses prédictions furent sinistres. Depuis quelque temps, les oracles ne m’annonçaient partoutqu’ennuisde toute sorte, troublespolitiques, intriguesdepalais,maladiesgraves. Je crois aujourd’huiquedes influences forthumainess’exerçaient surcesbouchesd’ombre,parfoispourm’avertir, leplussouventpourm’effrayer.L’étatvéritabled’unepartiedel’Orients’yexprimaitplusclairementquedansles rapportsdenosproconsuls. Jeprenaiscesprétendues révélationsaveccalme,monrespectpour lemondeinvisiblen’allantpasjusqu’àfaireconfianceàcesdivinsradotages:dixansplustôt,peuaprèsmonaccessionàl’empire,j’avaisfaitfermerl’oracledeDaphné,prèsd’Antioche,quim’avaitpréditlepouvoir, de peur qu’il n’en fît autant pour le premier prétendant venu. Mais il est toujours fâcheuxd’entendreparlerdechosestristes.

Aprèsnousavoir inquiétésde sonmieux, ladevineressenousproposases services :undecessacrifices magiques, dont les sorciers d’Égypte se font une spécialité, suffirait pour tout arranger àl’amiableavecledestin.Mesincursionsdanslamagiephéniciennem’avaientdéjàfaitcomprendreque

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l’horreurdecespratiquesinterditestientmoinsàcequ’onnousenmontrequ’àcequ’onnousencache:sionn’avaitpassumahainedessacrificeshumains,onm’auraitprobablementconseilléd’immolerunesclave.Onsecontentadeparlerd’unanimalfamilier.

Autantquepossible,lavictimedevaitm’avoirappartenu;ilnepouvaits’agird’unchien,bêtequela superstition égyptienne croit immonde ; un oiseau eût convenu,mais je ne voyage pas accompagnéd’unevolière.Monjeunemaîtremeproposasonfaucon.Lesconditionssetrouveraientremplies:jeluiavaisdonnécebeloiseauaprès l’avoirreçumoi-mêmeduroid’Osroène.L’enfant lenourrissaitdesamain ; c’était une des rares possessions auxquelles il s’était attaché. Je refusai d’abord ; il insistagravement ; je compris qu’il attribuait à cette offre une signification extraordinaire, et j’acceptai partendresse.Muni des instructions les plus détaillées,mon courrierMénécratès partit chercher l’oiseaudansnosappartementsduSérapéum.Mêmeaugaloplacoursedemanderaitentoutplusdedeuxheures.Iln’étaitpasquestionde lespasserdans le taudismalproprede lamagicienne,etLuciusseplaignaitdel’humiditédelabarque.Phlégontrouvaunexpédient:ons’installatantbienquemalchezuneproxénète,après s’être débarrassé du personnel de la maison ; Lucius décida de dormir ; je mis à profit cetintervallepourdicterdesdépêches;Antinoüss’étenditàmespieds.LecalamedePhlégongrinçaitsouslalampe.OntouchaitdéjààladernièreveilledelanuitquandMénécratèsrapportal’oiseau,legantelet,lecapuchonetlachaîne.

Nousretournâmeschezlamagicienne.Antinoüsdécapuchonnasonfaucon,caressalonguementsapetitetêteensommeilléeetsauvage,leremitàl’incantatricequicommençaunesériedepassesmagiques.L’oiseau fasciné se rendormit. Il importait que la victime ne se débattît pas et que la mort parûtvolontaire.Enduite rituellementdemiel etd’essencede rose, labête inerte futdéposéeau fondd’unecuveremplied’eauduNil;lacréaturenoyées’assimilaitàl’Osirisemportéparlecourantdufleuve;lesannées terrestres de l’oiseau s’ajoutaient aux miennes ; la petite âme solaire s’unissait au Génie del’hommepour lequelon la sacrifiait ; ceGénie invisiblepourraitdésormaism’apparaîtreetmeservirsous cette forme. Les longues manipulations qui suivirent ne furent pas plus intéressantes qu’unepréparationdecuisine.Luciusbâillait.Lescérémoniesimitèrentjusqu’auboutdesfunérailleshumaines:lesfumigationsetlespsalmodiestraînèrentjusqu’àl’aube.Onenfermal’oiseaudansuncercueilbourréd’aromatesquelamagicienneenterradevantnousaubordducanal,dansuncimetièreabandonné.Elles’accroupit ensuite sous un arbre pour compter une à une les pièces d’or de son salaire versées parPhlégon.

Nous remontâmes en barque.Un vent singulièrement froid soufflait. Lucius, assis près demoi,relevaitduboutdesesdoigtsminceslescouverturesdecotonbrodé;parpolitesse,nouscontinuionsàéchangeràbâtonsrompusdesproposconcernantlesaffairesetlesscandalesdeRome.Antinoüs,couchéaufondde labarque,avaitappuyé la têtesurmesgenoux ; il feignaitdedormirpours’isolerdecetteconversationquinel’incluaitpas.Mamainglissaitsursanuque,soussescheveux.Danslesmomentslesplus vains ou les plus ternes, j’avais ainsi le sentiment de rester en contact avec les grands objetsnaturels,l’épaisseurdesforêts,l’échinemuscléedespanthères,lapulsationrégulièredessources.Maisaucunecaressenevajusqu’àl’âme.LesoleilbrillaitquandnousarrivâmesauSérapéum;lesmarchandsdepastèquescriaientleursdenréesparlesrues.Jedormisjusqu’àl’heuredelaséanceduConseillocal,à laquelle j’assistai.J’aisuplus tardqu’AntinoüsprofitadecetteabsencepourpersuaderChabriasdel’accompagneràCanope.Ilyretournachezlamagicienne.

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Chapitre21

Lepremierjourdumoisd’Athyr,ladeuxièmeannéedeladeuxcentvingt-sixièmeOlympiade…C’est l’anniversairede lamortd’Osiris,dieudesagonies : le longdu fleuve,des lamentationsaiguësretentissaientdepuistroisjoursdanstouslesvillages.Meshôtesromains,moinsaccoutumésquemoiauxmystèresdel’Orient,montraientunecertainecuriositépourcescérémoniesd’uneracedifférente.Ellesm’excédaientaucontraire.J’avaisfaitamarrermabarqueàquelquedistancedesautres,loindetoutlieuhabité : un temple pharaonique à demi abandonné se dressait pourtant à proximité du rivage ; il avaitencoresoncollègedeprêtres;jen’échappaipastoutàfaitaubruitdeplaintes.

Le soir précédent, Lucius m’invita à souper sur sa barque. Je m’y rendis au soleil couchant.Antinoüsrefusademesuivre.Jelelaissaiauseuildemacabinedepoupe,étendusursapeaudelion,occupéàjouerauxosseletsavecChabrias.Unedemi-heureplustard,à lanuitclose, ilseravisaetfitappeleruncanot.Aidéd’unseulbatelier,ilfitàcontre-courantladistanceassezconsidérablequinousséparait des autres barques. Son entrée sous la tente où se donnait le souper interrompit lesapplaudissements causés par les contorsions d’une danseuse. Il s’était accoutré d’une longue robesyrienne,mince comme une pelure de fruit, toute semée de fleurs et de Chimères. Pour ramer plus àl’aise,ilavaitmisbassamanchedroite:lasueurtremblaitsurcettepoitrinelisse.Luciusluilançauneguirlandequ’ilattrapaauvol;sagaietépresquestridentenesedémentitpasuninstant,àpeinesoutenued’unecoupedevingrec.Nousrentrâmesensembledansmoncanotàsixrameurs,accompagnésd’enhautdu bonsoirmordant deLucius. La sauvage gaieté persista.Mais, aumatin, ilm’arriva de toucher parhasardàunvisageglacédelarmes.Jeluidemandaiavecimpatiencelaraisondecespleurs;ilrépondithumblementens’excusantsurlafatigue.J’acceptaicemensonge;jemerendormis.Savéritableagonieaeulieudanscelit,etàmescôtés.

Le courrier de Rome venait d’arriver ; la journée se passa à le lire et à y répondre. Commed’ordinaireAntinoüsallaitetvenaitsilencieusementdanslapièce:jenesaispasàquelmomentcebeaulévrierestsortidemavie.Versladouzièmeheure,Chabriasagitéentra.Contrairementàtoutesrègles,lejeunehommeavaitquittélabarquesansspécifierlebutetlalongueurdesonabsence:deuxheuresaumoinsavaientpassédepuissondépart.Chabriasserappelaitd’étrangesphrasesprononcéeslaveille,unerecommandation faite le matin même, et qui me concernait. Il me communiqua ses craintes. Nousdescendîmesenhâtesurlaberge.Levieuxpédagoguesedirigead’instinctversunechapellesituéesurlerivage,petitédificeisoléquifaisaitpartiedesdépendancesdutemple,etqu’Antinoüsetluiavaientvisitéensemble.Surunetableàoffrandes,lescendresd’unsacrificeétaientencoretièdes.Chabriasyplongealesdoigts,etenretirapresqueintacteuneboucledecheveuxcoupés.

Il ne nous restait plus qu’à explorer la berge. Une série de réservoirs, qui avaient dû servirautrefoisàdescérémoniessacrées,communiquaientavecuneansedufleuve:auborddudernierbassin,Chabriasaperçutdanslecrépusculequitombaitrapidementunvêtementplié,dessandales.Jedescendisles marches glissantes : il était couché au fond, déjà enlisé par la boue du fleuve. Avec l’aide deChabrias, je réussis à soulever le corps qui pesait soudain d’un poids de pierre. Chabrias héla desbateliersquiimprovisèrentunecivièredetoile.Hermogèneappeléàlahâteneputqueconstaterlamort.

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Ce corps si docile refusait de se laisser réchauffer, de revivre. Nous le transportâmes à bord. Toutcroulait;toutparuts’éteindre.LeZeusOlympien,leMaîtredeTout,leSauveurduMondes’effondrèrent,etiln’yeutplusqu’unhommeàcheveuxgrissanglotantsurlepontd’unebarque.

Deuxjoursplustard,Hermogèneréussitàmefairepenserauxfunérailles.LesritesdesacrificedontAntinoüsavaitchoisid’entourersamortnousmontraientuncheminàsuivre:ceneseraitpaspourrienque l’heureet le jourdecette fincoïncidaientavecceuxoùOsirisdescenddans la tombe. Jemerendis sur l’autre rive, à Hermopolis, chez les embaumeurs. J’avais vu leurs pareils travailler àAlexandrie ; jesavaisquelsoutrages j’allais fairesubiràcecorps.Mais le feuaussiesthorrible,quigrilleetcharbonnecettechairquifutaiméeetlaterreoùpourrissentlesmorts.Latraverséefutbrève;accroupidansuncoindelacabinedepoupe,Euphorionhululaitàvoixbassejenesaisquellecomplaintefunèbreafricaine;cechantétoufféetrauquemesemblaitpresquemonproprecri.NoustransférâmeslemortdansunesallelavéeàgrandeeauquimerappelalacliniquedeSatyrus;j’aidailemouleuràhuilerlevisageavantd’yappliquerlacire.Touteslesmétaphoresretrouvaientunsens:j’aitenucecœurentremesmains.Quandjelequittai,lecorpsviden’étaitplusqu’unepréparationd’embaumeur,premierétatd’un atroce chef-d’œuvre, substance précieuse traitée par le sel et la gelée demyrrhe, que l’air et lesoleilnetoucheraientjamaisplus.

Au retour, jevisitai le templeprèsduquel s’était consommé le sacrifice ; jeparlaiauxprêtres.Leur sanctuaire rénové redeviendrait pour toute l’Égypte un lieu de pèlerinage ; leur collège enrichi,augmenté,seconsacreraitdésormaisauservicedemondieu.Mêmedansmesmomentslesplusobtus,jen’avaisjamaisdoutéquecettejeunessefûtdivine.LaGrèceetl’Asielevénéreraientànotremanière,pardes jeux, des danses, des offrandes rituelles au pied d’une statue blanche et nue. L’Égypte, qui avaitassistéàl’agonie,auraitelleaussisapartdansl’apothéose.Ceseraitlaplussombre,laplussecrète,laplusdure:cepaysjoueraitauprèsdeluiunrôleéterneld’embaumeur.Durantdessiècles,desprêtresaucrâneraséréciteraientdeslitaniesoùfigureraitcenom,poureuxsansvaleur,maisquipourmoicontenaittout.Chaqueannée,labarquesacréepromèneraitcetteeffigiesurlefleuve;lepremierdumoisd’Athyr,despleureursmarcheraient sur cette bergeoù j’avaismarché.Touteheure a sondevoir immédiat, soninjonctionquidominelesautres:celledumomentétaitdedéfendrecontrelamortlepeuquimerestait.Phlégonavaitréunipourmoisurlerivagelesarchitectesetlesingénieursdemasuite;soutenuparuneespèce d’ivresse lucide, je les traînai le long des collines pierreuses ; j’expliquai mon plan, ledéveloppementdesquarante-cinqstadesdumurd’enceinte;jemarquaidanslesablelaplacedel’arcdetriomphe,celledelatombe.Antinoéallaitnaître:ceseraitdéjàvaincrelamortqued’imposeràcetteterre sinistre une cité toute grecque, un bastion qui tiendrait en respect les nomades de l’Érythrée, unnouveaumarché sur la route de l’Inde. Alexandre avait célébré les funérailles d’Héphestion par desdévastationsetdeshécatombes.Jetrouvaisplusbeaud’offriraupréféréunevilleoùsonculteseraitàjamaismêléauva-et-vientsurlaplacepublique,oùsonnomreviendraitdanslescauseriesdusoir,oùlesjeuneshommessejetteraientdescouronnesàl’heuredesbanquets.Mais,surunpoint,mapenséeflottait.Il semblait impossible d’abandonner ce corps en sol étranger. Comme un homme incertain de l’étapesuivanteordonneàlafoisunlogementdansplusieurshôtelleries,jeluicommandaiàRomeunmonumentsur lesbordsduTibre, prèsdema tombe ; je pensai aussi aux chapelles égyptiennesque j’avais, parcaprice, fait bâtir à la Villa, et qui s’avéraient soudain tragiquement utiles. On prit jour pour lesfunérailles,quiauraientlieuauboutdesdeuxmoisexigésparlesembaumeurs.JechargeaiMésomédèsdecomposerdeschœursfunèbres.Tarddanslanuit,jerentraiàbord;Hermogènemepréparaunepotionpourdormir.

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Chapitre22

Laremontéedufleuvecontinua,maisjenaviguaissurleStyx.Danslescampsdeprisonniers,surlesbordsduDanube,j’avaisvujadisdesmisérablescouchéscontreunmurs’yfrappercontinuellementlefrontd’unmouvementsauvage,insenséetdoux,enrépétantsanscesselemêmenom.DanslescavesduColisée,onm’avaitmontrédeslionsquidépérissaientparcequ’onleuravaitenlevélechienavecquionlesavaitaccoutumésàvivre.Jerassemblaimespensées:Antinoüsétaitmort.Enfant,j’avaishurlésurlecadavredeMarullinusdéchiquetéparlescorneilles,maiscommehurlelanuitunanimalprivéderaison.Monpèreétaitmort,maisunorphelindedouzeansn’avaitremarquéqueledésordredelamaison,lespleursdesamère,etsapropreterreur;iln’avaitriensudesaffresquelemourantavaittraversées.Mamèreétaitmortebeaucoupplustard,versl’époquedemamissionenPannonie;jenemerappelaispasexactementàquelledate.Trajann’avaitétéqu’unmaladeàquiils’agissaitdefairefaireuntestament.Jen’avaispasvumourirPlotine.Attianusétaitmort;c’étaitunvieillard.Durantlesguerresdaces,j’avaisperdudescamaradesquej’avaiscruardemmentaimer;maisnousétionsjeunes,lavieetlamortétaientégalement enivrantes et faciles. Antinoüs était mort. Je me souvenais de lieux communs fréquemmententendus:onmeurtàtoutâge;ceuxquimeurentjeunessontaimésdesdieux.J’avaismoi-mêmeparticipéàcetinfâmeabusdemots;j’avaisparlédemourirdesommeil,demourird’ennui.J’avaisemployélemotagonie,lemotdeuil,lemotperte.Antinoüsétaitmort.

L’Amour,leplussagedesdieux…Maisl’amourn’étaitpasresponsabledecettenégligence,decesduretés,decetteindifférencemêléeàlapassioncommelesableàl’orcharriéparunfleuve,decegrossier aveuglement d’homme trop heureux, et qui vieillit.Avais-je pu être si épaissement satisfait ?Antinoüsétaitmort.Loind’aimertrop,commesansdouteServianusàcemomentleprétendaitàRome,jen’avais pas assez aimé pour obliger cet enfant à vivre.Chabrias, qui, en sa qualité d’initié orphique,considéraitlesuicidecommeuncrime,insistaitsurlecôtésacrificieldecettefin;j’éprouvaismoi-mêmeuneespèced’horrible joieàmedirequecettemort étaitundon.Mais j’étais seul àmesurercombiend’âcretéfermenteaufonddeladouceur,quellepartdedésespoirsecachedansl’abnégation,quellehainesemélangeàl’amour.Unêtreinsultémejetaitàlafacecettepreuvededévouement;unenfantinquietdetout perdre avait trouvé cemoyen dem’attacher à jamais à lui. S’il avait espéréme protéger par cesacrifice, ilavaitdûsecroirebienpeuaimépournepassentirque lepiredesmauxseraitde l’avoirperdu.

Leslarmesprirentfin:lesdignitairesquis’approchaientdemoin’avaientplusàdétournerleurregarddemonvisage,commes’ilétaitobscènedepleurer.Lesvisitesdefermesmodèlesetdecanauxd’irrigation recommencèrent ; peu importait la manière d’employer les heures. Mille bruits ineptescouraientdéjàlemondeausujetdemondésastre;mêmesurlesbarquesquiaccompagnaientlamienne,desrécitsatrocescirculaientàmahonte;jelaissaidire,lavéritén’étantpasdecellesqu’onpeutcrier.Lesmensongeslesplusmalicieuxétaientexactsàleurmanière;onm’accusaitdel’avoirsacrifié,et,enun sens, je l’avais fait. Hermogène, qui me rapportait fidèlement ces échos du dehors, me transmitquelquesmessagesdel’impératrice;ellesemontraconvenable;onl’estpresquetoujoursenprésencedelamort.Cettecompassion reposait surunmalentendu :onacceptaitdemeplaindre,pourvuque jemeconsolasseassezvite.Moi-même,jemecroyaisàpeuprèscalmé;j’enrougissaispresque.Jenesavais

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pasqueladouleurcontientd’étrangeslabyrinthes,oùjen’avaispasfinidemarcher.

Ons’efforçaitdemedistraire.Quelquesjoursaprèsl’arrivéeàThèbes,j’apprisquel’impératriceet sa suite s’étaient renduespardeux fois aupiedducolossedeMemnon,dans l’espoird’entendre lebruitmystérieuxémispar lapierreà l’aurore,phénomènecélèbreauquel tous lesvoyageurssouhaitentd’assister. Le prodige ne s’était pas produit ; on s’imaginait superstitieusement qu’il opérerait enmaprésence. J’acceptai d’accompagner le lendemain les femmes ; tous les moyens étaient bons pourdiminuer l’interminable longueur des nuits d’automne. Cematin-là, vers la onzième heure, Euphorionentrachezmoipourraviver la lampeetm’aideràpassermesvêtements.Jesortissur lepont ; leciel,encoretoutnoir,étaitenvéritélecield’airaindespoèmesd’Homère,indifférentauxjoiesetauxmauxdeshommes.Ilyavaitplusdevingtjoursquecettechoseavaiteulieu.Jeprisplacedanslecanot;lecourtvoyagen’allapassanscrisetsansfrayeursdefemmes.

OnnousdébarquanonloinduColosse.Unebanded’unrosefades’allongeaàl’Orient;unjourdepluscommençait.Lesonmystérieuxseproduisitpartroisfois;cebruitressembleàceluiquefaitensebrisant la corde d’un arc. L’inépuisable JuliaBalbilla enfanta sur-le-champ une série de poèmes. Lesfemmes entreprirent la visite des temples ; je les accompagnai un moment le long des murs criblésd’hiéroglyphesmonotones. J’étais excédé par ces figures colossales de rois tous pareils, assis côte àcôte,appuyantdevanteuxleurspiedslongsetplats,parcesblocsinertesoùrienn’estprésentdecequipournous constitue lavie, ni ladouleur, ni lavolupté, ni lemouvementqui libère lesmembres, ni laréflexion qui organise le monde autour d’une tête penchée. Les prêtres qui me guidaient semblaientpresqueaussimalrenseignésquemoi-mêmesurcesexistencesabolies;detempsàautre,unediscussions’élevaitausujetd’unnom.Onsavaitvaguementquechacundecesmonarquesavaithéritéd’unroyaume,gouvernésespeuples,procréésonsuccesseur:riend’autrenerestait.CesdynastiesobscuresremontaientplusloinqueRome,plusloinqu’Athènes,plusloinquelejouroùAchillemourutsouslesmursdeTroie,plusloinquelecycleastronomiquedecinqmilleannéescalculéparMénonpourJulesCésar.Mesentantlas, jecongédiai lesprêtres ; jemereposaiquelquetempsà l’ombreduColosseavantderemonterenbarque.Sesjambesétaientcouvertesjusqu’augenoud’inscriptionsgrecquestracéespardesvoyageurs:des noms, des dates, une prière, un certain Servius Suavis, un certain Eumène qui s’était tenu à cettemêmeplacesixsièclesavantmoi,uncertainPanionquiavaitvisitéThèbessixmoisplustôt…Sixmoisplustôt…Unefantaisiemevint,quejen’avaispaseuedepuisl’époqueoù,enfant,j’inscrivaismonnomsurl’écorcedeschâtaigniersdansundomained’Espagne:l’empereurquiserefusaitàfairegraversesappellations et ses titres sur lesmonumentsqu’il avait construitsprit sadague, et égratignadans cettepierredurequelques lettresgrecques,une formeabrégéeet familièredesonnom:AΔPIANO.C’étaitencore s’opposer au temps : un nom, une somme de vie dont personne ne computerait les élémentsinnombrables,unemarquelaisséeparunhommeégarédanscettesuccessiondesiècles.Toutàcoup,jemesouvinsqu’onétaitauvingt-septièmejourdumoisd’Athyr,aucinquièmejouravantnoscalendesdedécembre.C’étaitl’anniversaired’Antinoüs:l’enfant,s’ilvivait,auraitaujourd’huivingtans.

Je rentraiàbord ; laplaie fermée tropvites’était rouverte ; jecriai levisageenfoncédansuncoussin qu’Euphorion glissa sous ma tête. Ce cadavre et moi partions à la dérive, emportés en senscontrairepardeuxcourantsdutemps.Lecinquièmejouravantlescalendesdedécembre,lepremierdumois d’Athyr : chaque instant qui passait enlisait ce corps, recouvrait cette fin. Je remontais la penteglissante;jemeservaisdemesonglespourexhumercettejournéemorte.Phlégon,assisfaceauseuil,nesesouvenaitduva-et-vientdanslacabinedepoupequeparlaraiedelumièrequi l’avaitgênéchaquefoisqu’unemainpoussaitlebattant.Commeunhommeaccuséd’uncrime,j’examinaisl’emploidemesheures:unedictée,uneréponseauSénatd’Éphèse;àquelgroupedemotscorrespondaitcetteagonie?

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Jereconstituaislefléchissementdelapasserellesouslespaspressés,labergearide,ledallageplat;lecouteauquiscieuneboucleauborddelaTempé;lecorpsincliné;lajambequiserepliepourpermettreà lamaindedénouer lasandale ;unemanièreuniqued’écarter les lèvresen fermant lesyeux. Ilavaitfalluaubonnageurune résolutiondésespéréepourétoufferdanscettebouenoire. J’essayaid’allerenpenséejusqu’àcetterévolutionparoùnouspasseronstous,lecœurquirenonce,lecerveauquis’enraye,les poumons qui cessent d’aspirer la vie. Je subirai un bouleversement analogue ; jemourrai un jour.Mais chaque agonie est différente ; mes efforts pour imaginer la sienne n’aboutissaient qu’à unefabricationsansvaleur:ilétaitmortseul.

J’ai résisté ; j’ai lutté contre la douleur comme contre une gangrène. Je me suis rappelé desentêtements,desmensonges;jemesuisditqu’ileûtchangé,engraissé,vieilli.Peinesperdues:commeunouvrier consciencieux s’épuise à copier un chef-d’œuvre, jem’acharnais à exigerdemamémoireuneexactitude insensée : je recréais cette poitrine haute et bombée comme un bouclier. Parfois, l’imagejaillissait d’elle-même ; un flot de douceur m’emportait ; j’avais revu un verger de Tibur, l’éphèberamassant les fruits de l’automnedans sa tunique retroussée en guise de corbeille.Toutmanquait à lafois:l’associédesfêtesnocturnes,lejeunehommequis’asseyaitsurlestalonspouraiderEuphorionàrectifier les plis de ma toge. À en croire les prêtres, l’ombre aussi souffrait, regrettait l’abri chaudqu’était pour elle son corps, hantait en gémissant les parages familiers, lointaine et toute proche,momentanémenttropfaiblepourmesignifiersaprésence.Sic’étaitvrai,masurditéétaitpirequelamortelle-même.Maisavais-jesibiencompris,cematin-là,lejeunevivantsanglotantàmescôtés?Unsoir,Chabrias m’appela pour me montrer dans la constellation de l’Aigle une étoile, jusque-là assez peuvisible,quipalpitaitsoudaincommeunegemme,battaitcommeuncœur.J’enfissonétoile,sonsigne.Jem’épuisaischaquenuitàsuivresoncours;j’aivud’étrangesfiguresdanscettepartieduciel.Onmecrutfou.Maispeuimportait.

Lamort esthideuse,mais lavieaussi.Toutgrimaçait.La fondationd’Antinoén’étaitqu’un jeudérisoire:unevilledeplus,unabrioffertauxfraudesdesmarchands,auxexactionsdesfonctionnaires,auxprostitutions,audésordre,auxlâchesquipleurentleursmortsavantdelesoublier.L’apothéoseétaitvaine:ceshonneurssipublicsneserviraientqu’àfairedel’enfantunprétexteàbassessesouàironies,unobjetposthumedeconvoitiseoudescandale,unedeceslégendesàdemipourriesquiencombrentlesrecoinsdel’histoire.Mondeuiln’étaitqu’uneformededébordement,unedébauchegrossière:jerestaisceluiquiprofite,celuiquijouit,celuiquiexpérimente:lebien-aimémelivraitsamort.Unhommefrustrépleuraitsursoi-même.Lesidéesgrinçaient;lesparolestournaientàvide;lesvoixfaisaientleurbruitdesauterellesaudésertoudemouchessurun tasd’ordures ;nosbarquesauxvoilesgonfléescommedesgorgesdecolombesvéhiculaientl’intrigueetlemensonge;labêtises’étalaitsurlesfrontshumains.Lamort perçait partout sous son aspect de décrépitude ou de pourriture : la tache blette d’un fruit, unedéchirure imperceptible au bas d’une tenture, une charogne sur la berge, les pustules d’un visage, lamarquedesvergessur ledosd’unmarinier.Mesmainssemblaient toujoursunpeusales.Àl’heuredubain,tendantauxesclavesmesjambesàépiler,jeregardaisavecdégoûtcecorpssolide,cettemachinepresque indestructible,quidigérait,marchait,parvenaitàdormir, se réaccoutumeraitun jourou l’autreauxroutinesdel’amour.Jenetoléraisplusquelaprésencedesquelquesserviteursquisesouvenaientdumort;àleurmanière,ilsl’avaientaimé.Mondeuiltrouvaitunéchodansladouleurunpeuniaised’unmasseurouduvieuxnègrepréposéauxlampes.Maisleurchagrinnelesempêchaitpasderiredoucemententreeuxenprenantlefraissurlerivage.Unmatin,appuyéaubastingage,j’aperçusdanslecarréréservéauxcuisinesunesclavequividaitundecespouletsquel’Égyptefaitécloreparmilliersdansdesfoursmalpropres ; ilpritàpleinesmains lepaquetgluantdesentrailles,et les jetaà l’eau.J’eusàpeine letempsdetournerlatêtepourvomir.Al’escaledePhilæ,aucoursd’unefêtequenousoffritlegouverneur,

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unenfantdetroisans,noircommedubronze,lefilsd’unportiernubien,sefaufiladanslesgaleriesdupremierétagepourregarderlesdanses;iltomba.Onfitdumieuxqu’onputpourcacherl’incident;leportierretenaitsessanglotspournepasdérangerleshôtesdesonmaître;onlefitsortiraveclecadavrepar la porte des cuisines ; j’entrevis malgré tout ces épaules qui s’élevaient et s’abaissaientconvulsivement comme sous un fouet. J’avais le sentiment de prendre sur moi cette douleur de pèrecommej’avaispriscelled’Hercule,celled’Alexandre,celledePlatonpleurantleursamismorts.Jefisporterquelquespiècesd’oràcemisérable;onnepeutriendeplus.Deuxjoursplustard,jelerevis;ils’épouillaitbéatement,couchéausoleilautraversduseuil.

Lesmessagesaffluèrent;Pancratèsm’envoyasonpoèmeenfinterminé;cen’étaitqu’unmédiocrecenton d’hexamètres homériques, mais le nom qui y figurait presque à chaque ligne le rendait plusémouvant pourmoi quebiendes chefs-d’œuvre.Nouméniosme fit parvenir uneConsolation dans lesrègles;jepassaiunenuitàlalire;aucunlieucommunn’ymanquait.Cesfaiblesdéfensesélevéesparl’homme contre lamort se développaient sur deux lignes : la première consistait à nous la présentercommeunmalinévitable;ànousrappelerquenilabeauté,nilajeunesse,nil’amourn’échappentàlapourriture;ànousprouverenfinquelavieetsoncortègedemauxsontplushorriblesencorequelamortelle-même, et qu’il vaut mieux périr que vieillir. On se sert de ces vérités pour nous incliner à larésignation;ellesjustifientsurtoutledésespoir.Lasecondeligned’argumentscontreditlapremière,maisnosphilosophesn’yregardentpasdesiprès: ilnes’agissaitplusdeserésigneràlamort,maisdelanier.L’âmecomptaitseule;onposaitarrogammentcommeunfaitl’immortalitédecetteentitévaguequenous n’avons jamais vu fonctionner dans l’absence du corps, avant de prendre la peine d’en prouverl’existence. Je n’étais pas si sûr : puisque le sourire, le regard, la voix, ces réalités impondérables,étaientanéanties,pourquoipas l’âme?Celle-cinemeparaissaitpasnécessairementplus immatériellequelachaleurducorps.Ons’écartaitdeladépouilleoùcetteâmen’étaitplus:c’étaitpourtantlaseulechose qui me restât, ma seule preuve que ce vivant eût existé. L’immortalité de la race passait pourpallier chaquemort d’homme : il m’importait peu que des générations de Bithyniens se succédassentjusqu’àlafindestempsaubordduSangarios.Onpariaitdegloire,beaumotquigonflelecœur,maisons’efforçaitd’établirentrecelle-ciet l’immortalitéuneconfusionmenteuse,commesi la traced’unêtreétaitlamêmechosequesaprésence.Onmemontraitledieurayonnantàlaplaceducadavre:j’avaisfaitce dieu ; j’y croyais àmamanière,mais la destinée posthume la plus lumineuse au fond des sphèresstellairesnecompensaitpascetteviebrève;ledieunetenaitpaslieuduvivantperdu.Jem’indignaisdecetteragequ’al’hommededédaignerlesfaitsauprofitdeshypothèses,denepasreconnaîtresessongespour des songes. Je comprenais autrementmes obligations de survivant. Cettemort serait vaine si jen’avaispaslecouragedelaregarderenface,dem’attacheràcesréalitésdufroid,dusilence,dusangcoagulé, des membres inertes, que l’homme recouvre si vite de terre et d’hypocrisie ; je préféraistâtonnerdans lenoir sans le secoursde faibles lampes.Autourdemoi, je sentaisqu’oncommençaitàs’offusquer d’une douleur si longue : la violence en scandalisait d’ailleurs plus que la cause. Si jem’étaislaisséallerauxmêmesplaintesàlamortd’unfrèreoud’unfils,onm’eûtégalementreprochédepleurercommeunefemme.Lamémoiredelaplupartdeshommesestuncimetièreabandonné,oùgisentsanshonneursdesmortsqu’ilsontcessédechérir.Toutedouleurprolongéeinsulteàleuroubli.

Lesbarquesnousramenèrentaupointdufleuveoùcommençaitàs’éleverAntinoé.Ellesétaientmoinsnombreusesqu’àl’aller:Lucius,quej’avaispeurevu,étaitrepartipourRomeoùsajeunefemmevenait d’accoucher d’un fils. Son départ me délivrait de bon nombre de curieux et d’importuns. Lestravaux commencés altéraient la forme de la berge ; le plan des édifices futurs s’esquissait entre lesmonceaux de terre déblayée ;mais je ne reconnus plus la place exacte du sacrifice. Les embaumeurslivrèrent leur ouvrage : on déposa le mince cercueil de cèdre à l’intérieur d’une cuve de porphyre,

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dressée tout debout dans la salle la plus secrète du temple. Je m’approchai timidement du mort. Ilsemblaitcostumé: ladurecoiffeégyptiennerecouvrait lescheveux.Les jambesserréesdebandelettesn’étaient plus qu’un long paquet blanc, mais le profil du jeune faucon n’avait pas changé ; les cilsfaisaientsurlesjouesfardéesuneombrequejereconnaissais.Avantdeterminerl’emmaillotementdesmains,ontintàmefaireadmirerlesonglesd’or.Leslitaniescommencèrent;lemort,parlabouchedesprêtres, déclarait avoir été perpétuellement véridique, perpétuellement chaste, perpétuellementcompatissantet juste, sevantaitdevertusqui, s’il lesavait ainsipratiquées, l’auraientmisà jamaisàl’écartdesvivants.L’odeur rancede l’encensemplissait la salle ; à traversunnuage, j’essayaidemedonneràmoi-mêmel’illusiondusourire; lebeauvisageimmobileparaissait trembler.J’aiassistéauxpassesmagiquesparlesquelleslesprêtresforcentl’âmedumortàincarneruneparcelled’elle-mêmeàl’intérieur des statues qui conserveront sa mémoire ; et à d’autres injonctions, plus étranges encore.Quandcefutfini,onmitenplacelemasqued’ormoulésurlacirefunèbre;ilépousaitétroitementlestraits. Cette belle surface incorruptible allait bientôt résorber en elle-même ses possibilités derayonnementetdechaleur;ellegiseraitàjamaisdanscettecaissehermétiquementclose,symboleinerted’immortalité.Onposasurlapoitrineunbouquetd’acacia.Unedouzained’hommesmirentenplacelepesant couvercle.Mais j’hésitais encoreau sujetde l’emplacementde la tombe. Jeme rappelaiqu’enordonnantpartoutdesfêtesd’apothéose,desjeuxfunèbres,desfrappesdemonnaies,desstatuessurlesplaces publiques, j’avais fait une exception pour Rome : j’avais craint d’augmenter l’animosité quientoureplusoumoinstoutfavoriétranger.Jemedisquejeneseraispastoujourslàpourprotégercettesépulture.Lemonumentprévuauxportesd’Antinoésemblaitaussitroppublic,peusûr.Jesuivisl’avisdesprêtres.Ilsm’indiquèrentauflancd’unemontagnedelachaînearabique,àtroislieuesenvirondelaville, une de ces cavernes destinées jadis par les rois d’Égypte à leur servir de puits funéraires. Unattelagedebœufstraînalesarcophagesurcettepente.Àl’aidedecordes,onlefitglisserlelongdecescorridors demine ; on l’appuya contre une paroi de roc. L’enfant deClaudiopolis descendait dans latombecommeunPharaon,commeunPtolémée.Nousle laissâmesseul. Ilentraitdanscetteduréesansair,sanslumière,sanssaisonsetsansfin,auprèsdelaquelletouteviesemblebrève;ilavaitatteintcettestabilité,peut-êtrececalme.Lessièclesencorecontenusdans leseinopaquedutempspasseraientparmillierssurcettetombesansluirendrel’existence,maisaussisansajouteràsamort,sansempêcherqu’ileûtété.Hermogènemepritparlebraspourm’aideràremonteràl’airlibre;cefutpresqueunejoiedeseretrouveràlasurface,derevoirlefroidcielbleuentredeuxpansderochesfauves.Leresteduvoyagefutcourt.ÀAlexandrie,l’impératriceserembarquapourRome.

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DISCIPLINAAUGUSTA

DISCIPLINAAUGUSTA

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Chapitre23

JerentraienGrèceparvoiedeterre.Levoyagefutlong.J’avaisraisondepenserqueceseraitsansdoutemadernièretournéeofficielleenOrient; jetenaisd’autantplusàtoutvoirparmespropresyeux. Antioche, où je m’arrêtai pendant quelques semaines, m’apparut sous un jour nouveau ; j’étaismoinssensiblequ’autrefoisauxprestigesdesthéâtres,auxfêtes,auxdélicesdesjardinsdeDaphné,aufrôlement bariolé des foules. Je remarquai davantage l’éternelle légèreté de ce peuple médisant etmoqueur,quimerappelaitceluid’Alexandrie, lasottisedesprétendusexercices intellectuels, l’étalagebanal du luxe des riches. Presque aucun de ces notables n’embrassait dans leur ensemble mesprogrammesdetravauxetderéformesenAsie;ilssecontentaientd’enprofiterpourleurville,etsurtoutpour eux-mêmes. Je songeai un moment à accroître au détriment de l’arrogante capitale syriennel’importancedeSmyrneoudePergame;maislesdéfautsd’Antiochesontinhérentsàtoutemétropole:aucunedecesgrandesvillesn’enpeutêtreexempte.Mondégoûtde lavieurbainemefitm’appliquerdavantage, si possible, aux réformes agraires ; je mis la dernière main à la longue et complexeréorganisation des domaines impériaux enAsieMineure ; les paysans s’en trouvèrentmieux, et l’Étataussi.EnThrace,jetinsàrevisiterAndrinople,oùlesvétéransdescampagnesdacesetsarmatesavaientafflué,attiréspardesdonationsde terresetdes réductionsd’impôts.LemêmeplandevaitêtremisenœuvreàAntinoé.J’avaisdelonguedateaccordépartoutdesexemptionsanaloguesauxmédecinsetauxprofesseursdansl’espoirdefavoriserlemaintienetledéveloppementd’uneclassemoyennesérieuseetsavante.J’enconnaislesdéfauts,maisunÉtatnedurequeparelle.

Athènesrestaitl’étapepréférée;jem’émerveillaisquesabeautédépendîtsipeudessouvenirs,lesmienspropresouceuxdel’histoire;cettevillesemblaitnouvellechaquematin.Jem’installaicettefoischezArrien.InitiécommemoiàÉleusis,ilavaitdecefaitétéadoptéparunedesgrandesfamillessacerdotales du territoire attique, celle des Kérykès, comme je l’avais été moi-même par celle desEumolpides. Il s’y était marié ; il avait pour femme une jeune Athénienne fine et fière. Tous deuxm’entouraient discrètement de leurs soins. Leur maison était située à quelques pas de la nouvellebibliothèquedontjevenaisdedoterAthènes,etoùriennemanquaitdecequipeutseconderlaméditationoulereposquiprécèdecelle-ci,dessiègescommodes,unchauffageadéquatpendantleshiverssouventaigres,desescaliersfacilespouraccéderauxgaleriesoùl’ongardeleslivres,l’albâtreetl’ord’unluxeamortietcalme.Uneattentionparticulièreavaitétédonnéeauchoixetàl’emplacementdeslampes.Jesentais de plus en plus le besoin de rassembler et de conserver les volumes anciens, de charger desscribesconsciencieuxd’entirerdescopiesnouvelles.Cettebelletâchenemesemblaitpasmoinsurgentequel’aideauxvétéransoulessubsidesauxfamillesprolifiquesetpauvres;jemedisaisqu’ilsuffiraitdequelques guerres, de lamisère qui suit celles-ci, d’une période de grossièreté ou de sauvagerie sousquelquesmauvaisprinces,pourquepérissentàjamaislespenséesvenuesjusqu’ànousàl’aidedecesfrêlesobjetsdefibresetd’encre.Chaquehommeassezfortunépourbénéficierplusoumoinsdecelegsdeculturemeparaissaitchargéd’unfidéicommisàl’égarddugenrehumain.

Je lus beaucoup durant cette période. J’avais poussé Phlégon à composer, sous le nomd’Olympiades, une sériede chroniquesqui continueraient lesHelléniques deXénophon et finiraient àmonrègne:planaudacieux,encequ’ilfaisaitdel’immensehistoiredeRomeunesimplesuitedecelle

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de la Grèce. Le style de Phlégon est fâcheusement sec, mais ce serait déjà quelque chose que derassembleretd’établir les faits.Ceprojetm’inspira l’enviede rouvrir leshistoriensd’autrefois ; leurœuvre,commentéeparmapropreexpérience,m’emplitd’idéessombres3l’énergieetlabonnevolontédechaquehommed’Étatsemblaientpeudechoseenprésencedecedéroulementàlafoisfortuitetfatal,de ce torrent d’occurrences trop confuses pour être prévues, dirigées, ou jugées. Les poètes aussim’occupèrent;j’aimaisàconjurerhorsd’unpassélointaincesquelquesvoixpleinesetpures.Jemefisun ami de Théognis, l’aristocrate, l’exilé, l’observateur sans illusion et sans indulgence des affaireshumaines,toujoursprêtàdénoncerceserreursetcesfautesquenousappelonsnosmaux.Cethommesilucideavaitgoûtéauxdélicespoignantesde l’amour ;endépitdessoupçons,des jalousies,desgriefsréciproques,saliaisonavecCyrnuss’étaitprolongéejusqu’àlavieillessedel’unetjusqu’àl’âgemûrdel’autre:l’immortalitéqu’ilpromettaitaujeunehommedeMégareétaitmieuxqu’unvainmot,puisquecesouvenirm’atteignaitàunedistancedeplusdesixsiècles.Mais,parmi lesancienspoètes,Antimaquesurtoutm’attacha : j’appréciais ce style obscur et dense, ces phrases amples et pourtant condensées àl’extrême,grandescoupesdebronzeempliesd’unvinlourd.JepréféraissonrécitdupéripledeJasonauxArgonautiques plusmouvementées d’Apollonius : Antimaque avaitmieux compris lemystère deshorizons et des voyages, et l’ombre jetée par l’homme éphémère sur les paysages éternels. Il avaitpassionnémentpleurésafemmeLydé;ilavaitdonnélenomdecettemorteàunlongpoèmeoùtrouvaientplace toutes les légendes de douleur et de deuil. Cette Lydé, que je n’aurais peut-être pas remarquéevivante, devenait pourmoi une figure familière, plus chère que bien des personnages féminins demaproprevie.Cespoèmes,pourtantpresqueoubliés,merendaientpeuàpeumaconfianceenl’immortalité.

Jerevisaimespropresœuvres:lesversd’amour,lespiècesdecirconstance,l’odeàlamémoiredePlotine.Unjour,quelqu’unauraitpeut-êtreenviedeliretoutcela.Ungroupedeversobscènesmefithésiter ; je finissommetoutepar l’inclure.Nosplushonnêtesgensenécriventde tels. Ilss’enfontunjeu;j’eussepréféréquelesmiensfussentautrechose,l’imageexacted’unevériténue.Maislàcommeailleursleslieuxcommunsnousencagent:jecommençaisàcomprendrequel’audacedel’espritnesuffitpasàelleseulepours’endébarrasser,etquelepoètenetriomphedesroutinesetn’imposeauxmotssapenséequegrâceàdeseffortsaussilongsetaussiassidusquemestravauxd’empereur.Pourmapart,jenepouvaisprétendrequ’auxraresaubainesdel’amateur:ceseraitdéjàbeaucoup,si,detoutcefatras,deuxoutroisverssubsistaient.J’ébauchaipourtantàcetteépoqueunouvrageassezambitieux,mi-partieprose,mi-partievers,oùj’entendaisfaireentreràlafoislesérieuxetl’ironie,lesfaitscurieuxobservésaucoursdemavie,desméditations,quelquessonges;leplusmincedesfilseûtreliétoutcela;c’eûtétéunesortedeSatyriconplusâpre.J’yauraisexposéunephilosophiequiétaitdevenuelamienne,l’idéehéraclitienneduchangementetduretour.Maisj’aimisdecôtéceprojettropvaste.

J’euscetteannée-làaveclaprêtressequijadism’avaitinitiéàÉleusis,etdontlenomdoitrestersecret, plusieurs entretiens où les modalités du culte d’Antinoüs furent fixées une à une. Les grandssymboleséleusiaquescontinuaientàdistillerpourmoiunevertucalmante;lemonden’apeut-êtreaucunsens,mais,s’ilenaun,celui-cis’exprimeàÉleusisplussagementetplusnoblementqu’ailleurs.Cefutsousl’influencedecettefemmequej’entreprisdefairedesdivisionsadministrativesd’Antinoé,desesdèmes, de ses rues, de ses blocs urbains, un plan du monde divin en même temps qu’une imagetransfiguréedemaproprevie.Toutyentrait,HestiaetBacchus,lesdieuxdufoyeretceuxdel’orgie,lesdivinitéscélestesetcellesd’outre-tombe.J’ymismesancêtresimpériaux,Trajan,Nerva,devenuspartieintégrante de ce système de symboles. Plotine s’y trouvait ; la bonneMatidie s’y voyait assimilée àDéméter ;ma femme elle-même, avec qui j’avais à cette époque des rapports assez cordiaux, figuraitdanscecortègedepersonnesdivines.Quelquesmoisplustard,jedonnaiàundesquartiersd’AntinoélenomdemasœurPauline.J’avaisfiniparmebrouilleraveclafemmedeServianus,maisPaulinemorte

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retrouvaitdanscettevilledelamémoiresaplaceuniquedesœur.Celieutristedevenaitlesiteidéaldesréunionsetdessouvenirs,lesChampsÉlyséed’unevie,l’endroitoùlescontradictionsserésolvent,oùtout,àsonrang,estégalementsacré.

Deboutàunefenêtredelamaisond’Arrien,danslanuitseméed’astres,jesongeaisàcettephrasequelesprêtreségyptiensavaientfaitgraversurlecercueild’Antinoüs:Ilaobéiàl’ordreduciel.Sepouvait-ilquelecielnousintimâtdesordres,etquelesmeilleursd’entrenouslesentendissentlàoùlerestedeshommesneperçoitqu’unaccablantsilence?LaprêtresseéleusiaqueetChabriaslecroyaient.J’aurais voulu leur donner raison. Je revoyais en pensée cette paume lissée par lamort, telle que jel’avaisregardéepourladernièrefoislematindel’embaumement;leslignesquim’avaientinquiétéjadisne s’y trouvaientplus ; il enétaitd’ellecommedeces tablettesdeciredesquellesoneffaceunordreaccompli.Maisceshautesaffirmationséclairentsansréchauffer,commelalumièredesétoiles,etlanuitalentourestencoreplussombre.Silesacrificed’Antinoüsavaitétépeséquelquepartenmafaveurdansunebalancedivine,lesrésultatsdecetaffreuxdondesoinesemanifestaientpasencore;cesbienfaitsn’étaientniceuxdelavie,nimêmeceuxdel’immortalité.J’osaisàpeineleurchercherunnom.Parfois,àderaresintervalles,unefaiblelueurpalpitaitfroidementàl’horizondemonciel;ellen’embellissaitnilemonde,nimoi-même;jecontinuaisàmesentirplusdétérioréquesauvé.

CefutverscetteépoquequeQuadratus,évêquedeschrétiens,m’envoyauneapologiedesafoi.J’avais eupour principe demaintenir envers cette secte la lignede conduite strictement équitable quiavaitétécelledeTrajandanssesmeilleursjours;jevenaisderappelerauxgouverneursdeprovincesquelaprotectiondesloiss’étendàtouslescitoyens,etquelesdiffamateursdeschrétiensseraientpuniss’ilsportaientcontreeuxdesaccusationssanspreuves.Maistoutetoléranceaccordéeauxfanatiquesleurfait croire immédiatement à de la sympathie pour leur cause ; j’ai peine àm’imaginer queQuadratusespéraitfairedemoiunchrétien;iltintentoutcasàmeprouverl’excellencedesadoctrineetsurtoutsoninnocuité pour l’État. Je lus sonœuvre ; j’eusmême la curiosité de faire rassembler parPhlégondesrenseignements sur la vie du jeune prophète nommé Jésus, qui fonda la secte, et mourut victime del’intolérance juive il y a environ cent ans. Ce jeune sage semble avoir laissé des préceptes assezsemblablesàceuxd’Orphée,auquelsesdiscipleslecomparentparfois.ÀtraverslaprosesingulièrementplatedeQuadratus,jen’étaispassansgoûterlecharmeattendrissantdecesvertusdegenssimples,leurdouceur,leuringénuité,leurattachementlesunsauxautres;toutcelaressemblaitfortauxconfrériesquedes esclaves ou des pauvres fondent un peu partout en l’honneur de nos dieux dans les faubourgspopuleuxdesvilles;auseind’unmondequimalgrétousnoseffortsresteduretindifférentauxpeinesetaux espoirs des hommes, ces petites sociétés d’assistancemutuelle offrent à desmalheureux un pointd’appui et un réconfort. Mais j’étais sensible aussi à certains dangers. Cette glorification des vertusd’enfantetd’esclavesefaisaitauxdépensdequalitésplusvirilesetpluslucides;jedevinaissouscetteinnocence renfermée et fade la féroce intransigeance du sectaire en présence de formes de vie et depenséequinesontpaslessiennes,l’insolentorgueilquilefaitsepréféreraurestedeshommes,etsavuevolontairementencadréed’œillères.JemelassaiassezvitedesargumentscaptieuxdeQuadratusetdeces bribes de philosophie maladroitement empruntées aux écrits de nos sages. Chabrias, toujourspréoccupédujusteculteàoffrirauxdieux,s’inquiétaitduprogrèsdesectesdecegenredanslapopulacedesgrandesvilles ; ils’effrayaitpournosvieillesreligionsquin’imposentà l’hommele jougd’aucundogme, se prêtent à des interprétations aussi variées que la nature elle-même, et laissent les cœursaustèress’inventers’ilsleveulentunemoraleplushaute,sansastreindrelesmassesàdespréceptestropstrictspournepasengendreraussitôtlacontrainteetl’hypocrisie.Arrienpartageaitcesvues.Jepassaitoutunsoiràdiscuteravec lui l’injonctionquiconsisteàaimerautruicommesoi-même;elleest tropcontraireàlanaturehumainepourêtresincèrementobéieparlevulgaire,quin’aimerajamaisquesoi,et

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neconvientnullementausage,quines’aimepasparticulièrementsoi-même.

Sur bien des points, d’ailleurs, la pensée de nos philosophes me semblait elle aussi bornée,confuse,oustérile.Lestroisquartsdenosexercicesintellectuelsnesontplusquebroderiessurlevide;jemedemandaissicettevacuitécroissanteétaitdueàunabaissementdel’intelligenceouàundéclinducaractère ; quoi qu’il en fût, lamédiocrité de l’esprit s’accompagnait presque partout d’une étonnantebassessed’âme.J’avaischargéHérodeAtticusdesurveiller laconstructiond’unréseaud’aqueducsenTroade;ilenprofitapourgaspillerhonteusementlesdenierspublics;appeléàrendredescomptes,ilfitrépondreavecinsolencequ’ilétaitassezrichepourcouvrirtouslesdéficits;cetterichessemêmeétaitunscandale. Son père,mort depuis peu, s’était arrangé pour le déshériter discrètement enmultipliant leslargessesauxcitoyensd’Athènes;Héroderefusatoutnetd’acquitterleslegspaternels;ilenrésultaunprocèsquidureencore.ASmyrne,Polémon,monfamilierdenaguère,sepermitdejeteràlaporteunedéputationdesénateursromainsquiavaientcrupouvoirtablersursonhospitalité.TonpèreAntonin,leplusdouxdesêtres,s’emporta;l’hommed’Étatetlesophistefinirentparenvenirauxmains;cepugilatindigned’unfuturempereurl’étaitplusencored’unphilosophegrec.Favorinus,cenainavidequej’avaiscombléd’argent et d’honneurs, colportait partout desmotsd’esprit dont je faisais les frais.Les trentelégions auxquelles je commandais étaient, à l’en croire,mes seuls arguments valables dans les joutesphilosophiques où j’avais la vanité de me plaire et où il prenait soin de laisser le dernier mot àl’empereur.C’étaitmetaxeràlafoisdeprésomptionetdesottise;c’étaitsurtoutsetarguerd’uneétrangelâcheté.Maislespédantss’irritenttoujoursqu’onsacheaussibienqu’euxleurétroitmétier;toutservaitde prétexte à leurs remarquesmalignes ; j’avais faitmettre au programmedes écoles lesœuvres tropnégligéesd’Hésiodeetd’Ennius;cesespritsroutiniersmeprêtèrentaussitôtl’enviededétrônerHomère,etlelimpideVirgilequepourtantjecitaissanscesse.Iln’yavaitrienàfaireaveccesgens-là.

Arrienvalaitmieux.J’aimaisàcauseravecluidetouteschoses.IlavaitgardédujeunehommedeBithynieunsouveniréblouietgrave;jeluisavaisgrédeplacercetamour,dontilavaitététémoin,aurang des grands attachements réciproques d’autrefois ; nous en parlions de temps à autre, mais bienqu’aucunmensongene fûtproféré, j’avaisparfois l’impressionde sentirdansnosparolesunecertainefausseté;lavéritédisparaissaitsouslesublime.J’étaispresqueaussidéçuparChabrias:ilavaiteupourAntinoüs ledévouementaveugled’unvieilesclavepourunjeunemaître,mais, toutoccupéducultedunouveaudieu,ilsemblaitpresqueavoirperdutoutsouvenirduvivant.MonnoirEuphorionaumoinsavaitobservé les choses de plus près. Arrien et Chabrias m’étaient chers, et je ne me sentais nullementsupérieuràcesdeuxhonnêtesgens,maisilmesemblaitparmomentsêtreleseulhommeàs’efforcerdegarderlesyeuxouverts.

Oui, Athènes restait belle, et je ne regrettais pas d’avoir imposé à ma vie des disciplinesgrecques.Toutcequiennousesthumain,ordonné,etlucidenousvientd’elles.Maisilm’arrivaitdemedire que le sérieux un peu lourd deRome, son sens de la continuité, son goût du concret, avaient éténécessairespourtransformerenréalitécequirestaitenGrèceuneadmirablevuedel’esprit,unbelélandel’âme.PlatonavaitécritLaRépubliqueetglorifié l’idéeduJuste,maisc’estnousqui, instruitsparnospropreserreurs,nousefforcionspéniblementdefairedel’Étatunemachineapteàservirleshommes,etrisquant lemoinspossibledelesbroyer.Lemotphilanthropieestgrec,maisc’est le légisteSalviusJulianusetmoiquitravaillonsàmodifierlamisérableconditiondel’esclave.L’assiduité,laprévoyance,l’applicationaudétailcorrigeantl’audacedesvuesd’ensembleavaientétépourmoidesvertusapprisesàRome.Toutaufonddemoi-même,ilm’arrivaitaussideretrouverlesgrandspaysagesmélancoliquesde Virgile, et ses crépuscules voilés de larmes ; je m’enfonçais plus loin encore ; je rencontrais labrûlantetristessedel’Espagneetsaviolencearide;jesongeaisauxgouttesdesangcelte,ibère,punique

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peut-être, qui avaient dû s’infiltrer dans les veines des colons romains dumunicipe d’Italica ; jemesouvenaisquemonpèreavaitétésurnommél’Africain.LaGrècem’avaitaidéàévaluerceséléments,quin’étaient pas grecs. Il en allait de même d’Antinoüs ; j’avais fait de lui l’image même de ce payspassionné de beauté ; c’en serait peut-être le dernier dieu. Et pourtant, la Perse raffinée et la Thracesauvage s’étaient alliées en Bithynie aux bergers de l’Arcadie antique : ce profil délicatement arquérappelait celuidespagesd’Osroès ; ce largevisageauxpommettes saillantesétait celuidescavaliersthracesquigalopentsurlesbordsduBosphore,etquiéclatentlesoirenchantsrauquesettristes.Aucuneformulen’étaitassezcomplètepourtoutcontenir.

Jeterminaicetteannée-làlarévisiondelaconstitutionathénienne,commencéebeaucoupplustôt.J’yrevenaisdanslamesuredupossibleauxvieillesloisdémocratiquesdeClisthènes.Laréductiondunombredesfonctionnairesallégeaitleschargesdel’État;jemisobstacleaufermagedesimpôts,systèmedésastreux, malheureusement encore employé çà et là par les administrations locales. Des fondationsuniversitaires,établiesverslamêmeépoque,aidèrentAthènesàredeveniruncentreimportantd’études.Lesamateursdebeautéqui,avantmoi,avaientaffluédanscetteville,s’étaientcontentésd’admirersesmonumentssanss’inquiéterdelapénuriecroissantedeseshabitants.J’avaistoutfait,aucontraire,pourmultiplierlesressourcesdecetteterrepauvre.Undesgrandsprojetsdemonrègneaboutitpeudetempsavant mon départ : l’établissement d’ambassades annuelles, par l’entremise desquelles se traiteraientdésormais à Athènes les affaires dumonde grec, rendit à cette ville modeste et parfaite son rang demétropole.Ceplann’avaitpriscorpsqu’aprèsd’épineusesnégociationsavec lesvilles jalousesde lasuprématie d’Athènes ou nourrissant contre elle des rancunes séculaires et surannées ; peu à peu,toutefois,laraisonetl’enthousiasmemêmel’emportèrent.Lapremièredecesassembléescoïncidaavecl’ouverturedel’Olympéionaucultepublic;cetempledevenaitplusquejamaislesymboled’uneGrècerénovée.

On donna à cette occasion au théâtre de Dionysos une série de spectacles particulièrementréussis : j’yoccupaiun siègeàpeine surélevéàcôtédeceluide l’Hiérophante ; leprêtred’Antinoüsavait désormais le sien parmi les notables et le clergé. J’avais fait agrandir la scène du théâtre ; denouveauxbas-reliefsl’ornaient;surl’und’eux,monjeuneBithynienrecevaitdesdéesseséleusiaquesuneespècededroitdecitééternel.J’organisaidanslestadepanathénaïquetransformépourquelquesheuresen forêt de la fable une chasse où figurèrent unmillier de bêtes sauvages, ranimant ainsi pour le brefespaced’une fête laville agresteet farouched’Hippolyte serviteurdeDianeetdeThéséecompagnond’Hercule.Peudejoursplustard,jequittaiAthènes.Jen’ysuispasretournédepuis.

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Chapitre24

L’administrationdel’Italie,laisséependantdessièclesaubonplaisirdespréteurs,n’avaitjamaisétédéfinitivementcodifiée.L’Éditperpétuel,quilarègleunefoispourtoutes,datedecetteépoquedemavie;depuisdesannées,jecorrespondaisavecSalviusJulianusausujetdecesréformes;monretouràRomeactivaleurmiseaupoint.Ilnes’agissaitpasd’enleverauxvillesitaliennesleurslibertésciviles;bien au contraire, nous avons tout à gagner, là comme ailleurs, à ne pas imposer de force une unitéfactice ; je m’étonne même que ces municipes souvent plus antiques que Rome soient si prompts àrenoncer à leurs coutumes, parfois fort sages, pour s’assimiler en tout à la capitale. Mon but étaitsimplementdediminuercettemassedecontradictionsetd’abusquifinissentparfairedelaprocédureunmaquisoùleshonnêtesgensn’osents’aventureretoùprospèrentlesbandits.Cestravauxm’obligèrentàd’assez nombreux déplacements à l’intérieur de la péninsule. Je fis plusieurs séjours à Baïes dansl’ancienne villa de Cicéron, que j’avais achetée au début demon principat ; je m’intéressais à cetteprovince de Campanie qui me rappelait la Grèce. Sur le bord de l’Adriatique, dans la petite villed’Hadria,d’oùmesancêtres,voiciprèsdequatresiècles,avaientémigrépourl’Espagne,jefushonorédesplushautesfonctionsmunicipales;prèsdecettemerorageusedontjeportelenom,jeretrouvaidesurnesfamilialesdansuncolombariumenruine.J’yrêvaiàceshommesdontjenesavaispresquerien,maisdontj’étaissorti,etdontlaraces’arrêtaitàmoi.

A Rome, on s’occupait à agrandir mon Mausolée colossal, dont Décrianus avait habilementremanié lesplans ;ony travailleencoreaujourd’hui.L’Égyptem’inspiraitcesgaleriescirculaires,cesrampesglissantversdessallessouterraines;j’avaisconçul’idéed’unpalaisdelamortquineseraitpasréservéàmoi-mêmeouàmessuccesseurs immédiats,maisoùviendront reposerdesempereurs futurs,séparésdenouspardesperspectivesdesiècles ;desprincesencoreànaîtreontainsi leurplacedéjàmarquéedanslatombe.Jem’employaisaussiàornerlecénotapheélevéauChampdeMarsàlamémoired’Antinoüs, et pour lequel un bateau plat, venu d’Alexandrie, avait débarqué des obélisques et dessphinx. Un nouveau projet m’occupa longtemps et n’a pas cessé de le faire : l’Odéon, bibliothèquemodèle,pourvuedesallesdecoursetdeconférences,quiseraitàRomeuncentredeculturegrecque.J’ymismoinsdesplendeurquedanslanouvellebibliothèqued’Éphèse,construitetroisouquatreansplustôt,moinsd’éléganceaimablequedanscelled’Athènes.Jecomptefairedecettefondationl’émule,sinonl’égale,duMuséed’Alexandrie;sondéveloppementfuturt’incombera.Enytravaillant,jepensesouventàlabelleinscriptionquePlotineavaitfaitplacersurleseuildelabibliothèqueétablieparsessoinsenpleinForumdeTrajan:Hôpitaldel’Âme.

LaVillaétaitassezterminéepourquej’ypussefairetransportermescollections,mesinstrumentsdemusique,lesquelquesmilliersdelivresachetésunpeupartoutaucoursdemesvoyages.J’ydonnaiunesériedefêtesoùtoutétaitcomposéavecsoin,lemenudesrepasetlalisteassezrestreintedemeshôtes.Jetenaisàcequetouts’accordâtàlabeautépaisibledecesjardinsetdecessalles;quelesfruitsfussentaussiexquisquelesconcerts,et l’ordonnancedesservicesaussinettequelaciseluredesplatsd’argent.Pourlapremièrefois,jem’intéressaisauchoixdesnourritures;j’ordonnaisqu’onveillâtàcequeleshuîtresvinssentduLucrinetquelesécrevissesfussenttiréesdesrivièresgauloises.Parhainedelapompeusenégligencequicaractérisetropsouventlatableimpériale, j’établispourrèglequechaque

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metsmeseraitmontréavantd’êtreprésentémêmeauplusinsignifiantdemesconvives;j’insistaispourvérifiermoi-mêmelescomptesdescuisiniersetdestraiteurs;jemesouvenaisparfoisquemongrand-père avait été avare. Le petit théâtre grec de laVilla, et le théâtre latin, à peine plus vaste, n’étaientterminésnil’unnil’autre;j’yfispourtantmonterquelquespièces.Ondonnaparmonordredestragédiesetdespantomimes,desdramesmusicauxetdesatellanes.Jemeplaisaissurtoutàlasubtilegymnastiquedes danses ; jemedécouvris un faible pour les danseuses aux crotales quime rappelaient le pays deGadès et les premiers spectacles auxquels j’avais assisté tout enfant. J’aimais ce bruit sec, ces braslevés,cedéferlementoucetenroulementdevoiles,cettedanseusequicessed’êtrefemmepourdevenirtantôtnuageettantôtoiseau,tantôtvagueettantôttrirème.J’eusmêmepourunedecescréaturesungoûtassezcourt.Leschenilsetlesharasn’avaientpaséténégligéspendantmesabsences;jeretrouvailepoildurdeschiens,larobesoyeusedeschevaux,labellemeutedespages.J’organisaiquelqueschassesenOmbrie,auborddulacTrasimène,ou,plusprèsdeRome,danslesboisd’Albe.Leplaisiravaitreprissaplacedansmavie ;monsecrétaireOnésimemeservaitdepourvoyeur. Il savaitquand il fallait évitercertaines ressemblances,ouaucontraire les rechercher.Mais cet amantpressé etdistrait n’était guèreaimé.Jerencontraisçàetlàunêtreplustendreouplusfinquelesautres,quelqu’unqu’ilvalaitlapeined’écouterparler,peut-êtrederevoir.Cesaubainesétaientrares,sansdouteparmafaute.Jemecontentaisd’ordinaired’apaiseroudetrompermafaim.Àd’autresmoments,ilm’arrivaitd’éprouverpourcesjeuxuneindifférencedevieillard.

Auxheuresd’insomnie,j’arpentaislescorridorsdelaVilla,errantdesalleensalle,dérangeantparfoisunartisanqui travaillait àmettre enplaceunemosaïque ; j’examinais enpassantunSatyredePraxitèle ; jem’arrêtais devant les effigiesdumort.Chaquepièce avait la sienne, et chaqueportique.J’abritais de la main la flamme de ma lampe ; j’effleurais du doigt cette poitrine de pierre. Cesconfrontationscompliquaientlatâchedelamémoire;j’écartais,commeunrideau,lablancheurduParosouduPentélique;jeremontaistantbienquemaldescontoursimmobilisésàlaformevivante,dumarbreduràlachair.Jecontinuaismaronde;lastatueinterrogéeretombaitdanslanuit;malampemerévélaitàquelquespasdemoiuneautreimage;cesgrandesfiguresblanchesnedifféraientguèredefantômes.Jepensais amèrement aux passes par lesquelles les prêtres égyptiens avaient attiré l’âme du mort àl’intérieurdessimulacresdeboisqu’ilsutilisentpourleurculte;j’avaisfaitcommeeux;j’avaisenvoûtédespierresquià leur tourm’avaientenvoûté; jen’échapperaisplusàcesilence,àcettefroideurplusproche demoi désormais que la chaleur et la voix des vivants ; je regardais avec rancune ce visagedangereux au fuyant sourire. Mais, quelques heures plus tard, étendu sur mon lit, je décidais decommanderàPapiasd’Aphrodisieunestatuenouvelle;j’exigeaisunmodeléplusexactdesjoues,làoùellessecreusentinsensiblementsouslaTempé,unpenchementplusdouxducousurl’épaule;jeferaissuccéderauxcouronnesdepampresouauxnœudsdepierresprécieuseslasplendeurdesseulesbouclesnues. Je n’oubliais pas de faire évider ces bas-reliefs ou ces bustes pour en diminuer le poids, et enrendreainsiletransportplusfacile.Lesplusressemblantesdecesimagesm’ontaccompagnépartout;ilnem’importemêmeplusqu’ellessoientbellesounon.

Ma vie, en apparence, était sage ; je m’appliquais plus fermement que jamais à mon métierd’empereur ; jemettais àma tâche plus de discernement peut-être, sinon autant d’ardeur qu’autrefois.J’avaisquelquepeuperdumongoûtdesidéesetdesrencontresnouvelles,etcettesouplessed’espritquimepermettaitdem’associeràlapenséed’autrui,d’enprofitertoutenlajugeant.Macuriosité,oùj’avaisvunaguèreleressortmêmedemapensée,l’undesfondementsdemaméthode,nes’exerçaitplusquesurdes détails fort futiles ; je décachetai des lettres destinées àmes amis, qui s’en offensèrent ; ce coupd’œilsurleursamoursetleursquerellesdeménagem’amusauninstant.Ils’ymêlaitduresteunepartdesoupçon:jefuspendantquelquesjoursenproieàlapeurdupoison,crainteatroce,quej’avaisvuejadis

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dans leregarddeTrajanmalade,etqu’unprincen’oseavouer,parcequ’elleparaîtgrotesque, tantquel’événement ne l’a pas justifiée. Une telle hantise étonne chez un homme plongé par ailleurs dans laméditationdelamort,maisjenemepiquepasd’êtreplusconséquentqu’unautre.Desfureurssecrètes,des impatiencesfauvesmeprenaientenprésencedesmoindressottises,desplusbanalesbassesses,undégoûtdont jenem’exceptaispas. Juvénalosa insulterdansunedesesSatires lemimePâris,quimeplaisait.J’étaislasdecepoèteenfléetgrondeur;j’appréciaispeusonméprisgrossierpourl’OrientetlaGrèce, son goût affecté pour la prétendue simplicité de nos pères, et ce mélange de descriptionsdétaillées du vice et de déclamations vertueuses qui titille les sens du lecteur tout en rassurant sonhypocrisie.Entantqu’hommedelettres,ilavaitdroitpourtantàcertainségards;jelefisappeleràTiburpourluisignifiermoi-mêmesasentenced’exil.CecontempteurduluxeetdesplaisirsdeRomepourraitdésormaisétudiersurplacelesmœursdeprovince;sesinsultesaubeauPârisavaientmarquélaclôturedesaproprepièce.Favorinus,vers lamêmeépoque,s’installadanssonconfortableexildeChios,oùj’aimeraisassezhabitermoi-même,maisd’oùsavoixaigrenepouvaitm’atteindre.Cefutaussiverscetemps-làquejefischasserignominieusementd’unesalledefestinunmarchanddesagesse,unCyniquemallavéquiseplaignaitdemourirdefaimcommesicetteengeanceméritaitdefaireautrechose;j’eusgrandplaisiràvoircebavardcourbéendeuxparlapeurdéguerpiraumilieudesaboiementsdeschiensetduriremoqueurdespages:lacanaillephilosophiqueetlettréenem’enimposaitplus.

Lesplusmincesmécomptesdelaviepolitiquem’exaspéraientprécisémentcommelefaisaientàla Villa lamoindre inégalité d’un pavement, lamoindre coulée de cire sur lemarbre d’une table, lemoindre défaut d’un objet qu’on voudrait sans imperfections et sans taches. Un rapport d’Arrien,récemmentnommégouverneurdeCappadoce,memitengardecontrePharasmanès,quicontinuaitdanssonpetitroyaumedesbordsdelaMerCaspienneàjouercejeudoublequinousavaitcoûtéchersousTrajan. Ce roitelet poussait sournoisement vers nos frontières des hordes d’Alains barbares ; sesquerellesavecl’ArméniecompromettaientlapaixenOrient.ConvoquéàRome,ilrefusades’yrendre,commeilavaitdéjàrefuséd’assisteràlaconférencedeSamosatequatreansplustôt.Enguised’excuses,ilm’envoyaunprésentde troiscents robesd’or,vêtementsroyauxque jefisporterdans l’arèneàdescriminels livrés auxbêtes.Cet acte peupondéréme satisfit comme le geste d’unhommequi se grattejusqu’ausang.

J’avais un secrétaire, personnage médiocre, que je gardais parce qu’il possédait à fond lesroutines de la chancellerie, mais qui m’impatientait par sa suffisance hargneuse et butée, son refusd’essayerdesméthodesnouvelles,saraged’ergotersansfinsurdesdétails inutiles.Cesotm’irritaunjourplusqu’à l’ordinaire ; je levai lamainpour frapper ;parmalheur, je tenaisunstyle,quiéborgnal’œil droit. Je n’oublierai jamais ce hurlement de douleur, ce brasmaladroitement plié pour parer lecoup,cettefaceconvulséed’oùjaillissaitlesang.JefisimmédiatementchercherHermogène,quidonnalespremierssoins;l’oculisteCapitofutensuiteconsulté.Maisenvain;l’œilétaitperdu.Quelquesjoursplustard,l’hommerepritsontravail;unbandeauluitraversaitlevisage.Jelefisvenir;jeluidemandaihumblementdefixerlui-mêmelacompensationquiluiétaitdue.Ilmeréponditavecunmauvaissourirequ’ilnemedemandaitqu’uneseulechose,unautreœildroit.Ilfinitpourtantparaccepterunepension.Jel’ai gardé àmon service ; saprésenceme sert d’avertissement, de châtimentpeut-être. Jen’avaispasvouluéborgnercemisérable.Maisjen’avaispasvoulunonplusqu’unenfantquim’aimaitmourûtàvingtans.

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Chapitre25

Les affaires juives allaient de mal en pis. Les travaux s’achevaient à Jérusalem malgrél’oppositionviolentedesgroupementszélotes.Uncertainnombred’erreursfurentcommises,réparablesen elles-mêmes, mais dont les fauteurs de troubles surent vite profiter. La Dixième LégionExpéditionnaireapouremblèmeunsanglier;onenplaçal’enseigneauxportesdelaville,commec’estl’usage;lapopulace,peuhabituéeauxsimulacrespeintsousculptésdontlaprivedepuisdessièclesunesuperstitionfortdéfavorableauprogrèsdesarts,pritcetteimagepourcelled’unporc,etvitdanscepetitfaituneinsulteauxmœursd’Israël.LesfêtesduNouvelAnjuif,célébréesàgrandrenfortdetrompettesetde cornes de bélier, donnaient lieu chaque année à des rixes sanglantes ; nos autorités interdirent lalecture publique d’un certain récit légendaire, consacré aux exploits d’une héroïne juive qui seraitdevenuesousunnomd’empruntlaconcubined’unroidePerse,etauraitfaitmassacrersauvagementlesennemisdupeuplemépriséetpersécutédontellesortait.Lesrabbinss’arrangèrentpourliredenuitcequelegouverneurTinéusRufusleurinterdisaitdeliredejour;cetteférocehistoire,oùlesPersesetlesJuifsrivalisaientd’atrocité,excitaitjusqu’àlafolielaragenationaledesZélotes.Enfin,cemêmeTinéusRufus, homme par ailleurs fort sage, et qui n’était pas sans s’intéresser aux fables et aux traditionsd’Israël, décidad’étendre à la circoncision,pratique juive, lespénalités sévèresde la loi que j’avaisrécemment promulguée contre la castration, et qui visait surtout les sévices perpétrés sur de jeunesesclaves dans un but de lucre ou de débauche. Il espérait oblitérer ainsi l’un des signes par lesquelsIsraëlprétendsedistinguerdurestedugenrehumain.Jemerendisd’autantmoinscomptedudangerdecette mesure, quand j’en reçus avis, que beaucoup des Juifs éclairés et riches qu’on rencontre àAlexandrieetàRomeontcessédesoumettreleursenfantsàunepratiquequilesrendridiculesauxbainspublicsetdanslesgymnases,ets’arrangentpourendissimulersureux-mêmeslesmarques.J’ignoraisàquelpointcesbanquierscollectionneursdevasesmyrrhinsdifféraientduvéritableIsraël.

Je l’aidit : riendetoutcelan’était irréparable,mais lahaine, leméprisréciproque, larancunel’étaient.Enprincipe, leJudaïsmeasaplaceparmi les religionsde l’empire ;en fait, Israëlse refusedepuisdessièclesàn’êtrequ’unpeupleparmilespeuples,possédantundieuparmilesdieux.LesDaceslesplussauvagesn’ignorentpasqueleurZalmoxiss’appelleJupiteràRome;leBaalpuniquedumontCassius s’est identifié sanspeineauPèrequi tientenmain laVictoireetdont laSagesseestnée ; lesÉgyptiens,pourtantsivainsdeleursfablesdixfoisséculaires,consententàvoirdansOsirisunBacchuschargé d’attributs funèbres ; l’âpre Mithra se sait frère d’Apollon. Aucun peuple, sauf Israël, n’al’arrogance d’enfermer la vérité tout entière dans les limites étroites d’une seule conception divine,insultantainsiàlamultiplicitéduDieuquicontienttout;aucunautredieun’ainspiréàsesadorateurslemépris et la haine de ceux qui prient à de différents autels. Je n’en tenais que davantage à faire deJérusalemunevillecommelesautres,oùplusieursracesetplusieurscultespourraientexisterenpaix;j’oubliaistropquedanstoutcombatentrelefanatismeetlesenscommun,cedernierararementledessus.L’ouverture d’écoles où s’enseignaient les lettres grecques scandalisa le clergé de la vieille ville ; lerabbin Joshua, homme agréable et instruit, avec qui j’avais assez souvent causé à Athènes, mais quis’efforçaitdesefairepardonnerparsonpeuplesacultureétrangèreetsesrelationsavecnous,ordonnaàsesdisciplesdenes’adonneràcesétudesprofanesques’ils trouvaientà leurconsacreruneheurequi

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n’appartiendraitniaujourniàlanuit,puisquelaLoijuivedoitêtreétudiéenuitetjour.Ismaël,membreimportantduSanhédrin,etquipassaitpourralliéàlacausedeRome,laissamourirsonneveuBenDamaplutôtqued’accepterlesservicesduchirurgiengrecqueluiavaitenvoyéTinéusRufus.Tandisqu’àTiburoncherchaitencoredesmoyensdeconcilierlesespritssansparaîtrecéderauxexigencesdesfanatiques,lepirel’emportaenOrient;uncoupdemainzéloteréussitàJérusalem.

Unaventuriersortide la liedupeuple,unnomméSimon,quise faisaitappelerBarKochba, leFilsde l’Étoile, jouadanscetterévolte lerôledebrandonenduitdebitumeoudemiroirardent.Jenepuis juger ce Simon que par ouï-dire ; je ne l’ai vu qu’une fois face à face, le jour où un centurionm’apporta sa têtecoupée.Mais je suisdisposéà lui reconnaîtrecettepartdegéniequ’il faut toujourspour s’élever siviteet sihautdans lesaffaireshumaines ;onne s’imposepasainsi sansposséderaumoinsquelquehabiletégrossière.LesJuifsmodérésontété lespremiersàaccuserceprétenduFilsdel’Étoiledefourberieetd’imposture;jecroisplutôtquecetespritinculteétaitdeceuxquiseprennentàleurspropresmensongesetquelefanatismechezluiallaitdepairaveclaruse.Simonsefitpasserpourlehérossurlequellepeuplejuifcomptedepuisdessièclespourassouvirsesambitionsetseshaines;cedémagogue seproclamaMessie et roi d’Israël.L’antiqueAkiba, à qui la tête tournait, promenapar labridedans les ruesde Jérusalem le chevalde l’aventurier ; le grandprêtreÉléazar redédia le templeprétendusouillédepuisquedesvisiteursnoncirconcisenavaientfranchileseuil;desmonceauxd’armesrentrés sous terre depuis près de vingt ans furent distribués aux rebelles par les agents du Fils del’Étoile ; ilenallademêmedespiècesdéfectueuses fabriquéesàdesseindepuisdesannéesdansnosarsenaux par les ouvriers juifs et que refusait notre intendance. Des groupes zélotes attaquèrent lesgarnisonsromaines isoléesetmassacrèrentnossoldatsavecdes raffinementsdefureurqui rappelèrentles pires souvenirs de la révolte juive sousTrajan ; Jérusalemenfin tomba tout entière auxmainsdesinsurgés et les quartiers neufs d’Ælia Capitolina flambèrent comme une torche. Les premiersdétachementsdelaVingt-deuxièmeLégionDéjotarienne,envoyéed’ÉgypteentoutehâtesouslesordresdulégatdeSyriePubliusMarcellus,furentmisendéroutepardesbandesdixfoissupérieuresennombre.Larévolteétaitdevenueguerre,etguerreinexpiable.

Deux légions, la Douzième Fulminante et la Sixième Légion, la Légion de Fer, renforcèrentaussitôtleseffectifsdéjàsurplaceenJudée;quelquesmoisplustard,JuliusSévérus,quiavaitnaguèrepacifiélesrégionsmontagneusesdelaBretagneduNord,pritladirectiondesopérationsmilitaires;ilamenait avec lui de petits contingents d’auxiliaires britanniques accoutumés à combattre en terraindifficile.Nostroupespesammentéquipées,nosofficiershabituésàlaformationencarréouenphalangedesbataillesrangées,eurentdumalàs’adapteràcetteguerred’escarmouchesetdesurprises,quigardaitenrasecampagnedestechniquesd’émeute.Simon,grandhommeàsamanière,avaitdivisésespartisansen centaines d’escouades postées sur les crêtes de montagne, embusquées au fond de cavernes et decarrièresabandonnées,cachéeschezl’habitantdanslesfaubourgsgrouillantsdesvilles;Sévéruscompritvitequecetennemiinsaisissablepouvaitêtreexterminé,maisnonpasvaincu;ilserésignaàuneguerred’usure. Les paysans fanatisés ou terrorisés par Simon firent dès le début cause commune avec lesZélotes:chaquerocherdevintunbastion,chaquevignobleunetranchée;chaquemétairiedutêtreréduiteparlafaimouemportéed’assaut.Jérusalemnefutreprisequ’aucoursdelatroisièmeannée,quandlesdernierseffortsdenégociationssefurentavérésinutiles;lepeuquel’incendiedeTitusavaitépargnédela cité juive fut anéanti.Sévérus acceptade fermer longtemps lesyeux sur la complicité flagrantedesautresgrandesvilles;celles-ci,devenueslesdernièresforteressesdel’ennemi,furentplustardattaquéeset reconquises à leur tour rue par rue et ruine par ruine. Par ces temps d’épreuves,ma place était aucamp,etenJudée.J’avaisenmesdeuxlieutenantslaconfiancelaplusentière;ilconvenaitd’autantplusquejefusselàpourpartagerlaresponsabilitédedécisionsqui,quoiqu’onfît,s’annonçaientatroces.Ala

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findusecondétédecampagne,jefisamèrementmespréparatifsdevoyage;Euphorionempaquetaunefoisdepluslenécessairedetoilette,unpeubosseléparl’usage,exécutéjadisparunartisansmyrniote,lacaissedelivresetdecartes,lastatuetted’ivoireduGénieImpérialetsalamped’argent;jedébarquaiàSidonaudébutdel’automne.

L’armée est mon plus ancien métier ; je ne m’y suis jamais remis sans être repayé de mescontraintesparcertainescompensationsintérieures;jeneregrettepasd’avoirpassélesdeuxdernièresannéesactivesdemonexistenceàpartageravec les légions l’âpreté, ladésolationde lacampagnedePalestine. J’étais redevenu cet homme vêtu de cuir et de fer, mettant de côté tout ce qui n’est pasl’immédiat, soutenu par les simples routines d’une vie dure, un peu plus lent qu’autrefois àmonter àchevalouàendescendre,unpeuplustaciturne,peut-êtreplussombre,entourécommetoujoursparlestroupes(lesdieuxseulssaventpourquoi)d’undévouementàlafoisidolâtreetfraternel.Jefisdurantcedernier séjourà l’arméeune rencontre inestimable : jeprispouraidedecampun jeune tribunnomméCéler, àqui jem’attachai.Tu le connais ; il nem’apasquitté. J’admirais cebeauvisagedeMinervecasquée,maislessenseurentsommetouteaussipeudepartàcetteaffectionqu’ilspeuventenavoirtantqu’onvit.JeterecommandeCéler:ilatouteslesqualitésqu’ondésirechezunofficierplacéausecondrang ; ses vertus mêmes l’empêcheront toujours de se pousser au premier. Une fois de plus, j’avaisretrouvé,dansdescirconstancesunpeudifférentesdecellesdenaguère,undecesêtresdontledestinestdesedévouer,d’aimer,etdeservir.Depuisqueje leconnais,Célern’apaseuunepenséequinesoitpourmonconfortoumasécurité;jem’appuieencoreàcettefermeépaule.

Au printemps de la troisième année de campagne, l’arméemit le siège devant la citadelle deBéthar,nidd’aigleoùSimonet sespartisans résistèrentpendantprèsd’unanaux lentes torturesde lafaim,delasoif,etdudésespoir,etoùleFilsdel’Étoilevitpérirunàunsesfidèlessansaccepterdeserendre.Notre armée souffrait presque autant que les rebelles : ceux-ci en se retirant avaient brûlé lesvergers,dévastéleschamps,égorgélebétail,infectélespuitsenyjetantnosmorts;cesméthodesdelasauvagerieétaienthideuses,appliquéesàcetteterrenaturellementaride,déjàrongéejusqu’àl’ospardelongssièclesdefoliesetdefureurs.L’étéfutchaudetmalsain;lafièvreetladysenteriedécimèrentnostroupes;unedisciplineadmirablecontinuaitàrégnerdansceslégionsforcéesàlafoisàl’inactionetauqui-vive ; l’armée harcelée et malade était soutenue par une espèce de rage silencieuse qui secommuniquaitàmoi.Moncorpsnesupportaitplusaussibienqu’autrefoislesfatiguesd’unecampagne,lesjourstorrides,lesnuitsétouffantesouglacées,leventduretlagrinçantepoussière;ilm’arrivaitdelaisserdansmagamellelelardetleslentillesbouilliesdel’ordinaireducamp;jerestaissurmafaim.Jetraînaiunemauvaisetouxfortavantdansl’été;jen’étaispasleseul.DansmacorrespondanceavecleSénat,jesupprimailaformulequifigureobligatoiremententêtedescommuniquésofficiels:L’empereuret l’arméevontbien.L’empereur et l’arméeétaient au contrairedangereusement las.Le soir, après ladernièreconversationavecSévérus,ladernièreaudiencedetransfuges,lederniercourrierdeRome,lederniermessagedePubliusMarcelluschargédenettoyerlesenvironsdeJérusalemoudeRufusoccupéàréorganiser Gaza, Euphorion mesurait parcimonieusement l’eau de mon bain dans une cuve de toilegoudronnée;jemecouchaissurmonlit;j’essayaisdepenser.

Jene leniepas :cetteguerredeJudéeétaitundemeséchecs.LescrimesdeSimonet lafolied’Akiba n’étaient pas mon œuvre, mais je me reprochais d’avoir été aveugle à Jérusalem, distrait àAlexandrie, impatient àRome. Jen’avaispas su trouver lesparolesqui eussentprévenu,oudumoinsretardé,cetaccèsde fureurdupeuple ; jen’avaispassuêtreà tempsassezsoupleouassez ferme.Etcertes,nousn’avionspaslieud’êtreinquiets,encoremoinsdésespérés;l’erreuretlemécompten’étaientquedansnos rapportsavec Israël ;partoutailleurs,nous recueillionsences tempsdecrise le fruitde

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seizeansdegénérositéenOrient.SimonavaitcrupouvoirmisersurunerévoltedumondearabepareilleàcellequiavaitmarquélesdernièresetsombresannéesdurègnedeTrajan;bienplus,ilavaitosétablersurl’aideparthe.Ils’étaittrompé,etcettefautedecalculcausaitsamortlentedanslacitadelleencercléedeBéthar;lestribusarabessedésolidarisaientdescommunautésjuives;lesParthesétaientfidèlesauxtraités.Lessynagoguesdesgrandesvillessyriennessemontraientelles-mêmesindécisesoutièdes:lesplus ardentes se contentaient d’envoyer secrètement quelque argent aux Zélotes ; la population juived’Alexandrie,pourtantsiturbulente,demeuraitcalme;l’abcèsjuifrestaitlocalisédansl’ariderégionquis’étendentre le Jourdainet lamer ;onpouvait sansdangercautériserouamputer cedoigtmalade.Etnéanmoins, en un sens, les mauvais jours qui avaient immédiatement précédé mon règne semblaientrecommencer.QuiétusavaitjadisincendiéCyrène;exécutélesnotablesdeLaodicée,reprispossessiond’Édesseenruine…Lecourrierdusoirvenaitdem’apprendrequenousnousétionsrétablissurletasdepierres éboulées que j’appelaisÆlia Capitolina et que les Juifs nommaient encore Jérusalem ; nousavionsincendiéAscalon;ilavaitfalluexécuterenmasselesrebellesdeGaza…Siseizeansdurègned’unprincepassionnémentpacifique aboutissaient à la campagnedePalestine, les chancesdepaixdumondes’avéraientmédiocresdansl’avenir.

Jemesoulevaissur lecoude,malà l’aisesurmonétroit litdecamp.Certes,quelquesJuifsaumoinsavaientéchappéàlacontagionzélote:mêmeàJérusalem,desPharisienscrachaientsurlepassaged’Akiba,traitaientdevieuxfoucefanatiquequijetaitauventlessolidesavantagesdelapaixromaine,lui criaient que l’herbe lui pousserait dans la bouche avant qu’on eût vu sur terre la victoire d’Israël.Maisjepréféraisencorelesfauxprophètesàceshommesd’ordrequinousméprisaienttoutencomptantsurnouspourprotégerdesexactionsdeSimonleurorplacéchezlesbanquierssyriensetleursfermesenGalilée.Jepensaisauxtransfugesqui,quelquesheuresplustôt,s’étaientassissouscettetente,humbles,conciliants, serviles, mais s’arrangeant toujours pour tourner le dos à l’image de mon Génie. Notremeilleuragent,ÉlieBenAbayad,quijouaitpourRomelerôled’informateuretd’espion,étaitjustementméprisé des deux camps ; c’était pourtant l’homme le plus intelligent du groupe, esprit libéral, cœurmalade, tiraillé entre son amour pour son peuple et son goût pour nos lettres et pour nous ; lui aussi,d’ailleurs, ne pensait au fond qu’à Israël. Josué Ben Kisma, qui prêchait l’apaisement, n’était qu’unAkibaplustimideouplushypocrite;mêmechezlerabbinJoshuaquiavaitétélongtempsmonconseillerdans les affaires juives, j’avais senti, sous la souplesse et l’envie de plaire, les différencesirréconciliables,lepointoùdeuxpenséesd’espècesopposéesneserencontrentquepoursecombattre.Nosterritoiress’étendaientsurdescentainesdelieues,desmilliersdestades,par-delàcesechorizondecollines,maislerocherdeBétharétaitnosfrontières;nouspouvionsanéantirlesmursmassifsdecettecitadelleoùSimonconsommaitfrénétiquementsonsuicide;nousnepouvionspasempêchercetteracedenousdirenon.

Unmoustique sifflait ; Euphorion, qui se faisait vieux, avait négligé de fermer exactement lesmincesrideauxdegaze;des livres,descartes jetéesà terrecrissaientauventbasquirampaitsouslaparoi de toile.Assis surmon lit, j’enfilaismesbrodequins, je cherchais en tâtonnantma tunique,monceinturonetmadague;jesortaispourrespirerl’airdelanuit.Jeparcouraislesgrandesruesrégulièresducamp,videsàcetteheuretardive,éclairéescommecellesdesvilles;desfactionnairesmesaluaientsolennellementaupassage;enlongeantlebaraquementquiservaitd’hôpital,jerespiraislafadepuanteurdesdysentériques. J’allaisvers le remblaide terrequinousséparaitduprécipiceetde l’ennemi.Unesentinellemarchaitàlongspasrégulierssurcecheminderonde,périlleusementdessinéeparlalune;jereconnaissais dans ce va-et vient le mouvement d’un rouage de l’immense machine dont j’étais lepivot;jem’émouvaisuninstantauspectacledecetteformesolitaire,decetteflammebrèvebrûlantdansunepoitrined’hommeaumilieud’unmondededangers.Uneflèchesifflait,àpeineplusimportunequele

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moustiquequim’avaittroublésousmatente;jem’accoudaisauxsacsdesabledumurd’enceinte.

On me suppose depuis quelques années d’étranges clairvoyances, de sublimes secrets. On setrompe,et jenesaisrien.Mais ilestvraiquedurantcesnuitsdeBéthar j’aivupassersousmesyeuxd’inquiétants fantômes.Lesperspectivesquis’ouvraientpour l’espritduhautdecescollinesdénudéesétaientmoinsmajestueusesquecellesduJanicule,moinsdoréesquecellesduSunion;ellesenétaientl’enversetlenadir.Jemedisaisqu’ilétaitbienvaind’espérerpourAthènesetpourRomecetteéternitéquin’estaccordéeniauxhommesniauxchoses,etque lesplussagesd’entrenous refusentmêmeauxdieux. Ces formes savantes et compliquées de la vie, ces civilisations bien à l’aise dans leursraffinements de l’art et du bonheur, cette liberté de l’esprit qui s’informe et qui juge dépendaient dechances innombrables et rares, de conditions presque impossibles à réunir et qu’il ne fallait pass’attendreàvoirdurer.NousdétruirionsSimon;Arriensauraitprotégerl’Arméniedesinvasionsalaines.Maisd’autreshordesviendraient,d’autresfauxprophètes.Nosfaibleseffortspouraméliorerlaconditionhumaine ne seraient que distraitement continués par nos successeurs ; la graine d’erreur et de ruinecontenuedanslebienmêmecroîtraitmonstrueusementaucontraireaucoursdessiècles.Lemondelasdenoussechercheraitd’autresmaîtres;cequinousavaitparusageparaîtraitinsipide,abominablecequinousavaitparubeau.Commel’initiémithriaque,laracehumaineapeut-êtrebesoindubaindesangetdupassagepériodiquedanslafossefunèbre.Jevoyaisrevenirlescodesfarouches,lesdieuximplacables,ledespotismeincontestédesprincesbarbares,lemondemorceléenétatsennemis,éternellementenproieàl’insécurité.D’autressentinellesmenacéesparlesflèchesiraientetviendraientsurlecheminderondedescitésfutures;lejeustupide,obscèneetcruelallaitcontinuer,etl’espèceenvieillissantyajouteraitsansdoutedenouveauxraffinementsd’horreur.Notreépoque,dontjeconnaissaismieuxquepersonnelesinsuffisanceset lestares,seraitpeut-êtreunjourconsidérée,parcontraste,commeundesâgesd’ordel’humanité.

Naturadeficit, fortunamutatur,deusomniacernit.Lanaturenous trahit, la fortunechange,undieuregarded’enhauttoutesceschoses.Jetourmentaisàmondoigtlechatond’unebaguesurlaquelle,par un jour d’amertume, j’avais fait inciser ces quelques mots tristes ; j’allais plus loin dans ledésabusement,peut-êtrdansleblasphème;jefinissaispartrouvernaturel,sinonjuste,quenousdussionspérir. Nos lettres s’épuisent ; nos arts s’endorment ; Pancratès n’est pas Homère ; Arrien n’est pasXénophon ;quand j’aiessayéd’immortaliserdans lapierre la formed’Antinoüs, jen’aipas trouvédePraxitèle.NossciencespiétinentdepuisAristoteetArchimède;nosprogrèstechniquesnerésisteraientpasàl’usured’unelongueguerre;nosvoluptueuxeux-mêmessedégoûtentdubonheur.L’adoucissementdesmœurs,l’avancementdesidéesaucoursduderniersièclesontl’œuvred’uneinfimeminoritédebonsesprits;lamassedemeureignare,férocequandellelepeut,entoutcaségoïsteetbornée,etilyafortàparier qu’elle restera toujours telle. Trop de procurateurs et de publicains avides, trop de sénateursméfiants,tropdecenturionsbrutauxontcompromisd’avancenotreouvrage;etletempspours’instruireparleursfautesn’estpasplusdonnéauxempiresqu’auxhommes.Làoùuntisserandrapiéceraitsatoile,où un calculateur habile corrigerait ses erreurs, où l’artiste retoucherait son chef-d’œuvre encoreimparfait ou endommagé à peine, la nature préfère repartir à même l’argile, à même le chaos, et cegaspillageestcequ’onnommel’ordredeschoses.

Jelevaislatête;jebougeaispourmedésengourdir.AuhautdelacitadelledeSimon,devagueslueursrougissaientleciel,manifestationsinexpliquéesdelavienocturnedel’ennemi.Leventsoufflaitd’Égypte ; une trombe de poussière passait comme un spectre ; les profils écrasés des collines merappelaientlachaînearabiquesouslalune.Jerentraislentement,ramenantsurmaboucheunpandemonmanteau, irrité contre moi-même d’avoir consacré à de creuses méditations sur l’avenir une nuit que

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j’auraispuemployeràpréparer la journéedu lendemain,ouàdormir.L’écroulementdeRome,s’il seproduisait,concerneraitmessuccesseurs;encetteannéehuitcentquatrevingt-septdel’èreromaine,matâcheconsistaitàétoufferlarévolteenJudée,àramenerd’Orientsanstropdepertesunearméemalade.Entraversantl’esplanade,jeglissaisparfoisdanslesangd’unrebelleexécutélaveille.Jemecouchaistouthabillésurmonlit;deuxheuresplustard,j’étaisréveilléparlestrompettesdel’aube.

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Chapitre26

J’avais toute ma vie fait bon ménage avec mon corps ; j’avais implicitement compté sur sadocilité, sur sa force.Cetteétroitealliancecommençaità sedissoudre ;moncorpscessaitdene fairequ’unavecmavolonté,avecmonesprit,aveccequ’ilfautbien,maladroitement,quej’appellemonâme;le camarade intelligent d’autrefois n’était plus qu’un esclave qui rechigne à sa tâche.Mon corps mecraignait;jesentaiscontinuellementdansmapoitrinelaprésenceobscuredelapeur,unresserrementquin’était pas encore ladouleur,mais lepremierpasvers elle. J’avaisprisde longuedate l’habitudedel’insomnie,mais le sommeil désormais était pire que son absence ; à peine assoupi, j’avais d’affreuxréveils. J’étais sujet àdesmauxde têtequ’Hermogèneattribuait à la chaleurduclimatet aupoidsducasque;lesoir,aprèsleslonguesfatigues,jem’asseyaiscommeontombe;seleverpourrecevoirRufusouSévérusétaituneffortauqueljem’apprêtaislongtempsàl’avance;mescoudespesaientsurlesbrasdemonsiège;mescuissestremblaientcommecellesd’uncoureurfourbu.Lemoindregestedevenaitunecorvée,etdecescorvéeslavieétaitfaite.

Un accident presque ridicule, une indisposition d’enfant, mit au jour la maladie cachée sousl’atroce fatigue. Un saignement de nez, dont jeme préoccupai d’abord assez peu, me prit durant uneséance de l’état-majo ; il persistait encore au repas du soir ; jeme réveillai la nuit trempé de sang.J’appelaiCéler,quicouchaitsouslatentevoisine;ilalertaàsontourHermogène,maisl’horriblecouléetièdecontinua.Lesmainssoigneusesdujeuneofficieressuyaientceliquidequimebarbouillaitlevisage;àl’aube,jefusprisdehaut-le-corpscommeenontàRomelescondamnésàmortquis’ouvrentlesveinesdansleurbain;onréchauffadumieuxqu’onputàl’aidedecouverturesetd’affusionsbrûlantescecorpsquiseglaçait;pourarrêterlefluxdesang,Hermogèneavaitprescritdelaneige;ellemanquaitaucamp;auprixdemilledifficultés,Célerenfittransporterdessommetsdel’Hermon.Jesusplustardqu’onavaitdésespéré de ma vie ; et moi-même, je ne m’y sentais plus rattaché que par le plus mince des fils,imperceptible comme ce pouls trop rapide qui consternait mon médecin. L’hémorragie inexpliquées’arrêtapourtant;jequittailelit;jem’astreignisàvivrecommeàl’ordinaire;jen’yparvinspas.Unsoiroù,mal remis, j’avais imprudemmentessayéd’unebrèvepromenadeàcheval, je reçusunsecondavertissement,plus sérieuxencoreque lepremier.L’espaced’une seconde, je sentis lesbattementsdemoncœurseprécipiter,puisseralentir,s’interrompre,cesser;jecrustombercommeunepierredansjenesaisquelpuitsnoirquiestsansdoutelamort.Sic’étaitbienelle,onsetrompequandonlaprétendsilencieuse:j’étaisemportépardescataractes,assourdicommeunplongeurparlegrondementdeseaux.Jen’atteignispaslefond;jeremontaiàlasurface;jesuffoquais.Toutemaforce,danscemomentquej’avaiscruledernier,s’étaitconcentréedansmamaincrispéesurlebrasdeCélerdeboutàmoncôté:ilmemontra plus tard lesmarques demes doigts sur son épaule.Mais il en est de cette brève agoniecomme de toutes les expériences du corps : elle est indicible, et reste bon gré mal gré le secret del’hommequi l’avécue.J’ai traversédepuisdescrisesanalogues, jamaisd’identiques,etsansdoutenesupporte-t-onpasdeuxfoissansmourirdepasserparcetteterreuretparcettenuit.Hermogènefinitpardiagnostiqueruncommencementd’hydropisieducœur;ilfallutaccepterlesconsignesquemedonnaitcemal, devenu subitementmonmaître, consentir à une longue période d’inaction, sinonde repos, bornerpouruntempslesperspectivesdemavieaucadred’unlit.J’avaispresquehontedecettemaladietout

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intérieure, quasi invisible, sans fièvre, sans abcès, sansdouleursd’entrailles, qui n’apour symptômesqu’un souffle un peu plus rauque et lamarque livide laissée sur le pied gonflé par la courroie de lasandale.

Un silence extraordinaire s’établit autour dema tente ; le camp de Béthar tout entier semblaitdevenuunechambredemalade.L’huilearomatiquequibrûlaitauxpiedsdemonGénierendaitpluslourdencore l’air renfermé sous cette cage de toile ; le bruit de forge demes artèresme faisait vaguementpenserà l’îledesTitansaubordde lanuit.Àd’autresmoments,cebruit insupportabledevenaitceluid’ungaloppiétinantlaterremolle;cetespritsisoigneusementtenuenrênespendantprèsdecinquanteans s’évadait ; ce grand corps flottait à la dérive ; j’acceptais d’être cet homme las qui comptedistraitementlesétoilesetleslosangesdesacouverture;jeregardaisdansl’ombrelatacheblanched’unbuste ; une cantilène en l’honneur d’Épona, déesse des chevaux, que chantait jadis à voix basse manourriceespagnole,grandefemmesombrequiressemblaitàuneParque,remontaitdufondd’unabîmedeplus d’un demi-siècle. Les journées, puis les nuits, semblaient mesurées par les gouttes brunesqu’Hermogènecomptaituneàunedansunetassedeverre.

Lesoir,jerassemblaismesforcespourécouterlerapportdeRufus:laguerretouchaitàsafin;Akiba,qui,depuisledébutdeshostilités,s’étaitenapparenceretirédesaffairespubliques,seconsacraità l’enseignement du droit rabbinique dans la petite ville d’Usfa enGalilée ; cette salle de cours étaitdevenuelecentredelarésistancezélote;desmessagessecretsétaientrechiffrésettransmisauxpartisansdeSimonparcesmainsnonagénaires;ilfallutrenvoyerdeforcedansleursfoyerslesétudiantsfanatisésqui entouraient ce vieillard. Après de longues hésitations, Rufus se décida à faire interdire commeséditieusel’étudedelaloijuive;quelquesjoursplustard,Akiba,quiavaitcontrevenuàcedécret,futarrêté etmis àmort. Neuf autres docteurs de la Loi, l’âme du parti zélote, périrent avec lui. J’avaisapprouvétoutescesmesuresd’unsignedetête.Akibaetsesfidèlesmoururentpersuadésjusqu’auboutd’être lesseuls innocents, lesseuls justes ;aucund’euxnesongeaàacceptersapartderesponsabilitédanslesmalheursquiaccablaientsonpeuple.Onlesenvierait,sil’onpouvaitenvierdesaveugles.Jenerefusepasàcesdixforcenésletitredehéros;entoutcas,cen’étaientpasdessages.

Troismoisplus tard,parun froidmatinde février, assisauhautd’unecolline,adosséau troncd’unfiguierdégarnidesesfeuilles,j’assistaiàl’assautquiprécédadequelquesheureslacapitulationdeBéthar ; je vis sortir un àun lesderniersdéfenseursde la forteresse, hâves, décharnés, hideux,beauxpourtantcommetoutcequiest indomptable.Àlafindumêmemois, jemefis transporteraulieuditdupuits d’Abraham, où les rebelles pris les armes à la main dans les agglomérations urbaines furentrassemblés et vendus à l’encan ; des enfants ricanants, déjà féroces, déformés par des convictionsimplacables, se vantant très haut d’avoir causé la mort de dizaines de légionnaires, des vieillardsemmurés dans un rêve de somnambule, des matrones aux chairs molles, et d’autres, solennelles etsombres comme la Grande Mère des cultes d’Orient, défilèrent sous l’œil froid des marchandsd’esclaves;cettemultitudepassadevantmoicommeunepoussière.JosuéBenKisma,chefdessoi-disantmodérés, qui avait lamentablement échoué dans son rôle de pacificateur, succomba vers cette mêmeépoque aux suites d’une longuemaladie ; ilmourut en appelant de ses vœux la guerre étrangère et lavictoiredesParthessurnous.D’autrepart,lesJuifschristianisés,quenousn’avionspasinquiétés,etquigardentrancuneaurestedupeuplehébreud’avoirpersécutéleurprophète,virentennouslesinstrumentsd’unecolèredivine.Lalonguesériedesdéliresetdesmalentenduscontinuait.

Une inscription placée sur le site de Jérusalem défendit aux Juifs, sous peine de mort, des’installerànouveaudanscetasdedécombres;ellereproduisaitmotpourmotlaphraseinscritenaguère

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auportaildutemple,etquieninterdisaitl’entréeauxincirconcis.Unjourparan,leneufdumoisd’Ab,lesJuifsontledroitdevenirpleurerdevantunmurenruine.Lespluspieuxserefusèrentàquitterleurterrenatale;ilss’établirentdumieuxqu’ilspurentdanslesrégionslesmoinsdévastéesparlaguerre;lesplusfanatiquesémigrèrententerritoireparthe;d’autresallèrentàAntioche,àAlexandrie,àPergame;lesplusfinsserendirentàRome,oùilsprospérèrent.LaJudéefutrayéedelacarte,etpritparmonordrelenomdePalestine.Durantcesquatreansdeguerre,cinquanteforteresses,etplusdeneufcentsvillesetvillages avaient été saccagés et anéantis ; l’ennemi avait perdu près de six cent mille hommes ; lescombats,lesfièvresendémiques,lesépidémiesnousenavaientenlevéprèsdequatre-vingt-dixmille.Laremiseenétatdupayssuivitimmédiatementlestravauxdelaguerre;ÆliaCapitolinafutrebâtie,àuneéchelled’ailleursplusmodeste;ilfauttoujoursrecommencer.

JemereposaiquelquetempsàSidon,oùunmarchandgrecmeprêtasamaisonetsesjardins.Enmars,lescoursintérieuresétaientdéjàtapisséesderoses.J’avaisreprisdesforces:jetrouvaismêmedesurprenantesressourcesàcecorpsqu’avaitprostréd’abordlaviolencedelapremièrecrise.Onn’ariencomprisàlamaladie,tantqu’onn’apasreconnusonétrangeressemblanceaveclaguerreetl’amour:sescompromis, ses feintes, ses exigences, ce bizarre et unique amalgame produit par le mélange d’untempérament et d’unmal. J’allaismieux,mais j’employais à ruser avecmoncorps, à lui imposermesvolontésouàcéderprudemmentauxsiennes,autantd’artquej’enavaismisautrefoisàélargiretàréglermonunivers,àconstruiremapersonne,etàembellirmavie.Jemeremisavecmodérationauxexercicesdugymnase;monmédecinnem’interdisaitplusl’usageducheval,maiscen’étaitplusqu’unmoyendetransport;j’avaisrenoncéauxdangereusesvoltigesd’autrefois.Aucoursdetouttravail,detoutplaisir,travailetplaisirn’étaientplusl’essentiel,monpremiersouciétaitdem’entirersansfatigue.Mesamiss’émerveillaient d’un rétablissement en apparence si complet ; ils s’efforçaient de croire que cettemaladie n’était due qu’aux efforts excessifs de ces années de guerre, et ne recommencerait pas ; j’enjugeaisautrement;jepensaisauxgrandspinsdesforêtsdeBithynie,quelebûcheronmarqueenpassantd’uneentaille,etqu’ilreviendrajeterbasàlaprochainesaison.Verslafinduprintemps,jem’embarquaipourl’Italiesurunvaisseaudehautborddelaflotte;j’emmenaisavecmoiCéler,devenuindispensable,etDiotimedeGadara,jeuneGrecdenaissanceservile,rencontréàSidon,etquiétaitbeau.Larouteduretour traversait l’Archipel ; pour la dernière fois sans doute de ma vie, j’assistais aux bonds desdauphins dans l’eau bleue ; j’observais, sans songer désormais à en tirer des présages, le long volrégulier des oiseaux migrateurs, qui parfois, pour se reposer, s’abattent amicalement sur le pont dunavire ; je goûtais cette odeur de sel et de soleil sur la peau humaine, ce parfum de lentisque et detérébinthedesîlesoùl’onvoudraitvivre,etoùl’onsaitd’avancequ’onnes’arrêterapas.Diotimeareçucette parfaite instruction littéraire qu’on donne souvent, pour accroître encore leur valeur, aux jeunesesclavesdouésdesgrâcesducorps;aucrépuscule,couchéà l’arrière,sousuntendeletdepourpre, jel’écoutaismeliredespoètesdesonpays,jusqu’àcequelanuiteffaçâtégalementleslignesquidécriventl’incertitudetragiquedelaviehumaine,etcellesquiparlentdecolombes,decouronnesderoses,etdebouchesbaisées.Unehaleinehumides’exhalaitdelamer;lesétoilesmontaientuneàuneàleurplaceassignée ; le navire penché par le vent filait vers l’Occident où s’éraillait encore une dernière banderouge ; un sillage phosphorescent s’étirait derrière nous, bientôt recouvert par les masses noires desvagues.Jemedisaisqueseulesdeuxaffairesimportantesm’attendaientàRome;l’uneétaitlechoixdemonsuccesseur,quiintéressaittoutl’empire;l’autreétaitmamort,etneconcernaitquemoi.

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Chapitre27

Romem’avaitpréparéuntriomphe,quecettefoisj’acceptai.Jeneluttaispluscontrecescoutumesàlafoisvénérablesetvaines;toutcequimetenlumièrel’effortdel’homme,nefût-cequepourladuréed’un jour, me semblait salutaire en présence d’un monde si prompt à l’oubli. Il ne s’agissait passeulementdelarépressiondelarévoltejuive;dansunsensplusprofondetconnudemoiseul,j’avaistriomphé.J’associaiàceshonneurslenomd’Arrien.Ilvenaitd’infligerauxhordesalainesunesériededéfaitesqui les rejetait pour longtempsdans ce centreobscurde l’Asied’oùelles avaient cru sortir ;l’Arménieétaitsauvée;lelecteurdeXénophons’enrévélaitl’émule;laracen’étaitpaséteintedeceslettrésquisaventaubesoincommanderetcombattre.Cesoir-là,deretourdansmamaisondeTibur,c’estd’uncœurlas,maistranquille,quejeprisdesmainsdeDiotimelevinetl’encensdusacrificejournalieràmonGénie.

Simpleparticulier,j’avaiscommencéd’acheteretdemettreboutàboutcesterrainsétalésaupieddes monts sabins, au bord des eaux vives, avec l’acharnement patient d’un paysan qui arrondit sesvignes ; entre deux tournées impériales, j’avais campé dans ces bosquets en proie auxmaçons et auxarchitectes, et dont un jeune homme imbu de toutes les superstitions de l’Asie demandait pieusementqu’onépargnâtlesarbres.Auretourdemongrandvoyaged’Orient,j’avaismisuneespècedefrénésieàparachevercetimmensedécord’unepiècedéjàauxtroisquartsfinie.J’yrevenaiscettefoisterminermesjoursleplusdécemmentpossible.Toutyétaitréglépourfaciliterletravailaussibienqueleplaisir:lachancellerie, les salles d’audience, le tribunal où je jugeais en dernier ressort les affaires difficilesm’épargnaientdefatigantsva-et-viententreTiburetRome.J’avaisdotéchacundecesédificesdenomsqui évoquaient la Grèce : le Pœcile, l’Académie, le Prytanée. Je savais bien que cette petite valléeplantéed’oliviersn’étaitpasTempé,mais j’arrivais à l’âgeoùchaquebeau lieuen rappelleunautre,plusbeau,oùchaquedélices’aggravedusouvenirdedélicespassées.J’acceptaisdemelivreràcettenostalgiequiestlamélancoliedudésir.J’avaismêmedonnéàuncoinparticulièrementsombreduparclenomdeStyx,àuneprairieseméed’anémonesceluideChampsÉlysées,mepréparantainsiàcetautremondedontlestourmentsressemblentàceuxdunôtre,maisdontlesjoiesnébuleusesnevalentpasnosjoies.Maissurtout,jem’étaisfaitconstruireaucœurdecetteretraiteunasileplusretiréencore,unîlotde marbre au centre d’un bassin entouré de colonnades, une chambre Capitolina secrète qu’un ponttournant,silégerquejepeuxd’unemainlefaireglisserdanssesrainures,relieàlarive,ouplutôtsépared’elle.Jefistransporterdanscepavillondeuxoutroisstatuesaimées,etcepetitbusted’Augusteenfantqu’auxtempsdenotreamitiém’avaitdonnéSuétone;jem’yrendaisàl’heuredelasiestepourdormir,pour rêver,pour lire.Monchiencouchéen traversduseuilallongeaitdevant lui sespattes raides ;unrefletjouaitsurlemarbre;Diotime,pourserafraîchir,appuyaitlajoueauflanclissed’unevasque.Jepensaisàmonsuccesseur.

Jen’aipasd’enfants,etneleregrettepas.Certes,auxheuresdelassitudeetdefaiblesseoùl’onsereniesoi-même,jemesuisparfoisreprochéden’avoirpasprislapeined’engendrerunfils,quim’eûtcontinué. Mais ce regret si vain repose sur deux hypothèses également douteuses : celle qu’un filsnécessairement nous prolonge, et celle que cet étrange amas de bien et de mal, cette masse departicularitésinfimesetbizarresquiconstitueunepersonne,mérited’êtreprolongé.J’aiutilisédemon

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mieuxmesvertus;j’aitirépartidemesvices;maisjenetienspasspécialementàmelégueràquelqu’un.Cen’estpointpar le sangque s’établitd’ailleurs lavéritable continuitéhumaine :César est l’héritierdirect d’Alexandre, et non le frêle enfant né à une princesse perse dans une citadelle d’Asie ; etÉpaminondasmourantsanspostéritésevantaitàbondroitd’avoirpour fillessesvictoires.Laplupartdes hommes qui comptent dans l’histoire ont des rejetonsmédiocres, ou pires que tels : ils semblentépuisereneux lesressourcesd’unerace.La tendressedupèreestpresque toujoursenconflitavec lesintérêtsduchef.Enfût-ilautrement,quecefilsd’empereurauraitencoreàsubirlesdésavantagesd’uneéducationprincière,lapiredetoutespourunfuturprince.Parbonheur,pourautantquenotreÉtataitsuseformerunerègledesuccessionimpériale,l’adoptionestcetterègle:jereconnaislàlasagessedeRome.Jesaislesdangersduchoix,etseserreurspossibles;jen’ignorepasquel’aveuglementn’estpasréservéauxseulesaffectionsdupère;maiscettedécisionoùl’intelligencepréside,ouàlaquelledumoinselleprendpart,mesembleratoujoursinfinimentsupérieureauxobscuresvolontésduhasardetdel’épaissenature.L’empireauplusdigne:ilestbeauqu’unhommequiaprouvésacompétencedanslemaniementdesaffairesdumondechoisissesonremplaçant,etquecettedécisionsilourdedeconséquencessoitàlafoissondernierprivilègeetsondernierservicerenduàl’État.Maiscechoixsiimportantmesemblaitplusquejamaisdifficileàfaire.

J’avaisamèrementreprochéàTrajand’avoir tergiversévingtansavantdeprendrelarésolutiondem’adopter,etdenel’avoirfaitqu’àsonlitdemort.Maisprèsdedix-huitanss’étaientécoulésdepuismonaccessionàl’empire,et,endépitdesrisquesd’unevieaventureuse,j’avaisàmontourremisàplustardlechoixd’unsuccesseur.Millebruitsavaientcouru,presquetousfaux;millehypothèsesavaientétééchafaudées;maiscequ’onprenaitpourmonsecretn’étaitquemonhésitationetmondoute.Jeregardaisautourdemoi: lesfonctionnaireshonnêtesabondaient ;aucunn’avait l’envergurenécessaire.Quaranteans d’intégrité postulaient en faveur de Marcius Turbo, mon cher compagnon d’autrefois, monincomparable préfet du prétoire ;mais il avaitmon âge : il était trop vieux. Julius Sévérus, excellentgénéral,bonadministrateurdelaBretagne,comprenaitpeudechoseauxcomplexesaffairesdel’Orient;Arrienavaitfaitpreuvedetouteslesqualitésqu’ondemandeàunhommed’État,maisilétaitGrec;etletempsn’estpasvenud’imposerunempereurgrecauxpréjugésdeRome.

Servianusvivait encore : cette longévité faisaitde sapart l’effetd’un longcalcul,d’une formeobstinéed’attente.Ilattendaitdepuissoixanteans.DutempsdeNerva,l’adoptiondeTrajanl’avaitàlafoisencouragéetdéçu;ilespéraitmieux;maisl’arrivéeaupouvoirdececousinsanscesseoccupéauxarméessemblaitaumoinsluiassurerdansl’Étatuneplaceconsidérable,lasecondepeut-être;làaussi,ilsetrompait:iln’avaitobtenuqu’uneassezcreuseportiond’honneurs.Ilattendaitàl’époqueoùilavaitchargésesesclavesdem’attaqueraudétourd’unboisdepeupliers,auborddelaMoselle;leduelàmortengagé cematin-là entre le jeune homme et le quinquagénaire avait continué vingt ans ; il avait aigricontremoil’espritdumaître,exagérémesincartades,profitédemesmoindreserreurs.Unpareilennemiestunexcellentprofesseurdeprudence:Servianus,sommetoute,m’avaitbeaucoupappris.Aprèsmonaccessionaupouvoir,ilavaiteuassezdefinessepourparaîtreaccepterl’inévitable;ils’étaitlavélesmains du complot des quatre consulaires ; j’avais préféré ne pas remarquer les éclaboussures sur cesdoigtsencoresales.Desoncôté,ils’étaitcontentédeneprotesterqu’àvoixbasseetdenesescandaliserqu’à huis clos. Soutenu au Sénat par le petit et puissant parti de conservateurs inamovibles quedérangeaientmesréformes,ils’étaitconfortablementinstallédanscerôledecritiquesilencieuxdurègne.Il m’avait peu à peu aliéné ma sœur Pauline. Il n’avait eu d’elle qu’une fille, mariée à un certainSalinator,hommebienné,que j’élevai à ladignité consulaire,maisque laphtisie emporta jeune ;manièce lui survécut peu ; leur seul enfant, Fuscus, fut dressé contremoi par son pernicieux grand-père.Maislahaineentrenousconservaitdesformes:jeneluimarchandaispassapartdefonctionspubliques,

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évitanttoutefoisdefigureràsescôtésdansdescérémoniesoùsongrandâgeluiauraitdonnélepassurl’empereur.ÀchaqueretouràRome,j’acceptaispardécenced’assisteràundecesrepasdefamilleoùl’onsetientsursesgardes;nouséchangionsdeslettres;lessiennesn’étaientpasdépourvuesd’esprit.Àlalonguepourtant,j’avaisprisendégoûtcettefadeimposture;lapossibilitédejeterlemasqueentouteschosesestl’undesraresavantagesquejetrouveàvieillir; j’avaisrefuséd’assisterauxfunéraillesdePauline. Au camp de Béthar, aux pires heures demisère corporelle et de découragement, la suprêmeamertumeavaitétédemedirequeServianustouchaitaubut,etytouchaitparmafaute;cetoctogénairesiménager de ses forces s’arrangerait pour survivre à unmalade de cinquante-sept ans ; si je mouraisintestat,ilsauraitobteniràlafoislessuffragesdesmécontentsetl’approbationdeceuxquicroiraientmeresterfidèlesenélisantmonbeau-frère;ilprofiteraitdecetteminceparentépoursapermonœuvre.Pourmecalmer,jemedisaisquel’empirepourraittrouverdepiresmaîtres;Servianusensommen’étaitpassansvertus;l’épaisFuscuslui-mêmeseraitpeut-êtreunjourdignederégner.Maistoutcequimerestaitd’énergieserefusaitàcemensonge,etjesouhaitaisvivrepourécrasercettevipère.

AmonretouràRome,j’avaisretrouvéLucius.Jadis,j’avaisprisenversluidesengagementsqued’ordinaireonnesepréoccupeguèredetenir,maisquej’avaisgardés.Iln’estpasvraid’ailleursquejelui eusse promis la pourpre impériale ; on ne fait pas ces choses làMais pendant près de quinze ansj’avaispayésesdettes,étouffé lesscandales, répondusans tarderàses lettres,quiétaientdélicieuses,maisquifinissaient toujourspardesdemandesd’argentpour luioud’avancementpoursesprotégés.Ilétaittropmêléàmaviepourquejepussel’enexclure,sijel’avaisvoulu,maisjenevoulaisriendetel.Saconversationétaitéblouissante:cejeunehommequ’onestimaitfutileavaitplusetmieuxluquelesgensdelettresdontc’estlemétier.Songoûtétaitexquisentouteschoses,qu’ils’agîtd’êtres,d’objets,d’usages,oudelafaçonlaplusjustedescanderunversgrec.AuSénat,oùonlejugeaithabile,ils’étaitfait une réputation d’orateur ; ses discours à la fois nets et ornés servaient tout frais demodèles auxprofesseursd’éloquence.Jel’avaisfaitnommerpréteur,puisconsul:ilavaitbienremplicesfonctions.Quelquesannéesplustôt,jel’avaismariéàlafilledeNigrinus,l’undeshommesconsulairesexécutésaudébut de mon règne ; cette union devint l’emblème de ma politique d’apaisement. Elle ne fut quemodérément heureuse : la jeune femme se plaignait d’être négligée ; elle avait pourtant de lui troisenfants,dontunfils.Àsesgémissementspresquecontinuels,ilrépondaitavecunepolitesseglacéequ’onsemarie pour sa famille, et non pour soi-même, et qu’un contrat si grave s’accommodemal des jeuxinsouciants de l’amour. Son système compliqué exigeait des maîtresses pour l’apparat et de facilesesclavespourlavolupté.Ilsetuaitdeplaisir,maiscommeunartistesetueàréaliserunchef-d’œuvre:cen’estpasàmoideleluireprocher.

Jeleregardaisvivre:monopinionsurluisemodifiaitsanscesse,cequin’arriveguèrequepourlesêtresquinoustouchentdeprès;nousnouscontentonsdejugerlesautresplusengros,etunefoispourtoutes.Parfois,uneinsolenceétudiée,unedureté,unmotfroidementfrivolem’inquiétaient;plussouvent,jemelaissaisentraînerparcetespritrapideetléger;uneremarqueacéréesemblaitfairepressentirtoutàcoup l’homme d’État futur. J’en parlais àMarcius Turbo, qui, après sa fatigante journée de préfet duprétoire,venait chaquesoircauserdesaffairescouranteset faireavecmoi sapartiededés ;nous ré-examinions minutieusement les chances qu’avait Lucius de remplir convenablement une carrièred’empereur.Mesamiss’étonnaientdemesscrupules;certainsmeconseillaientenhaussantlesépaulesdeprendrelepartiquimeplaisait;cesgens-làs’imaginentqu’onlègueàquelqu’unlamoitiédumondecommeon lui laisseraitunemaisondecampagne.J’y repensais lanuit :Luciusavaitàpeineatteint latrentaine : qu’était César à trente ans, sinon un fils de famille criblé de dettes et sali de scandales ?Commeauxmauvaisjoursd’Antioche,avantmonadoptionparTrajan,jesongeaisavecunserrementdecœur que rien n’est plus lent que la véritable naissance d’un homme : j’avaismoi-même dépasséma

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trentièmeannéeàl’époqueoùlacampagnedePannoniem’avaitouvertlesyeuxsurlesresponsabilitésdupouvoir ; Lucius me semblait parfois plus accompli que je ne l’étais à cet âge. Je me décidaibrusquement,àlasuited’unecrised’étouffementplusgravequelesautres,quivintmerappelerquejen’avais plus de temps à perdre. J’adoptai Lucius qui prit le nom d’Ælius César. Il n’était ambitieuxqu’avecnonchalance;ilétaitexigeantsansêtreavide,ayantdetouttempsl’habitudedetoutobtenir;ilpritmadécisionavecdésinvolture.J’eusl’imprudencededirequeceprinceblondseraitadmirablementbeausous lapourpre ; lesmalveillants sehâtèrentdeprétendreque je repayaisd’unempire l’intimitévoluptueused’autrefois.C’estneriencomprendreà lamanièredontfonctionnel’espritd’unchef,pourpeuquecelui-ciméritesonposteetsontitre.Sidepareillesconsidérationsavaientjouéunrôle,Luciusn’étaitd’ailleurspasleseulsurquij’auraispufixermonchoix.

MafemmevenaitdemourirdanssarésidenceduPalatin,qu’ellecontinuaitàpréféreràTibur,etoùellevivaitentouréed’unepetitecourd’amisetdeparentsespagnols,quiseulscomptaientpourelle.Lesménagements, lesbienséances, les faiblesvelléitésd’ententeavaientpeuàpeucesséentrenousetlaisséànul’antipathie,l’irritation,larancœur,et,desapartàelle,lahaine.Jeluirendisvisitedanslesdernierstemps;lamaladieavaitencoreaigrisoncaractèreâcreetmorose;cetteentrevuefutpourellel’occasion de récriminations violentes, qui la soulagèrent, et qu’elle eut l’indiscrétion de faire devanttémoins.Ellesefélicitaitdemourirsansenfants;mesfilsm’eussentsansdouteressemblé;elleauraiteupoureuxlamêmeaversionquepourleurpère.Cettephraseoùsuppuretantderancuneestlaseulepreuved’amour qu’elle m’ait donnée. Ma Sabine : je remuais les quelques souvenirs tolérables qui restenttoujoursd’unêtre,quandonprend lapeinede leschercher ; jemeremémoraisunecorbeillede fruitsqu’ellem’avait envoyéepourmonanniversaire, aprèsunequerelle ; enpassant en litièrepar les ruesétroites dumunicipe de Tibur, devant lamodestemaison de plaisance qui avait jadis appartenu àmabelle-mèreMatidie, j’évoquais avec amertume quelques nuits d’un lointain été, où j’avais vainementessayédemeplaireauprèsdecettejeuneépousefroideetdure.Lamortdemafemmemetouchaitmoinsque cellede labonneArété, l’intendantede laVilla, emportée lemêmehiverparun accèsde fièvre.Comme lemal auquel succomba l’impératrice,médiocrementdiagnostiquépar lesmédecins, lui causaverslafind’atrocesdouleursd’entrailles,onm’accusad’avoirusédepoison,etcebruitinsensétrouvafacilementcréance.Ilvasansdirequ’uncrimesisuperflunem’avaitjamaistenté.

Ledécèsdemafemmepoussapeut-êtreServianusàrisquersontout:l’influencequ’elleavaitàRome lui avait été solidement acquise ; avecelle s’effondraitunde ses appuis lesplus respectés.Deplus,ilvenaitd’entrerdanssaquatre-vingt-dixièmeannée;luinonplusn’avaitplusdetempsàperdre.Depuis quelques mois, il s’efforçait d’attirer chez lui de petits groupes d’officiers de la gardeprétorienne; ilosaparfoisexploiterlerespectsuperstitieuxqu’inspirelegrandâgepoursefaireentrequatre murs traiter en empereur. J’avais récemment renforcé la police secrète militaire, institutionrépugnante, j’en conviens,mais que l’événement prouva utile. Je n’ignorais rien de ces conciliabulessupposéssecretsoùlevieilUrsusenseignaitàsonpetit-filsl’artdescomplots.LanominationdeLuciusnesurpritpaslevieillard;ilyavaitlongtempsqu’ilprenaitmesincertitudesàcesujetpourunedécisionbien dissimulée ; mais il profita pour agir du moment où l’acte d’adoption était encore à Rome unematièreàcontroverse.SonsecrétaireCrescens, lasdequaranteansdefidélitémalrétribuée,éventa leprojet,ladateducoup,lelieu,etlenomdescomplices.L’imaginationdemesennemisnes’étaitpasmiseenfrais;oncopiaittoutsimplementl’attentatpréméditéjadisparNigrinusetQuiétus;j’allaisêtreabattuaucoursd’unecérémoniereligieuseauCapitole;monfilsadoptiftomberaitavecmoi.

Je prismes précautions cette nuitmême : notre ennemi n’avait que trop vécu ; je laisserais àLuciusunhéritagenettoyédedangers.Vers ladouzièmeheure,paruneaubegrisedefévrier,un tribun

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porteurd’unesentencedemortpourServianusetsonpetit-filsseprésentachezmonbeau-frère;ilavaitpour consigne d’attendre dans le vestibule que l’ordre qui l’amenait eût été accompli. Servianus fitappelersonmédecin;toutsepassaconvenablement.Avantdemourir,ilmesouhaitad’expirerlentementdanslestourmentsd’unmalincurable,sansavoircommeluileprivilèged’unebrèveagonie.Sonvœuadéjàétéexaucé.

Jen’avaispascommandécettedoubleexécutiondegaietédecœur;jen’enéprouvaiparlasuiteaucunregret,encoremoinsderemords.Unvieuxcomptevenaitdeseclore ;c’était tout.L’âgenem’ajamais paru une excuse à la malignité humaine ; j’y verrais plutôt une circonstance aggravante. Lasentence d’Akiba et de ses acolytes m’avait fait hésiter plus longtemps : vieillard pour vieillard, jepréférais encore le fanatique au conspirateur. Quant à Fuscus, si médiocre qu’il pût être, et sicomplètementquemel’eûtaliénésonodieuxaïeul,c’étaitlepetit-filsdePauline.Maislesliensdusangsontbienfaibles,quoiqu’ondise,quandnulleaffectionne lesrenforce ;ons’enrendcomptechez lesparticuliers,durant lesmoindresaffairesd’héritage.La jeunessedeFuscusm’apitoyaitunpeuplus ; ilatteignaitàpeinedix-huitans.Mais l’intérêtde l’Étatexigeaitcedénouement,que levieilUrsusavaitcommeàplaisirrenduinévitable.Etj’étaisdésormaistropprèsdemapropremortpourprendreletempsdeméditersurcesdeuxfins.

Pendantquelquesjours,MarciusTurboredoubladevigilance;lesamisdeServianusauraientpulevenger.Maisrienneseproduisit,niattentat,nisédition,nimurmures.Jen’étaispluslenouveauvenus’essayantàmettredesoncôtél’opinionpubliqueaprèsl’exécutiondequatrehommesconsulaires;dix-neufansdejusticedécidaientenmafaveur;onexécraitenblocmesennemis;lafoulem’approuvadem’êtredébarrasséd’untraître.Fuscusfutplaint,sansd’ailleursêtrejugéinnocent.LeSénat,jelesais,nemepardonnait pas d’avoir une fois deplus frappéunde sesmembres ;mais il se taisait, il se tairaitjusqu’àmamort.Commenaguèreaussi,unedosedeclémencemitigeabientôtladosederigueur;aucundespartisansdeServianusnefutinquiété.Laseuleexceptionàcetterèglefutl’éminentApollodore,lefielleux dépositaire des secrets de mon beau-frère, qui périt avec lui. Cet homme de talent avait étél’architectefavoridemonprédécesseur;ilavaitremuéavecartlesgrandsblocsdelaColonneTrajane.Nous ne nous aimions guère : il avait jadis tourné en dérisionmesmaladroits travauxd’amateur,mesconsciencieusesnaturesmortesdecourgesetdecitrouilles ; j’avaisdemoncôtécritiquésesouvragesavecuneprésomptiondejeunehomme.Plus tard, ilavaitdénigrélesmiens; il ignorait toutdesbeauxtempsdel’artgrec;ceplatlogicienmereprochaitd’avoirpeuplénostemplesdestatuescolossalesqui,siellesselevaient,briseraientdufrontlavoûtedeleurssanctuaires:sottecritique,quiblessePhidiasencoreplusquemoi.Maislesdieuxneselèventpas;ilsneselèventnipournousavertir,nipournousprotéger,nipournous récompenser,nipournouspunir. Ilsnese levèrentpascettenuit-làpoursauverApollodore.

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Chapitre28

Auprintemps, lasantédeLuciuscommençaàm’inspirerdescraintesassezgraves.Unmatin,àTibur, nous descendîmes après le bain à la palestre oùCéler s’exerçait en compagnie d’autres jeuneshommes;l’und’euxproposaunedecesépreuvesoùchaqueparticipantcourtarméd’unbouclieretd’unepique ; Lucius se déroba, comme à son habitude ; il céda enfin à nos plaisanteries amicales ; ens’équipant,ilseplaignitdupoidsdubouclierdebronze;comparéàlafermebeautédeCéler,cecorpsminceparaissaitfragile.Auboutdequelquesfoulées,ils’arrêtahorsd’haleineets’effondracrachantlesang. L’incident n’eut pas de suites ; il se remit sans peine.Mais jem’étais alarmé ; j’aurais dûmerassurermoinsvite.J’opposaiauxpremierssymptômesSelamaladiedeLuciuslaconfianceobtused’unhomme longtemps robuste, sa foi implicite dans les réserves inépuisées de la jeunesse, dans le bonfonctionnementdescorps.Ilestvraiqu’ils’ytrompaitaussi;uneflammelégèrelesoutenait;savivacitéluifaisaitillusioncommeànous.Mesbellesannéess’étaientpasséesenvoyage,auxcamps,auxavant-postes;j’avaisappréciéparmoimêmelesvertusd’unevierude,l’effetsalubredesrégionssèchesouglacées. JedécidaidenommerLuciusgouverneurdecettemêmePannonieoù j’avais faitmapremièreexpériencedechef.Lasituationsurcettefrontièreétaitmoinscritiquequ’autrefois;satâcheseborneraitauxcalmestravauxdel’administrateurcivilouàdesinspectionsmilitairessansdanger.Cepaysdifficilelechangeraitdelamollesseromaine; ilapprendraitàmieuxconnaîtrecemondeimmensequelaVillegouverneetdontelledépend.Ilredoutaitcesclimatsbarbares;ilnecomprenaitpasqu’onpûtjouirdelavieailleursqu’àRome.Ilacceptapourtantaveccettecomplaisancequ’ilavaitquandilvoulaitmeplaire.

Toutl’été,jelussoigneusementsesrapportsofficiels,etceux,plussecrets,deDomitiusRogatus,homme de confiance que j’avaismis à ses côtés en qualité de secrétaire chargé de le surveiller. Cescomptesrendusmesatisfirent:LuciusenPannoniesutfairepreuvedecesérieuxquej’exigeaisdelui,etdontilsefûtpeut-êtrerelâchéaprèsmamort.Ilsetiramêmeassezbrillammentd’unesériedecombatsdecavalerieauxavant-postes.Enprovincecommeailleurs, il réussissaitàcharmer ; sa sécheresseunpeucassanteneledesservaitpas;ceneseraitpasaumoinsundecesprincesdébonnairesqu’unecoteriegouverne.Mais,dès ledébutde l’automne, ilprit froid.Onlecrutviteguéri,mais la touxreparut ; lafièvrepersistaets’installaàdemeure.Unmieuxpassagern’aboutitqu’àunerechutesubiteauprintempssuivant. Les bulletins desmédecinsm’atterrèrent ; la poste publique que je venais d’établir, avec sesrelaisdechevauxetdevoituressurd’immensesterritoires,semblaitnefonctionnerquepourm’apporterpluspromptementchaquematindesnouvellesdumalade.Jenemepardonnaispasd’avoirétéinhumainenversluiparcrainted’êtreoudesemblerfacile.Dèsqu’ilfutassezremispoursupporterlevoyage,jelefisramenerenItalie.

AccompagnéduvieuxRufusd’Éphèse,spécialistedelaphtisie,j’allaimoi-mêmeattendreauportdeBaïesmonfrêleÆliusCésar.LeclimatdeTibur,meilleurqueceluideRome,n’estpourtantpasassezdouxpourdespoumonsatteints;j’avaisrésoludeluifairepasserl’arrière-saisondanscetterégionplussûre.Lenaviremouillaenpleingolfe;uneminceembarcationamenaàterrelemaladeetsonmédecin.Safigurehagardesemblaitplusmaigreencoresouslamoussedebarbedontilsecouvraitlesjoues,dansl’intentiondemeressembler.Maissesyeuxavaientgardéleurdurfeudepierreprécieuse.Sonpremiermot fut pour me rappeler qu’il n’était revenu que sur mon ordre ; son administration avait été sans

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reproche ; il m’avait obéi en tout. Il se comportait en écolier qui justifie l’emploi de sa journée. Jel’installaidanscettevilladeCicéronoùilavaitjadispasséavecmoiunesaisondesesdix-huitans.Ileutl’élégancedenejamaisparlerdecetemps-là.Lespremiersjoursparurentunevictoiresurlemal;ensoi-même,ceretourenItalieétaitdéjàunremède;àcemomentdel’année,cepaysétaitpourpreetrose.Maislespluiescommencèrent;unventhumidesoufflaitdelamergrise;lavieillemaisonconstruiteautempsdelaRépubliquemanquaitdesconfortsplusmodernesdelavilladeTibur; jeregardaisLuciuschauffermélancoliquementaubraseroseslongsdoigtschargésdebagues.Hermogèneétaitrentrédepuispeud’Orient,oùjel’avaisenvoyérenouveleretcomplétersaprovisiondemédicaments;ilessayasurLuciusleseffetsd’uneboueimprégnéedeselsminérauxpuissants;cesapplicationspassaientpourguérirdetout.Maisellesneprofitèrentpasplusàsespoumonsqu’àmesartères.

Lamaladiemettaitànulespiresaspectsdececaractèresecetléger;safemmeluirenditvisite;commetoujours, leurentrevuefinitpardesmotsamers ;ellenerevintplus.Onluiamenasonfils,belenfant de sept ans, édenté et rieur ; il le regarda avec indifférence. Il s’informait avec avidité desnouvellespolitiquesdeRome;ils’yintéressaitenjoueur,nonenhommed’État.Maissafrivolitérestaituneformedecourage;ilseréveillaitdelonguesaprès-mididesouffranceoudetorpeurpoursejetertoutentierdansunedesesconversationsétincelantesd’autrefois ;cevisage trempédesueursavaitencoresourire;cecorpsdécharnésesoulevaitavecgrâcepouraccueillirlemédecin.Ilseraitjusqu’auboutleprinced’ivoireetd’or.

Le soir,nepouvantdormir, jem’établissaisdans la chambredumalade ;Céler,qui aimaitpeuLucius,maisquim’esttropfidèlepournepasserviravecsollicitudeceuxquimesontchers,acceptaitdeveiller àmoncôté ;un râlemontaitdescouvertures.Uneamertumem’envahissait,profondecomme lamer : il nem’avait jamais aimé ;nos rapports étaientvitedevenus ceuxdu filsdissipateur et dupèrefacile;cettevies’étaitécouléesansgrandsprojets,sanspenséesgraves,sanspassionsardentes;ilavaitdilapidésesannéescommeunprodiguejettedespiècesd’or.Jem’étaisappuyéàunmurenruine : jepensais avec colère aux sommes énormes dépensées pour son adoption, aux trois cents millions desestercesdistribuésauxsoldats.Enunsens,matristechancemesuivait:j’avaissatisfaitmonvieuxdésirdedonneràLuciustoutcequipeutsedonner;maisl’Étatn’ensouffriraitpas;jenerisqueraispasd’êtredéshonoré par ce choix. Tout au fond demoi-même, j’en venais à craindre qu’il allâtmieux ; si parhasardiltraînaitencorequelquesannées,jenepouvaispasléguerl’empireàcetteombre.Sansjamaisposerdequestions, il semblait pénétrermapensée sur cepoint ; sesyeux suivaient anxieusementmesmoindresgestes;jel’avaisnomméconsulpourlasecondefois;ils’inquiétaitden’enpouvoirremplirlesfonctions;l’angoissedemedéplaireempirasonétat.TuMarcelluseris…JemeredisaislesversdeVirgile consacrés au neveu d’Auguste, lui aussi promis à l’empire, et que la mort arrêta en route.Manibusdate liliaplenis…Purpureos spargam flores…L’amateur de fleurs ne recevrait demoi qued’inanesgerbesfunèbres.

Ilsecrutmieux;ilvoulutrentreràRome.Lesmédecins,quinedisputaientplusentreeuxquedutempsquiluirestaitàvivre,meconseillèrentd’enfaireàsongré;jeleramenaiparpetitesétapesàlaVilla.SaprésentationauSénat enqualitéd’héritierde l’empiredevait avoir lieudurant la séancequisuivraitpresqueimmédiatementlaNouvelleAnnée;l’usagevoulaitqu’ilm’adressâtàcetteoccasionundiscoursderemerciements ;cemorceaud’éloquence lepréoccupaitdepuisdesmois ;nousen limionsensemblelespassagesdifficiles.Ilytravaillait lematindescalendesdejanvier,quandilfutprisd’unsoudaincrachementdesang;latêteluitourna;ils’appuyaaudossierdesonsiègeetfermalesyeux.Lamortnefutqu’unétourdissementpourcetêtreléger.C’étaitlejourdel’An:pournepasinterromprelesfêtes publiques et les réjouissances privées, j’empêchai qu’on ébruitât sur-le-champ la nouvelle de sa

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fin;ellenefutofficiellementannoncéequelejoursuivant.Ilfutenterrédiscrètementdanslesjardinsdesa famille. La veille de cette cérémonie, le Sénat m’envoya une délégation chargée de me faire sescondoléancesetd’offriràLuciusleshonneursdivins,auxquelsilavaitdroit,entantquefilsadoptifdel’empereur.Maisjerefusai:toutecetteaffairen’avaitdéjàcoûtéquetropd’argentàl’État.Jemebornaià lui faire construire quelques chapelles funéraires, à lui faire ériger çà et là des statues dans lesdifférentsendroitsoùilavaitvécu:cepauvreLuciusn’étaitpasdieu.

Cette fois, chaque moment pressait. Mais j’avais eu tout le temps de réfléchir au chevet dumalade;mesplansétaientfaits.J’avaisremarquéauSénatuncertainAntonin,hommed’unecinquantained’années,d’unefamilleprovinciale,apparentéedeloinàcelledePlotine.Ilm’avaitfrappéparlessoinsàlafoisdéférentsettendresdontilentouraitsonbeau-père,vieillardimpotentquisiégeaitàsescôtés;jerelussesétatsdeservice;cethommedebiens’étaitmontré,danstouslespostesqu’ilavaitoccupés,unfonctionnaireirréprochable.Monchoixsefixasurlui.PlusjefréquenteAntonin,plusmonestimepourluitendàsechangerenrespect.Cethommesimplepossèdeunevertuàlaquellej’avaispeupenséjusqu’ici,mêmequandilm’arrivaitdelapratiquer:labonté.Iln’estpasexemptdesmodestesdéfautsd’unsage;son intelligence appliquée à l’accomplissement méticuleux des tâches quotidiennes vaque au présentplutôtqu’à l’avenir ; sonexpériencedumondeest limitéepar sesvertusmêmes ; sesvoyages se sontbornésàquelquesmissionsofficielles,d’ailleursbienremplies.Ilconnaîtpeulesarts;iln’innovequ’àson corps défendant. Les provinces, par exemple, ne représenteront jamais pour lui les immensespossibilitésdedéveloppementqu’ellesn’ontpascessédecomporterpourmoi;ilcontinueraplutôtqu’iln’élargiramonœuvre;maisillacontinuerabien;l’Étatauraenluiunhonnêteserviteuretunbonmaître.

Maisl’espaced’unegénérationmesemblaitpeudechosequandils’agitd’assurerlasécuritédumonde;jetenais,sipossible,àprolongerplusloincetteprudentelignéeadoptive,àprépareràl’empireunrelaisdeplussurlaroutedestemps.ÀchaqueretouràRome,jen’avaisjamaismanquéd’allersaluermes vieux amis, les Vérus, Espagnols comme moi, l’une des familles les plus libérales de la hautemagistrature. Je t’aiconnudès leberceau,petitAnniusVérusquiparmessoins t’appellesaujourd’huiMarcAurèle.Durantl’unedesannéeslesplussolairesdemavie,àl’époquequemarquel’érectionduPanthéon, je t’avais fait élire, par amitié pour les tiens, au saint collège des Frères Arvales, auquell’empereurpréside,etquiperpétuepieusementnosvieillescoutumesreligieusesromaines;jet’aitenuparlamaindurantlesacrificequieutlieucetteannée-làaubordduTibre;j’airegardéavecuntendreamusementtacontenanced’enfantdecinqans,effrayéparlescrisdupourceauimmolé,maiss’efforçantdesonmieuxd’imiter ledignemaintiendesaînés.Jemepréoccupaide l’éducationdecebambin tropsage;j’aidaitonpèreàtechoisirlesmeilleursmaîtres.Vérus,leVérissime:jejouaisavectonnom;tuespeut-êtreleseulêtrequinem’aitjamaismenti.Jet’aivulireavecpassionlesécritsdesphilosophes,tevêtirdelainerude,couchersurladure,astreindretoncorpsunpeufrêleàtouteslesmortificationsdesStoïques.Ilyadel’excèsdanstoutcela,maisl’excèsestunevertuàdix-septans.Jemedemandeparfoissurquelécueilsombreracettesagesse,caronsombretoujours:seraceuneépouse,unfilstropaimé,undecespiègeslégitimesenfinoùseprennentlescœurstimorésetpurs;sera-ceplussimplementl’âge,lamaladie,lafatigue,ledésabusementquinousditquesitoutestvain,lavertul’estaussi?J’imagine,àlaplacedetonvisagecandided’adolescent, tonvisagelasdevieillard.Jesenscequetafermetésibienapprisecachededouceur,defaiblessepeut-être; jedevineentoi laprésenced’ungéniequin’estpasforcémentceluidel’hommed’État;lemonde,néanmoins,serasansdouteàjamaisaméliorépourl’avoirvuunefoisassociéaupouvoirsuprême.J’ai fait lenécessairepourque tufussesadoptéparAntonin ;souscenomnouveauquetuporterasunjourdansleslistesd’empereurs,tuesdésormaismonpetit-fils.Jecroisdonnerauxhommeslaseulechancequ’ilsaurontjamaisderéaliserlerêvedePlaton,devoirrégnersureuxunphilosopheaucœurpur.Tun’asaccepté leshonneursqu’avec répugnance ; ton rang

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t’obligeàvivreaupalais;Tibur,celieuoùj’assemblejusqu’aubouttoutcequelavieadedouceurs,t’inquiète pour ta jeune vertu ; je te vois errer gravement sous ces allées entrelacées de roses ; je teregarde,avecunsourire,teprendreauxbeauxobjetsdechairplacéssurtonpassage,hésitertendremententreVéroniqueetThéodore,etviterenonceràtousdeuxenfaveurdel’austérité,cepurfantôme.Tunem’as pas caché ton dédain mélancolique pour ces splendeurs qui durent peu, pour cette cour qui sedisperseraaprèsmamort.Tunem’aimesguère; tonaffectionfilialevaplutôtàAntonin; tuflairesenmoiunesagessecontraireàcellequet’enseignenttesmaîtres,etdansmonabandonauxsensuneméthodede vie opposée à la sévérité de la tienne, et qui pourtant lui est parallèle. N’importe : il n’est pasindispensablequetumecomprennes.Ilyaplusd’unesagesse,et toutessontnécessairesaumonde; iln’estpasmauvaisqu’ellesalternent.

Huit jours après la mort de Lucius, je me fis conduire en litière au Sénat ; je demandai lapermissiond’entrerainsidans lasalledesdélibérations,etdeprononcermonadressecouché,soutenucontreunepiledecoussins.Parlermefatigue:jepriailessénateursdeformerautourdemoiuncercleétroit,pourn’êtrepastenuàforcermavoix.Jefisl’élogedeLucius;cesquelqueslignesremplacèrentauprogrammedelaséancelediscoursqu’ilauraitdûfairecejour-là.J’annonçaiensuitemadécision;jenommai Antonin ; je prononçai ton nom. J’avais tablé sur l’adhésion la plus unanime ; je l’obtins.J’exprimaiunedernièrevolontéquifutacceptéecommelesautres;jedemandaiqu’AntoninadoptâtaussilefilsdeLucius,quiauradelasortepourfrèreMarcAurèle;vousgouvernerezensemble;jecomptesurtoi pour avoir à son égard des attentions d’aîné. Je tiens à ce que l’État conserve quelque chose deLucius.

Enrentrantchezmoi,pourlapremièrefoisdepuisdelongsjours,jefustentédesourire.J’avaissingulièrementbienjoué.LespartisansdeServianus, lesconservateurshostilesàmonœuvren’avaientpas capitulé ; toutes les politesses faites par moi à ce grand corps sénatorial antique et suranné necompensaientpaspoureux lesdeuxou troiscoupsque je lui avaisportés. Ilsprofiteraientàn’enpasdouter dumoment demamort pour essayer d’annulermes actes.Maismes pires ennemis n’oseraientrécuser leur représentant le plus intègre et le fils d’unde leursmembres les plus respectés.Ma tâchepubliqueétaitfaite:jepouvaisdésormaisretourneràTibur,rentrerdanscetteretraitequ’estlamaladie,expérimenteravecmessouffrances,m’enfoncerdanscequimerestaitdedélices,reprendreenpaixmondialogueinterrompuavecunfantôme.MonhéritageimpérialétaitsaufentrelesmainsdupieuxAntoninetdu grave Marc Aurèle ; Lucius lui-même se survivrait dans son fils. Tout cela n’était pas trop malarrangé.

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PATIENTIA

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Chapitre29

Arrienm’écrit :Conformément aux ordres reçus, j’ai terminé la circumnavigation du Pont-Euxin.NousavonsbouclélaboucleàSinope,dontleshabitantstesontàjamaisreconnaissantsdesgrands travaux de réfection et d’élargissement du port, menés à bien sous ta surveillance il y aquelquesannées…Apropos,ilst’ontérigéunestatuequin’estniassezressemblante,niassezbelle:envoie-leur-enuneautre,demarbreblanc…Plusàl’est,nonsansémotion,j’aiembrasséduregardcemêmePont-Euxin,duhautdescollinesd’oùnotreXénophonl’ajadisaperçupourlapremièrefoisetd’oùtoi-mêmel’ascontemplénaguère…

J’aiinspectélesgarnisonscôtières:leurscommandantsméritentlesplusgrandsélogespourl’excellencedeladiscipline,l’emploidesplusnouvellesméthodesd’entraînement,etlabonnequalitédes travauxdugénie…Pour toute lapartie sauvageetencoreassezmalconnuedescôtes, j’ai faitfairedenouveauxsondageset rectifier, làoù il le fallait, les indicationsdesnavigateursquim’ontprécédé…

NousavonslongélaColchide.Sachantcombientu t’intéressesauxrécitsdesancienspoètes,j’aiquestionnéleshabitantsausujetdesenchantementsdeMédéeetdesexploitsdeJason.Maisilsparaissentignorerceshistoires…

Sur la rive septentrionale de cettemer inhospitalière, nous avons touché une petite île biengrandedanslafable:l’îled’Achille.Tulesais:Thétispassepouravoirfaitéleversonfilssurcetîlot perdudans les brumes ; ellemontait du fondde lamer et venait chaque soir converser sur laplageavecsonenfant.L’île,inhabitéeaujourd’hui,nenourritquedeschèvres.Ellecontientuntempled’Achille.Lesmouettes,lesgoélands,leslong-courriers,touslesoiseauxdemerlafréquentent,etlebattement de leurs ailes tout imprégnées d’humiditémarine rafraîchit continuellement le parvis dusanctuaire.Maiscetteîled’Achille,commeilconvient,estaussil’îledePatrocle,etlesinnombrablesex-voto qui décorent les parois du temple sont dédiés tantôt à Achille, tantôt à son ami, car, bienentendu, ceux qui aiment Achille chérissent et vénèrent la mémoire de Patrocle. Achille lui-mêmeapparaîtensongeauxnavigateursquivisitentcesparages:illesprotègeetlesavertitdesdangersdelamer,commelefontailleurslesDioscures.Etl’ombredePatrocleapparaîtauxcôtésd’Achille.

Jeterapporteceschoses,parcequejelescroisvaloird’êtreconnues,etparcequeceuxquimeles ont racontées les ont expérimentées eux-mêmes ou les ont apprises de témoins dignes de foi…Achillemesembleparfoisleplusgranddeshommesparlecourage,laforced’âme,lesconnaissancesdel’esprituniesàl’agilitéducorps,etsonardentamourpoursonjeunecompagnon.Etrienenluinemeparaîtplusgrandqueledésespoirquiluifitmépriserlavieetdésirerlamortquandileutperdulebien-aimé.

JelaisseretombersurmesgenouxlevolumineuxrapportdugouverneurdelaPetite-Arménie,duchefdel’escadre.Arriencommetoujoursabientravaillé.Mais,cettefois,ilfaitplus:ilm’offreundonnécessairepourmourirenpaix;ilmerenvoieuneimagedemavietellequej’auraisvouluqu’ellefût.

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Arrien sait que ce qui compte est ce qui ne figurera pas dans les biographies officielles, ce qu’onn’inscritpassurlestombes;ilsaitaussiquelepassagedutempsnefaitqu’ajouteraumalheurunvertigede plus. Vue par lui, l’aventure demon existence prend un sens, s’organise comme dans un poème ;Tuniquetendressesedégageduremords,del’impatience,desmaniestristescommed’autantdefumées,d’autant de poussières ; la douleur se décante ; le désespoir devient pur. Arrienm’ouvre le profondempyréedeshéros et des amis : il nem’en jugepas trop indigne.Machambre secrète au centred’unbassindelaVillan’estpasunrefugeassezintérieur:j’ytraînececorpsvieilli;j’ysouffre.Monpassé,certes,meproposeçàet làdesretraitesoù j’échappeaumoinsàunepartiedesmisèresprésentes : laplaine de neige au bord du Danube, les jardins de Nicomédie, Claudiopolis jaunie par la récolte dusafranenfleur,n’importequellerued’Athènes,uneoasisoùdesnénupharsondoientsurlavase,ledésertsyrien à la lueur des étoiles au retour du camp d’Osroès. Mais ces lieux si chers sont trop souventassociés auxprémisses d’une erreur, d’unmécompte, de quelque échec connudemoi seul : dansmesmauvaismoments,tousmescheminsd’hommeheureuxsemblentmenerenÉgypte,dansunechambredeBaïes,ouenPalestine.Ilyaplus:lafatiguedemoncorpssecommuniqueàmamémoire;l’imagedesescaliersde l’Acropoleestpresque insupportableàunhommequisuffoqueenmontant lesmarchesdujardin;lesoleildejuilletsurleterre-pleindeLambèsem’accablecommesij’yexposaisaujourd’huimatêtenue.Arrienm’offremieux.ÀTibur,duseind’unmoisdemaibrûlant,j’écoutesurlesplagesdel’îled’Achillelalongueplaintedesvagues;j’aspiresonairpuretfroid;j’erresanseffortsurleparvisdutemple baigné d’humidité marine ; j’aperçois Patrocle…Ce lieu que je ne verrai jamais devient masecrèterésidence,monsuprêmeasile.J’yseraisansdouteaumomentdemamort.

J’aidonnéjadisauphilosopheEuphratèslapermissiondusuicide.Riennesemblaitplussimple:unhommealedroitdedécideràpartirdequelmomentsaviecessed’êtreutile.Jenesavaispasalorsquelamortpeutdevenirl’objetd’uneardeuraveugle,d’unefaimcommel’amour.Jen’avaispasprévucesnuitsoùj’enrouleraismonbaudrierautourdemadague,pourm’obligeràréfléchiràdeuxfoisavantdem’en servir. Arrien seul a pénétré le secret de ce combat sans gloire contre le vide, l’aridité, lafatigue,l’écœurementd’existerquiaboutitàl’enviedemourir.Onneguéritjamais:lavieillefièvrem’aterrasséàplusieursreprises;j’entremblaisd’avance,commeunmaladeavertid’unprochainaccès.Toutm’étaitbonpourreculerl’heuredelaluttenocturne:letravail,lesconversationsfollementprolongéesjusqu’àl’aube,lesbaisers,leslivres.Ilestconvenuqu’unempereurnesesuicideques’ilyestacculépar des raisons d’État ;Marc Antoine lui-même avait l’excuse d’une bataille perdue. Et mon sévèreArrienadmireraitmoinscedésespoirrapportéd’Égyptesijen’enavaispastriomphé.Monproprecodeinterdisaitauxsoldatscettesortievolontairequej’accordaisauxsages;jenemesentaispaspluslibrededéserterquelepremierlégionnairevenu.Maisjesaiscequec’estqued’effleurervoluptueusementdelamainl’étouped’unecordeoulefild’uncouteau.J’avaisfiniparfairedemamortelleenvieunrempartcontre elle-même : la perpétuelle possibilité du suicide m’aidait à supporter moins impatiemmentl’existence, toutcomme laprésenceàportéede lamaind’unepotionsédativecalmeunhommeatteintd’insomnie.Paruneintimecontradiction,cetteobsessiondelamortn’acessédes’imposeràmonespritque lorsque les premiers symptômes de la maladie sont venus m’en distraire ; j’ai recommencé àm’intéresseràcetteviequimequittait;danslesjardinsdeSidon,j’aipassionnémentsouhaitéjouirdemoncorpsquelquesannéesdeplus.

Onvoulaitmourir;onnevoulaitpasétouffer;lamaladiedégoûtedelamort;onveutguérir,cequi est une manière de vouloir vivre. Mais la faiblesse, la souffrance, mille misères corporellesdécouragentbientôtlemaladed’essayerderemonterlapente:onneveutpasdecesrépitsquisontautantdepièges,decesforceschancelantes,decesardeursbrisées,decetteperpétuelleattentedelaprochainecrise.Jem’épiais:cettesourdedouleuràlapoitrinen’était-ellequ’unmalaisepassager,lerésultatd’un

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repasabsorbétropvite,oufallait-ils’attendredelapartdel’ennemiàunassautquicettefoisneseraitpasrepoussé?Jen’entraispasauSénatsansmedirequelaportes’étaitpeut-êtrereferméederrièremoiaussidéfinitivementquesij’avaisétéattendu,commeCésar,parcinquanteconjurésarmésdecouteaux.DurantlessoupersdeTibur,jeredoutaisdefaireàmesinvitésl’impolitessed’unsoudaindépart;j’avaispeur de mourir au bain, ou dans de jeunes bras. Des fonctions qui jadis étaient faciles, ou mêmeagréables,deviennenthumiliantesdepuisqu’ellessontdevenuesmalaisées;onselasseduvased’argentoffertchaquematinàl’examendumédecin.Lemalprincipaltraîneavecsoitoutuncortèged’afflictionssecondaires :monouïeaperdusonacuitéd’autrefois ;hierencore, j’aiété forcédeprierPhlégonderépéter toute une phrase : j’en ai eu plus de honte que d’un crime. Lesmois qui suivirent l’adoptiond’Antoninfurentaffreux:leséjourdeBaïes,leretouràRomeetlesnégociationsquil’accompagnèrentavaientexcédécequimerestaitdeforces.L’obsessiondelamortmereprit,maiscettefoislescausesenétaientvisibles, avouables ;monpire ennemin’en aurait pu sourire.Rienneme retenait plus : on eûtcompris que l’empereur, retiré dans samaison de campagne après avoirmis en ordre les affaires dumonde,prîtlesmesuresnécessairespourfacilitersafin.Maislasollicitudedemesamiséquivautàuneconstantesurveillance: toutmaladeestunprisonnier.Jenemesenspluslavigueurqu’ilfaudraitpourenfoncerladagueàlaplaceexacte,marquéejadisàl’encrerougesousleseingauche;jen’auraisfaitqu’ajouter au mal présent un répugnant mélange de bandages, d’éponges sanglantes, de chirurgiensdiscutantaupieddulit.Ilmefallaitmettreàpréparermonsuicidelesmêmesprécautionsqu’unassassinàmontersoncoup.

Jepensaid’abordàmonmaîtredeschasses,Mastor,labellebrutesarmatequimesuitdepuisdesannées avec un dévouement de chien-loup, et qu’on charge parfois de veiller la nuit à ma porte. Jeprofitaid’unmomentdesolitudepourl’appeleretluiexpliquercequej’attendaisdelui:toutd’abord,ilnecompritpas.Puis,lalumièresefit;l’épouvantecrispacemufleblond.Ilmecroitimmortel;ilvoitsoiretmatinlesmédecinsentrerdansmachambre;ilm’entendgémirpendantlesponctionssansquesafoiensoitébranlée;c’étaitpourluicommesilemaîtredesdieux,s’avisantdeletenter,descendaitdel’Olympepourréclamerdeluilecoupdegrâce.Ilm’arrachadesmainssonglaive,dontjem’étaissaisi,ets’enfuitenhurlant.Onleretrouvaaufondduparcdivaguantsouslesétoilesdanssonjargonbarbare.Oncalmacommeonputcettebêteaffolée;personnenemereparladel’incident.Mais,lelendemain,jem’aperçusqueCéleravaitremplacésurlatabledetravailàportéedemonlitunstyledemétalparuncalamederoseau.

Je me cherchai un meilleur allié. J’avais la plus entière confiance en Iollas, jeune médecind’Alexandrie qu’Hermogène s’était choisi l’été dernier comme substitut durant son absence. Nouscausionsensemble : jemeplaisais à échafauder avec luideshypothèses sur lanature et l’originedeschoses ; j’aimais cet esprit hardi et rêveur, et le feu sombrede ces yeux cernés. Je savais qu’il avaitretrouvéaupalaisd’AlexandrielaformuledepoisonsextraordinairementsubtilscombinésjadisparleschimistesdeCléopâtre.L’examendecandidatsàlachairedemédecinequejeviensdefonderàl’Odéonme servit d’excuse pour éloignerHermogène pendant quelques heures,m’offrant ainsi l’occasion d’unentretien secret avec Iollas. Ilme comprit à demi-mot ; ilme plaignait ; il ne pouvait queme donnerraison.Maissonsermenthippocratiqueluiinterdisaitdedispenseràunmaladeunedroguenocive,sousquelque prétexte que ce fût ; il refusa, raidi dans son honneur de médecin. J’insistai ; j’exigeai ;j’employaitouslesmoyenspouressayerdel’apitoyeroudelecorrompre;ceseraledernierhommequej’ai supplié. Vaincu, il me promit enfin d’aller chercher la dose de poison. Je l’attendis vainementjusqu’au soir. Tard dans la nuit, j’appris avec horreur qu’on venait de le trouver mort dans sonlaboratoire,unefioledeverreentrelesmains.Cecœurpurdetoutcompromisavaittrouvécemoyenderesterfidèleàsonsermentsansrienmerefuser.

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Le lendemain, Antonin se fit annoncer ; cet ami sincère retenait mal ses larmes. L’idée qu’unhommequ’ils’esthabituéàaimeretàvénérercommeunpèresouffraitassezpourchercherlamortluiétaitinsupportable;illuisemblaitavoirmanquéàsesobligationsdebonfils.Ilmepromettaitd’unirseseffortsàceuxdemonentouragepourmesoigner,mesoulagerdemesmaux,merendre lavie jusqu’auboutdouceetfacile,meguérirpeut-être.Ilcomptaitsurmoipourcontinuerlepluslongtempspossibleàleguideretàl’instruire;ilsesentaitresponsableenverstoutl’empiredurestedemesjours.Jesaisceque valent ces pauvres protestations, ces naïves promesses : j’y trouve pourtant un soulagement et unréconfort.Lessimplesparolesd’Antoninm’ontconvaincu; jereprendspossessiondemoi-mêmeavantdemourir.Lamortd’Iollasfidèleàsondevoirdemédecinm’exhorteàmeconformerjusqu’auboutauxconvenancesdemonmétierd’empereur.Patientia : j’aivuhierDomitiusRogatus,devenuprocurateurdesmonnaies,etchargédeprésideràunenouvellefrappe;j’aichoisicettelégendequiseramonderniermotd’ordre.Mamortmesemblait lapluspersonnelledemesdécisions,monsuprêmeréduitd’hommelibre;jemetrompais.LafoidemillionsdeMastorsnedoitpasêtreébranlée;d’autresIollasneserontpasmisàl’épreuve.J’aicomprisquelesuicideparaîtraitaupetitgrouped’amisdévouésquim’entourentune marque d’indifférence, d’ingratitude peut-être ; je ne veux pas laisser à leur amitié cette imagegrinçante d’un supplicié incapable de supporter une torture de plus. D’autres considérations se sontprésentéesàmoi,lentement,durantlanuitquiasuivilamortd’Iollas:l’existencem’abeaucoupdonné,ou,dumoins,j’aisubeaucoupobtenird’elle;encemoment,commeautempsdemonbonheur,etpourdesraisonstoutescontraires,ilmeparaîtqu’ellen’aplusrienàm’offrir:jenesuispassûrden’avoirplus rien à en apprendre. J’écouterai ses instructions secrètes jusqu’au bout. Toute ma vie, j’ai faitconfiance à la sagesse demon corps ; j’ai tâché de goûter avec discernement les sensations quemeprocuraitcetami: jemedoisd’apprécieraussi lesdernières.Jenerefusepluscetteagoniefaitepourmoi, cette fin lentement élaborée au fond de mes artères, héritée peut-être d’un ancêtre, née de montempérament,préparéepeuàpeuparchacundemesactesaucoursdemavie.L’heuredel’impatienceestpassée ;aupointoù j’ensuis, ledésespoirseraitd’aussimauvaisgoûtquel’espérance.J’airenoncéàbrusquermamort.

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Chapitre30

Toutresteàfaire.Mesdomainesafricains,héritésdemabelle-mèreMatidie,doiventdevenirunmodèled’exploitationagricole ; lespaysansduvillagedeBorysthènes,établienThraceà lamémoired’un bon cheval, ont droit à des secours au sortir d’un hiver pénible ; il faut par contre refuser dessubsides aux riches cultivateurs de la vallée du Nil, toujours prêts à profiter de la sollicitude del’empereur.JuliusVestinus,préfetdesétudes,m’envoiesonrapportsurl’ouverturedesécolespubliquesdegrammaire;jeviensd’acheverlarefonteducodecommercialdePalmyre:toutyestprévu,letauxdesprostituéesetl’octroidescaravanes.Onréunitencemomentuncongrèsdemédecinsetdemagistratschargés de statuer sur les limites extrêmes d’une grossesse, mettant fin de la sorte à d’interminablescriaillerieslégales.Lescasdebigamiesemultiplientdanslescoloniesmilitaires;jefaisdemonmieuxpour persuader les vétérans de ne pas mésuser des lois nouvelles leur permettant le mariage, et den’épouserprudemmentqu’unefemmeàlafois.ÀAthènes,onérigeunPanthéonàl’instardeRome;jecomposel’inscriptionquitrouveraplacesursesmurs;j’yénumère,àtitred’exemplesetd’engagementspour l’avenir, les services rendus parmoi aux villes grecques et aux peuples barbares ; les servicesrendus à Rome vont de soi. La lutte contre la brutalité judiciaire continue : j’ai dû réprimander legouverneur de Cilicie qui s’avisait de faire périr dans les supplices les voleurs de bestiaux de saprovince,commesilamortsimplenesuffisaitpasàpunirunhommeetàs’endébarrasser.L’Étatetlesmunicipalités abusaientdes condamnations aux travaux forcés afinde seprocurerunemain-d’œuvre àbon marché ; j’ai prohibé cette pratique pour les esclaves comme pour les hommes libres ; mais ilimportedeveilleràcequecesystèmedétestableneserétablissepassousd’autresnoms.Lessacrificesd’enfants se commettent encore sur certains points du territoire de l’ancienneCarthage : il faut savoirinterdireauxprêtresdeBaallajoied’attiserleursbûchers.EnAsieMineure,lesdroitsdeshéritiersdesSéleucides ont été honteusement lésés par nos tribunaux civils, toujours mal disposés à l’égard desanciensprinces;j’airéparécettelongueinjustice.EnGrèce,leprocèsd’HérodeAtticusdureencore.LaboîteauxdépêchesdePhlégon,sesgrattoirsdepierreponceetsesbâtonsdecirerougeserontavecmoijusqu’aubout.

Comme au temps demon bonheur, ilsme croient dieu ; ils continuent àme donner ce titre aumomentmêmeoùilsoffrentaucieldessacrificespourlerétablissementdelaSantéAuguste.Jet’aidéjàditpourquellesraisonscettecroyancesibienfaisantenemeparaîtpasinsensée.UnevieilleaveugleestarrivéeàpieddePannonie ; elle avait entrepris cet épuisantvoyagepourmedemanderde toucherdudoigt sesprunelles éteintes ; elle a recouvré la vue sousmesmains, comme sa ferveur s’y attendait àl’avance ; sa foi en l’empereur-dieu explique ce miracle. D’autres prodiges se sont produits ; desmaladesdisentm’avoirvudansleursrêves,commelespèlerinsd’ÉpidaurevoientEsculapeensonge;ils prétendent s’être réveillés guéris, ou du moins soulagés. Je ne souris pas du contraste entre mespouvoirs de thaumaturge et mon mal ; j’accepte ces nouveaux privilèges avec gravité. Cette vieilleaveugle cheminant vers l’empereur du fond d’une province barbare est devenue pour moi ce quel’esclave de Tarragone avait été autrefois : l’emblème des populations de l’empire que j’ai régies etservies.Leur immense confianceme repaiedevingt ansde travaux auxquels je neme suis pasdéplu.Phlégonm’aludernièrement l’œuvred’unJuifd’Alexandriequi luiaussim’attribuedespouvoirsplus

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qu’humains;j’aiaccueillisanssarcasmescettedescriptionduprinceauxcheveuxgrisqu’onvitalleretvenir sur toutes les routes de la terre, s’enfonçant parmi les trésors des mines, réveillant les forcesgénératricesdusol,établissantpartoutlaprospéritéetlapaix,del’initiéquiarelevéleslieuxsaintsdetouteslesraces,duconnaisseurenartsmagiques,duvoyantquiplaçaunenfantauciel.J’auraiétémieuxcompris par ce Juif enthousiaste que par bien des sénateurs et des proconsuls ; cet adversaire ralliécomplète Arrien ; je m’émerveille d’être à la longue devenu pour certains yeux ce que je souhaitaisd’être,etquecetteréussitesoitfaitedesipeudechose.Lavieillesseetlamorttoutesprochesajoutentdésormaisleurmajestéàceprestige;leshommess’écartentreligieusementsurmonpassage;ilsnemecomparentpluscommeautrefoisauZeusrayonnantetcalme,maisauMarsGradivus,dieudes longuescampagnes et de l’austère discipline, au graveNuma inspiré des dieux ; dans ces derniers temps, cevisagepâleetdéfait,cesyeuxfixes,cegrandcorpsraidiparuneffortdevolontéleurrappellentPluton,dieu des ombres. Seuls, quelques intimes, quelques amis éprouvés et chers échappent à cette terriblecontagion du respect. Le jeune avocat Fronton, cemagistrat d’avenir qui sera sans doute un des bonsserviteursdetonrègne,estvenudiscuteravecmoiuneadresseàfaireauSénat;savoixtremblait;j’ailudanssesyeuxcettemêmerévérencemêléedecrainte.Lesjoiestranquillesdel’amitiéhumainenesontpluspourmoi;ilsm’adorent;ilsmevénèrenttroppourm’aimer.

Une chance analogue à celle de certains jardiniers m’a été départie : tout ce que j’ai essayéd’implanterdansl’imaginationhumaineyaprisracine.Leculted’Antinoüssemblaitlaplusfolledemesentreprises,ledébordementd’unedouleurquineconcernaitquemoiseul.Maisnotreépoqueestavidededieux ; elle préfère les plus ardents, les plus tristes, ceux qui mêlent au vin de la vie unmiel amerd’outre-tombe.ÀDelphes, l’enfantestdevenu l’Hermèsgardienduseuil,maîtredespassagesobscursquimènent chez les ombres. Éleusis, où son âge et sa qualité d’étranger lui avaient interdit autrefoisd’êtreinitiéàmescôtés,enfaitlejeuneBacchusdesMystères,princedesrégionslimitrophesentrelessensetl’âme.L’Arcadieancestralel’associeàPanetàDiane,divinitésdesbois;lespaysansdeTiburl’assimilentaudouxAristée, roidesabeilles.EnAsie, lesdévotsretrouventen lui leurs tendresdieuxbrisésparl’automneoudévorésparl’été.Al’oréedespaysbarbares,lecompagnondemeschassesetdemesvoyagesaprisl’aspectduCavalierThrace,dumystérieuxpassantquichevauchedansleshalliersauclair de lune, emportant les âmes dans un pli de sonmanteau.Tout cela pouvait n’être encore qu’uneexcroissanceduculteofficiel,uneflatteriedespeuples,unebassessedeprêtresavidesdesubsides.Maislajeunefigurem’échappe;ellecèdeauxaspirationsdescœurssimples:parundecesrétablissementsinhérentsàlanaturedeschoses,l’éphèbesombreetdélicieuxestdevenupourlapiétépopulairel’appuidesfaiblesetdespauvres,leconsolateurdesenfantsmorts.L’imagedesmonnaiesdeBithynie,leprofildugarçondequinzeans,auxbouclesflottantes,ausourireémerveilléetcrédulequ’ilasipeugardé,pendaucoudesnouveau-nésenguised’amulette ;on laclouedansdescimetièresdevillagesurdepetitestombes.Naguère,quandjepensaisàmaproprefin,commeunpilote,insoucieuxpoursoi-même,maisquitremblepourlespassagersetlacargaisondunavire,jemedisaisamèrementquecesouvenirsombreraitavecmoi;cejeuneêtresoigneusementembauméaufonddemamémoiremesemblaitainsidevoirpérirunesecondefois.Cettecraintepourtantsijustes’estcalméeenpartie;j’aicompensécommejel’aipucettemortprécoce;uneimage,unreflet,unfaibleéchosurnageraaumoinspendantquelquessiècles.Onnefaitguèremieuxenmatièred’immortalité.

J’airevuFidusAquila,gouverneurd’Antinoé,enroutepoursonnouveaupostedeSarmizégéthuse.Ilm’adécritlesritesannuelscélébrésaubordduNilenl’honneurdudieumort,lespèlerinsvenusparmilliersdesrégionsduNordetduSud,lesoffrandesdebièreetdegrain,lesprières;touslestroisans,des jeux anniversaires ont lieu à Antinoé, comme aussi à Alexandrie, à Mantinée, et dans ma chèreAthènes. Ces fêtes triennales se renouvelleront cet automne, mais je n’espère pas durer jusqu’à ce

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neuvièmeretourdumoisd’Athyr.Ilimported’autantplusquechaquedétaildecessolennitéssoitrégléd’avance L’oracle dumort fonctionne dans la chambre secrète du temple pharaonique relevé parmessoins;lesprêtresdistribuentjournellementquelquescentainesderéponsestoutespréparéesàtouteslesquestionsposéesparl’espéranceoul’angoissehumaine.Onm’afaitgriefd’enavoirmoi-mêmecomposéplusieurs.Jen’entendaispasainsimanquerderespectenversmondieu,nidecompassionenverscettefemmedesoldatquidemandesisonmarireviendravivantd’unegarnisondePalestine,enverscemaladeavide de réconfort, envers cemarchand dont les vaisseaux tanguent sur les vagues de laMer Rouge,enverscecouplequivoudraitunfils.Toutauplus,jeprolongeaisdelasortelespartiesdelogogriphe,lescharadesversifiéesauxquellesnousjouionsparfoisensemble.Demême,ons’estétonnéqu’ici,danslaVilla,autourdecettechapelledeCanopeoùsoncultesecélèbreàl’égyptienne,j’aielaissés’établirlespavillonsdeplaisirdufaubourgd’Alexandriequiportecenom,leursfacilités,leursdistractionsquej’offreàmeshôtesetauxquellesilm’arrivaitdeprendrepart.Ilavaitprisl’habitudedeceschoses-là.Etonnes’enfermepaspendantdesannéesdansunepenséeuniquesansyfairerentrerpeuàpeutouteslesroutinesd’unevie.

J’aifaittoutcequ’onrecommande.J’aiattendu:j’aiparfoisprié.Audivivocesdivinas…LasotteJuliaBalbillacroyaitentendreàl’aurorelavoixmystérieusedeMemnon:j’aiécoutélesbruissementsdelanuit.J’aifaitlesonctionsdemieletd’huilederosequiattirentlesombres;j’aidisposéleboldelait,lapoignéedesel,lagouttedesang,supportdeleurexistenced’autrefois.Jemesuisétendusurlepavementdemarbredupetitsanctuaire;lalueurdesastressefaufilaitparlesfentesménagéesdanslamuraille, mettait çà et là des miroitements, d’inquiétants feux pâles. Je me suis rappelé les ordreschuchotesparlesprêtresàl’oreilledumort,l’itinérairegravésurlatombe:Etilreconnaîtralaroute…Etlesgardiensduseuillelaisserontpasser…Etiliraetviendraautourdeceuxquil’aimentpourdesmillions de jours… Parfois, à de longs intervalles, j’ai cru sentir l’effleurement d’une approche, unattouchement léger comme le contact des cils, tiède comme l’intérieur d’une paume. Et l’ombre dePatrocleapparaîtauxcôtésd’Achille…Jenesauraijamaissicettechaleur,cettedouceurn’émanaientpassimplementduplusprofonddemoi-même,dernierseffortsd’unhommeenluttecontrelasolitudeetle froidde lanuit.Mais laquestion,qui seposeaussi enprésencedenosamoursvivants, acessédem’intéresseraujourd’hui:ilm’importepeuquelesfantômesévoquésparmoiviennentdeslimbesdemamémoireoudeceuxd’unautremonde.Monâme,sij’enpossèdeune,estfaitedelamêmesubstancequeles spectres ; ce corps auxmains enflées, aux ongles livides, cette tristemasse à demi dissoute, cetteoutre demaux, de désirs et de songes, n’est guère plus solide ou plus consistant qu’une ombre. Je nediffèredesmortsqueparlafacultédesuffoquerquelquesmomentsdeplus;leurexistenceenunsensmeparaîtplusassuréequelamienne.AntinoüsetPlotinesontaumoinsaussiréelsquemoi.

Laméditationdelamortn’apprendpasàmourir;ellenerendpaslasortieplusfacile,maislafacilité n’est plus ce que je recherche. Petite figure boudeuse et volontaire, ton sacrifice n’aura pasenrichimavie,maismamort.Sonapprocherétablitentrenousunesorted’étroitecomplicité:lesvivantsquim’entourent, les serviteursdévoués,parfois importuns,ne sauront jamaisàquelpoint lemondenenousintéresseplus.Jepenseavecdégoûtauxnoirssymbolesdestombeségyptiennes:lesecscarabée,lamomierigide,lagrenouilledesparturitionséternelles.Àencroirelesprêtres,jet’ailaisséàcetendroitoùlesélémentsd’unêtresedéchirentcommeunvêtementusésurlequelontire,àcecarrefoursinistreentre ce qui existe éternellement, ce qui fut, et ce qui sera. Il se peut après tout que ces gens-là aientraison,etquelamortsoitfaitedelamêmematièrefuyanteetconfusequelavie.Maistouteslesthéoriesdel’immortalitém’inspirentdelaméfiance;lesystèmedesrétributionsetdespeineslaissefroidunjugeavertideladifficultédejuger.D’autrepart,ilm’arriveaussidetrouvertropsimplelasolutioncontraire,le néant propre, le vide creux où sonne le rire d’Épicure. J’observe ma fin : cette série

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d’expérimentationsfaitessurmoi-mêmecontinuelalongueétudecommencéedanslacliniquedeSatyrus.Jusqu’àprésent, lesmodificationssontaussiextérieuresquecellesqueletempset lesintempériesfontsubir à unmonument dont ils n’altèrent ni lamatière, ni l’architecture : je crois parfois apercevoir ettoucherà travers lescrevasses lesoubassement indestructible, le tuféternel. Jesuisceque j’étais ; jemeurssanschanger.Àpremièrevue,l’enfantrobustedesjardinsd’Espagne,l’officierambitieuxrentrantsous sa tente en secouant de ses épaules des flocons de neige semblent aussi anéantis que je le seraiquand j’auraipassépar lebûcher ;mais ils sont là ; j’en suis inséparable.L’hommequihurlait sur lapoitrine d’un mort continue à gémir dans un coin de moi-même, en dépit du calme plus ou moinsqu’humainauqueljeparticipedéjà;levoyageurenfermédanslemaladeàjamaissédentaires’intéresseàlamortparcequ’ellereprésenteundépart.Cetteforcequifutmoisembleencorecapabled’instrumenterplusieursautresvies,desouleverdesmondes.Siquelquessièclesvenaientparmiracles’ajouteraupeude joursquime restent, je referais lesmêmeschoses,et jusqu’auxmêmeserreurs, je fréquenterais lesmêmesOlympeset lesmêmesEnfers.Unepareille constatationestunexcellent argumenten faveurdel’utilitédelamort,maisellem’inspireenmêmetempsdesdoutesquantàsatotaleefficacité.

Durantcertainespériodesdemavie,j’ainotémesrêves;j’endiscutaislasignificationaveclesprêtres, les philosophes, les astrologues. Cette faculté de rêver, amortie depuis des années, m’a étérendue au cours de cesmois d’agonie ; les incidents de l’état de veille semblentmoins réels, parfoismoinsimportunsquecessonges.Sicemondelarvaireetspectral,oùleplatetl’absurdefoisonnentplusabondamment encore que sur terre, nous offre une idée des conditions de l’âme séparée du corps, jepasseraisansdoutemonéternitéàregretterlecontrôleexquisdessensetlesperspectivesréajustéesdelaraisonhumaine.Etpourtant,jem’enfonceavecquelquedouceurdanscesrégionsvainesdessonges;j’ypossèdepouruninstantcertainssecretsquibientôtm’échappent;j’yboisàdessources.L’autrejour,j’étaisdansl’oasisd’Ammon,lesoirdelachasseaugrandfauve.J’étaisjoyeux;touts’estpassécommeautempsdemaforce:lelionblessés’estabattu,puisdressé;jemesuisprécipitépourl’achever.Mais,cettefois,monchevalcabrém’ajetéàterre;l’horriblemassesanglantearoulésurmoi;desgriffesmedéchiraient la poitrine ; je suis revenu à moi dans ma chambre de Tibur, appelant à l’aide. Plusrécemmentencore,j’airevumonpère,auqueljepensepourtantassezpeu.Ilétaitcouchédanssonlitdemalade,dansunepiècedenotremaisond’Italica,quej’aiquittéesitôtaprèssamort.Ilavaitsursatableunefiolepleined’unepotionsédativequejel’aisuppliédemedonner.Jemesuisréveillésansqu’ilaiteuletempsdemerépondre.Jem’étonnequelaplupartdeshommesaientsipeurdesspectres,euxquiacceptentsifacilementdeparlerauxmortsdansleurssonges.

Lesprésagesaussi semultiplient : désormais, tout sembleune intimation,un signe. Jeviensdelaisser choir et de briser uneprécieuse pierre gravée enchâssée au chatond’unebague ;monprofil yavait été incisé par un artisan grec. Les augures secouent gravement la tête ; je regrette ce pur chef-d’œuvre.Ilm’arrivedeparlerdemoiaupassé:auSénat,endiscutantcertainsévénementsquis’étaientproduitsaprèslamortdeLucius,lalanguem’afourchéetjemesuisprisplusieursfoisàmentionnercescirconstancescommesiellesavaienteulieuaprèsmapropremort.Ilyaquelquesmois,lejourdemonanniversaire,montantenlitièrelesescaliersduCapitole,jemesuistrouvéfaceàfaceavecunhommeendeuil,etquipleurait:j’aivupâlirmonvieuxChabrias.Àcetteépoque,jesortaisencore;jecontinuaisd’exercer en personne mes fonctions de Grand Pontife, de Frère Arvale, de célébrer moi-même cesantiques ritesde la religion romaineque je finis parpréférer à laplupart des cultes étrangers. J’étaisdeboutdevantl’autel,prêtàallumerlaflamme;j’offraisauxdieuxunsacrificepourAntonin.Soudain,lepandematogequimecouvraitlefrontglissaetmeretombasurl’épaule,melaissantnutête;jepassaisainsidurangdesacrificateuràceluidevictime.Envérité,c’estbienmontour.

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Mapatienceportesesfruits;jesouffremoins;lavieredevientpresquedouce.Jenemequerelleplusaveclesmédecins;leurssotsremèdesm’onttué;maisleurprésomption,leurpédantismehypocriteestnotreœuvre:ilsmentiraientmoinssinousn’avionspassipeurdesouffrir.Laforcememanquepourlesaccèsdecolèred’autrefois:jesaisdesourcecertainequePlatoriusNépos,quej’aibeaucoupaimé,aabusé dema confiance ; je n’ai pas essayé de le confondre ; je n’ai pas puni. L’avenir dumonde nem’inquièteplus;jenem’efforceplusdecalculer,avecangoisse,laduréeplusoumoinslonguedelapaixromaine ; je laissefaireauxdieux.Cen’estpasque j’aieacquisplusdeconfianceen leur justice,quin’estpaslanôtre,ouplusdefoienlasagessedel’homme;lecontraireestvrai.Lavieestatroce;noussavonscela.Maisprécisémentparcequej’attendspeudechosedelaconditionhumaine,lespériodesdebonheur, les progrès partiels, les efforts de recommencement et de continuité me semblent autant deprodigesquicompensentpresquel’immensemassedesmaux,deséchecs,del’incurieetdel’erreur.Lescatastropheset lesruinesviendront ; ledésordre triomphera,maisde tempsentempsl’ordreaussi.Lapaixs’installeradenouveauentredeuxpériodesdeguerre ; lesmotsde liberté,d’humanité,de justiceretrouveront çàet là le sensquenousavons tentéde leurdonner.Nos livresnepérirontpas tous ;onréparera nos statues brisées ; d’autres coupoles et d’autres frontonsnaîtront denos frontons et denoscoupoles ; quelques hommes penseront, travailleront et sentiront comme nous : j’ose compter sur cescontinuateursplacésàintervallesirrégulierslelongdessiècles,surcetteintermittenteimmortalité.Silesbarbaress’emparentjamaisdel’empiredumonde,ilsserontforcésd’adoptercertainesdenosméthodes;ilsfinirontparnousressembler.Chabriass’inquiètedevoirunjourlepastophoredeMithraoul’évêquedu Christ s’implanter à Rome et y remplacer le Grand Pontife. Si par malheur ce jour arrive, monsuccesseurlelongdelabergevaticaneauracesséd’êtrelechefd’uncercled’affiliésoud’unebandedesectairespourdeveniràsontourunedesfiguresuniversellesdel’autorité.Ilhériteradenospalaisetdenos archives ; il différera de nous moins qu’on ne pourrait le croire. J’accepte avec calme cesvicissitudesdeRomeéternelle.

Lesmédicamentsn’agissentplus; l’enfluredesjambesaugmente; jesommeilleassisplutôtquecouché.L’undesavantagesdelamortserad’êtredenouveauétendusurunlit.C’estàmoimaintenantdeconsolerAntonin.Jeluirappellequelamortmesembledepuislongtempslasolutionlaplusélégantedemonpropreproblème ; comme toujours,mesvœuxenfin se réalisent,maisde façonplus lente etplusindirectequ’onn’avaitcru.Jemefélicitequelemalm’aitlaissémaluciditéjusqu’aubout;jemeréjouisden’avoirpasà faire l’épreuvedugrandâge,den’êtrepasdestinéàconnaîtrecedurcissement,cetterigidité,cettesécheresse,cetteatroceabsencededésirs.Simescalculssontjustes,mamèreestmorteàpeuprèsàl’âgeoùjesuisarrivéaujourd’hui;mavieadéjàétédemoitiépluslonguequecelledemonpère,mortàquaranteans.Toutestprêt:l’aiglechargédeporterauxdieuxl’âmedel’empereuresttenuen réserve pour la cérémonie funèbre.Monmausolée, sur le faîte duquel on plante en cemoment lescyprès destinés à former en plein ciel une pyramide noire, sera terminé à peu près à temps pour letransfert des cendres encore chaudes. J’ai prié Antonin qu’il y fasse ensuite transporter Sabine ; j’ainégligédeluifairedécerneràsamortleshonneursdivins,quisommetouteluisontdus;ilneseraitpasmauvaisquecetoublifûtréparé.Etjevoudraisquelesrestesd’ÆliusCésarsoientplacésàmescôtés.

Ilsm’ontemmenéàBaïes;parceschaleursdejuillet,letrajetaétépénible,maisjerespiremieuxauborddelamer.Lavaguefaitsurlerivagesonmurmuredesoiefroisséeetdecaresse;jejouisencoredeslongssoirsroses.Maisjenetienspluscestablettesquepouroccupermesmains,quis’agitentmalgrémoi. J’ai envoyé chercherAntonin ; un courrier lancé à fond de train est parti pour Rome. Bruit dessabotsdeBorysthènes,galopduCavalierThrace…Lepetitgroupedesintimessepresseàmonchevet.Chabriasmefaitpitié:leslarmesconviennentmalauxridesdesvieillards.LebeauvisagedeCélerestcommetoujoursétrangementcalme;ils’appliqueàmesoignersansrienlaisservoirdecequipourrait

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ajouter à l’inquiétude ou à la fatigue d’un malade. Mais Diotime sanglote, la tête enfouie dans lescoussins.J’aiassurésonavenir;iln’aimepasl’Italie;ilpourraréalisersonrêve,quiestderetourneràGadaraetd’youvriravecunamiuneécoled’éloquence;iln’arienàperdreàmamort.Etpourtant,lamince épaule s’agite convulsivement sous les plis de la tunique ; je sens sousmes doigts des pleursdélicieux.Hadrienjusqu’auboutauraétéhumainementaimé.

Petiteâme,âmetendreetflottante,compagnedemoncorps,quifuttonhôte,tuvasdescendredansces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardonsensemblelesrivesfamilières,lesobjetsquesansdoutenousnereverronsplus…Tâchonsd’entrerdanslamortlesyeuxouverts…

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Epitaphe

AUDIVINHADRIENAUGUSTE

FILSDETRAJAN

CONQUÉRANTDESPARTHES

PETIT-FILSDENERVA

GRANDPONTIFE

REVÊTUPOURLAXXIIeFOIS

DELAPUISSANCETRIBUNITIENNE

TROISFOISCONSULDEUXFOISTRIOMPHANT

PÈREDELAPATRIE

ETÀSADIVINEÉPOUSE

SABINE

ANTONINLEURFILS

ALUCIUSÆLIUSCÆSAR

FILSDUDIVINHADRIEN

DEUXFOISCONSUL

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CARNETSDENOTESDE«MÉMOIRESD’HADRIEN»

CARNETSDENOTESDE«MÉMOIRESD’HADRIEN»

àG.F.

Ce livreaétéconçu,puisécrit,en toutouenpartie, sousdiverses formes,entre1924et1929,entrelavingtièmeetlavingt-cinquièmeannée.Touscesmanuscritsontétédétruits,etméritaientdel’être.

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RetrouvédansunvolumedelacorrespondancedeFlaubert,fortluetfortsoulignéparmoivers1927,laphraseinoubliable:«Lesdieuxn’étantplus,etleChristn’étantpasencore,ilyaeu,deCicéronàMarcAurèle,unmomentuniqueoùl’hommeseulaété.»Unegrandepartiedemavieallaitsepasseràessayerdedéfinir,puisàpeindre,cethommeseuletd’ailleursreliéàtout.

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Travaux recommencés en 1934 ; longues recherches ; une quinzaine de pages écrites et cruesdéfinitives;projetreprisetabandonnéplusieursfoisentre1934et1937.

*

J’imaginailongtempsl’ouvragesousformed’unesériededialogues,oùtouteslesvoixdutempssefussentfaitentendre.Mais,quoiquejefisse,ledétailprimaitl’ensemble;lespartiescompromettaientl’équilibredutout;lavoixd’Hadrienseperdaitsoustouscescris.Jeneparvenaispasàorganisercemondevuetentenduparunhomme.

*

Laseulephrasequisubsistedelarédactionde1934:«Jecommenceàapercevoirleprofildemamort.»Commeunpeintreétablidevantunhorizon,etquisanscessedéplacesonchevaletàdroite,puisàgauche,j’avaisenfintrouvélepointdevuedulivre.

*

Prendreunevieconnue,achevée,fixée(autantqu’ellespeuvent jamais l’être)par l’Histoire,defaçonàembrasserd’unseulcoup lacourbe toutentière ;bienplus,choisir lemomentoù l’hommequivécutcetteexistencelasoupèse,l’examine,soitpouruninstantcapabledelajuger.Faireensortequ’ilsetrouvedevantsapropreviedanslamêmepositionquenous.

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Matins à la Villa Adriana ; innombrables soirs passés dans les petits cafés qui bordentl’Olympéion ; va-et-vient incessant sur lesmers grecques ; routes d’AsieMineure. Pour que je pusseutilisercessouvenirs,quisontmiens,ilafalluqu’ilsdevinssentaussiéloignésdemoiqueleIIesiècle.

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Expériences avec le temps : dix-huit jours, dix-huit mois, dix-huit années, dix-huit siècles.Survivanceimmobiledesstatues,qui,commelatêtedel’AntinoüsMondragone,auLouvre,viventencoreà l’intérieurdece tempsmort.Lemêmeproblèmeconsidéréen termesdegénérationshumaines ;deuxdouzainesdepairesdemainsdécharnées,quelquevingt-cinqvieillardssuffiraientpourétabliruncontactininterrompuentreHadrienetnous.

*

En 1937, durant un premier séjour aux États-Unis, je fis pour ce livre quelques lectures à labibliothèquedel’UniversitédeYale;j’écrivislavisiteaumédecin,etlepassagesurlerenoncementauxexercicesducorps.Cesfragmentssubsistent,remaniés,danslaversionprésente.

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En tout cas, j’étais trop jeune. Il est des livres qu’on ne doit pas oser avant d’avoir dépasséquaranteans.Onrisque,avantcetâge,deméconnaître l’existencedesgrandesfrontièresnaturellesquiséparent,depersonneàpersonne,desiècleàsiècle,l’infinievariétédesêtres,ouaucontraired’attachertrop d’importance aux simples divisions administratives, aux bureaux de douane ou aux guérites despostesarmés.Ilm’afallucesannéespourapprendreàcalculerexactementlesdistancesentrel’empereuretmoi.

*

Jecessedetravailleràcelivre(saufpourquelquesjours,àParis)entre1937et1939.

*

Rencontredu souvenirdeT.E.Lawrence,qui recoupeenAsieMineure celuid’Hadrien.Maisl’arrière-plan d’Hadrien n’est pas le désert, ce sont les collines d’Athènes. Plus j’y pensais, plusl’aventured’unhommequirefuse(etd’abordserefuse)mefaisaitdésirerprésenteràtraversHadrienlepointdevuedel’hommequinerenoncepas,ounerenonceiciquepouraccepterailleurs.Ilvadesoi,dureste,quecetascétismeetcethédonismesontsurbiendespointsinterchangeables.

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En octobre 1939, le manuscrit fut laissé en Europe avec la plus grande partie des notes ;j’emportaipourtantauxÉtats-UnislesquelquesrésumésfaitsjadisàYale,unecartedel’Empireromainàlamort deTrajan que je promenais avecmoi depuis des années, et le profil de l’Antinoüs duMuséearchéologiquedeFlorence,achetésurplaceen1926,etquiestjeune,graveetdoux.

*

Projetabandonnéde1939à1948. J’ypensaisparfois,maisavecdécouragement,presqueavec

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indifférence,commeàl’impossible.Etquelquehonted’avoirjamaistentépareillechose.

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Enfoncementdansledésespoird’unécrivainquin’écritpas.

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Auxpiresheuresdedécouragementetd’atonie, j’allais revoir,dans lebeauMuséedeHartford(Connecticut),unetoileromainedeCanaletto,lePanthéonbrunetdoréseprofilantsurlecielbleud’unefind’après-midid’été.Jelaquittaischaquefoisrassérénéeetréchauffée.

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Vers 1941, j’avais découvert par hasard, chez un marchand de couleurs, à New York, quatregravuresdePiranèse,queG…etmoiachetâmes.L’uned’elles,unevuedelaVillad’Hadrien,quim’étaitrestéeinconnuejusque-là,figurelachapelledeCanope,d’oùfurenttirésauXVIIesièclel’Antinoüsdestyleégyptienet lesstatuesdeprêtressesenbasaltequ’onvoitaujourd’huiauVatican.Structureronde,éclatéecommeuncrâne,d’oùdevaguesbroussaillespendentcommedesmèchesdecheveux.Legéniepresque médiumnique de Piranèse a flairé là l’hallucination, les longues routines du souvenir,l’architecture tragiqued’unmondeintérieur.Pendantplusieursannées, j’airegardécette imagepresquetouslesjours,sansdonnerunepenséeàmonentreprised’autrefois,àlaquellejecroyaisavoirrenoncé.Telssontlescurieuxdétoursdecequ’onnommel’oubli.

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Auprintemps1947,enrangeantdespapiers, jebrûlai lesnotesprisesàYale :ellessemblaientdevenuesdéfinitivementinutiles.

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Pourtant,lenomd’HadrienfiguredansunessaisurlemythedelaGrèce,rédigéparmoien1943etpubliéparCailloisdansLesLettresfrançaisesdeBuenosAires.En1945, l’imaged’Antinoüsnoyé,portéenquelquesortesurcecourantd’oubli,remonteàlasurfacedansunessaiencoreinédit,Cantiquedel’Âmelibre,écritàlaveilled’unemaladiegrave.

*

Sediresanscessequetoutcequejeraconteiciestfausséparcequejeneracontepas;cesnotesnecernentqu’unelacune.Iln’yestpasquestiondecequejefaisaisdurantcesannéesdifficiles,nidespensées, ni des travaux, ni des angoisses, ni des joies, ni de l’immense répercussion des événementsextérieurs,nidel’épreuveperpétuelledesoiàlapierredetouchedesfaits.Etjepasseaussisoussilencelesexpériencesdelamaladie,etd’autres,plussecrètes,qu’ellesentraînentavecelles,etlaperpétuelleprésenceourecherchedel’amour.

*

N’importe: il fallaitpeut-êtrecettesolutiondecontinuité,cettecassure,cettenuitdel’âmequetantdenousontéprouvéeàcetteépoque,chacunàsamanière,etsisouventdefaçonbienplustragiqueet

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plus définitive quemoi, pourm’obliger à essayer de combler, non seulement la distanceme séparantd’Hadrien,maissurtoutcellequimeséparaitdemoi-même.

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Utilité de tout ce qu’on fait pour soi, sans idée de profit. Pendant ces années de dépaysement,j’avais continué la lecture des auteurs antiques : les volumes à couverture rougeouverte de l’éditionLoebHeinemannm’étaientdevenusunepatrie.L’unedesmeilleuresmanièresderecréer lapenséed’unhomme : reconstituer sa bibliothèque. Durant des années, d’avance, et sans le savoir, j’avais ainsitravaillé à remeubler les rayons deTibur. Il neme restait plus qu’à imaginer lesmains gonflées d’unmaladesurlesmanuscritsdéroulés.

*

RefairedudedanscequelesarchéologuesduXIXesiècleontfaitdudehors.

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En décembre 1948, je reçus de Suisse, où je l’avais entreposée pendant la guerre, une mallepleinedepapiersdefamilleetdelettresvieillesdedixans.Jem’assisauprèsdufeupourveniràboutdecette espèce d’horrible inventaire après décès ; je passai seule ainsi plusieurs soirs. Je défaisais desliassesdelettres;jeparcourais,avantdeledétruire,cetamasdecorrespondanceavecdesgensoubliéset quim’avaient oubliée, les uns vivants, d’autresmorts.Quelques-uns de ces feuillets dataient de lagénérationd’avant lamienne ; lesnomsmêmenemedisaient rien. Je jetaismécaniquementau feucetéchangedepenséesmortesavecdesMaries,desFrançois,desPaulsdisparus.Jedépliaiquatreoucinqfeuillesdactylographiées;lepapierenavaitjauni.Jeluslasuscription:«MoncherMarc…»Marc…Dequelami,dequelamant,dequelparentéloignés’agissait-il?Jenemerappelaispascenom-là.

IlfallutquelquesinstantspourquejemesouvinssequeMarcétaitmislàpourMarcAurèleetquej’avaissouslesyeuxunfragmentdumanuscritperdu.Depuiscemoment,ilnefutplusquestionquederécrirecelivrecoûtequecoûte.

*

Cette nuit-là, je rouvris deux volumes parmi ceux qui venaient aussi de m’être rendus, débrisd’unebibliothèquedispersée.C’étaientDionCassiusdans labelle impressiond’HenriEstienne, et untomed’uneéditionquelconquedel’HistoireAuguste,lesdeuxprincipalessourcesdelavied’Hadrien,achetésàl’époqueoùjemeproposaisd’écrirecelivre.Toutcequelemondeetmoiavionstraversédansl’intervalleenrichissaitceschroniquesd’untempsrévolu,projetaitsurcetteexistenceimpérialed’autreslumières,d’autresombres.Naguère,j’avaissurtoutpenséaulettré,auvoyageur,aupoète,àl’amant;riendetoutcelanes’effaçait,maisjevoyaispourlapremièrefoissedessineravecunenettetéextrême,parmitoutescesfigures,laplusofficielleàlafoisetlaplussecrète,celledel’empereur.Avoirvécudansunmondequisedéfaitm’enseignaitl’importanceduPrince.

*

Jemesuispluàfaireetàrefaireceportraitd’unhommepresquesage.

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Seule,uneautrefigurehistoriquem’atentéeavecuneinsistancepresqueégale:OmarKhayyam,poèteastronome.MaislaviedeKhayyamestcelleducontemplateur,etducontemplateurpur:lemondedel’actionluiaétépartropétranger.D’ailleurs,jeneconnaispaslaPerseetn’ensaispaslalangue.

*

Impossibilitéaussideprendrepourfigurecentraleunpersonnageféminin,dedonner,parexemple,pour axe àmon récit, au lieu d’Hadrien, Plotine.La vie des femmes est trop limitée, ou trop secrète.Qu’unefemmeseraconte,etlepremierreprochequ’onluiferaestden’êtreplusfemme.Ilestdéjàassezdifficiledemettrequelquevéritéàl’intérieurd’unebouched’homme.

*

Je partis pourTaos, auNouveau-Mexique. J’emportais avecmoi les feuilles blanches sur quoirecommencercelivre:nageurquisejetteàl’eausanssavoirs’ilatteindral’autreberge.Tarddanslanuit, j’y travaillai entreNewYorketChicago, enferméedansmonwagon-lit commedansunhypogée.Puis,toutlejoursuivant,danslerestaurantd’unegaredeChicago,oùj’attendaisuntrainbloquéparunetempêtedeneige.Ensuite,denouveau,jusqu’àl’aube,seuledanslavoitured’observationdel’expressdeSanta-Fé,entouréeparlescroupesnoiresdesmontagnesduColoradoetparl’éterneldessindesastres.Lespassagessurlanourriture,l’amour,lesommeiletlaconnaissancedel’hommefurentécritsainsid’unseuljet.Jenemesouviensguèred’unjourplusardent,nidenuitspluslucides.

*

Je passe le plus rapidement possible sur trois ans de recherches, qui n’intéressent que lesspécialistes,etsurl’élaborationd’uneméthodededélirequin’intéresseraitquelesinsensés.Encorecederniermot fait-il lapart tropbelleau romantisme :parlonsplutôtd’uneparticipationconstante, et laplusclairvoyantepossible,àcequifut.

*

Unpieddansl’érudition,l’autredanslamagie,ouplusexactement,etsansmétaphore,danscettemagiesympathiquequiconsisteàsetransporterenpenséeàl’intérieurdequelqu’un.

*

Portraitd’unevoix.Sij’aichoisid’écrirecesMémoiresd’Hadrienàlapremièrepersonne,c’estpourmepasserlepluspossibledetoutintermédiaire,fût-cedemoi-même.Hadrienpouvaitparlerdesavieplusfermementetplussubtilementquemoi.

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Ceuxquimettentleromanhistoriquedansunecatégorieàpartoublientqueleromanciernefaitjamaisqu’interpréter,àl’aidedesprocédésdesontemps,uncertainnombredefaitspassés,desouvenirsconscientsounon,personnelsounon,tissusdelamêmematièrequel’Histoire.ToutautantqueLaGuerreetlaPaix,l’œuvredeProustestlareconstitutiond’unpasséperdu.Leromanhistoriquede1830verse,ilestvrai,dansleméloetlefeuilletondecapeetd’épée;pasplusquelasublimeDuchessedeLangeaisou

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l’étonnante Fille auxYeux d’Or. Flaubert reconstruit laborieusement le palais d’Hamilcar à l’aide decentainesdepetitsdétails;c’estdelamêmefaçonqu’ilprocèdepourYonville.Denotretemps,leromanhistorique,ouceque,parcommodité,onconsentànommer tel,nepeutêtrequeplongédansun tempsretrouvé,prisedepossessiond’unmondeintérieur.

*

Letempsnefaitrienàl’affaire.Cem’esttoujoursunesurprisequemescontemporains,quicroientavoirconquisettransformél’espace,ignorentqu’onpeutrétréciràsongréladistancedessiècles.

*

Tout nous échappe, et tous, et nous-mêmes. La vie demon pèrem’est plus inconnue que celled’Hadrien.Mapropreexistence,sij’avaisàl’écrire,seraitreconstituéeparmoidudehors,péniblement,comme celle d’un autre ; j’aurais à m’adresser à des lettres, aux souvenirs d’autrui, pour fixer cesflottantesmémoires.Cenesontjamaisquemursécroulés,pansd’ombre.S’arrangerpourqueleslacunesdenostextes,encequiconcernelavied’Hadrien,coïncidentaveccequ’eussentétésespropresoublis.

*

Ce qui ne signifie pas, comme on le dit trop, que la vérité historique soit toujours et en toutinsaisissable.Ilenvadecettevéritécommedetouteslesautres:onsetrompeplusoumoins.

*

Lesrèglesdujeu:toutapprendre,toutlire,s’informerdetout,et,simultanément,adapteràsonbutlesExercices d’IgnacedeLoyola ou laméthodede l’ascète hindouqui s’épuise, des annéesdurant, àvisualiserunpeuplusexactementl’imagequ’ilcréesoussespaupièresfermées.Poursuivreàtraversdesmilliers de fiches l’actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à cesvisagesdepierre.Lorsquedeuxtextes,deuxaffirmations,deuxidéess’opposent,seplaireàlesconcilierplutôtqu’à les annuler l’unpar l’autre ; voir eneuxdeux facettesdifférentes,deuxétats successifsdumême fait, une réalité convaincante parce qu’elle est complexe, humaine parce qu’elle est multiple.TravailleràlireuntexteduIIesiècleavecdesyeux,uneâme,dessensduIIesiècle;lelaisserbaignerdans cette eau-mère que sont les faits contemporains ; écarter s’il se peut toutes les idées, tous lessentiments accumulés par couches successives entre ces gens et nous. Se servir pourtant, maisprudemment, mais seulement à titre d’études préparatoires, des possibilités de rapprochements ou derecoupements,desperspectivesnouvellespeuàpeuélaboréespar tantdesièclesoud’événementsquinousséparentdecetexte,decefait,decethomme;lesutiliserenquelquesortecommeautantdejalonssurlarouteduretourversunpointparticulierdutemps.S’interdirelesombresportées;nepaspermettrequelabuéed’unehaleines’étalesurletaindumiroir;prendreseulementcequ’ilyadeplusdurable,deplus essentiel ennous, dans les émotionsdes sensoudans lesopérationsde l’esprit, commepointdecontactavecceshommesquicommenouscroquèrentdesolives,burentduvin,s’engluèrentlesdoigtsdemiel, luttèrentcontre leventaigreet lapluieaveuglanteetcherchèrentenété l’ombred’unplatane,etjouirent,etpensèrent,etvieillirent,etmoururent.

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J’ai faitdiagnostiquerplusieurs foispardesmédecins lesbrefspassagesdeschroniquesquise

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rapportentàlamaladied’Hadrien.Passidifférents,sommetoute,desdescriptionscliniquesdelamortdeBalzac.

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Utiliserpourmieuxcomprendreuncommencementdemaladiedecœur.

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Qu’estHécube pour lui ? se demandeHamlet en présence de l’acteur ambulant qui pleure surHécube.EtvoilàHamletbienobligédereconnaîtrequececomédienquiversedevraieslarmesaréussiàétabliraveccettemortetroisfoismillénaireunecommunicationplusprofondequelui-mêmeavecsonpèreenterrédelaveille,maisdontiln’éprouvepasassezcomplètementlemalheurpourêtresansdélaicapabledelevenger.

*

La substance, la structure humaine ne changent guère. Rien de plus stable que la courbe d’unecheville,laplaced’untendon,oulaformed’unorteil.Maisilyadesépoquesoùlachaussuredéformemoins.Ausiècledontjeparle,noussommesencoretrèsprèsdelalibrevéritédupiednu.

*

En prêtant àHadrien des vues sur l’avenir, jeme tenais dans le domaine du plausible, pourvutoutefois que ces pronostics restassent vagues. L’analyste impartial des affaires humaines seméprendd’ordinairefortpeusurlamarcheultérieuredesévénements;ilaccumuleaucontraireleserreursquandils’agitdeprévoir leurvoied’acheminement, leursdétailset leursdétours.NapoléonàSainte-Hélèneannonçaitqu’unsiècleaprèssamortl’Europeseraitrévolutionnaireoucosaque;ilposaitfortbienlesdeux termes du problème ; il ne pouvait pas les imaginer se superposant l’un à l’autre. Mais, dansl’ensemble,c’estseulementparorgueil,pargrossière ignorance,par lâcheté,quenousnousrefusonsàvoir sous leprésent les linéamentsdesépoquesànaître.Ces libres sagesdumondeantiquepensaientcommenousentermedephysiqueoudephysiologieuniverselle:ilsenvisageaientlafindel’hommeetlamortduglobe.PlutarqueetMarcAurèlen’ignoraientpasquelesdieuxetlescivilisationspassentetmeurent.Nousnesommespaslesseulsàregarderenfaceuninexorableavenir.

*

Cette clairvoyance attribuée par moi à Hadrien n’était d’ailleurs qu’unemanière de mettre envaleur l’élément presque faustien du personnage, tel qu’il se fait jour, par exemple, dans les ChantsSibyllins,danslesécritsd’ÆliusAristide,oudansleportraitd’HadrienvieillitracéparFronton.Àtortouàraison,onprêtaitàcemourantdesvertusplusqu’humaines.

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Si cet homme n’avait pas maintenu la paix du monde et rénové l’économie de l’empire, sesbonheursetsesmalheurspersonnelsm’intéresseraientmoins.

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Onneselivrerajamaisassezautravailpassionnantquiconsisteàrapprocherlestextes.LepoèmedutrophéedechassedeThespies,consacréparHadrienà l’Amouretà laVénusOuranienne«sur lescollinesdel’Hélicon,auborddelasourcedeNarcisse»,estdel’automne124;l’empereurpassaverslamêmeépoqueàMantinée,oùPausaniasnousapprendqu’il fit relever la tombed’Épaminondasetyinscrivitunpoème.L’inscriptiondeMantinéeestaujourd’huiperdue,maislegested’Hadrienneprendpeut-être tout son sens que mis en regard d’un passage des Moralia de Plutarque qui nous ditqu’Épaminondasfutensevelidanscelieuentredeuxjeunesamistuésàsescôtés.Sil’onacceptepourlarencontred’Antinoüsetdel’empereurladateduséjourenAsieMineurede123-124,detoutefaçonlaplusplausibleetlamieuxsoutenueparlestrouvaillesdesiconographes,cesdeuxpoèmesferaientpartiedecequ’onpourraitappelerlecycled’Antinoüs,inspiréstousdeuxparcettemêmeGrèceamoureuseethéroïque qu’Arrien évoqua plus tard, après la mort du favori, lorsqu’il compara le jeune homme àPatrocle.

*

Un certain nombre d’êtres dont on voudrait développer le portrait : Plotine, Sabine, Arrien,Suétone.MaisHadriennepouvaitlesvoirquedebiais.Antinoüsluimêmenepeutêtreaperçuqueparréfraction,à travers lessouvenirsde l’empereur,c’est-à-direavecuneminutiepassionnée,etquelqueserreurs.

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Tout ce qu’on peut dire du tempérament d’Antinoüs est inscrit dans lamoindre de ses images.Eagerand impassionated tenderness,sulleneffeminacy :Shelley,avec l’admirablecandeurdespoètes,dit en sixmots l’essentiel, là où les critiques d’art et les historiens du xIxe siècle ne savaient que serépandreendéclamationsvertueuses,ouidéaliserenpleinfauxetenpleinvague.

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Portraits d’Antinoüs : ils abondent, et vont de l’incomparable aumédiocre. Tous, en dépit desvariationsduesàl’artdusculpteurouàl’âgedumodèle,àladifférenceentrelesportraitsfaitsd’aprèslevivant et les portraits exécutés en l’honneur dumort, bouleversent par l’incroyable réalisme de cettefigure toujours immédiatement reconnaissable et pourtant si diversement interprétée, par cet exemple,uniquedansl’Antiquité,desurvivanceetdemultiplicationdanslapierred’unvisagequinefutniceluid’unhommed’Étatniceluid’unphilosophe,maissimplementquifutaimé.Parmicesimages, lesdeuxplusbellessontlesmoinsconnues:cesontaussilesseulesquinouslivrentlenomd’unsculpteur.L’uneest lebas-reliefsignéd’Antonianusd’Aphrodisiaset retrouvé ilyaunecinquantained’annéessuruneterred’uninstitutagronomique,lesFundiRustici,danslasalleduconseild’administrationduquelilestplacéaujourd’hui.CommeaucunguidedeRomen’ensignalel’existencedanscettevilledéjàencombréede statues, les touristes l’ignorent.L’œuvred’Antonianus a été tailléedansunmarbre italien ; elle futdonccertainementexécutéeenItalie,etsansdouteàRome,parcetartisteinstallédelonguedatedanslaVilleouramenéparHadriendel’undesesvoyages.Elleestd’unedélicatesseinfinie.Lesrinceauxd’unevigne encadrent de la plus souple des arabesques le jeune visagemélancolique et penché : on songeirrésistiblement aux vendanges de la vie brève, à l’atmosphère fruitée d’un soir d’automne.L’ouvrageportelamarquedesannéespasséesdansunecavependantladernièreguerre:lablancheurdumarbreamomentanémentdisparusouslestachesterreuses;troisdoigtsdelamaingaucheontétébrisés.Ainsilesdieuxsouffrentdesfoliesdeshommes.[Notede1958.Leslignesci-dessusontparupourlapremièrefoisilyasixans;entre-temps,lebas-reliefd’Antonianusaétéacquisparunbanquierromain,ArturoOsio,

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curieuxhommequieûtintéresséStendhalouBalzac.Osioapourcebelobjetlamêmesollicitudequ’ilapourlesanimauxàl’étatlibrequ’ilgardedansunepropriétéàdeuxpasdeRome,etpourlesarbresqu’ilaplantésparmilliersdanssondomained’Orbetello.Rarevertu :«LesItaliensdétestent lesarbres»,disait déjà Stendhal en 1828, et que dirait-il aujourd’hui, où les spéculateurs de Rome tuent à coupsd’injectionsd’eauchaudelespinsparasolstropbeaux,tropprotégésparlesrèglementsurbains,quilesgênentpourédifierleurstermitières?Luxerareaussi:combienpeud’hommesrichesanimentleursboisetleursprairiesdebêtesenliberté,nonpourleplaisirdelachasse,maispourceluidereconstitueruneespèced’admirableÉden?L’amourdesstatuesantiques,cesgrandsobjetspaisibles,àlafoisdurablesetfragiles,estpresqueaussipeucommunchezlescollectionneursànotreépoqueagitéeetsansavenir.Surl’avisdesexperts,lenouveaupossesseurdubas-reliefd’Antonianusvientdeluifairesubirparunemainhabile le plus délicat des nettoyages ; une lente et légère friction du bout des doigts a débarrassé lemarbredesarouilleetdesesmoisissures,rendantàlapierresondouxéclatd’albâtreetd’ivoire.]Lesecond de ces chefs-d’œuvre est l’illustre sardoine qui porte le nom de GemmeMarlborough, parcequ’elleappartintàcettecollectionaujourd’huidispersée;cettebelleintaillesemblaitégaréeourentréesousterredepuisplusdetrenteans.UneventepubliqueàLondresl’aremiseenlumièreenjanvier1952;legoûtéclairédugrandcollectionneurGiorgioSangiorgil’aramenéeàRome.J’aidûàlabienveillancedecedernierdevoiretdetouchercettepièceunique.Unesignatureincomplète,qu’onjuge,sansdouteavecraison,êtrecelled’Antonianusd’Aphrodisias,selitsurlerebord.L’artisteaenferméavectantdemaîtriseceprofilparfaitdanslecadreétroitd’unesardoinequeceboutdepierreresteaumêmedegréqu’une statueouqu’unbas-relief le témoignaged’ungrand art perdu.Lesproportionsde l’œuvre fontoublierlesdimensionsdel’objet.Àl’époquebyzantine,lereversduchefd’œuvreaétécoulédansuneganguedel’or lepluspur.Ilapasséainsidecollectionneurinconnuencollectionneurinconnujusqu’àVenise, où on signale sa présence dans une grande collection au XVIIe siècle ; Gavin Hamilton,l’antiquairecélèbre,l’achetaetl’apportaenAngleterre,d’oùilrevientaujourd’huiàsonpointdedépart,quifutRome.Detouslesobjetsencoreprésentsaujourd’huiàlasurfacedelaterre,c’estleseuldontonpuisseprésumeravecquelquecertitudequ’ilasouventététenuentrelesmainsd’Hadrien.

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Il faut s’enfoncer dans les recoins d’un sujet pour découvrir les choses les plus simples, et del’intérêt littéraire le plus général. C’est seulement en étudiant Phlégon, secrétaire d’Hadrien, que j’aiapprisqu’ondoitàcepersonnageoubliélapremièreetl’unedesplusbellesd’entrelesgrandeshistoiresderevenants,cettesombreetvoluptueuseFiancéedeCorinthedontsesontinspirésGœthe,etl’AnatoleFrancedesNocescorinthiennes.Phlégon,d’ailleurs,notaitdelamêmeencre,etaveclamêmecuriositédésordonnéepourtoutcequipasseleslimiteshumaines,d’absurdeshistoiresdemonstresàdeuxtêtesetd’hermaphroditesquiaccouchent.Telleétait,dumoinsàcertainsjours,lamatièredesconversationsàlatableimpériale.

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CeuxquiauraientpréféréunJournald’HadrienàdesMémoiresd’Hadrienoublientquel’hommed’actiontientrarementdejournal:c’estpresquetoujoursplustard,dufondd’unepérioded’inactivité,qu’ilsesouvient,note,etleplussouvents’étonne.

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Dansl’absencedetoutautredocument,lalettred’Arrienàl’empereurHadrienausujetdupéripledelaMerNoiresuffiraitàrecréerdanssesgrandeslignescettefigureimpériale:minutieuseexactitude

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du chef qui veut tout savoir ; intérêt pour les travaux de la paix et de la guerre ; goût des statuesressemblantesetbienfaites;passionpourlespoèmesetleslégendesd’autrefois.Etcemonde,raredetout temps, et qui disparaîtra complètement aprèsMarcAurèle, dans lequel, si subtiles que soient lesnuancesdeladéférenceetdurespect,lelettréetl’administrateurs’adressentencoreauprincecommeàun ami.Mais tout est là : mélancolique retour à l’idéal de la Grèce ancienne ; discrète allusion auxamoursperduesetauxconsolationsmystiquescherchéesparlesurvivant;hantisedespaysinconnusetdes climats barbares. L’évocation si profondément pré-romantique des régions désertes peupléesd’oiseaux demer fait songer à l’admirable vase, retrouvé à la Villa Adriana et placé aujourd’hui auMusée desThermes, où une bande de hérons s’éploie et s’envole en pleine solitude dans la neige dumarbre.

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Note de 1949. Plus j’essaie de faire un portrait ressemblant, plus jem’éloigne du livre et del’hommequipourraientplaire.Seuls,quelquesamateursdedestinéehumainecomprendront.

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Leromandévoreaujourd’huitouteslesformes;onestàpeuprèsforcéd’enpasserparlui.Cetteétudesurladestinéed’unhommequis’estnomméHadrieneûtétéunetragédieauXVIIesiècle;c’eûtétéunessaiàl’époquedelaRenaissance.

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Celivreestlacondensationd’unénormeouvrageélaborépourmoiseule.J’avaisprisl’habitude,chaquenuit,d’écriredefaçonpresqueautomatiquelerésultatdeces longuesvisionsprovoquéesoùjem’installaisdansl’intimitéd’unautretemps.Lesmoindresmots,lesmoindresgestes,lesnuanceslesplusimperceptiblesétaientnotés;desscènes,quelelivretelqu’ilestrésumeendeuxlignes,passaientdansle plus grand détail et comme au ralenti. Ajoutés les uns aux autres, ces espèces de comptes renduseussentdonnéunvolumedequelquesmilliersdepages.Maisjebrûlaischaquematincetravaildelanuit.J’écrivis ainsi un très grand nombre de méditations fort abstruses, et quelques descriptions assezobscènes.

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L’homme passionné de vérité, ou du moins d’exactitude, est le plus souvent capable des’apercevoir,commePilate,quelavéritén’estpaspure.Delà,mêlésauxaffirmationslesplusdirectes,des hésitations, des replis, des détours qu’un esprit plus conventionnel n’aurait pas. À de certainsmoments,d’ailleurspeunombreux,ilm’estmêmearrivédesentirquel’empereurmentait.Ilfallaitalorslelaissermentir,commenoustous.

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Grossièretédeceuxquivousdisent:«Hadrien,c’estvous.»Grossièretépeut-êtreaussigrandede ceux qui s’étonnent qu’on ait choisi un sujet si lointain et si étranger.Le sorcier qui se taillade lepouceaumomentd’évoquerlesombressaitqu’ellesn’obéirontàsonappelqueparcequ’elleslapentsonpropresang. Il saitaussi,oudevrait savoir,que lesvoixqui luiparlent sontplus sagesetplusdignesd’attentionquesesproprescris.

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Jemesuisassezviteaperçuequej’écrivaislavied’ungrandhomme.Delà,plusderespectdelavérité,plusd’attention,et,demapart,plusdesilence.

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Enunsens,toutevieracontéeestexemplaire;onécritpourattaqueroupourdéfendreunsystèmedu monde, pour définir une méthode qui nous est propre. Il n’en est pas moins vrai que c’est parl’idéalisationouparl’éreintementàtoutprix,parledétaillourdementexagéréouprudemmentomis,quesedisqualifiepresquetoutbiographe:l’hommeconstruitremplacel’hommecompris.Nejamaisperdredevuelegraphiqued’uneviehumaine,quinesecomposepas,quoiqu’ondise,d’unehorizontaleetdedeux perpendiculaires, mais bien plutôt de trois lignes sinueuses, étirées à l’infini, sans cesserapprochéesetdivergeantsanscesse:cequ’unhommeacruêtre,cequ’ilavouluêtre,etcequ’ilfut.

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Quoiqu’onfasse,onreconstruittoujourslemonumentàsamanière.Maisc’estdéjàbeaucoupden’employerquedespierresauthentiques.

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Toutêtrequiavécul’aventurehumaineestmoi.

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Ce IIe siècle m’intéresse parce qu’il fut, pour un temps fort long, celui des derniers hommeslibres.Encequinousconcerne,noussommespeut-êtredéjàfortloindecetemps-là.

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Le26décembre1950,parunsoirglacé,auborddel’Atlantique,danslesilencepresquepolairedel’IledesMontsDéserts,auxÉtats-Unis,j’aiessayéderevivrelachaleur,lasuffocationd’unjourdejuillet138àBaïes,lepoidsdudrapsurlesjambeslourdesetlasses,lebruitpresqueimperceptibledecettemersansmaréearrivantçàetlààunhommeoccupédesrumeursdesapropreagonie.J’aiessayéd’allerjusqu’àladernièregorgéed’eau,lederniermalaise,ladernièreimage.L’empereurn’aplusqu’àmourir.

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Celivren’estdédiéàpersonne.Ilauraitdûl’êtreàG.F…,etl’eûtété,s’iln’yavaituneespèced’indécenceàmettreunedédicacepersonnelleentêted’unouvraged’oùjetenaisjustementàm’effacer.Maislapluslonguedédicaceestencoreunemanièretropincomplèteettropbanaled’honoreruneamitiésipeucommune.Quandj’essaiededéfinircebienquidepuisdesannéesm’estdonné,jemedisqu’untelprivilège,sirarequ’ilsoit,nepeutcependantêtreunique;qu’ildoityavoirparfois,unpeuenretrait,dansl’aventured’unlivremenéàbien,oudansunevied’écrivainheureuse,quelqu’unquinelaissepaspasserlaphraseinexacteoufaiblequenousvoulionsgarderparfatigue;quelqu’unquireliravingtfoiss’illefautavecnousunepageincertaine;quelqu’unquiprendpournoussurlesrayonsdesbibliothèquesles gros tomes où nous pourrions trouver une indication utile, et s’obstine à les consulter encore, au

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moment où la lassitudenous les avait déjà fait refermer ; quelqu’unqui nous soutient, nous approuve,parfoisnouscombat;quelqu’unquipartageavecnous,àferveurégale,lesjoiesdel’artetcellesdelavie,leurstravauxjamaisennuyeuxetjamaisfaciles;quelqu’unquin’estninotreombre,ninotrereflet,nimêmenotrecomplément,maissoi-même;quelqu’unquinouslaissedivinementlibres,etpourtantnousobligeàêtrepleinementcequenoussommes.HospesComesque.

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Apprisendécembre1951lamortassezrécentedel’historienallemandWilhelmWeber,enavril1952 celle de l’érudit PaulGraindor, dont les travauxm’ont beaucoup servi.Causé ces jours-ci avecdeuxpersonnes,G.B…etJ.F…,quiconnurentàRomelegraveurPierreGusman,àl’époqueoùcelui-cis’occupait à dessiner avec passion les sites de laVilla. Sentiment d’appartenir à une espèce deGensÆlia,defairepartiedelafouledessecrétairesdugrandhomme,departiciperàcetterelèvedelagardeimpérialequemontentleshumanistesetlespoètesserelayantautourd’ungrandsouvenir.Ainsi(etilenvasansdoutedemêmedesspécialistesdeNapoléon,desamateursdeDante)uncercled’espritsinclinésparlesmêmessympathiesousoucieuxdesmêmesproblèmesseformeàtraversletemps.

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LesBlaziusetlesVadiusexistent,etleurgroscousinBasileestencoredebout.Ilm’estunefois,etunefoisseulement,arrivédemetrouverenprésencedecemélanged’insultesetdeplaisanteriesdecorpsdegarde,decitationstronquéesoudéforméesavecartpourfairedireànosphrasesunesottisequ’ellesne disaient pas, d’arguments captieux soutenus par des assertions à la fois assez vagues et assezpéremptoirespourêtrecruessurparoleparlelecteurrespectueuxdel’hommeàdiplômesetquin’aniletempsnil’envied’enquêterlui-mêmeauxsources.Toutcelacaractériseuncertaingenreetunecertaineespèce,heureusementfortrares.Quedebonnevolonté,aucontraire,cheztantd’éruditsquipourraientsibien,ànotreépoquedespécialisationforcenée,dédaignerenbloctouteffortlittérairedereconstructiondupasséquisembleempiétersurleursterres…Tropd’entreeuxontbienvouluspontanémentsedérangerpour rectifier après coup une erreur, confirmer un détail, étayer une hypothèse, faciliter une nouvellerecherche, pourque jen’adressepas ici un remerciement amical à ces collaborateursbénévoles.Toutlivrerepubliédoitquelquechoseauxhonnêtesgensquil’ontlu.

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Faire de sonmieux. Refaire. Retoucher imperceptiblement encore cette retouche. « C’estmoi-mêmequejecorrige,disaitYeats,enretouchantmesœuvres.»

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Hier, à la Villa, pensé aux milliers de vies silencieuses, furtives comme celles des bêtes,irréfléchies commecellesdesplantes, bohémiensdu tempsdePiranèse, pilleursde ruines,mendiants,chevriers, paysans logés tant bien quemal dans un coin de décombres, qui se sont succédé ici entreHadrien et nous. Au bord d’une olivaie, dans un corridor antique à demi déblayé, G… et moi noussommestrouvéesenfacedulitderoseauxd’unberger,desonportemanteaudefortunefichéentredeuxblocsde ciment romain, des cendresde son feu àpeine froid.Sensationd’humble intimité à peuprèspareilleàcellequ’onéprouveauLouvre,aprèslafermeture,àl’heureoùleslitsdesangledesgardienssurgissentaumilieudesstatues.

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[Rienàmodifieren1958auxlignesquiprécèdent;leportemanteauduberger,sinonsonlit,estencore là. G… et moi avons de nouveau fait halte sur l’herbe de Tempé, parmi les violettes, à cemoment sacré de l’année où tout recommence en dépit desmenaces que l’homme de nos jours faitpartoutpesersurlemondeetlui-même.MaislaVillaapourtantsubiuninsidieuxchangement.Pointcomplet,certes:onn’altèrepassiviteunensemblequedessièclesontdoucementdétruitet formé.Mais par une erreur rare en Italie, des « embellissements » dangereux sont venus s’ajouter auxréfections et aux consolidations nécessaires. Des oliviers ont été coupés pour faire place à unindiscretparcàautomobiles et àun kiosque-buvettegenre champd’exposition,qui transforment lanoble solitude duPœcile en un paysage de square ; une fontaine en ciment abreuve les passants àtraversun inutilemascarondeplâtrequi joueà l’antique ;unautremascaron,plus inutile encore,ornemente la paroi de la grande piscine agrémentée aujourd’hui d’une flottille de canards. On acopié,enplâtreaussi,d’assezbanalesstatuesdejardingréco-romainesglanéesicidansdesfouillesrécentes,etquineméritaientnicetexcèsd’honneurnicetteindignité;cesrépliquesencettevilainematièreboursoufléeetmolle,placéesunpeuauhasardsurdespiédestaux,donnentaumélancoliqueCanope l’aspect d’un coin de studio pour reconstitution filmée de la vie des Césars. Rien de plusfragilequel’équilibredesbeauxlieux.Nosfantaisiesd’interprétationlaissentintactslestexteseux-mêmes, qui survivent à nos commentaires ; mais la moindre restauration imprudente infligée auxpierres, lamoindre routemacadamisée entamant un champ où l’herbe croissait en paix depuis dessiècles,créentàjamaisl’irréparable.Labeautés’éloigne;l’authenticitéaussi.]

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Lieuxoùl’onachoisidevivre,résidencesinvisiblesqu’ons’estconstruitesàl’écartdutemps.J’aihabitéTibur,j’ymourraipeut-être,commeHadriendansl’Iled’Achille.

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Non.Unefoisdeplus,j’airevisitélaVilla,etsespavillonsfaitspourl’intimitéetlerepos,etsesvestigesd’unluxesansfaste,aussipeuimpérialquepossible,dericheamateurquis’efforced’unirlesdélicesdel’artauxdouceurschampêtres;j’aicherchéauPanthéonlaplaceexacteoùseposaunetachedesoleilunmatindu21avril;j’airefait,lelongdescorridorsduMausolée,laroutefunèbresisouventsuivieparChabrias,CéleretDiotime,amisdesderniers jours.Mais j’ai cesséde sentirdecesêtres,l’immédiateprésence,decesfaits,l’actualité:ilsrestentprochesdemoi,maisrévolus,niplusnimoinsquelessouvenirsdemaproprevie.Notrecommerceavecautruin’aqu’untemps; ilcesseunefois lasatisfactionobtenue,laleçonsue,leservicerendu,l’œuvreaccomplie.Cequej’étaiscapablededireaétédit;cequejepouvaisapprendreaétéappris.Occupons-nouspouruntempsd’autrestravaux.

NOTE

Unereconstitutiondugenredecellequ’onvientdelire,c’est-à-direfaiteàlapremièrepersonneetmisedanslabouchedel’hommequ’ils’agissaitdedépeindre,toucheparcertainscôtésauromanetpar d’autres à la poésie ; elle pourrait donc se passer depièces justificatives ; sa valeur humaine estnéanmoinssingulièrementaugmentéeparlafidélitéauxfaits.Lelecteurtrouveraplusloinunelistedesprincipauxtextessurlesquelsons’estappuyépourétablircelivre.Enétayantainsiunouvraged’ordrelittéraire, on ne fait du reste que se conformer à l’usage de Racine, qui, dans les préfaces de sestragédies,énumèresoigneusementsessources.Maistoutd’abord,etpourrépondreauxquestionslesplus

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pressantes,suivonsaussil’exempledeRacineenindiquantcertainsdespoints,assezpeunombreux,surlesquels on a ajouté à l’histoire, ou modifié prudemment celle-ci. Le personnage de Marullinus esthistorique,mais sa caractéristiqueprincipale, ledondivinatoire, est empruntéeàunoncleetnonàungrand-pèred’Hadrien;lescirconstancesdesamortsontimaginaires.UneinscriptionnousapprendquelesophisteIséefutl’undesmaîtresdujeuneHadrien,maisiln’estpassûrquel’étudiantaitfait,commeonledit ici, levoyaged’Athènes.Gallusestréel,maisledétailconcernantladéconfiturefinaledecepersonnagen’estlàquepoursoulignerl’undestraitsleplussouventmentionnésducaractèred’Hadrien:larancune.L’épisodedel’initiationmithriaqueestinventé;ceculteétaitdéjà,àcetteépoque,envogueauxarmées;ilestpossible,maisnullementprouvé,qu’Hadrien,jeuneofficier,aiteulafantaisiedes’yfaireinitier.IlenvanaturellementdemêmedutauroboleauquelAntinoüssesoumetàPalmyre:MélèsAgrippa,Castoras, et, dans l’épisodeprécédent,Turbo, sontbienentendudespersonnages réels ; leurparticipation aux rites d’initiation est inventée de toutes pièces. On a suivi dans ces deux scènes latradition qui veut que le bain de sang ait fait partie du rituel deMithra aussi bien que de celui de ladéesse syrienne, auquel certains érudits préfèrent le réserver, ces emprunts d’un culte à l’autre restantpsychologiquementpossiblesàcetteépoqueoùlesreligionsdesalut«contaminaient»dansl’atmosphèrede curiosité, de scepticisme et de vague ferveur qui fut celle du 11E siècle. La rencontre avec leGymnosophisten’estpas,encequiconcerneHadrien,donnéeparl’histoire;ons’estservidetextesduIeretduIIesièclequidécriventdesépisodesdumêmegenre.TouslesdétailsconcernantAttianussontexacts,saufuneoudeuxallusionsàsavieprivée,dontnousnesavonsrien.LechapitresurlesmaîtressesesttirétoutentierdedeuxlignesdeSpartien(XI,7)surcesujet;ons’yestefforcé,touteninventantlàoù il le fallait,de resterdans lesgénéralités lesplusplausibles.PompéiusProculus futgouverneurdeBithynie;iln’estpassûrqu’illefuten123-124,lorsdupassagedel’empereur.StratondeSardes,poèteérotique dont l’œuvre nous est connue par l’Anthologie Palatine, vivait probablement au tempsd’Hadrien;rienneprouve,nin’empêche,quel’empereurl’aitrencontréaucoursd’undesesvoyagesenAsieMineure.LavisitedeLuciusàAlexandrieen130estdéduite(commelefitdéjàGrégorovius)d’untexte souvent contesté, la Lettre d’Hadrien à Servianus, où le passage qui concerne Lucius n’obligenullementàunetelleinterprétation.LadonnéedesaprésenceenÉgypteestdoncplusqu’incertaine;lesdétailsconcernantLuciusdurantcettepériodesontaucontraire tiréspresquetousdesabiographieparSpartien, laVied’ÆliusCésar.L’histoiredu sacrificed’Antinoüs est traditionnelle (Dion,LXIX,11 ;Spartien,XIV,7);ledétaildesopérationsdesorcellerieestinspirédesrecettesdespapyrusmagiquesdel’Égypte,maislesincidentsdelasoiréeàCanopesontinventés.L’épisodedel’enfanttombéd’unbalconau cours d’une fête, placé ici pendant l’escale d’Hadrien à Philæ, est tiré d’un rapport des Papyrusd’Oxyrhynchuset s’estpasséen réalitéprèsdequaranteansaprès levoyaged’HadrienenÉgypte.Lerattachement de l’exécution d’Apollodore au complot de Servianus n’est qu’une hypothèse, peut-êtredéfendable. Chabrias, Céler, Diotime, sont plusieurs fois mentionnés par Marc Aurèle, qui pourtantn’indiqued’euxqueleursnomsetleurfidélitépassionnéeàlamémoired’Hadrien.Ons’estservid’euxpour évoquer la cour de Tibur dans les dernières années du règne : Chabrias représente le cercle dephilosophesplatoniciensoustoïquesquientouraientl’empereur;Céler(qu’ilnefautpasconfondreavecleCéler,mentionnéparPhilostrateetAristide,quifutsecrétaireabepistulisGræcis)l’élémentmilitaire;et Diotime le groupe des éromènes impériaux. Ces trois noms historiques ont donc servi de point dedépartàl’inventionpartielledetroispersonnages.LemédecinIollas,aucontraire,estunpersonnageréeldontl’histoirenenousdonnaitpaslenom;ellenenousditpasnonplusqu’iltûtoriginaired’Alexandrie.L’affranchiOnésimeaexisté,maisnousnesavonspass’iltintauprèsd’Hadrienlerôled’entremetteur;ServianuseutbienunsecrétairenomméCrescens,maisl’histoirenenousditpasqu’iltrahitsonmaître.LemarchandOpramoasest réel,mais rienneprouvequ’il ait accompagnéHadrien sur l’Euphrate.Lafemme d’Arrien est un personnage historique,mais nous ne savons pas si elle était, comme le dit iciHadrien,«fineetfière».Quelquescomparsesseulement, l’esclaveEuphorion, lesacteursOlymposet

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Bathylle,lemédecinLéotychide,lejeunetribunbritanniqueetleguideAssar,sontentièrementinventés.Lesdeuxsorcières,celledel’îledeBretagneetcelledeCanope,personnagesfictifs,résumentlemondedediseursdebonneaventureetdepraticiensensciencesoccultesdonts’entouravolontiersHadrien.Lenomd’Arétéprovientd’unpoèmeauthentiqued’Hadrien(Ins.Gr.,XIV,1089),maisc’estarbitrairementqu’il estdonné ici à l’intendantede laVilla ; celuiducourrierMénécratèsest tiréde laLettredu roiFermèsàl’empereurHadrien(Bibliothèquedel’ÉcoledesChartes,vol.74,1913),textetoutlégendaire,dont l’histoire proprement dite ne pourrait se servir, mais qui, pourtant, a pu emprunter ce détail àd’autresdocumentsaujourd’huiperdus.LesnomsdeBénédicteetdeThéodote,pâlesfantômesamoureuxquitraversentlesPenséesdeMarcAurèle,ontététransposéspourdesraisonsstylistiquesenVéroniqueetThéodore.Enfin, lesnomsgrecset latinsgravéssur labaseduColossedeMemnon,àThèbes,sontpour la plupart empruntés àLetronne,Recueil des Inscriptions grecques et latines de l’Égypte, 1848 ;celui,imaginaire,d’uncertainEumène,quiseseraittenuàcetteplacesixsièclesavantHadrien,apourraison d’être de mesurer pour nous, et pour Hadrien lui-même, le temps écoulé entre les premiersvisiteurs grecs de l’Égypte, contemporains d’Hérodote, et ces promeneurs romains d’un matin du IIesiècle. La brève esquisse du milieu familial d’Antinoüs n’est pas historique, mais tient compte desconditionssocialesquiprévalaientàcetteépoqueenBithynie.Surcertainspointscontroversés,causesdelamiseàlaretraitedeSuétone,originelibreouserviled’Antinoüs,participationactived’HadrienàlaguerredePalestine,datedel’apothéosedeSabineetdel’enterrementd’ÆliusCésarauchâteauSaint-Ange,ilafalluchoisirentreleshypothèsesdeshistoriens;ons’estefforcédenesedéciderquepourdebonnesraisons.Dansd’autrescas,adoptiond’HadrienparTrajan,mortd’Antinoüs,onatâchédelaisserplanersurlerécituneincertitudequi,avantd’êtrecelledel’histoire,asansdouteétécelledelavieelle-même.Lesdeuxsourcesprincipalespour l’étudede lavieetdupersonnaged’Hadriensont l’historiengrec Dion Cassius, qui écrivit les pages de son Histoire Romaine consacrées à l’empereur environquaranteansaprès lamortdecelui-ci,et lechroniqueur latinSpartien,undesrédacteursde l’HistoireAuguste,quicomposaunpeuplusd’unsiècleplustardsaVitaHadriani,l’undesmeilleurstextesdecettecollection,etsaVitaÆliiCæsaris,œuvreplusmince,quiprésentedufilsadoptifd’Hadrienuneimagesingulièrement plausible, superficielle seulement parce qu’en somme le personnage l’était. Ces deuxauteurs s’appuyaient sur des documents désormais perdus, entre autres des Mémoires, publiés parHadriensouslenomdesonaffranchiPhlégon,etunrecueildelettresdel’empereurrassembléesparcedernier.NiDion,niSpartiennesontdegrandshistoriens,oudegrandsbiographes,maisprécisément,leurabsenced’art,etjusqu’àuncertainpointdesystème,leslaissesingulièrementprochesdufaitvécu,et les recherchesmodernes ont le plus souvent, et de façon saisissante, confirmé leurs dires.C’est engrandepartie sur cet amasdepetits faitsque sebase l’interprétationqu’onvientde lire.Mentionnonsaussi, sans d’ailleurs essayer d’être complets, quelques détails glanés dans d’autres Vies d’HistoireAuguste,commecellesd’AntoninetdeMarcAurèle,parJuliusCapitolinus;etquelquesphrasestiréesd’AuréliusVictoretdel’auteurdel’Épitome,quiontdéjàdelavied’Hadrienuneconceptionlégendaire,mais que la splendeur du stylemet dans une classe à part.Les notices historiques duDictionnaire deSuidas ont fourni deux faits peu connus : la Consolation adressée à Hadrien par Nouménios, et lesmusiquesfunèbrescomposéesparMésomédèsàl’occasiondelamortd’Antinoüs.Ilrested’Hadrienlui-même un certain nombre d’œuvres authentiques dont on s’est servi : correspondance administrative,fragmentsdediscoursouderapportsofficiels,commelacélèbreAdressedeLambèse,conservésleplussouventpardesinscriptions;décisionslégalestransmisespardesjurisconsultes;poèmesmentionnésparlesauteursdu temps,commel’illustreAnimulavagulablandula,ouretrouvéssur lesmonumentsoù ilsfiguraientà titred’inscriptionsvotives,commelepoèmeà l’Amouretà l’AphroditeOuraniennegravésurlaparoidutempledeThespies(Kaibel,Epigr.Gr.811).Lestroislettresd’Hadrienconcernantsaviepersonnelle(LettreàMatidie,lettreàServianus,lettreadresséeparl’empereurmourantàAntonin,qu’ontrouvera respectivement dans le recueil de lettres compilé par le grammairienDosithée, dans la Vita

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Saturnini de Vopiscus, et dans Grenfell and Hunt, Fayum Towns and their Papyri, 1900) sontd’authenticitédiscutable;toutestrois,néanmoins,portentàundegréextrêmelamarquedel’hommeàquion les prête ; et certaines des indications fournies par elles ont été utilisées dans ce livre. Lesinnombrablesmentionsd’Hadrienoudesonentourage,éparseschezpresquetouslesécrivainsduIIeetdueIIIsiècle,aidentàcompléter les indicationsdeschroniquesetenremplissentsouvent les lacunes.C’estainsi,pourneciterquequelquesexemplestirésdeMémoiresd’Hadrien,quel’épisodedeschassesen Libye sort tout entier d’un fragment trèsmutilé du poème de Pancratès, Les Chasses d’Hadrien etd’Antinoüs,retrouvéenÉgypte,etpubliéen1911danslacollectiondesPapyrusd’Oxyrhynchus(III,n°1085) ; qu’Athénée, Aulu-Gelle et Philostrate ont fourni de nombreux détails sur les sophistes et lespoètesdelacourimpériale;ouquePlineleJeuneetMartialajoutentquelquestraitsàl’imageunpeueffacéed’unVoconiusoud’unLiciniusSura.Ladescriptiondeladouleurd’Hadrienàlamortd’Antinoüss’inspiredeshistoriensdurègne,maisaussidecertainspassagesdesPèresdel’Église,réprobateursàcoupsûr,maisparfois surcepointplushumains,et surtoutd’opinionsplusvariéesqu’onn’auraitcru.Desportionsde laLettred’Arrienà l’empereurHadrienà l’occasionduPériplede laMerNoire,quicontiennentdesallusionsaumêmesujet,ontété incorporéesauprésentouvrage, l’auteurse rangeantàl’avis des érudits qui croient, dans son ensemble, ce texte authentique. Le Panégyrique de Rome, dusophisteÆliusAristide,œuvrede typenettementhadrianique,a fourniquelques lignesà l’esquissedel’Étatidéaltracéeiciparl’empereur.QuelquesdétailshistoriquesmêlésdansleTalmudàunimmensematériel légendaireviennent s’ajouter pour la guerredePalestine au récit de l’Histoire ecclésiastiqued’Eusèbe.Lamentiondel’exildeFavorinusprovientd’unfragmentdecedernierdansunmanuscritdelaBibliothèqueduVaticanpubliéen1931(M.NorsaetG.Vitelli,Ilpapirovaticanogreco,II,dansStudieTesti,LIII);l’atroceépisodedusecrétaireéborgnéesttiréd’untraitédeGalien,quifutmédecindeMarcAurèle;l’imaged’Hadrienmourants’inspiredutragiqueportraitfaitparFrontondel’empereurvieilli.D’autresfois,c’estauxmonumentsfigurésetauxinscriptionsqu’ons’estadressépourledétaildefaitsnon enregistrés par les historiens antiques. Certains aperçus sur la sauvagerie des guerres daces etsarmates,prisonniersbrûlésvifs,conseillersduroiDécébales’empoisonnantlejourdelacapitulation,proviennent des bas-reliefs de la Colonne Trajane (W. Frœhner, La Colonne Trajane, 1865 ; I. A.Richmond,Trajan’sArmyonTrajan’sColumn,dansPapersoftheBritishSchoolatRome,XIII,1935);unegrandepartiedel’imageriedesvoyagesestempruntéeauxmonnaiesdurègne.LespoèmesdeJuliaBalbillagravéssur la jambeduColossedeMemnonserventdepointdedépartau récitde lavisiteàThèbes (R.Cagnat, Inscrip.Gr. ad res romanas pertinentes, 1186-7) ; la précision au sujet du jour denaissanced’Antinoüsestdueàl’inscriptionduCollèged’artisansetd’esclavesdeLanuvium,quien133pritAntinoüspourpatronprotecteur(Corp.Ins.Lat.XIV,2112),précisioncontestéeparMommsen,maisacceptéedepuispardeséruditsmoinshypercritiques;lesquelquesphrasesdonnéescommeinscritessurla tombe du favori sont prises au grand texte hiéroglyphique de l’Obélisque du Pincio, qui relate sesfunéraillesetdécritlescérémoniesdesonculte(A.Erman,ObeliskenRömischerZeit,dansRöm,Mitt.,XI, 1896 ; O. Marucchi, Gli obelischi egiziani di Roma, 1898). Pour l’histoire des honneurs divinsrendus à Antinoüs, pour la caractérisation physique et psychologique de celui-ci, le témoignage desinscriptions,desmonumentsfigurés,etdesmonnaies,dépassedebeaucoupceluidel’histoireécrite.Iln’existe pas à cette date de bonne biographie moderne d’Hadrien à laquelle on puisse renvoyer lelecteur;leseulouvragedecegenrequimériteunemention,leplusancienaussi,celuideGrégorovius,publié en 1851 (éd. revisée, 1884), point dépourvu de vie et de couleur, mais faible en tout ce quiconcerneenHadrienl’administrateuretleprince,estengrandepartiesuranné.Demême,lesbrillantesesquissesd’unGibbonoud’unRenanontvieilli.L’œuvredeB.W.Henderson,TheLifeandPrincipateofthe Emperor Hadrian, publiée en 1923, superficielle en dépit de sa longueur, n’offre qu’une imageincomplètedelapenséed’Hadrienetdesproblèmesdesontemps,etn’utilisequetrèsinsuffisammentlessources.Maissiunebiographiedéfinitived’Hadrienresteàfaire,lesrésumésintelligentsetlessolides

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étudesdedétailabondent,etsurbiendespointsl’éruditionmodernearenouvelél’histoiredurègneetdel’administrationd’Hadrien.Pourneciterquequelquesouvragesrécents,ouquasitels,etplusoumoinsfacilementaccessibles,mentionnonsenlanguefrançaiseleschapitresconsacrésàHadriendansLeHaut-EmpireRomain, deLéonHomo, 1933, et dansL’EmpireRomain d’E.Albertini, 1936 ; l’analyse descampagnesparthesdeTrajanetdelapolitiquepacifiqued’Hadriendanslepremiervolumedel’Histoiredel’AsiedeRenéGrousset,1921; l’étudesur l’œuvre littéraired’HadriendansLesEmpereurset lesLettreslatinesdeHenriBardon,1944;lesouvragesdePaulGraindor,AthènessousHadrien,LeCaire,1934;deLouisPerret,LaTitulature impérialed’Hadrien,1929,etdeBernardd’Orgeval,L’EmpereurHadrien, son œuvre législative et administrative, 1950, ce dernier parfois confus dans le détail. Lestravauxlesplusapprofondissurlerègneetlapersonnalitéd’Hadriendemeurenttoutefoisceuxdel’écoleallemande,J.Dürr,DieReisendesKaisersHadrian,Vienne,1881;J.Plew,QuellenuntersuchungenzurGeschichtedesKaisersHadrian,Strasbourg,1890;E.Kornemann,KaiserHadrianundderLetztegrosseHistoriker von Rom, Leipzig, 1905, et surtout le court et admirable ouvrage de Wilhelm Weber,Untersuchungen zur Geschichte des Kaisers Hadrianus, Leipzig, 1907, et le substantiel essai, plusaisément procurable, publié par lui en 1936 dans le recueil CambridgeAncientHistory, vol.XI, TheImperial Peace, pp. 294-324. En langue anglaise, l’œuvre d’Arnold Toynbee contient çà et là desallusionsaurègned’Hadrien;ellesontservidegermesàcertainspassagesdeMémoiresd’Hadriendanslesquels l’empereur définit lui-même ses vues politiques ; voir en particulier sonRoman Empire andModemEurope, dans la Dublin Review, 1945. Voir aussi l’important chapitre consacré aux réformessociales et financières d’Hadrien dans M. Rostovtzeff, Social and Economic History of the RomanEmpire,1926;et,pourledétaildesfaits,lesétudesdeR.H.Lacey,TheEquestrianOfficialsofTrajanandHadrian:TheirCareer,withSomeNotesonHadrian’sReforms,1917;dePaulAlexander,LettersandSpeechesoftheEmperorHadrian,1938;deW.D.Gray,AStudyoftheLifeofHadrianPriortohisAccession,Northampton,Mass.,1919;deF.Pringsheim,TheLegalPolicyandReformsofHadrian,dansleJourn.ofRomanStudies,XXIV,1934.Pourleséjourd’HadriendanslesIlesBritanniquesetl’érectionduMur sur la frontière d’Écosse, consulter l’ouvrage classique de J. C.Bruce, TheHandbook to theRoman Wall, édition révisée par R. G. Collingwood en 1933, et, de ce même Collingwood encollaboration avec J. N. L.Myres, RomanBritain and the English Settlements, 2e éd., 1937. Pour lanumismatiquedurègne(lesmonnaiesd’Antinoüs,mentionnéesplusbas,misesàpart),voir les travauxrelativementrécentsdeH.MattinglyetE.A.Sydenham,TheRomanImperialCoinage,II,1926;etdeP.L. Strack, Untersuchungen zur Römische Reichsprägung des zweiten Jahrhunderts, II, 1933. Sur lapersonnalitédeTrajanetsesguerres,voirR.Paribeni,OptimusPrinceps,1927;R.P.Longden,NervaandTrajan,etTheWarsofTrajan,dansleCambridgeAncientHistory,XI,1936;M.Durry,LeRègnedeTrajand’aprèslesMonnaies,Rev.His.,LVII,1932,etW.Weber,TraianundHadrian,dansMeisterderPolitik, I2, Stuttgart, 1923. Sur Ælius César, A. S. L. Farquharson, On the names of Ælius Cæsar,ClassicalQuarterly, II,1908, et J.Carcopino,L’Héréditédynastiquechez lesAntonins,1950,dont leshypothèsesontétéécartéesauprofitd’uneinterprétationpluslittéraledestextes.Surl’affairedesquatreconsulaires,voirA.vonPremerstein,DasAttentatderKonsulareaufHadrian inJahre118,dansKlio,1908 ; J. Carcopino, Lusius Quiétus, l’homme de Qwrnyn, dans Istros, 1934. Sur l’entourage grecd’Hadrien,A.vonPremerstein,C.JuliusQuadratusBassus,danslesSitz.Bayr.Akad.d.Wiss.,1934;P.Graindor,UnMilliardaireAntique,HérodeAtticusetsafamille,LeCaire,1930;A.Boulanger,ÆliusAristideetlaSophistiquedanslaProvinced’AsieauIIesiècledenotreère,danslespublicationsdelaBibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 1923 ; K. Horna, Die Hymnen desMesomedes,Leipzig,1928;G.Martellotti,Mesomede,publicationsdelaScuoladiFilologiaClassica,Rome,1929;H.-C.Puech,Numéniusd’Apamée,danslesMélangesBidez,Bruxelles,1934.Surlaguerrejuive, W. D. Gray, The Founding of Ælia Capitolina and the Chronology of the Jewish War underHadrian,American Journal of SemiticLanguage andLiterature, 1923 ;A.L. Sachar,AHistory of the

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Jews,1950;etS.Lieberman,GreekinJewishPalestine,1942.LesdécouvertesarchéologiquesfaitesenIsraëldurantcesdernièresannéesetconcernantlarévoltedeBarKochbaontenrichisurcertainspointsdedétailnotreconnaissancede laguerredePalestine ; laplupartd’entreelles,survenuesaprès1951,n’ont pu être utilisées au cours du présent ouvrage. L’iconographie d’Antinoüs, et, de façon plusincidentelle, l’histoiredupersonnage,n’ontpascesséd’intéresser lesarchéologueset lesesthéticiens,surtoutenpaysdelanguegermanique,depuisqu’en1764Winckelmanndonnaàlaportraitured’Antinoüs,oudumoinsàsesprincipauxportraitsconnusàl’époque,uneplaceimportantedanssonHistoiredel’ArtAntique.Laplupartdeces travauxdatantde la finduXVIIIe siècleetmêmeduxIxesièclen’ontplusguère aujourd’hui en ce qui nous concerne qu’un intérêt de curiosité : l’ouvrage de L. Dietrichson,Antinoüs, Christiania, 1884, d’un idéalisme assez confus, demeure néanmoins digne d’attention par lesoinaveclequell’auteurarassemblélapresquetotalitédesallusionsantiquesaufavorid’Hadrien;lecôté iconographique représente cependant aujourd’hui un point de vue et desméthodes dépassées. Lepetit livre de F. Laban, Der Gemütsausdruck des Antinoüs, Berlin, 1891, fait le tour des théoriesesthétiquesenvogueenAllemagneàl’époque,maisn’enrichitenrienl’iconographieproprementditedujeuneBithynien. Le long essai consacré àAntinoüs par J.A. Symonds dans ses Sketches in Italy andGreece,Londres,1900,bienquedetonetd’informationparfoissurannés,rested’ungrandintérêt,ainsiqu’unenotedumêmeauteursur lemêmesujet,danssonremarquableetrarissimeessaisur l’inversionantique, A Problem in Greek Ethics (dix ex. hors commerce, 1883, réimprimés à 100 ex. en 1901).L’ouvrage de E.Holm,DasBildnis desAntinoüs, Leipzig, 1933, recension de type plus académique,n’apporteguèresurlesujetdevuesnid’informationsnouvelles.Pourlesmonumentsfigurésd’Antinoüs,à l’exception de la numismatique, le meilleur texte relativement récent est l’étude publiée par PirroMarconi,Antinoo.Saggiosull’Artedell’Eta’Adrianea,danslevolumeXXIXdesMonumentiAntichi,R.AccademiadeiLincei,Rome,1923,étuded’ailleursassezpeuaccessibleaugrandpublic,dufaitqueles nombreux tomes de cette collection ne sont représentés au complet que dans fort peu de grandesbibliothèques.

Lamêmeremarques’appliquenaturellementàbeaucoup,d’ouvragesmentionnés ici.Onnedirajamaisassezqu’unlivrerare,L’essaideMarconi,médiocredupointdevuedeladiscussionesthétique,marquepourtantungrandprogrèsdansl’iconographiemalgrétoutencoreincomplètedusujet,etmetfinpar sa précision aux rêveries fumeuses élaborées autour du personnage d’Antinoüs par les meilleursmêmesdescritiques romantiques.Voiraussi lesbrèvesétudesconsacréesà l’iconographied’Antinoüsdans les ouvrages généraux traitant de l’art grec ou gréco-romain, tels que ceux de G. Rodenwaldt,Propyläen-Kunstgeschichte,III,2,1930;E.Strong,ArtinAncientRome,2eéd.,Londres,1929;RobertWest,RömischePorträt-Plastik,II,Munich,1941;etC.Seltman,ApproachtoGreekArt,Londres,1948.LesnotesdeR.LancianietC.L.Visconti,BollettinoCommunalediRoma,1886,lesessaisdeG.Rizzo,Antinoo-Silvano,dansAusonia,1908,deS.Reinach,LesTêtesdesmédaillonsdel’ArcdeConstantin,dans laRev.Arch.,Série IV,XV,1910,deP.Gauckler,LeSanctuaire syriendu Janicule,1912,deH.Bulle,EinJagddenkmaldesKaisersHadrian,dansJahr.d.arch.Inst.,XXXIV,1919,etdeR.Bartoccini,LeTermediLepcis, dansAfrica Italiana, 1929, sont à citer parmibeaucoupd’autres sur les portraitsd’Antinoüs identifiés ou découverts à la fin du xIxe et au xxe siècle, et sur les circonstances de leurdécouverte. En ce qui concerne la numismatique du personnage, le meilleur travail, à en croire desnumismatesquis’occupentaujourd’huidecesujet,restelaNumismatiqued’Antinoos,dansleJourn.Int.d’ArchéologieNumismatique,XVI, pp. 3370, 1914, parG.Blum, jeune érudit tué durant la guerre de1914,etquialaisséaussiquelquesautresétudesiconographiquesconsacréesaufavorid’Hadrien.Pourlesmonnaiesépuisé,procurableseulementsur lesrayonsdequelquesbibliothèques,ouunarticleparudans un numéro ancien d’une publication savante, est pour l’immensemajorité des lecteurs totalementinaccessible. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, le lecteur curieux de s’instruire, mais manquant de

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temps et des quelques minces techniques familières à l’érudit de profession, reste bon gré mal grétributaire d’ouvrages de vulgarisation choisis à peu près au hasard, et dont lesmeilleurs eux-mêmes,n’étantpastoujoursréimprimés,deviennentàleurtourimprocurables.Cequenousappelonsnotrecultureestplusqu’onnelecroitunecultureàbureauxfermés.d’AntinoüsfrappéesenAsieMineure,consulterplus particulièrement E. Babelon et T. Reinach, Recueil Général des Monnaies Grecques d’AsieMineure,I-IV,1904-1912,etI.,2eédit.,1925;poursesmonnaiesfrappéesàAlexandrie,voirJ.Vogt,DieAlexandrinischenMünzen,1924,etpourcertainesdesesmonnaiesfrappéesenGrèce,C.Seltman,GreekSculptureandSomeFestivalCoins,dansHesperia(Journ.ofAmer.SchoolofClassicalStudiesatAthens), XVII, 1948. Pour les circonstances si obscures de lamort d’Antinoüs, voirW.Weber, DreiUntersuchungenzuraegyptischgriechischenReligion,Heidelberg,1911.LelivredeP.Graindor,déjàcité,AthènessousHadrien,contient(p.13)uneintéressanteallusionaumêmesujet.Leproblèmedel’exactemplacementde la tombed’Antinoüsn’a jamais été résolu, endépit des argumentsdeC.Hülsen,DasGrab des Antinoüs, dans Mitt. d. deutsch. arch. Inst., Rom. Abt., XI, 1896, et dans Berl. Phil.Wochenschr.,15mars1919,etdesvuesopposéesdeH.Kählersurcesujetdanssonouvrage,mentionnéplusbas,surlaVillad’Hadrien.Signalonsdeplusquel’excellent traitéduP.FestugièresurLaValeurreligieuse des PapyrusMagiques, dansL’idéal religieux desGrecs et l’Évangile, 1932, et surtout sonanalysedusacrificedel’Esiès,delamortparimmersionetdeladivinisationconféréedelasorteàlavictime,sanscontenirderéférenceàl’histoiredufavorid’Hadrien,n’enéclairepasmoinsdespratiquesquenousneconnaissions jusqu’iciqueparune tradition littérairedévitalisée,etpermetdesortircettelégendededévouementvolontairedumagasindesaccessoirestragico-épiquespourlafairerentrerdanslecadretrèsprécisd’unecertainetraditionocculte.Presquetouslesouvragesgénérauxtraitantdel’artgrécoromain font une large place à l’art hadrianique ; quelques-uns d’entre eux ont étémentionnés aucours du paragraphe consacré aux effigies d’Antinoüs ; pour une iconographie à peu près complèted’Hadrien, deTrajan, des princesses de leur famille, et d’ÆliusCésar, l’ouvragedéjà cité deRobertWest,RömischePorträt-Plastik, est à consulter, et parmi beaucoupd’autres, les livres deP.Graindor,Bustes et Statues-Portraits de l’Égypte Romaine, Le Caire, s. d., et de F. Poulsen, Greek and RomanPortraits inEnglishCountryHouses,Londres, 1923, qui contiennent d’Hadrien et de son entourage uncertainnombredeportraitsmoinsconnusetrarementreproduits.Surladécorationd’époquehadrianiqueengénéral,etsurtoutpourlesrapportsentrelesmotifsemployésparlesciseleursetlesgraveursetlesdirectivespolitiquesetculturellesdurègne,lebelouvragedeJocelynToynbee,TheHadrianicSchool,AchapterintheHistoryofGreekArt,Cambridge,1934,mériteunementionparticulière.Lesallusionsauxœuvresd’artcommandéesparHadrienouappartenantàsescollectionsn’avaientàfigurerdanscerécitquepourautantqu’ellesajoutaientuntraitàlaphysionomied’Hadrienantiquaire,amateurd’art,ouamantsoucieuxd’immortaliserunvisageaimé.Ladescriptiondeseffigiesd’Antinoüs,faitesparl’empereur,etl’imagemêmedufavorivivantofferteàplusieursreprisesaucoursduprésentouvragesontnaturellementinspiréesdesportraitsdujeuneBithynien,trouvéspourlaplupartàlaVillaAdriana,quiexistentencoreaujourd’hui, et que nous connaissons désormais sous les noms des grands collectionneurs italiens duXVIIeetduXVIIIesièclequ’Hadrienbienentendun’avaitpasà leurdonner.L’attributionausculpteurAristéasdelapetitetêteactuellementauMuséeNational,àRome,estunehypothèsedePirroMarconi,dansunessaicitéplushaut;l’attributionàPapias,autresculpteurd’époquehadrianique,del’AntinoüsFarnèse duMusée deNaples, n’est qu’une simple conjecture de l’auteur. L’hypothèse qui veut qu’uneeffigie d’Antinoüs, aujourd’hui impossible à identifier avec certitude, aurait orné les bas-reliefshadrianiquesduthéâtredeDionysosàAthènesestempruntéeàunouvragedéjàcitédeP.Graindor.Surun point de détail, la provenance des trois ou quatre belles statues gréco-romaines ou hellénistiquesretrouvéesàItalica,patried’Hadrien, l’auteuraadopté l’opinionquifaitdecesœuvres,dont l’uneaumoinssemblesortied’unatelieralexandrin,desmarbresgrecsdatantdelafinduIeroududébutduIIesiècle,etundondel’empereurlui-mêmeàsavillenatale.Lesmêmesremarquesgénéraless’appliquentà

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lamentiondemonumentsélevésparHadrien,dontunedescriptiontropappuyéeeûttransformécevolumeenmanueldéguisé,etparticulièrementàcelledelaVillaAdriana,l’empereurhommedegoûtn’ayantpasàfairesubiràseslecteursletourcompletdupropriétaire.Nosinformationssurlesgrandesconstructionsd’Hadrien,tantàRomequedanslesdifférentespartiesdel’Empire,noussontparvenuesparl’entremisedesonbiographeSpartien,de laDescriptionde laGrècedePausanias,pour lesmonumentsédifiésenGrèce,oudechroniqueursplus tardifs,commeMalalas,qui insisteparticulièrementsur lesmonumentsélevés ou restaurés parHadrien enAsieMineure.C’est par Procope que nous savons que le faîte duMausolée d’Hadrien était décoré d’innombrables statues qui servirent de projectiles aux Romains àl’époque du siège d’Alaric ; c’est par la brève description d’un voyageur allemand du vIIIe siècle,l’Anonyme de Einsiedeln, que nous conservons une image de ce qu’était au début duMoyen Age leMausoléedéjàfortifiédepuisl’époqued’Aurélien,maispointencoretransforméenChâteauSaint-Ange.A ces allusions et à ces nomenclatures, les archéologues et les épigraphistes ont ajouté ensuite leurstrouvailles. Pour ne donner de ces dernières qu’un seul exemple, rappelons que c’est à une daterelativement très récente, et grâce auxmarques de fabrique des briques qui ont servi à l’édifier, quel’honneurdelaconstructionoudelareconstructiontotaleduPanthéonaétérenduàHadrien,qu’onavaitcru longtemps n’en avoir été que le restaurateur. Référons le lecteur, sur ce sujet de l’architecturehadrianique, à la plupart des ouvrages généraux sur l’art gréco-romain cités plus haut ; voir aussi C.Schultess,BautendesKaisersHadrianus,Hambourg,1898 ;G.Beltrani, IlPanteone,Rome,1898 ;G.Rosi, Bollettino della comm. arch. comm., LIX, p. 227, 1931 ;M.Borgatti, Castel S.Angelo,Rome,1890;S.R.Pierce,TheMausoleumofHadrianandPonsÆlius,dansleJourn.OfRom.Stud.,XV,1925.Pour lesconstructionsd’HadrienàAthènes, l’ouvrageplusieurs foiscitédeP.Graindor,AthènessousHadrien, 1934, et G. Fougères, Athènes, 1914, qui, bien qu’ancien, résume toujours l’essentiel.Rappelons, pour le lecteur qui s’intéresse à ce site unique qu’est laVillaAdriana, que les noms desdifférentes parties de celle-ci, énumérés par Hadrien dans le présent ouvrage, et encore en usageaujourd’hui,proviennenteuxaussid’indicationsdeSpartienquelesfouillesfaitessurplaceontjusqu’iciconfirméesetcomplétéesplutôtqu’infirmées.Notreconnaissancedesétatsanciensdecettebelleruine,entreHadrienetnous,provientde touteune sériededocuments écritsougravés échelonnésdepuis laRenaissance,dontlesplusprécieuxpeut-êtresontleRapportadresséparl’architecteLigorioauCardinald’Esteen1538,lesadmirablesplanchesconsacréesàcetteruineparPiranèsevers1781,et,surunpointdedétail,lesdessinsduCitoyenPonce(ArabesquesantiquesdesbainsdeLivieetdelaVillaAdriana,Paris,1789),quiconserventl’imagedestucsaujourd’huidétruits.LestravauxdeGastonBoissier,danssesPromenadesArchéologiques,1880,deH.Winnefeld,DieVilladesHadrianbeiTivoli,Berlin,1895,et de Pierre Gusman, La Villa Impériale de Tibur, 1904, sont encore essentiels ; plus près de nous,l’ouvragedeR.Paribeni,LaVilladell’ ImperatoreAdriano,1930,et l’important travaildeH.Kähler,HadrianundseineVillabeiTivoli,1950.DansMémoiresd’Hadrien,uneallusionàdesmosaïquessurlesmursdelaVillaasurpriscertainslecteurs:cesontcellesdesexèdresetdesnichesdesnymphées,fréquentesdanslesvillascampaniennesduIersiècle,etquiontplausiblementornéaussilespavillonsdupalaisdeTibur,oucellesqui,d’aprèsdenombreuxtémoignages,revêtaientlaretombéedesvoûtes(noussavonsparPiranèsequelesmosaïquesdesvoûtesdeCanopeétaientblanches),ouencoredesemblemata,tableauxdemosaïquesquel’usageétaitd’incrusterdans lesparoisdessalles.Voirpour toutcedétail,outreGusman,déjàcité,l’articledeP.GaucklerdansDarembergetSaglio,DictionnairedesAntiquitésGrecquesetRomaines, III,2,MusivumOpus.Encequiconcerne lesmonumentsd’Antinoé, rappelonsquelesruinesdelavillefondéeparHadrienenl’honneurdesonfavoriétaientencoredeboutaudébutduxIxesiècle,quandJomarddessinalesplanchesdelagrandioseDescriptiondel’Égypte,commencéesurl’ordredeNapoléon,quicontientd’émouvantesimagesdecetensemblederuinesaujourd’huidétruites.VerslemilieuduXIXesiècle,unindustrielégyptientransformaenchauxcesvestiges,etlesemployaàlaconstruction de fabriques de sucre du voisinage. L’archéologue français Albert Gayet travailla avec

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ardeur,mais,semble-t-il,avecassezpeudeméthode,surcesitesaccagé,etlesinformationscontenuesdanslesarticlespubliésparluientre1896et1914restentfortutiles.Lespapyrusrecueillissurlesited’Antinoé et sur celui d’Oxyrhynchus, et publiés entre 1901 et nos jours, n’ont apporté aucun détailnouveausurl’architecturedelavillehadrianiqueoulecultedufavori,maisl’und’euxnousafourniuneliste très complète des divisions administratives et religieuses de la ville, évidemment établies parHadrien lui-même,etqui témoigned’uneforte influenceduritueléleusiaquesur l’espritdesonauteur.Voir l’ouvrage cité plus haut de Wilhelm Weber, Drei Untersuchungen zur aegyptischgriechischenReligion,commeaussiE.Kühn,Antinoopolis,EinBeitragzurGeschichtedesHellenismusinrömischenÆgypten,Göttingen,1913,etB.Kübler,Antinoopolis,Leipzig,1914.LebrefarticledeM.J.deJohnson,AntinoeandItsPapyri,dansleJourn.ofEgyp.Arch.,I,1914,donneunbonrésumédelatopographiedelavilled’Hadrien.Nousconnaissonsl’existenced’unerouteétablieparHadrienentreAntinoéetlaMerRougeparuneinscriptionantiquetrouvéesurplace(7ns.Gr.adRes.Rom.Pert.,I,1142)maisletracéexactdesonparcourssemblen’avoir jamaisété relevé jusqu’ici,et lechiffredesdistancesdonnéparHadriendans leprésentouvragen’est doncqu’une approximation.Enfin, unephrasede ladescriptiond’Antinoé, prêtée ici à l’empereur lui-même, est empruntée à la relation du Sieur Lucas, voyageurfrançaisquivisitaAntinoéaudébutduXVIIIesiècle.