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Jean-Paul Lacasse Innus innu tipenitamun Les territoire et le septentrion collection territoires Extrait de la publication

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Jean-Paul Lacasse

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Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et la Société de développementdes entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour le soutien accordé à leur programme d’édition,ainsi que le gouvernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’édition delivres. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremisedu Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activitésd’édition.

Carte de la couverture : Partie orientale de la Nouvelle-France ou du Canada, (détail) Jacques-NicolasBellin, 1755, ANC, NMC 94066.

Révision : Solange Deschênes

Mise en pages et maquette de couverture : Folio Infographie

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vous pouvez nous écrire au1300, av. Maguire, Sillery (Québec) G1T 1Z3

ou par télécopieur (418) 527-4978ou consulter notre catalogue sur Internet :

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© Les éditions du Septentrion Diffusion au Canada :1300, av. Maguire Diffusion DimediaSillery (Québec) 539, boul. LebeauG1T 1Z3 Saint-Laurent (Québec)

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Dépôt légal – 1er trimestre 2004 Ventes en Europe :Bibliothèque nationale du Québec Distribution du Nouveau MondeISBN 2-89448-371-6 30, rue Gay-Lussac

75005 Paris France

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Présentation

La belle et utopique vision d’un monde sans frontières ne doit pasocculter les tensions entre États, entre gouvernements et niveaux de

gouvernements, entre communautés humaines, tensions qui se mani-festent dans le contexte territorial qui constitue le cadre essentiel de l’ana-lyse géohistorique.

C’est dans cet environnement que la géopolitique, temporairementcompromise par ses liaisons dangereuses à l’époque de la dernière guerre,a entrepris, depuis quelque temps, d’occuper de nouveau la place que luireconnaît l’analyse géographique et de prouver son utilité par l’aspectcritique qui constitue une de ses vertus essentielles. Ce retour des chosesest salutaire car les effets combinés de l’accélération de l’histoire et de lamondialisation amènent les sociétés humaines à envisager l’avenir avecl’éclairage d’un passé dont des volets entiers ont été interprétés par unevision du monde de plus en plus dépassée.

Ces considérations générales trouvent leur place dans l’analyse desenjeux auxquels est aujourd’hui confrontée la société québécoise, enjeuxdont le volet territorial constitue une dimension essentielle et pourtantencore imparfaitement définie et, à certains égards, problématique. Il y après de quarante ans s’amorçait, avec les travaux de la Commissiond’étude sur l’intégrité du territoire du Québec, un tour d’horizon quiallait identifier une série de questions relatives aux frontières délimitant leterritoire québécois de même qu’aux composantes internes de ce terri-toire. Études, opinions, rapports et documents divers, répartis en 64volumes, ont constitué, à ce moment, un premier état de la question.

Vingt-cinq ans plus tard, soit en 1991-1992, la délimitation territorialedu Québec a fait l’objet d’un premier bilan provisoire des solutions appor-tées à cette problématique, dans le cadre des travaux de la Commissionparlementaire d’étude des questions afférentes à l’accession du Québec à

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la souveraineté. Enfin, une mise à jour des études originellement prépa-rées pour cette Commission parlementaire a été publiée en 2002.

Plus de trente ans se sont écoulés depuis le premier constat général dela définition territoriale du Québec réalisé par la Commission d’étude surl’intégrité du territoire. Durant cette période, certaines de ses quelque 200recommandations ont donné lieu à des initiatives gouvernementales,d’autres ont nourri des propositions ou des réclamations provenant dedivers milieux, plusieurs ont engendré des négociations dont certaines ontabouti à des résultats concrets, d’autres enfin sont restées lettre morte.

La complexité de plusieurs aspects des questions territoriales, leurfréquente prise en charge par le discours politique et le caractère subjectifde certaines prises de position concernant les enjeux territoriaux ontentretenu dans le public une gamme de représentations et d’opinionssouvent imprécises et parfois totalement erronées. De ce constat est né lesouci de présenter une collection d’ouvrages sur différents aspects de laproblématique territoriale du Québec, dans un langage accessible qui nefait cependant pas de concessions à la précision scientifique.

En inaugurant, avec le présent ouvrage, la collection Territoires, Jean-Paul Lacasse propose une approche nouvelle à l’analyse des revendica-tions territoriales des Autochtones du Québec, en prenant le cas spéci-fique des Innus. Mais précisons : c’est pour les non-Autochtones que cetteapproche est « nouvelle », car ce livre démontre l’étonnante continuitéhistorique de la conception innue du territoire et des relations entre lescommunautés autochtones et leur pays. L’auteur a largement donné laparole aux Innus en la juxtaposant à celle des tribunaux. Ce faisant, ilmontre comment peut s’intégrer, en quelque sorte, le témoignage desAutochtones dans la structure d’un discours dont les enchaînementslogiques sont d’un autre ordre. Cette dualité discursive constitue une descaractéristiques originales de cet ouvrage.

D’autres ouvrages de la collection Territoires contribueront à préciserla problématique territoriale du Québec, dans ses limites extérieurescomme dans sa structure interne, au niveau de sa globalité comme à celuide régions spécifiques, et cela, sous différents angles : historique, géogra-phique, juridique, anthropologique, administratif… Inévitablement, lesouvrages de la collection traduiront des opinions qui ne font pas néces-sairement l’unanimité. Les auteurs en auront la responsabilité, confortéepar le sérieux de leurs analyses.

Henri DorionDirecteur de la collection Territoires

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Préface

Innu tipenitamun, tshima nishtutameku aimun », ce qui signifie, dansnotre langue : j’espère que vous comprendrez le sens de la gestion

innue du territoire. Parce que j’espère que cette gestion innue finira parêtre reconnue.

Ceci dit, j’ai toujours été fasciné par le dialogue. Tout le monde enparle comme d’une nécessité constante et c’est vrai. Même le juge Lamer,alors juge en chef du Canada, nous a invités en 1997, Innus et Alloch-tones, au dialogue dans la célèbre affaire Delgamuukw dont il est beau-coup question dans le présent livre. Mais c’est quoi «dialoguer», au juste?« Dialoguer », c’est écouter et faire silence. Il n’y a pas nécessité, dans undialogue, d’apporter une réponse aux questions.

En lisant le livre de mon ami Jean-Paul Lacasse, le lecteur se mettradonc à l’écoute de l’Autochtone en général, et de l’Innu en particulier, deses sentiments, de ses valeurs, de sa manière d’être, de vivre et de penser,de ses espérances et de ses déceptions. Il apprendra que même s’il existeentre les peuples des différences profondes en matière de culture et dephilosophie, ces différences, loin d’être menaçantes, peuvent enrichir lesvaleurs des uns et des autres. Il apprendra aussi que ces différences nesont profondes bien souvent que par l’impossibilité des gens d’échapper àleur milieu. Qui, par exemple, s’il le pouvait réellement, ne souhaiteraitpas entretenir un lien plus intime avec la terre ?

Nous, nous avons la chance de vivre pleinement le rêve de bien desgens: nous appartenons à la Terre, nous vivons en son sein, en harmonieavec Elle. Mais les exigences de la civilisation des Allochtones viennentrompre, non pas notre attachement à notre Mère la Terre, mais notremode de vie de tous les jours et nos valeurs. Nous sommes inquiets.

Jean-Paul Lacasse, qui me fait l’honneur de préfacer son livre, connaîtbien les Autochtones, les Innus en particulier. À titre personnel et d’amid’abord ainsi qu’à titre de conseiller juridique depuis plusieurs années

«

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auprès de diverses organisations autochtones, dont l’Assemblée MamuPakatatau Mamit chargée de la négociation territoriale entre les Innus deMamit et les gouvernements du Québec et du Canada, il a vécu avec nousdes moments de joie et d’espoir et d’autres difficiles.

Docteur en droit et détenteur d’une maîtrise en géographie, Jean-Paul Lacasse a enrichi de ses connaissances et de son expérience les gou-vernements du Québec et du Canada à titre de conseiller spécial. Commeconseiller juridique auprès du Ministère québécois des richesses natu-relles, il a été en contact privilégié avec le territoire dont il nous parle avectant de conviction. Et lorsque le Québec a mis sur pieds la Commissiond’étude sur l’intégrité du territoire du Québec, communément appeléeCommission Dorion du nom de son président Henri Dorion, Jean-PaulLacasse a été naturellement appelé à la barre, à titre de secrétaire de laCommission.

Les nombreux séjours de Jean-Paul Lacasse dans nos communautésfont de lui un témoin précieux et compétent de nos valeurs, de nostraditions et de notre mode de vie axés sur nos liens avec le territoire.Jean-Paul Lacasse dirige depuis plusieurs années à la Faculté de droit del’Université d’Ottawa un programme de préparation aux études juri-diques destiné aux jeunes Autochtones qui souhaitent devenir avocats ouconseillers dans leurs communautés. Il est devenu, au fil des années, «l’undes nôtres». Ainsi, il y a quelques années, lors d’une rencontre à Sept-Îlesavec des Chefs et des aînés, il s’était adressé à nous dans notre langue,comme s’il était l’un de nous. Je me souviens que nous avions alors étéfort impressionnés par ses judicieux commentaires, en langue innue, surdivers aspects de la gestion innue du territoire.

Tout juriste qu’il est, Jean-Paul Lacasse nous parle longuement desrègles de droit propres aux Innus et aux Allochtones, des différencesjuridiques significatives qui confrontent nos communautés et celles duQuébec et du Canada. Et il en parle avec la connaissance d’un expert desdeux ordres juridiques innu d’une part et québécois et canadien d’autrepart. Il nous fait comprendre l’importance de ces questions qui mono-polisent les débats depuis plusieurs années.

Qui plus est, et c’est là la caractéristique de son ouvrage, Jean-PaulLacasse décrit cette culture, ces valeurs, ces traditions innues dans les-quelles baigne le droit. Car le droit est vivant. Il fait constamment les liensqu’il faut, passant, à l’aise, du résultat qu’est la règle de droit à la raisonprofonde qui la sous-tend et la justifie. Il est le seul à l’avoir fait.

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Il me reste à souhaiter que nombreux seront ceux qui liront leprésent ouvrage qui, par son contenu, par sa présentation et par sonanalyse, me paraît unique et remarquable. Et ce voeu s’adresse plus parti-culièrement à ceux et celles qui, par fonction, intérêt personnel ou autre-ment, sont et seront impliqués dans le « dialogue » entre les Autochtoneset les Allochtones.

Jean-Charles PiétachoChef des Innus d’Ekuanitshit

Janvier 2003

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Avant-propos

Le présent ouvrage sur la gestion innue du territoire est le fruit deplusieurs années de recherche : commencé en 1992, poursuivi ensuite

de façon intermittente en raison de diverses activités universitaires etprofessionnelles, il fut terminé à l’automne 2002.

Une première version intitulée Innu tipenitamun : un mode de gouver-nement différent et dont la matière visait les trois premiers chapitres del’ouvrage, avait été préparée en collaboration avec Armand Mckenzie,alors étudiant en droit, en 1994 et soumis à quelques collègues pour finsde commentaires. C’est donc à ceux-ci que j’adresse mes premiers remer-ciements pour les précieuses suggestions qu’ils ont alors formulées : AlainBisson, Claude Boulanger, Henri Dorion et Michel Morin. Je suis aussiredevable aux assistants de recherche et étudiants de maîtrise qui ont alorstravaillé avec moi et qui ont formulé des commentaires et suggestionsfort appropriés : Stéphane Beaulac, Richard Boivin et Jean-FrançoisGaudreault-Desbiens.

Cette première version portait presque essentiellement sur la percep-tion qu’ont les Innus de leurs valeurs et sur leur propre ordre juridiquerelatif à la gestion du territoire. Avec un long recul, j’ai pu ensuitebénéficier des enseignements de l’arrêt Delgamuukw de la Cour suprêmedu Canada (1997 : 1010) et des nombreuses études qui l’ont commenté etd’en dégager les divers aspects du droit canadien applicables au territoireinnu. Puis, j’ai pu observer de près le processus politique des négociationsterritoriales entre les Innus et les gouvernements du Québec et duCanada. Il m’a donc été ainsi possible d’examiner la question sous diversesautres facettes.

Je voudrais remercier les personnes mentionnées plus haut ainsi quetoutes les autres personnes qui ont bien voulu m’aider dans la rédactionde ce livre en m’apportant le concours de leur savoir et de leur

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expérience : la liste des gens qui m’ont aidé de façon directe ou indirecteest tellement longue que force est de renoncer à les nommer tous.

Au premier rang, il y a Armand Mckenzie que je remercie pour sacontribution essentielle à la première version mentionnée plus haut et lesinformateurs aînés innus qu’il a rencontrés pour connaître leur perceptionde ce qu’était la société innue au moment du contact avec les Européens :Georges Gabriel, Élizabeth Jourdain, Christine Mark, Pierre McKenzie,Joachim Paustuk. J’ai également pu compter sur d’autres informateurs depremier plan : Nishapet Penashue de Northwest River (Sheshatshit),William-Mathieu Mark de La Romaine (Unamen Shipu) et UldéricMckenzie de Schefferville (Matimekush). Que tous ces témoins innusreçoivent l’expression de ma gratitude pour la contribution importantequ’ils ont apportée à la rédaction de l’ouvrage et à l’approfondissementde ma réflexion.

Plusieurs autres personnes m’ont aidé à divers stades de mes recher-ches, en répondant à mes questions, en formulant des suggestions, en mefaisant parvenir des textes inédits ou difficiles d’accès : Guy Bellefleur,Christian Bonnelly, Paul Charest, Daniel Clément, Andréa Fontaine,Richard Fontaine, Jean Sébastien Gravelle, Camil Girard, José Mailhot,Yvette Mark, Kent McNeil, Bradford Morse, Yvettet Mollen, ZacharieMollen, Vincent Napish, Ghislain Otish, Jean-Charles Piétacho, JackPicard, Michel Sioui, Sylvie Vincent et bien d’autres encore.

Au chef innu de Mingan (Ekuanitshit), Jean-Charles Piétacho, qui abien voulu, en toute amitié, honorer cet ouvrage de sa préface, j’exprimema profonde reconnaissance. Enfin, je voudrais remercier de façonparticulière Henri Dorion, directeur de la Collection Territoires, qui, avecsa compétence habituelle, s’est occupé de la révision du texte.

Bien entendu, je demeure seul responsable des erreurs, lacunes,insuffisances ou inélégances qui, malgré leurs leçons, subsisteraient dansmon propos.

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Introduction

On sait que toute la partie est de l’espace géographique désignéaujourd’hui sous le nom de péninsule du Québec-Labrador était

occupée et gérée par les Innus depuis des temps immémoriaux, donc bienavant l’arrivée des Européens en Amérique.

Sur cette terre que les Innus désignaient et désignent encoreaujourd’hui du nom de Nitassinan (« notre terre »), vit une populationautochtone d’environ seize mille personnes. La majorité d’entre euxparlent l’Innu aimun (« la langue innue »). Autrefois semi-nomades, ils sontdevenus, à la suite de l’occupation européenne, des résidents permanentsou saisonniers, regroupés dans douze réserves ou communautés : Pointe-Bleue (Mashteuiatsh), Les Escoumins (Essipit), Betsiamites (Pessamit), Sept-Îles (Uashat), Malioténam (Mani Utenam), Mingan (Ekuanitshit), Natash-quan/Pointe-Parent (Nutashkuan), La Romaine (Unamen Shipu), Saint-Augustin (Pakuashipi), Schefferville (Matimekush), Northwest River(Sheshatshit) et Davis Inlet (Utshimassit) (les gens de cette dernière com-munauté se sont regroupés à Natuashish depuis décembre 2002). Chezbon nombre d’Innus, surtout dans le nord et l’est du Nitassinan, subsisteen partie la culture ancestrale reliée à une économie basée sur la chasse etla pêche. Chez d’autres, le mode de vie traditionnel a été moins bienconservé.

Mais quelle vision du monde avait cette société à la fin de son occu-pation exclusive du territoire ? Quel était l’ordre juridique innu en vigueursur le territoire à l’époque de l’arrivée des Européens ? Dans quellemesure la conception que les Innus se font du monde existe-t-elle tou-jours, même si celle-ci ne fait pas nécessairement partie du droit tel qu’ilest « reçu » en ces temps modernes par la société québécoise ou cana-dienne en général ? Comment le droit canadien envisage-t-il aujourd’huila maîtrise originaire du territoire par les Innus ? Et à l’époque où se

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déroulent des négociations territoriales entre les gouvernements et lesInnus, comment peut-on envisager l’avenir de la gouverne innue duterritoire ?

Nous tenterons de répondre aux premières questions posées ci-devant en faisant appel au discours autochtone lui-même, que l’on peutretrouver dans la tradition orale, les mythes, les contes, les représen-tations, la toponymie, la langue. Nous allons, à cette fin, étudier la visiondu monde de la nation innue, cette société semi-nomade de chasseurs-cueilleurs qui, à l’arrivée de Blancs, contrôlait la majeure partie du nord-est de la péninsule Québec-Labrador. A l’occasion, nous ferons appel à lasituation prévalant dans d’autres sociétés de la même famille linguistiquealgonquienne dont le mode de vie était semblable. Nous répondrons auxquestions subséquentes, plus juridiques, en nous basant sur les principesdu droit canadien en la matière et en nous référant aux aspects factuelsdes négociations territoriales en cours.

Les explorateurs, missionnaires, commerçants et chroniqueurs euro-péens désignaient souvent les membres de la société innue sous le nomde « Montagnais », terme qui est encore utilisé aujourd’hui. Ils les dési-gnaient aussi sous les noms de Kakouchaks ou Porcs-Épics, Bersiamites,Papinachois, Ouamamioueks et autres, selon les régions que ceux-cioccupaient. Mais ils s’appelaient eux-mêmes les Innus, un terme quisignifie « les personnes humaines ». Ils fréquentaient et occupaient l’en-semble du Nitassinan (voir carte page 46) depuis des millénaires ; mais, aucours des dernières cent ou cent cinquante années, cette occupation a faitl’objet de bouleversements qui ont entraîné une fréquentation moinsintensive.

C’est de ce peuple innu ou plutôt de cette nation innue qu’il estquestion dans le présent ouvrage. De façon à faciliter la compréhensionde ce qui suivra, nous avons choisi de commencer en faisant état, auchapitre 1, de l’émergence du peuple innu et des conditions socio-économiques à l’intérieur desquelles celui-ci évoluait au Nitassinan. Noustenterons de cerner la vision du monde de ce peuple et de son lienparticulier avec la terre tout en la comparant, lorsque possible, avec lavision du monde de la société qui s’est ultérieurement établie au Québecet au Canada.

Cette mise en place des choses nous permettra, au chapitre 2, d’abor-der de façon plus précise la culture en vigueur dans la société innue àl’époque du contact. Bien entendu, on ne peut pas utiliser ici le mot

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« État », lequel n’existait d’ailleurs pas en Europe aux xve et xvie siècles,dans son sens large d’un territoire déterminé où un groupe organisé a lecontrôle exclusif de la vie politique, économique et sociale de ses habi-tants. Nous préférons utiliser l’expression Innu tipenitamun (la « gouverneinnue ») qui exprime mieux la manière particulière dont les Innusexerçaient alors leur gestion et leur contrôle du Nitassinan. Cette expres-sion se réfère tant à la gestion communautaire innue en général qu’à lagestion du territoire.

Il faut préciser aussi que l’Innu tipenitamun est tout à fait autonome depar son origine et son développement. En effet, son régime est né et s’estdéveloppé de façon complètement indépendante des théories, conceptset institutions d’origine européenne. Certains concepts importants,comme celui de chefferie, sont fort différents de ceux qui prévalent dansla société québécoise en général. En conséquence, lorsque l’on cherche àretracer et à déterminer les modalités de ce gouvernement innu, lessources, principes et référents avec lesquels les Euro-canadiens sont fami-liers trouvent ici difficilement leur application. Pour ce faire, nous exami-nerons d’abord les diverses valeurs de la société innue. Celles-ci sont fortrévélatrices quant à leur influence sur l’émergence, à l’époque, desdiverses manifestations de l’ordre juridique innu sur le territoire et quenous tenterons de décrire le mieux possible. Comme cet ordre juridiquerésulte de la vision innue du monde et des valeurs de la société innue,nous évoquerons divers détails sur le mode de vie innu de l’époque pouréclairer la question de la gestion innue du territoire.

Nous verrons, au chapitre 3, que l’arrivée d’une population exogènea fortement perturbé et transformé cet Innu tipenitamun au point où lesInnus ont souvent eu le sentiment d’être devenus des étrangers dans leurpropre pays. La dépossession des Innus avait d’ailleurs commencé par ladésignation qu’en avaient donnée les membres de la société majoritairequi les avaient appelés Montagnais, terme qu’ils n’avaient jamais eux-mêmes utilisé de même que par la dénomination des lieux qu’ils fré-quentaient sans égard pour l’usage innu. L’occupation européenne a étéla source de nombreux problèmes, tels l’absence de reconnaissance del’ordre innu par le droit de la société devenue majoritaire, la sédenta-risation forcée des Innus ou leur marginalisation par suite de politiquesou de lois qui les singularisaient. Si bien que la société innue a beaucoupchangé tout en conservant un sens aigu de ses rapports avec le territoireet sa gestion.

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Par ailleurs, le droit canadien se rapportant aux droits ancestraux et autitre aborigène sur le territoire, et plus particulièrement ses dévelop-pements récents, n’empêchent pas que l’Innu tipenitamun puisse continuerd’exister à plusieurs égards. Notre chapitre 4 traitera de l’ensemble de cettesituation qui permet une nouvelle affirmation des droits des Innus. Noustraiterons plus particulièrement de la question du titre aborigène donnantaux Autochtones qui le détiennent une maîtrise du territoire, en abordantsa nature, sa portée, ses tempéraments et ses conditions d’existence.

Le tout nous amènera, au chapitre 5, à examiner d’abord la situationpratique des Innus quant à l’existence du titre aborigène au Nitassinan.Puis, nous évoquerons la possibilité d’aller, dans le cadre des négociationsterritoriales en cours, au-delà des limites du droit afin de trouver des solu-tions qui permettraient, là où les Innus le jugeront souhaitable, la con-tinuation de l’ Innu tipenitamun par l’exercice des compétences législativesinnues dans les domaines qu’ils auront choisi de se réserver. Enfin, enguise de conclusion, nous ferons appel à la nécessité de tenir compte de laconception innue du territoire et de reconnaître l’application de l’Innutipenitamun sur celui-ci à l’occasion de la conclusion éventuelle d’un traitéqui respecte la spécificité innue.

L’ouvrage ne porte donc pas exclusivement sur le « droit » autochtoneen ce qu’il traiterait d’un « ensemble de normes qui régit les relationsinternes d’une société autochtone » (Webber, 1996 : 114). Bien que l’ou-vrage incorpore cette notion, il vise surtout à faire prendre conscience del’existence au Québec (et à Terre-Neuve) d’un peuple dont la culture etl’ordre sont profondément différents de la culture et de l’ordre juridiqueeuro-québécois (et euro-terre-neuvien) de façon à ce que cette différencesoit prise en compte. Cependant, l’ouvrage porte aussi sur le « droit desAutochtones » au sens où plusieurs l’entendent soit les diverses disposi-tions des lois et des décisions judiciaires de la société québécoise et cana-dienne en général se rapportant aux Autochtones.

Un certain nombre d’Innus ont pu adopter des valeurs non-autoch-tones. À l’occasion, nous aurons à en faire état, mais le contenu du pré-sent ouvrage se rapporte à cette majorité d’Innus qui entretiennent unsentiment d’appartenance à la nation innue et qui trouvent difficile devivre à l’intérieur du système de la société majoritaire. Même si leursparents et grand-parents connaissaient l’existence du monde extérieur, lecontact avec celui-ci ne date parfois que d’un demi-siècle à peine, ce quiexplique la survie de leurs valeurs.

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Il n’est cependant pas toujours facile de retracer les valeurs innuesdans leur intégrité originelle, du fait que celles-ci étaient transmises defaçon orale. L’écriture a évidemment multiplié notre capacité de colligeret de transmettre des connaissances. Mais, souvent, ce que l’on sait oupense savoir sur les valeurs innues et sur l’ordre innu se base sur ce qui aété écrit par des missionnaires, des dirigeants de poste de traite, desexplorateurs. Non seulement il ne s’agissait pas d’Innus, mais encore, ilimporte de le rappeler, la principale préoccupation de ces auteurs n’étaithabituellement pas de décrire la vision innue du monde. Au surplus, ilsont pu avoir été influencés, comme c’est souvent le cas pour les Relationsdes Jésuites, par le prisme déformant des valeurs de la société dont ilsfaisaient partie. Cela dit, les écrits des missionnaires ont leur importanceet il serait malvenu de les écarter complètement car ils constituent unedes sources d’information utiles.

Ce n’est souvent qu’à titre supplétif que nous avons utilisé les sourcesextérieures comme les Relations des Jésuites, les rapports d’explorateurset les ouvrages et articles divers sur les questions reliées à notre recherche(sauf certains textes, notamment chez les anthropologues, qui font parlerles Innus eux-mêmes). Nous ne minimisons pas l’importance ou l’intérêtde toute cette documentation. Les Relations des Jésuites, par exemple,sont d’une richesse remarquable sur la vie des Innus à l’époque deChamplain. Mais, pour les fins de notre démarche, il ne s’agit pas desources primaires, un peu comme un article de journal qui ferait étatd’une allocution d’un homme politique, sans que l’on ait à sa dispositionle texte même de l’allocution.

Nous avons voulu, autant que possible, faire parler les Innus eux-mêmes sur leur vision du monde, plutôt que décrire celle-ci à partir decommentaires d’autres personnes qui pourraient voir la vision autochtoneà travers ce prisme parfois déformant de leur propre conception des choses.Deux exemples, tirés des Relations des Jésuites, suffiront à illustrer notrepropos. Selon la manière autochtone de voir les relations matrimonialesavant l’arrivée des Blancs, une femme innue pouvait changer de conjoint sicelui-ci n’était pas un bon chasseur (Anderson, 1991 : 18). Les missionnaires,influencés qu’ils étaient par la conception que leur propre société françaiseau xviie siècle se faisait de la situation de la femme, y voyaient du libertinageplutôt que l’expression d’un « fait juridique » (Relations des Jésuites 2, 1638 :166 ; 3, 1642 : 89-90 ; 3, 1644-45 : 41). Autre exemple : le Chamane faisaitpartie du monde religieux et social des Innus et ses activités ne faisaient

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qu’exprimer leurs croyances. Or, pour le Père Le Jeune, le Chamane étaitun adversaire voire un ennemi (Relations des Jésuites, 1, 1634) quiconstituait une nuisance et les cérémonies d’ordre culturel étaient pour luides « jongleries » ou des « niaiseries » (Le Bras, 1993 : 59). Mais le Chamane,pour les Innus, pouvait être un rassembleur, un « leader ».

Il y a évidemment lieu d’établir une distinction entre les Relations desJésuites de l’époque et les travaux en anthropologie et en ethnologie, oùle biais ethnocentrique est, le plus souvent, soumis à un contrôlerigoureux. Il reste que, dans un ouvrage comme celui-ci, il faut autantque possible faire appel au discours innu lui-même constitué de récits, detémoignages des anciens recueillis à l’occasion d’entrevues, de mythes etde légendes. La toponymie et la langue elle-même sont aussi des expres-sions éloquentes de ce discours. Cela ne signifie pas que les sources nesont qu’orales. Le discours innu peut avoir été transcrit ou traduit, parexemple à l’occasion d’une intervention à l’Assemblée nationale, etdevenir disponible sous forme écrite ; des anthropologues ont pu recueillirdes données à la suite d’enquêtes de terrain et les publier. Des groupesinnus peuvent avoir fait valoir des revendications, par la main d’un mis-sionnaire il y a cent cinquante ans ; les Innus ont pu s’exprimer sur leursvaleurs, à l’occasion d’entrevues, de rencontres ou de colloques dont lecompte rendu a été publié. Comme on l’a signalé récemment, « dans lecontexte d’une société de tradition orale où l’écrit joue en principe unrôle mineur, les entrevues constituent un instrument de recherche com-plémentaire à l’observation directe… » (Lajoie et al., 1998 : 693).

Lorsque la Cour suprême du Canada, dans la célèbre affaireDelgamuukw, a fait état de la preuve destinée à démontrer l’existence dutitre aborigène, elle s’est référée au cas des récits oraux présentés commepreuves de faits historiques. Elle a alors signalé que ce type de preuvedevait être placé « … sur un pied d’égalité avec les différents types depreuves historiques familiers aux tribunaux, le plus souvent des docu-ments historiques » (Aff. Delgamuukw, 1997 : par. 87).

À cet égard, nous sommes conscient d’accuser un retard de près de400 ans pour entreprendre la présente étude. Mais la tradition orale demême que la formulation des relations dites juridiques dans la langueinnue (qui diffère peu aujourd’hui de celle qui se parlait à l’époque) et lefait que le contact de nos informateurs avec la société euro-québécoise aitété très récent sont de nature à suppléer quelque peu à cette carence surle plan chronologique.

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composé en dante corps 11selon une maquette réalisée par josée lalancette

et achevé d’imprimer en mars 2004sur les presses de agmv-marquis

à cap-saint-ignace, québecpour le compte de denis vaugeois

éditeur à l’enseigne du septentrion

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