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Les Mille et Un Fantômes Dumas Livret pédagogique correspondant au livre élève n° 32 établi par Gertrude Bing, certifiée de Lettres classiques, professeur au lycée Jean-Moulin à Torcy (77)

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Les Mille et UnFantômes

Dumas

L i v r e t p é d a g o g i q u ecorrespondant au livre élève n° 32

établi par Gertrude Bing,certifiée de Lettres classiques,

professeur au lycée Jean-Moulin à Torcy (77)

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Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

RÉ P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Bilan de première lecture (p.�156) ...................................................................................................................................................................5

Extrait du chapitre I (pp.�15 à 24) ....................................................................................................................................................................6! Lecture analytique de l’extrait (pp.�25-26) .................................................................................................................................6! Lectures croisées et travaux d’écriture (pp.�27 à 32) ..................................................................................................................9

Extrait du chapitre V (pp.�67 à 80).................................................................................................................................................................13! Lecture analytique de l’extrait (pp.�81-82) ...............................................................................................................................13! Lectures croisées et travaux d’écriture (pp.�84 à 92) ................................................................................................................15

Extrait du chapitre VII (pp.�107 à 118)...........................................................................................................................................................19! Lecture analytique de l’extrait (pp.�119-120) ...........................................................................................................................19! Lectures croisées et travaux d’écriture (pp.�121 à 128) ............................................................................................................21

Extrait du chapitre VIII (pp.�129 à 143) .........................................................................................................................................................25! Lecture analytique de l’extrait (pp.�145-146) ...........................................................................................................................25! Lectures croisées et travaux d’écriture (pp.�147 à 155) ............................................................................................................27

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays.© Hachette Livre, 2005.43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15.www.hachette-education.com

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Les Mille et Un Fantômes – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à lafois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ceslectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus detextes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation,de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…).Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Une œuvre comme Les Mille etUn Fantômes permettra d’étudier les interférences du romantisme et du réalisme dans un roman-feuilleton engagé et d’aborder différents registres littéraires, tout en s’exerçant aux divers travauxd’écriture caractéristiques du lycée.Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvresclassiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois�:–�motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilitela lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux�;–�vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture.Cette double perspective a présidé aux choix suivants�:•�Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleinecompréhension.•�Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante etenrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe,notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus.•�En fin d’ouvrage, le «�dossier Bibliolycée�» propose des études synthétiques et des tableaux quidonnent à l’élève les repères indispensables�: biographie de l’auteur, contexte historique, liens del’œuvre avec son époque, genres et registres du texte…• Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvreintégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence dutexte (sur fond blanc), il comprend�:–�Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Ilse compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sensgénéral de l’œuvre.–�Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre�:l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction duquestionnaire, ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte.–�Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairerchacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire�; ces corpus sont suivis d’un questionnaired’analyse des textes (et éventuellement d’une lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvantconstituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe dePremière, sur le «�descriptif des lectures et activités�» à titre de groupement de textes en rapport avecun objet d’étude ou de documents complémentaires.Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travailefficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

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Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étudeet niveau

Compléments auxtravaux d’écriture destinésaux séries technologiques

L’illusion réaliste(p.�27)

Texte A : Extrait du chapitre�I des Mille et UnFantômes d’Alexandre Dumas (p.�21, l.�158, àp.�24, l.�246).Texte B : Extrait d’«�Un parricide�» de Guy deMaupassant (pp.�27-28).Texte C : Extrait de La Bête humaine d’ÉmileZola (p.�29).Document : Au théâtre par Honoré Daumier(p.�30).

Mouvement littéraire etculturel�: le réalisme(Seconde)Le récit�: le roman ou lanouvelle(Seconde)

Question préliminaireLes figures de meurtriers présentéesdans le corpus vous paraissent-ellesvraisemblables�?

CommentaireVous soulignerez, en particulier, lecaractère réaliste du récit.

Scènes capitales(p.�84)

Texte A : Extrait du chapitre�V des Mille et UnFantômes d’Alexandre Dumas (p.�75, l.�1372, àp.�79, l.�1455).Texte B : Extrait du Dernier Jour d’uncondamné de Victor Hugo (pp.�84-86).Texte C : Extrait de l’Histoire de la Révolutionde Jules Michelet (pp.�86-87).Texte D : Extrait de L’Idiot de FedorMikhaïlovitch Dostoïevski (pp.�87-88).Texte E : Extrait de L’Étranger d’AlbertCamus (pp.�88-90).Document : Charlotte Corday conduite àl’échafaud (p.�90).

Démontrer, convaincre,persuader(Seconde)Le biographique(Première)Les réécritures(Première)

Question préliminaireLe texte de Dostoïevski vous semble-t-ilconstituer un plaidoyer efficace contre lapeine de mort�?

CommentaireVous vous efforcerez de montrer parquels procédés Victor Hugo rendperceptible l’angoisse du condamné.

Têtes de suppliciés(p.�121)

Texte A : Extrait du chapitre�VII des Mille etUn Fantômes d’Alexandre Dumas (p.�108,l.�1943, à p.�110, l.�2003).Texte B : Extrait de l’«�Opinion du citoyenSue, professeur de médecine et de botanique,sur le supplice de la guillotine�» de Jean-JosephSue (pp.�121-122).Texte C : Extrait de Note sur le supplice de laguillotine de Pierre Jean Georges Cabanis(pp.�122-124).Texte D : Extrait du Secret de l’échafaud deVilliers de l’Isle-Adam (pp.�124-125).Document : Têtes coupées de ThéodoreGéricault (pp.�125-126).

Démontrer, convaincre,persuader(Seconde)Convaincre, persuader,délibérer(Première)Les réécritures(Première)

Question préliminaireAu-delà de son réalisme, quels élémentsdu tableau de Géricault contribuent àcréer une sensation de malaise�?

CommentaireAprès avoir souligné ce qui oppose etrapproche ces deux textes, vousexpliquerez si leurs auteurs prennentposition pour ou contre la peine de mort.

Apparitions(p.�147)

Texte A : Extrait du chapitre�VIII des Mille etUn Fantômes d’Alexandre Dumas (p.�132,l.�2353, à p.�135, l.�2454).Texte B : Extrait du Diable amoureux deJacques Cazotte (pp.�147-149).Texte C : Extrait de l’Histoire de ladémonologie et de la sorcellerie de Walter Scott(pp.�149-150).Texte D : Extrait d’Alice au pays desmerveilles de Lewis Carroll (pp.�150-151).Texte E : Extrait de l’Introduction à lalittérature fantastique de Tzvetan Todorov(pp.�152-153).Document : Paul Gavarni, illustration pourles Contes d’Hoffmann (p.�153).

Un mouvement littéraire etculturel�: la vogue dufantastique(Seconde)Le récit�: le roman ou lanouvelle(Première)Les réécritures(Première)

Question préliminairePaul Gavarni donne-t-il unereprésentation inquiétante de lalittérature fantastique�?

CommentaireVous montrerez en quoi le texte deJacques Cazotte tient à la fois du récitmerveilleux et du conte fantastique.

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Les Mille et Un Fantômes – 5

R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . � 1 5 6 )

!�Dumas a coutume de chasser chez un ami de son beau-frère, entre Compiègne et Villers-Cotterêts.Pourtant, en cette année 1831, il change ses habitudes. En effet, le fils d’un ancien collègue lui envoieun tableau représentant la plaine de Fontenay-aux-Roses pleine de lièvres et de perdrix. Invité par cetami à faire l’ouverture de la chasse, il s’y rend pour la première fois."�Le narrateur premier est le personnage de Dumas�; mais est-il pour autant le narrateur principal�? Bienentendu, il mène le récit-cadre et fait figure de témoin privilégié. Cependant, tel un narrateuromniscient, il s’efface derrière ses personnages, qui prennent tour à tour le relais de la narration. L’und’entre eux, M.�Ledru, occupe une position privilégiée. Il est l’hôte du personnage de Dumas et partageses idées sur la peine de mort mais aussi sur les incohérences de leurs contemporains. M.�Ledru, doublede Dumas, mène le récit initial. Il est le premier des devisants et donne le ton de la soirée.#�L’action principale se situe à Fontenay-aux-Roses. Les noms de plusieurs rues sont précisés (enparticulier la rue de Diane, qui fait l’objet du titre d’un chapitre). Le récit de M.�Ledru se dérouledans un Paris familier. Les lecteurs parisiens du Constitutionnel en connaissent les rues et les places, ainsique le cimetière de Clamart. Les adresses de plusieurs personnages sont données, dans le récit-cadrecomme dans celui de M.�Ledru, auxquels ces éléments confèrent une coloration réaliste.L’histoire que raconte le docteur Robert est plus lointaine�: les événements relatés ont eu lieu enÉcosse, à Édimbourg. Cet éloignement contribue à discréditer la thèse défendue par ce narrateur.$�Jacquemin est un ouvrier carrier. Le personnage de Dumas, qui s’est écarté du terrain de chasse, estsurpris et intrigué par ce personnage affolé qui court dans les rues de Fontenay-aux-Roses. L’hommes’arrête devant la maison du maire pour avouer le meurtre de sa femme, qui lui a parlé après avoir ététuée. L’arrivée intempestive de Jacquemin fait fonction d’élément perturbateur. Elle réunit lespersonnages du récit-cadre et leur fournit un sujet de réflexion�: une tête coupée peut-elle survivre àla décapitation�?%�M.�Ledru rencontre le personnage de Dumas chez Jacquemin, lors du procès-verbal. Lorsque lejeune auteur décline son identité, M.�Ledru le salue gracieusement, lui signifiant ainsi qu’il lereconnaît. Ce signe de connivence scelle entre eux une alliance tacite, fondée sur un certain savoirvivre et une communauté de culture. Au moment où le jeune homme demande à M.�Ledrul’autorisation de se retirer, ce dernier l’invite à venir signer le procès-verbal chez lui, afin de luimontrer la maison de Scarron, qui, pense-t-il, l’intéressera. M.�Ledru fait comprendre implicitementqu’il connaît le goût du romancier pour l’histoire et ses curiosités. À la fin du roman, Dumas rendhommage à son hôte, qu’il considère comme l’archétype de «�l’honnête homme�».&�Les convives de Ledru, outre le personnage de Dumas, sont au nombre de quatre�: Alliette, l’abbéMoulle, le chevalier Lenoir et la «�dame pâle�». Deux autres personnages se joignent à eux après dîner�:le docteur Robert et le commissaire. Tous prendront la parole, sauf le commissaire. Le docteur et lecommissaire, en dehors du fait qu’ils ne sont pas invités par Ledru, sont des esprits bourgeois, quiincarnent le positivisme dénoncé par Dumas. Les autres personnages, à l’inverse, sont tous marquéspar une expérience étrange, laquelle les a amenés à s’interroger sur l’étanchéité des frontières quiséparent la vie de la mort.'�La conversation porte sur la question de la survie après la mort. Le récit de Ledru concerne laguillotine, qui ne serait pas, selon lui, un procédé indolore assurant une mort immédiate. Desarguments scientifiques sont échangés avec le docteur Robert qui refuse toute idée de survie. Dessujets secondaires transparaissent alors, qui opposent le scientisme à l’occultisme et orientent la suitedu récit vers le fantastique.(�L’action du récit-cadre se passe sous la monarchie de Juillet, le 1er�septembre 1831. M.�Ledru acôtoyé Marie-Antoinette lorsqu’il était enfant. Plus âgé que le personnage de Dumas, il est issu duXVIIIe�siècle. Il a connu les dernières années du règne de Louis�XVI et peut, comme ses habituelsconvives, témoigner d’une époque révolue. Son récit, consacré tout d’abord à la mort de Charlotte deCorday, se déroule pendant la Terreur, en 1793.

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Réponses aux questions – 6

)�Albert n’est autre que Ledru lui-même. Il rencontre, en 1793, une jeune aristocrate sur le pointd’être arrêtée par des sans-culottes. Elle l’interpelle en l’appelant «�Albert�». Il joue le jeu et fait mine,en lui donnant le nom de «�Solange�», de la connaître. Ces deux noms d’emprunt resteront auxpersonnages jusqu’à la mort de la jeune fille, dont le nom aristocratique n’est jamais révélé. L’emploiexclusif de ces prénoms abolit les différences sociales et exalte le sentiment amoureux.*+�Albert, alias Ledru, est médecin. Troublé par l’exécution de Charlotte de Corday, il s’interroge surla persistance de la vie après la décapitation. Il considère la guillotine comme un mode d’exécutioninhumain et cherche à le démontrer scientifiquement. Installé dans une petite chapelle du cimetièrede Clamart, il pratique des expériences sur les victimes de la Terreur au moyen d’excitateursélectriques. Il affirme avoir ainsi découvert qu’une douleur terrible survit au supplice. Son dessein estde contribuer à l’abolition de la peine de mort.*,�M.�Ledru a connu des personnages importants. Marie-Antoinette est évoquée mais ne figure pasdans le récit�; Charlotte de Corday est décrite au moment de son exécution, elle reste un personnagehistorique et ne devient pas un être de fiction�; en revanche, Albert-Ledru, pour sauver Solange, va àla rencontre de Danton, qu’il trouve dans son fameux club des Cordeliers�; tous deux ont uneconversation amicale. Dumas mêle ici l’histoire et la fiction, selon le principe du roman historique.*-�M.�Ledru veut démontrer que la guillotine, malgré son caractère chirurgical, reste un supplice cruelet que la douleur survit à la décapitation. Il veut montrer aussi que toute certitude est sujette à cautionet que la science ne permet pas de tout comprendre. En effet, malgré sa formation scientifique, il estincapable d’expliquer comment, au bout de deux heures, une tête coupée a pu lui parler. Sonouverture d’esprit et sa capacité à douter s’opposent à l’étroitesse positiviste du docteur Robert.*.�Le docteur Robert est le seul parmi les devisants à rapporter une histoire de seconde main. Il latient en effet d’un médecin qui accompagnait le romancier écossais Walter Scott lors d’un voyage enFrance. Ce médecin, le docteur Sympson, lui a relaté la mésaventure de l’un de ses patients, juge àÉdimbourg. Ainsi le docteur Robert, contrairement à tous les autres narrateurs, raconte une histoirequ’il n’a pas vécue. Il n’a pas éprouvé lui-même le trouble d’une expérience hors norme.*/�John est le domestique du juge. Son maître, inquiet de la présence constante d’un chat dans sachambre, lui ordonne de le mettre dehors. Mais, aux yeux de John, ce chat n’existe pas. Témoin desangoisses de son maître, il pense que ce dernier a des hallucinations. Il confie ses impressions à lafemme de chambre et affirme que le juge est devenu fou.*0�Le docteur Robert veut démontrer que la peine de mort est juste, ou du moins que l’argument dela persistance de la douleur après la décapitation n’est pas recevable. Son récit vise à montrer que toutemanifestation de survie après une exécution est le fruit d’une hallucination, qu’il s’agisse d’impressionsauditives (des têtes coupées parlent) ou de manifestations visuelles (des fantômes apparaissent). Il refusede douter et nie toute possibilité de survie après la décapitation.

E x t r a i t d u c h a p i t r e I ( p p . � 1 5 à 2 4 )

! Lecture analytique de l’extrait (pp.�25-26)!�La fréquence des noms de lieux et la précision des indications donnent l’impression au lecteurd’être invité à suivre les traces du narrateur. Ce dernier quitte la campagne (l.�160�: «�un champ deluzerne situé à mon extrême gauche�») par «�un�chemin creux�» (l.�164). Les déterminants sont jusque-làindéfinis. À l’approche de la ville, en revanche, l’article défini introduit systématiquement lesindications topographiques (l.�165-166�: «�la route de Sceaux�»�; l.�170-171�: «�l’endroit où la rue de Dianes’embranche avec la Grande-Rue�»�; l.�171-172�: «�du côté de l’église�»�; l.�181�: «�à l’embranchement des deuxvoies�»). Les indications se font si précises que l’adresse même du théâtre des événements est indiquée(l.�184-185�: «�Cette porte […] était surmontée du numéro�2�»). L’emploi du déictique souligne laprécision de l’information. Chacun pourrait, à l’aide de ces quelques lignes, se rendre sur les lieux.Ces indices donnent l’impression d’un univers familier. L’illusion référentielle doit être concrète pourpermettre l’irruption de l’étrange."�À l’instar des indications spatiales, les données temporelles ont la précision d’un reportage. Ce ton rappellecelui des chroniques que Dumas a longuement pratiquées avant de se lancer dans le roman-feuilleton.

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Les Mille et Un Fantômes – 7

Le lecteur connaît, dès le début du chapitre, la date de cette «�journée à Fontenay-aux-Roses�»�: il s’agitdu 1er�septembre 1831. Mais il connaît également l’heure précise du début de l’action proprement dite(l.�167-168�: «�à une heure sonnant au clocher de la paroisse�»). Les cloches semblent saluer l’entrée enscène du narrateur. À partir de ce moment, le trajet lui-même est minuté (l.�183: «�pendant sept ou huitminutes�»), tout comme le temps que met Ledru à apparaître (l.�219�: «�Au bout de cinq minutes�»). À lafin du chapitre, le «�gong�» résonne à nouveau (l.�246�: «�Une heure un quart sonnait�») et laisse l’actionen suspens, jusqu’à la semaine suivante.Dumas ménage ses effets et distille les informations au compte-gouttes. Il procède par pointillés�: lesdétails créent l’impression de réel�; leur accumulation intrigue le lecteur et le tient en haleine.#�Des lignes�158 à 174, la 1re�personne du singulier est omniprésente (20�occurrences du pronompersonnel sujet et objet, ainsi que de l’adjectif possessif�: presque 1 par ligne�!). Le narrateur est lecentre de toutes les actions. Le lecteur baguenaude avec lui, au gré de ses déplacements et de sesdésirs. Le récit lui-même semble se construire au hasard, avec désinvolture. Tel est le principe de ceroman apparemment décousu, qui cueille les histoires quand l’occasion s’en présente.Le narrateur, sorti des chemins balisés, est à l’affût. Dans un chemin creux il échappe volontairement auxregards (l.�164-165�: «�me dérobant aux regards des autres chasseurs�») pour devenir celui qui voit plutôt quecelui qui est vu (l.�171�: «�je vis venir à moi�»�; l.�176-177�: «�cet homme passa près de moi sans me voir�»). Dèslors, il poursuit sa proie. Le gibier prend progressivement, au centre du récit, la place du chasseur-narrateur qui a débusqué son «�sujet�». En effet, après l’apparition de Jacquemin, il se fait plus discret(13�occurrences seulement de la 1re�personne du singulier le désignant, des lignes�175 à 246). Témoinvigilant, il associe la 1re�personne au vocabulaire de la perception (l.�184�: «�mes yeux�»�; l.�222�: «�jevois�»�; l.�229�: «�mon regard plongeait�»). Progressivement, il se fait oublier et le «�nous�», puis le «�on�» sesubstituent au «�je�» (l.�227�: «�dont nous parlerons�»�; l.�240-241�: «�que nous avons décrite�»�; l.�241-242�:«�l’on voyait poindre�»). Dumas auteur prend peu à peu la place de Dumas personnage, pour privilégier laposture du narrateur omniscient. Il joue ainsi d’un bout à l’autre du roman de cette double posture.$�Ce passage, qui a pour objet d’éveiller l’intérêt des lecteurs, met en scène un attroupement de curieux.Le fond du texte en illustre l’enjeu. Les premiers personnages sont solitaires. À partir de la ligne�194 (aprèsune phrase de transition recourant au vocabulaire du théâtre), des personnages secondaires apparaissent,qui font office de spectateurs. Ils sont tout d’abord simplement évoqués, de façon très vague (l.�194�:«�quelques personnes�»). À la fin du texte, le narrateur prend soin de décrire plus longuement le groupe quise trouve à ses côtés�: un homme, une femme, un enfant, un boulanger et son garçon, un maréchal-ferrant et son apprenti. Chaque personnage est au cœur d’une saynète (l’enfant pleure, le garçon duboulanger interroge son père, l’apprenti «�tire le soufflet�»). L’ensemble forme un tableau villageois, quefinit de former le clair-obscur de la forge (l.�236-237). Le lecteur peut s’identifier à ces personnagesordinaires. Deux gendarmes, pour finir, apparaissent en arrière-plan. Le tout contribue à l’impression deréel. On notera cependant que les personnages ne sont pas individualisés, mais réduits à quelques traits quisuffisent à les définir. Ils sont des «�types�», rapidement caractérisés. Il s’agit donc bien plus d’un réalismede surface que de l’illusion réaliste que prônera Maupassant dans la préface de Pierre et Jean.%�Avant d’être un homme (doté éventuellement d’une personnalité), Jacquemin est un type. Il doitincarner l’idée de terreur. Une série de compléments précède le nom�: «�pâle, les cheveux hérissés, lesyeux hors de leur orbite, les vêtements en désordre et les mains ensanglantées�». Par touches successives, lepersonnage est croqué. La pâleur annonce le thème des fantômes, le sang celui du crime (par le biaisde l’expression «�avoir du sang sur les mains�»). Dumas favorise la synecdoque, propre à grossir les effets.Le personnage se réduit aux parties de lui-même qui correspondent à l’idée de terreur. Certainestouches (les cheveux, les yeux) sont invraisemblables et hyperboliques. L’auteur ne cherche pas à créerun style personnel, original. Bien au contraire, il accumule les clichés, pour créer, de la façon la plusefficace possible, un personnage stéréotypé.&�Les événements se déroulent devant une porte «�peinte en vert�» et «�surmontée du numéro�2�». Dechaque côté se trouvent «�deux bornes qui servent d’ouvrage avancé�». Ces éléments symétriquescirconscrivent un espace scénique. Les lignes suivantes mettent en place le reste du décor, avec le mêmesouci de symétrie (l.�194-196�: «�aux deux côtés de la rue, quelques personnes […] étaient sorties de leursmaisons�»). Un arbre complète le tableau (l.�210-211�: «�le tronc d’un tilleul�»). La description rudimentairese concentre sur les éléments nécessaires à l’action�: une porte (pour les entrées et les sorties), un arbre(pour que le narrateur s’y appuie), des maisons (qui induisent la présence de spectateurs).

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Réponses aux questions – 8

'�Le narrateur se pose en spectateur privilégié. Il insiste sur sa faculté exceptionnelle («�tant jecomprenais�») de percevoir ce qui mérite de l’être. Ainsi sa désinvolture n’est pas vaine�: cette attitudelibre lui permet de découvrir ce qui échappe à ses piètres compagnons de chasse.Le vocabulaire théâtral («�acteur principal�», «�drame�») marque un tournant dans le texte. La formenarrative laisse place à un passage dialogué, digne d’une scène d’exposition. L’outrance des adjectifs(«�inconnu et terrible�») et l’emploi du mot «�drame�» promettent de l’action et des sensations fortes. Cepittoresque de proximité est l’une des caractéristiques du mélodrame.(�Les entrées et les sorties de la mère Antoine, son emploi (l.�218�: aller chercher «�son maître�») et sesréactions spontanées (l.�207�: «�La mère Antoine poussa un cri�») rappellent les servantes de comédie. Elleest un personnage-outil, stéréotypé, rapidement caractérisé. Les répliques échangées avec le visiteurremplissent les fonctions informatives d’une scène d’exposition�: elles renseignent le lecteur sur lenom des personnages, sur l’habitant de la maison («�Monsieur le Maire est-il chez lui�?�»). Premierinterlocuteur de Jacquemin, elle permet l’aveu initial qui donne un indice essentiel sur l’action(l.�205�: «�j’ai tué ma femme�»).Son apparition se fait par une «�petite porte percée près de la grande�», qui n’avait pas encore été mentionnée.Visuellement, cette ouverture crée un effet de surprise. On entre dans l’action «�par la petite porte�».)�Les intrigues du mélodrame s’inspirent du roman noir. Spectacle populaire, il privilégie lepathétique et les émotions fortes. Une esthétique des contrastes caractérise ce genre. Écrit pour ceuxqui ne savent pas lire, il recourt à des effets visuels et musicaux. Ainsi, les cris poussés par la mèreAntoine et par les personnes alentour ponctuent et soulignent les temps forts. Au calme initial succèdeici l’agitation. L’aveu de Jacquemin est un élément perturbateur qui produit l’effet d’un coup dethéâtre. Les entrées en scène sont soulignées par les verbes paraître et apparaître. Les personnages sontmontrés en action et n’ont d’existence que s’ils s’offrent aux regards. Tous sont réduits ici à leurfonction�: le meurtrier pâle et sanglant, la servante sans âge aux réactions vives, le maire de Fontenay-aux-Roses, qui n’est pas encore doté d’une personnalité.*+�Le narrateur met en avant son acuité visuelle, son flair de chasseur d’histoires et son exceptionnelleclairvoyance. Il se tient à l’écart de tous les groupes humains (l.�161�: «�je rompis la ligne et fis un écart�»),qu’il s’agisse des habitants de Fontenay-aux-Roses ou de ses compagnons de chasse. Le lecteur ne saitpas encore qu’il s’agit d’une mise en scène de l’auteur par lui-même et, de fait, d’un autoportraitflatteur. Dumas revendique sa liberté et son indépendance d’esprit.Intermédiaire entre les acteurs et les spectateurs, il saura se mettre en retrait et passer le relais à d’autresconteurs. Relatant au lecteur, dans une relation qui, sans être intime, est assez familière, un épisode desa propre vie, il lui procure aussi le plaisir et la garantie d’une histoire vraie.Dumas met ici en avant la question de son rapport à la création et à l’écriture. Curieux et discret à lafois, découvreur de talents, il est nécessaire à la transmission. Tout part de lui. À la fin du roman, toutreviendra à lui. Cette posture n’est pas sans rappeler l’ambiguïté de ses relations avec ses collaborateurs.*,�Jacquemin offre un spectacle surprenant. Il ne voit rien (l.�175�: «�les yeux hors de leurs orbites�»�; l.�176-177�: «�cet homme passa près de moi sans me voir�»�; l.�177-178�: «�son regard était fixe et atone à la fois�»). Enrevanche, il ne cherche pas à se cacher, bien au contraire, et suscite l’intérêt de tous (l.�195-197�: «�quelquespersonnes […] le regardaient avec un étonnement pareil à celui que j’éprouvais moi-même�»). La question duspectaculaire est là encore mise en avant. L’apparence comme l’attitude du carrier sont insolites�: «�un aspectsi étrange�» (l.�172), «�les cheveux hérissés�» (l.�175), «�les mains ensanglantées�» (l.�176). L’homme semble mûpar une force extérieure à sa volonté�: «�l’emportement invincible d’un corps�» (l.�178), «�encore plus d’effroi�»(l.�180), «�La main de l’homme s’étendit vers la sonnette bien avant de pouvoir la toucher�» (l.�185-187).Jacquemin n’est plus maître de lui�: il est une énergie physique déconnectée de toute volonté. Soncorps et ses mains agissent indépendamment de lui, qui s’effondre après son aveu.*-�Le meurtrier apparaît tout d’abord en mouvement, mû par un «�emportement invincible�» vers la portede M.�Ledru. À sa course effrénée succède l’agitation violente de la sonnette. Ensuite, il perd touteénergie�: «�Presque aussitôt, tournant sur lui-même, il se trouva assis.�» Grammaticalement, Jacquemin n’estplus le sujet d’une action�: il ne s’assied pas, mais se trouve assis, comme malgré lui. L’emploi desverbes d’état accentue sa passivité («�il demeura immobile�»). De plus, il s’affaisse et se tient «�les braspendants et la tête inclinée sur la poitrine�» (l.�190-191). Après l’aveu, il glisse «�de la borne à terre�». Dumasreprésente «�au propre�» une expression figurée�: «�Descendre plus bas que terre.�» Ces effets visuelspréparent le lecteur à accepter l’invraisemblable histoire de ce premier narrateur-relais.

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Les Mille et Un Fantômes – 9

*.�Le rythme du récit contribue à la mise en attente du spectateur. Depuis le début du chapitre, le récit,comme le narrateur, baguenaude. Description du paysage, commentaire sur la qualité du terrain de chasse,sur les prises des uns et des autres font languir la narration. Mais, à l’approche de l’événement, lefeuilletoniste distille certains indices. Il voit venir à lui «�un homme étrange�». Le narrateur sait bien (aumoment de la narration) qu’il s’agit d’un carrier, du nom de Jacquemin, qui vient de tuer sa femme.Pourtant il ne révèle pas toutes les informations qu’il possède. Cela favorise l’identification et permet aulecteur de partager l’appréhension générale. La description du personnage, l’étonnement qu’il provoque,son attitude insolite éveillent la curiosité et fonctionnent comme des pierres d’attente.Ledru n’est pas nommé dans ce chapitre. Seules ses fonctions le désignent (l.�218�: «�son maître�»�; l.�223-224�: «�Le maire de Fontenay-aux-Roses�»), ainsi qu’une périphrase (l.�219�: «�celui qu’on était allé chercher�»). Cesouci de variation dans la désignation de ce personnage est l’amorce d’une caractérisation. Il est suivi dedeux hommes, dont le narrateur promet de parler plus longuement (l.�227-228). La mère Antoine, enrevanche, ne fait pas l’objet d’une recherche lexicale. On comprend d’emblée qu’elle n’aura pas devéritable rôle par la suite. L’arrivée ultime des deux gendarmes fait attendre une confrontation. Bienévidemment, le lecteur alléché connaîtra la suite du feuilleton dans le numéro suivant.*/�Ce texte remplit les fonctions informatives caractéristiques d’un incipit. En effet, il met en place lecadre spatio-temporel du récit et en annonce la thématique.Le décor extérieur est planté. La maison (dont le lecteur apprendra plus tard qu’elle fut celle deScarron) est encore fermée, cachée par «�un mur qui […] paraissait clore une assez belle propriété�» (l.�169-170). Ce mur devient une «�muraille�» que le narrateur suit pendant «�sept à huit minutes�». Enfin, lagrande porte reste fermée et ne s’ouvrira que plus tard.Les personnages en présence (une servante, un ouvrier) ont une fonction secondaire, mais le principe durécit est mis en place. Cependant, il faudra attendre la réunion de personnages socialement plus élevés pourque l’ouverture se fasse par la grande porte dans la maison de Scarron, et la véritable entrée dans le roman.Le thème du rapport à la mort et des fantômes s’ébauche. Jacquemin, devenu fantôme lui-même,perd tout amour de la vie. Il est un meurtrier qui, loin de fuir, se précipite vers sa condamnation. Lathématique du choc de la vie et de la mort est amorcée.Le choix d’une esthétique romantique est affirmé. Le crime a sa beauté, et un personnage sansenvergure peut être sublimé par l’expérience de l’horreur. Ainsi Jacquemin, acteur médiocre d’uncrime de la jalousie, décide de se livrer. Ce choix est à contre-courant de ce que sera le réalisme, quifouille au plus profond de la médiocrité. D’autre part, le mélange des genres caractérise ce passage�: aurécit de voyage et à la chronique journalistique se mêlent le roman noir et le mélodrame.

! Lectures croisées et travaux d’écriture (pp.�27 à 32)

Examen des textes et de l’image!�La nouvelle de Maupassant commence à reculons�; avant même le début de l’action, le lecteur estplongé dans les moments qui la précèdent�: «�l’avocat avait plaidé�», «�on avait retrouvé�». Ces deux verbesau plus-que-parfait livrent d’emblée les données initiales et finales de l’action. Le moment de la narrationest celui de l’enquête, à laquelle le lecteur participe. Les verbes employés à l’imparfait expriment l’échecdes démarches d’investigation�: «�on ne […] connaissait�», «�il semblait�», «�ne faisait rien découvrir�», «�nesavait rien�». En revanche, les temps composés sont réservés aux actes�: «�qu’on les eût jetés�», «�après lesavoir frappés�». L’action est finie. Le meurtre a eu lieu. L’enquête est au point mort.Le passé simple («�vint�») rompt cette impasse narrative et introduit un élément perturbateur.Cependant, les réponses du meurtrier sont énigmatiques et répétitives, comme le souligne l’imparfaititératif («�quand on lui demandait�», «�il répondait�»). Le lecteur possède alors des indices qui donnerontune épaisseur psychique à ce personnage qui se construit au fil du récit. Dans les dernières lignes, lenarrateur rend compte de ce que dit la rumeur publique. L’imparfait et le plus-que-parfait sontemployés tour à tour. Ce va-et-vient (entre le moment de la narration et les données du passé)montre un souci quasi impressionniste de construire un personnage par touches plutôt que d’un bloc.Refusant le récit d’un événement ponctuel, extraordinaire et spectaculaire (au passé simple), l’auteurchoisit, par touches, de livrer des indices de réalité. C’est la succession de détails qui fait exister lepersonnage comme individu, non comme stéréotype.

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Réponses aux questions – 10

"�Misard est un être opiniâtre, dont le crime a été longuement prémédité. La monotonie de sa viefait de lui un «�entêté�» –�celui dont la tête est prise�: «�venir à bout�», «�insecte rongeur�», «�entêté à sapassion�», «�il n’avait pas eu d’autre idée dans la tête�». Le champ lexical de la durée est au service de lapeinture de ce tempérament�; l’homme n’est pas sensible à la longueur du temps qui s’écoule�; il estcomme en symbiose avec cet élément du réel�: «�continuellement�», «�depuis des années�», «�de jour et denuit�», «�pendant les douze interminables heures de son service�», «�à chaque tintement�», «�comme deshabitudes�», «�sa vie végétative�», «�presque toujours�».Cette action de l’environnement sur l’individu est le principe même du naturalisme, que Zola ne secontente pas de suggérer. Tout à sa doctrine, il en commente le fonctionnement�: «�C’étaient là desmouvements simplement mécaniques, qui avaient fini par rentrer comme des habitudes dans sa vie végétative.�»L’individu, observé comme un spécimen, est déshumanisé. L’auteur emploie à son propos des termestechniques («�mécaniques�») et scientifiques («�végétative�»).Le crime ne semble pas ici extraordinaire mais la conséquence banale, explicable, d’une situation desolitude et d’ennui, propre à favoriser la monomanie.#�Trois personnages occupent la scène. Au centre, un homme mince tient un poignard dans la maindroite. À ses pieds gît un personnage de même allure, comme interchangeable. À gauche, une jeunefemme, vêtue de blanc, lève les bras au ciel et semble se lamenter. La mort, représentée sur scène,pourrait faire penser à un drame romantique. Le décor gothique et les costumes Renaissance dénotentl’influence de l’esthétique élisabéthaine.Cependant, les personnages ont une gestuelle démonstrative et outrée, qui évoque le lyrismepathétique et hyperbolique du mélodrame. Ce sont des types. Leurs costumes monochromes sontle reflet de leur psychologie sommaire. La femme est blanche, les hommes obscurs. Les rondeursféminines suggèrent le désir qui rend violents et jaloux les rivaux, comme dans un vaudeville.Le public, représenté en pyramide au premier plan, est happé par la représentation théâtrale.L’émotion le soulève littéralement, comme le souligne l’expression des visages�: yeuxexorbités, tension des traits, bouches bées. La maigreur des spectateurs caractérise le peuple(plus que la bourgeoisie qui aime à afficher son embonpoint). Malgré l’excès et le caractèrestéréotypé de la situation, ce public prend plaisir à l’illusion. Dans une période troublée etautoritaire (le Second Empire), les distractions populaires du boulevard du Crime apaisent lesardeurs contestataires.

Travaux d’écriture

Question préliminaireLes trois auteurs du corpus établissent un «�pacte de lecture�» différent. Chacun s’appuie sur desréférences au réel, propres à plonger le lecteur dans un univers familier. Les noms de lieux sont précis,et chacun les connaît ou peut s’y rendre (Fontenay-aux-Roses, Chatou, la voie ferrée de la Croix-de-Maufras). Les trois personnages sont des ouvriers�: un carrier, un menuisier, un employé des cheminsde fer. Ces métiers ordinaires ne dépaysent pas le lecteur.Dans les textes�A et C, le personnage est présenté à travers le regard d’un tiers�: l’auteur-narrateur-personnage chez Dumas, le personnage principal Jacques Lantier chez Zola. Cette mise en abymeamplifie dans La Bête humaine l’impression de réalité et donne au portrait une profondeur de champ.Le lecteur a l’impression, lui aussi, d’observer Misard à la dérobée. Le narrateur-observateur de Dumasest plus formel�: son rôle est intrinsèquement celui d’un témoin privilégié, garant d’une vérité sujette àcaution.Maupassant n’utilise pas ce procédé. Son narrateur n’est pas pour autant omniscient. Il ne semble pasposséder dans cet incipit toutes les clés. Il n’est pas mieux informé que la justice et dépend, comme lelecteur, de la rumeur publique. Ce procédé, qui consiste à distiller les informations, apporteparadoxalement une vraisemblance particulière au personnage central�: comme dans la vie, il ne s’offrepas à une compréhension immédiate.

Commentaire

ProblématiqueComment raconter un parricide et une enquête policière, en échappant à la platitude du fait divers�?

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Les Mille et Un Fantômes – 11

1. Un incipit à reboursA. Le retour en arrièreEmploi des temps du passé.B. Données informativesMise en place de l’action, repères spatio-temporels, présentation sommaire des personnages.C. Mise en attente du lecteur, éveil de sa curiositéRétention d’informations et distillation d’indices.

2. Le réalismeA. L’enquête policièreStructure du texte, description de la posture des victimes, discours direct.B. Les données socialesUn artisan dit�«�Le Bourgeois�», des mondains parisiens…C. Construction impressionniste du personnageSuccession de détails, travail par touches.

3. Un personnage «�singulier�»A. Étrangeté du meurtre•�Mort d’un couple a priori sans histoires, qui donne l’image de l’amour dans la mort.•�Absence de mobile apparent.B. Personnalité complexe et contrastée•�Artisan et artiste.•�Fruste et intelligent.

ConclusionMaupassant met en application les conseils de Flaubert�: «�Ayant, en outre, posé cette vérité qu’il n’y a pas,de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il meforçait à exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le distinguerde tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même race ou de même espèce.Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe,devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physiquecontenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne lesconfonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoiun cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent�» (préface de Pierreet Jean, 1888).

Dissertation

ProblématiqueLe réalisme peut-il être une reproduction fidèle de la réalité�?

1. Les principes du courant réalisteA. Opposition à un romantisme parfois outrancier•�Certains héros de Dumas ou de Hugo sont théâtraux (Athos, Porthos et Aramis dans Les TroisMousquetaires), invraisemblables et manichéens (Quasimodo et Frollo dans Notre-Dame de Paris).•�Les «�héros�» réalistes sont ordinaires et échappent au spectaculaire (le Père Goriot, Emma Bovary…)B. Faire concurrence à l’état civilBalzac, dans La Comédie humaine, dépeint le microcosme social de la Restauration et de la monarchiede Juillet.C. La théorie naturaliste•�Émile Zola reproche aux écrivains romantiques de créer des «�personnages grandis outre mesure, despantins changés en colosses�» (Le Roman naturaliste, 1881) et invente le roman expérimental.•�Le recours aux sciences serait un garant réaliste (l’hérédité, les tempéraments).

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Réponses aux questions – 12

2. L’illusion réalisteA. L’auteur fait nécessairement un choix parmi les données du réel•�«�Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer lesmultitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence�» (préface de Pierre et Jean).•�Ainsi la nouvelle se limite-t-elle à une «�tranche de vie�» déterminante (Maupassant, Une partie decampagne).B. La subjectivité est nécessaire•�«�Le talent est une longue patience. –�Il s’agit de regarder tout ce qu’on veut exprimer assez longtemps et avecassez d’attention pour en découvrir un aspect qui n’ait été vu et dit par personne.�» Tels sont les conseilsdonnés à Maupassant par Gustave Flaubert (préface de Pierre et Jean).•�Tout auteur, même réaliste, exprime sa vision du monde.

3. Les romantiques sont également des illusionnistesA. Romantiques et réalistes cherchent à créer une impression de réelLes romans, qu’ils soient romantiques, fantastiques ou réalistes, sont ancrés dans le réel. Leurfonctionnement ne repose que sur cette illusion acceptée.B. L’identification est un procédé aussi bien romantique que réaliste•�Malgré les hyperboles, les effets de grossissement, les romans populaires provoquent un effet de réel,souvent par l’intermédiaire d’un témoin, auquel le lecteur peut s’identifier.•�Le lyrisme personnel, les épanchements d’un René (Chateaubriand), pour excessifs qu’ils soient,correspondaient à une époque qui s’y reconnaissait.•�Le réalisme lui-même n’échappe pas à l’outrance (certains personnages de Zola deviennent desallégories, tant ils sont créés en vue d’incarner une idée�; ainsi la pulsion de meurtre pour JacquesLantier dans La Bête humaine)C. Le rythme du récit et les ruses narratives sont présents chez les uns et chez les autres•�L’art de créer une attente et de tenir le lecteur en haleine est la clé de voûte de la plupart des romansdu XIXe�siècle.•�Les textes du corpus montrent comment deux auteurs aussi différents que Dumas et Maupassantpratiquent, chacun à sa façon, la rétention d’informations.

ConclusionFinalement, Maupassant remet en cause le terme de «�réalisme�», qu’il juge peu nuancé. Il rappelle quel’artiste mène un jeu, dont le lecteur est complice. Le terrain en est certes la réalité, mais Maupassantfait fi de toute doctrine et s’en prend en particulier à l’école naturaliste.

Écriture d’inventionLes deux lettres comporteront chacune au moins deux arguments. Les élèves respecteront lescontraintes formelles du genre épistolaire et éviteront les anachronismes.Les copies qui auront donné une consistance sociale et psychologique aux lecteurs du Constitutionnelseront valorisées. Le détracteur pourrait être plutôt lettré�; il s’appuierait sur Sainte-Beuve (voirintroduction) pour dénoncer le caractère mercantile de cette littérature populaire. L’amateur defeuilletons serait un fidèle lecteur du Constitutionnel et découvrirait les plaisirs de la lecture par ce biais.•�Lettre 1�:–�Introduction�: adresse respectueuse mais ferme à M.�Dumas.–�Argument 1�: absence de psychologie�; les personnages sont stéréotypés.–�Argument 2�: les scènes sont trop théâtrales (décor, dialogues).–�Argument 3�: l’auteur, qui se fait passer pour un témoin oculaire, manipule un lectorat naïf.Pour finir, l’expéditeur de la lettre exhorte M.�Dumas à revenir à des activités journalistiques plushonnêtes�: les chroniques, par exemple, évitent de mêler le réel et la fiction et ne font pasconcurrence à la haute littérature.•�Lettre 2�:–�Introduction�: adresse admirative et fervente à M.�Dumas.–�Argument 1�: la description des lieux par le biais d’un témoin oculaire renforce l’impression deréalité.

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Les Mille et Un Fantômes – 13

–�Argument 2�: le lecteur partage les émotions des personnages, auxquels il peut s’identifier.–�Argument 3�: le mystère, suggéré par le titre et par l’attitude des personnages, éveille la curiosité.Tenue en haleine par ce début, la personne remercie M.�Dumas de bien vouloir faire partager à seslecteurs ses expériences. Elle a le sentiment d’être dans la confidence.

E x t r a i t d u c h a p i t r e V ( p p . � 6 7 à 8 0 )

! Lecture analytique de l’extrait (pp.�81-82)!�Dumas se met en scène dans le récit-cadre, avant de donner la parole à une succession de narrateurs-relais, dont le premier, et le plus important, est Ledru. On apprend, quelques lignes plus haut, qu’il est «�lefils du fameux Comus, physicien du roi et de la reine�». Ce Comus vécut effectivement de 1731 à 1807. AinsiLedru est-il enraciné dans l’histoire. Père de Ledru-Rollin et médecin, il vécut à Fontenay-aux-Roses.Pour donner plus de poids encore et de réalité au récit de la mort de Charlotte de Corday (notonsque Dumas conserve la particule, supprimée par l’usage), l’auteur interrompt son personnage afin desouligner la valeur didactique de l’anecdote. Son intervention apporte une garantie historique au récitqui suit. Le mot histoire est sujet du verbe consigner, comme si l’histoire personnifiée se portait garantede la véracité du récit. L’emploi d’un vocabulaire quasi administratif, dépourvu d’affect, contraste avecla subjectivité chargée d’émotion du personnage-narrateur. La source de Dumas est effectivementhistorique, puisque, comme il le reconnaît très volontiers, il s’est largement inspiré de l’Histoire de laRévolution de Jules Michelet (t.�II, livre�12, chap.�4)."�Les références historiques abondent au début du récit de Ledru, pour s’estomper peu à peu. Lesdonnées chiffrées sont précises et exactes d’un point de vue historique�: mort de Comus en «�1807�», àl’âge de «�soixante-seize ans�» (l.�1373). Le personnage-narrateur est inscrit dans l’Histoire, à laquelle ilprend part (l.�1375�: «�mes amitiés avec la Montagne�»). Il a fréquenté de grands hommes, dont les nomssont cités (l.�1376�: «�Danton et Camille Desmoulins�», «�Marat�»). Le récit ancré ainsi dans un réel«�historiquement garanti�» peut d’autant mieux glisser vers l’étrange�: le fait que l’orage éclateprécisément «�à quatre heures�» semble lié à la montée de Charlotte sur la charrette.#�Le récit commence vraiment à la ligne�1388, à «�deux heures de l’après-midi�», «�par une chaudematinée de juillet�». Le lecteur est mis en condition. Comme le personnage, il attend. Ces précisionsinscrivent la narration dans un cadre réaliste et en ralentissent le rythme. L’emploi du plus-que-parfait(l.�1388�: «�j’avais pris mon poste�»), puis du verbe être à l’imparfait (à trois reprises) amplifie l’impressiond’immobilisme. Les expressions «�à ce moment-là même�» (l.�1391) et «�au moment où�» (l.�1393 et 1398)mettent en relief l’idée d’un temps que l’on compte.Chacun est fixé dans un lieu unique�: le narrateur «�près de la statue de la liberté�», la condamnée «�dans saprison�». Les données temporelles l’emportent sur les précisions spatiales, qui se multiplient en revanchedès qu’il s’agit de la foule�: «�les quais, les ponts, les places étaient encombrés.�» Les pluriels et la multiplicitédes lieux soulignent l’opposition entre les deux personnages –�solitaires et immobiles�– et la populace.$�Après avoir longuement décrit la jeune femme, le narrateur s’attarde sur ses derniers moments, dont ilsemble avoir perçu les moindres détails. Il insiste sur sa vitalité et son aplomb�: «�elle sauta à terre�», «�ellemonta les marches�». Cette aisance et cette légèreté font fi de toutes les entraves�: les marches sont«�glissantes�», sa chemise «�traînante�», ses mains «�liées�». Multipliant les observations, l’auteur retarde lemoment de la décapitation. Tout en étirant le temps, il permet au lecteur de vivre la scène au plus près,comme le feraient un «�zoom�» et un ralenti cinématographiques. Le contraste entre la mesquinerie de ceséléments concrets et la force d’âme de la condamnée accentue la caractère héroïque de Charlotte Corday.%�Après la décollation, le narrateur s’adresse plusieurs fois à son auditoire�: «�En vérité, je vous le jure�»(l.�1424), «�écoutez bien ceci, docteur, écoutez bien ceci, poëte�» (l.�1443-1444), «�je vous dis�» (l.�1447),«�entendez-vous bien�?�» (l.�1448). Ces interpellations rappellent au lecteur la situation d’énonciation et ledébat du récit principal. La véhémence de ce témoin privilégié force le respect, en même temps qu’elleinsiste sur le caractère à la fois incroyable et incontestable de ce qui va être raconté. Toute cette scèneprépare le lecteur comme l’auditoire à accepter comme vraisemblable l’épisode consacré à Solange.&�Les manifestations du ciel accompagnent le récit, comme un fond musical soulignant les effetsdramatiques. Tout d’abord, la moiteur de cette journée d’été accentue la lourdeur de l’attente�:«�chaude matinée de juillet�» (l.�1389), «�le temps était lourd�» (l.�1390). Les phénomènes climatiques se

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Réponses aux questions – 14

modifient au rythme du trajet de Charlotte vers la guillotine�: ciel «�couvert�», «�orage�» (l.�1390),«�l’orage éclata�» (l.�1391), «�Les éclairs�», «�la pluie�», «�le tonnerre�» (l.�1400), «�les rumeurs du ciel�»(l.�1403), «�La pluie avait cessé�» (l.�1415-1416), «�la pluie�» (l.�1416), «�l’eau�» (l.�1417), «�la pluie cessa,et un rayon de soleil�» (l.�1422). Ce champ lexical, de la fureur à l’apaisement, évolue en décrescendo.'�Le narrateur, si rigoureux en ce qui concerne les garanties historiques, se fait plus approximatif dèsqu’il s’agit des manifestations célestes. L’expression «�à ce que l’on dit�» (l.�1391-1392) contraste avec laprécision objective du témoignage. Le lecteur est d’autant plus troublé qu’il accorde toute saconfiance à M.�Ledru, médecin et homme de raison. L’emploi de termes modalisateurs incite às’interroger sur la concomitance des événements�: «�La mort jalouse semblait vouloir�» (l.�1394-1395),«�chose étrange�» (l.�1397), «�je n’aurais su dire si�» (l.�1426-1427). Le ciel paraît manifester sa colère etsa désapprobation. La personnification des lignes�311 et 312 renforce cette hypothèse�: «�les rumeurs dela terre couvraient presque les rumeurs du ciel.�»Le narrateur suggère cette interprétation plus qu’il ne l’impose. Le lecteur reste libre de penser qu’ilne s’agit que de coïncidences. C’est bien ainsi que Tzvetan Todorov définit le fantastique.(�L’essentiel du portrait de Charlotte Corday est brossé en trois lignes. Les adjectifs employés sont àla fois généraux et hyperboliques�: «�belle�», «�magnifiques�», «�parfait�», «�suprême�». Ses yeux, son nezet ses lèvres sont ceux d’une princesse de conte de fées. Loin de chercher à singulariser sonpersonnage, Dumas l’idéalise pour en faire une allégorie de la beauté, de la féminité et de la jeunesse.La situation livre en pâture à la foule et au bourreau un corps «�charmant�» fait pour l’amour. Cerapprochement d’Éros et de Thanatos (courant dans les scènes capitales de la littérature romantique)n’est pas sans rappeler le sacrifice d’Iphigénie tel que le décrit Lucrèce�: «�Elle fut enlevée par des hommesqui l’emportèrent toute tremblante à l’autel, non pour lui former un cortège solennel après un brillant hymen, maisafin qu’elle tombât chaste victime sous des mains impures, à l’âge des amours�» (De rerum natura, I, 80).)�Les figures d’analogie dominent dans ce passage. Tout d’abord, les femmes sont des «�lécheuses deguillotine�». Cette formule animalise celles qui, comme des fauves, ont le goût du sang. La métaphoreest consolidée par l’emploi du terme «�rugissements�» (l.�1405). Mais la foule est comparée aussi à untorrent�: «�cataracte�», «�ondula�», «�le flot�». Ces éléments disparates (du règne animal au règne minéral)mettent en relief la versatilité de ce monstre indéfinissable, et par là même incontrôlable. Si Dumas,démocrate, respecte le peuple, il en abhorre les manifestations grégaires. Ce passage rappelle laviolence des journées insurrectionnelles de juin�1848.*+�Tout d’abord, le ciel tonne au moment précis où la jeune fille monte sur la charrette, puis l’eaucoule sur elle (l.�1417), au point qu’elle semble sortir du bain (l.�1419). Enfin, l’expression «�aumoment où�» souligne comme une coïncidence troublante l’apparition du soleil qui fait «�rayonner [sescheveux] comme une auréole�» (l.�1423-1424). Tous ces éléments contribuent à sanctifier lacondamnée�: elle est d’abord purifiée par l’eau, qui rappelle le baptême, puis béatifiée par l’auréole. Laformule messianique «�en vérité, je vous le jure�» et le terme «�apothéose�» confirment cetteinterprétation. Il ne s’agit plus de l’exécution d’une meurtrière, mais du martyre d’une sainte, quisourit au moment de mourir (l.�1431 et 1439). Le ciel lui-même pardonne et prend parti contre lapeine de mort. Dans le même ordre d’idées, Lamartine (Histoire des girondins, 1847) présente CharlotteCorday comme «�un ange de l’assassinat�». Il fait partie des multiples sources de Dumas.*,�Les figures d’opposition se font plus nombreuses à l’approche du récit de la décollation. La syntaxedes lignes�1436 à 1442 mime la situation�: deux expressions très péjoratives («�infâme bascule�»,«�hideuse ouverture�») encadrent «�l’élan sublime et presque joyeux�» vers la guillotine. La liberté et lavitalité sont ainsi bridées par la Terreur.Le «�rouge�» de la chemise est la seule notation colorée (l.�1419 et 1429). Cette tenue était celle quel’on réservait aux parricides, c’est-à-dire aux condamnés coupables du crime le plus odieux. Cettemarque d’infamie contraste avec la dignité de la jeune fille, mais aussi avec sa pâleur (l.�1428 et 1438).Dumas souligne cet effet par l’oxymore «�splendeur sinistre�» (l.�1420), que prolonge l’antithèse de laligne�1427�: «�une apothéose ou un supplice�».L’insistance sur l’opposition entre la teinte de la chemise et la pâleur du visage prépare la scène de lagifle�: le rouge de l’indignation viendra démentir la pâleur de la mort.*-�Pour souligner la versatilité de la foule, Dumas la désigne par des termes distincts�: «�la�populace�»(l.�1401), «�cette foule�» (l.�1407), «�la multitude�» (l.�1446), «�peuple�» (l.�1452). L’évolution de cechamp lexical au fil du texte permet d’ébaucher une réflexion sur la démocratie, balbutiante dans les

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Les Mille et Un Fantômes – 15

périodes troublées que sont la Terreur (temps de la fiction) et la IIe�République (moment del’écriture). La multitude n’est digne du nom de «�peuple�» (et par là même du pouvoir) que si elleéchappe à l’influence des démagogues et des tyrans�: en s’insurgeant contre l’outrage infligé à lamorte, la foule est ramenée à sa dignité.*.�Alors que la foule, associée à la terre (l.�1402�: «�les rumeurs de la terre�»), «�ondule�» comme unserpent, Charlotte se dresse vers le ciel�: «�Charlotte monta sur la charrette�» (l.�1392), «�Elle se tenaitdebout, la tête levée�» (l.�1413), «�elle monta les marches�» (l.�1433). L’opposition des lignes horizontale etverticale structure la scène comme un tableau. De plus, la charrette est comparée à un «�navire fatal�»(l.�1408). Cette image, qui surélève encore Charlotte Corday, amplifie la déshumanisation de la foule,devenue «�flot�». À l’inverse, la tête de la condamnée, évoquée à plusieurs reprises (l.�1413, 1421,1443), est «�levée�» (l.�1413), «�fière et si énergique�» (l.�1421). Ces adjectifs valorisent l’esprit de celledont la tête va tomber.*/�Le narrateur se présente au début du passage comme un témoin des plus fiables�: «�J’étais témoin�;par conséquent à ce que je dirai vous pourrez croire.�» Son témoignage paraît d’autant plus sûr que le débutdu récit est informatif. Cependant, impressionné par la scène à laquelle il assiste, l’observateur se faitde plus en plus subjectif�: «�l’infâme bascule�» (l.�1440), «�la hideuse ouverture�» (l.�1441-1442), «�une vileadulation�» (l.�1446), «�cette indignité�» (l.�1454), «�le misérable�» (l.�1455). Cette implication croissantedu narrateur, loin de le décrédibiliser, met en relief le caractère pathétique du passage.*0�Ledru est très différent de la foule qui se repaît du supplice. En effet, il reste immobile et neparticipe pas à la curée. Malgré l’exacerbation des passions, il analyse ses propres réactions, à lamanière d’un scientifique, et constate que la guillotine, loin d’être édifiante, fait perdre le sens desvaleurs. Le meurtrier suscite la pitié, voire l’admiration. La force argumentative du passage reposedonc principalement sur les ressources de l’émotion. L’auteur ne se reconnaît pas lui-même. Lespectacle de la guillotine dénature, puisqu’elle transforme la foule en monstre protéiforme, qu’elle faitd’une meurtrière un ange et qu’elle déstabilise la rationalité. Ce phénomène est souligné par deuxpropositions subordonnées conjonctives introduites par «�quoique�». L’horreur de la guillotine est tellequ’elle efface le souvenir même du crime. La position de Dumas rejoint ici celle de Victor Hugo dansLe Dernier Jour d’un condamné (1829).

! Lectures croisées et travaux d’écriture (pp.�84 à 92)

Examen des textes et de l’image!�Les changements de paragraphes sont fréquents, et leur longueur irrégulière. Certains ne sontconstitués que d’une phrase. Ils relatent alors un micro-événement, à la fois intense et dérisoire («�desfemmes m’ont plaint d’être si jeune�», «�Je vacillais donc sur le banc�», «�Mes yeux lisaient machinalement lesenseignes�»). À l’approche de l’échafaud, la brièveté des phrases-paragraphes s’accentue («�Oh�! c’était laréalité�!�», «�On m’a monté ici�»). Le chemin a pris fin.Ces unités alternent avec des paragraphes dont la longueur inégale rappelle les cahots et lecheminement irrégulier de la charrette. Les perceptions visuelles et auditives se mélangent («�toutes cesvoix, toutes ces têtes / aux fenêtres, aux portes, aux grilles […], aux branches […] / ces spectateurs […], cettefoule […], cette route […]�»). Ces énumérations et les suivantes donnent à voir un univers mobile,confus et sonore. Cette agitation contraste avec la détresse solitaire du condamné, tout en reflétant ledésordre de son esprit."�La mort de Charlotte Corday, telle qu’elle est racontée dans Les Mille et Un Fantômes, est uneréécriture du texte de Michelet. Les faits sont similaires, qu’ils soient essentiels (le trajet jusqu’àl’échafaud, la gifle après l’exécution) ou secondaires (le peintre, le charme de la jeune femme, sonteint, le rouge de sa chemise). Au-delà de cette communauté de fond, certaines expressions semblentavoir été empruntées à l’historien («�au moment où�»). Les deux auteurs donnent du sens auxphénomènes climatiques. Michelet (comme le fera Dumas�; cf.�réponse à la question�2, p.�13) emploiedes termes modalisateurs�: «�la nature sembla s’associer�», l’orage «�sembla fuir devant elle�», «�d’une manièreétrange et toute fantastique�», «�comme transformée dans l’auréole du couchant�» (texte�C). Cependant,Michelet prête des intentions à la nature, là où Dumas évoque «�les rumeurs du ciel�». L’historien,nourri de la philosophie des Lumières, met en place un univers panthéiste, tandis que le feuilletoniste,

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Réponses aux questions – 16

soucieux d’émouvoir son lectorat féminin, puise dans l’imagerie chrétienne des vierges et desmartyres. Il évite de reprendre une expression telle que «�Némésis révolutionnaire�», qui fait deCharlotte Corday une allégorie païenne et républicaine de la Vengeance.Michelet signale la violence de la foule par des termes abstraits�: «�deux fanatismes contraires�». Dumas,qui veut rendre concrète l’idée de «�fanatisme�», a recours aux images (cf.�réponse à la question�4,p.�13). L’historien, informatif avant d’être pathétique, ne fait aucun usage de la métaphore.Certaines informations apparemment anodines sont, pour le romancier, les matrices de la fiction. Ainsiun «�médecin qui ne la perdait pas de vue dit qu’elle lui sembla un moment pâle�». Ce témoin donne naissance àLedru. Dumas aura soin de dramatiser sa sensibilité toute médicale à la pâleur de la suppliciée.Lamartine et André Chénier contribuent également au mythe de Charlotte Corday. Le premier luiconsacre un livre entier de L’Histoire des girondins (livre�44) et la présente comme «�un ange de l’assassinat�»,une «�Jeanne d’Arc de la Liberté�». Le second (qui mourra guillotiné) écrit un poème à sa gloire�:

«�Belle, jeune, brillante, aux bourreaux amenée,Tu semblais t’avancer sur le char d’hyménée�;Ton front resta paisible et ton regard serein.Calme sur l’échafaud, tu méprisas la rageD’un peuple abject, servile et fécond en outrage,Et qui se croit encore et libre et souverain.�»

André de Chénier, Hymnes et Odes, v.�54 à 59, 1762-1794.#�Le tableau a recours, comme les textes, aux figures manichéennes de l’opposition�: la gauche et ladroite, le clair et l’obscur, le bas et le haut.À gauche se trouve une zone sombre, dont s’éloigne la charrette�; à droite, le ciel s’éclaire. Ce contrasterappelle que le soleil, comme dans les textes�A et C, succède à l’orage à mesure de la progression duconvoi. Symboliquement, Charlotte Corday échappe à un univers obscur pour aller vers la rédemption.La condamnée, dont les regards s’élèvent vers le ciel, est au centre du tableau, la main droite sur le cœur.Tous les visages sont tournés vers elle. Le point de vue du peintre semble être celui d’un observateurqui, comme Ledru, se tiendrait en retrait. La focalisation rejoint ainsi celle du texte�A.La netteté de sa silhouette dressée, solitaire et verticale, contraste avec l’amas confus de la foule, quimêle femmes et hommes en armes. L’arrière-plan indistinct, qui suggère la multitude, laisse devinerun grand nombre d’armes dressées. La violence et la confusion sont du côté des spectateurs, non de lameurtrière, dont aucun indice ne rappelle la culpabilité.La charrette se dirige de la droite vers la gauche, à l’inverse du sens de l’écriture. Cette trajectoirenégative rappelle qu’il n’y a pas pour le personnage central d’échappatoire.$�Le prince Mychkine, «�l’idiot�», cherche à imaginer l’activité mentale d’un condamné dans lesminutes qui précèdent son exécution. Dostoïevski confie à son personnage le soin de rendre compted’une expérience qu’il a lui-même vécue. Ce personnage de L’Idiot éprouve une empathie«�particulière�» avec le genre humain, dont il partage les souffrances, jusqu’au désir du sacrifice de soi.Le champ lexical des perceptions mentales se divise en deux catégories. Tout d’abord, plusieursexpressions rendent compte de la tentative de pénétrer l’esprit de la victime�: «�il n’était guère àsupposer�», «�Il est étrange de constater�», «�Je me figure�», «�Songez�», «�il est certain�», «�imaginez�», «�laquestion de savoir�», «�qui sait si�», «�essayez de peindre�». D’autre part, le narrateur se substitueprogressivement au condamné et adopte peu à peu son point de vue�: «�un sentiment religieux�», «�dans soncerveau�», «�la multitude de pensées qui l’assaillent�». Il en vient à exprimer les pensées de ce dernier audiscours direct. Le narrateur-personnage a dès lors pénétré l’esprit de l’homme qui va mourir, il devientomniscient�: «�l’intelligence et la mémoire�», «�on ne peut échapper�», «�l’homme […] … sait�», «�il entend�».L’évolution des pronoms sujets montre la progression de l’empathie�: «�on l’entend�» –�il s’agit du bruitdu couperet�–, «�Moi, […] j’écouterais�», «�je le percevrais�», «�perceptible�». Enfin, après la décapitation, sepose la question de la subsistance de l’activité cérébrale. Les tournures interrogatives directes ouindirectes –�«�a ou n’a pas conscience�»�– dominent alors.Ce relevé montre à quel point le thème central de ce passage est la souffrance psychique infligée aucondamné. L’«�idiot�» se substituant à lui exprime implicitement sa tendance christique au sacrifice desoi. Tout l’argumentaire de ce texte tourne autour de la question de la compassion.%�Eugène Weidmann fut le dernier condamné guillotiné en public le 16�juin 1939. C’est sans doute àla photographie de son exécution que fait allusion ici le personnage de Camus. Un attroupement assezrestreint, en demi-cercle, constitue l’assistance. La guillotine, sans estrade, est disposée, à l’étroit, sur

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Les Mille et Un Fantômes – 17

un trottoir. Tout semble se faire en catimini. Villiers de L’Isle-Adam (1838-1889), loin d’être unabolitionniste, déplorait déjà la disparition de l’estrade�:

«�Je suis un peu pensif, je l’avoue. De cette guillotine moins l’échafaud, –�de cette chute un peu trop basse,en vérité, du couteau légal (qui a l’air de s’abîmer dans une souricière) se dégage, pour tout esprit,l’impression d’on ne sait quelle grossièreté dérisoire, commise envers la Loi, la Nation, l’Humanité et laMort. Ce sans-façon trivial, cette exagération dans le terre-à-terre de l’instrument justicier n’est ici que dela plus choquante inconvenance. Guillotine d’un peuple d’hommes d’affaires. L’aspect de l’appareilsemble, en effet, nous dire, avec une prud’homie spécieuse�:–�Tel individu a tué. Soit. Nous l’expédions donc à son tour, de la manière la plus brève, la moins cruellepossible, c’est-à-dire en gens pressés, pratiques AVANT TOUT et peu soucieux du théâtral, dudéclamatoire. Pour lui épargner quelques secondes d’angoisses inutiles, NOUS avons supprimé des marchesd’un Moyen Âge aujourd’hui démodé, ce qui réduit la peine au strict nécessaire.�»

Le Réalisme dans la peine de mort (première publication dans Le Figaro, 1885).Ce qui a disparu, comme le souligne Meursault, c’est l’élévation du condamné vers le ciel, et par là mêmela possibilité du sentiment de rédemption, si présent dans les autres textes du corpus. L’exécution perdtoute sacralité. Cet argument est repris par Albert Camus dans Réflexions sur la guillotine. Dans une sociétésans transcendance, sans Dieu, sans croyance en l’au-delà, rien ne justifie plus la mise à mort légale.

Travaux d’écriture

Question préliminaireLa focalisation interne domine dans les textes du corpus.Dans Le Dernier Jour d’un condamné (texte�B) et L’Étranger (texte�E), le personnage-narrateur est lecondamné lui-même. Il s’exprime à la 1re�personne. Les auteurs tentent, par ce procédé, de restituer lemonologue intérieur d’un condamné à l’approche de son exécution. Victor Hugo imagine que lapossibilité lui est donnée de consigner à la hâte ses dernières pensées entre la fin du trajet et la montéedes marches de l’échafaud. Le texte se présente comme un document, par le biais d’un subterfugelittéraire, qui vise à créer une impression de réel. Dans L’Étranger, le monologue intérieur ducondamné ne constitue pas le principe même du roman. Loin de dramatiser la mise à mort, Camus ladistancie. Le personnage considère avec une certaine froideur l’absurdité du système judiciaire, qui faitdu condamné lui-même le rouage d’une mécanique.Dumas et Dostoïevski choisissent également la focalisation interne. Mais il s’agit cette fois du regard d’unobservateur sur le condamné. Dans les deux cas, un phénomène de sympathie s’opère du spectateur ausupplicié. Dostoïevski oscille du point de vue de l’observateur à celui de la victime. Il opère un glissementde la focalisation interne à la focalisation omnisciente. Le prince Mychkine est ici, comme Ledru chezDumas, le relais du narrateur principal. La mise en abyme favorise ce jeu sur les focalisations.Le texte de Michelet occupe une place à part. Le récit est celui d’un historien, qui n’a pas assisté à lascène mais qui a recueilli des informations et des témoignages dont il fait le compte rendu.Cependant, certaines informations pathétiques ou approximatives («�on assure que Robespierre, Danton etCamille Desmoulins�») donnent à ce texte un caractère romanesque. La focalisation est tour à touromnisciente («�elle troublait les cœurs, les laissait plein d’étonnement�») et interne («�la foule […] vit sortir[…] la belle et splendide victime�», l’orage «�dura peu, sembla fuir devant elle�»). Michelet adopte la plupartdu temps le point de vue interne d’un spectateur, proche de celui du médecin. L’avant-dernierparagraphe, par exemple, privilégie le regard de ce témoin.Le recours fréquent, plus ou moins apparent, à la focalisation interne est l’une des ressources dupathétique, puisqu’il favorise l’identification. Ce registre impressionne le lecteur et contribue à lepersuader de la barbarie de la peine de mort.

Commentaire

1. L’ancrage dans le réelA. Les repères spatiaux et les repères temporelsB. Les détails concretsC. Le rythme de la narration

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2. La confusion des sensationsA. Perte des repèresChamp lexical du mélange, de la confusion.B. Abondance des impressionsAccumulations, déictiques, anaphores.C. Accélération du rythmeLe monde extérieur devient mobile�: «�et la charrette allait, allait […] ceux qui sont endormis�».

3. La déshumanisationA. Déshumanisation du monde et des gens«�Cette route pavée et murée de visages humains�».B. Déshumanisation du condamné lui-même«�Mes yeux lisaient�», «�machinalement�».C. Le cauchemarLa réalité prend l’apparence du fantastique.

Dissertation

IntroductionOn prendra soin, dans l’introduction, de distinguer les notions de «�conviction�» et de «�persuasion�».La première fait appel au raisonnement, la seconde prend appui sur les ressources de l’émotion.

1. Certaines facilités des œuvres narratives décrédibilisent la thèse défendueA. Les œuvres narratives visent avant tout à distraire le lecteurB. Le recours systématique à la sensiblerie ou à l’ironie manipule le lecteur sans éclairer sa raison

2. Cependant la forme narrative est accessible à tous les publicsA. L’identification favorise la persuasionB. Ces œuvres accessibles permettent au plus grand nombre l’amorce d’une réflexion

3. La forme narrative n’exclut ni le raisonnement, ni la dialectiqueA. Recours aux digressions argumentativesDigressions du narrateur, monologue ou discours d’un personnage.B. Les dialogues permettent la confrontation des thèses

Écriture d’inventionLe procès de Charlotte Corday a lieu le mercredi 17�juillet, à 8�heures du matin. Le président Montané luidemande qui doit la défendre. Elle répond que son ami Gustave Doulcet n’a pas été prévenu. L’avocatChauveau-Lagarde est alors commis d’office. Charlotte Corday ne cherche pas à minimiser son crime etconfirme les dires des témoins à charge. L’accusateur public Fouquier-Tinville demande sa tête.Ces quelques informations peuvent être communiquées aux élèves. Comme le fait Alexandre Dumas,ils sont appelés à prendre des libertés avec la réalité historique, tout en restant vraisemblables.Le discours prononcé par le défenseur doit être construit et argumenté�; on peut concevoir unepremière partie visant à convaincre les juges et une seconde partie destinée à émouvoir les jurés.

1. Charlotte Corday est coupable mais n’a pas agi à des fins contre-révolutionnairesA. Héroïsme de Charlotte Corday qui a agi au nom de la Nation, c’est-à-dire pour un intérêt supérieurB. Courage de cette jeune femme qui reconnaît les faits

2. Sa mise à mort desservira l’intérêt révolutionnaireA. La mise à mort d’une femme aussi jeune suscitera trop d’émotion et risque de retourner le peuple contre letribunal révolutionnaireB. Risque d’en faire une martyre (voir les textes A et C)

Le recours aux accumulations, aux antithèses, à l’hyperbole et à l’anaphore sera valorisé.

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Les Mille et Un Fantômes – 19

E x t r a i t d u c h a p i t r e V I I ( p p . � 1 0 7 à 1 1 8 )

! Lecture analytique de l’extrait (pp.�119-120)!�Dans la note de la page�108, Alexandre Dumas intervient en tant qu’auteur. Il emploie la1re�personne du pluriel afin de conférer à cette note une certaine gravité, mais également pour sedistinguer de son propre personnage du récit. Il souligne ici sa volonté d’inscrire ses propos dansl’actualité, et il insiste sur leur caractère engagé afin d’excuser ce qui pourrait sembler unecomplaisance malsaine pour l’horreur (on retrouve chez Albert Camus ce refus de l’euphémisme–�cf.�Réflexions sur la guillotine, coll.�«�Folio�», Gallimard, p.�145).Des lignes�1990 à 1992, la 1re�personne, au singulier cette fois, représente le personnage de Dumas. Saprésence discrète mais vigilante a pour fonction d’authentifier le récit de M.�Ledru, dont il perçoit lesémotions�: «�Je crus entendre comme un soupir.�» Avant que ce dernier ne reprenne la parole, lepersonnage de l’auteur prend soin de rappeler qu’il faisait «�nuit complète�». Le récit, raconté dans detelles circonstances, devient dès lors plus impressionnant."�Le vocabulaire du corps humain concerne principalement la tête et le cou�: «�le cou�» (l.�1951), «�lacolonne vertébrale osseuse�» (l.�1955), «�la tête�» (l.�1963), «�le cerveau�» (l.�1978, 1981, 1983), «�un morceau ducrâne�» (l.�1979), «�les artères vertébrales�» (l.�1984), «�les canaux osseux du cou�» (l.�1984), «�les veines du cou�»,«�le cou et les veines�» (l.�1986-1987). L’accumulation de termes centrés sur cette partie du corps fait l’effetd’un gros plan et accentue la sensation de réel. L’être humain se réduit ici, par synecdoque, à sa tête danslaquelle toute son humanité semble s’être réfugiée. De plus, au fil du texte, le vocabulaire se fait plusmédical et désigne des organes de plus en plus fins («�les canaux�», «�les veines�»). Le lecteur a l’impressionde s’immiscer dans les méandres de l’anatomie, et même de suivre le trajet de la lame. La succession determes anatomiques associés à l’idée du supplice produit de «�l’horrible à froid�».#�Le champ lexical de la souffrance est peu varié dans ce passage. Les mots «�douleur�» (l.�1946, 1956,1958, 1974, 1980) et «�souffrance�» (l.�1965-1966) en sont les principaux représentants (l.�1950�:«�sensible�»�; l.�1974�: «�angoisse�»). La récurrence insistante de mots semblables met en relief le centredu débat, qui porte sur la probabilité et l’intensité des sensations post mortem. L’auteur ne cherche pasdans ce dialogue à varier les ressources lexicales�; il s’agit d’un dialogue entre deux médecins, et nond’une «�dispute�» littéraire�; le vocabulaire doit être précis, sans fioriture, direct. Dans la bouche deLedru, les mots «�douleur�» et «�souffrance�» sont associés à des termes superlatifs (l.�1947�: «�terrible�»�;l.�1956�: «�une des plus atroces�»�; l.�1965�: «�l’horrible intensité�») lorsqu’il s’agit de décapitation. Ledrurefuse ici l’euphémisme et associe crûment l’idée de souffrance à celle d’un vocabulaire scientifiqueimpressionnant –�ce qui contribue à donner à ce texte sa tonalité particulière, à la fois didactique etpathétique�: la précision des arguments scientifiques n’empêche en rien l’émotion.$�Dumas compare dans ce passage deux types de supplices. Le sang est évoqué à deux reprises àpropos de la pendaison, qui n’est pourtant pas un mode d’exécution sanglant (l.�1981-1983�: «�lecerveau est comprimé par un amoncellement du sang�», «�or, chez le pendu, le sang s’amoncelle�»). Le mot«�sang�» appartient ici au vocabulaire de l’observation scientifique. Loin de se répandre, il se concentreà l’intérieur du cerveau de l’individu mis à mort. Cette hémorragie interne entraîne la mort sans fairesouffrir, d’après M.�Ledru�: le sang n’a pas été versé et continue de remplir ses fonctions internes.En revanche, la guillotine fait couler le sang en quantité, de façon spectaculaire et mortifère, au pointde remplir une fosse d’un mètre de profondeur (l.�100�: «�une si grande quantité de sang�»). Le mot«�sang�» perd alors toute connotation médicale et revêt la symbolique du rouge, chargée de violence.Cette démesure n’ensanglante pas seulement la place de la Révolution, mais l’idéal révolutionnaire,qui tue aveuglément («�un enfant de huit à dix ans […] tomba dans ce hideux fossé et s’y noya�»).%�Un véritable «�bain de sang�» envahit le texte. L’épisode de l’enfant noyé met en œuvreconcrètement cette formule. L’utopie révolutionnaire, à force de se vouloir réelle, détraque le mondeet réalise les métaphores. L’emploi du superlatif (l.�1996�: «�au plus fort des exécutions�»�; l.�1997�: «�unesi grande quantité de sang�») et les données chiffrées (l.�1996-1997�: «�trente ou quarante personnes parjour�»�; l.�1999�: «�un fossé de trois pieds de profondeur�») soulignent la démesure de la Terreur, à la foisindustrielle et apocalyptique. À «�l’horrible à froid�» succède «�l’horrible à chaud�». Alexandre Dumasjoue avec les nerfs de ses lecteurs, qui –�il le sait�–, sont amateurs de sensations fortes. Cette anecdoteest donc une transition qui permet à M.�Ledru de reprendre son terrible récit.

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Réponses aux questions – 20

&�Les interventions du docteur sont au nombre de quatre et s’étendent tout au plus sur quatre lignes.Il interrompt, de façon intempestive, un récit pathétique, pour s’insurger brusquement contre l’idéede la persistance de la douleur après la décapitation. Cette exclamation lance le débat. Le ton est celuide la polémique. Les remarques du docteur, loin de déstabiliser Ledru, lui permettent au contraire dedonner du poids à son discours. Il sert de relance et permet à son interlocuteur de développer sur unevingtaine de lignes une démonstration construite. Ses capitulations successives (l.�1958 et 1988) ledécrédibilisent. Il pousse la maladresse jusqu’à formuler lui-même les arguments de son adversaire(l.�1967 à 1969). Il s’agit d’un faux débat. Le docteur, dépourvu de véritable personnalité, est unpersonnage-outil, faire-valoir du médecin éclairé qu’est Ledru.'�Si leur premier échange est intempestif (l.�1948�: «�Ah�! Voilà ce que je nie�!�»�; l.�1960�: «�Oh�! c’estce que je nie à mon tour�!�»), Ledru et le docteur mènent néanmoins une conversation courtoise�:chacun construit sa réponse en prenant en compte avec précision le raisonnement de l’autre. Par deuxfois le docteur est amené à reconnaître le bien-fondé des propos de son interlocuteur (l.�1958, 1988�:«�soit�»). La première de ces concessions à la thèse adverse est immédiatement suivie d’une objection(«�mais�») qui permet à Ledru d’aborder la question de la douleur. La troisième réplique du docteurcommence par l’adverbe «�ainsi�». Il formule lui-même la conclusion du raisonnement de Ledru. Àpartir de cette réplique, le docteur a capitulé. Ledru répond en effet par une formule qui souligne unemutuelle compréhension�: «�Sans aucun doute�» (l.�1970). Le débat est clos. Le «�soit�» de la ligne�1988est suivi d’un «�mais�» qui n’introduit cette fois-ci aucune objection. En effet, le docteur se contente,dans sa dernière réplique, d’inviter Ledru à reprendre le fil du récit qu’il avait dû interrompre.(�M.�Ledru s’adresse avec vigueur à son interlocuteur direct en tant que médecin, comme le soulignel’emploi d’un vocabulaire médical spécialisé. L’emploi répétitif de la 2e�personne du pluriel (l.�1949,1951, 1954) fait l’effet d’une série de coups qui déstabilisent l’adversaire. Les propos de Ledrudeviennent ensuite plus généraux et supposent un destinataire plus universel, capable de comprendre,comme le docteur, un vocabulaire moins spécialisé. Le lecteur est amené à partager la position de Ledru,dans la mesure où il ne souhaite pas s’identifier à son piteux interlocuteur, traité avec une certainecondescendance�: «�Et, en effet, docteur, vous savez cela mieux que personne�» (l.�1977-1978). Ledru nesuppose pas que le docteur puisse contester ces propos, qui prennent dès lors le statut d’évidences.)�Ce passage de dialogue interrompt la narration. Il a pour fonction de ralentir le rythme du récit, afind’exciter plus vivement l’impatience et la curiosité de l’amateur de feuilletons. La question de la douleur,abordée de façon médicale et impersonnelle, laisse présager une transposition romanesque. L’abondanced’explications scientifiques incite le lecteur à donner du poids aux propos de Ledru, qui, fort de cettecrédibilité renforcée, peut revenir au récit de ses amours avec Solange. Ledru devient un personnageplus émouvant par le biais du dialogue. En effet, malgré son trouble, il a la force de caractère nécessairepour répondre posément aux remarques peu délicates du docteur. Ce dialogue permet au lecteur des’extraire pour un temps de la focalisation interne pour observer en témoin extérieur (ce qui est laposition du personnage de Dumas dans le récit) les réactions et l’émotion contenue de Ledru.*+�Dumas choisit de ne pas laisser le docteur développer sa thèse, qui reste implicite. Ce personnageconteste les idées de Ledru qu’il considère comme subversives. Il est le porte-parole de l’opinioncommune et partage les idées du bon docteur Guillotin, selon lequel la guillotine est un progrès parcequ’elle rend les exécutions capitales indolores. Cette trouvaille révolutionnaire permet donc de mettreà mort en toute tranquillité, sans cruauté. Les décrets de l’Assemblée constituante lui tiennent lieu deprincipe de vérité. À travers ce personnage, privé de toute capacité de réflexion personnelle, Dumasremet en cause la société de ses contemporains. Le personnage du docteur incarne tout ce que Dumasdéteste et dénonce dans sa lettre au duc de Montpensier�:«�On se plaint […] qu’il n’y a plus de conversation de nos jours en France. J’en sais la raison. C’est que lapatience d’écouter diminue chaque jour chez nos contemporains. L’on écoute mal ou plutôt l’on n’écoute plus dutout. J’ai fait cette remarque dans la meilleure compagnie que je fréquente.Or, mon cher ami, quelle est la meilleure compagnie que l’on puisse fréquenter de nos jours�? C’est biencertainement celle que huit millions d’électeurs ont jugée digne de représenter les intérêts, les opinions, le génie dela France. C’est la Chambre enfin�!–�Eh bien�! rentrez dans la Chambre, au hasard, au jour et à l’heure que vous voudrez. Il y a cent à parier contreun que vous trouverez à la tribune un homme qui parle, et sur les bancs cinq à six personnes, non pas quil’écoutent, mais qui l’interrompent.�»

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Les Mille et Un Fantômes – 21

*,�C’est au moyen du verbe nier, qui lui tient lieu de pensée, que le docteur interrompt le récit deLedru («�Ah�! Voilà ce que je nie�!�»). Ce dernier l’emploie à son tour au début des trois phrasesinterrogatives qui constituent sa première réplique («�nierez-vous […]�?�»). Cette anaphore, dont lefutur renforce la vigueur, apporte à la réponse de Ledru une tonalité oratoire. Le verbe nier suggèreune pensée simplement négative, donc vide. La richesse et le rythme de la réponse contrastent doncavec l’indigence des propos du détracteur. L’habileté de Ledru consiste à reprendre le vocabulaire deson adversaire, pour en détourner la portée. Ledru remplace le vide du mot «�Voilà�» par un contenupertinent, que l’autre ne peut plus contester. Il met donc son détracteur face à l’inanité de sonintervention. Personne ne peut nier l’éventualité d’une souffrance survivant au supplice.*-�Le vocabulaire scientifique est employé ici de médecin à médecin. Il s’agit d’une conversation despécialistes, qui se comprennent. Leur accumulation impressionne le lecteur, a priori profane en lamatière. L’habileté de Dumas consiste à mêler un vocabulaire simple, à la portée de chacun (l.�1948 etsuivantes�: «�notre corps�», «�le cou�», «�les nerfs des membres�», «�la moelle épinière�»…), à un vocabulairemédical que rehaussent deux finales latines (l.�1952�: «�le sympathique, le vagus, le phrémius�»). Le lecteurn’est pas exclu de la conversation, il est même flatté de comprendre. Ces trois mots apportent auvocabulaire plus courant une connotation scientifique, dont il serait dépourvu en dehors du contexte.Ainsi en est-il pour les mots plus abstraits, comme «�le sentiment, la personnalité, le moi�».*.�Ces trois termes abstraits semblent à première lecture former une métabole (Fontanier, Les Figuresdu discours�: figure qui consiste «�à accumuler plusieurs expressions synonymes pour peindre une même idée,une même chose avec plus de force�»). Ils recouvrent pourtant des notions différentes et sont organisés engradation croissante. Le sentiment est ce qui est ressenti, éprouvé par une personne, à un momentdonné, en fonction de la situation dans laquelle elle se trouve et justement de sa personnalité. Lapersonnalité est formée par l’ensemble des traits caractéristiques d’un individu�; elle évolue au cours dela vie, mais s’inscrit, plus que le sentiment, dans la durée. Le moi est un terme on ne peut plusabstrait�; il s’agit d’un pronom personnel substantivé, censé exprimer l’inexprimable. Le recours àl’usage absolu du pronom suggère la part la plus mystérieuse et indicible de l’être. S’agissant de la vieaprès la décapitation, Dumas opère ici un rapprochement entre le langage scientifique et le langage del’esprit, qui donne une réalité troublante aux fantômes que sont ses têtes parlantes.*/�La dernière intervention de Ledru est ambiguë. En effet, cet adversaire de la peine de mort s’échine àdémontrer les bienfaits de la pendaison, qui en viendrait à passer pour un moment de pure extase. Cesupplice procure «�un sommeil profond sans aucune douleur particulière, sans aucun sentiment d’une angoissequelconque, une espèce de flamme qui jaillit devant les yeux, et qui, peu à peu, se change en couleur bleue, puis enobscurité�» (l.�1973 à 1976). Ledru revient ensuite au registre médical et démontre, de façon moinspoétique, que la pendaison est absolument indolore. Ces arguments, qui militent sans doute contre laguillotine, ne sont pas loin de desservir finalement l’argumentation développée dans Les Mille et UnFantômes. En effet, ce n’est pas la souffrance morale infligée aux condamnés que dénonce Dumas dans cerecueil, mais la souffrance physique et sa persistance après la décapitation. Or il met dans la bouche deson porte-parole le plus important des arguments en faveur d’un autre mode d’exécution, indolore.Malgré cette maladresse, reconnaissons que Dumas a contribué à faire connaître au grand public unargument abolitionniste sur lequel de nombreux médecins s’interrogeaient alors.

! Lectures croisées et travaux d’écriture (pp.�121 à 128)

Examen des textes et de l’image!�Les trois premiers paragraphes du texte de Jean-Joseph Sue commencent par des tournuresverbales�: «�Je suis persuadé que�», «�Je suis encore presque sûr�», «�Est-il invraisemblable de croire que…�?�».Ces indices de certitude expriment paradoxalement un doute. En effet, l’auteur formule ici unehypothèse à la réalité de laquelle il croit fermement.En revanche, dans les deux derniers paragraphes, consacrés à la réfutation des arguments de ses détracteurs,les tournures impersonnelles dominent�: «�Il est bien vrai que�», «�Il ne faut jamais confondre�». Après uneconcession apparente (absence de corrélation des membres coupés avec le cerveau), les failles de la thèseadverse sont mises en avant (le lien entre corrélation et douleur n’a pas été démontré).

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Réponses aux questions – 22

L’abondance des questions à partir du troisième paragraphe confirme qu’il s’agit d’une hypothèse plusque d’une démonstration. Jean-Joseph Sue utilise une argumentation négative (le contraire de ce quej’affirme n’a pas été démontré) plus que positive. Il se fonde sur son intime conviction, comme lesouligne l’emploi insistant de la 1re�personne du singulier, et défend son caractère empirique.La suite du texte insiste sur ce point et rapporte par le détail un catalogue d’expériences sur des fœtushumains et divers animaux, qui ont pour lui valeur de preuve�: «�Ce qui prouve ce que j’avance, c’est quedes corps humains et des animaux peuvent vivre, se développer et sentir, sans cerveau et sans moelle épinière, ouavec une moelle épinière sans cerveau.�»"�Dans le 1er�paragraphe, P.�J.�G.�Cabanis énumère avec condescendance une série d’arguments propres àdiscréditer la théorie de J.-J.�Sue. Le recours à la prétérition –�qui consiste à aborder un sujet en prétendantn’en pas parler�– favorise cet effet�: «�Je passe sous silence�», «�Je ne m’attache pas non plus�», «�Enfin je ne metspoint en ligne de compte�». Cette figure de rhétorique a pour avantage de ridiculiser la thèse adverse tant lesarguments qui s’y opposent apparaissent comme une série d’évidences. Cette première partie faussementnégative permet de mettre en relief le caractère affirmatif du paragraphe suivant consacré à sa conclusion�:la guillotine est un mode d’exécution rapide et indolore.Sue construit son raisonnement à partir d’une idée générale, puis le vérifie par les faits (raisonnementdéductif). Cabanis, lui, part de l’observation de faits dont il tire des conséquences (raisonnement inductif).#�Les Têtes coupées sont d’un réalisme dérangeant. Le couple antithétique de l’homme et de la femmeprovoque un malaise qui va au-delà de l’extrême crudité du tableau�: plus qu’un simple exerciced’observation, il est orchestré selon une véritable mise en scène.La répartition de l’espace relègue au second plan la femme, tête pâle sur un fond noir. Enrouléepresque douillettement dans des draps qui semblent avoir été préparés pour l’accueillir, elle sembledormir�; ses paupières et ses lèvres sont closes�; son visage apaisé est tourné, comme confiant, vers latête de l’homme. Maquillée, nettoyée, apprêtée, elle ne porte pas les stigmates d’une mort violente.L’homme, en revanche, a les traits convulsés�; sa bouche laissée béante par le rictus de la mortdécouvre les dents�; les yeux laissés ouverts gardent un regard figé�; son teint est sombre, son visagemal rasé. L’homme donne l’impression d’agoniser encore.Les deux têtes sont posées sur un linge blanc, que rougit au premier plan le sang de la tête suppliciée. Letraitement du linge annonce l’impressionnisme et constitue en lui-même un «�morceau de peinture�».Dépouillé de l’esthétisme néoclassique des drapés, il offre une prise visuelle sur la matière brute. Le sangpourtant s’y écoule d’une façon étrange et forme la ligne horizontale d’un paysage abstrait. Ces drapsambigus évoquent un linceul, un linge médical, mais aussi un lit conjugal. L’abstraction même de leurcomposition est au service de la polysémie du tableau. Le rapprochement décalé entre la paix et la violencefait de cette toile une parodie macabre, une vanité grinçante où la mort singe la vie.Le traitement de ces deux têtes est discordant�: elle, dans la paix, et lui, dans l’horreur, forment uncouple archétypal (la Belle et la Bête). Il pourrait s’agir d’un ouvrier, fraîchement décapité, et d’unearistocrate. Quoi qu’il en soit, cette disposition, cette disparité posthume offrent deux images de lamort, l’une euphémisée, supportable, parce que proche du sommeil, l’autre insoutenable et clinique,présentant un corps désacralisé. Ce rapprochement antithétique pose de manière dialectique laquestion de la souffrance post mortem des suppliciés.$�Villiers de L’Isle Adam dénonce, dans Le Secret de l’échafaud, la vanité du scientisme (comme il le faitsur un mode plus burlesque dans l’un de ses Contes cruels intitulé «�L’Appareil pour l’analyse chimique dudernier soupir�»). Velpeau incarne le positivisme. L’emploi à la ligne�14 du vocabulaire scientifique n’estpas sans rappeler le jargon des médecins de Molière. Il se justifie ici cependant par le fait que Velpeaus’adresse à un homme de science. Les expressions hyperboliques («�illuminer la science�», «�la mémoire […]d’un héros�») confèrent à ses propos une tonalité épique qui en fait une parodie.

Travaux d’écriture

Question préliminaireJean-Joseph Sue, dans cet extrait, insiste sur la cruauté du supplice de la guillotine. Il emploie le terme«�supplicié�», qui évoque bien évidemment la douleur, là où Cabanis recourt à une formule plus distanciée�:«�homme guillotiné�». Le champ lexical de la souffrance («�suppliciés�», «�désordres nerveux�», «�se contractent, sepressent�», «�le corps [qui] souffre�», «�douleur�») est omniprésent et associé à celui de la vitalité («�puissancevitale�», «�vigueur�», «�puissance pensante�», «�sensations�», «�chaleur vitale�»). Ce rapprochement antithétique

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Les Mille et Un Fantômes – 23

participe de la stratégie argumentative du texte, puisqu’il fait de la guillotine un procédé monstrueux, quibrise la frontière ordinaire de la vie à la mort et bouleverse l’ordre des choses. Ce procédé est celui qui faitdu tableau de Théodore Géricault une œuvre si troublante, à la fois réaliste et fantasmagorique. Les têtescoupées ne cessent pas d’être porteuses d’humanité, comme le souligne la composition du tableau. Mais, siJean-Joseph Sue s’insurge et cherche à agir contre la guillotine, Géricault donne à voir mais n’édicte nuljugement�; il met le spectateur face à sa propre ambiguïté. Aucune focalisation particulière ne permet eneffet au spectateur d’interpréter cette toile comme une œuvre engagée.Cabanis, plus distant et plus froid que Sue, place sa crédibilité dans son objectivité. Son dessein n’est pas icide s’opposer à la peine de mort, puisqu’il propose un supplice de substitution plus doux�:

«�Depuis que le 10 Thermidor nous a rendu la liberté de la parole et de la presse, tout ce qui porte dans lecœur quelque sentiment d’humanité s’est élevé avec force contre les assassinats juridiques dont la tyranniedécemvirale avait couvert la France. Dans ces derniers temps, quelques écrivains ont voulu dirigerl’indignation publique contre le genre même du supplice�: ils le regardent comme fort douloureux�; et c’estsous ce point de vue qu’ils en demandent la suppression.Je la demande aussi, quoique par d’autres motifs. Je pense qu’on pourrait en effet substituer à ce suppliceun autre genre de mort, du moins tant que les législations modernes ne sauront employer de meilleursmoyens pour arrêter le crime. Je joins donc mes vœux aux réclamations de MM. Oelsner et Soemmering etdu citoyen Sue�; et j’honore beaucoup le sentiment qui les a dictées. Mais, je l’avoue franchement, je nepuis partager l’opinion sur laquelle ils se fondent.�»

P.�J. G. Cabanis, Note sur le supplice de la guillotine (incipit).Villiers de L’Isle Adam, loin de dénoncer la guillotine, en déplore la désacralisation. Son but est icid’utiliser ce thème pour lequel il éprouve une fascination morbide afin de ridiculiser le scientisme�:

«�Que signifient ces deux cyniques ressorts à boudins qui amortissent sottement le bruit grave du couteau�?Pourquoi sembler craindre qu’on l’entende�? –�Ah�! mieux vaudrait abolir tout à fait cette vieille loi qued’en travestir ainsi la manifestation�! Ou restituons à la Justice l’Échafaud dans toute son horreur salubreet sacrée, ou reléguons à l’abattoir, sans autres atermoiements homicides, cette guillotine déchue etmauvaise, qui humilie la nation, écœure et scandalise tous les esprits et ne fait grand’peur à personne.�»

Villiers de L’Isle Adam, Le Réalisme dans la peine de mort(première publication dans Le Figaro, 1885).

Alexandre Dumas souhaite, comme Jean-Joseph Sue, lutter contre la peine de mort en démontrant lacruauté d’un mode d’exécution présenté comme indolore. Il reprend cependant les arguments deCabanis sur la pendaison qui ôtent à son propos quelque cohérence.Finalement, aucun de ces auteurs n’occupe une position véritablement claire ou efficace sur la questionde la peine de mort. Le corps désacralisé par la science occupe des œuvres qui oscillent entre réalisme,fantastique et engagement avec une ambiguïté certaine. Tout cela est sans comparaison possible avec laposition très claire de Camus quant au refus de l’euphémisme comme de la complaisance sur la questionde la peine capitale (cf.�Réflexions sur la guillotine, coll.�«�Folio�», Gallimard, pp.�152-153).

Commentaire

IntroductionAlexandre Dumas pratique couramment la réécriture. Ses emprunts sont constants, dans des domainesaussi divers que la fiction, l’histoire ou la science. La polémique entre Sue et Cabanis lui sert de basepour la rédaction de cet extrait des Mille et Un Fantômes. Le passage de la note sur le supplice de laguillotine de Cabanis présente avec le texte de Dumas des similitudes. La thèse de ce dernier estpourtant contraire à celle de Ledru, porte-parole de Dumas. Ces deux textes, apparemment opposés,le sont-ils véritablement�?

1. Opposition apparenteA. Le genre•�Roman fantastique pour Dumas.•�Essai scientifique pour Cabanis.B. La thèse•�La guillotine est une erreur philanthropique (Dumas).•�La guillotine est indolore (Cabanis).

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Réponses aux questions – 24

C. Le type de raisonnement•�Dialectique chez Dumas.•�Polémique chez Cabanis.

2. Points communsA. Pratique du doute, prudence de la pensée•�Champ lexical de la prudence (Cabanis).•�M.�Ledru invite le docteur à la pratique du doute�: «�Qui dira si […]�?�» (Dumas).B. Réflexion sur l’expérimentation•�Cabanis reconnaît que sa certitude théorique n’est pas validée par l’expérimentation dont il ne niepas l’importance.•�M.�Ledru pratique l’expérimentation sur les têtes coupées.C. Accord sur l’asphyxie, tant du point de vue de la forme que de celui du fondLes exemples de Cabanis au sujet de la pendaison sont repris par M.�Ledru (Dumas).

3. Ambiguïté des deux textes•�Ni l’un ni l’autre ne se positionne clairement pour ou contre la peine de mort.•�Cabanis n’écrit pas pour faire abolir la peine de mort, qu’il juge nécessaire tant qu’aucun autremoyen d’éradiquer le crime n’aura été trouvé. Il s’exprime au nom de la rigueur scientifique, maisaussi pour des raisons politiques (voir l’introduction dans le livre de l’élève).•�Dumas s’oppose à la peine de mort, mais donne involontairement des arguments en faveur de sonmaintien, en reprenant les arguments de Cabanis sur la pendaison. Dumas lui-même ne se rapproche-t-il pas des thèses conservatrices de Soemmering et de Sue en raison de ses échecs politiques et desviolences de la révolution de 1848, qui lui font regretter les mœurs policées de l’Ancien Régime�?•�Cette ambivalence est bien celle qu’il annonce dans sa lettre au duc de Montpensier�: «�Je vais commeun de ces hommes dont parle Dante, dont les pieds marchent en avant, c’est vrai, mais dont la tête est tournée ducôté de leurs talons.�»

Dissertation

IntroductionDumas emploie des arguments scientifiques, tandis que Sue et Cabanis ont recours à des procédéslittéraires. Science et littérature font-elles bon ménage�? Le rapprochement de ces deux notions dansl’expression «�science-fiction�» (apparue dans la langue française vers 1950) semble servir la fantaisie dela fiction plus que la rigueur de la science. Dès qu’il s’agit d’une thèse à défendre, de littératureengagée, on peut se demander si le recours à la science, loin d’apporter du crédit à la thèse défendue,ne va pas l’orienter vers la fantaisie, si ce n’est vers le fantastique.

1. Le rapprochement entre science et fiction décrédibilise la scienceA. Il favorise la fiction et exalte l’imaginaireExemples�: Jules Verne (Vingt Mille Lieues sous les mers), Villiers de L’Isle Adam (L’Appareil pourl’analyse chimique du dernier soupir).B. Les arguments scientifiques se galvaudent au sein d’une fictionExemple�: Les Mille et Un Fantômes.C. Le rapprochement avec l’occultisme et le fantastique rend suspect le sérieux des arguments scientifiquesFaut-il d’ailleurs les prendre au sérieux, et Dumas n’a-t-il pas conscience du caractère parodique etfantasque de son roman�?

2. La science comme porte ouverte à l’imaginaire est efficaceA. Devenue métaphorique, elle permet l’engagementExemple�: Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes.B. La science-fiction est visionnaire�; la science est porteuse de vérité en littérature lorsqu’elle s’affranchit de saréalitéExemple�: Kafka, La Colonie pénitentiaire.

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Les Mille et Un Fantômes – 25

C. Le naturalisme a tenté de concilier rigueur scientifique et qualité littéraire, mais l’aspect littéraire l’a viteemporté sur la qualité scientifique du roman expérimentalExemple�: Zola, Les Rougon-Macquart.

Écriture d’inventionL’élève devra respecter les données historiques (voir la note concernant Velpeau) et éviter lesanachronismes. M. de La Pommerais n’est pas un aristocrate victime de la Terreur mais un criminel.Le devoir combinera narration, description et argumentation. L’objectif n’est pas de dénoncer ici lapeine de mort�; l’élève peut aussi bien choisir une position distante�; il ne lui est pas interditcependant de choisir une posture plus impliquée et de combiner l’objectivité d’un style journalistiqueavec un registre pathétique. Il est important malgré tout que le devoir reste centré sur la question duscientisme et de ses abus. Le verbe s’insurger impose une certaine indignation.

E x t r a i t d u c h a p i t r e V I I I ( p p . � 1 2 9 à 1 4 3 )

! Lecture analytique de l’extrait (pp.�145-146)!�Cet extrait narratif comporte tous les temps du récit (plus-que-parfait, imparfait, passé simple). Lesformes verbales sont très nombreuses. La multiplicité des actions entraîne une nette domination du passésimple. Ce temps sert à relater une série d’événements ponctuels, que leur durée soit longue (l.�2365 à2367�: «�la soirée se passa, la nuit vint, puis le jour, puis la journée s’écoula�») ou brève (l.�2353 2366, 2397�: «�sixheures sonnèrent�»). L’abondance de ces formes donne l’impression d’une accumulation d’événements (ou dephénomènes). Isolément, chacun semble anodin, mais leur accumulation et la précision de leurénumération donnent le sentiment que tout cela ne l’est pas. Un simple soupir poussé devant une chambreprend une dimension particulière. L’étrange naît ici d’une accumulation de faits ordinaires."�L’extrait choisi commence par une indication temporelle précise�: «�six heures sonnèrent�». Dansl’économie générale du récit, ce moment fonctionne comme un élément perturbateur, puisque l’hommecondamné par le personnage-narrateur lui a spécifié qu’il aurait de ses nouvelles à l’heure de son exécution.Or rien ne se passe à ce moment-là, si ce n’est l’arrivée, somme toute peu fracassante, d’un chat.Cependant, cette échéance se renouvelle, de même que l’arrivée, dès lors régulière, du chat. Chaque jourest identique. Ainsi, l’événement perturbateur (censé, par définition, être unique) se répète-t-ilindéfiniment. Le décompte du temps prend une épaisseur dramatique. Le rythme du récit s’en ressent etdevient particulièrement élastique. Les moments vécus en dehors de l’heure fatidique sont dénués de toutintérêt. Une journée entière occupe seulement trois lignes (l.�2365 à 2367), tandis que dix minutes vécuesà partir de six heures en présence du chat occupent huit lignes (l.�2371 à 2378). Le narrateur prend soin,avec un grand souci d’exactitude, de rapporter à son interlocuteur tous les événements qu’il a vécus, dansl’ordre chronologique. Son témoignage donne l’impression d’une grande objectivité.#�L’action se situe principalement dans la maison du narrateur, et plus particulièrement dans sachambre. Ce personnage semble complètement tourné vers les événements qui se situent dans ce lieuclos, vers lequel il revient malgré ses angoisses. Le monde extérieur est à peine évoqué (l.�2379-2380�:«�Je sortis pendant la soirée. Je visitai deux ou trois amis, puis je revins à la maison, où je rentrai, grâce à unpasse-partout�»). Le caractère approximatif du récit de cette soirée contraste avec la précision de ce quiconcerne son retour�: le lecteur ignore le nombre d’amis qu’il visite, mais sait par quel moyen il ouvresa porte –�ce qui, en soi, ne présente pas un grand intérêt. La succession des péripéties est en effet liéeà la fermeture ou à l’ouverture des portes de la chambre du narrateur. Il s’agit bien d’un huis clos.$�Le juge (le narrateur) et son valet John entretiennent une relation qui respecte les distanceshiérarchiques traditionnelles. Le valet, bien qu’il ait un nom, ne prend pas la dimension d’unconfident. Il est le témoin nécessaire du comportement de son maître. Préoccupé avant tout de sesgages, il incarne le bon sens ordinaire. Sa conversation avec la femme de chambre fait officed’intermède dialogué dans le récit, et forme une véritable saynète. John éclate de rire et fait de bonsmots (l.�2449 à 2451�: «�Il me donne vingt-cinq livres par an pour voir un chat�: je le vois. Qu’il m’en donnetrente, et j’en verrai deux�»). Le caractère léger et comique de ce dialogue accentue la solitude et ladétresse du narrateur. La présence de ce personnage permet et renforce l’hypothèse de la folie dumaître mais n’empêche en rien celle d’un fait surnaturel.

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Réponses aux questions – 26

%�Le comportement du chat est a priori celui d’un animal ordinaire�: il ronronne, saute sur les genouxdu juge et se cache sous le lit. Cependant, il est «�noir et couleur de feu�». Le chat noir –�on le sait�– estde mauvais augure�; de plus, la précision «�couleur de feu�» rappelle les flammes qui avaient jailli desyeux du criminel au moment de la sentence (l.�2339-3340�: «�une flamme jaillit de ses yeux�»). Lelecteur peut déjà émettre l’hypothèse d’une réincarnation du condamné exerçant une vengeance postmortem. En outre, le chat semble animé d’une volonté�: il saute obstinément sur les genoux du juge, lesuit avec «�insistance�» (l.�2375) et revient à heure fixe. Il disparaît, après s’être caché sous le lit, etpénètre dans la chambre alors que toutes les issues en sont fermées. Il ne peut donc s’agir d�’uneprésence réelle. Les seules hypothèses possibles sont l’hallucination ou la visite d’un fantôme.&�Le choix d’un narrateur rationnel et peu enclin à la fantaisie renforce le fantastique. En effet, lepersonnage est crédible�; on ne peut le soupçonner de laisser divaguer son imagination. Le jugeobserve les données du réel et fait des hypothèses méthodiques. Il penche au début pour uneexplication rationnelle (l.�2359-2360�: «�Il fallait qu’il eût été enfermé dans la chambre pendant la journée�»).Il éprouve au contact du chat «�une impression désagréable�» (l.�2371), sans pousser plus loin l’animosité,le chat restant à ses yeux un animal ordinaire. Le juge insiste peu sur l’hypothèse surnaturelle�; mais lesfaits imposent au lecteur cette éventualité, quand bien même le personnage concerné l’envisagerait àpeine. Sa propre folie lui semble plus vraisemblable, comme à son valet dont les propos accentuentson angoisse (l.�2387�: «�Il faut que monsieur devienne fou�»�; l.�2435-2436�: «�Monsieur ne devient pas fou�:non, il l’est�»). Ce choix narratif contribue à ancrer le récit dans le registre fantastique, commel’explique Tzvetan Todorov (Introduction à la littérature fantastique, «�Points�», Seuil, pp.�88-89).'�Les remarques subjectives sont rares, la crédibilité du texte reposant au contraire sur l’objectivité dunarrateur. Cependant, au fil du texte, ce dernier pratique une introspection méthodique, qui s’insèredans un souci plus général d’observation. Le relevé de ces passages permet de constater que lepersonnage est de plus en plus angoissé. Après la première apparition du chat, le juge n’est pas inquiet(l.�2365�: «�Je ne m’en préoccupai point davantage�»). Le lendemain, il éprouve un certain agacement(l.�2370-2371�: «�cette familiarité me causa une impression désagréable�»�; l.�2375�: «�impatienté de cetteinsistance�»). Peu à peu, ce désagrément laisse place à une inquiétude grandissante (l.�2390�: «�Cesquelques mots m’effrayèrent�»�; l.�2395-2396�: «�avec quelle impatience, mêlée de crainte�»�; l.�2414�: «�J’avouequ’une sueur froide passa sur mon front�»). Cette montée en puissance de l’angoisse permet d’imaginer ladétresse du personnage au moment du récit.(�Des lignes 2390 à 2394, le personnage hésite entre deux explications�: «�Si la vision était réelle, j’étaissous le poids d’un fait surnaturel�; si la vision était fausse, si je croyais voir une chose qui n’existait pas, commel’avait dit mon domestique, je devenais fou.�» Ce passage correspond précisément à la définition queT.�Todorov donne du fantastique (Introduction à la littérature fantastique, pp.�37-38.) Cet ancragemanifeste dans le registre fantastique est surprenant�: le docteur, chantre du positivisme, a-t-il bienpesé son argumentaire�?)�Le lecteur plongé dans ce chapitre («�Le chat, l’huissier et le squelette�») se détache du récit-cadre.Rien dans l’énonciation ne lui rappelle que le personnage du docteur mène ce récit. La mise enabyme l’en éloigne. En effet, le docteur fait ici office de simple intermédiaire, et s’effacecomplètement derrière un récit qui a été fait à un autre que lui. En effet, le juge s’est confié à unmédecin anglais (le docteur Sympson), qui a lui-même rapporté les faits au docteur de Fontenay-aux-Roses. Faisant fi de toute vraisemblance, Dumas accorde à son personnage un talent suffisant pourrapporter à la 1re�personne du singulier une histoire qu’il tient de seconde main, comme s’il en avaitété le témoin direct. Il s�’agit ici d’une pure convention narrative, qui rappelle le principe des Mille etUne Nuits, ou des Frères de saint Sérapion d’Hoffmann. La personnalité plutôt fruste et balourde dudocteur n’intervient aucunement dans l’économie du récit, qui semble exister en soi et pour soi,absolument détaché de la situation d’énonciation.*+�Le personnage-narrateur semble si lucide quant à l’éventualité de sa propre folie que le lecteur a peine ày croire. En effet, son inquiétude et son angoisse ne sont pas démesurées et n’apparaissent queprogressivement. Aucun indice dans son attitude générale ne laisse supposer la folie. De plus, le lecteur estconditionné par les récits précédents, qui l’incitent à admettre la possibilité d’événements inexplicables.Enfin, les indices favorables à une interprétation surnaturelle l’emportent dans ce récit�: le message ducondamné, le rationalisme du juge, la couleur et la ponctualité du chat. Seul son valet envisage la folie�;mais ce personnage peu imaginatif n’a pas la possibilité de faire quelque autre hypothèse.

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Les Mille et Un Fantômes – 27

*,�Le lecteur éprouve de la compassion pour le juge. En tant que personnage-narrateur, il suscite unsentiment d’identification. Chacun partage les angoisses de celui qui dit «�je�». Ce choix narratif estétrange. En effet, il est surprenant qu’un adepte de la peine de mort ne provoque aucune antipathiedans une œuvre abolitionniste. Il est vrai que ce personnage finit par mourir, mais l’accent n’est pasmis sur l’accomplissement d’une justice immanente. Au contraire, le juge semble châtié pour avoir étéincrédule et trop rationnel, comme l’est le docteur lui-même.*-�Ce récit marque de fait un tournant dans Les Mille et Un Fantômes. La 1re�partie était véritablementconsacrée à la question brûlante de la persistance de la vie après la décapitation. Mais la suite formedavantage une suite de contes dont le point commun est la survie après la mort, sous une forme bien plusfantasmagorique et détachée de tout scientisme�: pour finir, l’histoire de «�la dame pâle�» sera consacrée auxvampires des monts Carpathes. Ainsi, cet épisode, loin de servir le positivisme du docteur, ancre davantagele roman dans une veine fantastique et l’éloigne en fin de compte de tout engagement polémique.

! Lectures croisées et travaux d’écriture (pp.�147 à 155)

Examen des textes et de l’image!�Dans ce texte narratif, de courts paragraphes se succèdent. Chacun amène un événement inattendu.Jusqu’à la ligne�14, tous les verbes relatant l’invocation, puis l’apparition, sont au présent de narration («�jeme rassois�», «�je me piète�», «�je prononce�», «�j’appelle�», «�s’ouvre�», «�fond�», «�se présente�», «�ouvre�»,«�répond�», «�retentissent�»). Ce temps contraste avec l’imparfait duratif consacré aux sensations du narrateuret à l’introspection («�un frisson courait […], mes cheveux se hérissaient�»). L’irruption du présent, dans un récitqui mobilise par ailleurs les temps habituels de la narration (imparfait, passé simple), rend compte de lasoudaineté de l’apparition. Son incongruité est mise en relief par la coexistence insolite de l’imparfait et duprésent au sein d’une même phrase («�Une tête de chameau horrible, tant par sa grosseur que par sa forme, seprésente à la fenêtre�; surtout elle avait des oreilles démesurées�»). Cette singularité grammaticale exprime ici ladistorsion des sensations. Après un court intermède au passé simple («�Je sentis�», «�je fis un effort�»), pendantlequel le narrateur reprend ses esprits, l’action se précipite à nouveau et le présent refait surface («�touchent�»,«�passent�», «�font�», «�s’opère�», «�je fixe�», «�balance�», «�allonge le col�», «�baisse la tête�», «�vomit un épagneul�»,«�il ne reste�»). Les événements comme les sensations fondent sur le narrateur�; tout se précipite�; les repèresse confondent, et les frontières habituelles, syntaxiques, temporelles ou spatiales, sont abolies. L’emploi destemps du récit est porteur de sens et contribue à rendre compte du caractère saisissant des événements."�Alexandre Dumas s’inspire ostensiblement de Walter Scott. Plusieurs expressions sont reprises,amplifiées ou transformées. Ainsi le «�gros chat�» (texte�C) devient «�un gros chat noir et couleur de feu�».Une phrase déclarative devient une phrase interrogative («�[…] qui se montrait et disparaissait, je nepouvais trop dire comment�» devient «�Comment était-il entré�? c’était impossible à dire�»). Une idéeexprimée en quelques lignes peut faire l’objet chez Dumas de plusieurs paragraphes�: l’épisode du chatn’occupe que 10�lignes dans le texte de Walter Scott et presque 140 dans le récit de Dumas. Commesouvent, Dumas développe en insistant sur les réactions des personnages, en exprimant leurs émotionset leurs préoccupations. Son texte prend ici l’allure d’un monologue intérieur. Il insère également, enfeuilletoniste aguerri, des dialogues et des personnages secondaires (le domestique et la femme dechambre). Dumas ajoute à un texte informatif plus que romanesque un rythme et une oralité. Le textede Walter Scott est une version minimale. La réécriture dumasienne procède de l’expansion.#�Alexandre Dumas fait un emploi modéré des figures hyperboliques. La régularité des visites duchat, son obstination et son invisibilité tiennent cependant, progressivement, de la démesure. Lessentiments du narrateur passent alors, peu à peu, de la norme à «�l’énorme�»�: «�Ces mots�: “Il faut quemonsieur devienne fou,” se présentèrent d’une façon terrible à ma pensée.�» Dumas a recours, comme WalterScott, au lexique pour exprimer l’excès, c’est-à-dire au procédé le plus simple�: seul le mot «�terrible�»en contient explicitement l’idée. Il en va de même dans Histoire de la démonologie et de la sorcellerie�: «�Ilfut remplacé par une autre apparition horrible à la vue, et désolante pour l’esprit, n’étant rien moins que l’imagede la mort… un squelette.�» Seul le mot «�horrible�» exprime le caractère extrême de la situation.En revanche, les tournures hyperboliques abondent dans Le Diable amoureux. L’excès est inhérent auxévénements, qui sont contés en raison de leur démesure�; et ils sont si incroyables que les ressourcesles plus emphatiques du langage suffisent à peine à les signifier�: la métaphore combinée avec la

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Réponses aux questions – 28

comparaison («�un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour�»), le lexique superlatif («�une tête dechameau horrible�», «�des oreilles démesurées�», «�ma terreur�», «�l’épouvantable chameau�»), assorti d’unecomparaison («�au bruit plus effrayant encore�»), enfin le conditionnel, propre à exprimer l’indicible («�jene saurais peindre […], je ne saurais dire […]�»).À l’inverse, la négation de l’hyperbole est constitutive de l’univers créé par Lewis Carroll dans Alice aupays des merveilles�: «�Alice n’en fut pas outre mesure surprise, car elle commençait à s’habituer à voir se produireles événements les plus bizarres�»�; «�avec le plus grand sang-froid et comme si la réapparition du chat eût été chosetoute naturelle�». La bizarrerie n’a rien d’exceptionnel, c’est elle au contraire qui tient lieu de normedans ce monde régi par une logique née du langage.Dans la gravure de Gavarni, qui illustre un conte d’Hoffmann, l’espace est empli par un débordement defeuillets couverts d’écriture. S’échappant du livre ouvert, ils prennent des proportions extraordinaires. Lepersonnage qui tient l’ouvrage est caché par leur masse. Il peut tout aussi bien s’agir de l’auteur que dulecteur. L’explosion du recueil évoque l’imaginaire qui s’emballe, échappant aux normes du réel, etoccupe tout l’espace. Cette illustration des contes d’Hoffmann correspond à l’univers de ce maître de lalittérature fantastique, en prise directe avec la fantasmagorie et le rêve. Ainsi, dans Le Chat Murr (dont unextrait, fourni ici, peut être proposé en lecture complémentaire aux élèves), rêve et réalité cohabitent, àla manière des contes de fées. L’hésitation définie par T.�Todorov est absente. Les jeux d’écriture,comme chez Lewis Carroll, y génèrent la fantasmagorie la plus débridée. Le livre échappe à son auteurcomme à son lecteur, qui accepte d’être emporté, voire malmené.Extrait complémentaire�: un chat, présenté comme particulièrement intelligent, écrit ses Mémoireset mêle par mégarde à son manuscrit les feuillets de l’autobiographie de son maître.Voici les deux préambules du chat Murr�:

«�AVANT-PROPOS DE L’AUTEURC’est avec timidité, et le cœur palpitant de crainte, que je livre au monde ces feuilles, fruits del’enthousiasme poétique de mon âme et de quelques moments d’un doux loisir�; elles portent l’empreintedes souffrances, des espérances, des désirs qui agitèrent ma vie.Pourrai-je soutenir les sévères jugements de la critique�? Mais c’est pour vous, âmes sensibles et pures, c’estpour vous, cœurs candides, qui sympathisez avec le mien, c’est pour vous seuls que j’ai écrit�! Une doucelarme dans vos yeux me consolera, et guérira la plaie que pourrait me faire l’insensible et froide critique.

MURR,étudiant en belles-lettres.

AVANT-PROPOS SUPPRIMÉC’est avec le calme et l’assurance qui caractérisent le génie que je confie au monde ma Biographie, afinqu’il apprenne comment on fait de soi un grand chat�; pour qu’il connaisse toute ma perfection, enfin pourqu’il m’aime, qu’il m’estime, qu’il me révère, qu’il m’admire et m’adore un peu.Si quelqu’un était assez hardi pour déprécier ce livre, d’un mérite extraordinaire, qu’il n’oublie pas qu’ilest l’œuvre d’un matou d’esprit, de jugement, et d’ongles fort aigus.

MURR,homme de lettres très renommé.

P.-S.�C’est trop fort�! comment�? on a publié même l’avant-propos que l’auteur avait eu l’intention desupprimer�! Il ne me reste donc plus qu’à prier le bienveillant lecteur de ne se point trop choquer du styleun peu hautain dans lequel notre chat littérateur a écrit cet avant-propos, et d’être convaincu que, sil’avant-propos doucereux de maint auteur sentimental était traduit dans le langage de la conviction intime,il ne serait guère autrement composé.�»

$�Dans l’univers de Lewis Carroll, le langage a un pouvoir factitif. Il est l’équivalent de la baguettemagique des contes de fées. L’une des difficultés du traducteur est de rendre compte de ces«�formules�», si essentielles au sens et au contenu du texte. Lorsque Alice demande au chat de cesser«�d’apparaître et de disparaître d’une manière si soudaine�», celui-ci la prend au mot et s’efface lentement,tandis que son étrange sourire subsiste après sa disparition, comme une moquerie. De la demanded’Alice, il se joue et ne retient qu’une partie («�d’une manière si soudaine�»).Le sourire du chat est alors interprété par Alice�: il est la métaphore réalisée du jeu entre les chats etles souris, cette question faisant partie très fortement de l’imaginaire d’Alice. Le «�pays des merveilles�»est la représentation de l’univers mental de la petite fille, généré par le langage. Cela expliquepourquoi les paroles et les pensées des personnages sont systématiquement formulées au style direct.

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Les Mille et Un Fantômes – 29

%�Dans le corpus proposé ici, le texte de Dumas correspond à la définition que Todorov donne dufantastique. En effet, si les apparitions semblent tenir du surnaturel, il est impossible d’assurer qu’ellesne sont pas le fruit des hallucinations d’un esprit dérangé. Les deux hypothèses sont explicitementformulées dans Les Mille et Un Fantômes. En revanche, le personnage de Walter Scott ne fait pasexplicitement l’hypothèse d’un phénomène surnaturel. Au contraire, il explique à plusieurs reprises laprésence du chat, de l’huissier puis du squelette par un dérangement mental�: «�une vision qui n’avaitd’existence que par suite d’un dérangement dans les organes de ma vue, ou dans mon imagination�»�; «�moncompagnon imaginaire�»�; «�cet être imaginaire, ce caprice de mon imagination�»�; «�ma maladie�». Pourtant,l’emploi d’un vocabulaire propre au registre fantastique fait hésiter le lecteur sur la nature de cesapparitions. Tout d’abord, le mot «�vision�» est ambigu et peut appartenir aussi bien au vocabulairemédical qu’à celui de la magie ou de la sorcellerie. Mais, à partir de la disparition du chat, ce motlaisse place à des termes purement fantasmagoriques�: «�spectre�», «�apparition�», «�fantôme�». Ainsi,l’hésitation est présente, tant du côté du personnage-narrateur (même s’il ne l’exprime pas de façondirecte, ses mots le disent pour lui) que du lecteur.Le texte de Cazotte est différent. Il repose sur la conception illuministe de l’existence des esprits. Lepersonnage-narrateur n’emploie aucun terme modalisateur qui pourrait tempérer la réalité de saprésence. Cependant la phrase finale, qui laisse Alvare seul avec un épagneul, laisse à penser qu’il auraitpu s’agir d’un rêve. Le fantastique de Cazotte plonge le personnage comme le lecteur dans un universfantastique débordant, qui fait irruption aussi soudainement qu’il disparaît, pour laisser le personnagehébété aux prises avec la connaissance d’un au-delà qui trouble les règles de la quotidienneté.Seul le texte de Lewis Carroll, comme son titre l’indique, se situe résolument dans le registremerveilleux et ne laisse aucune place au doute. Dans ce monde onirique, les animaux parlent, lesbébés laids et vagissants se transforment en cochons, les chats sourient…Lecture complémentaire�: un extrait du Chat noir d’Edgar Poe pourrait être proposé aux élèves. Ilest possible que Dumas ait eu connaissance de ce récit, dont une première traduction est parue en1847 dans la Démocratie pacifique. Le narrateur a pendu son premier chat, Pluton, après l’avoir énucléé�:

«�Une nuit, comme j’étais assis à moitié stupéfié, dans un repaire plus qu’infâme, mon attention futsoudainement attirée vers un objet noir, reposant sur le haut d’un des immenses tonneaux de gin ou derhum qui composaient le principal ameublement de la salle. Depuis quelques minutes je regardais fixementle haut de ce tonneau, et ce qui me surprenait maintenant c’était de n’avoir pas encore aperçu l’objet situédessus. Je m’en approchai, et je le touchai avec ma main. C’était un chat noir, –�un très gros chat,�– aumoins aussi gros que Pluton, lui ressemblant absolument, excepté en un point. Pluton n’avait pas un poilblanc sur tout le corps�; celui-ci portait une éclaboussure large et blanche, mais d’une forme indécise, quicouvrait presque toute la région de la poitrine.À peine l’eus-je touché qu’il se leva subitement, ronronna fortement, se frotta contre ma main, et parutenchanté de mon attention. C’était donc là la vraie créature dont j’étais en quête. J’offris tout de suite aupropriétaire de le lui acheter�; mais cet homme ne le revendiqua pas, –�ne le connaissait pas,�– ne l’avaitjamais vu auparavant.Je continuai mes caresses, et, quand je me préparai à retourner chez moi, l’animal se montra disposé àm’accompagner. Je lui permis de le faire�; me baissant de temps à autre, et le caressant en marchant. Quand ilfut arrivé à la maison, il s’y trouva comme chez lui, et devint tout de suite le grand ami de ma femme.Pour ma part, je sentis bientôt s’élever en moi une antipathie contre lui. C’était justement le contraire de ceque j’avais espéré�; mais, –�je ne sais ni comment ni pourquoi cela eut lieu,�– son évidente tendresse pour moime dégoûtait presque et me fatiguait. Par de lents degrés, ces sentiments de dégoût et d’ennui s’élevèrentjusqu’à l’amertume de la haine. J’évitais la créature�; une certaine sensation de honte et le souvenir de monpremier acte de cruauté m’empêchèrent de la maltraiter. Pendant quelques semaines, je m’abstins de battre lechat ou de le malmener violemment�; mais graduellement, –�insensiblement,�– j’en vins à le considérer avecune indicible horreur, et à fuir silencieusement son odieuse présence, comme le souffle d’une peste.Ce qui ajouta sans doute à ma haine contre l’animal fut la découverte que je fis le matin, après l’avoiramené à la maison, que, comme Pluton, lui aussi avait été privé d’un de ses yeux. Cette circonstance,toutefois, ne fit que le rendre plus cher à ma femme, qui, comme je l’ai déjà dit, possédait à un haut degrécette tendresse de sentiment qui jadis avait été mon trait caractéristique et la source fréquente de mes plaisirsles plus simples et les plus purs.�»

Edgar Allan Poe, «�Le Chat noir�» (1843), in Nouvelles Histoires extraordinaires,traduction de Charles Baudelaire, 1857.

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Réponses aux questions – 30

Travaux d’écriture

Question préliminaireDans les quatre textes du corpus, les apparitions prennent une forme animale, qui va en s’humanisantdans le texte de Walter Scott. L’apparition est impromptue et involontaire dans les textes�A (Dumas)et C (Scott). Le chat est l’instrument de la vengeance du pendu chez Dumas. Mais, chez Scott, lecondamné à mort n’est pas présent. On sait simplement que le personnage était un éminent juriste.L’auteur, comme son personnage, ne fournit pas d’autre explication qu’un trouble des organes etdénie à la vision toute signification allégorique. En revanche, chez Cazotte, l’horrible chameau estune manifestation du Diable, invoquée par un esprit fort et incrédule, un libertin qui sera amené às’amender et à renoncer à sa vie dissolue pour retourner vers sa mère à la fin de ce conte initiatique.Le chat d’Alice est une réalisation facétieuse de ses propres désirs et de son imaginaire enfantin, quin’a rien à voir avec les caractéristiques mortifères des spectres et des monstres qui hantent les adultes.Parmi ceux-là, certains sont mortels (textes�A et C)�; ils apparaissent de façon inopinée et récurrenteet mènent un juriste à la mort. Hostile et dangereux est également le chameau de Cazotte, mais ilpeut être vaincu�: Alvare l’a convoqué lui-même, en le défiant. Ce récit est celui d’un combatintérieur dont le jeune héros sort victorieux et grandi.

Commentaire

IntroductionCazotte est considéré comme le précurseur de la littérature fantastique en France. D’où l’occasion devoir comment opère ce fantastique de la fin du XVIIIe�siècle, non encore aguerri aux ficelles du genre,non encore dépouillé de la surenchère verbale, et qui pourrait aujourd’hui sembler naïf. Se distingue-t-il vraiment, comme le veut Todorov, du conte merveilleux�?

1. Un merveilleux naïfA. Le chameau et ses métamorphoses appartiennent à l’univers des contesIl rappelle les apparitions des Mille et Une Nuits (auteur d’un recueil parodique intitulé Les Mille et UneFadaises, Cazotte ne tombe pas pour autant dans l’orientalisme à la mode).B. L’expérience racontée est présentée comme réelle•�Le langage tient lieu de «�formule�» magique�: l’invocation est efficace.•�Les termes modalisateurs, propres à exprimer un doute, sont absents.

2. Un récit fantastiqueA. Le fantastique est un moteur narratifL’élément perturbateur déclenche les péripéties�: rythme du texte, emploi du présent, prolifération deshyperboles.B. La narration à la 1re�personne favorise l’hésitation entre rêve et réalitéLa fin de l’extrait est un retour au réel.

3. Une allégorieA. L’apparition est une incarnation du Diable («�Belzébut�»), qui parle toutes les langues («�Che vuoi�»)B. Un pacte avec le Diable est mis en placeLe narrateur se pose en maître�; le démon se soumet�; on sait que cela ne va pas sans contrepartiespirituelle (mise à l’épreuve spirituelle).

ConclusionLe Diable amoureux est un récit initiatique (voir L’Âne d’or d’Apulée, où Lucius, le héros, semétamorphose en âne et raconte ses périples jusqu’à l’initiation finale aux Mystères d’Isis).

Dissertation

ProblématiquePierre-Georges Castex pose la question de l’actualité du registre fantastique.

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Les Mille et Un Fantômes – 31

1. Le fantastique littéraire est inhérent au XIXe�siècleA. Le XIXe�siècle positiviste prétend retranscrire le réelLe fantastique est «�la mauvaise conscience de ce XIXe�siècle positiviste�» (T.�Todorov, op.�cit., p.�176).B. Un registre à la croisée des courants littéraires du XIXe�siècleLes événements surnaturels (oniriques) opérant une transgression des lois du réel (réalistes) rompentun équilibre initial. Ils déclenchent avec la plus grande efficacité la quête d’un nouvel équilibre (lespéripéties). Le récit fonctionne comme un parcours initiatique. L’idée du roman d’apprentissage d’unhéros qui peut évoluer est propre au XIXe�siècle, à la fois romantique et réaliste.

2. La transformation du fantastique littéraire au XXe�siècleA.�Le rôle de la psychanalyse•�La psychanalyse, selon T. Todorov, a permis l’émergence d’une littérature qui dit sans détour ce quiétait déguisé par le fantastique (ex.�: Georges Bataille).•�Elle a aussi donné naissance au surréalisme, qui a pris, en refusant le contrôle de la raison, le relais dufantastique.B. Pour P.-G. Castex, le fantastique exprime «�les angoisses de l’homme moderne�» (Kafka, LaMétamorphose).Le réveil de Gregor Samsa sous la forme d’un cloporte est à peine étonnant. Il n’y a plus l’hésitationcaractéristique du fantastique du XIXe�siècle.C. Le structuralisme réduit l’opposition entre logique et imaginaireL’anthropologue Claude Lévi-Strauss a permis de connaître par l’étude de la structure et de lasignification des mythes l’émergence de la pensée symbolique (La Pensée sauvage, 1962).

3. Les données de la modernité�: le cinéma a-t-il signé l’arrêt de mort du fantastiquelittéraire�?A. Place prépondérante du cinéma au XXe�siècle•�Tout est possible, dès les origines (Méliès, Le Voyage dans la Lune, 1902�; Murnaü, Nosferatu levampire, 1922�; Dreyer, Vampyr, 1932�; Franju, Les Yeux sans visage, 1960).•�Le spectateur accepte aujourd’hui, avec les ressources infinies des effets spéciaux, l’extraordinairecomme une donnée basique.•�Pour P.-G. Castex, le cinéma permet au fantastique naïf de plaire encore car il impose facilementl’illusion. C’est plus difficile pour la littérature.B.�Le fantastique littéraire�: une puissance poétique atemporelle•�«�Lorsqu’il est cultivé non par des charlatans qui débitent la terreur comme une marchandise, mais par desécrivains doués d’une vie intérieure profonde, [le fantastique] permet, comme la poésie, d’exprimer ces aspects del’homme qui demeurent irréductibles à la raison logique�» (P.-G. Castex, Anthologie du conte fantastiquefrançais, introduction, p.�8).•�Jorge Luis Borges élabore dans ses nouvelles fantastiques (Fictions, 1944�; Le Livre de sable, 1975) unemythologie moderne. On pourrait citer également Dino Buzzati (Le K , 1966) ou encore ToniMorrison (Beloved, 1987).

Écriture d’inventionLe dialogue devra s’insérer à une narration.Introduction�: présentation de la situation et des personnages (par un narrateur omniscient).Partie narrative�: l’élève devra veiller à mettre le narrateur (Alvare) et le lecteur dans une situationd’hésitation (termes ou expressions exprimant le doute�; hypothèses�; analyse des sensations, dutrouble�; introspection�; emploi d’expressions propres à exprimer l’indicible�: hyperboles,métaphores…).Partie dialoguée�: interruption brutale et répétée des convives�; argumentation rationnelle, oniriqueou mystique, qui devra avoir une certaine latitude pour se développer.Conclusion�: le narrateur omniscient conclut en laissant le lecteur libre de son interprétation.

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C O M P L É M E N T SA U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

! Portrait de Dumas par Nadar (p.�4)L’auteurFils d’un imprimeur lyonnais, Nadar, de son vrai nom Félix Tournachon (1820-1910), fut à la foisécrivain, critique dramatique, caricaturiste, aéronaute et photographe. En 1848, il collabore auCharivari en tant que rédacteur et caricaturiste. Il fonde l’année suivante La Revue comique et Le PetitJournal pour rire et combat la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de laRépublique. En 1853, il ouvre un atelier de photographie et publie, à partir de 1854, une série deportraits de célébrités sous le titre de Panthéon de Nadar (parmi elles, Gautier, Dumas, Balzac,Baudelaire, Nerval, George Sand, Rossini, Berlioz, Rachel, Sarah Bernhardt). En 1858, il réalise lespremières vues aériennes prises depuis un aérostat. Il produit jusqu’en 1859 un travail artisanal qui viseà saisir l’intimité de ses modèles en mettant en valeur l’expression du regard et la position des mains,dont il réalise plusieurs études. Son travail devient cependant plus hâtif et commercial lorsqu’ils’installe dans l’atelier du boulevard des Capucines. Passionné d’aéronautique et curieux de toutes lesinnovations techniques, il fait construire en 1863 un ballon appelé Le Géant, avec lequel il faitplusieurs essais racontés dans Les Mémoires du Géant (1864). Après la Commune, il ouvre un atelierplus modeste, rue d’Anjou, mais, en proie à des difficultés financières, il cède son affaire et rédige sesMémoires (Quand j’étais photographe, 1900).

L’œuvreDumas est assis, jambes écartées, sur un siège placé à l’envers dont le dossier est recouvert de velourset orné de franges. Détendu comme dans un lieu familier, il semble satisfait. Le visage est souriant, etle regard amusé s’échappe du champ photographique. Les mains, qui ne sont ni inertes, niinexpressives, confirment la curiosité active du regard pour tout ce qui l’entoure. La main gauche,posée sur le dossier de la chaise, tient, avec un naturel étudié, une feuille de papier pliée, qui rappellele goût de Dumas pour la prise de notes, tandis que la main droite repose sur le bras gauche, touchantainsi le tissu épais du costume. Tous ces éléments contribuent à mettre en valeur la présence, lapersonnalité et l’expressivité du modèle.

Travail proposé–�Comparez ce portrait de Dumas par Nadar avec la gravure représentant Dumas jeune (p.�32). Enquoi la différence de technique (gravure et photographie) modifie-t-elle, au-delà de la question del’âge, la représentation d’Alexandre Dumas�?

! Goya, Chasse de dents (p.�18)L’auteurFrancisco de Goya y Lucientes naît le 30�mars 1746, à Fuendetodos, près de Saragosse (Espagne). Filsd’un maître-doreur, il étudie la peinture à Saragosse chez le peintre baroque Luzan, à partir de 1770.Après deux échecs au concours de l’académie San Fernando de Madrid, il voyage en France et enItalie. En 1771, il participe avec succès au concours de l’académie de Parme (Annibal passant les Alpes).Il rentre alors en Espagne et réalise des commandes religieuses. En 1773, il épouse la sœur deFrancisco Bayeu, peintre de la chambre du roi. En 1775, son beau-frère lui procure une importantecommande�: des cartons de tapisserie pour la Manufacture royale de Santa Barbara, représentant desscènes de genre gracieuses et légères. Il réalise ensuite une série de gravures inspirées de tableaux deVélasquez (1599-1660) qu’il considère, avec Rembrandt (1606-1669), comme un maître. Ilentreprend dès lors une carrière officielle brillante et devient en 1786 peintre du roi d’EspagneCharles�III. La facture libre de ses portraits révèle avec une acuité parfois impitoyable le caractère deses modèles. En 1790, il perd ses appuis et se voit éloigné de la Cour. Lors d’un voyage à Cadix(1792), une grave maladie le laisse sourd et paralysé. Il commence à graver les Caprices (Los Caprichos).Avec un style expressif et audacieux, il attaque dans ces gravures la bêtise et les superstitions etconsacre une large place à des scènes fantastiques. Ces eaux-fortes sont retirées de la vente après

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quelques jours, par crainte de l’Inquisition. À nouveau nommé premier peintre de la cour d’Espagne(Charles�IV a succédé à son père en 1788), il fait de nombreux portraits. Refusant toute idéalisation, ilmontre la famille royale avec l’audace d’un caricaturiste. En 1808, après l’effondrement de lamonarchie, il réalise quatre-vingt-deux gravures (Désastres da la guerre) dans lesquelles il dénonce avecviolence l’invasion des Français, la cruauté du conflit et de la répression. Son œuvre, qui se libère desconventions de son époque, représente un univers d’angoisse et de cauchemars (Les Disparates,Saturne). À partir de 1814, il s’installe en France, à Bordeaux, pour fuir l’absolutisme et les rigueurs del’Inquisition. Il y poursuit sa carrière de portraitiste et aborde une thématique plus apaisée (La Laitière,Les Taureaux de Bordeaux). C’est là qu’il meurt en 1828.

L’œuvreDumas, dans le premier chapitre des Mille et Un Fantômes, montre comment du réalisme le pluscirconstancié peut naître un fantastique morbide et inquiétant. La description du chemin parcouru parson propre personnage est émaillée d’une série d’allusions qui confirment cette volonté (l.�46�: «�labarrière d’Enfer�»�; l.�49�: «�Issoire est le nom d’un fameux brigand�»�; l.�51�: «�Il fut un peu pendu�»�; l.�55�:«�étrange aspect�»�; l.�68�: «�la corde redescend dans les profondeurs�»). Les travailleurs des carrières deMontrouge vivent en damnés, entre le monde souterrain et celui de la surface de la Terre�: «�Lepaysage […] prend un aspect fantastique. On dirait une de ces gravures de Goya, où, dans la demi-teinte, desarracheurs de dents font la chasse aux pendus.�»La Chasse aux dents de Goya offre au regard le contraste et la complémentarité du réalisme et dufantastique, avec l’humour d’un caricaturiste. Une jeune femme effarouchée s’adonne à une besognehideuse (arracher les dents d’un pendu). Le geste est décidé, mais elle se voile le visage avec un lingeblanc comme pour échapper au regard que le mort semble lui lancer. Ses yeux, tout ronds, sontécarquillés et sa moue est celle d’une petite fille qui ne peut s’empêcher de commettre une grossebêtise. Il peut s’agir d’une pratique superstitieuse, liée à la sorcellerie, ou de la volonté d’une épouseou d’une amante de récupérer une dent en or. Chaussée d’escarpins délicats, la chasseuse de dents nesemble pourtant pas pauvre.Le pendu, sur la droite de la gravure, n’est que légèrement élevé au-dessus du sol. Ses vêtements sontconvenables et assortis à ceux du personnage féminin, avec lequel il forme l’image d’un couple. La têtepenchée vers la jeune femme pourrait la regarder de ses yeux blancs, de même que les mains attachées pardes cordes semblent lui adresser une prière. Ces interprétations sont suggérées par le rapprochement decette gravure avec Les Mille et Un Fantômes et annoncent le thème de la survie après la mort, développédans l’ensemble du recueil, notamment dans le chapitre�X («�L’Artifaille�») qui raconte la résurrectionéphémère d’un pendu dépouillé par son bourreau. La vogue du fantastique a provoqué, au XIXe�siècle, unengouement pour les œuvres cauchemardesques et visionnaires de Goya. Dumas n’échappe pas à cettemode et se sert de la notoriété des Caprices pour camper le cadre de ce récit peuplé de fantômes.

Travaux proposés–�Cherchez dans la série des Caprices de Goya d’autres gravures pouvant illustrer Les Mille et UnFantômes.–�En quoi l’évocation de cette gravure dans l’incipit des Mille et Un Fantômes contribue-t-elle àannoncer la thématique du roman�?–�Imaginez, à partir de cette gravure, une nouvelle fantastique comportant tous les éléments duschéma narratif. Cette scène pourrait en constituer l’élément de résolution.

! Honoré Daumier, Au théâtre (p.�30)L’auteurHonoré Victorien Daumier naît à Marseille le 26�février 1808. Son père, un artisan vitrier qui rêve dedevenir poète, monte à Paris en 1816. Coursier à douze ans, commis de librairie ensuite, le jeuneDaumier prend des cours dans une académie de dessin, où il est repéré par Alexandre Lenoir, lefondateur du musée des Monuments français (ce personnage est l’un des convives de Ledru�;cf.�chap.�IV, p.�62, note�1). Il réalise en 1828 ses premières gravures pour le journal La Silhouette. Àpartir de 1830, il travaille pour Philippon, directeur de La Caricature puis du Charivari, journal hostile àLouis-Philippe. Sa représentation de ce dernier en Gargantua lui vaut six mois de prison. Il poursuitmalgré tout ses caricatures en sculptant des statuettes de facture libre et provocatrice, que l’on peutvoir au musée d’Orsay. En 1835, la suppression des libertés le contraint à se tourner vers la satire des

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mœurs (Les Gens de justice, Les Bons Bourgeois, Robert Macaire). En 1848, il revient à son inspirationpolitique (Ratapoil) mais se consacre principalement à la peinture (La République, Don Quichotte). Àpartir de 1865, il connaît de sérieux ennuis financiers et doit abandonner son atelier parisien. Devenupresque aveugle, il s’installe avec sa femme dans le Val-d’Oise, où son ami le peintre Corot lui prêteune maison, dans laquelle il demeure jusqu’à sa mort qui survient en 1879.Baudelaire, grand admirateur de Daumier, le considère comme «�le peintre de la circonstance et de tout cequ’elle suggère d’éternel�» («�L’École païenne�», La Semaine théâtrale du 22�janvier 1852). Il écrit également àson sujet, dans les Curiosités esthétiques (œuvre posthume, 1868�: «�Pour conclure, Daumier a poussé son arttrès loin, il en a fait un art sérieux�; c’est un grand caricaturiste. Pour l’apprécier dignement, il faut l’analyser aupoint de vue de l’artiste et au point de vue moral. Comme artiste, ce qui distingue Daumier, c’est la certitude. Ildessine comme les grands maîtres. Son dessin est abondant, facile, c’est une improvisation suivie�; et pourtant, ce n’estjamais du chic. Il a une mémoire merveilleuse et quasi divine qui lui tient lieu de modèle. Toutes ses figures sontbien d’aplomb, toujours dans un mouvement vrai. Il a un talent d’observation tellement sûr qu’on ne trouve pas chezlui une seule tête qui jure avec le corps qui la supporte. Tel nez, tel front, tel œil, tel pied, telle main. C’est lalogique du savant transportée dans un art léger, fugace, qui a contre lui la mobilité même de la vie.�»

L’œuvreSe reporter à la réponse à la question�3, p.�10.

Travaux proposés–�Comparez cette toile avec le «�croquis dramatique�» paru dans Le Charivari du 18�avril 1864 (BNF,«�Estampes�», Dc. 180b rés. tome�69). En quoi consiste la charge caricaturale�? Le propos de ces deuxreprésentations est-il le même�?–�La célèbre pièce de Dumas, Antony, créée en 1831, constitue l’apogée du mélodrame romantique.Cette histoire d’adultère est largement autobiographique�: l’écrivain s’y inspire de ses amours avecMélanie Waldor. Montrez que ce texte et le tableau de Daumier ont de nombreux points communs,tant dans la forme que sur le fond.SCÈNE�3[…]ADÈLE.�Oh�! oui, cette mort avec toi, l’éternité dans tes bras... Oh�! ce serait le Ciel, si ma mémoire pouvait

mourir avec moi... Mais, comprends-tu, Antony�?... cette mémoire, elle restera vivante au cœur de tousceux qui nous ont connus... On demandera compte à ma fille de ma vie et de ma mort... On lui dira�:«�Ta mère�!... elle a cru qu’un nom taché se lavait avec du sang... Enfant, ta mère s’est trompée, son nomest à jamais déshonoré, flétri�! et toi, toi�!... tu portes le nom de ta mère...�» On lui dira�: «�Elle a cru fuirla honte en mourant... et elle est morte dans les bras de l’homme à qui elle devait sa honte.�» Et, si elleveut nier, on lèvera la pierre de notre tombeau, et l’on dira�: «�Regarde, les voilà�!�»

ANTONY.�Oh�! nous sommes donc maudits�? Ni vivre ni mourir enfin�!ADÈLE.�Oui... oui, je dois mourir seule... Tu le vois, tu me perds ici sans espoir de me sauver... Tu ne

peux plus qu’une chose pour moi... Va-t’en, au nom du Ciel, va-t’en�!ANTONY.�M’en aller�!... te quitter�!... quand il va venir, lui�?... T’avoir reprise et te reperdre�?...

Enfer�!... et s’il ne te tuait pas�?... s’il te pardonnait�?... Avoir commis, pour te posséder, rapt, violenceet adultère, et, pour te conserver, hésiter devant un nouveau crime�?... perdre mon âme pour si peu�?Satan en rirait�; tu es folle... Non... non, tu es à moi comme l’homme est au malheur... La prenantdans ses bras. Il faut que tu vives pour moi... Je t’emporte... Malheur à qui m’arrête�!...

ADÈLE.�Oh�! oh�!ANTONY.�Cris et pleurs, qu’importe�!...ADÈLE.�Ma fille�! ma fille�!ANTONY.�C’est un enfant... Demain, elle rira.Ils sont près de sortir. On entend deux coups de marteau à la porte cochère.ADÈLE, s’échappant des bras d’Antony.�Ah�! c’est lui... Oh�! mon Dieu�! mon Dieu�! ayez pitié de moi,

pardon, pardon�!ANTONY, la quittant.�Allons, tout est fini�!ADÈLE.�On monte l’escalier... On sonne... C’est lui... Fuis, fuis�!

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ANTONY, fermant la porte.�Eh�! je ne veux pas fuir, moi. Écoute... Tu disais tout à l’heure que tu necraignais pas la mort�?

ADÈLE.�Non, non... Oh�! tue-moi, par pitié�!ANTONY.�Une mort qui sauverait ta réputation, celle de ta fille�?ADÈLE.�Je la demanderais à genoux.UNE VOIX, en dehors.�Ouvrez�!... ouvrez�!... Enfoncez cette porte...ANTONY.�Et, à ton dernier soupir, tu ne haïrais pas ton assassin�?ADÈLE.�Je le bénirais... Mais hâte-toi�!... cette porte...ANTONY.�Ne crains rien, la mort sera ici avant lui... Mais, songes-y, la mort�!ADÈLE.�Je la demande, je la veux, je l’implore�! (Se jetant dans ses bras.) Je viens la chercher.ANTONY, lui donnant un baiser.�Eh bien, meurs�!Il la poignarde.ADÈLE, tombant dans un fauteuil.�Ah !...Au même moment, la porte du fond est enfoncée�; le colonel d’Hervey se précipite sur le théâtre.

SCÈNE 4 LES MÊMES, D’HERVEY, ANTONY, PLUSIEURS DOMESTIQUES.LE COLONEL.�Infâme�!.. Que vois-je�?... Adèle�!... morte�!...ANTONY.�Oui�! morte�! Elle me résistait, je l’ai assassinée�!...Il jette son poignard aux pieds du Colonel.

Alexandre Dumas, Antony, 1831.

! Gravures de l’édition de Calmann-Lévy (1889-1890) par Ed. Coppin et Andrieux (pp.�40, 117)Les œuvresCes gravures illustrent le roman de Dumas, dont elles visent à reproduire le caractère mélodramatique.Les yeux sont exorbités, les bras dressés, les corps toujours en mouvement. Le jeu des regards sesubstitue, dans ce type d’illustrations populaires, à la parole ou à l’expression de la pensée.

Travaux proposés–�Montrez en quoi le jeu des regards illustre la tension dramatique du texte.–�Quel passage précis du texte vous semble correspondre à chacune de ces gravures�?–�Quels éléments rappellent dans ces gravures les procédés du mélodrame�?

! Paul Jacques Aimé Baudry, Charlotte Corday (p.�77)L’auteurNé à La Roche-sur-Yon en 1828, Paul Jacques Aimé Baudry, grâce à une bourse municipale, partétudier en 1844 à l’École des beaux-arts de Paris, dans l’atelier de Drolling. En 1850, après plusieurséchecs, il remporte le Grand Prix de Rome pour Zénobie retrouvée par des bergers sur les bords de l’Araxe.De 1851 à 1855, il est pensionnaire de la villa Médicis, où son style subit l’influence du maniérismedu Corrège. Mais ses œuvres les plus marquantes sont davantage ses panneaux muraux que sespeintures. On lui doit notamment la majeure partie du plafond du grand foyer de l’Opéra de Paris.Membre de l’Institut de France, Baudry sera un farouche opposant de ceux que l’on nommera «�lesimpressionnistes�». Il décède à Paris en 1886.

L’œuvreCe tableau, exposé au musée des Beaux-Arts de Nantes, date de 1860. Il s’agit de son unique tentative depeinture historique. À ses premiers sujets, d’inspiration mythologique, succéderont les portraits depersonnalités de l’époque (Guizot, l’écrivain Edmond About, Madeleine Brohan de la Comédie-Française).Cette représentation est inspirée du célèbre tableau du peintre Jacques Louis David (1748-1825) Maratassassiné, réalisé en 1793, juste après la mort de «�l’ami du peuple�». Paul Jacques Aimé Baudry réaliseun pastiche de l’œuvre de son prédécesseur pour en inverser la signification.

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Relation avec le texte et les autres œuvres présentéesDavid, député de la Convention et grand admirateur de Robespierre, exalte la victime. Il présente Maratcomme un martyr révolutionnaire, alors que Charlotte Corday est absente du tableau. Seule l’arme ducrime (le couteau tombé à terre) et la lettre (ruse pour s’introduire auprès de sa victime) figurent lameurtrière. La traîtrise de la jeune femme est soulignée par l’absence de trace de lutte. Cette représentationidéalisée rappelle celle des martyrs chrétiens�: le visage du mort est serein, le drap devant lequel tombe lebras nu évoque un suaire, tandis qu’une plaie béante laisse s’écouler seulement quelques gouttes de sang.Le tableau de Baudry est réalisé sous le Second Empire. Il répond à celui de David, comme lesouligne la couleur verte du drap recouvrant la baignoire et les objets (caisse de bois, encrier, plume,écritoire). Charlotte Corday y est représentée comme une «�Némésis révolutionnaire�», selon le mot deMichelet, ou une sainte laïque, comme le veut Dumas. Le visage altier, les cheveux dénoués, le regarddroit et la posture de son corps suggèrent le mouvement et l’énergie d’une justicière. La carte quifigure derrière elle en fait une incarnation allégorique de la France. Son visage illuminé contraste aveccelui de Marat, laissé dans l’ombre et défiguré par le rictus de l’agonie. Le désordre ambiant, la maingauche de la victime encore crispée sur le rebord de la baignoire montrent que la lutte a été violente–�ce qui souligne le courage et la détermination de la jeune femme. Comme ses contemporainsDumas et Michelet, Baudry exalte la meurtrière plutôt que la victime.

Travaux proposés–�Faites une recherche sur Marat assassiné peint par David. Comparez ce tableau avec celui de Baudry.–�En quoi la représentation de l’assassinat de Marat par Baudry se rapproche-t-elle des récits deMichelet et de Dumas�?

! Charlotte Corday conduite à l’échafaud (p.�90)L’œuvreSe reporter à la réponse à la question�3, p.�16.

Relation avec le texte et les autres œuvres présentéesLe personnage de la condamnée a les cheveux coupés, le cou dégagé. Sa posture reste droite, commedans le portrait de Hauer. Là encore, elle semble maîtresse d’elle-même et fait figure d’une sainte laïque.

Travaux proposés–�Recherchez des représentations de Charlotte Corday assassinant Marat. Interrogez-vous sur la prisede position du peintre et comparez les points de vue adoptés dans ces toiles et dans celles qui voussont présentées ici (pp.�77, 90 et 92).

! Jean-Jacques Hauer, Charlotte Corday (p.�92)L’auteurJean-Jacques Hauer (1751-1829) se rendit célèbre en exécutant, durant son procès, le portrait deCharlotte Corday, à la demande de la jeune femme. Il ne disposa que de deux heures pour leterminer, dans la cellule où la condamnée avait été conduite en attendant son exécution.

L’œuvreCe portrait de Charlotte Corday a suscité des commentaires contrastés, comme le souligne ChristineMarcandier-Colard (Crimes de sang et Scènes capitales, chap.�II, pp.�123-124). Michelet est bouleversépar ce tableau, au point qu’il peut à peine le regarder�: «�Le cœur échappe, les yeux s’obscurcissent, il fautregarder ailleurs�» (Histoire de la Révolution). Au contraire, Barbey d’Aurevilly se moque de la jeunefemme�: «�Les froideurs de la philosophie empâtent l’héroïsme de cette beauté qui tua si froidement.�» Il ajoute�:«�On comprend que le sale Marat fit une horreur profonde à cette cornette propre et attifée, et lui donna la force dese servir de ce couteau, acheté pour rouiller dans cette fange�» (Memoranda).Le portrait est sobre. La jeune femme se tient droite et ne semble pas accablée par l’idée de sa finprochaine. Elle n’a rien d’une beauté échevelée, d’une «�Némésis révolutionnaire�», selon l’oxymore deMichelet. Son corsage blanc, croisé jusqu’au cou, sans décolleté, est simple et sans apprêt. L’expression est àla fois douce et ferme�: les yeux sont tristes, la bouche sourit légèrement. Le fond est noir. La jeune femmen’est pas placée dans un cadre réaliste, qui rappellerait sa situation. Le peintre n’a pas choisi de dramatiser lascène, mais de répondre à la demande de la condamnée qui souhaitait que ce portrait fût remis à sa famille.

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Travaux proposés–�En quoi ce portrait donne-t-il une idée de la personnalité de Charlotte Corday�?–�Comparez ce portrait avec le lavis anonyme Charlotte Corday conduite à l’échafaud.–�Rédigez un portrait physique et moral de la jeune femme en vous inspirant de ce tableau.

! Jacques Raymond Brascassat, Joseph Fieschi après son exécution (p.�144)L’auteurJacques Raymond Brascassat (1804-1867) fut l’élève de Louis Hersent (1777-1860) aux Beaux-Arts deParis. Peintre académique, il s’illustre surtout dans les représentations de paysages et d’animaux. Ilremporte un franc succès en 1831 avec deux toiles animalières –�ce qui le décide à se consacrerprincipalement à ce genre, négligé depuis le XVIIIe�siècle, auquel il apporte un regain d’intérêt. Après1840, sa carrière est éclipsée par celles de Rosa Bonheur (1822-1899) et de Constant Troyon (1810-1865), qui appréhendent l’anatomie animale avec plus de profondeur. Baudelaire écrit à son sujet�:«�Certainement, l’on parle trop de M.�Brascassat, qui, homme d’esprit et de talent comme il l’est, ne doit pasignorer que dans la galerie des Flamands il y a beaucoup de tableaux du même genre, tout aussi faits que les siens,et plus largement peints, –�et d’une meilleure couleur�» (Critiques, Salon de 1845). Une de ses œuvresmajeures, Le Taureau, est visible au Louvre. La Sorcière (musée des Augustins de Toulouse) et la tête deJoseph Fieschi après son exécution (musée Carnavalet de Paris) font figure d’exception dans son œuvre.

L’œuvreJoseph Fieschi (1790-1836), issu d’une famille corse très miséreuse, s’illustre dans les campagnesnapoléoniennes. Son monde s’écroule avec la défaite de Waterloo. Après diverses déconvenues militaires etfamiliales, il fait dix ans de prison pour faux en écriture. Installé à Paris pour tenter un nouveau départ, ildevient l’ami du républicain Pierre Morey, son voisin, et l’aide à mettre au point une «�machineinfernale�», par goût des armes à feu plus que par conviction politique. Faite de 24�canons de fusilsjuxtaposés, elle permet à un seul homme de les actionner simultanément. Le 28�juillet 1835, une fusilladeéclate boulevard du Temple, tandis que Louis-Philippe passe en revue la Garde nationale. Il est légèrementégratigné au front. Joseph Fieschi, considéré comme un régicide, est guillotiné à Paris le 19 février 1836.Le tableau de Brascassat est de facture réaliste. La tête de Fieschi, posée à la verticale, occupe le centre de latoile. Le visage blafard est abîmé au front et semble avoir été frappé. Les yeux sont fermés et la boucheaffaissée. Dans sa composition, ce tableau n’est pas très différent d’un portrait ordinaire. Le teint verdâtre, lesyeux clos et la troncature sanguinolente du cou évoquent la mort, mais le visage n’est pas crispé,contrairement à celui de l’homme du tableau de Géricault. La condamnation semble ici acceptée, présentéecomme un fait. Rien, dans la facture du tableau, ne semble mettre en cause le principe de la peine de mort.

Relation avec le texte et les autres œuvres présentéesLe tableau est de peu antérieur aux Mille et Un Fantômes. Le scientisme, la curiosité pour l’anatomie, lareprésentation des cadavres sont à la mode. Le tableau de Brascassat cependant, s’il est impressionnant,est moins troublant que celui de Géricault, qui met en scène la vie et la mort. Tableau decirconstance, il donne à voir simplement la tête d’un homme décapité, sans interroger le spectateursur la vanité du châtiment capital. Le rapprochement de ces deux points de vue n’est pas sans rappelerle débat qui oppose Ledru et ses convives au docteur�Roger, à plusieurs reprises, dans le récit-cadre.

Travaux proposés–�Faites des recherches sur les toiles animalières de Brascassat et sur les peintures équestres deGéricault. Comparez le traitement de l’anatomie animale chez ces deux peintres.–�Comparez ce tableau avec les Têtes coupées de Géricault.–�Ce tableau interroge-t-il le spectateur sur le principe du supplice de la guillotine�?

! Théodore Géricault, Têtes coupées (pp.�125-126)L’auteurThéodore Géricault est né le 26 septembre 1791 à Rouen dans une famille bourgeoise et royaliste. Sesparents s’installent à Paris en 1796. Passionné par l’art et par le cheval, il entre en 1808 dans l’atelier deCarle Vernet (1758-1836), peintre spécialisé dans l’étude des chevaux. En 1810, il rejoint l’atelier deGuérin, maître de l’école néoclassique, puis l’École des beaux-arts de Paris en 1811. Il est remarqué au

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Compléments aux lectures d’images – 38

Salon de 1812 où il expose un Officier de chasseur à cheval de la garde impériale chargeant. Après un voyageen Italie, il réalise en 1819 Le Radeau de la Méduse, toile monumentale qui déclenche une polémique etremporte un grand succès. Ses études de têtes de suppliciés et de fragments de membres humains sontd’un réalisme tout aussi troublant que celui des cadavres de cette toile maîtresse. En 1821, de retour d’unvoyage en Angleterre consacré à la peinture équestre et à l’équitation, il mène à Paris une vie agitée etdispendieuse. Après des visites à la Salpêtrière, il exécute des portraits d’aliénés mentaux (Le Monomanedu jeu, Le Monomane de l’envie, Le Kleptomane). Une chute de cheval lui provoque des lésions qui vont ens’aggravant. Immobilisé depuis le mois de février 1823, il meurt le 26�janvier 1824.Géricault introduit dans la peinture le mouvement, la couleur, une tension tragique et des thèmesréalistes qui exerceront une forte influence sur les peintres romantiques, notamment sur Delacroix.

L’œuvreSe reporter aux réponses à la question�3, p.�22, et à la question préliminaire, pp.�22-23.

Travaux proposés–�Observez la représentation des corps sur Le Radeau de la Méduse. Est-elle comparable avec celle desTêtes coupées�?–�Géricault vous semble-t-il concilier réalisme et romantisme�?

! Paul Gavarni, illustration pour les Contes d’Hoffmann (p.�153)L’auteurDessinateur, lithographe, aquarelliste et peintre, Sulpice Guillaume Chevalier, dit Gavarni, est un témoinde son temps. Illustrateur et critique, il était commis d’architecte, passionné de mathématiques, lorsqu’ilfut engagé en 1830 au journal La Mode. Au cours de ses nombreuses années de collaboration avec leCharivari, Gavarni connaît un immense succès dont Balzac, Sainte-Beuve et les frères Goncourt onttémoigné. Ses séries décrivent sans complaisance les Étudiants (1838-1840), les Fourberies des femmes, lesCoulisses (1838), les Artistes, les Actrices, les Débardeurs (1840), etc. La plus célèbre est celle des Lorettes.Lors d’un séjour en Angleterre (1847), il s’installe dans le monde misérable de Whitechapel. Satechnique s’y révèle meilleure, ses compositions plus complexes et son humour s’y fait plus amer(Masques et Visages, 1852-1853). Il a laissé des milliers de lithographies et de très nombreux dessins,aquarelles et illustrations de livres (La Peau de chagrin, Le Juif errant, les Contes d’Hoffmann, etc.).

L’œuvreSe reporter à la réponse à la question�3, pp.�27-28.

Travaux proposés–�En quoi cette illustration de Gavarni évoque-t-elle le titre du recueil Les Mille et Un fantômes�?–�Cherchez et proposez d’autres illustrations qui pourraient correspondre à ce titre et aux diversaspects du contenu de ce recueil.

! Photographie de Dumas avec sa maîtresse «�en petite tenue�» (p.�164)L’œuvreEn 1867, Dumas se fait photographier avec sa toute jeune maîtresse, Adah Isaacs Menken. Cette imageprovoque un scandale et lui ferme les portes de l’Académie française. En effet, la tenue de la jeune femme estlégère. Sa chemisette, recouverte d’un châle, laisse apparaître la nudité de ses jambes. Elle semble sortir de sonlit et appuie amoureusement sa tête encore ensommeillée sur l’épaule du vieil écrivain. Dumas est vêtu d’uncostume sombre, qui contraste avec la tenue de sa maîtresse. Il penche la tête vers elle et regarde l’objectifavec un sourire attendri. Cette scène intimiste défie les conventions bourgeoises. La différence d’âge entre unhomme et sa maîtresse, pour habituelle qu’elle soit, ne doit pas s’afficher s’il prétend à la respectabilité.

Travail proposé–�Expliquez pour quelles raisons une telle photographie a pu provoquer un scandale en 1867�? Peut-on imaginer cela aujourd’hui�?

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Les Mille et Un Fantômes – 39

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

!�Auteurs du XIXe siècle–�François René, vicomte de Chateaubriand, Essai sur les révolutions, «�Bibliothèque de la Pléiade�»,Gallimard, 1978.–�J. Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, 10/18, 1999.–�Alphonse de Lamartine, Histoire de Charlotte Corday, coll.�«�Dix-Neuvième�», Seyssel, ChampVallon, 1995.–�Jules Michelet, Histoire de la Révolution, coll.�«�Bouquins�», Robert Laffont, 1998.–�Eugène Sue, Les Mystères de Paris, coll.�«�Bouquins�», Robert Laffont, 1989.

!�Études et anthologies–�Maurice Agulhon, 1848 ou l’Apprentissage de la République, 1848-1852, Nouvelle Histoire de la Francecontemporaine, coll.�«�Points Histoire�», n° 8, éd. du Seuil, 1973.–�Jean-Marie Carbasse, La Peine de mort, coll.�«�Que sais-je�?�», PUF, 2002.–�Sandrine Costa, La Peine de mort de Voltaire à Badinter, coll.�«�Étonnants Classiques�», Flammarion,2001.–�Christine Marcandier-Colard, Crimes de sang et Scènes capitales, PUF, 1998.–�Lise Queffelec, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, coll.�«�Que sais-je�?�», PUF, 1989.–�Roselyne Rey, Histoire de la douleur, La Découverte, 1993.