marguerite yourcenar au / et le japon · 2014-11-11 · marguerite yourcenar au / et le japon 13...

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11 CONFÉRENCE INAUGURALE MARGUERITE YOURCENAR AU / ET LE JAPON par Tsutomu IWASAKI (Professeur émérite à l’Université des Langues Étrangères de Tokyo, Japon) Du 4 octobre à fin décembre 1982, Marguerite Yourcenar a séjourné au Japon. Pour connaître les endroits qu’elle a visités et les gens qu’elle a rencontrés, et pour savoir ce qu’elle a vu, qui l’a émue ou irritée, il suffirait de lire Le Tour de la prison, ouvrage posthume publié en 1991. Les douze des seize textes constitutifs du recueil sont consacrés au récit de voyage au Japon. Dommage que certains récits soient laissés inachevés et que le recueil ait été publié sans la dernière touche de la part de l’auteur, ce qui nous fait regretter de ne pas savoir ce qu’elle aurait pu encore écrire sur le Japon... L’intérêt de Yourcenar pour le Japon a une longue histoire. Déjà en 1938, elle a publié Nouvelles orientales qui recueillait « Le Dernier amour du Prince Genghi ». Dans Les Yeux ouverts en 1980, quand Matthieu Galey lui demande à quelle époque elle a découvert la littérature japonaise, elle répond : Très tôt, vers la vingtième année. Elle n’était guère traduite en français, mais elle l’était en anglais, et je lisais beaucoup en anglais. Il y a des traductions, par exemple le Genghi traduit par Waley, qui sont admirables. (YO, p. 109) À propos de Murasaki Shikibu, auteur du Dit du Genji, elle dit : Quand on me demande quelle est la romancière que j’admire le plus, c’est le nom de Murasaki Shikibu qui me vient aussitôt à l’esprit, avec un

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CONFÉRENCE INAUGURALE

MARGUERITE YOURCENAR AU / ET LE JAPON

par Tsutomu IWASAKI (Professeur émérite à l’Université des Langues

Étrangères de Tokyo, Japon)

Du 4 octobre à fin décembre 1982, Marguerite Yourcenar a séjourné au Japon. Pour connaître les endroits qu’elle a visités et les gens qu’elle a rencontrés, et pour savoir ce qu’elle a vu, qui l’a émue ou irritée, il suffirait de lire Le Tour de la prison, ouvrage posthume publié en 1991. Les douze des seize textes constitutifs du recueil sont consacrés au récit de voyage au Japon. Dommage que certains récits soient laissés inachevés et que le recueil ait été publié sans la dernière touche de la part de l’auteur, ce qui nous fait regretter de ne pas savoir ce qu’elle aurait pu encore écrire sur le Japon...

L’intérêt de Yourcenar pour le Japon a une longue histoire. Déjà en 1938, elle a publié Nouvelles orientales qui recueillait « Le Dernier amour du Prince Genghi ». Dans Les Yeux ouverts en 1980, quand Matthieu Galey lui demande à quelle époque elle a découvert la littérature japonaise, elle répond :

Très tôt, vers la vingtième année. Elle n’était guère traduite en français, mais elle l’était en anglais, et je lisais beaucoup en anglais. Il y a des traductions, par exemple le Genghi traduit par Waley, qui sont admirables. (YO, p. 109)

À propos de Murasaki Shikibu, auteur du Dit du Genji, elle dit :

Quand on me demande quelle est la romancière que j’admire le plus, c’est le nom de Murasaki Shikibu qui me vient aussitôt à l’esprit, avec un

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respect et une révérence extraordinaires. C’est vraiment le grand écrivain, la très grande romancière japonaise du XIe siècle, c’est-à-dire d’une époque où la civilisation était à son comble, au Japon. En somme, c’est le Marcel Proust du Moyen Âge nippon : c’est une femme qui a le génie, le sens des variations sociales, de l’amour, du drame humain, de la façon dont des êtres se heurtent à l’impossible. On n’a pas fait mieux, dans aucune littérature. (YO, p. 110-111)

Pourquoi Yourcenar a-t-elle été tant attirée par le roman japonais du

XIe siècle, de l’époque Heian ? N’oublions pas la contribution d’Arthur Waley qui en a proposé la traduction souple et accessible aux lecteurs modernes. Je me rappelle que, dans une conversation privée, Yourcenar s’est montrée plutôt critique à l’égard de la traduction française plus récente par René Sieffert publiée en 1977. Selon elle, l’emploi d’une langue pseudo-ancienne, proche du moyen français, est inefficace, voire inutile, et Sieffert respecte tellement les noms divers de grades et de titres qui désignent un personnage que les lecteurs ne comprennent pas qu’il s’agit de la même personne.

Pendant son séjour au Japon, Yourcenar n’a donné qu’une seule conférence. Elle avait reçu de nombreuses demandes de la part de diverses universités et de compagnies de presse, mais elle les avait toutes refusées pour préserver le caractère privé de son séjour, même si celui-ci ne pouvait pas être complètement incognito. Elle a donc donné son unique conférence, intitulée Voyages dans l’espace, voyages dans le temps, le 26 octobre 1982, dans cette salle même de l’Institut Franco-Japonais de Tokyo. Ce soir-là, la salle était plus que comble, on a vite installé des haut-parleurs dans d’autres salles pour ceux qui ne pouvaient y entrer.

La conférence commence par la citation du premier paragraphe de La Sente étroite du-bout-du-monde de Bashô Matsuo. Les yourcenariens se rappelleront « Basho sur la route », premier récit du Tour de la prison. Et, à la fin du même recueil se trouve, comme supplément, la « Conférence faite à l’Institut Français – l’Institut Franco-Japonais en réalité – de Tokyo, le 26 octobre 1982 », qui n’est en fait que la retranscription de la dernière moitié de la conférence donnée.

On m’avait demandé de faire la traduction de la conférence. Heureusement il ne s’agissait pas de la traduction simultanée, comme

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c’est le cas de ce soir, mais de la traduction consécutive : la conférence était divisée en trois parties, et j’insérais la traduction japonaise après chaque partie. J’ai dit « heureusement », car j’ai un souvenir cuisant à propos de la traduction simultanée. Quand Sartre est venu au Japon, avec Simone de Beauvoir, en 1966, sur l’invitation de sa maison d’édition japonaise et de l’Université Keio, j’ai fait avec un collègue de ladite université, la traduction simultanée des trois conférences qu’il a données au Japon. Nous en avions reçu d’avance les textes que nous avons pu traduire tranquillement chez nous. Or, à notre surprise, Sartre, lors de sa première conférence, a pris son manuscrit à la main et a commencé à parler en le brandissant comme un bâton ! Il disait à peu près la même chose que ce qu’il avait écrit, mais en changeant complètement l’ordonnance des paragraphes ! Paniqués, nous avons mis trop de temps pour chercher les passages correspondants dans notre traduction. Finalement nous avons essuyé un échec complet, et nous avons été sévèrement critiqués dans les journaux du lendemain. À partir de la deuxième conférence, nous avons décidé de ne pas écouter attentivement l’improvisation de Sartre et de commencer et finir en même temps que lui la lecture de la traduction du texte original. Ainsi nous n’avons trahi ni Sartre ni les auditeurs japonais, car, même s’il modifiait l’ordre des paragraphes, il ne changeait pas le contenu de ses conférences.

Yourcenar m’a donc donné son texte, hâtivement tapé et avec plusieurs ajouts et corrections à la main, la veille de la conférence, c’est-à-dire le 25 octobre 1982. Ce jour-là, nous – Yourcenar et moi – avons été invités à dîner chez Madame Mishima à Minami-Magomé. Ceci dit, je n’ai pas eu le temps de préparer la traduction, et j’ai été obligé de la faire sur place. Tout ce que j’ai pu faire en avance a été de consulter le texte original de Bashô, ce fameux incipit de La Sente étroite que tous les Japonais apprennent au collège ou au lycée.

Un souvenir s’enchaîne à un autre dans ma tête. Je me rappelle le voyage à la région du Nord-Est qui est devenu la source d’inspiration de sa conférence, pèlerinage en hommage au souvenir de Bashô où je l’ai accompagnée en tant que chauffeur et guide inhabitué. Je me rappelle aussi son admiration pour Mishima, ses rencontres avec Madame Mishima, notre voyage à Isé, à Nara et à Kyoto en une voiture de location que je conduisais, le séjour à Hiroshima où nous sommes allés en Shinkansen Super-express avant de nous quitter à Osaka, nos rencontres

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et retrouvailles en d’autres lieux comme Paris, Petite Plaisance, Amsterdam, Salsbury... Pour ne pas me perdre dans ce remous des souvenirs, je voudrais ici ne vous en évoquer que quelques-uns, à savoir, notre première rencontre à Paris, notre retrouvaille à Petite-Plaisance dix ans après, son intérêt pour le Japon que j’ai personnellement remarqué au cours de nos conversations et ses opinions sur Mishima.

J’ai rencontré Yourcenar pour la première fois le 29 mai 1971, à

l'Hôtel St. James et d’Albany, rue de Rivoli. C’était pendant mon deuxième long séjour à Paris. Elle, qui venait d’être élue membre de l’Académie Royale de Belgique, était de passage à Paris après un court séjour au Mont Noir. L’année précédente j’avais traduit en japonais L’Œuvre au Noir, et je lui avais écrit plusieurs fois pour lui poser des questions. Elle avait donc mon adresse parisienne. Elle m’a écrit qu’elle resterait encore une dizaine de jours à Paris et qu’elle voulait me rencontrer. Le lendemain matin je l’ai appelée à son hôtel. Et nous nous sommes rencontrés le même jour, en fin d’après-midi, dans le hall de l’hôtel. Ça a été notre première rencontre, et nous avons parlé pendant quatre heures entières. Elle était une formidable interlocutrice qui savait écouter.

Notre conversation a commencé par les propos sur Zénon. Je venais de terminer la traduction de L’Œuvre au Noir, et elle connaissait déjà ma grande admiration pour l’amitié entre Zénon et le Prieur des Cordeliers, pour son intensité et sa qualité. Puis elle m’a demandé quels écrivains m’intéressaient, et nous avons parlé de Proust et de Larbaud – par la suite, nous avons souvent parlé de ce dernier que Yourcenar admirait également. Elle a été surprise de joie lorsque je lui ai parlé des exemplaires d’Alexis et de Denier du rêve que j’avais trouvés à la Bibliothèque municipale de Vichy (qui conserve 25 000 livres possédés par Larbaud), exemplaires qu’elle avait dédicacés à Larbaud.

Deux choses m’ont le plus marqué lors de notre premier entretien. L’une est ce qu’elle a dit de Zénon. Elle a dit, comme si elle se disait à elle-même : « C’est en 15xx que La Pietà de Michel-Ange – qu’elle confondait avec La Vierge et l’Enfant – a été installée à la Cathédrale de Bruges. Donc Zénon l’a vue sans aucun doute ». En entendant ces mots, j’ai cru comprendre le secret de sa création littéraire, car Zénon était quelqu’un de vraiment vivant en elle. N’a-t-elle pas dit quelque part que

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Zénon est pour elle comme un frère et qu’elle le connaît mieux que son propre père ? Je suis convaincu qu’il vivait en état de symbiose en elle.

L’autre est son intérêt pour Mishima. C’est elle qui a commencé à parler de lui : « J’ai entendu dire que Mishima appréciait beaucoup Mémoires d’Hadrien ... ». On était le 29 mai 1971 (je me rappelle bien la date exacte, grâce à la dédicace qu’elle a écrite dans l'original et la traduction japonaise de L’Œuvre au Noir que j'ai apportés ce jour-là), c’est-à-dire, à peine six mois après la mort de Mishima. Apparemment elle se demandait pourquoi cet écrivain, qui aimait tant son Hadrien, s’est choisi une fin aussi brutale que violente. Je ne savais que répondre à sa question, je ne pouvais que partager avec elle les sentiments ambivalents à cet égard. « Pourquoi une telle mort ? » - je crois que cette interrogation est le point de départ de son intérêt pour l’écrivain japonais, et elle restera toujours le pivot de ses réflexions sur celui-ci.

Dix ans après, Yourcenar publie Mishima ou la vision du vide. Pour écrire cet essai, elle a consulté tous les livres disponibles en anglais et en français, de et sur Mishima. On y retrouve, dès la première page, son honnêteté intellectuelle, son regard attentif qui ne laisse échapper aucun détail, la sûreté et la rigueur de son jugement, sa vaste culture, sa profonde compréhension de la culture, du caractère, de l'esthétique et de la pensée étrangers. Elle commence par ces mots :

Il est toujours difficile de juger un grand écrivain contemporain : nous manquons de recul. Il est plus difficile encore de le juger s'il appartient à une autre civilisation que la nôtre, envers laquelle l'attrait de l'exotisme ou la méfiance envers l'exotisme entrent en jeu. Ces chances de malentendu grandissent lorsque, comme c'est le cas de Yukio Mishima, les éléments de sa propre culture et ceux de l'Occident, qu'il a avidement absorbés, donc pour nous le banal et pour nous l'étrange, se mélangent dans chaque œuvre en des proportions différentes et avec des effets et des bonheurs variés. C'est ce mélange, toutefois, qui fait de lui dans nombre de ses ouvrages un authentique représentant d'un Japon lui aussi violemment occidentalisé, mais marqué malgré tout par certaines caractéristiques immuables. (EM, p. 197)

Ici se déclare la prise en conscience et la décision d’une essayiste critique prête à aborder, avec un esprit d’analyse et de synthèse, un écrivain appartenant à une culture différente de la sienne. Pour Yourcenar,

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Mishima est un « grand écrivain » et un poète de nature. Cependant l’essai n’est pas un simple hommage, ni un panégyrique. Comme elle écrit, « la difficulté croît encore [...] quand la vie de l’écrivain a été aussi variée, riche, impétueuse, ou parfois savamment calculée que son œuvre, qu’on distingue dans l’une comme dans l’autre, les mêmes défauts, les mêmes roueries et les mêmes tares, mais aussi les mêmes vertus et finalement la même grandeur » (ibid.).

Au Japon, Yourcenar m’a dit : « L’œuvre complète de Mishima contient 36 volumes, mais 5 ou 6 livres lui auraient suffi pour obtenir la même notoriété et la même reconnaissance ». Pour elle, les chefs-d’œuvre de Mishima sont – à part la tétralogie La Mer de la Fertilité – Confession d’un masque, Pavillon d’or et Le Tumulte des flots, qu’elle appelle respectivement « chef-d’œuvre noir », « chef-d’œuvre rouge » et « chef-d’œuvre clair » (EM, p. 215). Tandis qu’elle se transforme en un juge sévère, quand elle définit Couleurs interdites comme un « roman grinçant, comme on dit que grincent les roues d’une voiture mal graissée » (EM, p. 213), qu’elle réduit l’intérêt d’Après le Banquet aux seules descriptions de l’héroïne ou qu’elle parle de la « perfection glacée comme une lame de scalpel » (EM, p. 217) du Marin rejeté par la mer.

Son analyse longue et détaillée de La Mer de la Fertilité mérite une attention particulière. Dans sa lecture de la tétralogie qu’elle considère comme testament littéraire de Mishima, Yourcenar montre un regard extrêmement attentif qui ne laisse aucun détail. Par exemple, elle s’intéresse à la scène du début du deuxième volume Chevaux échappés, où le héros Honda monte sans but particulier sur la tour du Palais du Justice, scène qui, selon elle, renvoie à la scène finale du premier volume Neige de printemps, où il visite le temple Gesshu pour son ami Kiyoaki. Certes, l’aspiration à la « hauteur » est, comme Marthe Robert l’a remarqué chez Stendhal, Kafka et Claudel dans Roman des origines et origines du roman, l’un des thèmes favoris de la littérature occidentale. Mais la façon dont elle considère l’ascension de Honda comme un leitmotiv de la tétralogie m’a été complètement nouvelle et inspiratrice.

Yourcenar a réussi, avec son intelligence, sa connaissance et sa sensibilité, à déplacer l’axe de l’approche de la littérature japonaise par un lecteur non-japonais. Quelqu’un a dit que l’intelligence est la capacité de découvrir la similitude dans la différence et la différence dans la

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similitude. Je retrouve la même intelligence chez Yourcenar, par exemple quand elle dit à propos du Tumulte des flots :

[...] pour risquer une comparaison à coup sûr écrasante, Guerre et paix semble l’épopée slave par excellence, mais nous savons que Tolstoï en l’écrivant se grisait d’Homère. Par le thème seul, qui est le jeune amour, Le Tumulte des flots semble d’abord l’une des innombrables moutures de Daphnis et Chloé. Mais ici, il convient d’avouer, laissant de côté toute superstition de l’antique, et d’un antique d’ailleurs de fort basse époque, que des deux, la ligne mélodique du Tumulte des flots est infiniment la plus pure. (EM, p. 216)

À part Tolstoï et Homère, elle associe Mishima à de nombreux écrivains occidentaux : Shakespeare, Dickens, Sade, Lautréamont, Camus, Swinburne, D’Annunzio, Thomas Mann, Jean Cocteau, Radiguet, Proust, André Salmon, Balzac, Hardy, Conrad, Chateaubriand, Hugo, Giraudoux, Anouilh, Racine, Virginia Woolf, Baudelaire, Bakounine, Lafcadio Hearn, Héraclite, Stendhal, Montherlant, Montaigne, Mme de Sévigné, Pasolini, etc. etc.... La liste est longue et vertigineuse ! Mais qui aurait pensé à L’Étranger de Camus en lisant Confession d’un masque ? Car ces deux récits, explique l’essayiste, contiennent les « mêmes éléments d’autisme » (EM, p. 205) !

Selon Yourcenar, La Voix des morts héroïques de 1966 marque un tournant de la vie de Mishima. Cette vue n’a rien de nouveau pour les spécialistes de Mishima, mais Yourcenar l’a reconfirmée par sa propre lecture, avec son intelligence, sa connaissance et son imagination, et à travers la familiarité profonde qu’elle ressentait à l’égard de Mishima. Elle écrit, comme si elle s’expliquait à la fois sur cette familiarité et sur sa vision du vide :

Même au cours de la vie la plus éclatante et la plus comblée, ce que l’on veut vraiment faire est rarement accompli, et, des profondeurs ou des hauteurs du Vide, ce qui a été, et ce qui n’a pas été, semblent également des mirages ou des songes. (EM, p. 270)

Ce passage fait écho aux mots de la mère de Mishima après le suicide

de celui-ci (« Pour la première fois de sa vie, il a fait ce qu’il désirait

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faire »). Mais il nous rappelle aussi le fait que la majorité des romans de Yourcenar finissent par la mort de leurs héros.

Yourcenar a rencontré pour la première Madame Yoko Mishima lors

du dîner de bienvenue organisé par M. et Mme l’Ambassadeur. Comme il y avait une quarantaine d’invités, je ne l’aurais pas remarquée si elle n’avait pas été placée près de moi. (J’ai été un des convives, et ma place était en effet en face de la sienne). Je l’avais déjà vue à plusieurs occasions, mais je ne crois pas qu’elle se souvenait de moi.

Je l’ai vue, ou plutôt je l’ai entrevue, pour la première fois en 1963, dans un théâtre où Margot Fonteyn et Rudolf Noureev donnaient leur premier spectacle au Japon. Je me souviens encore aujourd’hui du jeune et éclatant Noureev qui venait tout juste de s’exiler, et de ses vertigineux grands écarts et de ses pirouettes ! C’est dans le foyer du théâtre que j’ai vu Madame Mishima, très jeune, accompagnée de son mari. La deuxième fois, je suis allé chez Mishima, à Minami-Magomé, pour accompagner comme interprète un journaliste français qui voulait l’interviewer. « Dites bonjour à mes invités ! », a dit Mishima à sa femme, d’un ton impératif digne d’un maître de maison, mais pas du tout sévère, comme s’il donnait une leçon à un enfant. Je ne sais pourtant pas si elle a fait attention à moi, car l’invité principal était le journaliste. Après la mort de son mari, je l’ai revue pour la troisième fois. La compagnie Renaud-Barrault était venue pour présenter la production française de Madame de Sade, dans l’excellente traduction de Pieyre de Mandiargues. Madame Mishima a organisé chez elle une soirée pour les membres de la compagnie ainsi que pour Mandiargues qui était au Japon avec eux en tant que traducteur de la pièce représentée. Il a donné, comme Yourcenar, une seule conférence, et son interprète, c’est-à-dire moi, y a été également invité.

De la soirée passée avec Yourcenar chez Madame Mishima, je me rappelle deux choses. (Au cours dudit dîner à l’Ambassade, elle nous avait invités, Yourcenar et moi, à un dîner privé chez elle, et c’était pour moi la quatrième occasion de la rencontrer.) L’une est la présence de Jun Shiragi, ancien camarade de Mishima à la faculté de droit à l’Université de Tokyo et son exécuteur testamentaire, m’a-t-on dit. Au milieu du dîner, il a brusquement proposé à Yourcenar de traduire en français Cinq nô modernes. Et, à ma surprise, Yourcenar l’a accepté immédiatement, sans aucune hésitation. Apparemment la collaboration avec Shiragi a bien

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marché, car la traduction en est sortie chez Gallimard en 1984 ! L’autre est la visite du bureau de Mishima au premier étage, conservé tel quel depuis qu’il en est sorti pour la dernière fois le matin du 25 novembre 1970. Dans la « Maison du grand écrivain », recueillie dans Le Tour de la prison, Yourcenar mentionne la traduction en anglais de Mémoires d’Hadrien par Grace Frick qu’elle y a trouvée « à portée de la main » (EM, p. 656). Mais ce qui m’a impressionné le plus, c’étaient les sabres en bambou laissés dans une sorte de porte-parapluie au coin droit de l’entrée du bureau. Leurs poignées étaient toutes noircies de la sueur de Mishima ! On sait qu’il était passionné de la musculation et du kendo (art du sabre), dans ses dernières années. Et ces taches gris foncé sur les poignées des sabres m’ont fait frémir par une sorte de présence charnelle de Mishima.

Je voudrais ajouter quelques mots à propos de Madame Mishima qui, elle aussi, nous a quittés il y a plusieurs années. Dans la première édition de Mishima ou la vision du vide, Yourcenar est assez sèche, voire froide, à son égard :

L’épouse, Yoko, a entendu à midi vingt la nouvelle de la mort, dans le taxi qui l’emmenait à un déjeuner. Interrogée plus tard, elle répondra qu’elle s’était attendue au suicide, mais plutôt dans un an ou deux. (« Yoko n’a pas d’imagination », avait dit un jour Mishima) (EM, p. 270)

Tandis que dans l’édition de la Pléiade, elle ajoute en note : Il se peut en effet que l’imagination japonaise ne soit pas souvent tournée vers le dehors et vers autrui. Mais il semble que Mishima méconnaissait certaines qualités de la vive jeune femme. Dans plus d’une occasion, et en particulier quand il s’est agi de défendre les jeunes complices du suicide de son mari, et de faire réduire leur peine de prison, Yoko Mishima a montré du courage, et ce sens des réalités qui semble jamais ne l’abandonner. (EM, p. 270, note)

Cet ajout me paraît significatif, car je vois que Yourcenar a corrigé son opinion sur la personnalité de Madame Mishima, à travers ses rencontres personnelles avec celle-ci. En fait, Yoko Mishima, fille d’un célèbre peintre et elle-même grand amateur de la céramique et de l’émaillerie, possédait non seulement un sens artistique raffiné, mais aussi, comme

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Yourcenar l’a vu, du courage pour faire ce qu’il faut sans en craindre le risque.

Depuis nos retrouvailles à Petite Plaisance en 1981, Yourcenar voulait

bien m’envoyer ses nouveaux livres toujours amicalement dédicacés : Théâtre I et II, Souvenirs pieux, Archives du Nord, La Couronne et la Lyre, Mishima ou la vision du vide... Quand j’ai reçu ce dernier – c’était l’année de son entrée à l’Académie française –, j’allais partir pour mon troisième long séjour en France. Je projetais de passer par les États-Unis, et je lui ai demandé si elle pourrait me recevoir au début octobre 1981. Sa réponse m’a surpris. Elle me disait qu’elle comptait venir au Japon cet automne-là ! Je lui ai répondu alors que je pourrais retarder mon départ d’un ou deux mois pour la recevoir au Japon, ou bien reporter ma visite à l’année suivante, au moment où je rentrerais à mon pays. Finalement, elle m’a écrit qu’elle devrait aller en Europe à mi-octobre et qu’elle pourrait me recevoir, comme je le lui avais demandé, au début du même mois. J’ai su ultérieurement qu’elle avait reporté son voyage au Japon à l’année suivante, parce qu’elle ne voulait pas visiter notre pays pendant mon absence ! Cela a été pour moi un grand geste d’amitié de sa part !

C’est Jerry qui est venu me chercher en voiture à l’aéroport de Bangor. En arrivant à Petite Plaisance après 100 kilomètres de route, nous avons pris un léger déjeuner. Et lorsque nous sommes passés au salon, je lui ai demandé tout de suite si elle n’avait pas renoncé au projet de voyage au Japon. « Bien sûr que non, m’a-t-elle répondu, j’y irai l’année prochaine, sans faute ».

Plus tard, elle m’a montré un petit cahier. « J’apprends le japonais pour préparer mon voyage. J’ai déjà appris 200 idéogrammes ». À gauche de la page, elle écrivait des idéogrammes simples de forme comme « montagne », « rivière », « soleil », « arbre », « ciel », etc. ; au milieu, leur prononciation phonétique et littéraire ; à droite, leur sens. En fait, son petit apprentissage n’a servi pratiquement à rien, car il faut connaître au moins 3000 caractères pour lire un journal. Mais je ne pouvais qu’éprouver un profond respect pour son éternelle avidité de connaissance à l’âge presque octogénaire.

Ce jour-là j’ai été surpris d’entendre de sa bouche le nom de Takiji Kobayashi. Je ne savais pas qu’elle lisait aussi la littérature prolétarienne japonaise. Mais il est fort probable que le sévère regard de cet auteur sur

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les conditions humaines dans Bateau-usine (qu’elle a lu certainement en anglais) ait suscité sa sympathie. Au moment où nous parlions à nouveau de l’amitié de Zénon avec le Prieur des Cordeliers, Yourcenar a mentionné un autre livre japonais : « J’aime aussi Les Contes de pluie et de lune. En particulier, ce Rendez-vous aux chrysanthèmes. C’est une très belle expression de la fidélité entre les hommes ».

En France, l’ouvrage d’Akinari Ueda est sans doute plus connu par son adaptation cinématographique de Kenji Mizoguchi que par sa traduction française publiée dans la collection « Connaissance de l’Orient » chez Gallimard, sur l’initiative de l’UNESCO. L’histoire d’un homme qui choisit de se tuer et de devenir un esprit pour ne pas manquer le rendez-vous avec son ami, ne serait pas toujours facilement compréhensible aux Occidentaux. Pourtant, sensible à la notion de vie éternelle et à l’existence de l’esprit, Yourcenar n’aurait pas eu de difficulté pour apprécier cette maxime : « L’homme, en un jour, est incapable de parcourir mille lieues, mais un esprit, aisément, parcourt jusqu’à mille lieues en un seul jour1 ». Signalons aussi cette heureuse coïncidence : les deux protagonistes du récit, Hasebe Samon et Akana Soemon, se retrouvent le 9 septembre, c’est-à-dire à la même date qu’aujourd’hui ! Il est vrai qu’il y a à peu près un mois de décalage entre l’ancien calendrier lunaire et l’actuel, mais rappelons aussi que, selon le principe du Ying et du Yang, le numéro 9 représente le maximum du bonheur et le jour où il se dédouble, c’est-à-dire le 9/9, est considéré comme le jour le plus heureux, celui du double-Yang !

On trouve dans ce récit du XVIIIe siècle une autre phrase qui a certainement impressionné et ému Yourcenar. Le jour du rendez-vous, Samon en attendant le retour de Soemon dit : « La vie est pareille à l’écume flottante : le matin, l’on n’est point assuré du soir ; cependant, il sera bientôt de retour2 ». Ces phrases qui rappelleraient aux lecteurs de Yourcenar le titre qu’elle a donné à son recueil de trois récits (Anna soror..., Un homme obscur et Une belle matinée) : Comme l’eau qui coule – et ce titre rappellerait aux Japonais la fameuse phrase de début d’un autre classique japonais, Notes de l’Ermitage de Kamo-no-Chomeï (« Le cours de la rivière qui va ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la 1 Akinari UEDA, Contes de pluie et de lune, Paris, Gallimard / Unesco, 1990, p. 49. 2 Ibid., p. 51.

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même eau ») – auraient dû être aussi l’expression de la vision yourcenarienne de la vie et de la mort.

Une autre phrase me revient à l’esprit. Celle du koan zen qui sert d’épigraphe à Souvenirs pieux : « Quel était votre visage avant que votre père et votre mère se fussent rencontrés ? ». Sans être expert de zen, je sais au moins que la pensée zen est née en Chine, à l’époque de la dynastie T’ang. Mais le fait que Yourcenar la cite sous le nom japonais de koan zen ne suggère-t-il pas le rapport profond entre sa vision de la vie et de la mort et la culture japonaise ? En tous cas, il faudrait savoir dans quelle traduction (française ou anglaise) elle l’avait trouvée. Bien sûr, l’univers philosophique de Yourcenar ne se limite pas au Japon. Il s’élargit aussi en Chine et en Inde. Il est proprement éternel et universel. Enfin, la référence au koan zen – bien que le sens du koan original soit encore plus profond que celui de la traduction, puisqu’il dit : « avant que votre père et votre mère fussent nés » – fait bien preuve de l’universalité de son savoir.

Avant de finir, un mot sur les traductions japonaises de l’œuvre de

Yourcenar. La première œuvre traduite est Mémoires d’Hadrien. Le choix a été

tout à fait compréhensible, car ce roman a valu une renommée mondiale à Yourcenar, même si elle avait pensé, en l’écrivant, qu’il n’intéresserait que deux ou trois lecteurs. La réussite des Mémoires d’Hadrien au Japon est due en grande partie à la traductrice Chimako Tada, disparue l’année dernière, qui était une poétesse passionnée de la Grèce et qui avait une grande sensibilité et un grand talent pour l’expression de langue japonaise. Interprète idéale de l’univers yourcenarien, elle a également traduit Nouvelles orientales, Feux et Le Cerveau noir de Piranèse.

Mishima ou la vison du vide a été traduit par Tatsuhiko Shibusawa, disparu lui aussi il y a quelques années. Érudit extraordinaire et esthète original, il était en plus un grand ami personnel de Mishima. Personne n’aurait été mieux qualifié que lui pour traduire ce livre. Shin Wakabayashi, traducteur de Denier du rêve, a été professeur à la section de littérature française à l’Université Keio et spécialiste d’André Gide, tandis que l’ouvrage posthume Conte bleu a été traduit par Kanako Yoshida qui est, comme Tada, poétesse et aussi professeur de langue et de littérature françaises à l’Université Gakushuïn.

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Quant à moi, comme déjà dit, j’ai traduit tout d’abord L’Œuvre au Noir. Le travail m’est inoubliable, non seulement parce qu’il a été extrêmement difficile, mais encore qu’il a marqué le point de départ de ma longue amitié avec Yourcenar. J’ai ensuite traduit Alexis, Le Coup de grâce, Comme l’eau qui coule.

Il y a quelques années, la maison d’édition Hakusuisha qui avait publié la plupart des traductions japonaises de l’œuvre yourcenarienne, a sorti la « Yourcenar Selection », collection de six volumes qui proposait, en dehors des romans traduits déjà cités, Les Yeux ouverts dans ma traduction et quelques essais extraits du Temps, ce grand sculpteur et de En pèlerin et en étranger, traduits par un groupe de jeunes chercheurs, dont Osamu Hayashi, organisateur de ce colloque.

Certes, la vie d’un homme est « pareille à l’écume flottante ».

Cependant, je crois profondément qu’elle peut être aussi une substance sous forme d’assemblage des souvenirs. Je ne vous ai pas rappelé combien Yourcenar est un grand écrivain, car vous le savez déjà, vous qui êtes rassemblés ici pour elle, venus des quatre coins du monde. Je voulais simplement vous dire combien je suis heureux d’avoir eu une amitié si intense et profonde avec cette grande Dame, beaucoup plus âgée que moi – elle aurait pu être ma mère ! –, que j’ai connue non seulement à travers ses écrits, mais aussi personnellement à travers tant de rencontres et de retrouvailles à des occasions et des endroits divers. En particulier, je suis heureux ce soir de pouvoir partager avec vous ce bonheur, un des plus grands de ma vie.

(traduit du japonais par Osamu Hayashi et révisé par le conférencier)

Tsutomu Iwasaki

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Prof. Iwasaki, le 9 septembre 2004, à l’Institut Franco-Japonais de Tokyo.

Derrière, la photo du 26 octobre 1982, au même lieu, avec Marguerite Yourcenar et Prof. Iwasaki.

I- MARGUERITE YOURCENAR POÈTE