les etoiles de la colere

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Abdelaziz Belkhodja LES ÉTOILES DE LA COLÈRE Roman EDITIONS APOLLONIA 14 av. de la République, 2016 Carthage, Tunisie. www.apollonia.com.tn

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La saga de deux frères, un livre sur la mémoire, avec en arrière plan les cinquante dernières années du monde arabe, les défis jamais relevés, la frilosité des dirigeants, la limite des peuples, la grandeur des individus.

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Page 1: LES ETOILES DE LA COLERE

Abdelaziz Belkhodja

LES ÉTOILESDE

LA COLÈRERoman

EDITIONS APOLLONIA14 av. de la République, 2016 Carthage, Tunisie.

www.apollonia.com.tn

Page 2: LES ETOILES DE LA COLERE

© Apollonia Editions 1999ISBN 9973 - 9737 - 4 - 7

Tous droits réservés pour tous pays.Dépot légal 2e trimestre 1999

Vous intéresse-t-il d’être tenu au courant des livres publiés par l’éditeur de cet ouvrage ?

Envoyez simplement un mail avec la mention : “vos publications” sur notre email : [email protected]

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Apollonia Éditions4 rue Claude Bernard, 1002 Tunis, Tunisie.

Tél. : 216 71 786 381 - Fax : 216 71 799 190www.apollonia.com.tn - [email protected]

Page 3: LES ETOILES DE LA COLERE

« J’espère que ces quelques pages rendront moins pesant le fait quel’Histoire, le plus généralement, est écrite par les vainqueurs. »

Alex Halley, « Roots »

Page 4: LES ETOILES DE LA COLERE

Chapitre 1

Environs de Jérusalem

9 avril 1948

« Attention, voilà l’ennemi ! »

Les miliciens de l’Irgoun1 s’enfoncèrent plus profondémentdans les fourrés et fixèrent les cavaliers palestiniens qui s’enga-geaient sur la piste de Jérusalem.

Menehem attendit quelques secondes puis s’approcha à platventre de l’opérateur radio, prit le combiné et souffla :

« Opération Unité. Ils viennent vers vous. Tenez-vous prêts.Terminé ».

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1 Organisation juive fondée en 1931 en Palestine. Politiquementinspirés par le sionisme révisionniste, nationaliste d'extrême droite, lesmembres de l'Irgoun organisèrent l'immigration illégale ets'opposèrent à la puissance mandataire britannique. L'lrgoun se signalasurtout par son terrorisme dirigé contre la population palestinienne.Après la proclamation de l'indépendance d'lsraël, I'lrgoun fut dissoute

Page 5: LES ETOILES DE LA COLERE

Menehem vérifia une nouvelle fois la disposition de seshommes massés autour des Jeeps surmontées de mitrailleuses.Une seule de ces armes aurait pu venir à bout des cavaliers,mais ce n’était pas son objectif.

Près de lui, Haïm, un nouvel engagé, ne saisissait pas le sensde la manœuvre. Il osa, malgré le silence de rigueur :

« Chef, qu’est ce que vous attendez ?

— Silence ! » souffla sévèrement Menehem.

Excité par la proximité de l’ennemi, le jeune Haïm insista :

« Mais ils sont à notre… »

Menehem lui coupa la parole :

« Ce n’est pas notre objectif.

— Mais… »

Le chef foudroya du regard le jeune milicien qui finit par setaire.

C’était sa première mission et il ne comprenait pas pourquoile chef laissait passer une pareille occasion. Les vieilles pétoiresdes cavaliers palestiniens, à peine aptes à fêter les mariages,ne feraient certainement pas le poids face à leurs armes. Ilréfléchit un instant, Ce n’est pas notre objectif, avait dit Menehem.Quel pouvait donc être l’objectif si ce n’était la mort de l’ennemi? Il regarda les cavaliers s’éloigner puis osa une nouvelle fois:

« Chef, pourquoi les laisser vivre ? Les Arabes tiennenttoujours la route de Jérusalem et ceux-ci vont…

— Le sort de ceux-ci est déjà réglé », lâcha Menehem, irrité.Il considérait ce genre de remarque comme une atteinte à sonautorité. Et puis, ces nouveaux engagés l’énervaient.

L’opération en cours, dénommée « Unité », — car elleréunissait pour la première fois tous les groupes paramilitairesjuifs — avait requis de nouveaux engagés et celui-ci en faisaitpartie.

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Page 6: LES ETOILES DE LA COLERE

« Si leur sort est déjà réglé, alors ça va ! » conclut le jeuneHaïm.

Menehem le toisa froidement sans répondre.

Soudain, au loin, dans la direction prise quelques minutesplus tôt par les cavaliers, de longues rafales de mitraillettesretentirent.

Haïm sursauta et regarda le chef. Celui-ci ne broncha pas.

Quelques secondes plus tard, le grésillement caractéristiquede la radio se fit entendre, Menehem posa l’écouteur sur sesoreilles et demanda : « Y a-t-il des blessés ? » Puis il ajouta :« Achevez-les à l’arme blanche. Je ne veux plus entendre unseul coup de feu ».

Que prépare-t-il donc ? pensa Haïm. Mais il se garda de posercette nouvelle question.

Nada se réveilla en sursaut. D’habitude, les échos de la bataillen’arrivaient qu’affaiblis, et jamais auparavant ils ne l’avaientréveillée. Mais ceux-ci étaient plus intenses que les autres.Peut-être étaient-ils plus rapprochés ? Dieu nous préserve dela haine, pensa-t-elle. Elle regarda l’heure. Il était bien trop tôtpour se lever et se préparer à rejoindre son poste à l’hôpital deJérusalem. Elle pensa profiter encore d’un peu de sommeil,mais elle se ravisa : les déflagrations l’avaient complètementréveillée. Ont–elles aussi réveillé Tarak ? Cette pensée l’excita.Elle se leva et ouvrit la fenêtre. Celles des maisons voisinesétaient également ouvertes. Elle s’interrogea sur ce fait, inhabituelà cette heure, et une profonde angoisse l’étreignit. Elle s’élançavers la chambre voisine, poussa la porte et découvrit sa sœurqui donnait le sein à Seïf, son nouveau-né :

« Bonjour Amina », dit-elle en jetant un regard sur le râtelierd’armes. Il était vide.

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Page 7: LES ETOILES DE LA COLERE

« Bonjour Nada.

— Où est Iyad ? »

Amina leva les yeux et répondit :

« Ils sont tous partis tout à l’heure. »

Le cœur de Nada se serra.

« Tarak aussi ? »

Amina hocha la tête.

Nada retourna dans sa chambre et enfila à toute vitesse unpantalon kaki et un pull-over rouge. Sa sœur la rejoignit.

« Mais que vas-tu faire ? »

Nada ne répondit pas. Amina changea de ton et déclara avecgravité :

« Ils sont venus pendant la nuit demander des renforts, lesforces juives sont sur le point de prendre le contrôle de la routede Jérusalem. Tarak n’a pas voulu te réveiller.

— Depuis combien de temps sont-ils partis ? » demandaNada en chaussant ses bottes.

« Pourquoi ? »

Nada évita de lui parler des déflagrations qui l’avaient réveillée.

« J’ai besoin de parler à Tarak », répondit-elle en se dirigeantvers la porte.

« Mais à présent ils doivent être loin… » lança Amina, maisNada était déjà dehors. Elle courut jusqu’à l’écurie, sella unsplendide pur-sang noir et l’enfourcha.

Mon dieu, faites que je me trompe, faites que je m’inquiètepour rien… pria-t-elle en dévalant la piste de Jérusalem augalop.

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Page 8: LES ETOILES DE LA COLERE

Le mitraillage des Palestiniens avait eu lieu depuis dix minuteset Menehem n’avait toujours pas donné de nouveaux ordres àsa troupe. Haïm se demandait ce qu’il attendait.

Les nouvelles recrues n’étaient pas dans le secret de l’objectifde l’opération « Unité ». En fait, peu de membres de l’Irgounet du groupe Stern le connaissaient, et d’ailleurs, la plupartd’entre eux ne tenaient pas particulièrement à le connaître : lacuriosité et les états d’âme n’étaient pas conseillés. Deux ansplus tôt, l’attentat contre l’hôtel King David de Jérusalem1avait été suivi d’une « épuration » : tous ceux qui avaient émisdes réserves avaient été éliminés.

Menehem regarda sa montre et resta un long moment figé :il attendait la fin du redéploiement du groupe chargé de la liqui-dation des cavaliers.

Puis il se leva brusquement et, d’un geste, intima l’ordre dereprendre le chemin de l’objectif.

À cet instant précis, un hennissement déchira l’air. Lesmiliciens levèrent en même temps la tête et leurs fusilsmi-trailleurs.

Entre deux pins, au sommet du tertre qui les dissimulait, ilsdécouvrirent Nada qui, terrifiée, frappait avec fureur l’encolurede son étalon pour l’obliger à faire demi-tour.

Une détonation retentit, faisant sursauter tout le monde. Haïmse tourna et vit Menehem. Son pistolet fumant était pointé surla cavalière.

« Tirez ! tirez ! Il ne faut pas qu’elle donne l’alerte ! » cria-t-il en tentant d’ajuster son tir sur la cavalière.

Trois coups de feu éclatèrent. Le troisième atteignit Nadadans le dos. Tout son corps en tressauta. Elle s’affala en avantet s’agrippa désespérément à l’encolure du cheval qui, affolépar les détonations, s’emballa et se mit à galoper vers le village.

« Tirez, mais tirez encore » !

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Certains miliciens escaladèrent le monticule et tentèrentd’ajuster leur cible, mais le relief accidenté les en empêcha.

Hors de lui, Menehem ordonna à l’opérateur radio :

« Dis aux autres d’activer l’encerclement. »

Puis il s’engouffra dans l’une des Jeeps qui, dans un vrombis-sement, s’ébranlèrent sur le chemin escarpé du village de DeïrYassin.

Lancinante, la douleur se propageait rapidement dans le corpsde Nada. Accrochée à l’encolure de sa monture, elle la suppliaitde galoper de toutes ses forces, avant que les siennes ne l’aban-donnent. Les cris stridents de celui qui avait tiré le premiersonnaient encore dans ses oreilles, il ne faut pas qu’elle donnel’alerte ! Cette pensée la fit s’accrocher avec plus de vigueurencore, et chaque galop se répercutait dans tout son corps,l’empêchant de perdre connaissance.

Depuis l’aube, Mazen n’avait pu se rendormir. Il fut d’abordréveillé par les chuchotements des villageois et les cliquetisde leurs armes, puis par son père qui, avant de partir, s’étaitdoucement penché pour l’embrasser. Enfin les rafales lointaineset le départ précipité de sa tante Nada eurent définitivementraison de son sommeil.

Il se leva, s’habilla, ouvrit la porte de la maison avec douceuret sortit.

De la maison voisine, une petite voix lança :

« Mazen ! »

Surpris, il se retourna et découvrit Khalil, son ami et voisin,penché à la fenêtre.

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Page 10: LES ETOILES DE LA COLERE

« Bonjour Khalil.

— As-tu entendu ?

— Oui, viens, allons voir, ça venait du Nord, » lança Mazen,fier de sa connaissance toute fraîche des points cardinaux.

Khalil sauta gaillardement par la fenêtre et ils traversèrentle village encore endormi.

« Ton père aussi est parti à la guerre ? demanda Mazen.

— Oui, et même mon grand frère. Père a dit que tous ceuxqui avaient fait leur premier ramadan pouvaient combattre… »

Ils dépassèrent les dernières maisons du village et scrutèrentles alentours.

« Qu’est ce que c’est ? » lança soudain Khalil, désignant lespins en contrebas.

Mazen ne vit rien.

« Les arbres », insista Khalil.

Mazen regarda plus attentivement et vit les branchages frémir.Tout à coup, un bruit sourd se fit entendre et le pur-sang noirjaillit de la lisière de la pinède et se rua à l’assaut de la collinedu village. Mazen reconnut immédiatement la silhouette affaléecontre la monture.

« C’est Nada. Cours appeler ma mère ! »

Khalil s’en alla et Mazen rejoignit le pur-sang qui commençaità peiner du fait de la pente abrupte. Il saisit la bride et tira lecheval. Le temps d’arriver aux premières maisons, plusieursvillageoises accoururent. Elles prirent avec précaution lacavalière et la couchèrent sur une couverture. Amina arrivarapidement, traversa le cercle formé autour de sa sœur et s’age-nouilla à ses côtés :

« Nada ! qu’est-il arrivé ? »

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Nada entrouvrit ses yeux sombres et remua imperceptiblementles lèvres. Amina se pencha sur elle et l’entendit murmureravec difficulté :

« Ils arrivent… »

Amina crut qu’elle divaguait. En posant sa main sous sanuque pour tenter de l’asseoir, elle sentit une moiteur.

« Tu es en nage ! » lança-t-elle, mais lorsqu’elle appuya pourla relever, le corps de Nada se convulsa violemment. Aminareposa doucement la tête de sa sœur sur le sol, puis, retirant samain, découvrit le sang. Réalisant alors que les paroles de Nadan’étaient pas du délire, elle approcha une nouvelle fois sa têtevers les lèvres tremblantes et entendit les mêmes mots, répétéssans relâche :

« Ils arrivent… l’ennemi arrive… sauvez-vous… »

Hagarde, Amina se retourna vers le cercle des villageois etlâcha :

« Elle vous dit de vous sauver, elle dit que l’ennemi est là !»

Une clameur sinistre, mêlée d’effroi, s’éleva et plusieurspartirent vers leurs maisons.

Négligeant l’avertissement, Amina se pencha à nouveaucontre Nada et lui chuchota avec douceur

« Ne crains rien, ne fais pas d’efforts, nous allons te soigner.» Elle se tourna vers son fils, accroupi à sa droite.

« Mazen, cours chercher des pansements ».

Alors que l’enfant détalait vers la maison, la voix bouleverséed’une vieille dame s’éleva :

« Mais… les hommes sont au combat… il n’y a que nous…et les enfants… ils ne vont pas oser nous toucher… nous n’avonsjamais eu de problème avec les juifs des villages voisins… »

Alors, tous ensemble entendirent Nada agonisante leur lancerde toutes les forces qui lui restaient :

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Page 12: LES ETOILES DE LA COLERE

« Ils m’ont tiré dessus… fuyez… » et subitement elle se tutet son corps se relâcha.

Alors qu’Amina secouait désespérément le corps de sa sœur,la panique saisit le groupe.

« Allons-nous-en, fuyons ! » proposa une femme avant decourir vers sa demeure pour avertir les siens.

La vieille dame pour qui la fuite ne pouvait plus rien signifier,tentait de tromper son angoisse :

« Mais ils n’oseront pas nous faire de mal, nous sommes sansdéfense, nos hommes sont partis ! » Puis, comme si elle venaitde réaliser, elle aussi, qu’ils avaient pourtant bien tiré sur lajeune femme sans défense, elle se tourna vers la pinède et laregarda longuement avant de lancer à haute voix :

« Je ne pourrai jamais aller aussi loin ! »

Alors que certains cédaient à l’affolement et que d’autresdécidaient de fuir ou de se barricader dans leur logis, Mazen,revenu en catastrophe avant d’avoir atteint la maison s’approchade sa mère. Celle-ci, bouleversée par la mort de sa sœur, latenait assise en la serrant très fort dans ses bras. Mazen tiradoucement sur la jupe de sa mère et dit :

« Viens voir, il y a des hommes qui arrivent. » Amina recouchaavec douceur le corps de Nada et interrogea son fils :

« Que veux-tu dire ? De quels hommes parles-tu ? Des nôtres? »

L’enfant secoua négativement la tête.

Amina ôta son foulard, le posa sur le visage de sa sœur, souffla: « Que Dieu lui accorde sa miséricorde », puis, à son fils :

« Où sont-ils ? »

Mazen la guida à pas rapides vers le bord de l’esplanade etdésigna les hommes qu’il avait aperçus.

Ils étaient à cent mètres en contrebas et s’affairaient autourdes Jeeps.

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Amina regarda avec effroi les lugubres silhouettes des assassinsde sa sœur. Leurs gestes étaient lents et ils agissaient à découvert,sans songer à se dissimuler derrière les nombreux fourrés dissé-minés sur les flancs de la colline.

Des cris jaillirent soudain de l’autre bout du village. Aminatendit l’oreille : « Ils arrivent de tous les côtés, » entendit-elle.

Ceux qui tentaient de fuir ne tardèrent pas à prendre consciencede l’effroyable évidence : le village était encerclé.

Alors que les villageoises et les enfants se barricadaient dansleurs maisons et que les rares vieillards à peu près valides,armés de quelques pétoires et de gourdins, se concertaient pourla défense des leurs, Amina continua à observer les miliciensqui, alourdis par les armes, s’apprêtaient à escalader la colline.Trois sentiers escarpés menaient aux maisons et Amina attendaitde voir lequel ils allaient prendre, car le moins abrupt passaitderrière un gros rocher qui pouvait servir à se dissimuler pourfuir, à condition de ramper derrière les buissons, mais commentpourrait-elle ramper en portant Seïf, son nouveau-né ? Et puis,aurait-elle le temps d’aller le chercher ? Tout à coup, Aminafrémit. L’un des miliciens venait de lever la tête vers eux.Instinctivement, elle recula en tirant son fils vers elle.

Tout en hissant le tube d’un mortier sur son épaule, Haïmpensait à la cavalière. Quand le chef avait donné l’ordre detirer, il avait la jeune femme dans sa ligne de mire, mais il avaittiré à côté. Tuer une jeune femme sans défense, cela lui répugnait.

Les mots d’ordre lancés par Menehem lors de la réunion quiavait précédé le départ l’avaient certes enflammé, mais voicique l’idéal se réduisait à l’assassinat pur et simple.

Il leva les yeux vers le village et vit tout à coup une femmeet un enfant qui les observaient.

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« Chef ! » lança-t-il.

Menehem se retourna.

Haïm s’apprêtait à lui dire ce qu’il avait vu, mais le souvenirde la cavalière lui vint à l’esprit. Il improvisa :

« Chef, nous sommes à découvert et bientôt nous allons avoirle soleil en face ».

Menehem, qui était occupé à étudier les sentiers, se retournaet, une nouvelle fois, fusilla Haïm du regard. Voilà qu’il s’occupede stratégie à présent ! songea-t-il. Certes, la stratégie la plusélémentaire interdit d’attaquer lorsque le soleil est en face,mais la question ne se pose pas : les hommes du village sonttous morts. Alors que signifie cette question ? Des scrupules?

Il voulut s’en assurer et rappela, avec le ton dédaigneux deceux qui détestent les rappels :

« Leurs hommes sont morts, sinon, ils nous auraient déjà tirédessus ».

Haïm répondit aussitôt :

« S’il n’y a pas d’hommes, qu’allons nous faire là-haut ? »

Menehem resta silencieux, caressant nerveusement sonpendentif en faisant crisser l’ongle de son pouce sur une fissurele traversant.

Haïm répéta, d’un ton insistant :

« Qu’allons nous faire là-bas ? »

Autour d’eux, certains miliciens suspendirent leurs activités: la situation n’était plus celle d’un banal dialogue entre unchef et un subordonné, il y avait de la rébellion dans l’air.

Menehem se garda une nouvelle fois de répondre. Un simplecoup d’œil autour de lui, et tous ceux qui s’étaient arrêtésreprirent leurs tâches.

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« Allons sur le front, nous avons besoin de toutes nos forcespour chasser les Arabes ! » proclama le milicien.

Excédé par ce nouvel affront, véritable atteinte à son autorité,Menehem, d’un geste vif, dégaina son arme et tira. Alourdi parle mortier, Haïm s’effondra. Sans rengainer, Menehem se tournaalors vers les miliciens et lança, d’une voix froide et calme :

« Y a-t-il d’autres suggestions » ?

Lorsqu’Amina voulut empêcher Mazen de voir l’assassinat,il était trop tard : le milicien s’était déjà effondré. Troublé,l’enfant regarda sa mère, attendant une explication. Aminas’agenouilla et, appuyant sur les mots pour cacher son émotion,elle chuchota :

« Mazen, regarde, » elle désigna les hommes puis le sentierqu’ils venaient d’entamer, « dans quelques instants, ils serontderrière les rochers. Si, à ce moment-là, tu descends la penteen rampant derrière les buissons, ils ne te verront pas. Quandtu seras tout en bas, cours jusqu’à la carrière et cache-toi entreles blocs de pierres, et, je t’en supplie, ne sors pas avant lanuit…

— Je ne veux pas partir seul, » lança-t-il d’une faible voixnerveuse en secouant sa tête brune.

— Je vais chercher Seïf et nous te rejoindrons, » mentit Aminaqui savait que seul un enfant pouvait se dissimuler à la vue deshommes. De plus, la maison était de l’autre côté du village,alors que les miliciens n’étaient plus qu’à quelques dizainesde mètres…

« Maman, je vais avec toi chercher Seïf… »

Une gifle puissante l’atteignit avant qu’il n’eût terminé saphrase. Amina se mordit les lèvres jusqu’au sang pour retenir

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ses larmes puis elle étreignit son fils et, le poussant littéra-lement sur la pente, elle chuchota :

« Rampe, Mazen, ne te fais pas voir, je t’en prie, va jusqu’àla carrière, cours, ne t’arrête pas. »

Accroupi sur le sol rocailleux, Mazen leva la tête vers samère et demanda :

« Maman, tante Nada est-elle morte ?

— Tais-toi ! ce n’est pas le moment, va ! cours ! »

Il insista :

« Elle est morte ? »

Amina s’apprêtait à le gronder, mais elle se retint, et, malgréles précieuses secondes qui s’écoulaient, elle déclara :

« Nada est partie… elle est là-haut, lança-t-elle en pointantson doigt vers le ciel, elle nous regarde et elle te demande departir. »

L’enfant ne comprenait pas, voulait en savoir davantage.Mais le geste désespéré de sa mère, ses yeux en larmes, sesmâchoires crispées, n’admettaient pas de réplique. D’un bond,il détala et disparut parmi les buissons et la rocaille.

Amina regarda du côté des miliciens. Comme elle l’avaitprévu, ils étaient toujours derrière les rochers. Soudain, lespremiers d’entre eux apparurent et commencèrent à se déployerpour former une ligne infranchissable. Amina jeta un derniercoup d’œil vers Mazen qui avait déjà atteint le vallon. MonDieu, il est entre tes mains pria-t-elle avant de s’élancer versla maison.

Les miliciens surgirent de toutes parts, mitraillant sur leurpassage tout ce qui bougeait. D’interminables rafales d’armesautomatiques retentirent, ponctuées d’explosions. Par groupesde trois, ils attaquaient les habitations. Le premier brisait une

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porte ou une fenêtre, le second lançait une grenade fumigèneet, après l’explosion, le troisième lâchait une rafale sur ceuxqui tentaient d’échapper à la fumée suffocante. Les villageoisétaient abattus sans distinction, femmes, vieillards et enfants.Quelques maisons, solidement barricadées et défendues avecl’acharnement du désespoir, étaient bombardées au mortier.Certains réussissaient à passer à travers les miliciens, maisl’implacable précision des armes coupait net leur course.Derrière les mitrailleurs, d’autres hommes armés de couteauxégorgeaient méthodiquement les blessés.

« Débarrassez-moi de tout ça ! je ne veux plus rien de vivant», lança Menehem avant d’ajouter à l’intention d’un porteurde bazooka, lui désignant le petit minaret de la mosquée : «En miettes, je veux que cette saloperie tombe en miettes ! »

Le tireur visa la base du minaret qui s’effondra dans un nuagede fumée et de poussière sur le dôme de la mosquée.

Menehem était surexcité, hystérique. Il ne criait plus, ilbeuglait à s’en rompre les cordes vocales, en désignant le restedu bâtiment : « Vas-y, continue ! Je ne veux plus un seul murdebout » Puis, à quelques miliciens hésitants : « Remuez-vous! Achevez-les tous ! Pas de survivants ! Que cette racaille sachece qui l’attend ! Cherchez partout ! Débusquez-les ! Écrasez-moi toutes ces larves » !

Et pour montrer l’exemple, il s’approcha de la margelle d’unpuits et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Un jeune garçon y étaitdissimulé. Agrippé à la corde, les pieds calés contre les pierresde la paroi, il était terrifié et tremblait de tout son corps frêle.Il ne vit pas venir le terrible coup de crosse sur son crâne, lefaisant tomber dans le vide. En ricanant, Menehem dégoupillaune grenade, la lâcha au fond du puits et recula vivement. Unesourde explosion, puis un geyser de fumée, de vapeur et degouttelettes d’eau rougies, s’éleva quelques mètres au dessusde la margelle. Menehem jubilait : « Un chien galeux de moins

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! » puis il se hissa sur la margelle et profita de sa hauteur pourobserver les miliciens des autres groupes et voir si quelquesbâtisses avaient échappé à la destruction. Il vit trois enfantsqui s’apprêtaient à sauter du toit d’une maison située de l’autrecôté du village et donnant directement sur le flanc de la colline.Ceux-là étaient pour lui. Il se rua dans leur direction.

Quand il atteignit la maison, les enfants avaient déjà sautédans les fourrés. Il regarda autour de lui et vit un groupe demiliciens sur le point de faire céder une porte :

« Venez par ici ! cria-t-il, il y a des gosses qui viennent desauter du toit. »

Les trois hommes arrivèrent en courant.

« Poursuivez-les ! fouillez partout et tuez-les ! Toi ! donne-moi cette grenade », ordonna-t-il à l’un d’eux, « je vais finirvotre boulot ».

Alors que les miliciens sautaient par-dessus la rambarde,Menehem s’approcha de la porte branlante et d’un violent coupde pied, la fit sauter.

Au moment où la porte tomba, Amina fut saisie de terreur.Sur la porte couchée se dressait l’ombre de l’ennemi. Son filscontre sa poitrine, adossée au mur juste à côté de la porte brisée,elle attendait la fin et dans son cœur, récitait la sourate de Yâ-Sîn1.

Tout à coup, avant d’atteindre le dernier verset, Amina vit lamain de l’ombre s’affairer sur un objet. Réalisant que c’étaitfini, elle embrassa son enfant, le posa à terre, contre le mur etse jeta dehors. Elle se retrouva face à Menehem qui venait dedégoupiller la grenade. Surpris par cette apparition soudaine,celui-ci resta interdit. Elle se rua sur lui, l’agrippa à la gorgeet la serra de toutes ses forces. L’homme se débarrassa de lagrenade qui partit exploser par dessus la rambarde, sortit soncouteau de son étui et le lui planta dans le ventre jusqu’à lagarde. Amina trembla de tout son corps, lâcha son étreinte et

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glissa lentement par terre « Couche-toi sale bête ! » gémit-ild’une voix enrouée par la strangulation. Puis il regarda furti-vement autour de lui. Les miliciens étaient loin, il était isolé.Craignant une nouvelle surprise, il courut rejoindre ses hommes.Dans sa hâte, il ne vit pas que dans son acte désespéré la femmelui avait arraché son collier. Il ne la vit pas non plus user deses dernières forces pour ramper vers l’intérieur de la maisonet dissimuler de son corps meurtri le petit Seïf.

Quelques heures plus tard, après avoir effacé toute vie, détruitau mortier les dernières constructions et pillé tout ce qui avaitde la valeur, les miliciens se réunirent au centre de ce qui restaitdu village et, ravis de leur bravoure, portèrent leurs chefs entriomphe. L’un d’eux demanda alors le silence et proclama :

« Cette victoire scelle notre union ! Bientôt Jérusalem seralibérée et alors le pays entier nous appartiendra… pour l’Éternité! »

Puis, sous les vivats des assassins, les chefs entonnèrent deschants patriotiques. Enfin, ils ordonnèrent à leurs hommes dedescendre sur la route de Jérusalem et d’y prendre position.

Un peu plus tard, les bruits des moteurs s’éteignirent progres-sivement, ne laissant que le silence de la mort.

Comme un linceul, la nuit enveloppa les ruines. Au loin,quelques chiens, seuls êtres vivants épargnés, hurlaient à lamort sous le froid clair de lune, amplifiant le silence fanto-matique des ombres du village, ou plutôt de ce qui en restait.

Dissimulé dans une faille traversant la carrière de pierres,Mazen tremblait de peur, de faim et de froid. Les explosionset les rafales s’étaient tues depuis longtemps. Quelquefois, il

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avait osé sortir sa tête de la cavité, mais, se rappelant les ordresde sa mère, il n’était jamais resté bien longtemps à découvert.

Mazen avait toujours entendu parler de la guerre et des «ennemis », mais pour lui, cela était confus. Il ne concevait pasque ces militaires qui avaient escaladé la colline étaient lesfameux « ennemis ». Et puis, son père et les hommes du villageétaient partis au combat, alors, qu’étaient donc venus faire lesautres ? La guerre ne se faisait-elle pas entre hommes ?

Le froid se fit plus vif et il se rappela les derniers mots de samère : « Ne sors pas avant la nuit ». Il sortit la tête de la brèche.La nuit était bien là. Il grimpa sur un bloc de pierre et regardavers le village. Des volutes de fumée s’élevaient, et il sentitune forte odeur de poudre et de brûlé, la même que celle dessalves tirées lors des fêtes, mais bien plus forte. Bondissantd’un rocher à l’autre, il descendit jusqu’au vallon. Là, évitantles sentiers et sautant entre les fourrés, il se dirigea vers levillage. Son pied heurta un obstacle mou. Il tomba. En seredressant pour voir ce qui avait provoqué sa chute, il vit unpetit corps inanimé étendu dans les buissons. Il le retourna etreconnut soudain, éclairé par un pâle rayon de lune, le visagede son ami :

« Khalil ! » Il se releva, s’approcha du corps familier et lança: « Tu dors ? » réveille-toi !

L’enfant ne se releva pas. Mazen se dit qu’il fallait le laisserdormir, mais il avait compris : Khalil, comme Nada, était partiau ciel.

Il reprit son chemin et escalada la colline.

Il atteignit l’esplanade et découvrit les ruines fumantes et lescorps mutilés. Évitant de regarder le sol, il se faufila parmi lescadavres et les maisons éventrées, se dirigeant grâce aux oliviers,restés seuls debout. Mais il ne pouvait s’empêcher de devinerla multitude de corps déchiquetés. Alors, pour ne pas céder àl’envie de fuir, il accéléra le pas, mais ses petits pieds butèrent

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sur d’autres cadavres et il se retrouva affalé près de visagesdéfigurés et de corps meurtris. Horrifié par ce qui, le matinmême lui était familier, Mazen se releva avant de tomber encoreet encore… jusqu’à atteindre ce qui restait de sa maison. Là,il hésita un instant, espérant une méprise, mais il se rendit àl’évidence : ce mur ruiné qui côtoyait le muret d’enceinte duvillage était bien celui de sa maison. En regardant l’ouverturebéante, il aperçut deux jambes qui dépassaient et, à la hauteurdes genoux, il reconnut la jupe qu’il avait tirée le matin-mêmepour avertir sa mère de l’arrivée des miliciens. Cette visionfamilière dans les ruines le fit bondir en avant. Il contourna lemur et découvrit le reste du corps de sa mère, mutilé par lespoutres du toit qui s’était effondré. Il resta un instant interdit,ne sachant que faire. Puis il s’acharna à soulever une des poutresqui écrasait les flancs de sa mère, comme pour la libérer de cepoids mortel. Mais ses petits muscles n’y pouvaient pas grand-chose. Alors, il enjamba les travées et s’agenouilla devant sonvisage. Il posa sa petite main contre sa joue et la retira prestement: le froid, l’inconnue froideur de ce corps familier lui glaça lesang. Il resta à genoux, immobile, les mains jointes devant sapoitrine quand soudain, il perçut un gémissement étouffé. Ilsecoua sa mère par l’épaule et lança, tout doucement, pour nepas l’effrayer :

« Maman ? »

Le gémissement s’amplifia, et Mazen reconnut son frèrenouveau né :

« Seïf ! » lança-t-il avec chaleur. Puis, écartant le bras rigidifié,il découvrit l’enfant blotti contre le flanc d’Amina. Il le retiraavec précaution, l’assit contre lui puis secoua de nouveau lecorps de sa mère et, se rappelant ses propos sur Nada qui étaitlà-haut, il dit : « Reviens ! » et il leva la tête vers ce fameuxciel où ils étaient tous partis. Il y découvrit les étoiles, de quoiloger tous les habitants du village… et bien plus songea-t-il.

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Tout à coup, il perçut un bruit. Il reposa son frère, escalada lemur en ruine et tendit l’oreille.

Le bruit se précisait, c’était le même que celui entendu cematin-là : un lointain vrombissement de moteur. L’enfant scrutal’obscurité et devina au loin les feux d’une voiture arrêtée surla route de Jérusalem, puis il devina des silhouettes prenant lechemin du village. Il sauta par terre pour reprendre Seïf et fuir.Quand il se pencha vers l’enfant, il vit un objet scintiller. Iltendit le bras et découvrit le pendentif qu’Amina avait arrachéau cou de son assassin. Il le regarda un instant, le mit dans sapoche, prit Seïf dans ses bras et s’éloigna.

Pour un enfant, porter un nouveau-né est malaisé. Avec peine,Mazen se faufila entre les ruines et, doucement, afin d’éviterde trébucher sur les cadavres, il retraversa le charnier pourprendre la piste opposée à celle par où les inconnus venaient.Celle-là même que les cavaliers avaient pris ce matin-là.

La peur inhibant sa fatigue, il traversa la pinède, puis quelqueschamps. Dix fois, il fut obligé de poser Seïf par terre pour sereposer ou pour chasser des chiens à coups de pierres. Mazenconnaissait ce chemin qu’il avait souvent parcouru, à cheval,avec son père qui le conduisait jusqu’en haut des collines pourvoir Jérusalem et son resplendissant Dôme du Rocher. L’évocationdu Dôme lui remit en mémoire les images d’un bonheur aujour-d’hui étrangement si lointain, et confusément douloureux : lesveillées du dernier ramadan, le seul dont il se souvînt, l’Esplanadetout en lumières de la mosquée, éclaboussée de rires d’enfants,baignant dans une atmosphère de fête et de bienveillancegénérale… Son petit frère dans les bras, il marcha aussi longtempsqu’il put, mais vaincu par l’épuisement, il dut s’arrêter. Il regardaalors derrière lui et aperçut la colline du village. Il fut déçu car,malgré sa fatigue, il n’avait parcouru qu’une très courte distance.

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Il reposa une nouvelle fois son frère quand il tressaillit au bruitd’un reniflement d’ogre, sitôt suivi d’un hennissement stridentqui le rassura. Ce hennissement, Mazen l’aurait reconnu entremille, il cria immédiatement :

« Altaïr ! » Et la monture de son père hennit de plaisir. Mazenl’embrassa puis il ajusta les étriers, reprit son frère et montasur un rocher. Docilement, Altaïr vint se mettre en position.Sans lâcher Seïf, Mazen enfourcha le cheval. Altaïr avançadoucement pendant un bon quart d’heure puis s’arrêta, baissala tête et renifla très fort. Mazen baissa les yeux et, dans lapénombre, il devina une forme. Il fit tourner Altaïr pour quela lune l’éclaire, et il se figea : c’était son père. L’angoissel’étreignit affreusement. Comme dans un cauchemar, il ouvritplusieurs fois la bouche, sans parvenir à produire le moindreson. Puis, de sa petite gorge nouée, sortit enfin un long cridéchirant qui lacéra le silence de la nuit. Affolé, Altaïr se ruaen avant, Mazen serra son frère contre lui et d’une main tirasur la bride, mais, déchaînée, la bête ne s’arrêta pas, elle galopaavec acharnement et ne fit halte qu’après une interminablecourse, à côté d’un gros rocher, et Mazen comprit qu’il fallaitdescendre. Il le fit doucement, en tenant Seïf contre lui. Alors,comme pour lui indiquer un chemin, Altaïr fit quelques pas.Mazen descendit et le suivit. Le cheval s’arrêta devant un figuierdont les branches s’abaissaient jusqu’au sol, et se coucha.Mazen se faufila derrière le feuillage et découvrit un amas defeuilles sèches et de paille que les paysans du coin avaiententassées pour leur sieste. Il posa Seïf, s’étendit près de lui ets’endormit aussitôt.

Le soleil était déjà haut quand, criant sa faim, Seïf réveillaMazen. Celui-ci se demanda ce qu’il faisait là, sous cet arbre,quand la terrible réalité le gifla : la veille, les cadavres, sa mère,

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les bêtes et les gens du village affolés, son père mort, les explo-sions, Nada sa tante, les coups de feu, l’odeur pestilentielle, lafumée, son ami Khalil, les décombres… un tourbillon d’imagesl’assaillit. Des images atroces, trop atroces pour sa petite âmed’enfant. Il se mit à pleurer, pleurer… ses pleurs se joignirentaux cris de Seïf et l’émouvante cacophonie, qui n’avait que lefiguier pour témoin, car Altaïr avait disparu, s’éleva dans lacampagne déserte.

Découvrant tout à coup sa propre faim et saisissant ainsi laraison des cris de son frère, Mazen se tut, le prit et le berça,mais Seïf cria de plus belle. Il le reposa sur la paille, écarta lesbranches et regarda autour de lui. Ne voyant personne, il courutvers un tertre et l’escalada rapidement pour tenter de décelerquelque signe de vie. Dès qu’il atteignit le sommet, il n’en crutpas ses yeux : un gigantesque chapelet humain, formé dedizaines de milliers d’individus se déroulait en une immensevague et se perdait vers l’Orient.

La terrible nouvelle du massacre de Deïr Yassin s’était répanduecomme une traînée de poudre et les juifs armés profitaient dudésarroi pour saccager les villages et chasser leurs habitantsquand ils ne les tuaient pas1. La stratégie de Begin et de sesassassins avait réussi2.

Brisés, dispersés, dépossédés, impuissants, les Palestiniensse cramponnaient à quelques objets, quelques vêtements, unpeu de nourriture, peut-être un peu d’argent ou quelques bijouxsoustraits aux pillards qui mettaient à sac leurs villes et leursvillages.

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Mazen retourna prendre son frère et se dirigea vers la colonned’exilés la plus proche. Quelques minutes plus tard, il futremarqué par une femme portant un nouveau-né. Elle le désignaà son mari qui posa son balluchon et partit à sa rencontre. Arrivéà la hauteur de Mazen, il le libéra du poids de son frère et ilss’en furent rejoindre les autres.

« D’où viens-tu petit » ? demanda l’homme. Mazen ne réponditpas.

« Où est donc ta famille ? » insista-t-il. Mais l’enfant gardale silence.

Lorsqu’ils eurent rejoint les autres, la femme qui avait profitéde l’arrêt pour allaiter son petit entendit les cris de Seïf et devinaaussitôt sa faim. Elle tendit son enfant à son mari et prit desmains de ce dernier le petit Seïf qui s’agrippa goulûment à sonsein.

Pendant ce temps, la petite famille s’était agglutinée autourde Mazen et l’interrogeait. Mais l’enfant demeurait muet.

« Laissez-le, il n’a pas envie de parler, donnez-lui plutôtquelque chose à grignoter, il doit avoir au moins aussi faimque son frère », recommanda la femme. Mazen confirma sesdires en se ruant sur la première miche exhibée.

L’un des hommes du groupe intervint alors :

« Reprenons notre marche, l’ennemi est juste derrière nous ».

Et le petit groupe qui s’était arrêté reprit sa marche.

En fin d’après-midi, alors que le flot humain ne cessait degrossir, Jéricho fut en vue.

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Chapitre 2

Jéricho avait l’apparence d’un énorme campement. Malgréle flot ininterrompu des réfugiés, l’espoir était là, colporté parle bouche à oreille. Les uns clamaient : « les armées arabesvont gagner, c’est une question de jours », les autres rappor-taient des faits d’armes glorieux des forces palestiniennes,toujours actives malgré des années d’affrontements1. Certainsdemandaient des nouvelles de leur famille, de leurs amis, desautres villes et villages. Les femmes espéraient n’avoir pasoublié, dans la précipitation, d’éteindre le feu dans les cuisines,elles pensaient aux bijoux de famille volés par les miliciens, àleurs maisons restées ouvertes. Les hommes songeaient à leurschamps désertés avant les moissons.

Personne alors n’imaginait qu’ils ne reverraient plus jamaisleur terre.

Du monde entier, dans un élan spontané, les associationscaritatives avaient envoyé médicaments, vivres et couvertures,mais le nouvel afflux dépassait l’entendement car de quelquescentaines, le chiffre était passé à quelques milliers puis à des

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dizaines de milliers de réfugiés. Submergé, le rare personneld’encadrement ne s’occupait plus que des cas urgents, et unetotale désorganisation régnait.

L’homme qui avait recueilli les enfants conduisit le groupevers les baraquements de fortune où se faisaient la répartitiondes tentes et la distribution des vivres et couvertures. Lors descontrôles médicaux d’usage, la pédiatre, une jeune volontaireaméricaine qui connaissait quelques bribes d’arabe, usa detoute sa sollicitude envers Mazen pour en savoir plus sur sonidentité et sa provenance, mais il resta silencieux. Elle luiexpliqua qu’il devait parler afin que ses parents eux-mêmespuissent les retrouver, son frère et lui. Mais rien n’y fit. Aprèsavoir subi des examens, ils furent conduits dans un dispensairede fortune où étaient réunis les enfants perdus. On leur donnaà manger puis ils furent couchés sur des paillasses.

Tard dans la nuit, Mazen fut réveillé par des cris et des pleurs.C’étaient ceux de la joie de parents qui venaient de retrouverleurs trois enfants égarés lors de l’exode. La petite familles’embrassait nerveusement quand, jetant un coup d’œil autourde lui, le père remarqua les yeux tristes des enfants perdus. Ilpoussa alors délicatement vers la sortie sa femme et ses troisfils. Cette nuit-là, plusieurs enfants ne quittèrent pas la portedes yeux. Mazen, lui, tira la couverture sur sa tête.

Les jours, les semaines puis les mois passèrent.

Les réfugiés qui avançaient que la victoire n’était qu’unequestion de jours s’étaient tus. La Hagana1 s’était emparée deTibériade, Haïfa et Safad. Jaffa était sur le point de tomber etla route de Jérusalem était aux mains des armées juives. Le 15mai au matin, l’espoir renaissait : les armées de Transjordanie,d’Égypte et de Syrie aidées de contingents libanais et irakiens,entraient en Palestine. Cet espoir ne dura que deux mois. Les

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armées arabes n’avaient aucune coordination entre elles, alorsque les forces juives bénéficiaient d’un commandement unique.Mais ce qui décida du sort de la guerre fut sans conteste le pontaérien soviétique2 opéré à partir de la base aérienne tchèquede Zatec. Munis d’armes lourdes, les Israéliens eurent logiquementle dessus sur des forces arabes sous-équipées par la Grande-Bretagne1.

Pendant ce temps, les orphelins étaient toujours au camp deJéricho. Le petit Seïf restait au dispensaire pendant que Mazenpassait une partie de la journée assis sur les sacs de l’école quiavait été improvisée sous une grande tente. Le soir, SusanGrant, la pédiatre, lui lisait des contes et lui apprenait à lire età écrire en Anglais. Parfois, elle essayait d’en savoir plus surce qui était arrivé, mais à chaque fois, Mazen se murait dansle silence.

Souvent, Susan se présentait au bureau de recensement oùarrivaient les avis de recherches, mais on lui répondait invaria-blement qu’il fallait encore attendre, que les exilés arrivaientà tout moment et que des parents finiraient bien par se manifester.Mais avec le temps, la jeune femme commença à en douter etun jour elle en fit part au docteur Mortimer Harris, le médecin-chef du camp :

« Docteur, il y a désormais peu de chance que des parents semanifestent. Ne peut-on rien faire pour eux ?

— Mademoiselle Grant, ce ne sont pas les seuls orphelinsdu camp !

— Oui, mais ceux-là sont ici depuis cinq mois ! Nous avonsretrouvé les familles ou du moins les noms et l’origine de laplupart des autres, mais nous ne savons toujours rien sur Mazenet Seïf. »

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Le médecin lui prêta plus d’attention :

« D’après vous, pourquoi l’aîné ne veut-il rien dire ?

— Je crains le pire, avança Susan.

— Que voulez-vous dire ? Cela pourrait nous aider dans nosrecherches !

— Peut-être pas, lâcha Susan. »

Le médecin l’interrogea longuement du regard, elle poursuivit: « J’ai peur que ces enfants aient tout perdu ».

Harris resta songeur, puis il avança :

« J’ai envoyé des câbles à tous les camps et villes qui ontrecueilli des réfugiés, mais je n’ai reçu aucune réponse concernantces enfants. Il faut dire que la désorganisation est totale. Il n’ya aucune coordination entre les organismes ! J’ai même envoyédes notes aux ambassades à Amman, leur demandant de l’aide,mais je n’ai rien reçu de ce côté-là non plus… sauf une notede l’ambassade des Etats-Unis, mais sans rapport direct avecle cas des enfants », ajouta-t-il, sans conviction.

« De quoi s’agit-il ?

— Les services de l’ambassade m’ont indiqué qu’une délégationde diplomates et de dirigeants d’associations caritatives allaitvenir ici pour superviser la mise en place d’un nouvel organismechargé exclusivement des réfugiés Palestiniens1, mais il y aeu un imprévu et je pense qu’on ne les verra pas de sitôt.

— Quel imprévu ?

— La délégation devait arriver hier, mais l’assassinat dumédiateur de l’ONU2 a dû bouleverser les plans.

— Mais quel rapport avec les enfants ? » demanda-t-elle,intriguée.

— Je pensais rapporter leur cas à tous ces dirigeants et diplo-mates réunis en espérant que leur position leur permettraitd’obtenir des résultats. D’ailleurs je vais envoyer une note àl’ambassade américaine pour demander que la visite de notre

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camp ne soit pas annulée. Nous avons tellement de problèmeset si peu de moyens ! » conclut-il.

Le docteur Harris avait vu juste. L’assassinat du comte FolkeBernadotte avait bouleversé la communauté internationale etla délégation attendue avait dû remettre à plus tard sa visite.Mais il fut bien inspiré d’envoyer une nouvelle note à l’ambassadeaméricaine, car quelques semaines plus tard, profitant d’unetrêve, Arthur Windley, le second de l’ambassade américaine àAmman, accompagné de sa femme, venait visiter le camp deJéricho.

La voiture, entourée d’une nuée d’enfants, s’immobilisadevant les premières tentes, et les Windley furent accueillispar le personnel médical et administratif du camp avec à leurtête les docteurs Susan Grant et, bien sûr, Harris qui serra avecbeaucoup de chaleur la main du diplomate :

« Bienvenue à Jéricho, Monsieur Windley. Nous savons quela situation politique est très délicate et qu’elle requiert toutevotre attention, merci de vous être déplacé, je suis MortimerHarris, médecin chef de ce camp ». Et il présenta l’ensembledu personnel au diplomate. Celui-ci les salua chaleureusement,exprima son admiration pour leur mission et les assura de sonaide :

« D’ailleurs, je vais de ce pas étudier vos besoins et je vousassure que je ferai tout pour y répondre au mieux et au plusvite ».

Harris invita Windley à l’accompagner jusqu’aux baraque-ments faisant office d’administration du camp. Le diplomatelança à son épouse, qui était en pleine discussion avec la pédiatre:

« Eva, veux-tu nous accompagner à l’administration ?

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— Merci ! » répondit-elle avec un petit signe de la main, «je préfère vous laisser travailler. Mademoiselle Grant proposede me guider… Nous vous rejoindrons tout à l’heure ».

Alors que les deux hommes se dirigeaient vers les baraque-ments, Eva Windley déclara à Susan :

« Je ne suis pas sortie d’Amman depuis bien longtemps, monépoux est toujours en déplacement et vu le drame que vit larégion, je ne peux pas l’accompagner, sécurité oblige ! Ilm’arrive toutefois, pendant les trêves, de visiter des camps oudes hôpitaux, et pour rendre ces visites quelque peu utiles, jeprends des notes, je recueille des observations, et je les transmetsà mon époux qui fait son possible pour les faire suivre d’effet.Alors, je vous en prie, docteur, n’hésitez pas, parlez-moi detout ce qui ne va pas…

— Il serait plus simple de vous parler de ce qui va, MadameWindley.

— Vous êtes donc dans de si mauvaises conditions ?

— C’est désastreux, complètement décourageant ! On pensetoujours que c’est provisoire et que tous ces réfugiés vontrentrer chez eux, mais j’ai la nette impression que cela va s’éter-niser.

— Qu’est ce qui vous fait dire cela ?

— Il paraît que l’ONU va mettre en place un organismechargé des réfugiés.

— J’en ai entendu parler, mais quel est le rapport ?

— C’est de la pommade, Madame, on met de la pommadelà où on devrait crever l’abcès ! »

Eva Windley se tut. Elle sortit de son sac à main un petitcarnet soigneusement recouvert d’un papier rose et commençaà noter ses observations.

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Susan Grant, qui ne s’était jamais cantonnée à sa missionmédicale, connaissait toutes les ficelles, tous les problèmes ducamp. Ses remarques firent impression sur Eva Windley.

« Docteur, êtes-vous ici pour longtemps encore ?

— J’ai demandé une prorogation de ma mission et on me l’aaccordée. »

Eva Windley fut surprise :

« Vous devez être la seule personne à demander à rester ici.

— J’ai beaucoup hésité… mais je crois qu’on a besoin demoi.

— Et pourquoi ici particulièrement… si ce n’est pas indiscret?

— J’ai été une des premières à venir. J’ai assisté à l’affluxdes réfugiés, j’ai vu les puits s’assécher, la terre se fendre, lesrations se faire plus maigres. Je crois que je me suis attachéeà cette mission.

— Mais il y a plusieurs camps ! Si vous voulez, je peuxdemander à mon époux d’intervenir en votre faveur pour unemutation à Amman. On y travaille dans de meilleures condi-tions et c’est quand même une ville importante, vous pourriezy rencontrer du monde, sortir, vous changer les idées.

Susan songea que cette proposition venait trop tard, carl’arrivée de Mazen et Seïf avait transformé sa mission.

« Ce n’est pas tout », confia-t-elle avec réserve, « il y a aussideux orphelins qui sont arrivés depuis cinq mois. Personne neles a réclamés. Le plus petit n’a même pas un an et je croisqu’il a besoin de moi, et puis… les sourires des enfants sontune véritable tyrannie », ajouta-t-elle.

Une lueur d’intérêt traversa le regard d’Eva qui demanda :

« Et son frère, quel âge a-t-il ?

— Cinq ou six ans.

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— Comment ont-ils perdu leurs parents » ?

La subite curiosité d’Eva agaça Susan. Dissimulant sa gêne,elle répondit :

« Nous n’avons jamais réussi à le savoir, l’aîné n’en parlejamais.

— Que voulez-vous dire ?

— Il occulte complètement le sujet. Je pense que c’est lerésultat d’un traumatisme.

— Est-il normal ?

— Certainement ! » lança Susan, troublée cette fois-ci, « ilest très intelligent, très poli.

— Et où sont-ils ?

— Au dispensaire.

— Pouvons-nous y aller ?

— Bien sûr, je devais de toute façon vous y conduire. Nouspouvons, si vous le voulez, le faire dès à présent.

— Ma foi, oui !

— Venez, c’est par ici ».

Eva suivit Susan qui l’avertit de faire attention aux cordagesdes tentes et aux irrégularités des sentiers. Elles traversèrenttoute une partie du camp et Eva constata les ignobles condi-tions de vie des réfugiés. Elle n’avait pas besoin d’observerles haillons qui n’arrivaient pas à dissimuler les côtes saillantesdes Palestiniens pour comprendre leur misère, les regards suffi-saient. Eva fut troublée par ces yeux qui s’attardaient sur elleun instant avant de se détourner. Mais les regards qui la boule-versèrent au plus haut point n’étaient pas ceux, éteints, devieilles malades ou ceux, absents, des vieillards qui avaienttout perdu. C’était ceux de jeunes hommes forts et virils, grands,aux jambes musclées et aux torses parfaits. Leurs visages brûléssur les champs ingrats rendaient plus intenses encore les flammesde leurs regards.

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Eva accéléra le pas.

Quelques minutes plus tard, Eva Windley était penchée surle berceau de fortune de Seïf dont le sourire et le babillageeffacèrent toute la misère du camp. Eva fut littéralement conquisepar les mimiques et les gestes de l’enfant qui ne la lâchait plusdes yeux. Il l’invitait au jeu, la touchait, la caressait et de toutesses petites forces, lui tirait les mains, les cheveux et tout ce quivenait à sa portée. Mazen lui-même fut attiré par Eva. Il étaitcaptivé par sa fraîcheur. Ses traits évoquaient pour lui leshéroïnes des contes que Susan lui lisait chaque soir. Blonde,elle avait des yeux bleus, un petit nez retroussé et son visageenfantin était orné d’une belle bouche gourmande. Petit à petit,il se dérida et se rapprocha des deux femmes qui étaient tellementamusées que n’importe quel geste ou parole de Seïf les faisaientrire aux éclats. Celui-ci, debout sur un lit, voulait absolumentplonger la tête dans le corsage de sa visiteuse. Mazen et Susanse retenaient difficilement de pouffer et Eva subissait avec deplus en plus d’émotions les assauts de Seïf qui tirait furieu-sement sur son chemisier.

En fin d’après-midi, sur la route du retour vers Amman, assiseprès de son époux, Eva, d’habitude volubile, ne lui adressa pasun mot. Windley l’interrogea à plusieurs reprises, puis, nerecevant pas de réponse, lui prit la main et se tut à son tour.

Arthur Windley se doutait pourtant bien de ce qui n’allaitpas : chaque fois que son épouse s’occupait d’enfants, elle enétait par la suite bouleversée et il lui fallait plusieurs heurespour se remettre.

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L’absence de progéniture dans leur foyer les avait poussés àembrasser une vie mouvementée. Ils avaient gardé intact leurgoût de l’aventure, souvent même, ils pensaient que la présenced’enfants les empêcherait de vivre aussi intensément. Maistout au fond d’eux mêmes, ils n’étaient pas dupes. Cette rechercheeffrénée d’émotions ressemblait trop à une fuite. Surtout quele choix n’existait pas : la stérilité du couple s’était révéléeincurable.

Eva rompit le silence :

« Arthur, il faut que tu fasses quelque chose pour le petit Seïfet son frère Mazen.

Ils ne peuvent pas grandir dans un camp de réfugiés !

— J’y pensais justement, chérie. Je vais proposer à Harrisde les transférer à l’orphelinat d’Amman avec la pédiatre.Harris m’a dit que seule leur compagnie la retenait à Jéricho.

— Elle me l’a confié aussi. C’est une bonne chose de lesamener à Amman ». Elle resta un long moment silencieusepuis déclara : « Mais ne peux-tu faire plus, Arthur ? »

Il décela dans sa voix un ton inhabituel.

« Par exemple ? » demanda-t-il, prudent.

« Je ne veux pas qu’ils aillent à l’orphelinat, je les veux avecnous, à la maison, je veux les adopter » ! Sa voix était calmeet déterminée.

Un profond malaise s’empara de lui.

Arthur Windley ne s’attendait pas à cela. En son for intérieur,il savait qu’un jour ou l’autre la question se poserait. Mais celavenait de se faire trop brutalement. La précipitation était malvenue dans un domaine aussi délicat. D’autant plus que cesenfants-là étaient des Palestiniens. Windley connaissait tropbien les Arabes. Il savait la force de leurs liens familiaux, leur« tradition du sang ». Il savait que si certains peuples sacrifientla parenté pour le bien-être de leurs enfants et admettent

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l’adoption, les Arabes eux, excluent cette relation. Mais Windleysavait aussi que son épouse rejetterait cet argument. Eva n’étaitpas capricieuse, elle n’avait jamais mis son époux devant unfait accompli, et savait déceler à l’avance un éventuel refus etagir en conséquence. Depuis leur rencontre, elle n’avait pasfailli à ce comportement, et c’était bien la première fois qu’ill’entendait parler avec une telle fermeté. Il accusa le coup,réfléchit un moment et, bien qu’étant certain du contraire, ilavança :

« Eva, il est encore trop tôt pour conclure que ces enfantsn’ont plus de famille ! La guerre se poursuit, les réfugiés sontéparpillés, la désorganisation est totale… Pourquoi nous attacherà ces enfants alors qu’un jour quelqu’un peut venir les réclamer» ?

Eva le considéra un instant et répliqua :

« Je suis déjà attachée à eux ! Et si quelqu’un vient un jourme les reprendre, eh bien, je ne regretterai pas de leur avoirdonné de l’amour, ne fût-ce que pour un jour !

— Je veux bien te croire, Eva, mais ne cède pas de manièretrop impulsive à tes sentiments. Aujourd’hui, tu peux encoresupporter une petite souffrance, mais pense à demain ! Si desparents venaient les chercher ! Imagine ta douleur et pensesurtout à la leur ! Nous n’avons pas le droit de les adopter dansle doute.

— Personne n’est venu les réclamer ! pas un cousin ni mêmeune simple connaissance ! Si leurs parents étaient encore vivants,ils les auraient retrouvés, or cela fait presque six mois qu’ilssont arrivés à Jéricho ! Le petit a vécu plus longtemps dans lesbras de la pédiatre que dans ceux de sa mère ! »

Arthur savait que les arguments d’Eva étaient fondés. Desmilliers d’avis de recherche concernant les familles d’enfantsen bas âge étaient restés sans suite et des centaines de villagesavaient résisté jusqu’au dernier homme pour couvrir la fuite

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des femmes et des enfants. Il y avait eu aussi des milliers derapports sur des viols et des assassinats à grande échelle, etrien n’avait filtré sur le sort de plusieurs dizaines de villages…Le docteur Harris avait d’ailleurs exprimé sa petite idéeconcernant Mazen et Seïf. D’après la date et l’endroit où ilsavaient été recueillis lors de l’exode, il avait remonté le fil desévénements et, après avoir effectué des recoupements sur descartes, il avait pensé à Deïr Yassin. Windley lui avait alorsproposé de mentionner le nom du village devant Mazen etd’observer sa réaction. Mais Harris le lui avait déconseillé,arguant qu’il fallait mieux laisser faire le processus de l’oubliplutôt qu’éveiller de cruels souvenirs, surtout que dans ce cas-précis, personne n’avait survécu au massacre. Mais maintenant,Windley regrettait de ne pas avoir tenté l’expérience, car s’ils’avérait que Mazen et Seïf étaient effectivement des rescapésde Deïr Yassin, la question de l’adoption se poserait bien plusdélicatement : si l’aîné avait assisté au massacre, il en resteraitprobablement marqué sa vie durant…Reste le petit, songeaWindley qui regrettait de ne pouvoir partager ces pensées avecsa femme. Elle n’y verrait que des arguments supplémentairespour les adopter.

Arthur hésita : exprimer ses inquiétudes ne servirait qu’àrenforcer la conviction d’Eva. Cependant il ne pouvait lesocculter, c’était l’avenir de son couple qui était en question. Ildéclara alors, se voulant calme et persuasif :

« Eva, on n’adopte pas des enfants sur un coup de tête, il fauty réfléchir longuement, penser à toutes les conséquences… »

Elle l’interrompit et lança furieusement :

« Je veux ces enfants ! Si on vient les réclamer un jour, tantpis, mais d’ici là, je veux les avoir avec moi. L’éventualitéd’une douleur à venir ne me touche pas, c’est leur situationprésente qui m’interpelle. Nous n’avons pas le droit de laisserces orphelins dans un hospice où ils sont mal nourris et exposés

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à la maladie. Ils ont le droit d’avoir une famille, de jouir d’uneéducation normale ! » Elle marqua une hésitation, puis ajoutaavec gravité : « Arthur, si tu n’es pas de mon avis, je crois queje suis capable d’assumer seule cette responsabilité ». Ellemarqua un nouveau silence pour donner à cette affirmationtout son poids, et poursuivit : « J’aurais voulu que tu m’assistes.N’avons-nous pas toujours tout partagé ? Le sort nous a faitrencontrer deux orphelins qui se sont attachés à moi dès lepremier instant. Nous n’avons pas le droit de les ignorer ! Jen’ai jamais éprouvé ce que je ressens pour eux. Ce n’est pasune lubie, je suis prête à me dévouer ».

Arthur freina sèchement et fixa la route désertique quis’enfonçait en ligne droite vers l’horizon. Il était résolu à userde sévérité, à remettre en cause ce subit désir de maternité. Ilquitta la route des yeux, regarda sa femme et sa sévérité fonditbrusquement devant son expression. Le regard d’Eva exprimaitcet amour intense devant lequel toute raison, toute rhétorique,baissent les armes. Arthur savait qu’elle venait de gagner. Ilsourit. Elle se blottit alors contre lui et, d’une voix tendre quifit fondre en lui toute velléité de résistance, lui confia sonbonheur. Puis elle tourna le volant de la Packard.

Lorsqu’ils s’approchèrent du camp, deux petites silhouettesse détachèrent sur la route.

Eva reconnut les enfants et s’exclama :

« Ce sont eux, ils nous attendaient » !

Dès que le véhicule se fut immobilisé, elle sauta de son siègeet courut vers les enfants. Mazen, son frère dans les bras, avançaà sa rencontre. Elle les prit dans ses bras et les couvrit de baisers.Derrière le pare-brise, Arthur s’attendrit. Il sortit à son tour,s’agenouilla auprès d’eux et chuchota à l’oreille d’Eva :

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« Je te demande pardon, chérie. » Un long sanglot échappaalors à Eva et le petit Seïf se mit à pleurer lui aussi. Ils s’enla-cèrent plus étroitement encore, jusqu’au moment ou Mazenleva la tête et fixa quelque chose. Arthur suivit son regard etvit des dizaines d’enfants qui les regardaient. Ils avaient étéattirés par le bruit du moteur, croyant à l’arrivée du camionravitailleur qui se faisait de plus en plus rare, et ils étaient restéslà, à regarder, les uns la voiture, les autres l’attendrissante scène.Arthur se remit debout et dit :

« Allons voir Harris » .

Windley et Harris discutèrent de l’aspect juridique de l’affairequi était préoccupant, car les apatrides n’avaient aucun statut.Ils décidèrent alors de s’en remettre à la seule personne habilitéeà juger de la question en cas d’absence d’autorité civile : l’imamde la mosquée de Jéricho.

Harris entretenait d’excellents rapports avec cet homme quil’avait toujours aidé à résoudre les problèmes fréquents queposaient les interdits religieux face aux nécessités médicales.Il partit retrouver l’imam et lui fit un exposé détaillé de lasituation. Arguant de la chance inestimable qui se présentait àces enfants qui avaient tout perdu, Harris ne parla que d’aideet d’appui, il n’évoqua pas l’adoption.

L’imam connaissait bien les deux enfants. Il saisissait l’impor-tance de la chance offerte par les Windley, d’autant plus quel’avenir semblait bien sombre : la perspective du retour enPalestine se faisait de plus en plus hypothétique et les condi-tions de vie des réfugiés, toujours plus nombreux, se dégra-daient de jour en jour. Seulement, il n’était pas question detransiger avec la Loi. Il redoutait une adoption plénière quiromprait les liens originels des enfants, entraînant leur déper-sonnalisation. Il refusa de donner une réponse à Harris avant

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d’avoir discuté avec tous les protagonistes, et il demanda d’abordà voir les Windley.

Harris partit donc les rejoindre à l’hospice où, les attirantloin des enfants, il leur fit part de son entretien avec l’imam etconclut :

« C’est à lui qu’appartient la décision, c’est un homme ouvert,venez, il vous attend. »

La joie d’Eva s’assombrit : elle n’imaginait pas que la décisiondont dépendait son bonheur pût relever d’une tierce personne.Arthur l’éclaira hâtivement, et ils se dirigèrent vers la mosquéedevant laquelle les attendait le religieux. Celui-ci, dans unanglais approximatif mais clair, les pria de se déchausser et lesinvita à entrer et à s’accroupir sur une natte de paille. Les épouxWindley s’installèrent tant bien que mal et attendirent un longmoment l’intervention du religieux qui, assis en tailleur, sebalançait doucement. Petit à petit, l’impatience d’Eva l’emportaet elle lâcha avec véhémence :

« Monsieur, excusez-moi d’intervenir, mais je tiens à vousexprimer mon désir de recueillir ces enfants. Je m’en occuperaiexactement comme le ferait une mère, sans les gâter ni lespriver. »

L’imam quelque peu désarçonné par cette impulsivité, décidade modérer l’ardeur de la dame en lui rappelant :

« Dieu seul sait si les parents sont encore de ce monde… »

Eva l’interrompit :

« Mais ces petits doivent vivre dans un cadre familial ! Lecamp et l’hôpital vont les traumatiser. Et puis, tous les enfantsont retrouvé leurs parents ou au moins un frère, une sœur, unoncle, un cousin, un parent éloigné… mais eux… personnen’est venu les réclamer ! Laissez moi les recueillir, je vous enprie… »

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Windley posa une main réconfortante sur l’épaule de safemme et déclara :

« Monsieur, nous voulons aider ces enfants à évoluer dansun milieu favorable à leur épanouissement, nous voulons lesaider, et non nous les approprier. Je connais la Loi musulmane,et je ne tiens aucunement à la transgresser. Nous ferons en sortede les élever en respectant leur origine, ils jouiront d’uneéducation musulmane et apprendront tout ce que de jeunesPalestiniens doivent savoir. »

L’imam marqua son approbation d’un hochement de têterépété puis déclara :

« Le malheur que vit notre peuple nous impose de ne refuseraucune faveur. La misère et l’orgueil font mauvais ménage.Cependant ce n’est point l’orgueil qui conditionne ma décision,mais la Loi de Dieu. A travers vous, Il procure un refuge à cesorphelins, mais en aucun cas, vous ne devrez remplacer le père,vous aurez les devoirs et les droits du père, mais vous ne devezpas vous substituer à lui. Les enfants doivent garder leur identité.Vous devez vous y engager devant Dieu qui sera le juge devotre engagement.

— Nous nous y engageons, lança Eva.

— Alors que Sa volonté s’accomplisse… »

Les larmes de la jeune femme se mirent à couler, elle nesavait que dire.

S’adressant aux époux, l’imam ajouta, avec sagesse :

« Mais rappelez-vous la parole divine :Dieu n’a pas fait quevos enfants adoptifs soient comme vos propres enfants. Ilsdoivent garder leur nom, le nom que leur a donné leur père »

Il resta un long moment silencieux puis ajouta : « Il faut queje parle à Mazen, il doit rester une dernière nuit auprès de nous,ainsi le départ sera moins brutal pour tout le monde. Revenezdonc demain. »

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Eva s’apprêtait à intervenir, mais elle se ravisa.

Ils sortirent de la mosquée et se dirigèrent vers l’hospice oùils retrouvèrent les enfants, les embrassèrent puis repartirentvers Amman.

Quelques heures plus tard, alors que la nuit tombait sur Jéricho,tenant Mazen par la main, l’imam le conduisit à travers lestentes du camp au sommet d’une butte qui dominait la plaine.Ils s’assirent tous deux à même le sol, puis l’imam déclara àMazen qui regardait les étoiles s’allumer :

« Tu n’as jamais voulu parler de ce qui s’était passé avantton arrivée. Peut-être sais-tu que les tiens ne reviendront pas…» Il marqua un long silence, leva lui aussi la tête pour regarderle ciel et ajouta : « ton frère et toi avez besoin d’une famille,d’une maison, vous devez aller dans une véritable école. Ici,vous n’avez rien de tout cela. L’homme et la femme que tu asvus aujourd’hui reviendront demain. Ils veulent s’occuper devous, vous aider, Seïf et toi, à évoluer dans de bonnes condi-tions. Veux-tu emmener ton frère et partir avec eux ? » Il attenditune réponse qui ne vint pas puis poursuivit : « Rien ne t’obligeà accepter, tu sais que vous êtes chez vous parmi nous. Nousaimerions tous que vous restiez, mais vous serez mieux avecces gens qui vous offrent un foyer. Et puis, Harris et MademoiselleGrant partiront un jour, alors avec qui resterez-vous ? Avecleurs remplaçants ? »

Mazen acquiesça d’un hochement de tête.

« Alors tu acceptes de partir ? »

Mazen fit signe que oui.

L’imam marqua encore un silence. Regardant à nouveau leciel, il songea à l’étrange destinée de ces enfants et s’inter-rogea sur sa responsabilité à leur égard. Quelques heuresauparavant, face aux Américains, il avait cité des versets serapportant aux orphelins, mais il avait omis le dernier d’entreeux qui dit :

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Appelez ces enfants du nom de leurs pères… mais si vousne connaissez pas leurs pères, ils sont vos frères en religion,ils sont des vôtres.

L’imam le récita plusieurs fois tout en méditant : fallait-iléviter de confier les enfants à ces gens parce qu’ils n’étaientpas musulmans ?

Issu d’une terre où depuis des millénaires s’était engagé undialogue entre les civilisations du monde, l’imam refusait, alorsmême que son pays était confisqué au nom de la foi juive, decéder au reflux de la foi qui se manifestait chez les musulmanspar réaction au colonialisme. Pourtant, répondre à l’agressionpar l’humanisme n’était pas chose aisée. Parler de dialoguequand les siens se faisaient égorger frôlait la lâcheté. Mais là,se dit-il, dans le cas de Mazen et Seïf, quelle serait la voie àsuivre ? Fallait-il refuser de les confier à ces Américains sousprétexte qu’ils n’étaient pas leurs frères en religion et laisserles enfants grandir dans un camp de réfugiés ? Comment rejeterla chance qui s’offrait à ces orphelins d’avoir un véritable avenir? Mais d’un autre côté, ce changement radical n’allait-il pasêtre propice à l’oubli ? L’imam se rendit soudain compte quecette éventualité ne présentait pas que des inconvénients. Dansleur cas, l’oubli serait-il une mauvaise chose ? N’avaient-ilspas connu un peu trop tôt une terrible épreuve ? Il rejeta cettepensée. Dieu est celui qui sait et Il est juste récita l’imam. Maiscomment éviter l’oubli ?

Tout à coup, claire et pleine d’émotion contenue, la voix deMazen s’éleva :

« Je n’oublierai jamais. »

L’imam tressaillit : comme s’il avait lu dans ses pensées,Mazen venait de répondre à son embarras. Alors, ses doutess’envolèrent, emportés par la puissante conviction que tousces événements n’étaient point le fruit du hasard.

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Il comprit qu’il n’y avait rien à ajouter. Il regarda l’enfant.Celui-ci, assis en tailleur, levait la tête vers la nuit. L’imam fitde même juste au moment où, telle une graine divine surgiedu néant, une étoile fendit le ciel et disparut vers l’Occident,laissant derrière elle une traînée de feu et une puissante etfugace sensation de beauté.

« Dieu est grand ! » lâcha le vieil homme, tout à fait surpris.

Mazen sourit : lui n’était jamais confondu par le ballet céleste.Tous les soirs, lorsque les feux s’éteignaient, il levait la tête etcontemplait les astres. Souvent, il s’attardait sur ceux que sonpère, un soir de ramadan, lui avait désignés. C’était le plusintense de ses souvenirs. Ils avaient alors passé la soirée surl’Esplanade des Mosquées, et Mazen avait remarqué troisétoiles alignées obliquement. « C’est la Ceinture d’Orion » luiavait dit son père, et devant l’air admiratif et songeur de sonfils, il avait ajouté : « Vois-tu le filet lumineux sous l’étoilecentrale ? C’est l’Épée d’Orion. Et les quatre étoiles qui entourentle tout sont Betelgeuse, Bellatrix, Rigel et Seïf ».

Plus tard, à Jéricho, Mazen avait été ravi de les retrouver etun soir, l’étoile dont son frère portait le nom lui avait donnéune idée : il baptisa celles d’à côté des noms de son père, desa mère et de Nada et, ainsi de suite, il donna un astre à tousles siens. A la famille de Khalil, son voisin, il fit don de laConstellation du Taureau, à celle de Tarak, il accorda la GrandeOurse et c’est ainsi que, petit à petit, tout le village prit placedans son ciel.

L’imam se releva et lança tout doucement :

« Bonne nuit ».

Le lendemain, Mazen reçut ses cadeaux d’adieu. L’imam luiremit un petit Coran imprimé à Istanbul, Harris lui offrit une

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paire de jumelles fabriquées en Autriche et il reçut des mainsde Susan une belle édition des Contes d’Andersen.

En milieu de matinée, arrivant d’Amman, Eva entra au dispen-saire. Refrénant son émotion, elle s’approcha de lui, s’accroupità sa hauteur, lui caressa les cheveux et déclara avec une extrêmedouceur :

« Mazen, viens, on va prendre ton frère et aller à la maison »

Mazen désigna Susan et demanda :

« Et Susan ? Va-t-elle rester ici ?

— Susan sera tout près de nous, elle aussi va aller vivre àAmman. N’est-ce pas, Susan ? »

La jeune pédiatre hésita un instant puis se rapprocha de Mazenet expliqua :

« Maintenant que Seïf et toi allez partir d’ici, plus rien nem’y retient. Je vais donc aller à Amman comme vous… et là-bas, je viendrai vous voir dès que je le pourrai. »

Mazen parut satisfait. Il prit la main d’Eva et la conduisitvers le petit lit où Seïf dormait encore. Eva prit l’enfant contreelle puis, dans un murmure, demanda à Susan de les accom-pagner jusqu’à la voiture. Susan fit oui de la tête, non pouréviter de réveiller l’enfant, mais parce qu’elle craignait que savoix ne trahisse son émotion.

La jeune femme savait que les enfants lui manqueraient terri-blement. Quelque chose lui disait qu’elle ne les reverrait plus,et, plus profondément encore, qu’elle ne devait plus les revoir.Elle réalisait que dans leur vie, elle ne représentait qu’une étape,une sorte de transit. Ces pensées l’accablaient. Elle s’en voulaitd’avoir manqué de courage. L’envie de les adopter ne lui avaitpas manqué, mais elle n’était pas libre de décider. Elle parlaitsouvent des enfants dans les lettres adressées à son fiancé quiaccomplissait son service militaire aux Etats-Unis. Cependant,elle n’avait jamais osé lui dire qu’elle souhaitait les adopter.

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Elle voulait qu’il l’assiste dans une décision qui engageait leurvie commune. Mais, malgré ses sous-entendus et ses allusions,il ne lui avait jamais laissé entrevoir, ne fût-ce qu’un petit espoirsur cette éventualité. Elle savait qu’il avait saisi son désir, maisson silence, légitime, était éloquent : pourquoi s’encombrerd’enfants adoptifs alors que rien ne nous empêche d’avoir lesnôtres ?

« Y a-t-il quelque chose à prendre ? des affaires ?… »

La question d’Eva chassa les pensées de Susan.

« Oh ! » répondit-elle, « ils n’avaient que leurs habits sur ledos, les pauvres petits ! à part peut-être »… elle allait parlerdu pendentif que gardait Mazen, mais, se rappelant de ladiscrétion de l’enfant à ce propos, elle enchaîna : « à partquelques jouets que le docteur Harris a taillés dans le bois etquelques livres de contes… »

Le petit groupe se rapprocha de la voiture et Susan réalisace que signifiait vraiment le départ. Elle en devint livide.L’imam, Harris et une demi-douzaine de personnes saluèrentles enfants, et Susan en profita pour respirer profondément :elle n’avait pas le droit de laisser ses émotions déborder, carelle savait que cela bouleverserait Mazen. Elle fut la dernièreà les saluer. Elle prit contre elle Mazen qui la serra de touteson énergie, puis elle embrassa le petit Seïf et lui murmura desadieux. La voiture démarra enfin et Susan vit s’éloigner lasilhouette de Mazen qui la fixait à travers la lunette arrière.Spontanément, elle leva la main, mais, étrangement, l’enfantne répondit pas. Peut-être refusait-il un signe qui pouvait s’appa-renter à un adieu.

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Chapitre 3

1949

Les premiers temps furent vécus dans la plus grande joie.Eva était comblée, son mari joyeux et l’atmosphère de la villaen était métamorphosée. De la cuisine jusqu’aux bureaux, Seïfalimentait les conversations. Toute la journée, il marmonnaitdes expressions inintelligibles et dès qu’on le conduisait aujardin, il apostrophait les eucalyptus, demandait des comptesaux lauriers et prenait les palmiers à témoin. Les adultes,charmés, jouaient à qui parviendrait le premier à décrypter lesmystérieux discours. Seïf dansait sur n’importe quel bruit,pourvu qu’il fut répétitif et Eva ne se lassait pas de le regarder.Si l’air était gai, il bougeait avec une heureuse vélocité, s’ilétait triste, il évoluait lentement, affichant un air grave. Lesmouvements de son petit corps suivaient tous les rythmes, dube-bop à la valse, et, extrême raffinement, il dansait aussi sur

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la musique classique, s’attachant à un instrument puis le quittantdès qu’un autre emportait le mouvement. Eva, aussi raviequ’étonnée du don de son artiste en herbe, empilait plusieursdisques sur le chargeur de l’appareil et découvrait avec délec-tation les nouveaux rythmes adoptés par le petit mélomane.

Cependant, un jour, Eva Windley eut une mauvaise surprise.Ce jour-là, elle avait glissé parmi les disques une cantate dontl’expression, essentielle et simplifiée, avait un effet des pluspuissants. Comme pour toutes les autres musiques, Seïf commençaà bouger, cherchant le rythme, mais lorsque s’élevèrent lespsalmodies et les chœurs, il s’immobilisa, écarquilla les yeuxet se boucha les oreilles en tremblant de tout son corps. Evaarrêta immédiatement la musique, mais c’était trop tard : Seïfpleurait. Ses sanglots exprimaient quelque chose d’irréparable,et malgré la délicatesse d’Eva, il resta un long moment incon-solable. Les puissants chœurs avaient-ils choqué l’enfant ?Avaient-ils provoqué l’émergence de quelque souvenir incons-cient ? Eva ne le pensa qu’un instant et l’angoisse qu’elleressentit alors fut terrible. Tenant l’enfant serré contre elle, elleferma les yeux, releva la tête et pria du plus profond de sonâme pour que son petit Seïf retrouvât son calme et sa gaieté.Quand elle rouvrit les yeux, elle vit la porte de la chambre deMazen se refermer.

Le lendemain, la maisonnée ne garda aucune trace de l’incidentet la musique, à l’exception de la cantate incriminée, reprit sesdroits.

Mazen, quant à lui, était bien moins expansif que son petitfrère. Sa chambre débordait de jouets, mais il les ignorait super-bement. La seule chose qui l’interpellât dans la résidence étaitla collection d’aigles empaillés qu’entretenait Windley. Lesoiseaux, exposés sur le pan de mur le plus large de son cabinetparticulier, étaient placés sur de petits socles disposés en ordrepyramidal. Au sommet, se trouvait le plus gros et le plus puissant

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de tous les rapaces : l’aigle royal, protagoniste des plus ancienneslégendes, symbole de la force, de l’invincibilité, de l’éléganceet de la majesté. C’était le préféré de Mazen qui avait appris,par Windley, que la fidélité de cet aigle à son territoire est sansfaille, que tous les jours, même quand les conditions clima-tiques ne le permettent pas, il visite l’aire qu’il a adoptée. Rienn’échappe à son regard perçant. Il n’a pas d’ennemi en dehorsde l’homme. Son fils, l’aiglon, se lance dans le vide à l’âge dequatre-vingts jours.

Windley avait chassé lui-même les aigles de sa collection.Chacun d’entre eux avait nécessité des jours, parfois dessemaines de marche, d’escalade et de traque. Il les avaitpourchassés dans toutes les régions du globe et peu d’espècesmanquaient à sa collection. Lui qui n’avait jamais réussi àcommuniquer sa passion à sa femme, avait été ravi de la fasci-nation exercée par les aigles sur Mazen qui aimait l’entendreraconter ses chasses et lui parler du caractère des aigles. Maisen fait c’était là leur seul sujet commun car la plupart du tempsl’enfant l’évitait, comme il évitait par ailleurs tout le monde.Sa discrétion frôlait l’insociabilité, il ne retrouvait le cerclefamilial que par obligation, disparaissant dès que celle-ci cessait.En peu de temps, il s’était découvert des dizaines de cachettes.Les pièces inhabitées, le toit de la maison, les dépendances etles recoins les plus éloignés du jardin constituaient ses repairesfavoris. Insaisissable, il avait son univers personnel et mêmelorsqu’il s’amusait, il le faisait seul. Souvent, il jouait à piégerles oiseaux. Pour ce faire, il plaçait un appât sous un filetsuspendu sur deux fines tiges de bois attachées à un long filpermettant d’actionner le piège à distance. Puis, dès qu’uneproie se glissait sous le filet, Mazen tirait sur le fil, faisanttomber les tiges, et les mailles enserraient alors l’oiseau, pourle plus grand plaisir de l’enfant qui, se délectant de sa réussiteet riant de son pouvoir, le caressait quelques instants puis, d’unmouvement ample, le relâchait et le regardait prendre son envol.

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Mazen était aussi bricoleur. L’un des jardiniers lui avait apprisà fabriquer un arc à partir de roseaux, et Mazen prenait plaisirà en fabriquer d’autres, plus grands, plus solides, plus puissants.Il bricolait également des frondes, des sarbacanes et même unesorte de fusil tirant des noyaux d’olive. Mais ce qui le captivaitpar-dessus tout, c’était le feu. Il avait une véritable fascinationpour le feu, et son plaisir était de le dompter. Pour ce faire, ilrassemblait des brindilles, de fines lamelles de tissus, du papieret tout ce qu’il pouvait trouver d’inflammable, agençait l’ensembleselon sa convenance, allumait le bout de son ouvrage, puis,regardant les flammes évoluer et les avivant par-ci, les étouffantpar-là, il apprivoisait son feu et le conduisait là où bon luisemblait.

Mazen ne voyait jamais son frère en présence des Windley,il aimait l’approcher seul. Intriguée, Eva l’avait parfois surprisà murmurer quelques mots à l’oreille du petit, mais elle n’avaitjamais réussi à saisir une seule de ses parole car, dès qu’il serendait compte de sa présence, Mazen se taisait et disparaissait.La jeune femme était agacée par son comportement et parti-culièrement par son éloignement et ses disparitions. Mais ellen’avait jamais réussi à y changer quoi que ce soit car naturel-lement, par son regard, son allure, sa politesse, le petit garçonforçait le respect. Il allait au collège anglais d’Amman. A sonniveau, il n’avait pas de devoirs à faire à la maison, mais, depuisque la pédiatre de Jéricho lui avait appris à lire, il prenait plaisirà feuilleter tout ce qui lui tombait sous la main, et, obéissantaux préceptes de Susan qui lui disait toujours « lis, un jour tucomprendras » Mazen lisait et retrouvait, par l’enchantementdes lettres qui s’épousent pour enfanter le sens, les bonheurset malheurs des héros d’Andersen contés naguère par Susan.Celle-ci, qui exerçait et habitait désormais à Amman, venaitparfois rendre visite aux enfants. C’étaient les seuls momentsoù Mazen restait en compagnie d’Eva, les seuls moments oùil se départissait de son silence, où il était affectueux, plaisant,

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enfant. Mais cela n’eut qu’un temps, car un jour, au momentdu départ de Susan, alors qu’elle la raccompagnait jusqu’auportail, Eva lui signifia avec beaucoup de délicatesse qu’ellen’allait plus la recevoir, et cela pour le bien des enfants quiselon elle, devaient rompre avec cette période trouble. « Je neveux pas de scène d’adieux » avait-elle conclu.

Mazen se trouvait alors dans le jardin et, soupçonnant quelquechose, observait les deux femmes. Quand il vit Susan prendreson visage entre ses mains, il comprit tout de suite ce qui sepassait. Il se mit alors à courir à toutes jambes pour la rejoindre,mais une fois arrivé prés du portail, celui-ci se referma, et levigile, sur les ordres d’Eva, s’interposa pour lui interdire desortir. Mazen se mit alors à suivre, le long du mur du jardin,les pas rapides qui, de l’autre côté, dévalaient la rue. Puis il lesprécéda et courut vers une grille qui faisait le coin du jardin.Quand Susan atteignit le bout de la rue et le vit, elle se jetacontre la grille et le serra comme elle le put, à travers les barreauxde fer.

Quelques mois plus tard, la mission de Windley en Transjordanieprit brusquement fin et il fut nommé au Caire.

Eva fut très heureuse de l’apprendre. L’Égypte et ses divinitésavaient peuplé ses rêves, et la perspective de contempler enfinces splendeurs millénaires la remplissait de bonheur. D’autrepart, elle pensait que ce changement de cadre ne pouvait êtreque bénéfique pour son aîné dont la tristesse était manifeste.

Par une belle journée de janvier, ils quittèrent Amman à bordd’un Douglas DC 3 des lignes britanniques.

Effrayé par les vibrations et le bourdonnement des moteursde l’appareil, Seïf se blottissait contre Eva, alors que Mazen,le nez fixé sur le hublot, était émerveillé par l’altitude. Tropjeune pour sentir l’amertume d’un nouveau déracinement, pas

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assez pour se plaire auprès de ses parents adoptifs, il regardaitl’ocre Transjordanie s’estomper dans le crépuscule. Sans quitterle hublot du nez, il tâtait parfois sa poche, qui contenait sonunique héritage : le collier ramassé dans le charnier de DeïrYassin.

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Chapitre 4

1953

La matinée était moite à Garden City, sur la rive droite duNil. Un matin comme les autres, n’eussent été ces fuméesnoires qui s’élevaient de différents endroits du Caire.

Au balcon de la villa donnant sur le Nil et El Gezira, Mazenétait à l’affût des explosions et des incendies. Au salon, Eva etAïda Noureddine, une Egyptienne rencontrée à son arrivée,avaient les yeux fixés sur la radio, comme si elles pouvaienty voir les événements rapportés par les dépêches spéciales.Passant sans arrêt de la BBC à Radio Le Caire, elles étaient àl’affût de nouvelles sur les événements qui depuis trois heuresdu matin, en ce 23 juillet 1952, secouaient la capitale égyptienne.

A dix heures, un flash de la chaîne londonienne annonça :

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« Très tôt ce matin, un groupe de militaires se faisant appeler« Officiers Libres » a pris le siège du gouvernement et la maisonde la radio… nous vous donnerons d’autres informations dèsque possible »

Eva était de plus en plus inquiète. Windley, qui était en réunionavec l’Ambassadeur, l’avait maintes fois rassurée en lui disantqu’il ne pouvait y avoir de dépassements incontrôlés « le quartierdiplomatique est invulnérable », lui avait-il affirmé, mais Evaétait tout de même très inquiète. Depuis l’incendie du Caire,quelques mois auparavant, elle était très tendue et ne sortaitpratiquement plus.

A ses côtés, Aïda Noureddine essayait de la rassurer. Sonmari, ancien membre du gouvernement Nahas Pacha, révoquépar le roi au lendemain de l’incendie du 26 janvier, comptaitcertains amis parmi ces « Officiers Libres », et leurs vues surl’avenir du pays étaient proches. Elle tenta à nouveau d’apaiserson amie :

« Ne crains rien, Eva, nous nous y attendions un peu, lasituation était bloquée. En somme, ce n’est qu’une remise àl’heure des pendules ».

A des lieues de ces considérations politiques, Eva se levapour téléphoner, et au moment où elle passait devant la baievitrée, elle vit Mazen. Il était debout sur la balustrade du balconet rien ne le séparait du vide.

« Mazen ! » cria-t-elle, descends de là, c’est très dangereux,et rentre tout de suite !

Mais l’enfant ne l’entendit pas. Fasciné par son vieil allié, lefeu, il contemplait les volutes noires qui s’élevaient des brasiersépars. Eva s’élança vers le balcon, jeta un regard craintif surles noires fumées, prit Mazen par la taille et le poussa versl’intérieur. Il se débattit et supplia :

« S’il te plaît, laisse-moi regarder ! » Mais elle le ramenafermement à l’intérieur. Cependant, à force de se contorsionner,

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il s’échappa de ses bras et bondit à nouveau vers la terrasse.Eva le rattrapa par sa chemise, tira furieusement, déchirant letissu, et le gifla violemment.

Mazen s’immobilisa. C’était la première fois qu’elle portaitla main sur lui. Sans dire un mot, il la toisa comme il ne l’avaitjamais fait, et ce regard ne la trompa pas : il exprimait la distance,l’éloignement, avec une note de défi jamais atteinte. Tout àcoup, derrière eux, s’éleva un cri. Seïf, sensible à ce qui venaitde se produire, commençait à pleurer. Mazen s’approcha deson frère, lui caressa les cheveux et chuchota :

« Ce n’est rien Seïf, ne pleure pas. »

Bouleversée par le regard de Mazen, et ébranlée par sa proprenervosité liée aux événements, Eva apostropha violemmentson aîné :

« Laisse ton frère tranquille, et retire-toi dans ta chambre ! »

Mazen la regarda à nouveau puis, obéissant, se dirigea versles escaliers.

Eva ferma la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, prit Seïfdans ses bras et s’effondra sur le canapé, le dorlotant et luichuchotant des mots doux. Puis, calmée, elle pria d’un regardAïda de rejoindre Mazen à l’étage.

Depuis leur rencontre lors d’une réception donnée par le roiFarouk, Eva et Aïda ne restaient pas un jour sans se voir.L’Égyptienne, Conservateur au Musée du Caire, avait conduitEva du Delta jusqu’à la Nubie. Ensemble, elles étaient entréesau cœur des pyramides, avaient exploré des nécropoles, examinéles structures des temples, reconstitué des statues, déchiffrédes hiéroglyphes… Aïda connaissait tous les sites de la valléedu Nil et, au grand plaisir d’Eva, les divinités et les pharaonsavaient peu de secrets pour elle. Lorsque les deux femmes

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n’assistaient pas à de nouvelles fouilles à Abou-Simbel, Amarna,Thèbes ou Karnak, Aïda guidait Eva dans les couloirs et lesréserves du Musée du Caire et, lui présentant les merveillesdénichées dans les caveaux, elle lui contait la splendeur desreines, la puissance des rois, le génie des architectes et la finessedes artisans. Les deux amies savaient aussi chercher des sensa-tions ailleurs que dans l’antiquité égyptienne. Souvent, ellesmontaient à cheval, non seulement dans la plaine de Gizehmais aussi sur les plages d’Alexandrie, les rivages de la Merrouge ou sous les palmes des oasis de Farafra, Siouah ou Baris.Parfois aussi, elles s’amusaient à fréquenter les Studios duCaire où, chaque année, étaient réalisés des dizaines de films.Eva avait adoré les tournages des comédies musicales où s’illus-traient les plus grandes valeurs artistiques arabes. Quelquefois,après les tournages, elles étaient invitées avec les comédiensdans des soirées où elles étaient charmées par les voix envoû-tantes et les danses fascinantes des plus éminents artistes, quisouvent, entre deux élévations, se mettaient à composer, là, augré d’une soudaine inspiration qu’ils tentaient de graver sur lecoin d’une nappe ou d’un billet de banque. Des chefs-d’œuvres’élevaient alors pour un instant ou une éternité. Les deux amiesavaient ainsi partagé des moments inoubliables et très vite,elles étaient devenues inséparables. Mais ce qui les rappro-chait le plus était beaucoup plus subtil que la culture ou lesloisirs. En fait, Eva était la personne la mieux à même decomprendre Aïda. Elle la devinait même mieux que sa proprefamille ou que ses plus anciennes amies. Car elle avait vécule calvaire d’Aïda.

En Égypte, comme dans beaucoup d’autres sociétés, la femmen’atteint sa véritable plénitude sociale que lorsqu’elle assureà son époux une filiation. Or Aïda ne pouvait pas avoir d’enfantset c’est cette similitude de situation qui les fit s’aimer et secomprendre immédiatement.

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N’ayant jamais osé adopter d’enfants, Aïda suivait avecattention l’expérience de son amie et, naturellement, l’obser-vation fit place aux sentiments. L’aîné éprouvait un élan naturelpour l’Égyptienne. Ses traits, sa voix, ses intonations nourris-saient ses réminiscences. Un transfert affectif se fit petit à petit,et Mazen, conquis par la douceur d’Aïda, s’attacha à elle, augrand étonnement d’Eva, inquiète au début, puis apaisée parla métamorphose de l’enfant. En effet, lui, si solitaire et taciturne,passait désormais des heures auprès d’Aïda qui, délicatement,l’amena à reconsidérer ses rapports avec ses parents adoptifset, au bout de quelques mois, Mazen parvint à communiqueravec eux.

C’est pour cette raison qu’en voyant voler la gifle, Aïdaéprouva une douleur bien plus vive que celle que ressentitMazen, car au fond d’elle-même, elle savait que ce gesteréduisait à néant toute la sollicitude dont elle avait usé pour lerendre plus réceptif aux Windley.

Aïda gravit les escaliers en pensant à ce qu’elle pourrait luidire pour atténuer le geste malencontreux de son amie. Elleouvrit doucement la porte de la chambre et le trouva en faced’elle. Debout et impassible, il l’attendait. La jeune femme enresta interdite. Sans sourciller, Mazen déclara :

« Je ne veux plus rester ici, je veux partir avec toi. »

A ce moment précis, venant des profondeurs du Caire, unedéflagration plus puissante que les autres fit vibrer les vitresde la maison.

Aïda Noureddine fut bouleversée par cet appel de détresse.Sa première pensée fut que c’étaient des paroles d’enfant,

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lâchées dans un moment d’énervement. Mais au fond d’elle-même, l’éventualité de recueillir l’enfant ne la laissait guèreindifférente.

Quelques jours après le 23 juillet, Aïda constata que Mazenne semblait pas avoir gardé rancune de la gifle d’Eva. Ellepensa que tout était rentré dans l’ordre. Mais peu à peu, audétour d’un regard de doute ou de mélancolie, elle réalisa lasubtilité du comportement de l’enfant et comprit qu’il agissaitcomme s’il craignait de la brusquer. Sa délicatesse, sa gentillesse,sa sociabilité avec ses parents, sa promptitude à évoquern’importe quel sujet dès qu’il se retrouvait seul avec elle —évitant ainsi de la mettre dos au mur — n’étaient destinés qu’àelle.

En vérité, dès qu’Aïda partait, Mazen disparaissait. Eva enétait découragée et Windley, trop occupé par les bouleverse-ments de l’Égypte, n’avait cure de l’attitude de son fils adoptif.

Cependant les événements allaient s’accélérer car quelquesjours après la prise du pouvoir par les « Officiers Libres »,Windley reçut du département des Affaires Étrangères l’ordrede fin de mission et donc, de retour aux Etats-Unis.

Eva fut très heureuse d’apprendre cette nouvelle. Après tantd’années passées à l’Étranger, l’idée de retrouver son paysl’enchantait.

Quelques jours avant le départ, les Windley organisèrent latraditionnelle réception d’adieux où fut convié le cercle diplo-matique du Caire.

Ce jour-là, malgré l’atmosphère enflammée de la capitale,l’essentiel des invités était présent. Bien que ce fût une cérémonied’adieux, Arthur présenta à sa femme certains diplomatesqu’elle n’avait pas eu l’occasion de rencontrer. L’un d’entre

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eux, James Wilson, attaché militaire du Royaume-Uni, nouvel-lement nommé, présenta à son tour sa femme à Eva :

« Mme Windley, je vous présente Cynthia, mon épouse. Sivous ne l’occupez pas un moment, elle est capable d’avalertout le buffet. »

Les deux femmes se saluèrent et immédiatement, de lasympathie s’établit entre elles, peut-être du fait de la singu-larité de leur situation : l’une venant d’arriver dans un paysque l’autre s’apprêtait à quitter.

« Je suis ravie de vous rencontrer, Mme Windley », lançaCynthia qui malgré sa gourmandise dévoilée par son époux,avait une agréable silhouette. « Quel est votre sentiment à laveille de votre départ ? Avez-vous aimé l’Égypte ?

— Les sites sont pour la plupart merveilleux. Ne vous laissezpas décourager par la distance, visitez-les tous.

— Et à part l’Égypte ancienne, qu’est-ce qui d’après vousvaut le déplacement ?

— Il y a des centaines d’endroits à visiter, mais peut-êtreêtes-vous attirée par quelque chose de particulier ?

— Parlez-lui donc des restaurants ! » lança l’attaché militairepar dessus son épaule.

« Vous n’avez vraiment pas le physique de vos péchés »,avança Eva.

« Vous allez me manquer ! » dit Cynthia en riant, « je n’auraimalheureusement pas le temps de vous connaître, alors ditesmoi tout !

— En commençant par les restaurants ? » plaisanta Eva.

« Oui ! » s’exclama Cynthia après avoir vérifié que les oreillesde son époux étaient hors de portée.

« Qu’est-ce que je vous disais ! » lança celui-ci qui avait toutsaisi malgré le brouhaha.

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Cynthia éclata de rire et confia à Eva tout en avalant un canapé:

« Il m’étonnera toujours ! Croyez-en la rumeur, Eva, lesattachés militaires sont tous des espions ! James peut suivrequatre conversations en même temps !

— Vous avez de la chance ! Arthur, lui, en suit difficilementune seule… surtout si c’est la mienne !

— Votre buffet est délicieux ! » déclara Cynthia en avalantson dernier toast.

— Allons nous resservir », proposa Eva, amusée. Cynthia laretint :

« Tout à l’heure, pensiez-vous réellement votre compliment? » demanda-t-elle en écartant les bras pour mieux dévoiler sasilhouette.

« Tout à fait ! » assura Eva.

« Alors, allons-y gaiement !

Deux minutes et dix toast plus tard, Cynthia demanda :

« Avez-vous connu des gens du pays ?

— Oui.

— Comment sont-ils ?

— La bourgeoisie est très british, vous ne vous sentirez pasle moins du monde dépaysée. Que faisiez-vous donc à Londres?

— Je suis psychanalyste. »

La réponse de Cynthia laissa Eva pensive jusqu’au momentoù Arthur vint réclamer sa présence pour accueillir des invités.Elle s’excusa, puis déclara avant d’y aller :

« Cynthia, j’ai besoin de vous, pourrais-je vous rencontrerau plus tôt ?

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— Mais bien sûr ! » assura Cynthia, étonnée par le ton d’Evaoù pointait la détresse, elle ajouta : « Voulez-vous venir prendrele thé chez moi demain ?

— Oui ! » souffla Eva.

« Vers… cinq heures ?

— C’est entendu ! Merci infiniment ! » lança Eva avant derejoindre son époux.

Le lendemain, à cinq heures précises, Eva arriva chez Cynthiaqui la conduisit dans un joli jardin d’hiver plein de lumière.

Après avoir causé, l’une de l’Égypte, l’autre de son métier,Cynthia demanda à son invitée qui n’était pas tout à fait détendue:

« Eva, avez-vous des enfants ?

— Oui, » répondit Eva puis elle précisa : « en fait, c’est poureux que j’ai tenu à vous rencontrer… enfin… pour mes filsadoptifs… » confia-t-elle difficilement. Cynthia la rassura avecdouceur :

« Eva, n’hésitez pas à me dire ce que vous avez sur le cœur.J’ai été maintes fois confrontée à ce genre de difficultés.Exprimez-vous sans réserve.

Eva respira profondément et, avec un sourire amer, dit à voixbasse, comme s’adressant à elle-même :

« Oh, mon Dieu ! Maintenant que quelqu’un veut vraimentm’écouter, tout se bouscule dans ma tête… Je ne sais ni paroù ni par quoi commencer. »

Cynthia se pencha vers elle et lui prit doucement la main.

« Détendez-vous, Eva. Et commencez par ce qui vous passeen premier par la tête. »

Eva resta un moment silencieuse, puis se mit à parler.

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Elle raconta les camps de réfugiés Palestiniens, les péripétiesde l’adoption, l’attitude étrange de Mazen, son indifférencecroissante vis-à-vis d’elle et de son mari, sa prédilection pourla solitude, la fascination que le feu exerçait sur lui. Puis elleréfléchit un instant et ajouta :

« Ce que je ne comprends pas, c’est son comportement…comment dire ?… responsable… oui, adulte et responsable,vis-à-vis de Seïf. On dirait qu’il veut à tout prix que son frères’intègre totalement, qu’il soit notre enfant véritable. Il fait toutpour ne pas entraver cette intégration, tout en rejetant ce privilège— si j’ose dire — en ce qui le concerne. Dois-je m’en réjouir,où plutôt m’en inquiéter ? Je ne sais pas. Je suis perdue. » Puiselle parla de Aïda, de son influence relativement positive surMazen… Cynthia posa plusieurs questions de détail, dontcertaines semblaient hors de propos aux yeux d’Eva, qui yrépondait cependant.

Quand elle eurent fini, Cynthia, après un assez long silence,déclara :

« Eva, il ne faut pas trop compter sur la psychanalyse pourrésoudre ce problème. Vous m’avez dit que lors de son adoption,l’aîné avait six ans, je crains que les effets conjugués de sonâge, de son patrimoine génétique et de tout ce qu’il a vécuavant de vous connaître ne soient irréversibles : votre aînépourra difficilement s’intégrer à votre foyer : il s’y sentiratoujours étranger. D’après ce que vous m’avez appris, il neserait pas exclu qu’il ait été perturbé par la perte de ses parentset par les conditions dans lesquelles le drame s’est produit. Cequi expliquerait la différence de comportement par rapport àson frère qui était alors trop petit pour subir le même chocémotionnel. Et si, grâce à vous, l’effet de l’environnementadoptif a été prépondérant et bénéfique sur le cadet qui s’estintégré à sa nouvelle famille, l’aîné lui, a encore le souvenirde ses parents… de sa mère… Peut-être même retrouve-t-il

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cette chaleur perdue dans le regard de votre amie dont la physio-nomie évoque davantage sa mère naturelle que vous.

— Mais, sans aller jusqu’à l’intégration », demanda Eva, «existe-t-il au moins un espoir de progrès ? Pourra-t-il un jourse sentir bien auprès de nous ? Arrivera-t-il à se sentir lui-même, tout en nous sentant proche de lui ?

— Rien n’est exclu, mais cela me semble difficile, car laprésence du cadet influe sur son comportement. Votre aîné doitfaire des efforts pour lui dissimuler son « jardin secret » quiest parfaitement matérialisé par ses repaires et cachettes, prolon-gement de ce qu’il dissimule au plus profond de lui-même.Mazen doit probablement ressentir la différence d’intégration,et cela crée en lui un conflit. Il sait ce que son frère ignore. Ilssont frères, mais pas par les souvenirs.

— Mais ne s’y habituera-t-il jamais ?

— Je n’ai pas assez d’éléments pour faire des projections,nous ignorons trop de choses de l’enfance de votre aîné.D’ailleurs tout ce que je vous dis est sujet à caution, on ne faitpas de la psychanalyse comme on épluche un fruit, les chosessont infiniment imbriquées, on maîtrise déjà difficilement lesconcepts généraux.

— Mais en clair, Cynthia, que faut-il faire ?

— En me référant aux généralités, les choses sont claires :l’un se souvient, l’autre pas. Le cadet est intégré, l’aîné rejettel’intégration. A partir de là, nous pouvons broder à l’infini.Mais ce qui nous intéresse, c’est la possibilité de faire évoluerle comportement de l’aîné. Or, vu qu’il ne développe pas uneinsociabilité pathologique — puisqu’il s’entend parfaitementavec votre amie — il est évident qu’il cultive envers sa familleadoptive un rejet conscient, et c’est un comportement qui n’estpas nécessairement anormal. L’environnement post-adoptioncrée en lui une dissociation traumatique. Il n’est pas nécessaire

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d’être psychanalyste pour le deviner : en clair, votre aîné neretrouve « ses marques » qu’auprès de votre amie. »

A ces mots, Eva tressaillit. Se rendant compte de l’effet deses paroles sur son invitée, Cynthia détourna la conversation :

« Bien, je crois qu’il est temps de servir le thé, n’est ce pas ?»

Elle servit Eva et demanda :

« Êtes-vous prête pour votre retour aux Etats-Unis ? »

Depuis qu’elle avait réalisé que Mazen n’avait pas parlé dansun moment d’énervement, mais que sa décision était mûrementréfléchie, Aïda perdit de sa sérénité et son comportement s’entrouva affecté jusque dans son foyer. Essayant, dès qu’elle seretrouvait seule avec son époux, de lui faire part du problème,elle ne réussit qu’à l’irriter par des phrases amorcées et tout desuite interrompues. Et lorsque son époux, intrigué, tentait deconnaître les causes de sa fébrilité, elle détournait le sujet, justi-fiant son état par le départ de son amie.

Ne sachant à qui parler en premier — à son conjoint ou àEva — du désir de Mazen d’être recueilli par elle, Aïda seperdit en conjectures. Sa seule certitude était son désir derépondre au besoin du garçon. Elle n’était aucunement obsédéepar un besoin de maternité, elle désirait simplement l’aider àsuivre son propre chemin.

Toutes ces considérations se bousculaient dans son espritlorsqu’elle arriva, ce jour-là, chez les Windley. Eva, qui savaitque son amie lui manquerait terriblement, l’embrassa pluschaleureusement que d’habitude. Aïda découvrit la maisondans un état de désolation dû au départ : amas d’affaires, cartonsbéants.

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« Excuse ce désordre… Viens, je vais tenter de préparer duthé, j’espère que ma théière n’est pas déjà dans les cartons… »

Elle conduisit son amie vers la cuisine où, tant bien que mal,elles se frayèrent une place. Petit à petit, s’engagea une conver-sation complètement empruntée mais doublée de pensées. Leuramitié était profonde et le départ tellement irréel par son caractèreprécipité que seuls les cartons du déménagement leur firentsentir la proximité de leur séparation. Sentant l’aspect facticede leur dialogue, les deux femmes se turent, se regardèrentavec émotion puis se serrèrent enfin l’une contre l’autre.

Tout à coup, derrière le dos d’Eva, Mazen apparut puisdisparut. Aïda, emportée par l’émotion du départ, ne pensaitplus à lui. Sa soudaine apparition la fit tressaillir. Eva ressentitle sursaut et s’écarta pour la regarder. Elle la trouva boule-versée.

« Qu’y a-t-il ?

— C’est Mazen, je viens de le voir passer, je crois qu’il a étésurpris par notre présence ici. Au fait », demanda-t-elle enessayant de regarder Eva dans les yeux « comment va-t-il,comment réagit-il au départ ?

— Très mal. Mon mari a tenté de lui parler hier, sans résultat.Il refuse de ranger ses affaires et dès que nous avons le dostourné, il défait ses cartons. C’est dramatique. De plus, sonattitude envers Seïf a changé. Il ne le quitte plus. Il lui montreses livres, ses cachettes, il lui dévoile tout ce qu’il lui a dissimulé.J’ai peur qu’il lui dise que je ne suis pas sa vraie mère… Peur,c’est peu dire, ce serait pour moi comme une malédiction. Jesuis très tourmentée, Aïda, c’est affreux, il faut que tu luiexpliques. » Eva était désespérée. Aïda s’agenouilla prés d’elle,lui écarta les mains du visage et proposa avec douceur :

« Si tu le veux, Mazen pourra rester quelque temps avec moiavant de vous rejoindre aux Etats-Unis. Ce serait peut-êtrepréférable pour toi… et pour lui… » ajouta-t-elle délicatement.

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Eva cessa de pleurer et resta un long moment songeuse. Oui,elle préférait le laisser auprès de son amie au Caire, maiscomment exprimer ce que la conscience devrait réprouver ?

Elle réfléchit un moment puis répondit :

« Ce serait moins douloureux pour lui, mais le voudra-t-il ?Comment le prendrait-il ? »

Aïda prit alors son courage à deux mains et lança d’un trait:

« Mazen m’a demandé de le garder. »

Eva regarda son amie avec stupeur puis éclata en sanglots.

Au fond d’elle-même, depuis que la psychanalyste lui avaitparlé, elle savait qu’il eût été préférable, un jour où l’autre, deséparer les deux frères. Que la demande vînt de Mazen, celala libérait tout en la blessant. Malgré leur totale incompré-hension mutuelle, elle se rendait compte qu’au fond, elle l’avaittoujours admiré et respecté. Mazen ne s’était jamais comportéen gamin, et les frictions avaient toujours résulté de son refusde laisser les autres pénétrer dans son monde. Elle réalisa qu’ellene l’avait jamais compris. C’est au moment où elle le perdaitqu’Eva comprenait enfin Mazen.

Ce soir-là, dès qu’Arthur arriva à la Résidence, Eva lui appritla délicate nouvelle. Surpris, Windley resta un long momentpensif. Enfin, pragmatique, il déclara :

« Penses-tu que cette séparation pourrait avoir des consé-quences néfastes sur le petit ?

— Il n’a pas cinq ans ! », objecta Eva, « et Mazen n’a jamaisété très proche de lui. Je pense qu’avec notre départ aux Etats-Unis et le changement de cadre que cela va entraîner, d’iciquelques années, le souvenir s’estompera.

— Et sinon ?

— Nous lui dirons la vérité.

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— L’acceptera-t-il ? »

Eva pensa à Seïf, à sa tendresse et à son besoin d’amour qu’ilne cessait jamais de manifester. Elle ne pouvait imaginer qu’unjour il pourrait la blâmer.

« Je crois que oui », dit-elle.

Arthur Windley respira profondément puis déclara :

« Mazen doit avoir neuf ans, crois-tu que lorsque Seïf saurala vérité, il admettra qu’on ait laissé son aîné décider de sonsort à cet âge-là ? »

Eva pensa au mal de vivre de Mazen, à son rejet des Windley,et tout à coup lui revinrent à l’esprit les paroles de Cynthia.

« J’ai eu un entretien avec une psychanalyste. Elle a assezclairement suggéré qu’il fallait les séparer. »

Eva rapporta à son époux les paroles de Cynthia. Arthurl’écouta attentivement démontrer le bien-fondé de la séparation.Il avait la même certitude à ce sujet, mais son raisonnementétait plus simple. Windley connaissait la puissance de l’ins-tinct de l’espèce, il savait qu’on ne remplace pas les liens dusang par la prévoyance ou la sollicitude. C’était en connais-sance de cause qu’il n’avait jamais cherché à forcer l’inté-gration de Mazen. Du plus profond de lui-même, il souhaitaitque ce garçon trouvât sa voie auprès de sa nouvelle famille. Ilfit part de cette dernière pensée à sa femme, et, avec toute latendresse dont il était capable, il lui assura que c’était mieuxainsi, qu’il ne fallait pas qu’elle pense un seul moment qu’ellelaissait tomber Mazen, mais au contraire, qu’ainsi, elle l’aidaità se réaliser.

Deux jours plus tard, alors que la situation politique égyptiennen’était pas encore tout à fait stabilisée, Arthur apprit qu’unavion de l’armée américaine en escale technique au Caire devait

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décoller le soir-même pour les Etats-Unis et qu’il disposait detoute la place nécessaire pour sa famille et les bagages. Il décidad’en profiter d’autant plus qu’une occasion pareille ne se renou-vellerait probablement pas avant longtemps.

Il chargea les services de l’ambassade de toutes les forma-lités, appela sa femme et lui annonça la nouvelle.

Eva la rapporta à Aïda :

« Nous partons ce soir. » Elle resta un instant silencieuse puismurmura : « Je ne sais quoi dire à Mazen.

— Eva, ne te tourmente pas, je me suis chargée de luiapprendre…

— Non Aïda, ce n’est pas pour lui annoncer notre séparationque je veux le voir. Depuis longtemps, je n’ai plus aucun contactavec lui… mais il était là, physiquement… et je sais qu’il vame manquer. L’espoir de le voir heureux avec moi a vécu, maisil ne s’est éteint que petit à petit… »

Eva songea : je n’ai pas le droit de faire cela à Aïda. Elle seleva, se dirigea vers la terrasse, s’appuya sur la balustrade etlança à son amie :

« Je te demande pardon. Je ne voulais pas étaler ma douleur,je veux simplement lui parler avant de partir… » Elle réfléchitun instant et dit : « Il faut que tu ailles le préparer, je dois luidire quelques mots. »

Eva s’assit sur une table basse, posa la tête dans ses mainset, à travers la balustrade, contempla Le Caire, nouvelle patriede Mazen. Elle sentait que c’était plus qu’un départ, qu’ellene le reverrait plus jamais. A cette pensée, elle réprima diffi-cilement ses larmes. Tout à coup, la silhouette de Mazen apparutet il vint s’asseoir à ses côtés. Eva ne broncha pas, de peur quela fragile beauté du moment ne s’évanouît. Elle resta silen-cieuse, Mazen aussi. Enfin, elle murmura :

« Mazen, je vais… »

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Levant avec douceur sa main vers la bouche d’Eva, Mazenl’interrompit. Une larme coula sur le visage d’Eva et vint seposer sur les doigts du garçon qui la porta à ses lèvres.

« C’est salé ! » lança-t-il avec une intonation enfantine.

Émue, Eva se sentit subitement très proche de lui :

« Mazen, je dois te demander quelque chose. Tu es peut-êtretrop petit pour me répondre vraiment, mais je dois te poser laquestion : veux-tu vraiment rester chez Aïda ?

— Oui, » répondit-il simplement.

« Et ton frère ? » demanda alors Eva, il t’en voudra de l’avoirlaissé seul.

— Mon frère est tout petit », lui répondit-il.

Quelques heures plus tard, la voiture transportant les Windley,Mazen et Aïda pénétra dans l’enceinte de l’aérodrome et,escortée par une Jeep militaire, se dirigea vers les hangars.Après avoir longé un bâtiment surmonté d’une tour de contrôle,le cortège passa devant quelques avions, au grand plaisir deMazen qui ne quittait des yeux un appareil qu’à l’apparitiond’un autre. Tout à coup, le chauffeur annonça : « voici votreavion ». Mazen se retourna vivement et vit un impressionnantquadrimoteur flambant neuf : un Lockheed Constellation frappéde l’étoile de l’US Air Force. Les voitures s’immobilisèrent àquelques mètres de la passerelle et du bas de celle-ci, lecommandant de l’appareil s’avança vers Arthur Windley quivenait à peine de sortir de son véhicule :

« Bonjour Monsieur Windley, vos bagages sont à bord, jeviens de recevoir l’autorisation de décollage. Si vous le voulezbien, nous partons tout de suite, car la situation n’est pas trèsclaire et un contrordre peut arriver d’un moment à l’autre.

« Allons-y, commandant. »

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Windley chercha Mazen des yeux et l’aperçut sous la carlinguede l’appareil, observant le train d’atterrissage. Il l’appela :

« Mazen, viens nous dire au revoir. »

Windley pensa tout à coup à ce qui pourrait faire plaisir àl’enfant, il se retourna subitement vers l’un des navigants etdemanda :

« S’il vous plaît, je voudrais retirer de mes bagages l’un descartons frappés d’un FRAGILE. Je voudrais le plus petit, »ajouta-t-il subitement.

« Je m’en occupe. »

Pendant ce temps, Eva tenait contre elle Mazen :

« Au revoir mon petit », lança-t-elle en cachant ses larmes,et elle se retourna vers Aïda pour lui répéter : « prends biensoin de lui ! » et elle l’embrassa une nouvelle fois en murmurant: « à très bientôt, mon petit. »

Enfin, Mazen donna l’accolade à Seïf et l’embrassa de toutesses forces.

« Quelle chance ! » lui souffla-t-il, « tu vas faire un tour dansle ciel ! »

Peu réceptif à cette chance, Seïf regarda froidement l’appareil.

Enfin, le commandant invita Eva à monter à bord. Celle-ciprit par la main Seïf qui se laissa entraîner tout en regardanten arrière vers son frère. Il ne comprenait pas pourquoi Mazenrestait. Ce dernier le salua d’un signe enthousiaste et donnason autre main à Aïda. Pendant ce temps, Windley, tout enlançant vers Mazen des regards tendres et furtifs, attendait lecarton qu’il avait demandé. Celui-ci arriva enfin. Il le prit etle posa délicatement sur le siège de la voiture qui devait raccom-pagner Aïda et Mazen. Enfin, il s’approcha de lui, s’accroupitet dit :

« C’est pour toi, prends-en bien soin. »

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Mazen mit sa main droite dans sa poche et en retira un objetbrillant qu’il tendit à Windley. C’était le collier de Deïr Yassin.Puis il courut vers la voiture et tira de son petit cartable l’éditiondes Contes d’Andersen que lui avait offerte Susan.

« C’est pour Seïf, quand il saura lire », dit-il.

Windley regarda le collier avec étonnement, le mit dans sapoche, embrassa Mazen sans insistance, comme si ce n’étaitqu’un au revoir. Il grimpa dans l’avion. La porte se refermaaussitôt et l’appareil s’ébranla. Mazen et Aïda reculèrent etscrutèrent les hublots. Tout à coup, derrière l’un d’entre euxMazen devina le visage de Seïf.

A ce moment-là, Aïda proposa :

« On y va, Mazen ? »

Mais Mazen, concentré sur le hublot, resta immobile. L’appareilgronda à nouveau sous l’effet d’une accélération des héliceset s’avança sur le bitume. Mazen suivit des yeux le hublotjusqu’à ce que le visage de son frère eût disparu. Enfin, il selaissa entraîner par Aïda dans le véhicule qui démarra aussitôt.Par la lunette arrière, il continua à suivre des yeux le LockheedConstellation qui amorçait déjà le dernier virage avant la piste.En se retournant pour mieux le voir, Mazen trouva le paquetposé dans la voiture par Windley. Il tira vers le côté la cordequi retenait le couvercle et le souleva. La lumière pénétra dansle carton et Mazen découvrit la petite et puissante silhouettede l’aiglon royal.

« Il se jette dans le vide à quatre-vingts jours » disait Windley.

Mazen leva les yeux vers la piste de l’aérodrome, à ce momentmême, le Constellation décollait.

A l’intérieur de l’appareil, Arthur se rapprocha de sa femmeet lui chuchota à l’oreille :

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« Ne sois pas triste, chérie ! A présent, il faut apprendre àoublier. »

Eva regarda Arthur dans les yeux et y devina une intention.

« Que veux-tu dire, Arthur ?

— Pour le gosse et pour nous-mêmes, il faut tout oublier etne plus jamais mentionner Mazen. J’irais même plus loin : Seïfignore la vérité, il se sent comme notre fils, il faut normaliserla situation. Dès notre arrivée, je vais faire faire une ordon-nance de filiation, nous le baptiserons et nous veillerons àeffacer toute trace de son origine, et dans quelques années, siDieu le veut, tout sera oublié. »

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Chapitre 5

1967

Mazen descendit rapidement les escaliers du perron de lavilla et enfourcha sa motocyclette, une impressionante Nortonofferte un an auparavant par son père adoptif pour sa réussiteaux examens de fin d’études. Aïda n’avait pas apprécié lecadeau. Elle avait fait promettre à Mazen de rouler au pas. Lejeune homme respectait sa promesse… jusqu’au bout de la ruede la Reine Chajaret E-Durr. Là, il faisait rugir les 350 cc desa moto et traversait El Gezira sur une seule roue. La fenêtredu premier s’ouvrit et Aïda, souriante et les cheveux encoredéfaits lança :

« As-tu pris ton petit déjeuner ? »

Ne voulant pas la contrarier, Mazen, qui avait travaillé toutela nuit, déclara :

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« Oui. »

Tout à coup, Aïda vit la motocyclette. Son sourire se figea.

« J’avais oublié cette horreur. » Elle leva les bras au ciel etlança : « Mon dieu, il est entre tes mains. » Puis, comme apaiséepar ce vœux, elle le regarda tendrement et dit : « Fais attentionmon chéri.

— Ne crains rien Aïda ! J’ai très peu de chemin à faire jusqu’àl’état-major. »

— N’oublie pas ton casque ! » cria-t-elle. Ce mot lui fit trèspeur et à nouveau, elle maudit l’engin.

Mazen enfourcha la moto et s’apprêta à mettre son casque.

« Attends !

— Excuse moi Aïda, je n’ai vraiment pas le temps » lança-t-il en appuyant sur le kick. Le moteur démarra au quart detour.

Elle le regarda, assis sur sa moto, son casque devant lui, etses appréhensions s’évanouirent. Elle le trouva soudain trèsbeau sur cet engin viril. Ses cheveux noirs d’ébène, ses grandsyeux clairs mais endurcis par ses sourcils noirs, son nez aquilinet son visage droit lui donnaient, sur cet engin, l’air d’unchevalier moderne.

Puis, se ressaisissant pour refuser d’associer une quelconquebeauté à cette diabolique motocyclette, elle se retira vivementet ferma la fenêtre.

Mazen mit son casque. Ce n’était pas dans ses habitudes : ilaimait la caresse du vent sur son visage. Mais aujourd’hui, cequ’il devait rapporter au colonel était de la plus grande impor-tance. D’une telle importance, qu’il n’avait pas le droit deprendre des risques… Il traversa le quartier résidentiel d’ElZamalek.

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Dans la rue, la tension était palpable. Les gens lisaient lesjournaux à même le trottoir. Les kiosques étaient combles etles vendeurs à la criée affichaient un air tragique.

Depuis plus de six mois, la situation se dégradait rapidemententre les pays arabes et Israël. Et depuis l’annonce par Nasserde la fermeture du détroit de Tiran à la navigation israélienne,les bruits de bottes se faisaient de plus en plus forts.

Mazen accéléra, prit le pont El Alà et traversa le Caire jusqu’àl’Etat-Major.

Mazen, qui avait terminé ses études de Droit, en était alorsà sa seconde année de service militaire. Il avait été affecté,avec grade de sous-lieutenant, au secrétariat de l’état-majorinterarmées où il était entré sous les ordres du colonel Miled,responsable des services secrets de l’armée.

Mazen rangea sa moto devant l’entrée du bâtiment réservéaux services secrets et arpenta rapidement les couloirs vers lebureau de son supérieur.

Les services du colonel Miled étaient chargés de l’évaluationet de l’interprétation des renseignements bruts communiquéspar des sources très diverses. Cela demandait un travail decontrôle et de coordination considérable, et Mazen s’y étaitattaché avec enthousiasme. Il rencontrait toutes sortes de gens,des pilotes d’hélicoptères aux hommes du Génie militaireégyptien, en passant par les bédouins qui traversaient le Sinaïet le désert du Néguev.

SERVICES SECRETS DE L’ARMEE EGYPTIENNE

BUREAU DU COLONEL MILED

C’était la sixième fois cette semaine que Mazen entrait dansle bureau de son supérieur. A chaque fois, il lui avait présentéson rapport sur l’imminence d’une attaque israélienne, mais,

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invariablement, le colonel Miled l’avait assuré du contraire.Mais Mazen était décidé, cette fois-ci, à ébranler ses certitudes.Il ôta sa casquette, s’arrêta pile devant la table, et déclara :

« Mon colonel, il faut s’attendre au pire. »

Le colonel s’adossa à son fauteuil, se croisa les doigts derrièrela nuque et observa son subordonné. Depuis qu’il était entré àson service, le nombre de rapports avait décuplé. C’était àcroire qu’il ignorait non seulement les permissions, mais aussile repos ou même le sommeil. S’il n’était pas à l’affût d’unsigne qui pût confirmer un renseignement, il le trouvait plongédans les publications scientifiques ou militaires. Souvent même,il le surprenait à lire les grands classiques de l’art de la guerre,de Sun Tzu à Clausewitz, en passant par Guibert ou Napoléon.Mais peu à peu, Miled avait fini par reconnaître la compétencedu jeune officier : ses rapports ne comportaient jamais delacunes.

« Asseyez-vous, lieutenant Noureddine, cela fait six moisque vous me promettez le pire et qu’à mon tour, je le prometsà mes supérieurs. Ils vont finir par me croire paranoïaque »ajouta-t-il en souriant.

Mazen ne broncha pas. Miled poursuivit :

« Militairement, nous avons fait tout le nécessaire : nos troupessont en état d’alerte, et le Président vient de leur donner l’ordrede prendre position à Charm el Cheikh et à Gaza ». Il se tut uninstant, alluma une cigarette et poursuivit : « je ne vois pas ceque nous pourrions faire de plus ».

Mazen ouvrit sa serviette et en retira plusieurs dossiers qu’ilposa sur le bureau.

« Mon Colonel », lança-t-il d’un ton résolu, « les Israélienssavent que nos divisions du Sinaï ne sont pas suffisantes pourlancer une offensive. »

Le colonel acquiesça.

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« Dans ce cas, » poursuivit Mazen, « pourquoi se préparent-ils à mener une guerre totale ? »

Le colonel Miled sourit :

« Vous y allez un peu fort, lieutenant », et en écartant les bras,il répéta « une guerre totale » !

Mazen ouvrit l’un de ses dossiers et le tendit à son supérieur.Celui-ci le parcourut. Mazen remarqua un froncement dessourcils du colonel qui releva la tête et demanda :

« Quelles sont vos sources ? »

Mazen respira profondément et rapporta :

« J’ai passé toute la nuit à les classer. Elles sont diverses,mais toutes concordent : des dizaines de bombardiers et dechasseurs atterrissent depuis une semaine sur les bases israé-liennes, alors que des avions cargo sont en train de débarquerdes radars et des missiles.

— Israël est en train de s’armer », objecta le colonel, « ça nesignifie pas qu’il prépare la guerre. »

Mazen lui remit un nouveau dossier :

« Regardez ceci : il s’est avéré que les manœuvres de l’arméeont gagné en intensité et que la logistique de guerre se met enplace… » Il attendit en vain une réaction de son supérieur puispoursuivit : « ce n’est pas tout. » Il ouvrit un troisième dossierrempli de coupures de presse.

« Lisez mon Colonel, une véritable offensive médiatique estopérée, et les médias occidentaux prennent fait et cause pourIsraël face aux Arabes comme pour David face à Goliath1.

— Ceci est très intéressant, lieutenant, mais plusieurs autressources affirment qu’Israël n’a pas l’intention d’attaquer. Etces sources sont autrement importantes ! », fit-il en levant lesyeux pour signifier que ces sources venaient de la Présidence.

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« Mon Colonel, ne sous-estimez pas la ruse des Israéliens.La meilleure façon de préparer la guerre est de faire croirequ’on ne la veut pas.

— Mais pourquoi la voudraient-ils ? » demanda le colonel.

Mazen resta un long moment silencieux puis il lança :

« Parce que l’Égypte commence à se relever. Pour eux, il esttemps de frapper.

— A qui pensez-vous ?

— Souvenez-vous de l’Histoire, mon Colonel, souvenez-vous de Mohamed Ali1.

Miled regarda avec étonnement cet appelé qui voulait justifierses soupçons par des références à l’Histoire. Il savait que Mazenfaisait du bon travail, mais en « haut lieu », on exigeait despreuves.

QUELQUE PART DANS LE DESERT DU NEGUEV

Rami tira de sous sa djellaba ses jumelles ultra puissantes etfixa une nouvelle fois un point situé à quelques kilomètres aunord.

Depuis deux jours, il s’était réfugié, avec son chameau,derrière de gros rochers qui le protégeaient du soleil du Néguev.Ses réserves d’eau commençaient à baisser dangereusement,mais il tenait absolument à savoir pourquoi des hélicoptèresisraéliens avaient débarqué puis rembarqué une cinquantained’hommes qui avaient, à l’aide de pics et de très larges rubanscolorés, tracé des centaines de lignes en plein désert.

Rami observa les rubans, en se demandant une nouvelle foisà quoi ils pouvaient servir. La nuit dernière, il avait poussé uneincursion jusque-là, et il avait crayonné sur un papier un plandes traçages effectués, mais cela ne lui avait pas permis d’ensavoir plus. Plusieurs fois, il avait pensé contacter ses supérieurs

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par radio, mais ceux-ci lui avaient enjoint de n’utiliser ce moyenqu’en cas de péril grave et imminent.

Brusquement, sans que Rami ne vît rien venir, ce fut l’enfer.D’assourdissants hurlements de réacteurs déchirèrent l’air etde gigantesques trombes de sable et de feu furent soulevéespar les bombes au napalm lâchées par des Phantom israéliens.Le bombardement dura à peine trente secondes. Rami n’eutpas le temps de compter les avions, mais il les estima à unetrentaine au moins.

Une demi-heure plus tard, les hélicoptères revinrent et unevingtaine d’hommes descendirent observer le site du bombar-dement.

Ce soir-là, à la faveur de la nuit, Rami décida de reprendrela route. Il avait recueilli assez d’éléments à rapporter à seschefs.

SERVICES SECRETS DE L’ARMEE EGYPTIENNE

BUREAU DU COLONEL MILED

Mazen entra en coup de vent dans le bureau de son supérieuret, devant l’air ahuri de celui-ci, il brandit le croquis remis parRami quelques minutes plus tôt et lança :

« Voilà la preuve décisive, mon colonel !

— De quoi s’agit-il ? » demanda celui-ci en reposant sonverre de thé sur la table.

Mazen posa le croquis sur le bureau et déclara :

« Un de nos agents est revenu du Néguev, il a assisté à desmanœuvres de l’aviation israélienne. Un bombardement aunapalm.

— Et en quoi est-ce décisif ? »

Mazen désigna le croquis :

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— Regardez, mon Colonel, Rami a reproduit la cible desbombardiers. »

Le colonel jeta un coup d’œil sur le dessin :

« Je ne comprends pas. »

Mazen retira de son dossier un plan, le posa près du dessinde Rami et déclara, en suivant des doigts les lignes principales:

« Regardez ces lignes, ne concordent-elles pas avec cellesde ce plan ?

— En effet, et quel est ce plan ? »

Mazen resta un instant silencieux puis lança :

« C’est le plan de la base de Suez. Je viens de le retirer denos archives. »

Le colonel réfléchit un instant puis demanda :

« Est-il en tous points identique au schéma tracé par notreagent ?

— A une exception près, oui.

— Quelle est cette exception ? »

Mazen désigna un carré grossièrement reproduit par Rami.

« Ceci ne figure pas sur notre plan de la base de Suez.

— Et pourquoi d’après vous auraient-ils tracé ce carré ?

— Parce que notre plan n’est pas à jour. Ce carré représentele nouvel arsenal de la base de Suez, les travaux viennent àpeine de se terminer ».

Le colonel observa une nouvelle fois le croquis. Il était sigrossièrement dessiné qu’il était difficile de croire qu’il consti-tuait une preuve irréfutable. Mais si l’aviation israéliennes’entraînait avec un tel degré de précision, il n’était plus permisde douter des intentions des chefs militaires israéliens. Il pritson téléphone et appela la Présidence de la République.

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PRESIDENCE DE LA REPUBLIQUE ARABE D’EGYPTE

BUREAU DU CONSEILLER DU PRESIDENT

Maher Abdesselem regarda une nouvelle fois le croquis etle plan puis demanda au colonel Miled :

« N’est-il pas habituel de s’entraîner sur des cibles ennemies?

— Oui, mais la précision du plan ne laisse aucun doute, carnous venons de terminer cet arsenal qui ne figure pas encoresur nos propres plans.

— Vous parlez de ce carré grossier ?

— Notre agent a fait ce croquis en pleine nuit.

— Je ne peux pas présenter un dossier aussi mal fichu auPrésident et lui dire que c’est la preuve irréfutable d’une attaqueimminente.

— Mais…

— Il n’y a pas de mais qui tienne. Avez-vous d’autres plansde nos bases dans votre dossier ?

— Oui.

— Montrez-les moi. »

Le colonel retira les plans demandés et les étala sur le bureaudu conseiller.

« Colonel, poursuivit celui-ci, regardez, il y a deux ou troisautres plans qui pourraient concorder avec le croquis de votreagent. »

Le colonel Miled, qui avait déjà effectué cette vérification,lança au conseiller :

« Vous vous méprenez, Monsieur, j’ai déjà effectué un contrôle,toutes les bases se ressemblent, mais il y a des signes qui netrompent pas.

— Quels sont ces signes ?

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— Je vous ai envoyé tous les dossiers, il y a ces arrivées dematériel, la mise en place de la logistique de guerre…

— Colonel, vos services ne sont pas notre unique source derenseignements, or toutes les autres concordent pour nous direqu’Israël est fermement convaincu de notre puissance militaireet de notre capacité de le rayer de la carte. »

Le colonel pensa à l’analyse de Mazen sur ce point. Il déclaraau conseiller :

« Nous avons analysé ces informations-là et nous avons laquasi certitude qu’il s’agit de propagande. Les Israéliens noientnos ambassades de faux rapports en ce sens. »

Touché dans son amour-propre, le conseiller du Présidententra dans une fureur noire :

« Vous nous prenez pour des imbéciles ! Nous croyez-voussusceptibles d’être manipulés de la sorte ?

— N’empêche, Monsieur le conseiller, que tous les signesconcordent…

— Eh bien trouvez-en d’autres », dit-il en tendant le croquisde Rami, « je ne peux pas présenter ceci au président.

— Avotre place, je le ferais », lança le colonel avant de sortir.

QUARTIER GENERAL

DE L’ETAT-MAJOR GENERAL ISRAELIEN

Lévi Eshkol, Premier ministre et ministre de la Défenseregarda les photographies aériennes du Sinaï obtenues par lechef du Mossad et se retourna vers Moshé Dayan :

« Meir Amit a fait du bon travail, Helms et Mc Namara l’ontassuré du soutien du Président. Reste le point de vue militaire.Qu’est ce que vous en pensez, Général ?

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— La fermeture du Golfe d’Aqaba vient trop tard, noussommes prêts. Nous allons frapper vite et fort. Avant qu’ilsréalisent ce qui leur arrive, nous serons sur le canal.

— Et Jérusalem ?

— Tout dépendra de l’attitude de Hussein. »

Le général Aharon Yariv, chef de l’Aman intervint :

« Il attaquera. Dès le déclenchement de la guerre, la pressionde la rue sera énorme, notre propagande a pleinement réussi,les Arabes sont persuadés que leurs armées sont capables denous rayer de la carte.

— Misez sur l’ego des Arabes et vous obtiendrez toujoursce que vous voudrez », lança Itzhak Rabin, le chef de l’état-major général.

« Bien Messieurs », intervint Lévi Eshkol, « Maintenant quetous les éléments sont réunis, la décision d’attaquer vous appar-tient. »

Il se tourna vers Moshé Dayan et déclara :

« Dayan, à partir de cet instant, vous prenez mon portefeuillede la Défense… » il laissa sa phrase en suspens, regarda un àun tous les membres de l’état-major puis fixa l’œil unique deDayan et demanda :

« Quand comptez-vous déclencher les hostilités ?

— Il nous faut un prétexte. »

Le général Aharon Yariv intervint alors :

« Messieurs, selon mes services, la Jordanie et l’Irak s’apprêtentà se rallier au pacte militaire égypto-syrien. »

Dayan fixa à son tour le Premier ministre et déclara :

« Nous attaquerons au lendemain de la signature de ce pactepar Bagdad. »

5 JUIN 1967

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BASE AERIENNE DE SUEZ

Une quarantaine de mig égyptiens étaient alignés devant leshangars de la base de Suez. Conduit par Mazen, le colonelMiled devait superviser le décollage d’une division de parachu-tistes ayant pour mission d’appuyer les troupes de Gaza.

C’est au moment où Mazen claqua sa portière qu’eut lieu lapremière explosion. Il pensa tout de suite à un accident, maiselle fut immédiatement suivie des rugissements des réacteurset d’un nombre impressionnant de nouvelles déflagrations. Lesouffle des bombes projeta Mazen par terre. Il se retourna alorsvers les appareils alignés devant les hangars : des mig flambantneufs qu’il avait aperçus quelques secondes plus tôt, il ne restaitque des carcasses enflammées.

En quelques minutes, l’aviation israélienne venait d’anéantirl’aviation arabe, car ce raid n’était pas le seul : toutes les basesaériennes des pays arabes limitrophes d’Israël furent attaquéesce même jour, à la même heure.

Cinq jours et plusieurs catastrophes militaires plus tard, lespays arabes acceptaient le cessez-le feu décrété par l’ONU,contrairement aux Israéliens qui dans les deux jours qui allaientsuivre finissaient de s’emparer de Jérusalem Est, de la Cisjordanie,de Gaza, du plateau syrien du Golan et du Sinaï. En six jours,l’État juif avait quadruplé la superficie de son territoire.

Cette année-là, un nouvel exode contraignit à l’exil descentaines de milliers de Palestiniens.

C’est aussi cette année-là que, contre toute attente, Mazens’engagea dans l’armée égyptienne.

Ce qui le décida à entamer une carrière militaire était lesentiment qu’autour de lui, parmi les Égyptiens, une dynamiquese manifestait, un esprit se forgeait. Par la douleur de la défaite,une nouvelle Égypte naissait et ses cris étaient prometteurs.

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A la fin de l’année, Mazen fut affecté au service du plusbrillant et du plus audacieux des chefs militaires que comptâtle monde arabe : le général Saadedine Chazli1.

Dès qu’il fut entré dans le bureau du général, celui-ci se leva,fit le tour de son bureau, l’invita à s’asseoir et s’assit à son tourdevant lui. Mazen fut étonné par cette simplicité, si rare dansles hautes sphères.

« Lieutenant Noureddine, j’ai étudié vos dossiers d’éva-luation… »

Comme si cette étude rendait la défaite plus cruelle encore,le général marqua un long silence puis il poursuivit : « Nousavons perdu 10 000 hommes. 5 000 soldats et 500 officiers ontété faits prisonniers. 40 pilotes ont été tués ou sont portésdisparus. Quatre-vingts pour cent de notre matériel de guerrea été perdu, soit 600 chars, 340 avions et près de deux milliardsde dollars d’armement et d’équipement. Les efforts déployésdepuis douze ans pour doter notre pays d’une force de défensesont annihilés. » Il marqua un nouveau silence puis reprit : «J’ai compulsé tous les rapports établis par nos services secretsavant le conflit, et je suis certain qu’une meilleure utilisationdes analyses en aurait changé le cours. Si vous êtes ici, c’estparce que vous avez fait preuve de perspicacité dans vosanalyses, et pour cette raison, j’ai décidé de vous intégrer dansmon équipe.

« Vous pensez donc à la revanche, mon Général ? »

Chazli fixa Mazen et déclara :

« Elle ne saurait tarder. Israël se cantonne sur des positionsinacceptables pour nous. »

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Dans les six années qui suivirent le conflit de 1967, l’équipedu général Chazli réalisa un gigantesque travail d’observation.Tous les rapports et informations issus du dernier conflit furentcompulsés et classés, les armes saisies dans le camp israélienétudiées et les stratégies employées, analysées.

Des rapports fournis par des espions et des réseaux de résis-tance palestiniens en Israël furent analysés et peu à peu, Chazliet ses hommes accumulèrent une véritable somme de connais-sances sur l’armée, les chefs militaires et les services secretsisraéliens.

Malgré les difficultés et les volte-face avec l’Union Soviétique1,Chazli, qui avait ses propres réseaux indépendants des hautessphères de l’État, profita des précieux renseignements fournispar le GRU2 pour établir et mettre à jour les cartes retraçantles mouvements des forces israéliennes dans le Sinaï.

Mazen, qui participa à la recherche et au classement de cesrenseignements, fut également associé à l’une des tâches lesplus secrètes qui soient : le choix et l’acquisition de matérielmilitaire de haute technologie. A plusieurs reprises, il voyageaen URSS et dans d’autres pays pour préparer des réseaux hermé-tiques de payement et d’acheminement des armes nouvelles.Pour mieux garantir le secret et tromper l’ennemi sur les systèmesd’armes choisis, certains réseaux moins hermétiques furentconstitués, c’étaient ceux qui concernaient les armes de moindreimportance stratégique. Pour ceux-ci, Mazen provoqua desfuites contrôlées en utilisant des espions à la solde d’Israëldécouverts mais non arrêtés. De cette manière, il garantissaità l’ennemi des sources de renseignements qu’il pourrait utiliserplus tard pour des manœuvres de désinformation et d’intoxi-cation.

Il fut également envoyé sur le front1, souvent pour super-viser les divers travaux du Génie militaire égyptien et observerla mise en place des fortifications israéliennes sur ce qui allait

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devenir la fameuse ligne Bar Lev2 dont les Égyptiens avaienten vain tenté d’empêcher la construction par des tirs d’artillerie.

Mais la mission principale de Mazen restait le renseignement,essentiellement, l’examen de tous les rapports ayant trait à larive orientale du canal de Suez et au Sinaï. Pour cela, il obtinttous les moyens nécessaires, dont l’aide du plus précieux corpsd’armée aux yeux de Chazli : la division héliportée. Grâce auxincursions-surprises et aux largages de commandos parachu-tistes, Mazen parvint à connaître parfaitement le système dedéfense israélien. Chaque fois que des rapports d’observationsdéterminaient l’existence d’une anomalie par rapport aux plansétablis, il décidait d’opérer un raid.

Pour certaines missions, Mazen avait aussi recours à la Marineégyptienne et plus précisément au corps des plongeurs. C’està ces derniers qu’il dut faire appel un jour, alors que depuisdeux semaines, les rapports qu’il recevait recelaient une énigme.

Ce jour-là, Mazen se présenta au bureau de Chazli et luiprésenta sa synthèse sur les comptes rendus d’observation :

« Mon Général, des camions transportant un chargementparticulièrement volumineux ont été rejoints par plusieursvéhicules du Génie israélien aux divers postes de la ligne BarLev et ils sont repartis à vide.

— Quels véhicules du Génie les ont rejoints ?

— Des bulldozers, des grues et des pelleteuses, principa-lement.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que ces travaux ont uncaractère spécial ? Il peut s’agir de simples fortifications.

— Les travaux ont lieu dans les endroits les plus fortifiés dela ligne Bar Lev. Ceux derrière lesquels nous ne pouvons plusrien observer depuis assez longtemps.

— Pourquoi n’avez vous pas organisé une incursion ?

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— Quelque chose me fait hésiter, Mon Général. Jamais lesIsraéliens n’ont utilisé autant de stratagèmes pour couvrir destravaux. Mais regardez ». Il remit à son supérieur cinq rapportset ajouta : « Je les ai reçus aujourd’hui. »

Le général observa un à un les rapports qui spécifiaient quedes travaux analogues avaient été effectués près de chaquefortin de la ligne Bar Lev, puis, perplexe, il demanda :

« Quelles sont vos conclusions ?

— J’ai demandé à la Marine de nous envoyer un commandode plongeurs. Il vient d’arriver.

— Comment comptez-vous agir ? »

Par une nuit sans lune et à partir d’un coude sur la bergeoccidentale du canal, plus d’une soixantaine de plongeurs, dontvingt tireurs d’élite, dix artificiers, dix spécialistes de la détectionet quinze officiers du Génie, tous équipés d’appareils respira-toires à circuit fermé1, pénétrèrent dans l’eau.

Derrière eux, ils laissaient trois vedettes rapides et deuxhélicoptères de combat, chargés d’assurer leur retraite en casd’imprévu.

Les nageurs traversèrent le canal à quelques mètres deprofondeur et accostèrent à deux kilomètres du poste de défensevisé. Furtivement, ils se débarrassèrent de leurs équipementsqu’un groupe de cinq hommes se chargea de transférer au pointde ralliement.

Armés de fusils et de pistolets silencieux, et évoluant à l’aided’appareils à intensification de lumière sortis des atelierstechniques du GRU soviétique, les membres du commando,dont les hommes de tête étaient munis de détecteurs de mineset de métaux, escaladèrent le mur de sable de la ligne Bar-Lev,coupèrent les multiples barbelés, se frayèrent un chemin entre

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les chevaux de frise, et pénétrèrent de quelques centaines demètres dans le désert pour contourner des postes de défensesecondaires.

Dès qu’ils eurent atteint les abords du fortin visé, les Égyptienslocalisèrent les soldats israéliens en faction devant le bunkerou en position sur le mur de sable. Un bref plan d’attaque futétabli, puis, à l’aide de lunettes de visée à infrarouge et avecune synchronisation parfaite, les tireurs d’élite éliminèrent lesIsraéliens sans bruit. Ils restèrent quelques secondes en position,puis ils pointèrent leurs armes sur toutes les ouvertures dubunker.

L’opération commença enfin. Pendant que les artificiersmettaient en place les explosifs, le reste du commando réalisaitla mission de reconnaissance. Une observation rapide des lieuxfut effectuée, mais Mazen et ses hommes ne relevèrent aucunetrace des mystérieux travaux. Cinq minutes plus tard, respectantle plan, tous les membres du commando, à l’exception deMazen qui n’admettait pas l’échec, étaient prêts pour le retoursur la rive occidentale.

L’un des officiers lui rappela l’impératif du respect du tempspour ne pas mettre en jeu la vie des hommes, car le bunkerabritait des dizaines de soldats, avec tous les moyens de commu-nication qui permettraient aux renforts héliportés d’arriver dansles cinq minutes à partir des bases disséminées le long du canal.Les explosifs étaient en place, les minuteurs enclenchés, etl’équipe des cinq plongeurs chargés de l’acheminement dumatériel de plongée attendait dans les eaux du canal. Mazenhésita quelques secondes puis, d’un geste nerveux, donnal’ordre de la retraite.

Tout ce travail pour une simple opération de sabotage, celale désolait.

C’est au cours de la descente du mur de sable que l’un desÉgyptiens remarqua quelque chose d’inhabituel. Là où il ne

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devait y avoir que du sable, il s’était heurté à quelque chosede dur et de lisse. Retournant sur ses pas, il creusa et mit à nuune sorte de conduit. Alerté par la découverte, Mazen accourut.Il suivit le conduit et découvrit que celui-ci descendait jusqu’aucanal et ne s’arrêtait qu’à quelques centimètres au-dessus deseaux. Une plaque amovible en aluminium le bouchait. Il réfléchitquelques secondes puis dévissa sans difficulté l’embout. Uneforte odeur d’essence s’éleva alors. Le cœur de Mazen s’emballa.

Deux minutes plus tard, alors que tous les membres ducommando nageaient sur le dos pour mieux observer le fortin,une formidable explosion le désintégra. D’immenses gerbesde feu s’élevèrent, se reflétant sur les eaux du canal, jusquedans les gouttelettes qui coulaient sur les visages des nageurs.Puis, et bien qu’il s’y attendît, Mazen fut surpris par une nouvelleexplosion. Moins importante que la première, elle était cependantbien plus spectaculaire, confirmant ainsi la découverte ducommando : près de chaque fortin, sous la ligne Bar Lev, lesIsraéliens avaient disposé des réservoirs d’essence géants qui,en cas d’offensive égyptienne, déverseraient leur contenu dansl’eau pour enflammer la surface du canal.

Q.G. DU GENERAL ISMAIL

BANLIEUE DE ABBASSIYA, RUE DU 23 JUILLET.

La nouvelle fut reçue comme un ouragan dans la banlieuede Abbassiya, rue du 23 juillet, dans ce discret bâtiment faisantoffice de quartier général du général Ismaïl, le ministre de laDéfense1.

Convoqué dans cette bâtisse ceinte de hauts murs, pour yrencontrer les chefs des armées égyptiennes, Mazen fut surprisd’y trouver une quarantaine d’hommes en pleine effervescence,s’agitant autour de tables géantes couvertes de cartes d’état-major et utilisant des installations de communication de haute

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technologie. Il ne se passait pas cinq secondes sans qu’unappareil ne se mît à cliqueter ou à sonner. L’agitation manifestene laissait pas de doute : Mazen comprit que le Président avaitdéjà décidé la guerre, et que ces hommes qu’il voyait trans-mettre des ordres, recevoir des données, se pencher sur descartes ou des carnets pour noter des informations ou des positions,étaient chargés de la planification des batailles. Naturellement,il comprit aussi que de par son passage dans ce lieu de hautcommandement, son destin était pour quelque temps lié à celuide l’Égypte.

Mazen fut immédiatement introduit au bureau du généralIsmaïl autour duquel était réuni l’état-major au grand complet.Tous les chefs militaires égyptiens le saluèrent chaleureusement.Mazen était ému et Chazli le réconforta d’un large sourire.Ismaïl déclara :

« Messieurs, voici le Capitaine Mazen Noureddine. Grâce àlui, nous avons découvert le piège diabolique que les Israéliensnous préparaient pour nous empêcher de reconquérir le Sinaï.» Il se tourna alors vers Mazen : « Israël se préparait donc ànous brûler vifs ? »

Chazli intervint :

« Messieurs, à elle seule, la découverte du dispositif est unsuccès, mais pour l’utiliser comme un atout majeur dans laréussite de l’offensive, il faut faire croire aux Israéliens queleur plan n’a pas été découvert, ainsi, nous pourrons le déjouerau moment de la traversée.

— Précisez votre pensée, Général Chazli », lança le ministrede la Défense.

« Le dispositif israélien consiste à élever un rideau de feuinterdisant notre progression, le temps pour eux de préparerune contre-offensive…

— Il faut donc leur faire croire qu’il est toujours opérationnel,le saboter au dernier moment et ainsi, avant qu’ils n’aient eu

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le temps de réagir, nous serons sur la rive orientale », enchaînale général Ali Mohamed, commandant du Génie, l’homme quiallait organiser la traversée du canal.

Les visages des généraux égyptiens s’illuminèrent. OmarGohar, directeur des Armements et de l’Organisation demanda:

« Et comment allez-vous vous y prendre pour leur faire croireque leur plan n’a pas été déjoué ?

— Comme vous le savez, répondit Chazli, depuis quelquetemps, et particulièrement depuis que nous avons choisi nossystèmes d’armes, nous avons veillé à tromper l’ennemi en luifournissant des renseignements réels mais de second ordre.

— La question est cette fois-ci différente », rétorqua le vice-maréchal Moubarak, commandant en chef de l’armée de l’air.» Il ne s’agit plus de le renseigner mais de l’empêcher de prendredes précautions fondamentales ! Qu’est-ce qui peut lui fairecroire que son plan n’a pas été éventé ?

— En organisant des fuites de plans de la défense israéliennesans faire référence à notre découverte.

— N’est-ce pas trop gros ?

— Ainsi présenté oui, mais pour rendre cette fuite plus crédible,nous allons y intégrer des renseignements de premier ordre,des renseignements réels sur les positions d’installations militairesqu’Israël croyait avoir gardées secrètes.

— Nous abandonnerons alors des avantages certains ! »avança le général Mohamed Ali Fahmi, commandant en chefde la Défense aérienne.

« Pas si nos choix se portent sur des installations de toutefaçon hors de notre portée. Et puis, ces renseignements lesjetteraient dans l’embarras. Mais l’essentiel est de leur fairecroire que nous ignorons le piège et surtout, que nous ne sommespas prêts.

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— Que voulez-vous dire ? » demanda le ministre de la Défense.

« Il faut leur faire croire que nous n’avons aucun espoir dereconquérir le Sinaï.

— Comment ?

— Il faut que nos politiques multiplient les offensives diplo-matiques pour une solution pacifique, qu’ils contribuent à fairecroire que nous n’avons ni la capacité matérielle ni la capacitémorale de faire la guerre. De notre côté, nous utiliserons nosréseaux pour envoyer à l’ennemi des signes confirmant cesdiscours. Pendant ce temps, nous continuerons à préparer notreoffensive.

En février 1973, pendant que Sadate — qui avait renvoyétout le personnel militaire soviétique1 continuait à lancer surle front international de vaines tentatives diplomatiques, dansleur quartier général, les chefs militaires égyptiens mettaientau point le plan des opérations.

Saâdeddine Chazli, qui défendait depuis longtemps le principede la guerre éclair était finalement parvenu à convaincre surce sujet le ministre de la Défense.

« Monsieur le Ministre, nous devons définitivement abandonnerle concept de la guerre d’usure, les réactions violentes et cibléesd’Israël ont été désastreuses pour nos défenses.

— Résumez-moi votre plan ».

Le général Chazli prit une règle en acier et se dirigea versune grande carte de la région. Il pointa sa règle et déclara :

« Dans une première phase, mon plan prévoit une offensivegénérale qui puisse assurer la prise de la rive orientale du canalde Suez. Dans une seconde phase, une fois l’approvisionnementgaranti par le franchissement de la superstructure de l’armée,le lancement de nouvelles offensives sur plusieurs fronts, en

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commençant par la prise des trois cols1 qui s’ouvrent dans lachaîne centrale du Sinaï et qui permettent de contrôler le réseauroutier menant aux frontières de l’État juif. »

Le ministre de la Défense resta longtemps songeur puisdemanda :

« Pensez-vous à une troisième phase ?

— Oui, mais cela dépendra de la réussite des deux premières.

— Votre plan est très audacieux.

— Monsieur le Ministre, nous l’avons longtemps méditépuis préparé très minutieusement.

Ismaïl se tourna vers les chefs militaires égyptiens :

« Qu’en pensez-vous ? »

Le général Mohamed Ali Fahmi prit la parole :

« Israël possède quatre avantages fondamentaux : sa supérioritéaérienne, sa technologie avancée, l’entraînement de ses troupes,minutieux et efficace, enfin, la possibilité de bénéficier d’uneaide rapide des Etats-Unis, aide qui lui assurera des livraisonscontinues de matériel. En revanche, Israël souffre de plusieursdésavantages : ses lignes de communication s’étirent sur plusieursfronts et sa situation économique ne lui permet pas de menerune guerre de longue durée…

— Général Fahmi, vous oubliez un désavantage primordial: Israël est d’une vanité sans bornes.

— Oui monsieur le Ministre », confirma Fahmi avant depoursuivre : « Pour exploiter ces points faibles, il faut contraindrel’adversaire à disperser ses contre-attaques. Or cela dépend del’attitude des autres pays arabes.

— Nous y travaillons, Général » dit Ismaïl, puis il fixa lechef des opérations militaires, « Général Gamassy, quel estvotre avis ?

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— Monsieur le Ministre, je pense que la condition fonda-mentale pour réussir l’offensive sera de prendre l’ennemi parsurprise.

— C’est sur ce problème que nous concentrerons notretravail… jusqu’au déclenchement de la guerre », déclara Ismaïlavec une certaine gravité.

Le ministre de la Défense resta un long moment silencieuxpuis dit : « Le général Chazli et moi-même venons de déter-miner la date de l’offensive ». Il se tourna vers le chef d’état-major qui déclara :

« Le choix s’est fait selon plusieurs critères, d’abord, nousavons fait des calculs astronomiques pour déterminer l’heuredu lever et du coucher de la lune. Ensuite, nous avons tenucompte de l’estimation de la vitesse des courants1 pour trouverla date la plus propice à une traversée par voie d’eau. Puis nousavons pensé au mois de ramadan qui trompera un ennemi assezhabitué à l’inactivité des Arabes durant ce mois saint. Enfin,le choix s’est porté sur un jour où les Israéliens auront l’espritoccupé par le Yom Kippour2 ». Chazli regarda un à un les chefsmilitaires égyptiens puis déclara : « Notre choix s’est porté surle 6 octobre, qui correspond au 10 ramadan.

— L’anniversaire de l’expédition de La Mecque3 ! » lança,ému, le général Fahmi.

« C’est également l’anniversaire de la première victoire del’Islam » ajouta Omar Gohar, le directeur des Armements etde l’Organisation.

« Et c’est pour cette raison que l’offensive aura pour nom decode Badr » conclut le général Chazli.

En août, le chef d’état-major se rendit en Syrie pour élaborerle plan final de l’attaque synchronisée. Cependant, entre cette

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visite et la conférence du Caire du 10 Septembre4, les plansd’attaque allaient, au grand dam de Saâdedinne Chazli, êtrerévisés à la baisse.

C’est au cours du Sommet du Caire, au quartier général dela rue du 23 juillet que Mazen apprit ces modifications. Il partitsur-le-champ retrouver Chazli.

Il le trouva avec un groupe d’hommes sur le point de partir: le général Abdelghani Gamassy, le major Omar Gohar, legénéral Mohamed Ali Fahmi, le vice-maréchal MohamedMoubarak et le général Ali Mohamed. Toute la puissancemilitaire égyptienne était là, autour de Chazli qui visiblementbroyait du noir. Il ne manquait que les politiques.

Lorsque Mazen se retrouva seul avec le chef d’état-major,celui-ci désigna de la tête la table de réunion couverte par lescartes d’état-major.

— Regardez ce qu’ils ont fait de notre travail !

Mazen avança. Les cartes marquées des opérations militairesqu’ils avaient étudiées ensemble jusqu’aux plus infimes détailsétaient raturées.

Mazen n’en crut pas ses yeux. Il déclara :

— Mais toutes les offensives dans le Sinaï ont été effacées !

Chazli se leva, s’approcha de la table et lança :

« Ils n’ont gardé que la première partie des opérations : lefranchissement du canal et quelques attaques sans envergure.» Mazen regarda son supérieur et ce qu’il vit dans ses yeux luirévéla la cruelle réalité : l’Égypte allait engager une guerrevouée à l’échec. Il était sûr que c’était ce que Saâdedinne Chazliavait tenté d’expliquer, quelques minutes plus tôt, aux chefsdes forces égyptiennes.

« Mais pourquoi ce recul ? » demanda Mazen.

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« L’objectif de la guerre n’est plus la victoire, mais la provo-cation d’une crise dans laquelle vont être inévitablemententraînées les grandes puissances, qui seront dès lors contraintesde faire pression sur Israël pour qu’il fasse des concessions. »

28 SEPTEMBRE, WASHINGTON D.C. PENTAGONE, NRO1.

James Allan, analyste au nro, observa les clichés envoyéspar le satellite mis en orbite la veille au dessus du Moyen-Orient. Les nouveaux appareils optiques de Samos avaient unerésolution deux fois supérieure à celle des satellites espionsprécédents. Allan se concentra sur un cliché pris sur le canalde Suez, à la hauteur d’Al Kantara. Il l’examina à la loupe etconsidéra les clichés précédents qui dataient de deux ans. Sonvisage s’assombrit. Il décrocha son téléphone.

« Chef ! les premiers clichés de Samos sont troublants. »

Trente secondes plus tard, Albert Monroe, directeur du NROétudiait à son tour les clichés. Cinq minutes plus tard, il appelaitla Maison Blanche. Le conseiller en matière de Sécurité leconvoqua immédiatement.

WASHINGTON D.C. MAISON BLANCHE.

James Allan posa deux clichés sur le rétroprojecteur placésur le bureau du conseiller du Président, mit au point l’optiquede l’appareil puis déclara :

« Messieurs, la photographie de droite à été prise il y a deuxans. Celle de gauche date d’hier. Regardez ces lignes grisesqui ne figurent pas sur le vieux cliché. Notre analyse a déterminéqu’il s’agissait de nouveaux quais de débarquement.

« De quelle importance sont-ils ? » demanda le conseiller duPrésident.

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Albert Monroe, assis à ses côtés, répondit :

« Ils sont très importants. Mais ce n’est pas tout. » Il seretourna vers son analyste : « Poursuivez, Allan ! »

Celui-ci désigna plusieurs points sur les clichés et déclara :

« Les fortifications ont été relevées à tous les niveaux, Maisce n’est pas le plus intéressant. » Il désigna de nouveaux pointséquidistants et poursuivit. « J’ai analysé une partie de ces pointset j’ai confronté mon analyse avec celles de la nsa, de la cia etde la dia. Le doute n’est plus permis ! Les Égyptiens sont entrain de stocker des quantités de munitions jamais atteintes, etde mettre en place un support logistique de très grande impor-tance, qui comprend un système de transmissions remplissantles conditions nécessaires à la communication en cas de conflit…»

Le conseiller en matière de sécurité se tourna vers l’un deses collaborateurs :

« Appelez Mordecaï. »

Quelques instants plus tard, l’ambassadeur israélien était enligne.

« Est-ce une ligne protégée ? demanda Callaghan.

— Oui, répondit l’ambassadeur. Que se passe-t-il ? »

MINISTERE ISRAELIEN DE LA DEFENSE

BUREAU DU CHEF DE L’AMAN1

« Oui Mordecaï, je vous entends… il n’y a rien à craindre…nous sommes depuis vingt ans en état d’alerte permanent. Nevous en faites pas, les Égyptiens ne sont pas près d’oublier laraclée de 67. Leur Raïs ne cesse de se démener pour récupérerle Sinaï par la voie diplomatique. Il veut nous impressionnerpar des mises en état d’alerte de son armée, mais ça ne trompepersonne… Oui, ce sont leurs manœuvres d’automne, ça fait

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dix ans que ça se passe ainsi… Je sais qu’ils ont du nouveaumatériel, mais ils ne savent faire que ça : acheter. »

QUARTIER GENERAL DES FORCES ARMEES EGYPTIENNES

Dès que l’attaché militaire soviétique fut sortit du bureau duchef d’état-major, Mazen, qui revenait d’une inspection despréparatifs sur le canal, entra.

« Alors, Général ?

— Les Américains et les Israéliens savent que nous sommesen état d’alerte, mais les Israéliens ne croient toujours pas àl’imminence de la guerre, ils sont complètement absorbés parleurs élections.

— Vous savez qu’ils ont envoyé un nouveau satellite ?

— L’attaché militaire soviétique vient de me l’apprendre.Mais comment l’avez-vous su ?

— Par diverses sources. »

Le général resta un instant perplexe puis poursuivit :

« Est-il beaucoup plus puissant que les satellites précédents ?

— Selon des renseignements obtenus à la nasa, il est deuxfois plus puissant.

— Y a-t-il un danger pour le secret du déploiement ?

— Je ne le pense pas. Les Israéliens sont habitués à nosmanœuvres d’automne. Et puis, les satellites ne peuvent pasvoir que, sur une brigade envoyée manœuvrer, un seul bataillonréintègre ses quartiers, laissant les autres en position de combat.

— Et pour le matériel du génie destiné à la traversée du canal?

— Les emballages leurres le camouflent parfaitement. Lescamions eux-mêmes ont été transformés, et c’est durant la nuit

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que le matériel est acheminé le long du canal et entreposé dansles abris. »

Dans la nuit du vendredi 5 au samedi 6 octobre, soixanteéquipes de plongeurs de la marine égyptienne furent envoyéespour boucher, à l’aide d’un ciment spécial, les canalisationsd’essence destinées à enflammer la surface du canal. Chaqueposte de la ligne Bar-Lev était en mesure de déverser 200 tonnesd’essence, ce qui, en cas d’offensive, aurait retardé les Égyptiensde plusieurs heures, le temps d’appeler l’aviation à la rescousse.

Les Israéliens s’aperçurent trop tard du sabotage opéré parles Égyptiens car, samedi à 14 heures, couvert par quatre salvesd’artillerie tirées par mille canons dissimulés dans les dunesde la rive occidentale, l’assaut égyptien déferla à travers lecanal de Suez sur trois grands axes : au sud de Kantara, et aunord d’Ismailia et de Suez. 8000 fantassins traversèrent le canalsur des canots pneumatiques. A la grande surprise des Israéliens,certains soldats portaient un long tube en travers du sac qu’ilsavaient sur les épaules, et d’autres tenaient une valise. Lestubes étaient des RPG-7 et les valises contenaient chacune unmissile antitank téléguidé : le Sagger1.

En quelques minutes, les abris secondaires et les tanks israé-liens furent réduits au silence par cette première vague. Aumoment où la seconde vague de fantassins passait à l’assautdes fortins de la ligne Bar-Lev avec grenades, fumigènes etmitraillettes légères, la première vague réceptionnait des buggiesacheminés par chars de débarquement et chargés de missiles.Une fois à bord des petits véhicules aux grandes roues parfai-tement adaptées au désert, les troupes disparaissaient derrièreles dunes, à trois kilomètres de la rive. Une fois retranchés, lessoldats sortirent à nouveau les missiles antichars puis la troisièmeet la plus perfectionnée de leurs armes : le missile antiaérien

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portable Sam-7. La seconde mission de cette première vagueconsistait à tenir le terrain en prévision d’une contre-attaquedes blindés ou de l’aviation, le temps de faire traverser les charset l’armement lourd égyptiens. Cette opération, la plus impor-tante et la plus délicate de cette phase, était celle sur laquellecomptaient les stratèges israéliens pour se donner le tempsd’intervenir. Le général Ali Mohamed déjoua leurs calculs enutilisant un procédé révolutionnaire — dont les Israéliens nesoupçonnaient même pas l’existence — imaginé par un jeuneofficier du Génie pour percer la réputée infranchissable ligneBar-Lev. Des pompes flottantes de grande puissance furentinstallées au centre du canal et des lances à incendie se mirentà balayer les remparts de sable. En l’espace de trois à cinqheures, des trouées de plus de 6 mètres de large — assez pourfaire passer un tank — furent creusées. Pendant ce temps, lesartificiers firent sauter les berges abruptes du côté oriental ducanal pour les araser au niveau nécessaire à la pose des pontsdestinés à l’acheminement du matériel lourd. Ici aussi, leshommes du Génie égyptien déjouèrent tous les calculs de leursennemis en adaptant pour la première fois un procédé depontons-caisses pliables et rattachables. Ces ponts avançaientà la vitesse de cinq mètres à la minute. En l’espace d’une demi-heure, le canal de Suez était enjambé.

Ainsi, quelque trois heures après le déclenchement de « Badr», les troupes égyptiennes escaladaient les berges orientalesdu canal de Suez. Trois heures plus tard, les compagnies duGénie avaient opéré soixante percées dans la ligne Bar-Lev,mis en place dix ponts et cinquante bacs.

Cette nuit-là, grâce à une organisation sans faille, les Égyptiensavaient rassemblé sur la rive orientale du canal quelque cinqcents chars et des centaines de batteries de missiles antiaériens.

Israël et ses stratèges avaient été complètement pris audépourvu, toutes leurs contre-attaques stoppées.

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La première phase de la guerre d’Octobre fut un véritabletriomphe.

CENTRE DE COMMANDEMENT EGYPTIEN

SALLE DES OPERATIONS

Quelque part dans le désert, non loin des pyramides, derrièretrois portes d’acier capables de résister à une attaque nucléaire,Sadate et les membres de l’état-major1 se félicitaient mutuel-lement, quand, profitant de l’euphorie de la victoire, Chazliavança :

« Monsieur le Président, tant que la victoire nous sourit,sachons en profiter pour anéantir l’adversaire. »

Le visage de Sadate se crispa. Il resta cependant silencieux.Chazli poursuivit :

« Visons la destruction de ses forces matérielles et moraleset utilisons pour cela les moyens les plus violents, les plusextrêmes…

— Où voulez-vous en venir ? » demanda Sadate.

« La victoire totale est à notre portée, mais pour cela, il fautque nous gardions l’initiative.

— Que proposez-vous ?

— Nous devons détruire les réservoirs de pétrole de RasSudar2 et attaquer le poste de commandement israélien dusecteur Nord. »

Sadate, qui connaissait le plan des opérations, remarqua :

« Mais cette opération n’a pas été annulée, les unités parachu-tistes vont s’en charger !

— Oui, mais s’ils ne sont pas protégés par une puissantecouverture de chasseurs et de bombardiers, la réussite de cetteopération vitale sera remise en cause.

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— Et pourquoi ne seraient-ils pas couverts par notre aviation? »

Ismaïl intervint :

« Monsieur le Président, comme c’est une opération à hautsrisques, lors de la refonte du plan nous avons décidé d’affecterles appareils demandés par Chazli à la couverture des colonnesde blindés qui ont pour mission de s’emparer de deux voiesde communication israéliennes.

— Nos risques de pertes sont-ils vraiment très importants ?» demanda Sadate.

« Oui, Monsieur le Président, répondit Ismaïl.

— Vous préférez les éviter ? »

Ismaïl respira profondément puis lança :

« Après la déroute de 1967, lorsque Nasser m’a choisi pourcommander le front de Suez, j’ai trouvé l’armée égyptienneen miettes. Les sacrifices consentis pour sa reconstruction ontété immenses, inestimables. Aujourd’hui, alors que nous triom-phons après tant d’années d’un minutieux travail, je ne veuxpas mettre l’armée en danger.

— Monsieur le Ministre », répliqua Chazli, « en temps deguerre, il y a un temps pour la minutie et un temps pour l’audace.La méticulosité a permis la victoire, mais celle-ci sera irrémé-diablement remise en cause si nous nous endormons sur leslauriers d’un jour, d’une bataille.

— Général Chazli », intervint Ismaïl, « vous connaissezl’indéfectible soutien américain à Israël. Lorsque les renfortsarriveront, il faudra être prêts et pour cela, il faut consolidernos positions.

— Au contraire », répliqua Chazli, « il faut casser celles del’ennemi. Le temps joue en sa faveur. Il nous faut détruire salogistique avant que l’aide américaine ne se mette en place.L’essentiel, c’est de garder l’initiative, de les pousser à la

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défensive. Si nous perdons l’initiative, nous perdrons la guerre.»

Le président Sadate considéra la prudence d’Ismaïl et l’audacede Chazli1, et trancha :

« Le commando héliporté disposera de la moitié de la couvertureaérienne initialement prévue. »

BASE AERIENNE DE SUEZ

L’hélicoptère décolla dans un vacarme assourdissant. Mazenobserva ses compagnons de combat, et les paroles de Chazlilui revinrent à l’esprit : Beaucoup d’entre vous ne reviendrontpas. Il chassa cette pensée et regarda par le hublot. Trentehélicoptères s’élevaient en même temps dans un étrange balletcoloré par le crépuscule. Le plan de vol prévoyait un granddétour par le sud puis la traversée du Golfe de Suez. A mi-chemin, les hélicoptères devaient se scinder en trois groupes: le premier, celui de Mazen, devait débarquer sur la rive duSinaï entre Ras Sudar et Ras Matarima, le second devaitparachuter ses hommes sur la route de Qalaat el Gindi et letroisième débarquer les siens au nord de Ras Sudar. Les sixcents parachutistes accompagnant Mazen seraient attendus depied ferme par les Israéliens. L’opération Ras Sudar était néces-saire, l’ennemi le savait. C’est pour cette raison que la couvertureaérienne était incontournable, car les hélicoptères présentaientdes cibles trop faciles. La réduire de moitié était un calcul suici-daire.

Il ne faut pas aller au combat avec ce genre de pensée, se ditMazen, et, malgré l’inconfort de la banquette de l’appareil, ils’endormit.

GOLFE DE SUEZ

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« Mais que font donc nos chasseurs ? »

Le cri réveilla Mazen en sursaut. Les parachutistes avaientles yeux rivés sur les hublots. Il suivit leurs regards. La nuitétait noire mais il aperçut un hélicoptère en feu tentant unamerrissage forcé. Il sauta dans la cabine du pilote qui criaitdans sa radio :

« Nous sommes attaqués, je demande une couverture aérienneimmédiate entre les points 21 à 24, je répète… »

Mazen lui arracha le casque et demanda :

« Où sommes-nous ?

— A 18 miles au sud de l’objectif. »

Il consulta la carte d’état-major puis quitta le poste vers lacabine. Les parachutistes regardaient toujours par les hublots.Leurs visages étaient livides.

Mazen cria :

« Il n’y a pas un instant à perdre. Préparez-vous à sauter etsurtout, ouvrez tout de suite vos parachutes, nous ne sommesqu’à cent cinquante mètres d’altitude, sur le Golfe, la rive n’estpas loin. On se retrouve au point n° 8. »

Les parachutistes s’alignèrent dans l’ordre prévu et, un parun, sautèrent par la porte grande ouverte de l’appareil. Mazenfut le dernier à sauter. A l’instant où il se laissait basculer dansle vide, un chasseur ennemi lança une salve en direction del’hélicoptère qui explosa.

Mazen sentit sur son visage la brûlure des débris de l’appareilmais par miracle, aucun d’eux ne l’atteignit. A cause de la nuitnoire, le contact de l’eau le surprit, il eut à peine le temps dese défaire de son parachute avant que celui-ci ne l’entraînâtvers le fond. Alourdi par son équipement, il n’atteignit la rivequ’un quart d’heure après.

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Grâce à sa boussole, il se dirigea vers la route de Ras Sudar.Il la longea jusqu’au point de ralliement de son groupe qui sesituait dans le lit d’un oued, à six kilomètres en amont.

Une voix puissante hurla :

« Pas un geste ! »

Mazen leva les bras et scruta l’obscurité, à la recherche d’uneéchappatoire possible, mais le lit de l’oued était trop ouvert etcomplètement vide. Une torche électrique lui balaya un instantle visage puis :

« Ah ! vous pouvez baisser les bras, mon Capitaine. »

Mazen poussa un soupir de soulagement : c’était la voix deson second dans cette opération, le lieutenant Salem.

Dix minutes plus tard, après avoir passé cinq postes de contrôle,ils arrivèrent au point de ralliement du premier groupe.

Mazen rassembla les officiers et demanda :

« Mais où est donc passée notre aviation ?

— Je crois que les Israéliens ont concentré tous leurs moyensantiaériens dans les secteurs stratégiques. A mon atterrissage,les traînées de missiles étaient impressionnantes », avança l’undes officiers.

« Nos avions auraient donc rebroussé chemin ?

— Je pense que oui », déclara un commandant des tireursd’élite. Et comme nos hélicoptères volaient trop bas pour leursSol-Air, ils ont envoyé leur aviation. Plusieurs de nos appareilsont été descendus sans avoir eu le temps de poser les hommes.

— Combien sommes-nous ?

— Moins de la moitié de l’effectif prévu. Mais ce chiffre estprovisoire.

Assez pour détruire quelques installations, mais certainementpas pour attaquer le poste de commandement israélien, songea

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Mazen. Pourvu que les deux autres groupes soient plus complets!

— Combien d’artificiers ?

— La même proportion.

— Opérateurs radios ?

— Aussi.

— Bien, allons-y.

RAS SUDAR

RESERVES PETROLIERES DE L’ARMEE ISRAELIENNE

Deux heures plus tard, après une évolution très lente due auxprécautions prises, le commando contourna le village de RasSudar et prit position autour des installations pétrolières hautementprotégées. L’objectif était de faire exploser ces réserves straté-giques de l’armée israélienne.

Flanqués de jumelles nocturnes, Mazen et les officiers exami-nèrent les défenses. Batteries antiaériennes et antichars etmitrailleuses hérissaient le pourtour des blockhaus défendantle site. Une attaque frontale était impossible, les mitrailleusesarrêteraient n’importe quel commando. Même des blindésseraient voués à la destruction par les missiles antichars. Uneagitation inhabituelle régnait : le commando égyptien étaitattendu de pied ferme. Des mitrailleurs dissimulés derrière dessacs de sable étaient placés en avant. Le site semblait impre-nable. L’opération initiale prévoyait un bombardement aunapalm, puis l’arrivée en force des 600 parachutistes. Le succèsaurait été garanti. Nous aurions certainement subi de grossespertes, mais le moral israélien en aurait pris un sacré coup !Quel gâchis ! pensa Mazen.

Les officiers se retrouvèrent pour confronter leurs observa-tions. L’un d’entre eux lança :

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« A moins d’un raid d’appui, c’est une opération suicidaire.

— Nous pouvons peut-être opérer une diversion ? » proposale commandant Salem.

« Il faut qu’elle soit drôlement puissante pour donner desrésultats », rétorqua Mazen.

« Regardez ! » souffla Salem en désignant l’autre côté desinstallations.

Mazen regarda à travers ses jumelles et demanda : « A quoipensez-vous, Commandant ?

— Regardez plus haut », précisa Salem.

Il leva ses jumelles et ne vit rien. Un impressionnant pitonrocheux dominait les installations, il offrirait peut-être unexcellent site d’observation, sans plus. Mazen baissa ses jumelleset dit : « Je ne vois rien.

— Les rochers, avança Salem.

— Et alors ?

— Une charge bien placée… »

Mazen reprit ses jumelles et son cœur fit un bond. En effet,le bloc de granit était en position assez penchée pour pouvoirculbuter vers les installations et provoquer une sacrée panique.A condition de savoir poser la charge appropriée pour ne pasle pulvériser.

« Vous pensez que c’est possible ?

— Oui », lança un parachutiste qui était resté en retrait.

Les officiers se retournèrent en même temps.

« J’ai travaillé dans les carrières », ajouta l’homme qui portaitle sac caractéristique des artificiers.

Ravi, Mazen lança :

« C’est le ciel qui t’envoie.

— Et je vais l’abattre sur leur tête ! » promit l’artificier.

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Quand les mitrailleurs israéliens entendirent l’explosionsuivie d’un gigantesque grondement, ils eurent du mal àcomprendre ce qui se passait. Ils avaient appris à résister auxcombattants, à des chars, mais pas à un bloc de granit qui dévaleune colline. Ils se levèrent un à un et quittèrent leurs abris desacs de sable pour courir dans la direction opposée. Le rocherne poursuivit pas sa course, il s’arrêta bien avant les défensesisraéliennes. Mais la surprise avait produit son effet et lesÉgyptiens, à coups de grenades, de mitraillages et de fumigènesarrivèrent à prendre les premières installations et à se dissi-muler, sous un feu nourri, derrières les postes de défenseabandonnés par les Israéliens. Les RPG 7 eurent tôt fait destopper les chars et les mitrailleuses lourdes de l’ennemi, et aubout de quelques minutes, le bruit des armes se fit sporadiqueet chaque camp resta sur ses positions.

Les artificiers se mirent immédiatement au travail et cinqminutes plus tard, leur officier déclara à Mazen qu’il fallaitdonner l’ordre de retraite avant les mises à feu.

Depuis quelques minutes, Mazen était en communicationradio avec le centre de commandement égyptien. Il parvint àobtenir le général Chazli.

« Général, nous avons réussi à miner le tiers des installationspétrolières. Quels sont vos ordres ?

— Comme prévu, le sous-marin vous attend au large de RasSudar.

— Et l’attaque du centre de commandement israélien ?

— Vos moyens ne le permettent pas.

— Général, vos hommes sont extraordinaires, ils sont prêtsà tout. Envoyez-nous les hélicoptères au point prévu par leplan initial, et je vous garantis de pulvériser le commandementisraélien. »

Le général Chazli marqua une hésitation et répondit :

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« Il n’en est pas question, votre commando est réduit demoitié, vous ne pouvez pas réaliser une telle opération aveccet effectif. Terminé. »

Mazen remit le combiné à l’opérateur radio et donna l’ordrede retraite vers la côte.

Le commandant Salem et l’artificier vinrent à ses côtés.Mazen demanda :

« Combien de temps, avant l’explosion ?

— Encore deux minutes », répondit l’artificier.

Mazen regarda autour de lui, la retraite avait commencé.Couverts par les fumigènes, les Égyptiens reculaient en bonordre, d’un abri à l’autre. Tout à coup, alors que la fumée sedissipait, Mazen aperçut une série de motos alignées entre deuxJeep.

« Voilà qui va faciliter notre retraite », lança-t-il.

Deux minutes plus tard, une terrible déflagration déchiral’air. En quelques secondes, le jour naissant fut illuminé parles milliers de tonnes de pétrole qui flambaient.

Une heure plus tard, Mazen, au volant d’une Jeep israélienne,roulait sur la plage de Ras Sudar. Le sous-marin devait fairesurface dès que le commando serait prêt pour l’embarquement.Pour leur défense lors de cette délicate mission, les parachu-tistes avaient déployé des RPG7, des missiles antiaériens etdes missiles antichars. Mais les Israéliens devaient être sioccupés par l’incendie que l’éventualité d’attaques était faible.

Tout à coup, alors que Mazen venait de demander au submer-sible de faire surface, la radio de la Jeep israélienne se mit àgrésiller. Mazen sauta sur l’appareil et haussa le volume. «Poste 3 appelle poste 17. Quels sont les dégâts ? A vous ! »Mazen pensa immédiatement que le poste 17 devait être lecode de Ras Sudar. Les codes étaient militairement très précieux,

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il se demanda s’il n’allait pas utiliser la radio du véhicule pourtenter d’en savoir plus, quand l’opérateur israélien répondit :

« Un tiers des réserves brûle, les autres réservoirs ont résisté.Les renforts seront-ils bientôt là ?

— Les hélicoptères viennent de décoller, ils seront chez vousdans dix minutes. »

Mazen jubila. 10 minutes pour un hélicoptère, c’est cinquantekilomètres. Or la seule base d’importance à cinquante kilomètresétait celle de Qalaat el Gindi. Le poste 3 était donc lui aussidévoilé. L’opérateur du poste 3 déclara :

« Salomon demande à parler au colonel de la base. »

Le cœur de Mazen s’emballa : il savait, grâce aux agentssecrets, que Salomon était le surnom du général Sharon.

Il reconnut la voix de celui-ci à la radio. Sharon demandades précisions sur les pertes, puis assura le colonel de l’arrivéeimminente des renforts.

Mazen réfléchit quelques secondes puis lança :

« Commandant Salem, je veux cinq volontaires pour unemission spéciale. »

Le commandant l’interrogea du regard.

« Je n’ai pas le temps de vous expliquer, c’est une missionà hauts risques. »

A ce moment précis, le sous-marin fit surface.

CENTRE DE COMMANDEMENT EGYPTIEN

SALLE DES OPERATIONS

Le général Chazli relut pour la troisième fois le message quevenait de lui remettre un officier parachutiste. Il n’en croyaitpas ses yeux.

« Combien d’hommes l’ont accompagné ?

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— Cinq », répondit l’officier. « Un artificier, le commandantSalem, un opérateur radio et deux tireurs d’élite. Ils ont prisdes motos.

— Vous pouvez disposer. »

Chazli posa le papier sur son bureau. Comment a-t-il puapprendre que Sharon était à Qalaat Gindi ? Et qu’est ce qu’ilva aller faire là bas avec cinq hommes ? Pourquoi me demande-t-il de me tenir prêt ? Compte-t-il… Il éprouvait un sentimentd’admiration mêlée de fierté devant l’audace de Mazen. Pourfoncer avec une poignée d’hommes sur le centre de comman-dement israélien, il ne fallait pas être né de la dernière pluie,même en plein Sinaï.

JEBEL RAHA

A travers ses puissantes jumelles, Mazen distinguait parfai-tement la citadelle. Située au sommet d’une butte qui se détachedu Jebel Raha, elle domine de plusieurs centaines de mètresles vastes étendues du plateau de Tih. La route qui y mènepasse à 250m du refuge choisi sur le flanc de la montagne parMazen et ses compagnons. La zone était sous haute surveillance.Toutes les cinq minutes un hélicoptère, un blindé ou unepatrouille passaient à une dangereuse proximité de Mazen etde ses hommes qui étaient alors obligés de se camoufler. Lecommando, qui avait abandonné les motos, trop peu discrètes,avait mis deux jours pour franchir les cinquante kilomètres.Plusieurs fois, les hommes avaient dû rester immobiles pendantdes heures derrière des rochers ou dans les oasis. Coupés dumonde, gardant la radio muette pour ne pas être repérés, chaquekilomètre représentait une victoire sur l’impossible. Ils n’avaientaucune idée de la tournure prise par la guerre. Mazen n’avaitqu’une idée en tête : la présence de Sharon. Le général israélienétait l’un des plus influents militaires d’Israël. Sa présence à

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Qalaat el Gindi et son empressement à connaître les dégâts deRas Sudar ne pouvaient avoir qu’une explication : c’était làson Q.G. Mazen était persuadé que c’était là que Sharon préparaitla contre-offensive.

Mazen et ses compagnons étudièrent minutieusement leterrain. Aucune action armée n’était possible, surtout avec uncommando aussi réduit. Même l’aviation serait mise à mal carles batteries de missiles couvraient tous les angles d’attaquepossibles. Seule une grande opération de commando soutenuepar l’aviation arriverait à prendre la citadelle. Que faire ? sedemanda Mazen. Proposer à Chazli d’envoyer l’aviation ? Ilfallait être sûr que Sharon était dans les parages. Mazencommençait à regretter de s’être embarqué dans une telleopération quand le commandant Salem chuchota :

« Des hélicoptères arrivent »

Mazen leva la tête et vit en effet 5 hélicoptères gros porteurslourdement armés s’approcher de la citadelle. Tout à coup,dans un bruit d’apocalypse, une patrouille de Phantom traversale ciel. Mazen compta 15 avions en formation de combat.

« L’escorte des hélicoptères, souffla Salem. Ce sont de grosseslégumes qui arrivent.

— Tenez-vous prêts ! » lança Mazen à ses tireurs d’élite,Visez les appareils quand ils atterriront.

« Ils sont hors de portée ! » répliqua l’un des tireurs.

Mazen baissa ses jumelles et se rendit compte en effet quel’aire d’atterrissage était à plusieurs centaines de mètres. Lapuissance des jumelles l’avait trompé. Il pensa au RPG et auxdeux SAM 7 qu’ils avaient pris avec eux. « Pourrait-on descendreles appareils ? » demanda-t-il au commandant Salem.

« Regardez », lança Salem, « ils portent des lanceurs deleurres. »

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Mazen fixa l’un des hélicoptères et vit en effet un gros tubefixé sur la carlingue. Ce sont certainement de grosses légumes,songea-t-il à son tour.

« Dois-je alerter le poste de commandement ? » proposal’opérateur radio.

« Non, répondit Mazen, attendons d’être fixés. »

Ce que Mazen craignait, c’était que le centre d’écoute de lacitadelle — dont il voyait les antennes hérisser le toit — captâtleur appel. Pour plus de sûreté, il avait décidé d’utiliser uneseule fois la radio. Or pour cela, il fallait être sûr de pouvoirfrapper un grand coup.

Les hélicoptères atterrirent en même temps, et un imposantcordon de sécurité les entoura. Mazen observait les portesquand Salem chuchota :

« Regardez le second appareil à gauche. »

Mazen regarda et fut immédiatement saisi d’une fantastiqueexcitation :

Rabin, Sharon, Dayan, Bar Lev, Peled… Tous les chefs deguerre israéliens étaient réunis !

C’était le moment ou jamais de frapper un coup dont Israëlne se remettrait pas.

Il lança à l’opérateur radio :

« Appelle le chef d’état-major. »

CENTRE DE COMMANDEMENT EGYPTIEN

SALLE DES OPERATIONS

Ismaïl et Chazli étaient une nouvelle fois en conflit. Alorsque les Égyptiens avaient submergé les défenses ennemies etrendu inopérante la stratégie israélienne, le ministre de laDéfense comptait procéder à une « pause sans démobilisation

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»1 où son armée se contenterait de répliquer. Chazli ne le voyaitpas ainsi. Il toisa son supérieur et lança :

« Nous devons abandonner la tactique de consolidation etreprendre l’initiative. Profitons immédiatement de la défaiteisraélienne en modifiant notre stratégie dans le sens d’une plusgrande mobilité…

— Soyez clair, que voulez-vous, Général ? » demanda Ismaïl.

« L’autorisation de lancer de nouveaux raids héliportés surles passes de Gidi et de Mitla2 et sur les dépôts de munitionset les centres de communications de toutes les régions avoisi-nantes. Ainsi, en concentrant les contre-attaques de l’ennemisur cette région, nous pourrons lancer nos blindés à l’assaut,au Nord. »

En fait, le chef d’état-major voulait lancer une offensived’envergure qui utiliserait toutes les forces restées en réserve,dont les mille deux cents chars de la Première armée.

Ismaïl répliqua :

« Les guerres sont des choses trop importantes pour quel’aventure y ait sa place… »

Avant qu’il n’eût terminé sa phrase, un officier entra en coupde vent dans la salle des opérations et lança au chef d’état-major :

« Votre aide de camp vous demande à la radio. »

Chazli sauta de son siège, se précipita vers la salle des commu-nications, arracha le combiné des mains de l’opérateur et lançason nom de code :

« Al Abbas à l’appareil. A vous.

— Chef », souffla Mazen avec dans la voix une émotion queChazli n’avait jamais perçue auparavant, « je vous appelle dupoint convenu. Corbeaux réunis. Défense force 8. Envoyez lasauce. Terminé. »

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Chazli resta interdit. Mazen avait réussi à localiser l’état-major ennemi !

Il quitta la salle des communications et courut vers Ismaïl.

« Mon Général, j’ai reçu un appel de mon aide de camp. Ilest à Qalaat el Gindi. Il dit que tous les chefs israéliens sontréunis dans la citadelle. Nous devons lancer un raid !

— De quelles défenses disposent-ils ?

— Ils sont très bien défendus », avança Chazli.

« Mais encore ? »

Chazli hésita un instant et déclara, en conformité avec le codeétabli entre Mazen et lui :

« Présence aérienne importante, lance-missiles en grandnombre.

— Tant que vous y êtes, demandez-moi de lancer un raidcontre la Sixième Flotte ! »

Chazli se retint d’exprimer sa fureur :

« Mon général, vous savez ce que signifie en temps de guerrela découverte d’une réunion d’état-major. Nous avons la possi-bilité de décapiter Israël. Le temps presse, le message que j’aireçu risque d’être éventé d’un instant à l’autre. Au nom du ciel,décidez. »

Ismaïl hocha négativement la tête et répondit :

« Je n’ai pas assez de renseignements pour décider d’envoyernotre aviation dans ce qui pourrait être un piège.

— Un piège ? C’est Mazen en personne qui m’a parlé !

— Ce n’est pas suffisant !

— Général, c’est une occasion unique ! Ils doivent être entrain de préparer une contre-offensive !

— Général, je vous autorise à envoyer un raid héliporté de100 hommes, c’est tout. »

Chazli toisa son supérieur et lança :

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« Général Ismaïl, en ce qui me concerne, je crois que nousvenons de perdre la guerre.

CITADELLE DE SALAH-EL-DINE

CENTRALE D’ECOUTE.

« Zeev, regarde ce que j’ai trouvé. »

L’opérateur radio fit écouter à son collègue un enregistrementqui le laissa songeur.

« Que dit le goniomètre ?

— L’émission est toute proche. »

Zeev, qui connaissait parfaitement l’arabe, déclara :

« C’est un message de première importance, les Égyptienssavent que nos chefs sont réunis ici. Vite, appelle la salle decommandement. »

CITADELLE DE SALAH-EL-DINE

SALLE DE COMMANDEMENT.

« … Notre 170e brigade blindée est détruite en totalité etnous avons également perdu 60 avions », lança le général DavidElazar, chef de l’état-major de l’armée israélienne.

Les visages livides des généraux israéliens traduisaient leurdésarroi devant l’énumération des pertes.

« Quand le pont aérien américain commencera-t-il à fonctionner? » demanda le général Ariel Sharon.

« Dans quatre jours, nous recevrons les premières fuséesantichars, suivra le matériel de contre-mesures électroniques.

— C’est impossible ! » hurla Sharon, « d’ici quatre joursnous n’existerons plus ! Et cette fois-ci, ce n’est pas du bluff !

Page 120: LES ETOILES DE LA COLERE

— Les rapports sont de plus en plus sombres », intervint EliZeira, chef de l’Aman. « La troisième armée égyptienne attendles ordres pour se diriger vers le Nord. S’ils étaient moins lents,la guerre serait déjà finie. »

Le général Dayan, ministre de la Défense, resté jusque-làsilencieux, déclara :

« Nous ne pouvons pas attendre le pont aérien. Il faut lesarrêter !

— Mais notre aviation est clouée au sol ! Leurs SAM nousinterdisent d’opérer des raids », rétorqua le chef de l’Arméede l’air.

« Quand le matériel de contre-mesures électroniques arrivera-t-il exactement ? » demanda Dayan.

« Pas avant une semaine ! » répondit David Elazar.

« Dans une semaine, Dieu seul sait ce qu’il sera advenu denous !

— Alors, demandons à la Maison Blanche de nous envoyerdes Phantom équipés !

— Mordecaï s’en charge… » dit Sharon avant d’être inter-rompu par la sonnerie du téléphone.

Seule une nouvelle de première importance pouvait justifierun appel. Les généraux se turent.

David Elazar prit l’appareil, écouta, et son visage vira auvert.

Autour de lui, les officiers s’impatientaient, ils s’attendaientau pire.

Elazar raccrocha le combiné et lança :

« L’ennemi nous a repérés. »

JEBEL RAHA

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A cinq cents mètres de la citadelle, Mazen se demandait pourquelles raisons l’aviation n’était pas encore là. Trois minutesétaient largement suffisantes pour atteindre la zone à partir dela base de Suez.

Tout à coup, une agitation particulière se fit sentir sur l’héliport.Un cordon de sécurité exceptionnel s’aligna devant les appareilset des centaines d’hommes sortirent des bâtiments et se postèrentautour de la citadelle. Les pales des hélicoptères se mirent àtourner, et les chasseurs d’escorte commencèrent à voler trèsbas.

Mazen réprima un juron. Les hélicoptères s’élevèrent enmême temps, lâchant derrière eux des traînées phosphores-centes : les leurres thermiques.

Deux tireurs pointèrent les SAM 7 sur les appareils. Mazenlança :

« Non, ça ne servirait à rien. Regardez la cadence des leurres! »

En effet, les hélicoptères laissaient derrière eux un véritablefeu d’artifice qui n’aurait laissé aucune chance à un missiled’atteindre son but.

« Partons, lança Mazen, dans quelques minutes ça va êtrel’enfer ».

CENTRE DE COMMANDEMENT EGYPTIEN

Mazen se demanda pourquoi tout le monde le regardait decette manière. Ce fut son reflet sur les portes d’acier du Centrede Commandement qui le lui révéla : depuis trois jours, il nes’était ni changé, ni rasé. Il avait de la boue jusqu’aux genouxet de la poussière plein les cheveux. Cette mission l’avaitcomplètement bouleversé. Sans l’attention du copilote qui lesavait hélitreuillés deux heures plus tôt au sud de Qalaat el Gindi,

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il ne se serait pas rendu compte qu’il n’avait rien avalé depuis48 heures.

Chazli était dans la salle des opérations. Quand il vit Mazen,il le précéda à son bureau et referma la porte derrière lui.

« Ils n’ont pas voulu bouger ! J’ai tout essayé. »

Mazen accusa le coup. Il avait pensé que l’état-major réviseraitses plans à la hausse après le triomphe de Badr, mais il compritque l’Égypte se cantonnerait désormais sur une défensive suici-daire alors que ses armées, intactes, étaient capables de porterle combat jusqu’en Israël.

« Je vais demander un repas pour toi…

— Ils étaient à moins de cinq cents mètres », chuchota Mazen,il étaient tous là. Ils ont repéré notre appel radio et ont foutule camp. Leurs hélicoptères étaient à notre portée, mais ilsavaient des leurres… »

Chazli se rendit compte que Mazen parlait machinalement.Il lança :

« Tu as besoin de repos, Mazen. »

Mazen se leva, fit quelques pas vers la porte, mais se tournavers son supérieur. Son visage était exsangue. Chazli sonnales gardes et leur ordonna de l’accompagner jusqu’au postemédical.

Là, un médecin constata un surmenage accompagné d’unebaisse de la tension artérielle. Il lui prescrivit du repos, et Mazenfut renvoyé au Caire.

Dans les jours qui suivirent, le pont aérien1 aidant, Israël pritl’initiative. Grâce aux satellites américains, il sut immédia-tement profiter des faiblesses du front égyptien qui s’étirait surune trop grande distance. La lenteur de réaction de l’arméeégyptienne donna aux Israéliens la possibilité de retraverser le

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Page 123: LES ETOILES DE LA COLERE

canal et de réaliser une poussée de trente kilomètres de profondeur.C’est cette opération, qui était plus à base de bluff que de réalitémilitaire, qui donna l’apparence d’une victoire décisive desIsraéliens.

Dans les mois qui suivirent, Mazen démissionna de l’arméeet entama sa carrière juridique. Il se plongea entièrement dansson travail, y trouva de grandes satisfactions. Mais comme unedouleur lancinante qui se réveille à chaque assoupissement, ledevoir de résistance le secouait de plus en plus fréquemment,toujours plus insistant, toujours plus violent…

MINISTERE ISRAELIEN DE LA DEFENSE

AMAN

LE DIRECTEUR

15 JANVIER 1974

CLASSIFICATION DU DOCUMENT : TOP SECRET

RAPPORT N°74012002

SOURCE :

SERVICE DU PROTOCOLE

PRÉSIDENCE DE LA RÉPUBLIQUE D’EGYPTE

De source confirmée, on apprend qu’en Octobre 1973 lecapitaine Mazen Nouredine de l’Armée égyptienne a été inscrità la Chancellerie de la Présidence de la République Arabed’Égypte comme Grand Chevalier de l’Ordre de Ramsès.

Cet ordre ne compte pas plus d’une dizaine d’inscrits. Ils’agit de la plus secrète et de la plus prestigieuse récompensemilitaire d’Egypte.

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Il s’avère que cette décoration lui a été décernée pour uneaction militaire de premier plan : la découverte puis le sabotagede l’opération Hélios (mise à feu du canal de Suez).

Selon la même source, Mazen Nouredine aurait refusé cettedécoration.

L’aman demande à tous les services civils et militaires derechercher et transmettre tout renseignement relatif à cetindividu.

Destinataire(s) :

mossad, lakam, paha, saifanim, shaback1.

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Page 125: LES ETOILES DE LA COLERE

Chapitre 6

1975

Dans leur villa qui faisait face au Meridian Hill Park, sur laquinzième rue, Arthur et Eva Windley se préparaient à fêterl’arrivée de Steve qui, au Massachusetts Institute of Technology,venait d’obtenir son diplôme de Mathématiques appliquées àla Physique.

Le salon était dominé par une imposante bibliothèque vitréedont les rayons, pleins de livres, étaient parés çà et là de bibelotsacquis dans les pays où Arthur Windley avait été en poste. Surles rayons supérieurs, une statuette phénicienne s’appuyait surune Histoire de la Civilisation Romaine. Plus bas, sur Les Septpiliers de la Sagesse, reposait une représentation miniaturiséede Khaznet Al Faraun de Pétra. A côté, un petit Sphinx acquisà Louqsor trônait sur une édition originale du Voyage dans laBasse et Haute-Egypte de Vivant Denon. Au rayon central,

Page 126: LES ETOILES DE LA COLERE

une épée de bronze datant du Moyen-Age barrait violemmentune encyclopédie. Contre les autres murs, sur des socles demarbre, reposaient majestueusement les aigles de Windley —difficilement imposés à Eva qui abhorrait ces « rapaces puants» —. En bas et à droite de l’aigle royal, se trouvait un petitsocle vide.

Pour l’arrivée de Steve, des guirlandes couraient entre lesluminaires et les oiseaux eux-mêmes étaient affublés de cotillons,ce qui n’était pas pour plaire à Windley, surtout que la plusprestigieuse pièce de sa collection, l’aigle royal, était coifféd’un ridicule chapeau conique rose fuchsia.

« Chérie », avança tendrement Arthur pour ne pas réveillerla répulsion de sa femme pour ses aigles, « ne trouves-tu pasque c’est une idée un peu saugrenue, ces cotillons ?

— Pourquoi ? » rétorqua Eva sans prendre de gants, « çaindispose tes épouvantails ?

— Voyons chérie, cesse donc de te braquer sur ces aigles !Il serait temps que tu les acceptes ! Ils m’ont côtoyé toute mavie, je ne vais tout de même pas les jeter au débarras !

— Je te ferai savoir qu’entre le salon et le débarras, il y a desalternatives.

— Mais je passe l’essentiel de mon temps ici ! Et j’aime bienles avoir près de moi. J’estime avoir assez souffert pour lesobtenir !

— Oui, mais l’époque des chasses glorieuses, c’est terminé! J’ai honte d’accueillir les gens ici. Dès que je reçois quelqu’un,c’est le même refrain : on parle des chasses de Monsieur, puisdes animaux, et ça vire irrémédiablement vers l’écologie. Etta collection, vois-tu, n’est pas un modèle de sauvegarde desespèces ! »

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Page 127: LES ETOILES DE LA COLERE

Alors que le couple s’engageait dans une polémique, Stevearriva, entra sans un bruit et, amusé par la chamaillerie de sesparents, se dissimula sur le côté de la bibliothèque.

« Et tes plantes ! » répliqua Windley, en désignant les lierresenvahissant les murs du salon, « tu ne crois pas qu’il seraittemps de les élaguer ! Bientôt il faudra évoluer avec un coupe-coupe !

« Elaguer mes plantes ? non ! pas tout de suite ! » dit-elled’un ton moqueur, « j’attendrai qu’elles aient envahi tes oiseaux,comme cela, on se débarrassera du tout une fois pour toutes !

— J’en étais sûr ! » protesta Windley redoutant les sombresmanœuvres de sa femme, « ta subite passion pour les lierres,c’est une conspiration ! Je vais les élaguer moi-même si c’estainsi.

— Vas-y, touche à une seule feuille de mes plantes et jedéplume tes horribles bêtes ! »

Sur ce, Steve fit son apparition. Les Windley s’exclamèrenten chœur :

« Steve ! » et, les bras ouverts, ils se précipitèrent sur le jeunehomme.

« Tu es encore plus beau ! » déclara Eva entre deux accolades.

« Et plus grand ! » ajouta Windley en le conduisant vers lecanapé du salon. Alors, cette cérémonie, comment était-ce ?

« Comme toutes les cérémonies, papa ! Discours sopori-fiques, remise des diplômes et une fête où on se raconte ladernière fête. Rien de transcendant !

— As-tu obtenu de bonnes notes ? »

Il acquiesça de la tête.

« Très bonnes ?

Steve resta silencieux, regardant malicieusement Windley.

« Non ! » s’exclama ce dernier.

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Page 128: LES ETOILES DE LA COLERE

« Si ! » dit Steve, ravi du plaisir de son père.

« Tu entends, Eva, il est major, mon fils est major ! » s’exclama-t-il en le regardant affectueusement.

Un tendre silence se fit et Windley songea à son fils adoptif.Sur le malheur de son enfance était passée une bonne étoile.Il était loin, le temps où Eva et lui éprouvaient toutes les peinesdu monde pour trouver des réponses aux questions de Steveau sujet de Mazen. Tout cela était maintenant définitivementtombé dans l’oubli. Élevé dans la tendresse mais aussi avecun sens aigu du devoir et de la responsabilité, Steve réussissaittout ce qu’il entreprenait. Généreux et altruiste, il était égalementd’un naturel expansif, et cela ravissait son père.

Blottie dans l’un des fauteuils accolés au canapé, Eva contem-plait son fils avec fierté. Pour leur bonheur, elle avait toutsacrifié. Jamais elle n’avait voulu retourner dans leur Oklahomanatal où ils avaient encore de la famille. Coupant les ponts avectous ceux qui étaient susceptibles de se poser des questions,elle avait imposé à son mari la même attitude. De surprises, iln’y en eut qu’une seule, mais de taille. Eva avait mis des annéespour s’en remettre.

C’était un samedi. Ils habitaient alors une autre villa, près deFranklin Square, sur Eye Street. Ce jour-là, Eva était dans lejardin quand elle entendit quelqu’un l’appeler. C’était une damequi, par-delà la haie de la maison, lui souriait, comme si, laconnaissant depuis longtemps, elle était heureuse de la retrouver.La dame était droite comme un « i » et avait, malgré son teintfrais, des traits marqués. C’était son regard qui l’avait le plusfrappée. Ce regard franc et limpide, Eva l’avait déjà croisé,mais elle ne voulait pas le reconnaître, car il appartenait à uneépoque qu’elle avait bannie de sa vie : celle du camp de réfugiésde Jéricho.

La dame s’était avancée et avait dit :

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Page 129: LES ETOILES DE LA COLERE

« Je suis Susan, vous vous rappelez certainement, Jérichopuis Amman…

— Oui », l’avait-elle vivement interrompue, redoutant cesmots. Elle s’était alors rapidement avancée vers la grille et luiavait fait face, pour bien lui signifier qu’il n’était pas questionde la recevoir.

« Susan, je ne puis vous inviter, je suis désolée, mais je vousai dit il y a longtemps que…

— Je sais, mais quel mal y a-t-il ? Je voudrais voir les enfants.Je les ai aimés, nous avons partagé des moments tragiques etje désirerais voir ce qu’ils sont devenus. N’ai-je pas été leurunique compagne pendant des mois ?

— Pourquoi vouloir éveiller des souvenirs douloureux ? C’estloin tout ça, maintenant.

— Que voulez-vous dire ?

— Écoutez Madame », avait-elle répondu sèchement, excluanttoute intimité, « je ne veux pas discuter de cela. Nous vivonsun bonheur certain qui nous a coûté de nombreux sacrifices,je ne veux pas le remettre en cause. Alors, je vous en prie,partez ! Et ne revenez plus jamais ici. »

C’est à ce moment-là que, de l’autre côté de la rue, sur lapelouse du Franklin Square, derrière Susan, Steve était apparu,accompagné de son voisin. Poussant leurs bicyclettes, les deuxgarçons s’apprêtaient à traverser. Eva, qui les avait aperçus,avait alors difficilement dissimulé son embarras :

« Je vous en prie, partez tout de suite », avait-elle répété pouractiver le départ de sa visiteuse. Mais Susan s’était retournéeet avait vu les garçons.

Elle avait reconnu Seïf au premier coup d’œil, bien qu’iln’eût pas un an quand elle l’avait vu pour la dernière fois,quatorze années auparavant.

Eva avait soufflé :

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« Je vous en supplie, Susan, si vous l’aimez, ne dites rien ! »

Le garçon avait salué son voisin puis était passé entre lesdeux femmes, saluant au passage la visiteuse d’un « Madame »accompagné d’un bref signe de tête.

Susan avait alors difficilement retenu son émotion. Mazenet Seïf étaient le plus émouvant souvenir de sa vie, et c’étaitun peu à cause du refus de son fiancé de les adopter qu’elleavait, l’année de l’exode, rompu sa relation. Elle était restéedepuis tout ce temps dans les camps, partageant la vie desexilés, leur malheur, leurs espoirs. Elle n’était retournée auxEtats-Unis que depuis peu et pour elle, revoir les enfants, savoirce qu’ils étaient devenus, était un événement extraordinaire.

Alors que Steve, après avoir rangé son vélo, était sur le pointd’entrer à la maison, son jeune voisin lui avait lancé, par-dessusla haie qui séparait les deux maisons :

« Steve ! maman nous a préparé des crêpes, viens !

— J’arrive ! » avait répondu l’enfant en se dirigeant vers lahaie qu’il avait franchie d’un saut avant de disparaître.

A ce moment-là, la pédiatre, qui ne l’avait pas quitté desyeux, avait porté la main à sa bouche pour étouffer un cri, puis,horrifiée, s’était exclamée :

« Comment l’a-t-il appelé ? Vous avez osé le priver de sonnom ! Je ne peux pas le croire ! Et Mazen ? », avait-elle ajoutésans même donner à Eva le temps d’intervenir. » Lui ne peutpas avoir oublié ! Où est-il, je veux le voir !

— Mais Madame ! vous n’avez pas le droit de réagir commevous le faites, cela ne vous concerne plus !

— Bien sûr que cela me concerne. Ce ne sont pas plus vosenfants que les miens ! Ils ont leur nom, leur pays, vous êtesseulement chargée de les assister ! Ce ne sont pas des enfantsabandonnés, leurs parents sont morts en martyrs. Ils n’ont àignorer ni leur origine ni leur histoire.

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Page 131: LES ETOILES DE LA COLERE

— Mais Madame », avança Eva pour la calmer, « ils ont vécuun grand malheur !

— Et alors ! » cria Susan, « un malheur n’est pas une honte…»

Eva, bouche bée, avait écouté sans les saisir les reprochesde la pédiatre. Elle ne comprenait pas son acharnement. Sonfils était heureux, le reste importait peu. Elle avait essayé desuivre les paroles de la femme : « …Et Mazen, comment a-t-il accepté d’être débaptisé ? Ce n’est pas possible ! A six ans,il avait déjà son caractère… » avait-elle ajouté d’un ton extrê-mement las. Visiblement, cette éventualité la désolait profon-dément.

« Mazen n’a plus voulu de nous », avait alors lancé Eva. «Il nous a quittés depuis bientôt dix ans. Il est resté auprès d’unefamille égyptienne… des amis du Caire. Il s’entendait bienmieux avec eux qu’avec nous. Essayez de comprendre. Le petitne se souvenait de rien, alors nous avons décidé d’en faire notrefils.

— Vous n’aviez pas le droit de lui confisquer sa vie.

— Mais il est heureux avec nous !

— Qu’est-ce que ce bonheur dont vous parlez ? Vous n’avezpas le droit d’occulter son passé. Non ! vous n’en avez nullementle droit ! » avait-elle répété avant de se retourner et de partirsans ajouter un mot.

Depuis ce jour-là, Eva vécut dans la terreur de revoir cettefemme. Elle n’eut de répit qu’après avoir déménagé à MeridianHill Park et éliminé les références de son adresse de tous lesfichiers publics.

Mais cette histoire avait plus de dix ans maintenant, et cen’était plus qu’un mauvais souvenir. Steve était là, diplômé del’une des plus prestigieuses universités des Etats-Unis, et unavenir radieux s’ouvrait devant lui.

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Page 132: LES ETOILES DE LA COLERE

Eva avait commandé chez le meilleur traiteur de Washingtonun vrai festin. Ils dînèrent dans l’allégresse et au dessert, Arthurdemanda :

« Et à présent, fiston, que comptes-tu faire ?

— D’un côté, j’ai reçu des offres assez intéressantes et del’autre, j’ai bien envie de pousser plus loin mes recherches. Leproblème, c’est que ces offres sont dirigées, c’est-à-dire qu’ellesm’imposent de faire des recherches dans un domaine précis.Elles sont aussi conditionnées par un engagement.

— Steve !, tu sais bien que tu n’as d’obligations qu’enverstoi-même. Ne réalise que ce que tu aimes et je me charge definancer tes études.

— Merci père, mais il n’en est nullement question, je ne t’aipas tout dit. Ces offres sont certes dirigées, mais il y en aplusieurs, si bien qu’en fait, je n’ai qu’à choisir celle quim’arrange. Les entreprises qui me proposent ces bourses sonttrès importantes, j’entretiens avec elles une correspondancesuivie et si tout va bien, je pourrai aspirer plus tard à un posteintéressant. Et puis, j’ai beaucoup à apprendre à leur côté carleurs centres de recherches sont très avancés par rapport à ceuxde l’Université.

— Je ne pensais pas que tu étais tellement engagé dans desnégociations.

— En fait, c’est le rapport que j’ai présenté à la fin de cetteannée qui a activé les choses. J’ai conçu les bases d’un programmeinformatique qui intéresse particulièrement certaines sociétés,et celles-ci ont réagi assez rapidement.

— De quoi s’agit-il ?

— Ce n’est pas vraiment attrayant, on en parlera une autrefois.

— Vas-y Steve, tu peux tout de même m’expliquer de quoiil s’agit sans me tracer d’hyperboles !

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— Si tu y tiens ! » dit-il avant d’ajouter en faisant un effortpour simplifier : « Avec les derniers projets spatiaux, la robotiquea fait un bond en avant. J’avais préparé, il y a deux ans déjà,un rapport sur ce sujet, et comme l’an dernier, j’avais choiside traiter de balistique, j’ai décidé, pour mon mémoire de find’études cette année, d’élaborer un projet de jonction entre lesdeux domaines. Pour le moment, c’est sur le papier, mais il ya des idées à développer .

— Mais en pratique, à quoi cela peut-il servir ? » interrogeaWindley, soucieux de clarté.

« Il y a des cas où les questions de trajectoires et de robotiquesont liées, par exemple à l’occasion de l’envoi de sondes versles planètes. Ce sont des appareils qui coûtent des fortunes, lescalculs de trajectoire doivent être très précis, et les correctionsde course doivent se faire rapidement, sinon tout risque d’êtreperdu. J’ai conçu un programme de correction qui intéresseplusieurs sociétés sous-traitantes de la nasa.

— Bravo fiston », s’exclama Windley en entendant la référenceà la nasa.

« Merci papa, mais ne t’emballe pas trop vite. Pour le momentce ne sont que des idées.

— Oui, mais les idées mènent le monde, fils. J’espère queles tiennes feront ton bonheur.

Après de longues réflexions, Steve choisit le centre de recherchedont les services lui promettaient la plus grande liberté demanœuvre, en l’occurrence, celui de la société Northray, dansle Maryland. Northray était devenue depuis quelque temps unevéritable autorité dans le domaine de la robotique et de latélétransmission. Ses appareils équipaient les plus importantesfirmes aéronautiques et en premier lieu, la nasa.

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Alfred McMillan, chef du centre de recherche de l’entre-prise, le reçut chaleureusement dans son bureau cossu, audernier étage de la tour de verre qui abritait les laboratoires. Ill’invita à s’asseoir sur le canapé situé à l’autre bout du bureau,entre deux confortables fauteuils et s’assit à son tour. McMillanlui souhaita la bienvenue, le remercia d’avoir choisi sa sociétéet lui promit qu’il trouverait, au sein de Northray, toute l’assis-tance nécessaire. Puis, après lui avoir servi une boisson fraîche,il l’entretint sur le sujet de sa thèse :

« Windley, j’ai été très intéressé par votre mémoire de find’études, et surtout par les conclusions que vous avancez. Nousnous sommes depuis quelques années attelés à cette tâche dela jonction entre robotique et balistique, et vos hypothèses surle logiciel de contrôle d’accélération nous ont surpris, car ellesrejoignent nos points de vue. Or, nous avons, dans ce bâtimentmême, plusieurs chercheurs qui travaillent sur ce sujet depuistrois ans, et ils sont arrivés aux mêmes conclusions que vousqui avez travaillé dans un cadre universitaire, avec des moyensrelativement réduits… »

Puis McMillan entra dans les détails, citant çà et là la thèsede Steve qui fut flatté par ces multiples références à son travail.Il ne s’attendait pas à cette entrée en matière. Il était venu avectoute la simplicité de son statut d’étudiant, et voilà que le patronde l’un des centres de recherche américains les plus réputés semettait à citer plusieurs fois de suite des points précis de sontravail.

Une année entière fut nécessaire à Steve pour se familiariseravec les laboratoires et les outils de recherche de Northray, etce n’est qu’au bout de dix-huit mois que sa mission se précisa.

L’évolution préconisée par Northray se basait sur l’utilisationde plus en plus importante des satellites comme moyens non

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seulement de transmission, mais aussi d’élaboration et decontrôle de plusieurs activités qui dépendaient jusque-là desmoyens traditionnels de communication. C’est dans le cadrede ces projections que Steve fut intégré à un groupe de recherche.Son travail fut étroitement fractionné. Il fut chargé de l’éla-boration d’un logiciel d’optimisation du calcul « détection-réaction » par rapport à la trajectoire des satellites. Mais peuà peu, les directives de recherche émises par McMillan dévièrentet Steve fut chargé de travaux qui avaient peu de rapport avecles activités traditionnelles de Northray. Durant ces années-là,Steve chercha à saisir la destination de ses travaux, mais sesquestions à cet égard ne provoquèrent que des réponses évasives.Plusieurs fois, il essaya d’en savoir davantage, mais McMillans’arrangeait toujours pour l’égarer dans des méandres d’exemplesqui ne satisfaisaient jamais le chercheur. Petit à petit, Steve sefit moins pressant. Sachant que ses travaux nécessitaient desinvestissements considérables, il pensa que la concurrence étaittelle que Northray préférait laisser ses chercheurs dans le flouplutôt que prendre le risque de les voir débauchés par d’autresentreprises. C’était pour cette raison, se disait-il, que les travauxétaient aussi cloisonnés et que le prétendu travail d’équipe étaiten réalité un leurre, car, si les groupes de travail existaientmatériellement, chaque équipe, en fait, ne regroupait que deschercheurs attachés à des sujets différents. Ce n’est qu’enassemblant plusieurs chercheurs au sein de plusieurs équipesque l’on pouvait reconstituer un véritable groupe, mais ceuxqui travaillaient pour un même système ne se rencontraientpratiquement jamais. Les jonctions entre les travaux herméti-quement cloisonnés ne pouvaient se faire que par l’intermé-diaire de McMillan, seul homme habilité à rassembler les étudeset à orienter les recherches.

Cet état de fait ne dérangea pas vraiment Steve. Jouissantdes meilleurs outils qui soient et de machines expérimentales,il était trop conscient de ces avantages pour exiger une autre

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méthode de travail. Durant toutes les années d’études passéesà l’université, il s’était senti frustré par le manque d’expéri-mentation et il se bornait alors à évoluer dans des hypothèsesde recherche. Ici, chaque progrès passait par un stade expéri-mental et cette situation lui procurait, malgré l’isolement, ungrand réconfort intellectuel.

Le peu de temps que lui laissait son travail, Steve le passaitauprès de ses parents. Au début, ceux-ci trouvèrent qu’il travaillaittrop et s’en inquiétèrent. Mais avec le temps, ils réalisèrentqu’il était épanoui, et cela seul comptait à leurs yeux.

Avec ses collègues, Steve entretenait des rapports courtois,sans plus. Il les accompagnait parfois dans des soirées, organiséesle plus souvent par des associations d’anciens étudiants ou dechercheurs. Les premières fois, il s’était bien amusé, mais lessoirées avaient fini par se ressembler toutes. Cependant, ilfaisait l’effort de s’y rendre. C’est ainsi qu’un soir d’été, lorsd’une réception donnée au Hilton par la General Electric, ilremarqua Léda.

Alors qu’il prêtait une oreille distraite à un collègue luicommentant les formes généreuses d’une grande blonde vêtuede quelques centimètres carrés de tissu, Steve remarqua unejeune femme. Elle était debout et seule. Elle portait une roberouge sang légèrement fendue sur les côtés qui laissait devinerun corps splendide. Le regard du jeune homme s’attarda uninstant sur ses fines chevilles, suivit la courbe gracieuse de sesmollets, admira, à travers les fentes, la naissance de ses cuisses,remarqua la finesse de sa taille et le galbe parfait de ses seins.Lorsque Steve leva enfin les yeux vers son visage, il se renditcompte qu’elle le regardait. Surpris, il détourna un instant latête puis la regarda à nouveau. Elle souriait. Il sourit à son tour,puis leva discrètement sa coupe de champagne. Elle lui montrala sienne pur lui signifier qu’elle était vide. Il s’avança verselle :

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« Bonsoir !

— Bonsoir !

— Je me demandais en vous regardant comment une aussijolie femme que vous peut rester une seconde seule.

— C’est ce qui se passe quand on se contente de me regarder.»

Il profita du passage du serveur pour prendre deux nouvellescoupes. Il lui en tendit une et déclara, en levant la sienne :

« A votre exquise beauté !

— Oh ! » dit-elle d’un ton sceptique en portant doucementla coupe à ses lèvres.

« Ne soyez pas modeste. Dieu a dû s’applaudir en vous créant.

— Oh ! » fit-elle à nouveau d’un ton amusé et quelque peuintrigué. Puis elle trempa franchement ses lèvres dans lechampagne. Enfin, elle dit : « Vous êtes chercheur ?

— Oui. »

Elle le jaugea un instant, puis :

« Vous n’en avez pas l’air.

— Quel métier m’auriez vous donné ?

— Je vous aurais plutôt vu dans les affaires.

— Qu’est ce qui vous fait dire ça ?

— Votre manière de parler : vous êtes un charmeur.

— Seulement quand je suis charmé.

— Oh ! et ça vous arrive souvent ?

— Je ne vais pas tout vous raconter le premier soir !

— Ah parce que… » Elle éclata de rire et vida sa coupe.

Le serveur repassa près d’eux.

« Une autre coupe ? » proposa Steve.

« Non, j’ai assez bu de champagne comme ça… Je voudraisplutôt un gin », lança-t-elle avec un nouveau sourire.

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Il en prit deux puis il proposa :

« Il commence à faire chaud, si on allait sur le balcon ? »

Elle le regarda d’un sourire complice puis répondit :

« Vous voulez me montrer la comète vous aussi ?

— Quelle comète ?

— Vous n’avez pas encore vu la comète West ? » demanda-t-elle d’un air intrigué.

« Non.

— Alors venez, elle est visible à l’œil nu. »

Elle le précéda sur le grand balcon, chercha ses repères puislui désigna un point lumineux, assez différent d’une étoile,mais guère plus brillant. « Voilà West ! » lança-t-elle avec uncertain plaisir.

Steve regarda la comète puis demanda :

« On peut faire des vœux comme pour les étoiles filantes ?

— Bien sûr, ce n’en est qu’une, en beaucoup plus gros !

— Alors mon vœu aurait plus de chance d’aboutir ? »

La jeune femme devina ses intentions : elle se retourna, et,malgré la pénombre, décela une certaine lueur dans les yeuxde Steve qui s’approcha d’elle sans équivoque.

« Mais vous n’y pensez pas ! » lança-t-elle en essayant de lerepousser, sans grande conviction toutefois.

Steve posa les mains sur ses cheveux, les caressa jusqu’à lanuque et l’attira vers lui. Elle se figea.

« Mais on ne se connaît même pas, lâchez-moi »

Il déplaça doucement ses mains et lui caressa le dos. Elle setut. Il poursuivit ses caresses. Elle murmura : « Je vous en prie,arrêtez, on pourrait nous voir. » Elle tourna la tête de gaucheà droite et constatant qu’il n’y avait personne, elle se jeta contrelui et l’embrassa ardemment. Elle s’arrêta, haletante, puis lui

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dit : « Je crois que j’ai oublié de respirer. » Elle desserra l’étreintede Steve et lança :

« Votre vœu est-il exaucé ?

— A-t-on droit à un seul vœu ?

Absolument », fit-elle, puis elle ajouta : « comment se fait-il que vous ignoriez la présence de West ?

— Je ne l’ignorais pas.

— Mais alors ? C’était un piège ?

Steve sourit.

— Menteur ! je viens d’embrasser un menteur !Et elle se jetacontre lui. Ils s’embrassèrent de nouveau puis, alors que lescaresses de Steve devenaient plus sérieuses, elle arrêta sesmains et dit :

« Je m’appelle Léda. Et vous ?

— Steve. »

Il l’attira derrière une énorme plante grasse, s’appuya contrela balustrade du balcon, et posa les mains sur sa poitrine.

« Non, attendez, haleta-t-elle, vous ne voulez pas vous débou-tonner ?

— Me déboutonner quoi ? » demanda-t-il, surpris.

Elle passa sa jambe entre les siennes et dit :

« Ça.

— Ici ? » demanda-t-il en observant si personne ne pouvaitles surprendre.

« Oui… lança-t-elle dans un soupir.

Peu convaincu, Steve se déboutonna. Elle l’aida à baisserson pantalon et, dès que le vêtement eut glissé à terre, ellerecula promptement de quelques pas et lança : « Ça, c’est pourle coup de la comète ! » Et, le laissant pantois, elle repartit versla salle de réception.

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Steve remonta son pantalon en réprimant un juron, puis larejoignit. Il la retrouva devant le bar. Affichant un souriretriomphal, elle lança, en lui remettant un nouveau gin :

« Alors, la comète s’est rincée l’œil ?

— Elle a même fait des vœux ! »

Léda rit de bon cœur puis, regardant par-dessus l’épaule deSteve, elle demanda, surprise :

« Vous travaillez à Northray ?

— Comment avez-vous deviné ?

— McMillan nous observe depuis un moment. Je crois quedemain vous aurez droit à un débriefing.

— Pourquoi ?

— Il a l’habitude de se méfier de moi. Il va même jusqu’àinterdire à son personnel de me fréquenter.

— Je le comprends ! » plaisanta Steve. Puis, sérieusement :« Pourquoi ?

— A cause de mon métier.

— N’êtes-vous pas ingénieur ?

— De formation, oui, mais je suis devenue journaliste.

— Et pourquoi McMillan se méfierait-il de vous ?

— Je suis rédactrice au World Military Research News »,répondit-elle d’un ton explicite que Steve ne saisit pas.

« C’est bien cette revue d’informations militaires ? » Lédaacquiesça et il poursuivit : « Mais pourquoi McMillan vousredouterait-il ?

— Parce que dans votre domaine, un simple renseignementpeut valoir des millions.

— Notre travail est principalement axé sur la recherchespatiale, cela ne concerne pas directement votre magazine !

— Voyons, depuis Von Braun, on ne distingue pas une fuséed’un missile ! » lança-t-elle d’un ton espiègle.

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Touché dans son amour-propre, Steve répondit précipitamment:

« Nous travaillons pour la nasa, pas pour le Pentagone. »

Elle lança avec dédain :

« J’accepterais bien cela en tant que plaisanterie, mais n’affichezpas cet air niais. Chacun ici sait à peu près pourquoi il travaille,ne me dites pas que vous l’ignorez. »

De plus en plus mal à l’aise, Steve lâcha :

« Écoutez, si vous croyez réussir à m’apprendre quelquechose en agissant de la sorte, vous vous trompez.

Léda ouvrit bien grands ses yeux et, sur un ton détaché,répliqua :

« Je ne vous ai rien demandé, c’est vous qui m’interrogez.Et puis, si je voulais des renseignements, je m’adresserais plutôtà quelqu’un qui sait pourquoi et pour qui il travaille », ajouta-t-elle en scandant ses mots. Enfin, elle se retourna et partit, lelaissant interdit. Sans hésiter, Steve la rejoignit et la retint parle bras. Elle se dégagea vivement et lui fit face :

« Plaît-il ? »

Il la regarda humblement et déclara :

« Je vous présente mes excuses, vous m’avez secoué. »

Léda remarqua la désolation de Steve et sa sévère expressionse métamorphosa en un regard presque maternel :

« Maman m’a pourtant dit de faire attention avant d’embrasserquelqu’un. »

Steve respira profondément puis il déclara :

« Et si on retournait sur le balcon ? »

Elle le fixa un instant, ce qui donna à Steve le loisir del’observer plus attentivement. Ses yeux noirs et pétillants, sonnez droit, son front haut, sa coupe ultra courte, son menton

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volontaire et sa bouche joliment dessinée lui conféraient unair altier.

« Non, je vais rentrer, j’ai assez fait de bêtises ce soir.

— Puis-je au moins vous raccompagner ? »

Devant son hésitation, il plaisanta :

« Je vous promets de ne pas faire le coup de la panne !

— Je pourrais démonter et remonter un Phantom en untournemain ! » répliqua-t-elle avec un nouveau sourire.

« Après vous » Il s’effaça devant elle.

Une fois en voiture, Steve posa son bras sur l’épaule de lajeune femme et l’attira contre lui. Léda résista, croisa un instantson regard, puis se laissa faire et posa la tête contre son épaule.

« Steve, pourquoi me mettez-vous dans cette position ?

— Elle vous gêne ?

— Au contraire, répondit-elle, c’est très bon.

— Alors ?

— C’est bizarre. On ne se connaît que depuis quelquesminutes.

— Moi, j’ai l’impression de vous connaître depuis toujours», dit-il en prenant la route menant chez lui.

Léda releva la tête.

« Ce n’est pas une raison pour m’emmener chez vous ! »lança-t-elle avec une surprise non feinte.

« On va juste prendre un dernier verre !

— Il n’en est pas question ! » dit-elle d’un ton définitif. Stevereprit la route vers la maison de Léda. Celle-ci reposa alors latête sur son épaule : » Vous pensiez m’avoir tout de suite dansvotre lit ?

— Oui.

— Vous pensez que je suis frivole ?

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— Non, je crois simplement que vous avez un tempéramentde feu.

— C’est vous qui m’avez mis le feu ! » lança-t-elle avec unsoupir.

« Alors, pourquoi l’éteindre ? Venez chez moi !

— Non, jamais le premier soir ».

Les prévisions de Léda se vérifièrent et le lendemain, McMillanconvoqua Steve et lui tint des propos sans équivoque :

« Vous êtes un élément exemplaire au sein de notre entre-prise. Durant toutes ces années, vous avez contribué très effica-cement à la réussite de nos recherches, vous savez combiennos travaux sont coûteux, vous devez savoir également que laplus petite fuite de renseignements peut avoir des répercus-sions inestimables sur le cours de notre travail. Tout cela estindiqué sur votre contrat, mais je pense qu’il n’est pas inutilede vous le rappeler ».

Agacé par le ton de McMillan et par cette indélicate référenceaux contrats, Steve alla directement au but :

« Vous faites allusion à ma rencontre d’hier soir ?

— Ne vous êtes-vous pas demandé comment une aussi joliefemme que Léda Iversen pouvait rester seule dans une soiréeaussi animée ? » avança McMillan avant de poursuivre : « Elleest ingénieur et avait donc le droit le plus absolu d’être de lafête, mais elle est également rédactrice de l’un des plus impor-tants magazines de recherche scientifique…

— Scientifique ?

— Militaire, c’est la même chose. Je me dois donc de vousavertir que si vous lui parlez, cette femme est capable, enprocédant par recoupements, de savoir exactement sur quelprojet vous travaillez. Je vous demanderai donc de ne pas la

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revoir. Je sais même que vous l’avez raccompagnée chez elle.Steve ! dit-il, feignant une intimité qui n’avait pas cours, vousdevez savoir que tout notre personnel scientifique a l’obligationde l’éviter comme la peste.

— Monsieur McMillan », répondit Steve avec fermeté, « jeconnais mes obligations… mais aussi mes droits. »

Le regard de McMillan devint d’acier, mais avec un scien-tifique de la trempe de Windley, il se devait de composer :

« Windley, mon devoir est d’assurer à notre entreprise lameilleure marche possible. Lorsque je découvre un élémentsusceptible de la perturber, j’avertis mes employés. Or, nousne sommes pas une fabrique de confiseries, nos recettes sontautrement importantes pour que j’encoure le risque de les voirutilisées par nos concurrents ou par nos ennemis.

— Monsieur McMillan, je vous avoue que ceci est nouveaupour moi. Notre travail est si… cloisonné que je n’en soupçonnaispas la destination. Je sais à présent à quoi m’en tenir, je vousremercie de m’en avoir averti. Quant à Mademoiselle Iversen,elle a été tout à fait directe et sincère, elle a même prévu cetentretien.

— Steve, je n’ai pas de leçon à vous donner. Mais même siLéda Iversen a prévu cet entretien… sachez quand même qu’ily a sincérité et sincérité.

— Non », répliqua Steve, « je pense qu’il y en a une seule,et Léda Iversen en a usé.

— A votre guise Steve, je vous aurai averti.

Ce soir-là, en rentrant chez lui, Steve s’arrêta à un kiosqueà journaux et acheta le World Military Research News.

Arrivé chez lui, il s’étendit confortablement sur son sofa etfeuilleta le magazine. En troisième page, sur l’organigramme,

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il retrouva le nom de la jeune femme, précédé du titre : enquetes: redacteur en chef adjoint. Il parcourut un éditorial écrit parelle et sourit en retrouvant sous sa plume les traits de soncaractère. Un style succinct et prenant. Un sujet brûlant surune hypothétique maffia internationale de l’armement agissantimpunément depuis des décennies pour attiser les foyers detension, provoquer des conflits et vendre des armes sans s’embar-rasser de quelque appartenance que ce soit. Léda Iversen mettaitdans un même panier les fabricants d’armes des cinq conti-nents, et dévoilait la collusion des médias, des politiques et desmultinationales pour allumer ou éteindre, çà et là, l’essentieldes foyers de guerre. Elle terminait son article par une citation:

La guerre : l’art de tuer en grand et de faire avec gloire cequi, fait en petit, conduit à la potence.

Steve laissa le magazine glisser par terre et émit un longsoupir. Décidément, cette femme lui plaisait. Ils s’étaiententendus pour déjeuner ensemble le surlendemain de leurrencontre. Il avait hâte de la revoir. En une rencontre, elle l’avaitobligé à se poser la question qu’il avait toujours reléguée ausecond plan : celle de la véritable destination de ses travaux.Depuis des années, il travaillait d’arrache-pied sur des courbeset des programmes informatiques sans savoir exactement dansquel but il le faisait, et il avait suffi d’une rencontre pour quele staff de son entreprise en fût alarmé. Certes, il y avait bien,sous cette inquiétude, une histoire de gros sous, mais il y avaitplus que cela. Si McMillan avait parlé de concurrents, il avaitaussi parlé d’ennemis. Ce dernier mot dérangeait Steve. Ilsavait que ses recherches pouvaient déboucher sur la conceptiond’engins stratégiques, mais il n’avait jamais réalisé la puissancede cette réalité. Léda l’avait esquissée, et McMillan l’avaitconfirmée en lui donnant, par ce mot, un surprenant contour.

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Le lendemain, avant de rejoindre Léda au St John’s Restaurantde Prospect street, Steve s’arrêta chez un fleuriste au coin deWisconsin Avenue et de M. street et, négligeant la tradition duchiffre impair, il acheta deux roses.

Ils arrivèrent en même temps devant le St-John’s. Au premierregard, il retrouva la même sensation qu’au soir de leur rencontre.Léda était rayonnante dans une robe blanche. Steve lui offritles roses.

« Vous allez très bien ensemble toutes les trois.

— Ce sont celles que je préfère. Merci Steve.

— Ce serait plutôt à elles de me remercier… » souffla-t-il.

Léda le gratifia d’un regard scandaleusement intense.

Ils entrèrent au St John’s et s’assirent à une petite table rondedonnant, au delà d’une rangée de bacs à fleurs, directementsur le parc.

Ils commandèrent le déjeuner puis Steve déclara :

« Vous aviez raison, McMillan m’a convoqué.

— Et vous êtes quand même venu ? »

Steve sourit, complice, puis enchaîna :

« Vous saviez donc que vous êtes interdite de fréquentationauprès des chercheurs.

— Je vous l’avais bien dit, mais j’aime bien leur rappelerque j’existe… et pour tout te dire, durant ces soirées, je négociesouvent quelques renseignements avec vos… généraux en colblanc.

— De quelle manière ?

— C’est simple, il m’arrive de dénicher des informations…disons… sensibles… sur une entreprise comme la vôtre. Dansce cas, pour avancer mes pions, je vends mon silence au respon-

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sable en l’obligeant à me fournir des renseignements moinspréjudiciables pour lui et son entreprise.

— Mais de quel genre d’informations peut-il s’agir ?

— De tout ce qui peut nuire au conservatisme technologiqueou à la politique étrangère de notre pays et de ses alliés. Parexemple, des ventes illégales de plans d’éléments de fabri-cation de missiles, ou d’avions de combat, à des industriesmilitaires d’états tiers. Lorsque j’ai un doute sur une transactionde ce genre, je l’exprime au chef de l’entreprise concernée,alors, pour éviter des embarras médiatiques qui pourraiententraîner une enquête du FBI, le patron de l’entreprise enquestion accepte de me faire certaines confidences ou m’accordel’exclusivité de l’annonce de telle ou telle nouveauté.

— C’est de bonne guerre. Apropos, comment se fait-il qu’unerédactrice dans un magazine de recherche militaire se permettede défendre une ligne antimilitariste ?

— On s’intéresse enfin à ce sujet !

— Oui », répondit Steve quelque peu confus, « j’ai survolévotre dernier article, c’est étonnant cette collusion militaro-politico-médiatique.

— C’est même détonnant. Cinquante ans de conflits ontdonné à l’establishment militaire une importance inégalée.Nous assistons à la montée d’un « pentagonisme » appuyé pardes cadres militaires à la retraite qui se sont intégrés dans lessphères économique et politique, et qui militarisent par là lepouvoir et la politique de l’État. Cette influence s’exerce àl’échelle planétaire et elle se manifeste par un lobbying permanent.Des pressions sont opérées sur l’administration et le Congrès.On manipule notre opinion publique et nos alliés. En fait,l’esprit des affaires rejoint l’esprit de croisade, et celà pour leplus grand bien des ventes d’armes et du leadership américain!

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Steve remarqua chez Léda ce qu’il avait déjà éprouvé enlisant ses articles : sa force de persuasion. Léda était fortementexpressive, et tout son être y participait, non seulement sonintelligence et ses propos, mais aussi ses mains, ses yeux, sabouche et même son corps qui se penchait en avant suivant laforce des arguments. Léda était envoûtante et Steve compritpourquoi elle était si redoutée dans le milieu très protégé deschercheurs.

« Et comment êtes-vous entrée dans le giron du World ? »

Léda sourit légèrement et répondit :

« Je suis née dedans. Mon père, qui est un ancien professeurde West Point1, en est le fondateur. En guise de poupées, j’aigrandi entourée de maquettes d’engins de guerre. A cinq ans,j’étais capable de nommer tous les éléments d’un char d’assaut.A quatorze, j’avais fabriqué ma première fusée. Je n’ai paspoussé dans un cocon, mais sur une poudrière !

— Mais si vous êtes née dedans, qu’est-ce qui vous a faitchanger d’avis ? Pourquoi aujourd’hui rejetez-vous ces armes?

— Je ne les rejette pas, elles sont ce qu’elles sont. C’estl’homme qui en détermine la destination. Une nation qui n’estpas en mesure de se défendre est vouée à la disparition. Il fautavoir la capacité de répondre aux défis, à l’agression. Mais sil’on use du glaive, ce doit être pour bâtir un monde, non pourdéfendre des intérêts pécuniaires au mépris de tous les principes.

— Vous avez tout de même changé votre façon de voir !

— J’ai évolué. Lorsque j’ai intégré la rédaction du World, jefaisais l’apologie des nouvelles armes, des nouveaux avions,navires, missiles, chars de combat, systèmes de défense et detoute la panoplie de la guerre moderne. Mais en approfon-dissant mes enquêtes, j’ai commencé à deviner la logiquevampirique du surarmement. Le complexe militaro-industriela acquis une telle importance qu’il possède désormais sa

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dynamique propre. Pour survivre, il doit se développer. Or cedéveloppement est profondément nocif en termes économiqueset sociaux. L’industrie militaire est extrêmement coûteuse etcomplètement improductive, or le monde a besoin de nouvellesénergies, de nouvelles cultures et non de nouvelles armes quine font que défendre un ordre mondial établi sur le pillagegénéralisé des ressources non renouvelables du globe, un ordreéconomique qui ne profite qu’à une poignée de nations et, j’iraiplus loin, qu’à quelques individus au sein de ces nations.

— En fait, c’est l’éternel débat qui oppose novateurs et conser-vateurs ?

— Ou optimistes et pessimistes. C’est le débat qui opposeceux qui considèrent l’être humain comme bon et ceux qui leconsidèrent comme foncièrement mauvais. Mais là n’est pasla question, le problème est qu’il y a un gâchis monstrueux,qu’il n’y a que quelques aires de prospérité dans un monde demisère et d’ignorance alors que la recherche offre justementles moyens de… cultiver son jardin. »

Et pour joindre le geste à la parole, Léda brandit les deuxroses sous le nez de Steve.

« Allons ! déjeunons en paix ! » poursuivit-elle, puis ellehuma les fleurs et, improvisant un vase, les mit dans un verred’eau. De nouveau, elle souriait.

« Vous avez l’art de la métamorphose », remarqua Steve.

— C’est le parfum des roses », répondit-elle.

Steve prit sa main dans la sienne et dit :

« Comment une aussi petite et aussi douce menotte peut-ellerédiger des articles aussi brûlants ? »

Léda retira sa main et imprima de son ongle sur la nappeimmaculée quelques lettres séparées par des points :

j.c.q.j.t.a.

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Il n’était pas nécessaire d’avoir lu Anna Karenine pour saisirle code pudique des lettres, dont chacune était le commen-cement d’un mot. Steve devina ce qu’elle voulait dire et réponditsur le même mode :

j.t.a.a.e.c.e.t.b.

Elle sourit, ravie de leur complicité, puis passa très doucementle bout de ses doigts sur ces lettres, les effaçant et dit :

« Parlez-moi de vous, Steve.

— Que voulez-vous savoir ?

— Tout !

— Et bien je suis né au Moyen-Orient, mon père était alorsen poste à Amman… »

En quelques phrases, il résuma à peu près tout ce qu’il savaitde sa vie et à la fin il ajouta avec un sourire « Et, il y a deuxjours, apparut Léda. »

Par une légère pression de la main, elle lui manifesta sa recon-naissance, puis ils se regardèrent sans dire un mot, laissantleurs doigts s’effleurer, se caresser, s’entrelacer. Steve étaitsubjugué par l’effet de ces doigts fins et tendres sur le dos desa main. Il plongea dans une douce béatitude, quand, déplaçantson index, Léda mit son ongle sous le sien et le souleva d’ungeste sec. Un frisson le parcourut jusqu’au cortex, remplaçantson extase par un regard ahuri qui la fit éclater de rire.

« Léda ! » lança-t-il, puis, comme s’il en saisissait soudainl’originalité, il demanda : « Au fait, pourquoi Léda ? Je croisn’avoir jamais entendu ce prénom.

— Ah ! » s’exclama-t-elle, « ce fut le grand débat à manaissance. Ma mère est férue de mythologie et tenait beaucoupà me baptiser Némésis, du nom de sa déesse préférée. Maispère a fait des bonds, disant que je serais la risée de mescamarades. Il refusa catégoriquement la proposition, allantjusqu’à dire qu’il accepterait n’importe quel autre prénom.

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Alors elle sauta sur l’occasion et imposa Léda, qui, dans lamythologie, est la gardienne de la progéniture de Némésis.

— Mais qui est donc Némésis ?

— Ah ! je suis en mesure de vous conter jusqu’aux potinsde la famille céleste : mère ne rate pas une occasion de nousen remplir les oreilles. Tel présentateur a le nez de Pollux, telleactrice le profil d’Artemis ou le postérieur d’Aphrodite, telathlète les pectoraux d’Apollon. En fait… » ajouta-t-elle enfeignant un air sérieux, « …Némésis serait la fille de Nyx,déesse de la nuit, et de Zeus. On la considérait comme lagardienne de l’ordre universel, responsable de la morale, person-nifiant l’Indignation, la Vengeance des dieux contre la démesure.

— Quel programme ! » plaisanta Steve, je crois que le choixde mon prénom n’a pas posé tant de problèmes. »

Après le déjeuner, Léda l’invita à visiter le siège du World.

Depuis la réception jusqu’aux laboratoires, en passant par larédaction, la bibliothèque et la salle des téléscripteurs, là oùLéda passait, elle provoquait un véritable ouragan. Elle tiraitSteve par la main en lui désignant ses collaborateurs, annonçantla spécialité, le trait de caractère majeur et le plus grand défautde chacun. Elle arriva enfin à son bureau, ferma la porte derrièreSteve, souleva le couvercle d’une jolie table réfrigérante, remplittrois verres d’eau fraîche, offrit le premier à Steve, déposa lesroses dans le second et vida d’un trait le troisième. Elle nel’invita pas à s’asseoir et resta silencieusement appuyée contreson bureau. Steve fit un lent tour sur lui-même, observant sonlieu de travail. Une grande baie vitrée donnait sur tout Georgetownet une superbe bibliothèque noire recouverte de feuilles d’ors’étalait sur trois côtés de l’immense pièce. La porte, entiè-rement recouverte des mêmes feuilles dorées, était parfaitementintégrée à la bibliothèque, donnant ainsi une forte sensation

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d’isolement. Au centre de la pièce, sur un pilier de marbre noir,Steve découvrit l’énorme maquette d’un cuirassé hérissé deses innombrables et menaçants canons. Léda s’approcha.

« C’est l’Iowa. 56000 tonnes. 270 mètres. 9 canons de 406mm », précisa-t-elle en estimant de ses mains ouvertes la largeurapproximative du tube « 37 km de portée, 4 lanceurs pour ladéfense sous-marine, 4 lanceurs quadritubes de missiles mer-mer et quatre rampes de lancement pour 32 missiles mer-sol.Pont d’envol pour quatre hélicoptères et 12 avions à décollageet atterrissage vertical. »

Peu sensible à la superbe des navires de guerre, Steve levala tête et vit, suspendue par des fils translucides, toute une flottede maquettes d’avions anciens. Plus loin, dans un monolithede verre surmontant un second pilier de marbre noir, il remarquaun objet apparemment très ancien et de forme assez anachro-nique. Intrigué, il s’en approcha. C’était une jarre en terre,fermée par un disque et un cylindre de cuivre, surmonté d’unebaguette et d’un câble de fer.

Léda vint près de lui :

« Alors, vous devinez ?

— Que contient la jarre ? » demanda-t-il.

« Elle contenait du sulfate de cuivre arrosé d’un acide, citriqueou acétique, on ne le sait pas.

— Mais alors… ce serait une pile ? » lança-t-il précaution-neusement.

— Exactement !

— C’est incroyable ! quel âge a-t-elle ?

— Quatre mille cinq cents ans !

— Ce n’est pas possible ! » objecta-t-il en séparant les syllabes.

« Et pourtant c’est vrai.

— Mais d’où provient-elle ?

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— C’est mon oncle qui l’a trouvée dans le site archéologiquede Ctésiphon, en Irak. Selon ses analyses, elle fournissait uncourant suffisamment fort pour permettre la dorure d’objetsde cuivre par électrolyse. Volta n’a rien inventé ! 2500 ansavant J.C., les Babyloniens connaissaient l’électricité !1

— Avez-vous d’autres surprises de ce genre ?

— Pas de ce genre-là », lança-t-elle, câline, en reculant versson bureau.

Le téléphone sonna. Léda prit le combiné, lança une suiteininterrompue de « oui » et « non » puis « Ne me dérangezplus ».

Elle avait lancé cette phrase ouvertement, sans rien faire pourla dissimuler à Steve.

Quand elle eut raccroché, celui-ci la saisit par la main etl’attira sur le canapé. Léda marmonna : « non, pas tout de suite,c’est trop tôt, pas ici, je t’en prie… »

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Chapitre 7

Mazen redressa la tête et se pencha vers le hublot du Boeingde la Middleast. Il reconnut immédiatement les bâtiments del’aéroport de Zurich.

Depuis son installation à Beyrouth, où il s’était rapidementaffirmé dans les milieux d’affaires, il ne restait pas deux semainessans se déplacer vers la capitale financière suisse.

Alors que l’avion roulait sur le tarmac, son voisin, un banquierJordanien avec lequel il avait sympathisé, déclara :

« M. Noureddine, cela m’a fait plaisir de vous rencontrer,j’espère que nous nous reverrons. »

Il lui tendit sa carte de visite. Mazen lui remit la sienne :

« Je l’espère aussi.

— Est-ce que vous rentrez souvent chez vous, au Caire ? »

Mazen, qui se gardait toujours de dévoiler sa véritable origine,répondit :

« Oui, et vous ? »

Le banquier sourit et répondit :

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« La dernière fois, c’était il y a exactement vingt-sept ans »

Mazen se mordit les lèvres. On ne pose pas ce genre dequestion quand on sait que la moitié des Jordaniens sontPalestiniens.

« Je suis désolé.

— Ce n’est rien, c’est de ma faute, j’aurais dû vous répondreautrement », lança le banquier. « Après tout, chez moi c’estAmman. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Une nostalgie déplacée.

— Elle n’est pas déplacée », répondit Mazen.

Lui ne se permettait jamais ce genre de nostalgie. Son histoire,il n’avait nul besoin de la ressasser : il lui suffisait de ralentirdevant les camps palestiniens de Beyrouth pour la retrouver,figée et désespérante.

Le taxi s’arrêta à la Parade Platz, juste devant le siège de laSociété de Banques Suisses. Mazen était mandaté par un cabinetd’affaires de Bahreïn pour opérer un virement de quatre millionset demi de dollars sur un compte numéroté de la banque. Cen’était pas la première fois qu’il opérait de cette manière. Lesfaramineux pétrodollars avaient provoqué une multiplicationsans précédent des commissions, et le payement de celles-cinécessitait parfois des opérations occultes.

Accompagné d’un préposé qui possédait la seconde clé detous les coffres, Mazen se dirigea vers le sous-sol de la banqueet ouvrit le casier numéroté. Il en retira le dossier contenant lenuméro de compte de la société pour laquelle il devait opérerle virement, puis se dirigea vers les guichets. En attendant sontour, il prit les imprimés nécessaires, s’assit dans l’un desconfortables fauteuils du hall et s’apprêta à les remplir. Aumoment où il commençait à inscrire le numéro de la sociétéréceptrice du virement, il resta interdit. Ce numéro, il le

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connaissait. Il l’avait utilisé au début de l’année 1973, lors despréparatifs de la Guerre d’Octobre. Certains payements desachats d’armement opérés par l’armée égyptienne devaient àl’époque transiter par des comptes ouverts dans des banqueszurichoises, et le numéro qu’il avait entre les mains était l’und’eux. Il lui était impossible de se tromper car, pour éviter toutefuite, Chazli lui avait ordonné d’apprendre par cœur ces numéros.

Celui qu’il avait sous les yeux avait sa petite histoire : c’étaitcelui d’Intercal, un intermédiaire de l’entreprise soviétique quifabriquait les missiles Sam-7, mais aussi les batteries lance-roquettes légères, plus connues sous le nom de Katiouchkaqui, grâce à leur excellent rapport puissance/maniabilité, étaientl’arme de prédilection des groupes armés liés à l’OLP. Lacentrale palestinienne serait-elle à l’origine de cette opération? Mazen referma le dossier et réfléchit. Sa mission était trèssimple, mais un imprévu de taille avait surgi : il en savait plusque ses commanditaires sur la société Intercal. Or ce qu’il savaitétait d’une importance capitale, surtout si la Centrale palesti-nienne était à l’origine de l’opération.

Il quitta le siège de la SBS et rejoignit directement son hôtel.Après déjeuner, il partit faire un tour dans le joli petit bois quidomine le Dolder Grand Hôtel. Il escalada un petit talus ets’assit sur un banc d’où il pouvait admirer le lac de Zurich. Là,il songea à cette hasardeuse histoire de numéros qui l’avaitremis, de façon tout à fait fortuite, sur le chemin de la Résistance.Il pensa que seules des personnalités palestiniennes de premierplan pouvaient se trouver derrière cette transaction et il résolutde les rencontrer.

De retour à Beyrouth, il expédia un télex à Bahreïn en prétextantun problème juridique majeur qu’il ne pouvait résoudre qu’enrencontrant les commanditaires originels de cette transaction.

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Une demi-heure plus tard, la réponse de Bahreïn tomba surson téléscripteur :

« transmettez probleme juridique majeur par retour telex. »

Mazen s’assit devant l’appareil et tapota sur le clavier :

"question confidentielle, contact personnel necessaire."

Quelques minutes plus tard, le téléphone sonna. Il prit lecombiné et fut surpris d’entendre un inconnu lui lancer d’unton autoritaire mais cependant poli :

« Puis-je parler à Monsieur Mazen Noureddine ? »

Mazen sentit tout de suite qu’il s’agissait d’un appel relatifà son dernier télex, et cette rapidité de réaction confirmait sesprésomptions. Il répondit :

« C’est moi-même. »

Il y eut une petite hésitation puis la voix demanda :

« Vous avez demandé un contact direct ?

— Comment puis-je être certain que vous êtes bien moncommanditaire ?

— Notre dossier porte le n° 135189513. »

Mazen réfléchit un instant : le numéro de dossier du cabinetd’affaires bahreïni ne saurait être suffisant. Il pensa tout desuite au numéro du coffre de la Société de Banque Suisse. Seulle commanditaire originel pouvait le connaître.

« C’est en effet cela, répondit-il, mais pour plus de sûreté,pouvez-vous me donner le numéro du coffre de Zurich ? »

La réponse de son correspondant effaça tout doute quant àsa qualité.

« 14812.

— C’est parfait », constata Mazen.

« Bien », lança la voix avant d’ajouter : « maintenant, regardezjuste au-dessous de la fenêtre de votre bureau qui donne sur la

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place, vous verrez une automobile noire… Allez-y, regardez,j’attends votre confirmation. »

Mazen regarda et vit en effet une Mercedes noire garée entravers du trottoir. Il revint vers le combiné.

« En effet, elle y est.

— Rejoignez-la. »

Mazen prit sa veste et fut surpris, en ouvrant la porte ducabinet, de se trouver nez à nez avec trois hommes armés.Ceux-ci le saluèrent, le prièrent d’accepter une fouille puis l’und’eux le précéda dans les escaliers, tandis que les deux autresle suivaient. Ils traversèrent la rue et s’engouffrèrent dans levéhicule qui démarra aussitôt sur les chapeaux de roues, pritla rue Hamra, passa devant le Parlement puis devant l’hôtelCommodore. La voiture vira ensuite à gauche sur la route dela côte, et après une longue course, s’engagea sur une piste,puis s’immobilisa derrière un talus. Dès que Mazen en fut sorti,il remarqua une demi-douzaine d’hommes armés jusqu’auxdents regardant dans toutes les directions. L’un de ceux quil’avaient accompagné l’invita à avancer et, au bout d’unetrentaine de mètres, il remarqua une autre Mercedes noire dissi-mulée sous les pins. Le garde lui dit d’avancer vers le véhiculeet resta à l’écart. Mazen obéit, remarqua encore quelqueshommes dissimulés et arriva enfin à la hauteur de la berlineaux vitres opaques. Tout à coup, quelqu’un sortit par la portièredu conducteur et lui ouvrit la portière arrière. Mazen s’engouffradans le véhicule. La portière se referma.

Le jeune homme leva les yeux et se trouva nez à nez avecl’une des plus hautes personnalités de la Résistance palesti-nienne : Khalil Al Wazir, alias Abou Jihad, l’un des fondateursdu FATH et surtout, n°1 de la lutte armée contre Israël.

Ils étaient seuls dans la voiture, ce qui dénotait l’importancedu secret dans cette affaire. Mazen déclara avec respect :

« Abou Jihad, c’est un honneur pour moi.

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— Monsieur Noureddine, ce n’est pas par hasard que nousvous avons choisi pour nos démarches. Nous avons cependanttenu à les laisser secrètes, même pour vous ». Puis il ajoutaavec un léger sourire, pour détendre Mazen qui n’en revenaitpas : « Vous m’avez été recommandé par un ami très cher del’ancien état-major égyptien. Maintenant, déclara-t-il en effaçantson sourire, venons-en au fait : quel est le problème ? »

Mazen fut secoué par ce que venait de lui dévoiler AbouJihad. Ainsi, de son exil1, Saadedinne Chazli avait pensé à lui.Il contint son émotion et lâcha :

« Le problème est qu’Intercal, la société intermédiaire quevous utilisez pour l’achat des Katiouchka, est infiltrée.

— Qu’en savez-vous ? » lança Abou Jihad avec stupeur.

Mazen resta silencieux. Le vieux réflexe relatif aux infor-mations confidentielles, acquis auprès de Chazli, n’était pasmort. Il réfléchit un instant, et finit par se dire que cette hésitationmarquait son passage d’une bataille à une autre, mais pour unemême guerre. Il regarda Abou Jihad droit dans les yeux et dit:

« Cette société nous avait vendu 12 chargements de Sam-6.Les premiers étaient parfaits, mais dans les quatre derniers, lesystème de détection infrarouge2 avait été saboté. J’avais alorsfait une enquête et découvert le pot-aux-roses. Cependant, pourdes raisons stratégiques, nous n’avons pas dévoilé l’affaire etnous nous sommes bornés à indiquer à la société que ses charge-ments étaient défectueux. Ce qui explique d’ailleurs que cecompte soit toujours opérationnel »

Une lueur d’intérêt traversa les yeux d’Abou Jihad qui reprit,pour se donner le temps de réfléchir :

« Qu’en pensez-vous ? »

Mazen répondit immédiatement :

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« Premièrement, il faut garder le contact avec cette société,car un brusque revirement mettrait la puce à l’oreille desIsraéliens. Deuxièmement, trouvez un autre fournisseur plussûr. Il y a une demi douzaine d’usines de montage dans lespays de l’Est. Enfin, introduisez au sein des groupes armés unservice technique de vérification. »

Abou Jihad resta un instant silencieux puis avança :

« Monsieur Noureddine, pouvez-vous choisir pour nous unfournisseur plus sûr et nous assister pour mettre en place unservice technique de vérification ?

— Si je comprends bien, vous me demandez…

— De travailler avec nous. »

Mazen savait qu’au plus profond de lui, c’étaient les parolesqu’il attendait, il savait aussi qu’en quelque sorte, il les avaitprovoquées lui-même. Entrer en résistance sur la demanded’Abou Jihad n’était pas un mince honneur. Il répondit toutsimplement :

« Je suis votre homme. »

Abou Jihad serra chaleureusement la main de Mazen puislui demanda, avec un sourire complice :

« Comment appellerez-vous votre fils ? »

Mazen resta perplexe puis il comprit et répondit immédia-tement :

« Il s’appellera Seïf. »

— Que Dieu vous garde, Abou Seïf !

Dans les mois qui suivirent la rencontre de la Corniche,Mazen Noureddine, alias Abou Seïf, devint l’un des plus secretset des plus puissants collaborateurs d’Abou Jihad. Il adoptaune double vie parfaitement cloisonnée, poursuivant l’exercice

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de sa fonction d’avocat d’affaires et vivant parallèlement ladangereuse résistance à la nébuleuse israélienne.

Mazen mit sur pied un dédale de sociétés fictives pour assurerl’armement de la Résistance, puis établit un réseau de cachesd’armes.

Avec le temps, sa mission évolua. Il s’assura le concoursd’instructeurs militaires égyptiens pour contrôler les armes etinstruire les combattants. Son objectif, ordonné par Abou Jihad,devint le harcèlement continu contre Israël dans la zone fronta-lière avec le Liban. Des commandos porteurs d’équipementsde plus en plus sophistiqués opéraient des raids d’une efficacitétoujours croissante, entraînant l’armée juive à une mobilisationtotale de toutes ses ressources. Les bombardements de l’aviationisraélienne devinrent journaliers, mais sans parvenir à arrêterles résistants palestiniens, devenus maîtres dans les opérationsde commando.

Profitant de la guerre civile libanaise, l’État juif intervintdirectement aux côtés des milices chrétiennes. Dès lors, laguerre de l’ombre prit une plus grande ampleur : espionnage,assassinats, voitures piégées et opérations de commando deplus en plus ciblées devinrent le pain quotidien de la Résistanceet d’Israël.

Puis les événements se précipitèrent et le Liban tout entier,avec sa contribution au nationalisme arabe, sa renaissanceculturelle et son influence intellectuelle, s’effondra.

Les bombes, les dynamitages, les mitraillages, les enlève-ments et les massacres s’abattirent sur la ville. Ce ne furentpas seulement les groupuscules plus ou moins politiques et lesétats tiers qui déclenchèrent la dynamique terroriste, mais aussil’arrogance, l’irresponsabilité, la vulgarité, la vanité, l’alcool,la drogue, les prostituées nordiques et les barmaids anglaises,les night-clubs hantés par des américains assoiffés1 et desroitelets et princes d’Etats voisins, désireux d’assouvir leurs

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vices dans une atmosphère occidentale, mais suffisammentarabe pour s’y sentir à l’aise. Il y avait encore les hommes encomplets Cardin, les femmes en robes Dior et dessous trans-parents, les Cadillac, les Riva, les bijoux de chez Van Cleef &Arpels, le champagne et le caviar, le haschich, la cocaïne etl’héroïne, les somptueuses résidences des barons des pétro-dollars. C’est ainsi que la « Suisse du Moyen-Orient », «carrefour des civilisations » devint la poubelle du monde arabe.

Ceux qui venaient à Beyrouth pour forniquer, boire, se drogueret comploter, financèrent avec mépris les milices ennemies, etla cité levantine devint un champ de bataille, le charnier moraldu Moyen-Orient.

Jusqu’en janvier 1976, l’OLP évita de s’engager. Mais audébut de cette année-là, les forces maronites lancèrent unegrande offensive contre les camps. Dès lors, n’ayant plus lechoix, l’OLP se jeta de tout son poids et changea l’équilibredes forces. C’est alors que Damas intervint. Ses troupes entrèrentmassivement au Liban aux côtés des forces conservatrices etécrasèrent l’OLP et ses alliés.

Engagé contre les forces de Damas du côté de Saïda, Mazenet ses commandos réussirent à mettre en déroute une colonneblindée et à porter des coups importants à l’invasion syrienne.A Beyrouth, la multiplication des fronts, la coupure des voiesde ravitaillement et le blocus du port obligèrent les Palestinienset leurs alliés libanais à se disperser. Les camps furent alorsl’objet de sanglantes batailles, dont la plus longue et la plusimpitoyable fut celle de Tell Al Zaâtar, où les sommets del’horreur furent dépassés par l’incroyable brutalité des Phalanges.Le 12 août, jour de la chute de Tell Al Zaâtar, après le soixante-dixième assaut des Phalanges, Mazen arriva à la tête d’uncommando portant des uniformes et munis de papiers syriens

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pris dans la région de Saïda. Ayant l’intention de désorganiser,par le sabotage, le siège du camp, le commando, retardé pardes accrochages, arriva trop tard et assista, impuissant, à l’éva-cuation de 15000 Palestiniens à Beyrouth Ouest1. Ce soir-là,cheminant dans les ruelles du camp, Mazen renoua avec l’horreur,rencontrée si tôt dans sa vie. Les phalangistes ne s’étaient pasarrêtés au massacre, il fallait, par la mutilation, profaner la mortelle-même. Les images de Deïr Yassin se confondirent aveccelles de Tell Al Zaâtar, et Mazen sentit le poids de la malédiction.Tout à coup, au détour d’une rue, près du cadavre décharnéd’une jeune femme, Mazen entendit les mêmes gémissementsperçus quelque vingt-huit ans plus tôt sous le corps inerte desa mère. Il s’approcha de la jeune morte et découvrit, couchécontre son flanc froid un tout petit enfant. Mazen se penchaen avant et le prit, mais l’enfant resta inerte. Mazen avait saisison dernier souffle. Il reposa le petit mort aux côtés de sa mèreet repartit.

PREMIER MINISTERE

MOSSAD

LE DIRECTEUR

11 MARS 1977

CLASSIFICATION DU DOCUMENT : TOP SECRET

RAPPORT N°770320021

SOURCES :

ANTENNE N°14 DE BEYROUTH

BUREAU DE MOSCOU

BUREAU FRONTIÈRE NORD

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Les commandos palestiniens ont acquis au cours de cesderniers mois de nouvelles armes dont nous n’arrivons pas àdéterminer la source d’approvisionnement. Une nouvellemaîtrise des techniques militaires a été observée. Les dégatsinfligés à la fontière sont de plus en plus importants.

Selon nos sources, un homme est derrière cette évolution,Abou Seïf Cet homme serait Mazen Nouredine (cf rapport del’AMAN n°74012002). Prière d’opérer surveillance totale.Priorité absolue.

Dossier communiqué aux services suivants :

Bureau de Beyrouth

lakam, amman, paha, saifanim, shaback.

MOSSAD

BUREAU DE BEYROUTH

DOCUMENT TOP SECRET

SEPTEMBRE 1977

CLASSIFICATION DU DOCUMENT : TOP SECRET

RAPPORT N°770920022

SOURCES :

BEYROUTH ANTENNE N° 14

ANTENNE DE SAÏDA

Toutes nos tentatives d’approcher Abou Seïf sont restées sanssuite. Envoyez des renforts.

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DOSSIER COMMUNIQUÉ AU SERVICE CENTRAL

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Chapitre 8

« Je suis prêt à me rendre au bout du monde si cela peut éviterqu’un de mes soldats ou officiers ne soit blessé… »

Dans le taxi le transportant de l’aéroport d’Héliopolis aucentre du Caire, Mazen se redressa.

« Mettez la radio plus fort s’il vous plaît. »

« …et Israël s’étonnera en m’entendant affirmer que je suisprêt à me rendre à Jérusalem, à la Knesseth même, pour discuter»

Que veut dire Sadate ? s’agit-il d’une clause de style ou pense-t-il réellement se rendre en Israël ? Un terrible doute s’emparade Mazen. Pour quelle raison le Président ferait-il cette concessionaux Israéliens ?

Le taxi prit le pont Abou el Ala, vira sur l’avenue El Gezira,longea le Sporting Club, passa devant l’hôtel Marriot et deuxminutes plus tard, Mazen descendit devant la villa des Noureddinesituée sur l’avenue de la reine Chajaret el Durr. Il n’était jamaisresté si longtemps sans venir au Caire. Deux ans. Deux années

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de guerre. Le beau quartier de Zamalek le changea de Beyrouthdévasté.

« Mazen ! Quelle surprise »

Mazen se retourna et vit Ahmed Noureddine sur le perronde la villa. Il escalada les quelques marches qui le séparaientde son père adoptif et l’embrassa chaleureusement :

« Aïda va être folle de joie ! Aïda ! » cria Ahmed Noureddine,« devine qui est là ! »

Un cri de joie jaillit de la maison et un instant plus tard, Mazenétait dans les bras d’Aïda.

Une heure plus tard, tout le monde était à table. Aïda lança :

« Mazen, nous sommes inquiets, les nouvelles de Beyrouthnous brisent le cœur. Pourquoi ne reviens-tu pas t’installer auCaire ? »

Mazen resta un instant interdit, car il était précisément venupour leur annoncer le contraire. Aïda prit son silence pour unehésitation « tu nous manques tellement ! »

L’insistance d’Aïda l’émut. Il resta un moment songeur puisdit, avec un tremblement dans la voix : « En fait, je suis venupour vous demander de ne pas vous inquiéter si jamais vousrestiez longtemps sans nouvelles. »

Aïda blêmit. Elle demanda avec difficulté :

« Longtemps ?

— Oui. »

Elle n’osa pas demander ce que longtemps pouvait signifier.

« Pourquoi ?

— Pour notre sécurité à tous. »

Ahmed Noureddine comprit immédiatement de quoi ils’agissait.

Depuis son arrivée dans leur foyer, Mazen n’avait qu’uneidée en tête, et elle n’avait jamais changé. Ahmed avait tout

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tenté pour lui procurer un véritable substitut parental et lepousser vers des préoccupations plus naturelles pour son âge,mais l’enfant avait toujours été solitaire, pensif et studieuxjusqu’à l’excès. Était-ce le souvenir du massacre des siens quil’avait marqué et aurait enflammé son imaginaire ? AhmedNoureddine le pensait parfois. Selon lui, les rêves de l’enfants’étaient faits serments de revanche, et ses serments s’étaientmués en résolutions. Ahmed se remémora le jour où il lui avaitproposé de voir un psychiatre. C’était après la Guerre d’Octobre.Mazen était effondré. Il l’avait alors regardé avec curiosité etlui avait répondu « un psychiatre ? pour quoi faire ? » AhmedNoureddine avait dit : « Pour te guérir de ton abattement »Mazen avait répondu avec un sourire : « je connais mon remède». En somme, Ahmed Noureddine avait fini par comprendreque Mazen ne pouvait pas vivre autre chose que ce pourquoiil s’était lui-même fait.

« Je te comprends », déclara-t-il, « mais ne pourrais-tu pasau moins nous appeler ou nous envoyer un mot de temps entemps ? »

Mazen écarta immédiatement ces possibilités :

« Il vaudrait mieux éviter. » Il faillit s’expliquer, mais sadiscrétion prit le dessus. Depuis quelque temps, certains signesindiquaient que sa double vie n’était plus aussi cloisonnéequ’au début de son engagement dans la Résistance. En Égypte,quelques personnes savaient que l’avocat Mazen Noureddine,installé à Beyrouth, était un héros de la guerre d’Octobre etd’autres connaissaient son origine palestinienne. Un jour oul’autre, ses ennemis pourraient remonter la piste. Or l’impor-tance de sa mission au sein de la Résistance ne lui permettaitplus de prendre ce risque. Il fallait couper les ponts avec lepassé. Abou Seïf devait abandonner Mazen Noureddine.

« Quelles sont les nouvelles ? » demanda-t-il pour dédra-matiser l’ambiance.

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Aïda faillit intervenir, mais elle se souvint que depuis le toutdébut, elle s’était promis d’ignorer toute possessivité. La mortdans l’âme, elle se mordit les lèvres.

« Le traintrain », enchaîna son époux.

« N’avez-vous pas entendu les nouvelles ? » interrogea Mazenen pensant au discours du Président.

« Pas encore, dit Aïda, pourquoi ?

— Sadate compte aller à Jérusalem. »

Ahmed Noureddine faillit avaler de travers son morceau depigeon farci.

« Où as-tu entendu cela ?

— A la radio, tout à l’heure.

— C’est l’heure du flash », lança Ahmed en se précipitantvers le poste.

La radio ne mentionna pas ce point précis du discours deSadate et le lendemain, les journaux le passèrent sous silence.Ce n’est que le surlendemain1 que les médias, sur ordre deSadate, reprirent ces phrases qu’ils n’avaient pas jugé utile defaire figurer à la une la veille2, ce qui dénotait un fameuxdécalage entre les intentions du Président et tout le reste dupays3.

Le monde arabe dans son ensemble fut alors stupéfait.

Un jour plus tard, Menahem Begin annonçait qu’il « se feraitune joie d’accueillir, à Jérusalem, le Président égyptien ».L’affaire était lancée et il devint alors évident que Sadate étaitbien décidé à se rendre en Israël. Le 16 novembre il déclaraitqu’il s’y rendrait « sans condition » et qu’il s’agissait d’une «mission sainte ».

Trois jours plus tard, le Boeing 707 égyptien se posait àl’aéroport de Lod.

Chez les Noureddine, Mazen, avec une nervosité diffici-lement contenue, regardait le chef de l’État serrer les mains

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des chefs militaires et politiques d’Israël. La scène paraissaitirréelle. A la droite de Mazen, Aïda Noureddine, profondémentémue, pleurait à chaudes larmes. A sa gauche, son époux,abasourdi, fixait le poste. Le cortège officiel fit son entrée àJérusalem sous les acclamations de la foule.

Le lendemain, la famille Noureddine suivait dans les mêmesconditions la poursuite de la visite de Sadate qui, après le SaintSépulcre et le mémorial Yad Vachem, se rendit à la Knesseth.Tandis que le Président prononçait son allocution tant attendue,Mazen observait les visages des Israéliens, Ariel Sharon, GoldaMeïr, Moshé Dayan. La caméra s’arrêta un instant sur celui deMenehem Begin, l’ancien chef de l’Irgoun… Sadate poursuivitson discours et, après une longue entrée en matière, procéda àla reconnaissance de l’État d’Israël. Mazen sentit monter enlui un profond abattement. Lui qui avait connu les massacres,les guerres, les opérations de commando et les missions secrètes,se retrouvait démoralisé, épuisé comme il ne l’avait jamais été.

Alors que les accords de Camp David avaient mené à l’impasseprévue1, Israël accélérait sa colonisation et sa répression enCisjordanie et à Gaza, et multipliait ses actions au Liban. En1981, après la « crise des missiles » avec la Syrie, Israël lançaitle 7 juin un raid contre le centre nucléaire irakien de Tamouz.En Octobre, Sadate tombait sous les balles du commandoIstambouli et en décembre, l’État juif annexait le Golan.

PREMIER MINISTERE ISRAELIEN

CONSEIL NATIONAL DE SECURITE

DOCUMENT TOP SECRET

10 AVRIL 1982

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CLASSIFICATION DU DOCUMENT : TOP SECRET

RAPPORT N°8201001

RÉUNION SUR LA SITUATION AU LIBAN

À la lumière des rapports de nos services respectifs nousdéclarons que la situation stratégique au Liban est en passede menacer l’intégrité d’Israël. L’OLP a organisé des réseauxarmés hermétiques. Nos tentatives d’infiltration restent sanssuite. L’acheminement des armes lourdes est parfaitementorganisé et selon nos prévisions, dans quelques mois la situationdeviendra irréversible. Nous demandons l’intervention deTsahal.

SIGNÉ

LE DIRECTEUR DU MOSSAD

LE DIRECTEUR DU LAKAM

LE DIRECTEUR DE L’AMMAN

LE DIRECTEUR DU PAHA

LE DIRECTEUR DU SAIFANIM

LE DIRECTEUR DU SHABACK.

DOSSIER COMMUNIQUÉ AU PREMIER MINISTRE

En 1982, alors que les Palestiniens se trouvaient de plus enplus isolés dans un Liban lassé de la guerre, Israël préparait la

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destruction de l’OLP dont les troupes, basées au Sud-Liban,ne cessaient de le harceler.

Alors que Washington multipliait les déclarations sur le «danger syrien » résultant de l’étroite coopération militaire syro-soviétique, Israël recevait des Etats-Unis une quantité d’armesconsidérable. Pour attaquer, Israël avait besoin d’un prétexte.Début juin, l’ambassadeur israélien à Londres était blessé lorsd’un attentat revendiqué par Abou Nidhal. Israël en fit unprétexte, et c’est ainsi que le 6 juin était lancée l’invasion duLiban.

L’opération avait pour but officiel de s’assurer le contrôled’une bande de 40 kilomètres pour éviter le harcèlement de laRésistance, mais, fin juin1, les troupes israéliennes se retrou-vaient aux portes de Beyrouth. Alors commença le siège de lapartie occidentale de la capitale, où, tandis que les phalangistesguidaient les soldats hébreux, Palestiniens et Mouvementnational libanais combattaient côte à côte. Bombes au phosphore,bombes au napalm, bombes à fragmentation et bombes àimplosion, déversées sans répit sur l’ouest de la ville affaméeet assoiffée ne réussirent cependant pas à en venir à bout. Larésistance, acharnée, portait des coups terribles aux Israéliens2.En août, après une dernière vague de bombardement, un accordaméricano-libano-palestinien fut scellé et les miliciens de l’OLP,sous la protection d’un contingent international, quittèrentBeyrouth pour Tunis3.

Le 14 septembre, prenant prétexte de l’assassinat de BéchirGemayel, Israël lança ses forces contre Beyrouth-Ouest queles combattants palestiniens avaient quitté. Le mercredi 15,des tanks encerclèrent les camps de réfugiés palestiniens deSabra et Chatila. Le 16, les premiers obus commençèrent àtomber. Au sein des camps, un « conseil des sages » décidad’envoyer une délégation aux responsables militaires israé-liens pour leur expliquer qu’il n’y avait plus de combattants et

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qu’ils pouvaient venir vérifier eux-mêmes qu’il ne restait plusen majorité que des vieux, des femmes et des enfants. Ladélégation désignée partit vers le Q.G., on ne la revit plusjamais. Quelques heures plus tard, alors que les bombarde-ments redoublaient et que le général israélien Amos Yaronmettait au point, avec les chefs phalangistes4, à l’aide de photo-graphies aériennes, l’entrée dans les camps, une nouvelledélégation d’une cinquantaine de femmes et d’enfants portantdes drapeaux blancs se dirigea vers le Q.G. Eux non plus nerevinrent pas1. A 18h, des groupes de miliciens amenés parTsahal2 envahirent les camps. Armés de haches et de couteauxils entrèrent dans les maisons et abattirent sans discernementhommes, femmes et enfants. A 20 heures, alors que la nuit étaittombée et que des centaines de fusées éclairantes lancées parles hommes de Sharon illuminaient les camps, les francs-tireursabattaient tout ce qui bougeait. Le lendemain, le massacre sepoursuivit. Des familles entières furent exterminées, sansdistinction. Plusieurs familles libanaises étaient du nombre.Des femmes enceintes furent mutilées, le ventre ouvert et lefœtus arraché, des filles de moins de dix ans violées. Lesoccupants de certains abris contenant de cent à deux centspersonnes furent sauvagement exécutés et détroussés. Desbulldozers étaient déjà à l’œuvre : ils ramassèrent les corpspour les jeter dans des fosses communes préparées à cet effet,ou alors démolirent les constructions sur les corps pour lesensevelir sous les décombres. Alors que les rares Israéliensgênés par ce qu’ils voyaient, recevaient l’ordre formel de nepas intervenir, le gouvernement envoya le général Rafael Eytan.Celui-ci atterrit à Beyrouth à 15h30 et, après une réunion auQ.G. des phalanges, autorisa celles-ci à poursuivre leurs actionsjusqu’au samedi matin.

Entre temps, les tueurs surgissaient dans les hôpitaux et assas-sinaient des malades, un grand nombre du personnel et deshabitants qui s’y étaient réfugiés. A l’hôpital Akka, une infir-

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mière palestinienne fut violée à dix reprises puis mutilée. Tarddans la nuit, alors qu’un diplomate américain exigeait quel’armée israélienne remît ses positions dans Beyrouth-Ouestà l’armée libanaise, Sharon lui répondit : « l’entrée de Tsahalapporte la paix et la sécurité et empêche un massacre de lapopulation palestinienne dans la partie occidentale de la ville».

Samedi 18 septembre au matin, les miliciens entreprirent devider les camps de tous ceux qui y restaient encore. Aidés parles Israéliens, ils trièrent les prisonniers, entassèrent les hommesdans des camions3, éliminèrent les plus jeunes puis emmenèrentles autres dans le stade. A huit heures, les derniers phalangistesquittèrent Sabra et Chatila. Les journalistes et les photographesqui affluèrent alors dans les camps furent horrifiés. Ils filmèrentdes images de massacre, des monticules de cadavres gonflésqui sifflaient en grillant sous un soleil de plomb. Les traces demutilations, les membres déchiquetés, les lambeaux de corps,les scalps, les éborgnements témoignaient des sévices et torturesqui avaient accompagné le massacre. Une odeur insupportablesubmergeait les camps. Des femmes hagardes erraient parmiles cadavres, à la recherche d’un mari, d’un enfant, d’un parent.

Alors que les équipes de secouristes se mettaient au travail,Mazen, infiltré dans une équipe de la Croix-Rouge libanaise,sans attendre les civières, transportait un à un des cadavres et,avec précaution, les laissait glisser dans les fosses communes.Autour de lui la rage, le désespoir, la douleur, la folie, la foi etle blasphème s’entremêlaient et s’élevaient en une macabrelitanie.

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Chapitre 9

Mazen suivit le Libanais sur les ruines trois fois millénairesqui longent la plage de Tyr. Avant de plonger dans les entraillesdes ruines, Mazen s’arrêta un instant et contempla le crépusculesur la mer.

« C’est d’ici qu’est partie Elyssa pour fonder Carthage »,lança le Tyrien, fier de l’histoire de sa cité, avant de descendrevers les sous-sols.

« As-tu entendu parler d’Elyssa ? » demanda-t-il à Mazen.

« Surtout d’Hannibal », répondit Mazen qui, dans sa jeunesse,s’était passionné pour le précurseur des commandos et l’inventeurdes « blindés ».

Ils traversèrent plusieurs pièces minuscules, puis son accom-pagnateur s’arrêta. Devant lui s’élevait un pan de mur de pierresapparentes. Il se retourna et demanda à Mazen de l’aider àpousser. Le mur glissa sans difficulté : il était descellé et posésur des rails. Un corridor noir s’ouvrit devant eux. Le Libanaisprit une des deux torches accrochées, l’alluma et s’engageadans l’obscurité. Mazen le suivit. Ils traversèrent un dédale de

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couloirs. Au bout d’un quart d’heure, son guide s’arrêta denouveau et tapa cinq fois sur une haute porte de fer. La portes’ouvrit et l’homme s’effaça pour le laisser entrer. Mazenescalada trois marches et entra dans une pièce éclairée. Uneampoule électrique nue était posée sur des escaliers de pierre.Elle émettait une forte lumière crue. Ses yeux mirent du tempsà s’y habituer. Il devina quatre silhouettes. Les trois premièresétaient celles de combattants du MNL dont leur chef, Nizar.Ils s’avancèrent vers lui et le saluèrent chaleureusement. Mazen,alias Abou Seïf, avait acquis une solide réputation, presquelégendaire, car ceux qui l’approchaient étaient rares. La quatrièmesilhouette se détacha de derrière les hommes et se rapprochade lui. C’était celle d’une jeune femme. Elle était belle à couperle souffle. Elle lui tendit la main.

« Je suis très honorée, Abou Seïf.

— Merci », répondit-il sobrement.

Nizar remarqua sa réserve et intervint :

« Abou Seïf, il n’y a rien à craindre, c’est ma sœur. »

Mazen garda le silence. Il n’avait pas l’habitude de discuterde la guerre en présence de femmes.

Le Libanais lança : « Houda, va surveiller le périscope ! »

La jeune fille regarda Mazen avec dureté, et, sans le quitterdes yeux, lança vers son frère : « Adli est au périscope ». Elleresta un instant silencieuse et déclara, à l’adresse de Mazen :« Abou Seïf, je suis une combattante ».

Son frère enchaîna : « Houda nous a toujours été d’un grandsecours, c’est une informatrice de premier ordre. Demande luin’importe quoi, elle l’obtiendra. Elle sait manier les explosifset tirer au RPG »

Mazen l’observa un instant. Une longue chevelure noirecoulait sur son visage filtrant la flamme de ses yeux qui ledéfiaient.

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« C’est bon, lança-t-il, elle peut rester. Bien », ajouta-t-il ens’accroupissant devant une carte posée à même le sol, «maintenant allez-y, exposez-moi la situation. »

Les trois hommes lui rapportèrent les positions des Israéliensdans la ville de Tyr et lui présentèrent un plan détaillé de leursforces. Ensuite, ils discutèrent des opérations de guerre qu’ilspourraient mener contre l’occupant, et évaluèrent leurs besoinsen matériel lourd. Nizar savait que les Palestiniens possédaientdes caches d’armes dans les environs. Il savait aussi que seulMazen pouvait en disposer sans en référer à quiconque. Laseule condition était la pertinence des plans d’attaque.

Soudain une voix caverneuse se fit entendre, sortant d’untuyau en PVC hâtivement installé. C’était celle de l’hommeau périscope :

« Il y a une troupe ennemie qui s’approche des ruines. Éteignezles feux et gardez le silence. »

Nizar lança à l’adresse de Mazen :

« Ne bouge pas, nous allons vérifier ! » Il éteignit la lampe,prit une torche électrique et s’engagea dans les escaliers depierre, suivi de ses hommes.

Mazen écarquilla les yeux pour s’habituer à la pénombre.Au bout d’une minute, il parvint à deviner les lieux. Il aperçutHouda. Lorsqu’ils avaient abordé les questions militaires, ill’avait complètement oubliée. Il fixa sa silhouette. Assise entailleur, elle était immobile. Il essaya de percevoir sa respi-ration. Rien. Il se demanda si ce n’était pas une illusion quandsa voix s’éleva :

« Abou Seïf, j’ai passé des heures à observer le déploiementisraélien. A moins d’une offensive qui n’est pas à notre portée,nous ne pourrons leur infliger que des dégâts insignifiants, etencore, au prix de grosses pertes de notre côté. »

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Mazen resta silencieux. En écoutant les libanais, malgré leurenthousiasme, il avait abouti aux mêmes conclusions que lajeune fille. Avait-elle déduit cela toute seule ?

« Je suis sûre que tu le penses aussi », déclara-t-elle soudain.

Mazen resta songeur. Cette fille avait le don de deviner lespensées. Elle ajouta d’une voix tout à fait contenue : « Je saisce qu’il faut faire pour leur infliger des dégâts qu’ils n’oublierontjamais.

— La guerre est une affaire d’hommes, tu n’as rien à fairedans cette histoire ! » lança Mazen.

Il n’avait pas fini sa phrase que des rafales de mitrailletteéclatèrent. Elles étaient proches. Mazen se leva. Houda s’approchaet lui tendit une Kalachnikov. Mazen prit l’arme et demandaen désignant les marches :

« Où ça mène ?

— Aux ruines », répondit-elle en le devançant.

Quand ils débouchèrent sur les ruines, un feu nourri lesaccueillit. Des projecteurs montés sur des Jeeps de l’arméeisraélienne balayaient les murs, et les soldats, abrités derrièreleurs véhicules, tiraient et lançaient des grenades sur les combat-tants libanais disséminés dans les ruines. Mazen et Houdas’aplatirent sur le sol. Houda portait un RPG en bandoulière.

— Va là-bas », lança-t-elle en lui désignant le bout de l’alléedes remparts, « et vise les projecteurs.

— Leurs vitres sont blindées », répondit Mazen en regardantavec étonnement cette jeune fille qui lui donnait des ordres.

« Vas-y ! répéta-t-elle, tes balles sont en acier ! »

Mazen rampa jusqu’au coin de la bâtisse, régla son arme surle tir coup par coup et, à travers une brèche dans le mur, visaun projecteur. Ses balles traversèrent le verre blindé et firentéclater l’ampoule, provoquant ce que Houda attendait dessoldats israéliens : ils tournèrent leurs armes et tirèrent à feu

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nourri. Mazen se baissa et regarda du côté de Houda. Ce qu’ilvit alors avait quelque chose d’irréel. Elle était debout, complè-tement à découvert. Avec des gestes lents et sûrs, elle visalentement la Jeep et tira. L’explosion provoqua un épouvan-table fracas. Le temps que les soldats dissimulés derrière lesautres véhicules réalisent ce qui arrivait, Houda s’était accroupieet avait rechargé son RPG. Puis, devant les yeux d’un Mazenébahi, elle se redressa et fit sauter une autre Jeep. Les tirs israé-liens se firent moins fréquents. Mazen en profita pour récupérertrois grenades sur le corps inanimé d’un combattant libanaiset les lança une à une sur les Israéliens. Au bout de quelquessecondes, ceux-ci décidèrent de battre en retraite. Houda profitadu répit pour rejoindre Mazen :

« Viens, il faut partir d’ici. »

Il redescendirent les escaliers et reprirent les couloirs par oùMazen était arrivé. Dix minutes plus tard, ils étaient dehors.Après une longue course à travers champs, ils arrivèrent devantune petite maison, apparemment abandonnée.

« C’est ici notre lieu de ralliement », souffla Houda.

Ils entrèrent. Houda prit une bougie sur une étagère et l’alluma.Des matelas étaient alignés anarchiquement sur des nattes. Ilss’assirent et, le temps de reprendre leur souffle, deux combat-tants les rejoignirent. L’un d’entre eux s’approcha de Houdaet déclara, après une hésitation :

« Que Dieu te protège, Houda. Ton frère Nizar est mort »

Houda s’effondra en larmes. Un quart d’heure plus tôt, deboutsous le feu des Israéliens, elle avait pulvérisé deux de leursvéhicules et provoqué leur fuite, et voici qu’elle était en larmes.Mazen se rapprocha et lui présenta ses condoléances.

Houda leva vers lui un visage triste et le remercia, puis, seressaisissant, elle demanda aux hommes :

« Avez-vous récupéré son corps ? »

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Les deux combattants se regardèrent puis l’un d’entre euxavança :

« Les Israéliens tiennent les ruines. » On ne peut rien fairecette nuit.

« Laissez-moi seule » lança-t-elle, nerveuse. Les deux combat-tants sortirent, suivis de Mazen.

Deux heures plus tard, alors que les hommes du MNL s’étaientdispersés, Mazen, qui s’était procuré de la nourriture, rejoignitHouda. Il la trouva assise par terre, le regard absent. Il lui remitdu pain et des olives et déclara :

« Houda, il faut que tu ailles avertir les tiens.

— Je n’ai personne », répondit-elle dans un souffle.

— Tu as bien de la famille, des amis ?

— Non, ceux qui ne sont pas morts ont quitté le pays depuisdes années.

— Ton frère n’a pas laissé de femme ?

— Non.

— C’est où, chez toi ?

— Quand ils ont appris que mon frère avait pris les armes,ils ont détruit notre maison au bulldozer. Depuis quatre moisnous habitons dans des caches. Nous ne dormons jamais deuxjours de suite au même endroit » Elle avait parlé comme si sonfrère était toujours de ce monde, et cela la fit pleurer de nouveau.

Mazen attendit qu’elle séchât ses larmes et avança :

« De quoi vas-tu vivre à présent ? »

Elle attrapa son RPG et le souleva :

« De ça. »

Mazen resta longtemps silencieux, puis se leva et se dirigeavers la porte.

« Où vas-tu ?

— J’ai rendez-vous avec mes hommes. »

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Houda se leva à son tour.

« Tu étais venu à Tyr pour plusieurs jours. »

Sans répondre, Mazen posa sa main sur la poignée.

« Mais ! et ta mission ?

— Ma mission est terminée. Mon interlocuteur était Nizar.

— Et moi ! » déclara-t-elle tout naturellement.

Mazen ouvrit la porte. Houda se leva et d’un bond le rejoignit,le retint par le bras et lança avec vigueur :

« Je sais tout. Tout ce que mon frère savait. Le nombre desoldats ennemis, leurs armes, leurs positions, leurs réserves decarburant, leurs arsenaux, les noms de leurs officiers, j’ai descentaines de documents, de plans… »

Avec douceur, Mazen lui détacha la main et sortit. Houda lepoursuivit dehors et lança d’une voix parfaitement maîtrisée :

« Je sais comment pulvériser leur Quartier Général »

Mazen s’arrêta net. Il se retourna, hésita un instant puis dit :

« Tu parles sous l’influence de la douleur », et il reprit sonchemin. Houda lança alors :

« Il faut un véhicule de 10 tonnes et 2 tonnes de TNT. Je saisoù trouver un camion. Je sais aussi que tu as le TNT ».

Mazen s’arrêta.

« Comment le sais-tu ? »

Sans répondre, Houda rentra dans la maison. Mazen la rejoignit.Elle s’était étendue sur un matelas. Mazen s’approcha et s’assiten tailleur.

« Comment le sais-tu ?

— Je t’en parlerai demain », souffla-t-elle. Elle ferma lesyeux et s’endormit presque aussitôt.

Mazen observa cette étrange jeune fille, sûrement plus à l’aiseavec un RPG qu’avec une machine à coudre. Dans le sommeil,ses traits étaient relâchés et il put à loisir la regarder. Il était

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difficile de lui donner un âge, elle devait avoir entre dix-septet vingt-trois ans. Le plus bel âge pour une femme. Celui oùla plupart d’entre elles pensent au bonheur. Houda, elle, voulaitfaire sauter le Q.G. israélien de Tyr. Il la regarda encore etpensa aux femmes qu’il avait connues dans sa vie. Il resta unlong moment songeur, et soudain, il se rendit compte qu’aucuned’entre elles ne l’avait marqué comme l’avait fait Houda enquelques minutes.

Il s’étendit sur un matelas à côté d’elle et tenta de dormir àson tour, mais il se rendit compte qu’il en était incapable. Iltendit le bras vers les longs cheveux noirs de Houda et lescaressa. La jeune fille bougea dans son sommeil et, avec sonRPG, vint se blottir contre lui. Mazen descendit sa main et luicaressa le dos. Houda bougea imperceptiblement et tout à coup,Mazen sentit le gros canon du RPG couvrir son oreille. Il enlevaprestement sa main. Houda retira le canon. Il essaya une nouvellefois de trouver le sommeil. Mais la présence de la Libanaisele troublait. Il entendait sa respiration, sentait son parfum trèsléger et devinait ses formes dans la pénombre. Il était incapablede s’endormir, ni même de penser à autre chose qu’à cettejeune femme blottie contre lui. Au bout de quelques minutes,il s’en voulut d’en être resté là. Qu’est ce qui m’a pris de croireen sa folie ? songea-t-il. Faire sauter le Q.G. israélien !. Ils’éloigna doucement du corps de la belle Libanaise, mais, dansson sommeil, celle-ci le retint. Il céda et respira fortement.L’odeur de Houda le pénétra profondément, lui faisant battreviolemment le cœur. Il agrippa le RPG, l’envoya sur un autrematelas et attira la jeune femme contre lui. Celle-ci se réveillasubitement. Le temps de retrouver ses esprits, elle déclara : «Abou Seïf, qu’est-ce que tu fais ? » Sans dire mot, Mazenl’embrassa sur la nuque et remonta vers son visage. Houda seraidit et lui repoussa le visage : « Abou Seïf ! »

Le ton de la jeune femme le paralysa. Elle en profita pour lerepousser et déclara :

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« Abou Seïf, je ne veux pas de ça entre nous, en tout cas, pasmaintenant… ni de cette manière.

— Quand alors ? » lança Mazen.

« Quand on aura fait sauter le Q.G. »

Ils éclatèrent de rire en même temps, ce qui les détenditimmédiatement. Le rire de Houda était clair et pur. C’était celuid’une enfant. Il demanda :

« Quel âge as-tu ?

— Pourquoi veux-tu connaître mon âge ? » demanda-t-elleen allumant une bougie.

« Parce qu’il m’est très difficile de le deviner, tu as des attitudesde femme mais parfois, ta voix, tes gestes, sont ceux d’uneenfant.

Ces mots lui firent plaisir. Son visage s’éclaira.

« Je te dirai mon âge…

— Quand on aura fait sauter le Q.G. ?

— Oui ! » lança-t-elle en souriant, mais avec une étrangedétermination.

Mazen s’assit en tailleur et demanda :

« Tu veux te venger ?

— Pas seulement me venger. Je ne peux pas accepter l’idéede m’incliner. Tant que mon pays sera occupé, je combattrai.» Elle alluma une nouvelle bougie et demanda : « Et toi, AbouSeïf, pourquoi fais-tu la guerre ?

— Un peu pour les mêmes raisons que toi.

— As-tu quelqu’un en ce bas monde ?

— Que veux-tu dire ?

— As-tu de la famille, quelqu’un qui pense à toi ?

— J’ai quelqu’un, mais je ne crois pas qu’il pense à moi.

— Qui est-ce ? »

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Il resta silencieux. Une grande tristesse s’abattit sur lui. Houdabougea, alluma une nouvelle bougie, puis se mit à son tour entailleur.

« C’est une femme ?

— Non. »

Malgré les circonstances, la réponse parut lui plaire. Ellepoursuivit :

« Quelqu’un de ta famille ? »

Il resta silencieux.

« Tu ne veux pas parler ?

— Pas tout de suite.

— On aura beaucoup de choses à se dire après cette opération», conclut-elle avec une once d’ironie.

Le lendemain, Houda, au guidon d’une XT 500 Yamaha,conduisit Mazen dans une ferme au nord de Tyr. Deux paysansarmés de fusils de chasse ouvrirent devant la moto une largeporte de bois, et deux minutes plus tard, Houda s’arrêta devantune série de grandes meules de paille. Trois autres hommesarmés apparurent. Houda leur posa une série de questions puisdemanda à Mazen de la suivre. Elle s’arrêta devant la quatrièmemeule et commença à tirer une balle de paille de la meule. Laballe céda. Mazen remarqua que la meule était creuse. Houdase mit à genoux et y entra. Il la suivit. Une fois à l’intérieur,elle alluma une torche. Le faisceau lumineux se refléta sur leschromes d’une énorme calandre.

Durant cinq jours, Mazen et Houda préparèrent en grandsecret l’opération. Mazen fit parvenir jusqu’à la ferme les deux

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tonnes de TNT, que des artificiers intégrèrent dans l’armaturedu poids lourd. Pendant ce temps, un mécanicien se chargeade mettre en place le blocage de l’accélérateur et un électro-nicien réalisa la commande à distance de la mise à feu. Cependant,un système manuel avait été prévu pour pallier à une panneéventuelle du dispositif télécommandé. L’inconvénient étaitque ce système armait l’explosif pour qu’il explose au premierchoc. Or le bâtiment du Q.G. était abrité derrière un mur.

Le dernier soir, Mazen et Houda décidèrent de la date del’opération en tenant compte des observations effectuées pardes informateurs. Ils réunirent un commando de soixantehommes et, à l’aide de photographies, établirent le plan del’attaque en organisant une triple diversion. Anticipant tous lesmouvements et réactions possibles de l’ennemi, Mazen établittrois plans de recours. Rien n’était laissé au hasard. Houdacomprit pourquoi Abou Seïf était auréolé d’une solide réputationde guerrier.

Lorsque tout fut parfaitement assimilé et les rôles attribués,Houda proposa à Mazen une promenade. Elle enfourcha samoto et le conduisit au sommet d’une colline qui domine toutela région. La nuit était bien noire, et la visibilité parfaite.

Mazen désigna les lumières d’une ville et demanda :

« C’est quelle ville ?

— Tyr », répondit-elle, puis elle ajouta : « voici Sarafand,puis Saïda. Au delà, il y a Beyrouth. Et voilà Al Ghaziya, AlDuwaïr, Jwayya, Qana… »

Sans comprendre pourquoi, Mazen était profondément ému.Houda nomma encore des villes et des villages puis ajouta :

« Ils peuvent arracher tous les arbres, couvrir la terre de sel,araser les montagnes. Il se trouvera toujours quelqu’un poursurgir du néant et défendre notre terre. » Elle se tourna versMazen et vit les lumières des villes se refléter dans ses yeux.Elle lui prit les épaules et le secoua :

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« Ne sois pas triste Mazen. Regarde ! » Elle désigna d’autrespoints lumineux, vers le Sud et lança, d’une voix qui l’émutjusqu’au plus profond de son âme : « voilà les lumières deNahariyya, et derrière, c’est Haïfa, c’est la Palestine ! Et audelà des montagnes, il y a Safad, Nazareth, Janine, Naplouse,puis Jérusalem. Ton pays, Mazen. Il est là. Devant toi ! Regardecomme c’est beau ! »

Mazen contempla les lumières de Palestine. Une joie immensel’envahit.

« N’es-tu jamais retourné là-bas ? » demanda-t-elle.

« Non.

— Tu repartiras chez toi, Mazen. Tu iras prier sur les tombesde tes ancêtres.

— Dieu t’entende, Houda. Mais les tombes de mes ancêtresont été recouvertes d’asphalte.

— Nos cœurs, ils ne pourront jamais les couvrir d’asphalte !»

Le Magirus Deutz traversa la campagne libanaise par dessentiers comportant plusieurs caches que les combattants avaientprévues au cas où des mouvements de l’ennemi les auraientsurpris et auraient risqué de compromettre l’opération. Unecinquantaine d’éclaireurs protégeaient le trajet du poids lourdjusqu’à l’ultime cache : un garage qui se situait à quelquescentaines de mètres du quartier général israélien.

Mazen essaya les commandes de téléguidage du camion puis,après avoir reçu les derniers rapports des informateurs, lançal’opération.

Trois attaques opérées à une minute d’intervalle occupèrentles soldats israéliens enfouis derrière des sacs de sable proté-geant leur Q.G.

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Page 187: LES ETOILES DE LA COLERE

Lorsque le chemin préconisé pour l’attaque au camion piégéfut dégarni, Mazen sortit le Magirus de sa cache. Il devait leconduire jusqu’aux cinquante derniers mètres avant le bâtiment,bloquer l’accélérateur et sauter. L’engin, peint aux couleursisraéliennes, devait pulvériser un mur avant d’exploser surcelui du bâtiment. La mise à feu du TNT serait commandée àdistance par le même Mazen, qui avait prévu deux voiturespour le couvrir à son éjection du camion.

Mazen fit rugir les cent chevaux du poids lourd puis passala première. Le camion s’ébranla et sortit du garage. A cemoment-là, la portière s’ouvrit et Houda se hissa sur la banquette.

« Descends ! » ordonna Mazen qui avait déjà lâché l’embrayage.

Houda sourit sans répondre. Elle savait qu’elle avait choisile meilleur moment car Mazen, à découvert, ne pouvait arrêterl’engin. Celui-ci commença à prendre de la vitesse. Mazenposa la télécommande bien en évidence devant le pare-briseet accéléra à fond vers les sacs de sable défendant le bâtiment.Ils étaient à quelque deux cents mètres. De ce côté, la défenseétait assez faible, le maquillage du camion fit son effet, et lessoldats qui n’avaient pas été déplacés pour faire front auxattaques, ne réagirent que mollement. Mais tout à coup l’und’entre eux sortit de derrière les sacs et commença à tirer. Sescompagnons firent de même. Les hommes dissimulés dans lesdeux voitures postées en avant par Mazen ouvrirent eux aussile feu.

Un bruit sec et le pare-brise du camion vola en éclats. Mazenet Houda baissèrent la tête. Le moment de sauter était proche.Mazen remarqua sur le plancher du camion un morceau deplastique d’où dépassaient des fils et un circuit intégré. En unefraction de seconde, il réalisa que c’étaient des morceaux dela télécommande. Il se redressa et découvrit le reste. Elle étaitcomplètement hors d’usage. Houda le réalisa en même tempsque lui. Mazen la regarda et cria :

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« C’est fichu ! » Puis, arrivé à une vingtaine de mètres desvoitures, il lança :

« On saute juste avant !

— Oui », répondit Houda.

Mazen arma la commande manuelle. Le camion exploseraau premier mur. L’effet sera beaucoup plus faible, mais c’étaitmieux que rien. Il ouvrit la portière et dit :

« Maintenant ! » et il plongea en jetant un dernier coup d’œildu côté de Houda.

Il réalisa une fraction de seconde trop tard que Houda étaiten train de prendre sa place au volant.

Mazen roula par terre puis se redressa et se dissimula derrièreles deux voitures de ses hommes. Il vit alors le camion passerentre les sacs de sable puis écrabouiller le premier mur sanssauter. Houda avait donc enlevé la commande manuelle. Lecamion poursuivit sa course folle et tout à coup, dans un fracasapocalyptique, il explosa contre le mur du Q.G., le réduisanten poussière.

Houda venait d’acquérir son étoile. L’une des plus brillantesdu ciel de Mazen.

Flanquée de deux voitures d’escorte, la berline noire sortiten trombe de la porte Nord de l’aéroport de Tunis-Carthage etdéboucha sur l’autoroute périphérique — la fameuse RouteX—. Trois minutes plus tard, elle s’engagea dans l’avenueJugurtha, vira à gauche vers Mutuelleville puis à droite versla rue du 1er Juin. Enfin, les deux voitures d’escorte s’arrê-tèrent, une énorme porte de fer s’ouvrit et la berline entra dansle jardin d’une des nombreuses villas mises à la diposition del’OLP par l’Etat tunisien. Mazen descendit de la voiture et sedirigea vers un petit pavillon isolé au fond du jardin.

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C’est Abou Jihad lui-même qui lui ouvrit la porte. Il lui serrachaleureusement la main et le précéda vers une table située aucentre de la pièce. Une carte du Liban la couvrait. Il invitaMazen à s’asseoir et déclara :

« Nous avons perdu des milliers d’hommes, nous avons étéobligés d’abandonner la part la plus importante de nos moyensmilitaires et notre appareil étatique est complètement démantelé.

— Vous oubliez l’essentiel », intervint Mazen, « j’ai fait plusde 2000km pour répondre à votre convocation… Coordonnerla résistance dans ces conditions est impossible. Nous n’avonsplus de base autonome ! Nos moyens sont désormais disperséssur une dizaine de pays. »

Mazen, qui avait eu le plus grand mal à quitter la plaine dela Bekâa où ses hommes continuaient à harceler les 100 000soldats de l’armée israélienne, se redressa sur son siège :

« Le plus grand danger est notre éloignement des massespalestiniennes. A long terme, nous perdrons le fruit de plusieursannées de travail.

— Abou Amar, Abou Iyad et moi-même sommes arrivés hierà la même constatation.

— Et qu’avez-vous décidé ? »

Abou Jihad respira profondément et dit :

« Depuis la fondation de Fath, nous avons tissé un réseau derenseignements et d’action qui couvre toute la Palestine ».

Mazen regarda Abou Jihad avec étonnement. Depuis qu’ilétait au service du N°1 de la lutte armée, il avait eu affaireplusieurs fois à des informateurs installés dans les TerritoiresOccupés et en Israël. Mais il avait toujours pensé qu’il s’agissaitd’individus isolés ou, dans le meilleur des cas, de micro réseaux.Mais le plus étonnant était qu’Abou Jihad lui dévoilât le secret.Avec le temps, Mazen avait appris à connaître le chef militairepalestinien. Celui-ci ne donnait jamais un renseignement sans

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raison, or celui-là était bien le plus précieux jamais dévoilé.Mazen se demanda où Abou Jihad voulait en venir. Celui-cipoursuivit :

« Ce réseau compte 800 militants actifs, et des milliers d’infor-mateurs. Israël s’en est toujours douté et tente toujours de ledémanteler, mais son cloisonnement le rend invulnérable. »Mazen se garda de poser des questions. Abou Jihad ne disaitjamais rien de plus que ce qu’il avait décidé de dire. « A sa têtese trouve un commandement de 16 hommes. Chacun d’entreeux est au sommet d’une pyramide de cinquante hommes. Jesuis l’unique vis à vis de ces 16 hommes. Nous avons descentaines de boîtes aux lettres et je communique avec un codedifférent pour chacun d’entre eux. » Abou Jihad resta un instantsilencieux puis poursuivit : « Ces précautions, auxquelless’ajoute désormais la distance, ne me donnent plus les moyensd’agir efficacement dans le sens de la décision que nous avonsprise hier soir ».

Mazen se demanda une nouvelle fois quelle était cette décision,prise la veille au plus haut niveau.

Abou Jihad remplit deux verres de jus d’orange, en remit unà Mazen, sirota doucement le sien puis déclara : « Israël a voulunous exclure des pays limitrophes, et bien, nous allons désormaisintensifier notre action intérieure.

— Et de quelle manière ? » demanda Mazen.

« Ça, Abou Seïf, c’est désormais ton problème… En grandepartie », ajouta-t-il.

Dans les mois qui suivirent l’entretien de Tunis, Mazen selança dans l’aventure la plus périlleuse de sa vie : la gestion etla réorganisation, en Israël même, des réseaux de renseigne-ments et d’action patiemment tissés depuis des années par

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Abou Jihad. Mazen, alias Abou Seïf, utilisant plusieurs identités,entra plusieurs fois en Israël et dans les territoire occupés, etmit sur pied des organes bâtis sur le principe des cellulescloisonnées, les uns chargés de la fabrication de faux (cartes,papiers, monnaie), d’autres de l’acheminement des armes,d’autres encore spécialisés dans les communications (décryptage,écoutes…) ou dans les opérations de guerre. Grâce à la présenced’espions, tout ce qui pouvait concerner les ministères, lesservices de sécurité, les aéroports, les bases militaires et toutautre lieu stratégique était minutieusement noté et rapporté.Mais le travail le plus rentable au niveau de l’information étaitcelui qui concernait l’information publique. Les dépêchesd’agences, les communiqués des chancelleries, des présidences,des ministères, des assemblées et diverses commissions publiques,la presse spécialisée, les livres d’anciens responsables, lesprocès et tout ce qui pouvait concerner la vie publique etpolitique d’Israël était minutieusement rapporté et classé. Tousles noms cités faisaient l’objet d’une mise en banque de donnéeset petit à petit, l’utilisation pertinente de toutes ces informa-tions, qui représentaient quelques milliers de pages par semaine,allait clarifier la toile de fond stratégique et aider à prévoirl’essentiel des décisions importantes. Chaque fois qu’un problèmed’interprétation se présentait, le service action était sollicitépar Mazen, et il suffisait alors de très peu de choses pourconfirmer un fait ou une donnée. Quant au niveau policier etmilitaire, la même organisation développée par Mazen permettaitde connaître avec précision la présence de tel nombre d’avions,d’hélicoptères, de navires, de chars etc.… sur l’ensemble desbases militaires du pays. Les taupes placées par Mazen autourdes bases militaires ou dans les aéroports civils savaient, avecune marge d’erreur réduite, déterminer le chargement d’unavion, selon les mouvements qui précèdent ou succèdent sonarrivée.

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En quelques années, et en dépit d’une traque de plus en plusassidue des services secrets israéliens mis en alerte par diverssignaux, le réseau prospéra et devint l’une des cibles priori-taires de l’État hébreux.

PREMIER MINISTERE

MOSSAD

LE DIRECTEUR

DÉCEMBRE 1983

CLASSIFICATION DU DOCUMENT : TOP SECRET

RAPPORT N°770320022

Toutes les recherches effectuées pour trouver la trace d’AbouSeïf sont restées infructueuses. Nos recherches ont mêmedébouché sur une situation particulière : Mazen Nouredinealias Abou Seïf n’est inscrit dans aucun registre de naissanced’Egypte. Ses papiers d’identité utilisés aux frontières sonttous des faux qui ont pour origine l’armée égyptienne. Quatreannées de surveillance de l’ancien domicile du capitaineNouredine n’ont rien donné.

Malgré la destruction des structures palestiniennes, unegrande parties des armes de l’OLP n’a pas été retrouvée. Onestime que ces armes ont été dissimulées dans des caches.Suspect n°1 Abou Seïf.

Selon certains signes, l’attentat contre notre Q.G. de Tyraurait été réalisé par Abou Seïf.

Abou Seïf devient un personnage mythique dans la résis-tance palestinienne. Nous demandons à tous les services d’inten-

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sifier leurs recherches. Nous allons communiquer le dossier «Abou Seïf » aux pays amis.

DOSSIER COMMUNIQUÉ À TOUS LES SERVICES INTÉRIEURS ET À

TOUS LES SERVICES DES PAYS « AMIS »

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Chapitre 10

C’est par un froid après-midi de décembre que Léda et Stevese préparèrent à s’unir devant le prêtre de la St AugustineCatholic church de Washington.

Deux cent cinquante personnes furent conviées à la cérémoniereligieuse et à la réception qui allait suivre au National Arboretum.La majorité des invités était constituée des amis et collèguesde travail des mariés. Quant à la famille, peu représentée ducôté des Windley, elle était très importante du côté des Iversen.

La famille Windley avec à sa tête Steve, très élégant dans uncostume gris-vert, puis Arthur Windley, en complet vestonblanc et Eva, radieuse dans une toilette abricot, arriva à l’églisequelques minutes avant les Iversen.

Arthur Windley regarda avec émotion le fronton de l’église,serra plus fort la main de sa femme et repensa à cet après-midiestival où Steve leur avait présenté Léda. Elle leur avait toutde suite plu et, par les rires et la joie qu’elle provoquait autourd’elle, avait fini par les conquérir. Léda avait arbitré bien desbatailles de la guerre perpétuelle qui opposait les plantes vertes

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d’Eva et les aigles d’Arthur. Elle était même arrivée à récon-cilier les belligérants : dans un premier temps, elle avait proposéà Eva d’appliquer une verrière sur la terrasse annexe au salon,après quoi elle lui avait conseillé d’y placer ses plantes « pourqu’elles jouissent de toute la lumière nécessaire ». Parallèlement,pour occuper Arthur et mieux sceller le traité de paix, elle luiconseilla de réunir dans une seule pièce bureau, bibliothèqueet aigles pour qu’il puisse « rassembler et raffermir ses passions». C’est ainsi que le salon se trouva débarrassé à la fois desplantes et des aigles. Léda en profita alors pour leur proposer,sur catalogue et de façon séparée, de nouveaux meubles. Ellesut accorder leurs goûts et c’est ainsi que le vieux coupleretrouva, pour quelque temps, la douce sérénité d’un toutnouveau salon pour deux.

Les Iversen arrivèrent avec un concert de klaxons dans unesuperbe limousine blanche bariolée de rubans jaune vif. Lesparents de Léda descendirent les premiers puis sa mère s’attacha,avec mille soins, à aider sa fille à sortir sans froisser sa traîne.

« Doucement Léda… attention ! le voile… aïe ! doucement…voilà… »

Léda, qui bougeait dans tous les sens pour apercevoir Steve,s’exclama :

« Laisse-moi descendre, j’étouffe ! »

Steve arriva, salua Monsieur Iversen et demanda à sa futurebelle mère :

« Puis-je embrasser ma femme ? »

Mme Iversen répliqua simplement :

« Non.

— Chéri, viens ! » supplia Léda, exaspérée par la progressionminutée imposée par sa mère qui lança :

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« Un peu de respect devant la maison de Dieu ! bande dehippies, pas d’embrassades avant que le prêtre ne scelle votreunion ! »

Alors que les demoiselles d’honneur s’occupaient de libérerla traîne de Léda, Mme Iversen se tourna vers son gendre etdéclara, pathétique :

« Steve, ma fille te donnerait ses yeux si tu le lui demandais…» puis elle ajouta avec assurance : « Oui, il faut que tu sachesque sous des dehors libérés, Léda est très pudique et sensible.Tu sais », ajouta-t-elle, cédant à sa passion de la mythologie,« je voulais lui donner pour prénom Némésis… tu sais qui estNémésis ? »

Steve qui avait entendu cinquante fois la même histoire feignitde connaître depuis toujours la réponse.

« Ne serait-ce pas cette déesse de la vengeance divine quipunit les hommes qui veulent échapper à leur destin ?

— Chenapan ! je te l’avais raconté ! Oh ces jeunes ! » seplaignit-elle, « aucun respect du sacré ! »

Steve regarda Léda assise dans la limousine et ne sut oùdonner des yeux : la robe, courte, généreusement fendue etentièrement brodée brillait de mille feux. Léda sortit enfin dela voiture et lança à Steve un rapide regard qui le laissa pantois: plus vif qu’un baiser, plus chaleureux qu’une étreinte. Unmissile d’amour. Puis elle prit le bras de son père et avançavers l’église, suivie de Steve et de sa mère. Arthur et MmeIversen formaient le troisième couple.

A leur entrée dans l’église, un respectueux silence se fit, àl’exception de Mme Iversen que Zeus lui-même n’aurait pufaire taire. Mais pour tous les autres, les plaisanteries laissèrentplace à l’émotion.

Le prêtre, vieil ami des Iversen, célébra une longue et bellemesse nuptiale. Le visage de Léda, très expressif, laissait tout

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transparaître. Ses traits se relâchaient quand le prêtre parlaitd’amour, ils se tendaient quand il parlait des devoirs. Vint enfinle moment de la cérémonie proprement dite. Léda dit « oui »avec une intonation dont la gravité étonna Steve. Il le prononçaà son tour, ensuite ils échangèrent les alliances et s’embras-sèrent, tendrement, et trop longuement au goût de Mme Iversen.

Puis les invités s’approchèrent et les félicitations, les compli-ments et les amabilités ponctuées ça et là de quelques boutades,se succédèrent à un rythme rapide. Steve commençait à ne plusdiscerner les formules et à y répondre de façon automatiquequand une dame d’un certain âge se présenta devant lui, leregarda intensément puis l’embrassa vivement en lui soufflantà l’oreille : « Tu n’es pas celui que tu crois être. Retrouve-toi». Entre deux félicitations, Steve ne prêta pas attention auxparoles de la dame. Mais quelque chose le troubla. Du plusprofond de lui-même, il avait la conviction d’avoir déjà vucette dame. Il avait envie de lui demander de répéter, mais leflot ininterrompu des invités l’avait déjà éloignée. Il la suivitun instant du regard mais comme il détournait un instant la têtepour saluer un ami, elle disparut. Il se hissa sur la pointe despieds pour tenter de la retrouver dans la foule, mais les solli-citations incessantes des amis détournèrent une nouvelle foisson attention. Léda l’effleura de son bras et lui demanda quiil cherchait. Il se pencha :

« C’est juste quelqu’un dont j’essaye de me souvenir… »

La réception, organisée au Jardin des plantes, eut lieu entreOld Roses et Morrison Azaléa Garden, au National CapitolColumns, et dura jusqu’à 21 heures. Ensuite, la famille et lesproches s’en furent dîner et danser à Langston Park où la soiréese prolongea jusqu’à une heure avancée de la nuit.

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Le lendemain, Léda réveilla Steve en musique. Elle prit soinde choisir l’un des morceaux préférés de son époux et del’accompagner d’un petit déjeuner amoureusement servi surun plateau fleuri. Le concert de Mozart réveilla Steve qui eutun sourire admiratif à la vue du plateau-coussinet posé à sescôtés.

« Mozart, les fleurs et le petit déjeuner ! lança-t-il avecadmiration.

— Mozart, les fleurs, le petit déjeuner… et c’est tout ? ingrat! Ce n’est pas parce que nous sommes mari et femme que tu…» Elle s’arrêta soudain et répéta, émerveillée : « Mari et femme,comme c’est beau ! ». Puis elle essaya à haute voix et trèssérieusement : « Madame Windley ! Léda Windley… » répéta-t-elle avant de se reprendre : « je disais ? oui… ce n’est pasparce que nous sommes époux que tu vas me croire acquise etcesser de me conquérir ! le menaça-t-elle en souriant.

— Je le ferai jusqu’à ce que la mort nous sépare, chérie…

— Et si je meurs ? tu diras ces mots à une autre ?

— Ne dis pas de bêtises…

— Je suis sérieuse, si je meurs et que tu en aimes une autre…et bien… j’en mourrais. »

Il éclata de rire, la prit tendrement dans ses bras, la serra etmurmura :

« Léda, avec tout ce monde, je n’ai rien pu te dire hier…

— Oui, c’est la même chose pour moi, j’avais l’impressionqu’on te volait à moi. »

Il l’embrassa et continua :

« Je voulais te dire des choses toutes simples : que je suisheureux, que non seulement je t’aime, mais que je t’appréciedans tout, j’aime tes pensées, tes rêves, ta douceur… mêmetes bêtises », plaisanta-t-il, « tout, tout ce qui émane de toi mefait du bien et puis, il y a autre chose… » Elle le regarda d’un

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air interrogateur. Il poursuivit, difficilement : « écoute, c’estune sensation bizarre mais délicieuse, je l’ai depuis le premierjour et plus jamais elle ne m’a quitté ». Il la regarda le plussérieusement du monde et lança, en ramenant ses mains verssa poitrine : « tu es là ! » Léda sourit, et Steve poursuivit :« chérie, ce n’est pas une formule, tu es vraiment là ! Quandje suis triste, je t’entends me réconforter, quand je peine, tum’encourages, quand je me crois seul, tu me surprends. Quandje ne comprends pas, tu m’expliques ! Quand j’ai une mauvaisepensée, tu l’effaces. Tu vois, avec toi, tout ce qui était gênant,lourd, malaisé, douloureux, est devenu simple, clair et beau.Tu es entrée dans ma vie comme un… comme un … attends! tu te rappelles dans les petites classes, ces quelques gouttesque les professeurs de chimie nous faisaient mettre dans desfioles remplies d’une eau qui tout à coup devenait rose ou bleue! On n’y comprenait rien, mais c’était beau et surprenant. Ehbien toi, c’est ainsi depuis le premier instant !

— Chéri, ce que tu dis est tout bête… et complètement boule-versant ! moi je voulais te dire que tu es quelqu’un de bien, debon et de valeureux, et que je veux plein d’enfants… pour quetu ne puisses jamais me manquer.

— Alors commençons tout de suite !

— Chéri, ton petit déjeuner va refroidir… et notre avion partdans deux heures… »

Deux semaines après le mariage, de retour de leur voyagede noces au Mexique, Léda et Steve retrouvèrent avec plaisirleur foyer. Steve eut la bonne surprise de trouver dans la boîteaux lettres les photographies de la cérémonie, de la réceptionet du dîner. Il appela Léda qui arriva en trombe et ils regar-dèrent les clichés en riant de leurs airs. Tout à coup, Steve futsurpris par son expression sur l’une des photographies. Il s’inter-

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rogea sur ce qui avait bien pu le remuer de la sorte lorsqu’ilreconnut, de dos, la silhouette de l’étrange dame. Un anglerestreint de son visage apparaissait, mais il était suffisant pourque Steve se remémore l’intensité de son regard. Il se souvenaitégalement de l’avoir entendue dire quelque chose, mais iln’arrivait pas à se rappeler la moindre parole. Il savait cependantque les mots qu’elle avait prononcés n’avaient rien à voir avecson mariage. Il resta un long moment pensif devant le cliché.Léda remarqua sa perplexité.

« Steve ? »

Il ne l’entendit pas.

« Steve ?

— Oui ?… Ah ! Ne fais pas attention, chérie, ce n’est qu’unepetite absence.

— Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-elle en prenant la photographiedes mains de Steve. « Qu’est ce qui te perturbe ainsi ? » Elleobserva le cliché. « Qu’est-ce que cette tête que tu tires ?

— Je t’en avais parlé pendant la cérémonie, à l’église. C’estcette dame. Elle était venue nous féliciter et son regard était sipénétrant que j’ai eu la sensation de la connaître. Et pourtant,j’ai beau réfléchir, je ne vois pas qui c’est.

— Peut être quelqu’un de ta famille ?

— Ma famille est très restreinte.

— Nous avons toujours des parents éloignés !

— Ce n’est pas une parente ! J’ai demandé à maman si j’avaisune vieille tante ou une cousine éloignée qui était venue àl’église. Elle m’a regardé curieusement en me rappelant qu’elleétait fille unique et que mon père n’avait qu’une sœur qui nem’avait jamais vu.

— Peut-être est-ce une parente au second degré ?

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— Mes parents ont perdu de vue leurs cousins depuis desdécennies. N’oublie pas qu’ils étaient diplomates et originairesde l’Oklahoma, alors tu comprends…

— Alors c’était une pauvre femme ! Il y a beaucoup de gensqui regardent la publication des bans et assistent aux mariages.Ce sont des solitaires en mal de rencontres, de contacts et quihantent les cérémonies.

— Non », lança-t-il en lui désignant la dame sur la photo, «regarde sa stature, ses habits, sa distinction, ses traits, il ne peuts’agir d’une égarée !

— Mm », murmura-t-elle, peu convaincue.

« En tout cas, je me souviens bien de sa tête, elle n’avait riend’une solitaire en crise.

— Steve, il y a au moins une cinquantaine de dames qui t’ontfélicité, pourquoi te fixes-tu sur celle-là ?

— Je ne me fixe pas, je te dis simplement que son expressionet ce qu’elle m’a dit m’ont troublé.

— Qu’est ce qu’elle t’a dit ?

— Justement, je ne me le rappelle pas. Regarde, dit-il, je n’aipas l’expression de quelqu’un qui vient d’être congratulé !

— Ça, je te l’accorde, on dirait que tu viens de recevoir unchoc électrique. Laisse tomber, Steve, nous montrerons la photoà nos parents, ils la reconnaîtront peut-être ?

— Peut-être », dit-il sans grande conviction.

« Viens, il nous faut ranger nos affaires. »

Ce soir-là, épuisés par le voyage, ils s’endormirent très tôt.Cependant, au milieu de la nuit, Steve s’éveilla en sursaut, latête pleine d’images. Il ne parvint pas à retrouver le sommeil.Il finit par prendre un magazine et aller le feuilleter dans le

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salon. Quelques minutes plus tard, Léda le rejoignit, se mit àgenoux devant lui et commença à l’embrasser.

« Chéri, tu peux rester lire dans la chambre, tu ne me dérangespas… » souffla-t-elle.

« C’est vrai ?

— Oui, il n’y a que ton absence qui me dérange.

— Merci, chérie.

— Qu’est ce qui t’a réveillé ?

— Ce n’est rien, juste un rêve.

— Viens, chéri, retournons au lit, tu me le raconteras, ça nousfera dormir. »

Elle releva Steve et ils retournèrent dans leur chambre. Ellese blottit contre lui et murmura :

« Je t’écoute chéri, raconte-moi et n’oublie aucun détail. Lesrêves m’ont toujours fascinée. »

Steve raconta lentement :

« C’était intense, très réel. J’étais sous une gigantesquemuraille de pierres brunes. J’ai levé la tête très haut et remarquéune lueur au-delà du mur. J’ai commencé à courir désespé-rément le long du mur et tout à coup, je me suis envolé. C’étaitsuperbe ! il me suffisait de battre des mains pour m’élever.Alors j’ai atteint une porte. Une grande et belle porte au beaumilieu du mur. Ce n’était pas exactement une porte, plutôt unporche antique. Je me suis dirigé vers lui et, au moment de lefranchir, je me suis réveillé, voilà, c’est tout. » Il attendit uneréaction, mais Léda s’était endormie. Il n’osa pas bouger depeur de la réveiller. Il regarda son corps dans la pénombre,huma le parfum de ses cheveux et ferma les yeux à son tour.

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Une semaine plus tard, Steve dut se rendre à l’évidence :quelque chose n’allait pas en lui. Chaque nuit, il se réveillaiten sursaut à cause du même rêve, et il se rendormait de plusen plus difficilement. Inquiète, Léda lui proposa de voir unpsychiatre. Tout d’abord hostile à cette idée, Steve finit par yadhérer. Léda contacta une association et obtint une liste depsychiatres, de leur spécialité et des publications concernantle métier. Elle finit par trouver les références d’un thérapeuteauteur de plusieurs articles sur le rêve. Il s’agissait du professeurJonathan Donaldson. Elle nota ses coordonnées et, usant detoute sa force de persuasion, parvint à obtenir un rendez-vousavant la fin de la semaine. Cela tombait bien : Steve devaitréintégrer Northray dès la semaine suivante. Semaine qui devaitd’ailleurs être particulièrement chargée à cause du retardaccumulé par son mariage et son voyage. D’autre part, McMillanl’avait averti de la tenue d’une réunion très importante. Steveespérait donc, grâce aux bons soins de Donaldson, retrouverau plus vite un sommeil tranquille.

Lorsqu’il arriva deux jours plus tard, au cabinet du psychiatre,Steve était toujours hanté par le même rêve, qui revenait avecune régularité de métronome. Une secrétaire l’introduisit direc-tement au cabinet de Donaldson. Celui-ci, assis derrière unetable de verre, l’invita à s’asseoir et déclara :

« Vous êtes-vous déjà fait analyser, Monsieur Windley ?

— Non », répondit Steve avec une imperceptible grimacequi n’échappa cependant pas à Donaldson. Celui-ci sourit etlança :

« Cette perspective vous déplaît-elle ?

— Je vous avoue que l’expression : « se faire analyser » megêne un peu », confirma Steve.

Donaldson sourit encore et dit :

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« Windley, vous êtes l’analysant, c’est à vous qu’incombela tâche de parler, d’associer, de suivre la règle fondamentale.Ma tâche consiste à vous aider en cela.

— Règle fondamentale ? » interrogea Steve.

« Laissons ces considérations de côté pour l’instant, et parlez-moi de ce qui vous préoccupe. Il s’agit d’un rêve récurrent sij’ai bien compris ?

— Oui. »

Donaldson quitta son bureau et désigna son salon.

« Venez prendre place ici, vous y serez plus à l’aise. »

Steve se leva et s’étendit sur un divan.

« Vous disiez ?

— Depuis quelque temps je fais un rêve étrange, toujours lemême.

— Le même, toutes les nuits ?

— Oui.

— Êtes-vous particulièrement sujet au rêve ?

— Non.

— La fréquence d’un même rêve dissimule un désir intenseet profond, peut-être même une obsession, alors précisez-moi :les détails sont-ils à chaque fois vraiment identiques ?

— Exactement.

— Racontez-moi votre rêve. »

Steve raconta son rêve en prenant soin d’en citer les moindresdétails. Donaldson prenait des notes. A la fin du récit, il restaun long moment silencieux, consultant plusieurs fois son carnet,puis il déclara :

« Monsieur Windley, je ne vais rien vous apprendre en vousdisant que toute interprétation est sujette à caution. Nous allonssimplement tenter ensemble de disséquer ce rêve, d’en traduireles images. Le rêve est une sorte de rébus qu’il faut traiter selon

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les lois du rêveur lui-même. Si votre rêve réalise un désir, lacensure fait que ce désir reste dissimulé. Le contenu manifesteapparaît clair, mais que cachent donc tous ces symboles ? Pournous, ils forment une référence, sans plus. Les mêmes objetspeuvent avoir des significations très éloignées, selon les personnesqui les voient dans leurs rêves. Cependant dans le vôtre, laforce symbolique est énorme, presque primaire par ses références.Prenons le mur par exemple. Symboliquement, il matérialiseune séparation entre deux mondes. Cela implique beaucoupde choses, n’est-ce pas ? » ajouta-t-il en tentant d’inviter Steveà poursuivre, mais celui-ci resta silencieux. Donaldson attenditun instant, puis ajouta : « la porte, quant à elle, indique peut-être un passage ? » Steve se taisait. Le psychiatre avança : «donc, dans votre rêve, nous pouvons penser que la séparationentre ces deux mondes n’est pas absolue… » Steve fut intéressépar l’association d’idées faite par Donaldson, mais il garda lesilence. Tout cela ne l’inspirait pas le moins du monde, sonrêve lui semblait complètement étranger à ses préoccupations :

« Docteur, ne prenez pas mon silence pour de la réserve, jene ressens aucune relation entre ce que vous avez nommémanifeste et ce qui donc devrait être latent. Il me semble quece rêve n’a rien à voir avec moi. C’est bizarre, cela ne m’inter-pelle pas le moins du monde.

— Les ailes », insista le psychiatre, « les ailes sont pour lerêveur un moyen pour atteindre son but. Vous atteignez uneporte. Pouvez-vous me la décrire ? »

Steve se redressa, prit le carnet des mains de Donaldson etfit un croquis.

« Oui, je me rappelle les moindres détails, Ce n’est pasvraiment une porte, c’est monumental, un peu comme le porched’un édifice. Il y a trois colonnes. »

Le médecin regarda avec attention le dessin de Steve.

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« C’est drôle, votre porte n’est pas symbolique, elle est parfai-tement matérialisée. On dirait des vestiges d’un monumentantique. Êtes-vous certain que cela ne vous rappelle rien ?N’avez-vous jamais visité des ruines de ce genre ?

— Non je ne crois pas », dit Steve après un long moment deconcentration.

Donaldson réfléchit et dit :

« Je pense que vous refoulez une très grande partie de votrerêve. Il y a un mécanisme que l’on appelle « condensation » :le rêve peut s’écrire en trois lignes, mais les pensées qui s’yrattachent peuvent couvrir plusieurs pages. La condensationde votre rêve me semble être en elle-même une forme de défor-mation, me suivez-vous ? » interrogea Donaldson.

« Je crois que oui.

— Dans notre jargon, on appelle celà « l’élaboration secon-daire ». Le rêve est la manifestation d’un désir refoulé, lacensure le déforme en produisant une façade cohérente. Lerefoulement, chez vous métaphorise votre rêve à l’extrême.Cela rend l’interprétation malaisée, car le matériel de votrerêve est trop général. Il est non seulement symbolique, maisquasiment mythique, il laisse ouverte la porte à une interpré-tation trop lâche. Nous pouvons faire des associations super-ficielles, mais, sans un effort de votre part, il nous sera difficilede retrouver les autres associations profondes réprimées. Vousm’avez dit qu’à la fin vous vous réveilliez en sursaut. C’est làle signe d’une angoisse, cela vous arrive au moment où vousatteignez la porte. Essayez de vous concentrer. Qu’est-ce quivous angoisse au point de vous réveiller ? Que voyez-vousdevant ou derrière cette porte ? »

Steve tenta de retrouver la sensation d’angoisse qui précèdaitson réveil, mais il n’y parvint pas :

« Docteur, j’ai la sensation que je vois chaque fois quelquechose, mais je n’arrive pas à me souvenir de quoi il s’agit.

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— Classique, l’oubli s’explique par la censure, il est inten-tionnel. Vous voulez faire passer le message, mais vous n’yparvenez pas, quelque chose en vous censure très fort ce désir.

— Existe-t-il un moyen de dépasser cette censure ?

— Nous y reviendrons, mais en attendant, parlez-moi devous.

— Je suis né en Jordanie, en 1948. Mon père, qui a fait unecarrière diplomatique, était alors en poste à Amman… »

Steve rapporta tout ce qu’il savait de sa vie. Donaldsonl’écouta attentivement puis demanda :

« Est-ce qu’un événement particulier s’est passé dans lesjours qui ont précédé ce rêve ?

— Oui, je me suis marié.

— Était-ce un mariage-surprise, un mariage rapide ?

— Pas le moins du monde, nous sommes restés fiancésplusieurs années, et cela s’est passé très naturellement.

— Vous entendez-vous bien avec votre femme ?

— Oui.

— Avez-vous un problème, même mineur dans vos rapports?

— Non.

— Un problème de communication, d’affection, d’ordresexuel ?

— Non.

— Ce mariage, a-t-il un tant soit peu désorganisé votre vie,imposé des obligations nouvelles, des habitudes nouvelles ?

— Aucune. Nous sommes ensemble depuis plusieurs années,rien n’a changé. »

Donaldson resta un long moment silencieux, puis :

« Monsieur Windley, pour une prise de contact, je pense quecela suffira. Je vous appellerai pour un nouvel entretien. En

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attendant, sachez bien que nous ne pouvons progresser dansl’interprétation de votre rêve sans une participation plus activede votre part. Je vous demande de garder à votre chevet uncarnet et un stylo. Evitez d’attendre que votre rêve se dissipe,notez tout, dès votre réveil… »

Le début de la semaine suivante marquait la fin du congé deSteve. Depuis toutes ces années, il s’était tellement habitué àson cadre de travail qu’il redécouvrit avec un léger étonnementl’étendue des mesures de sécurité auxquelles était astreint lepersonnel de Northray Corporation. Cela allait des simplescartes magnétiques aux spectaculaires détections en tous genres,opérées à l’improviste par le service de sécurité de l’entreprise.

Au cours des dix dernières années et plus précisément depuissa rencontre avec Léda, Steve avait manifestement évolué danssa façon de voir son métier. Grâce à sa femme, Steve avaitacquis une vision beaucoup plus large de ses travaux et mêmede l’ensemble de la recherche en matière militaire. Cependant,si ses discussions avec elle s’intégraient dans un cadre mondial,avec McMillan les questions humanitaires avaient vite faitplace aux considérations matérielles. Sans heurter les idéauxde Steve, McMillan les confrontait aux implacables réalitéshistoriques. Il lui rappelait que depuis le troisième Reich, larecherche scientifique était très largement dirigée par lesmilitaires, que c’étaient des questions stratégiques qui, durantla seconde guerre mondiale, avaient donné à la recherche sonvéritable essor. Le V21 n’était-il pas le précurseur de tous lesengins ayant permis la conquête spatiale ? Les avions à réaction,les missiles équipés de systèmes de guidage par radar ou parinfrarouge, les moteurs nucléaires, et tant d’autres inventions,étaient nés ou s’étaient développés durant la guerre et leursretombées civiles étaient considérables. Et lorsque Steve

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remettait en question les arguments de McMillan, alors celui-ci sortait son joker : la Guerre Froide. « Celle-ci, disait-il,interdit tout idéalisme : la course aux armements est une nécessitéstratégique absolue. Nous ne pouvons laisser les Russes nousdicter leur loi. »

Lorsque Steve emprunta l’ascenseur du siège de Northraypour retrouver McMillan et ses collègues, il était à mille lieuesde ces considérations, car, avec le temps, il s’était rendu compteque si Léda l’embrigadait, McMillan le détendait. Si les argumentsde celle-ci étaient forts, ceux de son patron étaient pertinents.En fait, c’était comme si Léda et McMillan confrontaient leursraisonnements par son intermédiaire. Progressivement, Steveavait fini par assimiler et l’idéalisme de Léda et le matéria-lisme de McMillan. Au fond, il les comprenait tous les deux :les motivations de l’un et de l’autre résultaient certainementde leurs vies respectives. Léda enfant avait tâtonné entre lesbombardiers miniatures pour retrouver ses tétines et McMillan,qui s’était retrouvé en mai 1942 sous le feu d’une attaqueaérienne japonaise dans la Mer de Corail, ne devait sa vie qu’audysfonctionnement d’une bombe de deux cent cinquante livrestombée à quelques mètres de lui, sur le pont du porte-avionsLexington.

Steve avait certes un penchant pour les idées de Léda, maiss’il y était sensible, il ne les avait pas pour autant épousées.Pragmatique, il n’avait ni à remplir les pages d’un magazine,ni à gérer une industrie de pointe. En fait, il s’était désintéresséd’un débat qui, pensait-il, ne le concernait pas.

Ce jour là, Mac Milan avait convoqué tous les chefs de dépar-tement pour une réunion « de la plus haute importance ».

Lorsqu’il arriva devant la porte de la Salle des Réunions,Steve se rendit compte qu’une effervescence particulière y

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régnait. Dès qu’il prit place autour de l’énorme table ronde oùpouvaient s’asseoir jusqu’à cinquante personnes, toutes lestêtes se tournèrent vers l’entrée de la salle. Mac Millan, accom-pagné de deux militaires dont un général trois étoiles entrèrentet s’assirent. Le patron de Northray fit les présentations d’usagepuis déclara :

« Général Schell, Colonel Montgomery, chers collaborateurs.Nous avons depuis longtemps entretenu des rapports privi-légiés avec le Pentagone, qui est notre principal partenaire enmatière de recherche. Dans les jours à venir ce partenariat vaconnaître une très importante impulsion. Le but de cette réunionest d’établir une première prise de contact entre chercheurs etreprésentants du Secrétariat à la Défense. Si nos rapports onttoujours été discrets, c’est pour des raisons essentiellementstratégiques, car nous travaillons sur de nouvelles technologiessusceptibles de nous conférer une avance importante sur nosennemis. Ainsi, les recherches entreprises par vos soins depuisplusieurs années intègrent un plan d’ensemble imaginé, puisperfectionné, depuis les années soixante. Ce plan a toujoursété tributaire des évolutions technologiques de divers domaines.Or ces évolutions ont atteint, aujourd’hui, un stade tel qu’ils’est stabilisé. Reste sa mise en œuvre. Ce nouveau stadeimplique de votre part un certain engagement. Le général Schellici présent se charge de vous en présenter la teneur. »

Schell, qui par sa carrure et ses cheveux blancs tenait del’ours polaire, resta assis et déclara :

« Messieurs, beaucoup d’entre vous sont peut-être trop jeunespour savoir que c’est en grande partie grâce à la recherche quenotre pays a réussi à sauver le monde libre de l’hégémonienazie. Mais, sitôt la guerre finie, une nouvelle hégémonie, plusredoutable encore, s’est mise en place. Plusieurs centaines demissiles balistiques soviétiques dissimulés dans leurs silos sontpointés sur notre pays. Tant que cette menace existera, nos

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jours seront en danger. Or, aujourd’hui il nous est permisd’espérer rendre caduque cette menace. Notre projet a pournom de code « Initiative de Défense Stratégique ». Il s’agitd’un programme de recherches visant à explorer les voiesouvertes par les nouvelles technologies pour créer contre lesICBM1 un système de défense dont certains éléments seraientdéployés dans l’espace. » Le général jeta un regard circulairepour constater l’effet de ses paroles, puis poursuivit : « Je voisque ce projet fait sourire certains d’entre vous… Et pourtant,sans toujours le savoir, vous faites partie des initiateurs de ceprojet. Je ne peux pas vous cacher que les technologies qu’ilprésuppose sont pour beaucoup d’entre elles, au stade du labora-toire, mais une impulsion budgétaire très importante va êtredonnée pour accélérer les recherches. Il n’appartient qu’à vousde décider d’intégrer officiellement ce projet, et je suis ici pourvous le proposer. Cette intégration aura des conséquences survotre carrière, mais aussi sur votre vie de tous les jours. C’esten ce sens que Monsieur McMillan parlait « d’engagement ».En effet, il s’agit d’un véritable engagement, presque militaire.En cas d’accord de votre part, Northray vous détachera auprèsdu Pentagone où vous serez soumis à un statut et à un régimeautrement rigides, mais vos émoluments seront en conséquence.Voilà, je suis prêt à répondre à vos questions.

L’un des chercheurs intervint :

« Général, je vous avoue que ce projet me paraît pour lemoins étonnant. Pour être tout à fait franc, j’ai l’impression denager en pleine science-fiction.

— Votre réaction ne m’étonne pas. Certains de mes collèguesont surnommé le projet : « Guerre des Étoiles ».

— Vous avez parlé de certains éléments déployés dans l’espace.Pourrait-on avoir des précisions ? »

Le général Schell se tourna vers son compagnon d’armes.

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« Colonel Montgomery, êtes-vous autorisé à répondre à cettequestion pour cette première réunion ?

Le colonel se leva :

« Oui, mon Général. Messieurs, mon rôle ici est de vouspermettre d’avoir une vision globale du projet IDS en répondantà vos questions, et ceci avant tout engagement de votre part.Je ne pourrai de ce fait qu’effleurer le sujet. Je ne suis autoriséà vous en parler qu’en deçà d’une certaine précision, établiepar mes confrères du service de coordination d’IDS. Il fautd’abord rappeler que les efforts pour trouver des solutionsd’interception de missiles balistiques étaient concentrés sur laphase d’entrée en atmosphère. Ce qui est nouveau et qui faitl’originalité de l’IDS, c’est l’élaboration d’un système d’inter-ception opérant à partir de la phase de départ du missile. Or,quand le missile quitte son silo, il n’est visible d’aucun pointde la surface terrestre, d’où la nécessité de déclencher le systèmed’interception à partir de l’espace.

— Vous voulez dire qu’il est question de faire stationner desarmes en orbite ?

— Dans l’un des deux types de solution envisagés, on pensefaire stationner en orbite certains éléments du système antimis-siles, par exemple des éléments d’optique travaillant enconjonction avec des lasers et faisceaux de particules à hauteénergie basés au sol. Ceux-ci dirigeraient leurs faisceaux surun miroir en orbite géosynchrone qui, après réflexion, lerenverrait sur un miroir d’observation et de combat en orbitebasse, et c’est ce dernier miroir qui dirigerait le faisceau versle propulseur du missile.

— Colonel », intervint le même chercheur, « je veux bienadmettre que nous réussirons à construire tous ces éléments,et les centaines de satellites nécessaires à leur mise en place,mais en ce qui concerne les lasers et les faisceaux de parti-cules, j’y travaille depuis longtemps, je sais ce que ces systèmes

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consomment comme énergie et je n’arrive franchement pas àimaginer comment nous pourrions obtenir la puissance énergé-tique qu’exigerait le fonctionnement de ce que vous venez dedécrire.

— Nos experts ont avancé que le fonctionnement du systèmependant 90 secondes nécessiterait une décharge de puissanceéquivalente au débit de 300 centrales électriques de 1000mégawatts, soit environ 60% de la production actuelle d’élec-tricité des Etats-Unis. Mais vous savez aussi bien que moi quec’est un problème complexe mais pas impossible à résoudre.

— Colonel, en admettant que les problèmes évoqués précé-demment soient résolus, comment pensez-vous maîtriser toutesles contraintes et les nombreux problèmes d’information liésà une attaque nucléaire ?

— La gestion de l’ensemble sera confiée à un ordinateurhyperperformant qui devra résoudre des problèmes dans desdélais à ce jour impossibles à respecter mais nos projectionsbasées sur des processeurs expérimentaux nous permettentd’être optimistes sur ce point… »

A la fin de cette première réunion, le général Schell reprit laparole et invita les chercheurs à lui donner leurs premièresimpressions ainsi qu’un accord préliminaire formel. Il ajoutaque ceux qui lui donneraient cet accord seraient convoqués auPentagone pour une nouvelle réunion. Les impressions deschercheurs furent très réservées quant à la possibilité de réali-sation de ce système de défense. Certains ajoutèrent même quele concept lui-même souffrait de défaillances. Le général prétextale secret défense pour faire taire leur scepticisme, et leur promitque la seconde réunion leur permettrait de mieux saisir lesperspectives de réalisation d’IDS. Plusieurs chercheurs donnèrentleur accord de principe, et le général leur remit un dossierd’information accompagné d’une convocation au Pentagone.Il insista sur la confidentialité absolue de cette réunion et sur

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celle du dossier, en ajoutant que son non-respect engageraitpénalement les chercheurs, ce qui leur donna un sentiment plusexact de la teneur de cette rencontre. Quelques minutes plustard, McMillan demanda à ses employés de ne pas quitter lasalle des réunions pendant qu’il accompagnait les militaires àleur véhicule. A son retour, il trouva les chercheurs en pleineeffervescence. La plupart d’entre eux déclaraient haut et fortleur scepticisme, puis le modéraient dès que l’un d’entre euxévoquait une solution en griffonnant un schéma sur le tableaude la salle de réunion. McMillan reprit sa place avant d’appelerleur attention et de déclarer :

« Messieurs, je comprends votre scepticisme, mais il est dûà votre vision fragmentaire des données. Vous travaillez chacunsur un domaine trop précis pour pouvoir imaginer le projetdans son ensemble. Pour réaliser celui-ci, le Pentagone vousoffrira tous les moyens nécessaires pour travailler en groupeet confronter vos recherches individuelles. Si jusqu’ici vostravaux étaient fragmentés1 c’est non seulement pour desraisons pratiques mais aussi stratégiques. C’est pour des raisonsde haute sécurité qu’un travail en groupe doit être exécuté sousl’égide et la protection de l’armée. Voilà ! Je peux ajouter queces nouvelles perspectives vous offrent les moyens d’aller bienplus loin dans le domaine de la recherche expérimentale. Si leprojet IDS prend corps, il est probable que votre détachementauprès de l’armée deviendra définitif. S’il n’aboutit pas, lesprogrès que vous aurez réalisés seront réellement inestimables…»

L’un des chercheurs intervint :

« Monsieur McMillan, ceci est très alléchant, mais pouvez-vous nous donner une idée plus précise de ce statut de « détaché».

— Vous allez travailler pour le projet le plus ambitieux del’histoire de la recherche. Cela vous donnera accès à des infor-

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mations classées top secret. Vous serez donc des VIP et aurezles avantages et inconvénients subséquents. Il est donc indéniableque vous perdrez de votre liberté, mais cela sera sans consé-quence sur votre vie de tous les jours. Je peux vous avouer quemême au sein de notre société, vous avez été l’objet d’enquêteset de surveillance. Je crois que personne ne s’en est jamaisplaint. — Avez-vous d’autres questions ? Non. Bien, vous avezquelques jours pour vous décider, n’oubliez pas que votre parti-cipation à une seconde entrevue n’entraînera aucun engagement.Une dernière chose : je veux insister sur le fait que la réuniond’aujourd’hui est confidentielle. Dans quelques semaines, lePrésident fera l’annonce officielle du lancement d’IDS. Je puisvous assurer que si l’exclusivité lui en échappait, cela auraitdes conséquences très dommageables.

En disant ces derniers mots, McMillan regarda Steve plusintensément que les autres. Steve n’apprécia pas.

Ce soir-là, Steve apprit à Léda la nouvelle :

« On m’a fait part d’une proposition assez particulière.

— Particulière ?

— Oui, il s’agit d’un projet très important et si j’accepte dem’y associer, je serai détaché par mon entreprise auprès duPentagone. »

Ce dernier mot fit changer Léda d’expression :

« Auprès du Pentagone ?

— Avant que je t’en parle, il faut que tu me promettes de toutgarder pour toi.

— Je te le promets. »

En relatant les propos de la réunion, Steve vit l’expressionde Léda passer de l’étonnement au scepticisme. Il lui fit également

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part des propos tenus après la réunion par McMillan et ajouta:

« Je suis aussi sceptique que toi, mais il est clair que lafragmentation de nos travaux nous empêche d’imaginer lapossibilité de réalisation de ce genre de système.

— Je sais que vous avez participé à une simple réunion infor-melle mais tout de même, ça me paraît gros, ce n’est pas cegenre de programme qui va envoyer les armes nucléaires à lacasse, il y a trop d’aléas ! Il suffit que les Soviétiques concen-trent leurs efforts sur un élément unique de ce système pour lerendre caduc ! Tu as parlé de miroirs en orbite, qu’est-ce quiempêche les Russes de les faire voler en éclats ? Leur expérienceen stations orbitales est bien plus avancée que la nôtre !

— Oui, mais ce n’est pas la seule option du système, lesmilitaires nous ont laissé entendre qu’il y avait plusieurs possi-bilités. »

Perplexe, Léda réfléchit un instant puis lança :

« Il n’y a pas que le côté technique que je remets en cause !Financièrement et politiquement, c’est indéfendable ! Ce projetremet en cause les règles du jeu stratégique !

— Je veux bien le croire, mais le gouvernement ne va toutde même pas se lancer dans une telle aventure sans un minimumde bon sens ! »

Léda fit un geste de rejet :

« Parce que tu crois que c’est le bon sens qui règle la politiquedu gouvernement ? »

Steve resta silencieux, Léda poursuivit :

« Crois-moi, la seule réalité qui dicte la politique est celledes sondages. Or, depuis le désastre du Viêt-nam, les Américainsse sentent blessé dans leur orgueil. Les Républicains ont décidéde mettre du baume sur ce mal. Ils ont organisé une grandemise en scène de la renaissance des Etats-Unis, ils ont mis un

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acteur sur le podium, et je crois bien que cette Guerre desÉtoiles fait partie du scénario.

— Je pense que tu simplifies.

— Steve, tu sais que le Pentagone est prêt à tout pour gonfleret défendre ses crédits.

— Tu ne vas tout de même pas affirmer qu’il s’agit d’unegrande arnaque, d’un bluff !

— Tu crois que ce serait le premier ? Une « guerre des étoiles» pour jeter à la casse l’arsenal nucléaire et assurer la paix ! »lança-t-elle avec dédain avant de poursuivre : « De toutes lesmachinations, c’est bien la plus insensée. Tu penses que c’estla première fois que nous prônons publiquement la paix touten faisant secrètement la guerre ? Rappelle-toi le Cambodge! Pendant les treize mois qui avaient précédé l’invasion améri-caine, les B 52 avaient décollé de Guam pour bombarder secrè-tement le pays. L’une de ces campagnes de bombardementavait reçu le nom de code « affaire de liberté », et toute notrepolitique au Viêt-nam était basée sur le même paradoxe. Nixonparlait de « terminer la guerre et de gagner la paix ». Les seulsà avoir gagné dans cette affaire sont les industriels de l’armement.» Léda se tut un instant, puis reprit avec véhémence : « Tu necrois pas au bluff ? Sais-tu qu’entre 1969 et 1970 les B 52 ontmené près de 4000 missions secrètes de bombardement auCambodge sans que personne ne l’apprenne ? Les pilotes eux-mêmes l’ignoraient ! Sur ordre du président, on donnait auxéquipages de fausses coordonnées de bombardement et on leurdisait qu’ils bombardaient le Viêt-nam du Sud. Nixon a étéjusqu’à faire la guerre en pays étranger sans que le gouver-nement le sache. Il a non seulement violé la neutralité duCambodge, mais aussi notre Constitution. Écoute, Steve, on amis en place un gigantesque supermarché militaire, on a défendudes despotes et affamé des peuples, alors, ne me parle plus debonnes intentions ! »

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Ils restèrent un long moment silencieux, puis Léda se rapprochade son époux, lui caressa les cheveux et commença à l’embrasser.Peu à peu il se détendit complètement. Leurs jambes s’enche-vêtrèrent et ils se serrèrent tendrement. Steve lui demanda alors:

« Et que penses-tu de cette proposition ?

— Travailler pour l’armée ?

— Oui.

— Chéri, ça fait des années que tu travailles en vase clos, jepense que tu as besoin de ce changement.

— Mais cela aura certainement des effets sur notre vie. Jeserai à la merci de l’armée… je pourrai m’absenter longuementet sans préavis.

— Je le sais bien Steve, mais je ne peux pas décider égoïs-tement de ta carrière.

— Léda, tu connais ce milieu mieux que moi. Tu penses queje pourrais m’y épanouir ?

— Je vais tenter d’être objective, ce qui n’est pas vraimentfacile, mais tu as besoin de sortir du carcan de Northray. Tu asnon seulement l’intelligence nécessaire pour imposer tes vuesdans un travail de groupe, mais aussi le sens de l’organisationrequis pour diriger des recherches. Tes capacités sont sous-exploitées dans un système de travail tel que celui de Northray.

— Comment peux-tu supposer tout cela ?

— Steve, j’ai appris à te connaître.

— Que veux-tu dire ?

— Tu as le don de pousser les autres à se parfaire, sans heurts,en considérant leur nature. C’est une grande qualité pour menerles hommes ! Enfin, à un certain niveau bien sûr.

Steve resta un instant silencieux puis déclara :

— Cela me fait plaisir que tu prennes les choses ainsi.

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Cette nuit-là Steve fit de nouveau son rêve étrange. Il luisembla cependant qu’il y avait un changement : derrière lerempart, la luminosité s’était accentuée.

Quelques jours plus tard, Steve reçut un appel du docteurDonaldson. Celui-ci s’enquit de la régularité de ses rêves puislui donna rendez-vous pour le jour même.

A 19 heures, Steve se présenta au cabinet. Ce fut Donaldsonlui-même qui lui ouvrit.

— Bonjour Monsieur Windley. Entrez, je vous prie.

Steve suivit le psychiatre et s’étendit sur le canapé. Donaldsonprit ses fiches puis s’installa dans un fauteuil placé légèrementen retrait du canapé. Il relut ses notes et enfin, d’une voix douceet claire, déclara :

— Monsieur Windley, j’ai longuement étudié votre cas, maismes travaux butent sur un manque de données sur votre vie.Je ne pourrai pas avancer tant que je n’en saurai pas plus. Vousm’avez parlé de votre existence fort bien équilibrée, je vousen félicite, mais cela ne cadre point avec ce rêve régulier etparfaitement structuré. Monsieur, nous ne pouvons établir depostulats, mais d’après mon expérience, les personnes sereineset équilibrées font un autre genre de rêve. Des rêves quimanifestent le plus souvent des désirs latents, qui ne sont passtructurés comme le vôtre et qui, bien sûr, ne sont pas répétitifs.Alors, je vous demande de vous détendre complètement et deme parler de vous depuis vos premiers souvenirs.

— Docteur, je n’ai pas de souvenirs particulièrement frappants.Je suis issu d’une famille aisée, mes parents ont toujours été

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pleins d’attention. J’ai été choyé comme peut l’être un enfantunique. J’ai toujours obtenu ce que je voulais, et même plus.

— N’existe-t-il point d’événement dans votre vie qui vousaurait marqué ? Une déchirure affective, la mort d’un parent,une expérience douloureuse ?

— Non, je ne vois pas. J’ai toujours évolué dans une atmosphèresereine, je n’ai jamais eu de crise d’adolescence ou de problèmeaffectif. Et pour tout vous dire, sans l’insistance de ma femme,je ne serais pas ici.

— Madame Windley a eu raison d’insister, vous faites trèssouvent des rêves qui vous réveillent en pleine nuit, vous n’avezaucune idée de ce que ça peut signifier. Ne trouvez-vous pascela digne d’intérêt ?

— Certes oui, mais mon rêve peut tout simplement provenird’un dysfonctionnement sans intérêt ou de n’importe quelleautre origine, que sais-je, d’une lecture, d’un film…

— Non, c’est impossible, des choses extérieures ne peuventavoir cet effet, en tout cas, pas de façon aussi durable. Cela nepeut venir que de l’intérieur. La répétition régulière d’un rêveest rare, le symbolisme du vôtre est troublant. D’autre part, ilne peut s’agir d’un rêve spontané, un événement a probablementdéclenché ce processus de votre mémoire inconsciente. Resteà savoir quel événement et pourquoi cette émergence.

— Vous avez dit « mémoire inconsciente » ?

— Oui, chacun possède une « mémoire inconsciente »contenant aussi bien ses propres souvenirs que ceux dont il ahérité en naissant. Votre rêve peut plonger ses racines dansvotre enfance. Il faut vous détendre, discuter avec vos parents,et aussi songer à retrouver ce qui a provoqué cette réminis-cence… »

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Steve quitta Donaldson et prit le chemin de sa maison. Unephrase du psychiatre lui était restée en tête. « Un événement adéclenché ce processus de votre mémoire inconsciente ». Steveavait la nette impression que c’était là la clé de son rêve. Touten conduisant, il tentait de se remémorer quels événementsavaient précédé ce rêve. Puis il se demanda quand ce rêve avaitcommencé. Il eut alors une sensation bizarre : il avait la netteimpression de l’avoir toujours fait. Ce qui avait changé c’étaitque ce rêve était devenu conscient. Plongé dans ses pensées,Steve retrouva ses esprits lorsqu’un conducteur dont la voitures’apprêtait à dépasser la sienne appuya lourdement sur sonavertisseur. Steve donna un coup de volant pour ramener sonvéhicule sur la voie de droite. Il décida alors de remettre sesréflexions à plus tard et, pour se détendre, mit en marche laradio. Un speaker annonçait les titres des informations. Stevequitta un instant la route des yeux pour choisir une cassette, ettout à coup, au moment où il relevait la tête, une terrible angoissele saisit : une vieille dame traversait la rue à quelques mètresde ses pare-chocs. Il freina sec et la voiture s’arrêta à quelquescentimètres du corps. La dame, pétrifiée par le son strident desroues bloquées glissant sur l’asphalte, était livide. Le cœurbattant, Steve lui fit un geste d’excuse. Elle le fixa gravementet lança : « retrouvez vos esprits, Monsieur ! ». Tout à coup,avec une intensité extraordinaire, le souvenir de l’étrange dameréapparut. Et cette fois-ci, rivé sur son volant, Steve se rappelales mots qu’elle lui avait soufflés d’une voix rauque et chaude:

« Tu n’es pas celui que tu crois être. Retrouve-toi ».

Les conducteurs des véhicules qui le suivaient appuyèrentnerveusement sur leurs avertisseurs, mais rien ne pouvait alorsempêcher Steve de faire la liaison entre son étrange rêve etcette phrase non moins étrange. Il fut persuadé que c’était làl’événement qui avait, comme le disait Donaldson « déclenchéce processus de la mémoire inconsciente ». Il en était intimement

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convaincu. N’était-ce pas la nuit du retour du Mexique -alorsqu’il était intrigué par la photographie de la vieille dame—que son rêve l’avait, pour la première fois de sa vie, réveilléen pleine nuit ?

Il remit en route son moteur qui avait calé puis reprit le cheminde son domicile.

Arrivé chez lui, il courut vers le téléphone pour appelerDonaldson. Il composa le numéro et entendit la voix douce etpuissante du docteur : « Je vous écoute »… Steve resta silen-cieux. La voix reprit, sur le même ton : « Je vous écoute, allez-y, parlez ». Mais, instinctivement, Steve reposa le combiné.Tout cela lui apparaissait à présent moins embrouillé, maiscombien plus étrange. Il se dit qu’il avait besoin de réfléchir.

Quelques minutes plus tard, Steve entendit la porte de lamaison s’ouvrir puis se refermer. Léda était arrivée. Il s’apprêtaità l’appeler pour lui apprendre ce qui était arrivé, quand la mêmesensation qui lui avait fait raccrocher le téléphone, le fit seretenir. Au fond de lui-même, quelque chose lui disait qu’ildevait d’abord en apprendre plus sur ce fameux « Tu n’es pascelui que tu crois être. Retrouve-toi ».

A partir de cette nuit-là, l’étrange rêve ne vint plus le hanter.

Quelques jours plus tard, Steve reçut sa convocation pour laréunion du Pentagone. Un appel de McMillan lui apprit quele général Schell et le colonel Montgomery le recevraient seul.Il se présenta donc aux grilles de l’imposant Secrétariat à laDéfense où un militaire préposé lui demanda de garer sonvéhicule dans l’aire extérieure prévue à cet effet. Steve le fitpuis revint au bureau d’accueil. Là, il présenta ses papiers etsa convocation. Un soldat l’invita à le suivre et le précéda d’unpas rapide dans un dédale de couloirs très fréquentés. Dixminutes plus tard, ils arrivèrent devant un poste de sécurité

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spécial où Steve fut soumis à un nouveau contrôle d’identitéet à une fouille. Une sentinelle en uniforme blanc d’apparat,armée d’un M16 prit sa convocation, la lut et frappa derrièrelui sur une porte capitonnée. Une jeune femme, très fémininemalgré son uniforme, ouvrit immédiatement, dévisagea Steve,lut la convocation, changea d’expression puis, avec un sourire:

« Je vous en prie Monsieur Windley, entrez. »

Deux minutes plus tard, Steve entra dans le bureau du généralSchell qu’il retrouva en compagnie du colonel Montgomery.Les deux hommes se levèrent et le reçurent avec une chaleurnon feinte, puis Schell lui demanda de s’asseoir.

Steve ouvrit sa serviette et remit au colonel le dossier qu’ilavait reçu lors de la première réunion.

« Je vous rends votre dossier. »

Les militaires restèrent silencieux, attendant son avis. Stevepoursuivit : « Votre proposition m’intéresse, nous en avonslonguement discuté avec McMillan… mais avant de décider,je voudrais en savoir plus sur mon rôle dans ce projet.

« Monsieur Windley, nous avons étudié avec intérêt vosrecherches et travaux en balistique et communication. Nousvous proposons de diriger le secteur Interception et de lecoordonner avec celui des Communications. En clair, vousserez chargé de conduire les travaux d’interception de la phaseultime de l’IDS, celle de la rentrée atmosphérique. A ce stade,l’IDS prévoit l’utilisation de fusées à combustion instantanée,capables de détruire un missile à très grande vitesse. Lesproblèmes généraux auxquels vous serez confronté sont dedeux ordres. Premièrement, le système induit un rapport poids-charge, qui n’est pas concevable aujourd’hui, pour atteindrela vitesse nécessaire. Deuxièmement, on se heurte à la contraintedu temps : entre la détection, la prise de décision et le lancement,il y a un vaste problème de traitement de l’information. C’est

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sur ce dernier point que vous allez axer vos recherches aveccelles du service de coordination.

— Quelles sont vos estimations sur la date de mise en service?

— Cette question est hautement confidentielle. Je ne pourraivous en faire part qu’une fois votre engagement effectué. »

Steve respira profondément, pensa intensément au fait queses conditions de travail dépendraient grandement de cetentretien, puis lança avec détermination :

« Bien. Ace propos, je tiens à vous préciser que mon engagementdépendra des rapports réels que je vais avoir avec mes collègueset mes supérieurs. Il faut que je vous dise qu’il m’a fallu plusieursannées pour avoir la confiance de McMillan. Je ne peux pasaccepter une mission où le souci de sécurité l’emporterait surcelui de l’efficacité des recherches. Je veux connaître la desti-nation précise de mes travaux, avoir un libre accès à toutes lesinformations nécessaires, sans tracasseries administratives,garder la possibilité de travailler chez moi, et donc de pouvoiremporter tous les documents dont j’aurai besoin. D’autre part,je ne veux subir aucune atteinte non fondée à mes libertés ouà ma vie privée. »

Le colonel resta silencieux et regarda le général, ce qui fitcomprendre à Steve que les prérogatives de celui-ci étaientessentiellement liées à la sécurité, car depuis la première réunion,il n’intervenait qu’à ce niveau. La supériorité du grade affectéà la sécurité sur celui affecté à la recherche fit prendre conscienceà Steve de la teneur du projet. L’intervention du général confirmases pensées :

« Monsieur Windley, je comprends vos conditions, mais neperdez pas de vue le fait que les renseignements auxquels vousaurez accès sont essentiels pour la sécurité du pays. Vous pouvezdonc admettre que celles-ci soient difficiles à accorder. Sansle moins du monde mettre en question votre sens du devoir, je

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me permets de vous rappeler qu’en raison de votre situation,il existe un risque que nous ne pouvons ignorer.

Steve saisit immédiatement l’allusion du général au métierde Léda, et il tenta de réagir avec plus de modération qu’il nel’avait fait la première fois avec McMillan lorsque la questions’était posée.

« Général, je comprends vos inquiétudes, mais ce problèmene se posera jamais. Je connais mes responsabilités et je saispertinemment à partir de quel degré les allusions deviennentdangereuses.

— Monsieur Windley, nous ne pouvons pas admettre un telaléa, l’accès à certaines informations nécessitera des examenspréalables. »

Steve connaissait parfaitement cette formule « examenpréalable ». C’était la même que celle dont usait McMillan,qui n’avait cédé qu’au bout de quelques années. Steve n’avaitpas la patience nécessaire pour refaire cette expérience, il décidade ne plus user de modération.

« Bien, alors si je ne peux pas avoir les moyens de faireconvenablement mon travail, permettez-moi de vous remercierde votre intérêt, mais…

— Une petite minute s’il vous plaît, Monsieur Windley. »En interrompant Steve, le colonel fixa le général, et l’invita àle suivre dans le bureau annexe.

Là, après avoir refermé la lourde porte capitonnée, le colonell’apostropha.

« Général Schell, vous oubliez votre rôle, vous êtes seulementchargé de la sécurité du projet, or vous empiétez sur sa réali-sation. Nous ne pouvons nous passer de Windley, vous le saveztrès bien.

— Colonel, si nous ne posons pas immédiatement les règles,nous allons au devant d’immenses problèmes.

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— Vous pouvez les poser autrement, Windley est une piècemaîtresse, il est irremplaçable. McMillan vous a assuré de sacomplète intégrité. Dans votre rapport, vous avez affirmé qu’iln’y avait jamais eu de fuite, et même qu’avant de connaîtreWindley, Léda Iversen était bien plus informée sur les recherchesde Northray. Depuis, elle a été d’une réserve exemplaire, lesrapports sont formels.

— Aujourd’hui le risque est plus élevé, les recherches d’IDSsont bien plus importantes que celles de Northray.

— Détrompez-vous, elles sont équivalentes.

— Colonel », lança Schell avec vigueur, « je ne vais pas memettre à surveiller les ménages de nos poulains !

— Vous l’avez entendu », répliqua calmement Montgomery,« il a dit qu’il savait à partir de quel degré les allusions deviennentdangereuses. C’est quelqu’un d’intelligent, il faut lui faireconfiance.

— Bien, mais je vais consigner cela dans mon rapport.

— C’est votre droit, mais n’oubliez pas votre devoir de nejamais empiéter sur mes prérogatives. Or Windley est incon-tournable. Alors, sachez vous faire très discret sur sa surveillance.

— Colonel, je veux bien accepter certaines de ses exigences,mais tout de même, emporter chez lui tous les documents dontil aura besoin !

— Vous oubliez quelque chose, Général, tous les documentsqui concernent IDS sont dans un réseau informatique fermé.Il n’existe aucune possibilité d’enregistrement ou d’impression.Il n’y a ni disquettes ni imprimantes, le réseau est hermétique.Que voulez-vous qu’il emporte chez lui ? Les livres de la biblio-thèque ?

— Il peut prendre des notes.

— Ce serait insignifiant.

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— Colonel, Windley aura également accès au réseau généraldu Pentagone. Or, celui-ci ne jouit pas de la même protection.

— Pour celui-ci, lança Montgomery, les protections classiquesseront suffisantes. On ne va tout de même pas le considérercomme moins digne de confiance que tous les autres fonction-naires ! »

Dans le bureau voisin, Steve n’eut pas grande difficulté àimaginer les propos qui étaient tenus par les militaires. Celalui fut confirmé dès leur réapparition : le sourire de Montgomeryétait bien plus large que celui de Schell. Le colonel réaffirmaà Steve toute sa confiance puis ajouta :

« Monsieur Windley, seul le souci de la sécurité de notre paysguidait les propos du Général Schell. Nous veillerons ensembleà votre bien-être ici. Je vous assure que toutes vos conditionsseront respectées. Nous sommes intimement convaincus quevous serez fier de servir notre pays et je vous prie de croireque le secrétaire d’État tient personnellement à ce que nousvous facilitions la tâche. »

Steve était peu sensible à ce genre de propos, il voulait uneacceptation claire de ses conditions.

« Colonel, depuis des années je suis confronté à ce genre deproblème. Je ne peux pas motiver à tout bout de champ desdemandes de renseignements. Cela prend du temps, c’estagaçant et ça favorise la déconcentration. Si je m’engage àtravailler avec vous, c’est essentiellement par intérêt intel-lectuel. Si je vais être confronté à des problèmes administratifs,je vous dis tout de suite que je préfère rester chez Northray.McMillan m’offre des conditions de travail qui me donnententière satisfaction, je ne suis pas prêt à admettre un statut derecherches inférieur.

— Monsieur Windley, à ce propos je vous promets entièresatisfaction.

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— Je veux une traduction formelle de vos promesses », insistaSteve.

« Vous l’aurez. Voici votre contrat d’engagement. Prenez letemps de le lire, nous en discuterons après. »

Un quart d’heure plus tard, Steve remit aux militaires soncontrat. Il avait raturé l’essentiel des réserves de sécurité. Legénéral retint difficilement son agacement mais il fit refairepar sa secrétaire le document puis, dès que celui-ci fut prêt, ille signa sans rechigner. Le colonel le contresigna avec Steve,puis Schell déclara :

« Bienvenue parmi nous, Windley ! » Il lui remit une mallette: « vous trouverez là-dedans, sous forme de disquettes, tousles documents dont vous aurez besoin pour vous mettre à jour.Mais en premier lieu, je vous demande de mémoriser une foispour toutes votre code informatique. Le voici », dit-il endétachant une enveloppe scellée sur la mallette.

Steve l’ouvrit, en retira une feuille et apprit par cœur lessignes de son code :

« C’est fait »

Schell reprit le papier, le mit dans un broyeur et poursuivit :

« Vous trouverez ici votre carte d’accès aux différents servicesdu Pentagone, du parking aux restaurants, en passant par leslaboratoires et bibliothèques. Voici également votre badge.Vous devez l’épingler sur votre veste, c’est plus pratique, eten plus, ajouta-t-il en souriant, c’est obligatoire. Votre bureauest contigu au mien. Voici les numéros de vos casiers du labora-toire et de la salle informatique, et voici enfin les clés de votrecoffre personnel et de votre voiture de fonction. Vous trouverezici un plan du bâtiment avec, en couleurs, tous les services quevous utiliserez et les chemins les plus courts pour y arriver.Vous aurez à votre disposition, le temps que vous jugerez utilepour vous habituer aux lieux, un guide qui sera également votrechauffeur et coursier.

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— Ce n’est pas nécessaire », lança Steve qui avait en horreurl’idée d’être flanqué d’un garde.

« Attendez d’en juger par vous-même ! Ici, vous aurez dixfois par jour l’occasion de vous perdre1.

— Quand prendrai-je possession de mon bureau ?

— Tout de suite, le lieutenant Jones va vous y conduire.

— Quant à nous, enchaîna Montgomery, nous nous retrou-verons tout à l’heure à la Salle des réunions. »

Steve fut conduit jusqu’au couloir où l’attendait déjà Jones,un jeune lieutenant de deux mètres, portant la traditionnelletenue bleue et blanche des sous-officiers du Pentagone.

Il se présenta énergiquement : « Lieutenant Jones, à votreservice, Monsieur Windley.

— Jones, conduisez Windley à son bureau », ordonnaMontgomery en souriant devant l’expression de Steve, intimidéd’avoir un géant à son service.

Arrivé devant son bureau, Windley retira de sa poche sa carteet la fit passer sur le boîtier receveur plaqué contre la serrure.Celle-ci s’ouvrit avec un petit « clic » suivi de deux autres.Steve resta un instant perplexe, puis il comprit : ces cliquetissignifiaient l’enregistrement de l’ouverture de son bureau dansla mémoire de l’ordinateur central.

Jones présenta à Windley son nouveau bureau, le matérielinformatique, la console d’accès au réseau général, puis celleau réseau IDS, il lui communiqua quelques renseignementspratiques, dont son numéro de poste au cas où il aurait besoinde lui, puis il le laissa seul. Steve s’assit confortablement devantses deux écrans, puis ouvrit sa mallette et en retira un grosclasseur. La première page avait pour titre : informationsgenerales et celles-ci commençaient par la phrase suivante :

toutes les informations qui figurent dans ce dossier sontclassees top secret. veuillez suivre l’ordre de la table des matieres.

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Steve s’exécuta et poursuivit :

-pour activer votre identite informatique veuillez introduiredans votre ordinateur de bureau (n°86) la disquette blanche.

Il décacheta le sachet transparent contenant une bonne douzainede disquettes de différentes couleurs et en retira la blanchequ’il introduisit dans le lecteur. L’écran afficha :veuillez patienterpuis quelques secondes plus tard : vous etes connecte au terminaldu secretariat d’etat a la defense, ces fichiers sont proteges parla loi federale, veuillez introduire votre code. Steve tapa sur leclavier le numéro que le colonel lui avait demandé de mémoriser.Quelques secondes passèrent puis l’écran afficha : bienvenumonsieur steve windley. votre code est classe 115. vous etesautorise a acceder sans preavis a l’ensemble des fichiers recherchemilitaire. pour votre securite et en raison de la sensibilite desrenseignements que vous allez manipuler nous vous demandonsde bien vouloir completer et confirmer votre fichier d’identite.

Une nouvelle page s’afficha et Steve lut :

steve windley, ne le 10/01/1948 a amman, #, jordanie.

nom et prenom du pere : windley arthur.

nom et prenom de la mere : beard eva.

Steve lut le reste des renseignements requis qui concernaientle cursus scolaire et universitaire, les stages et expériencesprofessionnelles, les différentes adresses, les numéros detéléphone, les lieux fréquentés, les pays visités, les relationsprofessionnelles et personnelles, et répondit à une véritablebatterie de questions sur ses lectures, ses idées politiques etc.« Ne veulent-ils pas aussi connaître mes rêves ? » pensa-t-iltout haut, puis il appuya sur confirmation. Le message errorapparut. Juste en-dessous de cette mention, il lut : remplir lesvides signales par #. Il commença à relire le fichier et découvritce signe affiché entre amman et jordanie. Il avait omis de citerle département de sa ville de naissance. Fallait-il mentionnerle nom de la ville elle-même, comme cela était souvent le cas

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? Mais il hésita et, pour plus de sûreté, décida d’appeler sesparents. Il composa le code des appels extérieurs figurant surle téléphone, puis le numéro. Ce fut Eva Windley qui pritl’appareil.

« Maman ?

— Steve ? Comment vas-tu, mon petit ? Je pensais justementà toi. Léda vient d’appeler. Elle m’a dit que…

— Ça va très bien, maman », dit-il rapidement pour éviterqu’elle ne s’engage, comme à son habitude, un bavardage sansfin « Excuse-moi de t’interrompre, mais j’ai besoin d’un rensei-gnement urgent : je veux savoir où je suis né exactement. »

Eva Windley réprima un hoquet et resta un instant silen-cieuse. Enfin, d’une petite voix elle demanda :

« Que veux-tu dire, Steve ? »

Celui-ci sentit une vive émotion dans la voix de sa mère.

« Es-tu certaine que tout va bien, maman ? Ta voix est toutepetite, je ne te dérange pas ?

— Non, pas le moins du monde », dit-elle en raffermissantsa voix, que veux-tu savoir exactement ?

« C’est pour ma mission au Pentagone. Je suis en train deremplir une fiche et on me demande mon lieu exact de naissance.

— Mais tu es bien né à Amman ? » déclara-t-elle impru-demment sur un ton étrangement interrogatif.

« Amman se trouve dans quel département de Jordanie ? Ilssont pointilleux ici, j’ai absolument besoin de savoir.

— Attends une minute, je vais appeler ton père, il est dansle jardin. »

Steve resta suspendu au téléphone jusqu’à l’arrivée de sonpère, une minute plus tard.

« Bonjour, Steve.

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— Salut papa, excuse-moi de t’avoir dérangé, c’est juste pourun renseignement. Amman, c’est quel département ?

— La province porte le même nom.

— Bien papa, c’est noté, merci, à bientôt ! C’était juste pourremplir une fiche, papa », s’entendit-il préciser avec une certainegêne.

« Salut, fils. »

Steve raccrocha, remplaça le signe # par amman et appuyasur confirmation. Le fichier disparut. Il s’apprêtait à poursuivrela lecture de la première disquette mais remit cette tâche à plustard, car un profond malaise l’avait envahi. La voix de sa mèreavait laissé transparaître un certain trouble, or Eva n’y étaitpas facilement sujette. Quant à son père, il lui avait parlé surun ton faussement détaché. Steve fut saisi d’un doute. Il tentade chasser ces pensées en réactivant son ordinateur, mais rienn’y fit. Il éteignit de nouveau sa machine, leva la tête vers leplafond et pensa à toutes ces questions qui s’étaient imposéesà lui depuis que la vieille dame lui avait lancé l’énigmatique« tu n’es pas celui que tu crois être ». Il refusa tout d’abord defaire le lien avec le curieux comportement de ses parents autéléphone, mais la coïncidence était étonnante, d’autant plusqu’elle était apparue à propos d’une question sur sa naissance.Il faut que je vérifie pensa-t-il. La conscience de la froideur deson raisonnement le fit soudain tressaillir. Il n’était pas questionde vérifier une formule ou les coordonnées d’une courbe, ilétait question de vérifier son identité ! Steve tenta de nouveaude chasser cette pensée, mais il se surprit à rechercher lesmoyens de parvenir à son but. Il se rendit même compte qu’ilavait déjà organisé cette recherche, et cela, en tenant comptede toutes les précautions nécessaires.

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Steve prit dans sa serviette le plan du Pentagone, mémorisale chemin à suivre pour atteindre la bibliothèque et, sans avertirle lieutenant Jones, sortit de son bureau et arpenta les couloirs.Son sens de l’orientation ne l’avait jamais trompé, il savait lireles plans et marquer des repères. Il trouva donc la bibliothèquecomme s’il avait l’habitude de s’y rendre. Il fut toutefois surprispar le gigantisme de celle-ci. Un tableau indiquait la nomen-clature des rayonnages et des services. Celui qu’il recherchaitétait indiqué par une flèche, il la suivit et se retrouva devantune salle vitrée, sur la porte, un écriteau indiquait :

ARCHIVES ADMINISTRATIVES PUBLIQUES

Il entra, la pièce était vide. Sur les étagères étaient classéesles archives des divers départements d’Etat. Steve fit un tourd’horizon et remarqua dans un coin isolé un ordinateur. Il feignitde consulter un dossier tout en observant la machine. Il s’assuraqu’elle n’était reliée à aucun réseau, puis il prit place devantl’écran allumé qui indiquait :

bibliotheque du pentagone-fichier administratif general-misea jour : decembre 1981

Il pointa le curseur de la souris sur menu et activa le fichier.Le plan général s’afficha. Il était trop fourni. Steve actionnala recherche de fichier et introduisit : jordanie, etat civil, lecomputer afficha aucun element correspondant n’a ete trouve.Steve réfléchit un instant. Ce genre de fichier était certainementprotégé. Il ne pouvait se permettre de consulter avec son identitéinformatique des données de ce genre : les fichiers protégésgardaient des traces nominatives de toutes les manipulationsopérées. La seule solution était d’intervenir sur ces fichiersadministratifs généraux qui n’étaient soumis à aucune conditiond’accès. Il réfléchit encore un moment puis tapa : secretariatd’etat aux affaires etrangeres *ambassade des etats-unis enjordanie. Quelques secondes plus tard, un fichier apparut. Steveconsulta le menu et tout à coup il eut un sursaut : il venait de

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lire naissances de citoyens americains en jordanie. Il regardaautour de lui, la salle était toujours aussi déserte, mais son cœurbattait à tout rompre. Il respira profondément, puis activa lefichier. Des centaines de noms apparurent, suivis des dates,lieux de naissance et des noms, prénoms et activités paren-tales. Steve introduisit son patronyme, l’écran afficha tout desuite : aucun element correspondant n’a ete trouve. Il intro-duisit l’année de sa naissance, une série de noms s’afficha,Steve les parcourut entièrement, le sien n’y figurait pas. Ilrechercha dans les années suivantes puis dans les années précé-dentes, mais le résultat fut le même. Tout à coup, il fut surprispar une goutte de sueur coulant sur son nez. Il porta la main àson front et s’aperçut qu’il était en nage. Il referma tous lesfichiers, ressortit de la salle, se promena entre les rayonnages,puis se dirigea vers un distributeur de boissons autour duquelune dizaine de civils et de militaires bavardaient en sirotantleurs gobelets de soda. Steve se fraya un chemin entre eux puisse servit un café et le but en tentant de retrouver son calme,mais dans sa tête une phrase revenait de façon rythmée avecune stridente intensité : Tu n’es pas celui que tu crois être.Retrouve-toi.

Lorsqu’il atteignit le couloir de son bureau, Steve vit lelieutenant Jones devant la porte. Il était visiblement inquiet.

« Monsieur Windley, je ne pensais pas que vous sortiriezsans m’appeler.

— Je ne vais tout de même pas vous déranger à tout bout dechamp, j’étais simplement parti prendre un café. Avez-vousbesoin de quelque chose ?

— Non, je voulais simplement vous faire visiter vos autreslieux de travail.

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— Ne vous en faites pas pour moi, Lieutenant, je préfère medébrouiller avec mon plan.

— C’est juste pour une première visite, Monsieur Windley,pour vous présenter vos préposés aux laboratoires et à l’infor-matique. C’est le Colonel Montgomery qui m’envoie.

— Alors, allons-y.

— Avez-vous activé votre identité informatique ?

— Oui.

— Alors, nous pouvons y aller. »

Steve passa le reste de la journée à visiter les services affectésà l’IDS, puis il fut conduit par Montgomery de réunion enréunion. A la fin de l’après-midi, il était éreinté. Il refusa lesservices du lieutenant Jones qui lui proposait de le reconduire,et partit retrouver son véhicule. En arpentant le parking géantde la façade Nord du Pentagone, il repensa à toutes ces questionssans réponses. Qui était donc cette vieille dame ? Que voulait-elle dire ? Pourquoi ses parents avaient-ils eu cet étrangecomportement ? Pourquoi l’enregistrement de sa naissanceétait-il absent du fichier de l’ambassade d’Amman (alors qu’iln’avait jamais eu de difficulté pour retirer son fichier civil dudépartement d’Etat). Qu’est-ce que tout cela pouvait biensignifier ? Son père aurait-il omis de l’inscrire à Amman, pourle faire à Washington ? Cela ne lui ressemblait guère, et puis,pour quelle raison aurait-il agit ainsi ? Il se laissa aller à penserà d’autres hypothèses. Serait-il né d’un premier mariage ?Serait-il un enfant adoptif ? Dans ce cas, les propos de la vieilledame « Tu n’es pas celui que tu crois être. Retrouve-toi »auraient un sens. Un sens terrible…

Il sortit de l’aire du Pentagone et prit la route vers sa demeureen rejoignant le Jefferson Davis Highway. Au volant, il décida

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d’éviter d’émettre des hypothèses, et de se baser sur des faits.Pour cela, il devait parler à ses parents. C’était certes un sujettrès délicat, mais il lui fallait en avoir le cœur net. Arrivé devantchez lui, il remarqua l’absence du véhicule de sa femme et enfut plutôt satisfait, car il avait besoin de solitude. Il ne souhaitaitpas faire part à Léda de ses préoccupations : les choses étaientdéjà assez confuses pour lui. Heureusement que cette nouvellemission au Pentagone peut justifier mon embarras, songea-t-il.

Il descendit du véhicule et se dirigea vers la maison. En levantla tête, il remarqua que les volets étaient ouverts. C’était là unsigne de la présence de sa femme, or sa voiture n’était pas là.Des courses de dernière minute ? pensa-t-il. Mais alors qu’ilse remettait à marcher vers l’entrée de la maison, il remarquaun papier épinglé sur la porte. Il avança à grands pas, reconnutl’écriture de Léda, arracha le papier et lut : « J’ai appelé lePentagone, mais tu étais déjà parti. Rejoins-moi au HowardUniversity Hospital. Fait attention sur la route, chéri ». Stevecourut vers son véhicule et démarra en trombe pour rejoindreau plus vite Georgia avenue. Dix minutes plus tard, il se présentaitau service d’accueil du bâtiment et lançait à la réceptionniste:

« Windley Steve, ma femme m’a laissé un message.

— Windley ? » elle consulta le registre puis dit : « Allez versle bloc opératoire 3, au troisième, les ascenseurs sont derrièrevous.

— Mais pouvez-vous me dire de quoi il s’agit ?

— On vous informera là-haut, Monsieur. »

Bloc opératoire ? Songea Steve. Mais que se passe-t-il ? Ilaccéléra le pas vers les ascenseurs, et une minute plus tard,alors qu’il se dirigeait vers le préposé à l’étage, Léda surgitdevant lui. Ses yeux étaient rouges, son visage blême.

« Tes parents, chéri… ils ont eu un accident de voiture. »

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Le cœur de Steve se serra, il se demanda un instant si soncoup de téléphone n’y était pas pour quelque chose, mais ilchassa cette idée et poursuivit :

« Et dans quel état sont-ils ?

— Ils viennent de sortir du bloc. Mais je n’ai pas réussi à lesvoir.

— Où sont-ils ? »

Elle lui indiqua le couloir.

« En réanimation, salle 8 »

Il courut vers l’endroit indiqué, une infirmière sortit de lapièce, il poussa la porte, elle s’opposa à son entrée :

« Non, c’est interdit ! » Il l’écarta avec ménagement et entra.Léda tenta de le suivre, mais l’infirmière ferma énergiquementla porte. Dès qu’il eut dépassé le seuil, un infirmier lui fit faceet l’apostropha en lui intimant d’un geste ferme de ressortir.

« S’il vous plaît, Monsieur. »

Steve ignora l’avertissement et chercha des yeux ses parents.Une vingtaine de lits chargés d’équipements de réanimationétaient alignés, et autour d’eux s’affairait le personnel médical.De là où il se trouvait, il ne pouvait reconnaître les siens. Ildécida de passer outre le règlement et déclara d’une voix vigou-reuse à l’infirmier qui le retenait :

« Écoutez, dit-il en exhibant sa carte du Pentagone, il fautque je voie Monsieur Windley ! »

Désarçonné, l’infirmier lui demanda de l’attendre et partitavec la carte vers une équipe médicale affairée autour d’un lit.

L’un des médecins consulta la carte puis vint vers lui.

« Qu’est-ce que cela veut dire, Monsieur ? Qu’est-ce que lePentagone vient faire là-dedans ? Vous ne voyez pas que noussommes en pleine réanimation ?

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— Je vous prie de m’excuser, docteur, j’ai agi sans réfléchir,il s’agit de mes parents… »

Le médecin le considéra un instant avant de lui dire :

« Ne bougez pas d’ici. »

Il repartit vers ses collègues et souffla quelques mots à uninfirmier. Celui-ci vint vers Steve :

« Allez-y, il vous autorise à vous approcher, mais pas trop,et, s’il vous plaît, quoi qu’il arrive, ne perdez pas votre sang-froid. Le docteur vous fait une faveur. »

Steve s’approcha à petits pas jusqu’à reconnaître les traitsde ses parents défigurés par des pansements et portant desmasques à oxygène. Steve se pencha vers l’infirmier :

« Vont-ils s’en sortir ?

— Je ne peux rien vous dire, le traumatisme a été violent, ilssouffrent de fractures et ont perdu beaucoup de sang. A leurâge, ajouta-t-il en se pinçant les lèvres, c’est très délicat »

Le médecin ordonna alors à l’infirmier :

« Préparez deux nouvelles transfusions… »

L’infirmier se dirigea vers une armoire réfrigérante puisannonça :

« Il n’y a plus de rhésus négatif ! »

Le médecin prit un combiné et composa un numéro.

« C’est occupé… Arnold, allez au BTS… » A ce momentprécis, l’un des électrocardioscopes émit un son strident.

« Il lâche ! Arnold, vite, le défibrillateur, il faut le choquer ! »

Il regarda Steve qui était figé :

« Windley ! rendez-vous utile, allez au fond du couloir,première porte à gauche, vous demanderez deux culots, du Anégatif et du B négatif. Faites vite et ne vous trompez-pas ! »

Steve se précipita vers la porte par laquelle il était entré.

« Non ! de l’autre côté ! cria le médecin. »

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En quelques secondes, Steve se retrouva devant le bloodtransfusion service. Il poussa la porte et entra dans la petitepièce. Le préposé était au téléphone, il posa le combiné :

« Que puis-je pour votre service ?

— Je viens de la salle de réanimation 8, le médecin vousdemande deux culots… »

Le préposé l’interrompit :

« Comment se fait-il qu’il vous envoie ?

— C’est pour mes parents, ils sont en réanimation, tout lepersonnel est occupé, le téléphone aussi…

— Bien, quels sont leurs rhésus ?

— A négatif et B positif… Non, je voulais dire B négatif…

— Ce n’est pas le moment de se tromper !

— Je ne me trompe pas, j’en suis sûr, B positif c’est moi. »

Le préposé répliqua immédiatement :

« Non, vous devez vous tromper…

— Alors appelez ! c’est la salle 8. »

L’homme prit le téléphone, composa un numéro et dit :

« C’est Hammer, vous m’avez envoyé quelqu’un, c’est pourconfirmer les groupes… vous voulez bien du A négatif et Bnégatif ?… c’est bien ça ?… parfait… je vous les envoie toutde suite. »

Il raccrocha, se dirigea vers un réfrigérateur, en retira lesdeux culots qu’il remit à Steve en lui disant :

« Monsieur, à l’occasion, vérifiez votre groupe, ça risque devous jouer un mauvais tour, vous ne pouvez être B positif.

— Et pourquoi donc ? » s’étonna Steve.

« Parce que de par leurs groupes, vos parents ne peuvent pasavoir un enfant de rhésus positif, sauf évidemment… » Il laissasa phrase en suspens. Steve repartit à grands pas en serrantcontre lui les culots de sang et rejoignit la salle 8. A son entrée,

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il vit beaucoup de mouvement autour du lit d’Arthur Windley.Il s’approcha, l’infirmier le vit et vint à sa rencontre pour prendreles culots. Tout à coup, un bruit sec suivi d’un soubresautgénéral. Steve observa le lit de plus près. Le médecin opéraitdes électrochocs sur la poitrine d’Arthur Windley. Steve ressentitles secousses au plus profond de lui-même. Il regarda l’élec-trocardioscope qui s’était affolé à la suite de l’impulsionélectrique et constata l’espacement des ondes, puis leur affais-sement en une ligne horizontale accompagnée d’un lugubresifflement. Le médecin reposa les électrodes puis, d’un signe,signifia à Steve que tout était fini. Le silence se fit et soudains’éleva un gémissement. Le médecin se pencha vers le lit voisin,celui où reposait Eva. Celle-ci avait ôté son masque à oxygèneet arraché les cathéters. Le médecin fit rapidement le tour dulit pour lui remettre son masque. Elle le tira par la manche etsouffla :

« Enlevez-moi toutes ces choses et appelez mon fils. »

Le médecin fit signe à Steve, puis emmena tout son mondecontrôler les autres patients. Steve se pencha sur Eva et l’entenditmurmurer :

« Steve… mon petit Steve… tu as été la lumière de notrevie… Il faut que tu saches… j’ai fait un serment il y a trèslongtemps ». Elle marqua un profond silence, puis :… « Lemoment est venu de le tenir… tu n’es pas… » elle se tut. Leslarmes aux yeux, Steve caressa ses cheveux maculés de sang.Elle poursuivit : « Steve, nous t’avons recueilli dans un campde réfugiés après l’exode palestinien… » Elle tenta de poursuivre,articula quelques mots inintelligibles puis : « Tu étais avecMazen… ton frère… »

Steve se sentit défaillir, il articula :

« Mon frère ?

— Oui… Mazen. Il se souvenait de tout… il ne voulait pasrester avec nous… un jour il a parlé d’un village, Deïr Yassin…

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C’est tout ce que je sais… Il y a autre chose … Dans notrecoffre, un collier, on l’a trouvé sur toi… c’est tout… Dieu nouspardonne… tu étais si heureux… Adieu Seïf… Seïf… c’étaitton nom.

— Et où est mon frère ?

— Je ne l’ai plus jamais revu … »

Eva ne termina pas sa phrase.

Le lendemain de l’enterrement, Steve raccompagna le derniervisiteur jusqu’à la grille, puis referma celle-ci et s’arrêta uninstant. Il regarda le jardin dont il connaissait tous les recoins,les arbres familiers dont il avait étreint chaque branche, pensaaux aigles de son père, aux plantes de sa mère et se dit quecelle-ci avait finalement eu raison : il avait été heureux danssa famille d’adoption. Il avança vers un banc de bois au coindu jardin, s’y installa et se remémora les dernières paroles dela défunte : « Mazen se souvenait de tout ». Qu’est-ce que celapouvait bien signifier ? Il réfléchit un instant. La Palestine ? iln’en savait pas grand-chose. Il en savait bien plus sur Israël,la « terre promise », mais l’exode palestinien qu’avait mentionnéEva ne lui disait rien. Il savait qu’il y avait un problème deterre -cela faisait souvent les titres des journaux télévisés— ilsavait que des guerres avaient eu lieu à ce propos, mais c’étaittout. Il faut que je m’informe, songea-t-il. Et il pensa à sonfrère. Qu’était-il devenu ? Pourquoi n’avait-il jamais tenté dele revoir ?

Plus profondément, Steve se demanda ce que cela lui faisaitd’apprendre la vérité. En quoi désormais ma vie peut-elle bienchanger ? Il l’avait si bien remplie grâce aux attentions de sesparent, de mes parents adoptifs corrigea-t-il mentalement.Quelle différence ? Les sachant adoptifs, pouvait-il les en aimermoins ? Cela n’avait pas de sens, même si le sang qui coulait

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dans ses veines était celui d’autres personnes dont il ne savaitmême pas le nom. C’est l’unique différence se dit-il. Le sang.Ce sang qui, par une ironie du sort, ne pouvait être celui dufils des Windley, comme l’avait laissé entendre le préposé dublood transfusion service. Steve songea à cette successiond’événements : la dame, puis le rêve, la question du lieu de sanaissance, l’hésitation de sa mère, le fichier du Pentagone,l’incompatibilité de son sang avec celui des Windley, et enfinles aveux… Une phrase d’Eva lui revint soudain en mémoire: « il y a autre chose… »

Il se leva d’un bond, traversa le jardin, entra dans la maisonet se dirigea vers le bureau. Il prit les clés trouvées dans la vestede son père et ouvrit sans peine le coffre, qui était muni d’unesimple serrure. Il y avait surtout des papiers : des actes depropriété, des ordres de mission, des rapports confidentiels del’époque où son père était diplomate. Il fourra sa main derrièreles piles de dossiers pour vérifier si quelque chose n’y était pasdissimulé et sentit le contact d’un métal froid. Il retira un vieuxpistolet. Il le posa sur le bureau, replongea sa main dans lecoffre et en retira une grosse enveloppe. Elle contenait unepetite boîte en bois et une vieille « Édition illustrée des Contesd’Andersen ». Surpris, Steve l’ouvrit. Sur la page de garde, illut ces mots, écrits d’une fine et belle écriture :

A Mazen, avec amour

C’était signé :

Susan

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Plus bas, il découvrit, tracées par une main d’enfant, d’abordune grossière copie de la phrase du dessus puis, en rouge, avecune grosse écriture irrégulière, cette dédicace :

A Seïf

ton frère Mazen

Bouleversé, Steve feuilleta nerveusement le livre, mais il netrouva rien d’autre. Il revint alors vers la grosse écriture rougeet resta un instant songeur. Puis il ouvrit la petite boîte. Ellecontenait un mouchoir de satin. Il le déplia et découvrit unechaîne avec une étoile à six branches, légèrement ébréchée.Était-ce la « chose » dont avait parlé sa mère ? D’après ce qu’ilavait compris, il serait Palestinien, c’est-à-dire chrétien oumusulman, plutôt que Juif. Alors qu’aurait fait jadis cette étoilesur lui ? Il prit la chaîne et la souleva, l’étoile glissa à terre : lachaîne était brisée. Il en évalua la longueur. Ce n’était pas celled’un enfant. Il ramassa l’étoile puis retourna vers le coffre dontil retira les papiers qu’il commença à classer. Il prêta uneattention particulière aux rapports confidentiels datant del’époque supposée de sa naissance. Les notes portaient sur deslivraisons d’armes, sur des groupes armés aux noms plus oumoins célèbres, « Irgoun », « Stern », « Hagana », sur descombats, des attaques, des offensives. Il y avait également desrapports sur des assassinats, des attentats, des transferts decapitaux, des estimations des forces armées juives et arabes,des rapports retraçant des dialogues avec les dirigeants duMoyen-Orient, ou encore des notes sur des contacts entre étatstiers ou sociétés pétrolières avec ces mêmes dirigeants. Il yavait également des évaluations sur les puissances politiques,économiques ou religieuses des différents pays. Des listes des« contacts privilégiés », « contacts courtois » et « contacts diffi-ciles ». Bref, il y avait là une somme d’informations plus ou

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moins confidentielles d’une valeur certaine, mais pas de vued’ensemble sur ce qui s’était passé à l’époque, et surtout, riende personnel concernant les Windley ou leurs enfants adoptifs.Steve garda simplement le pendentif et remit le reste dans lecoffre. Il partit rejoindre sa femme, discuta avec elle desproblèmes pratiques consécutifs à la disparition de ses parents,des papiers, du sort de la maison… Puis il décida de prendrel’air. Il se promena longuement dans le parc de son enfance,puis se reposa sur un banc à l’ombre d’un saule. C’est là qu’ilse rendit compte que cette histoire l’interpellait très profon-dément. Il n’arrivait plus à se défaire de sensations intenses etobsédantes. Son frère se « souvenait de tout » et avait refuséde rester avec les Windley. Et lui ? Lui avait passé toute sa viedans un doux cocon. Il pensa à ce choix fait par ses parentsadoptifs de lui cacher son histoire, et médita sur diverseshypothèses. La faim le ramena à la réalité. Il regarda sa montreet se rendit compte que l’heure du déjeuner était largementdépassée. Il se leva et retraversa Meridien hill park.

Il retrouva sa femme légèrement inquiète, mais elle s’efforçade n’en rien laisser paraître :

« La table est mise, tu veux que je te réchauffe le déjeuner ?

— Merci Léda, ça ira. »

Ils se rendirent à la salle à manger et s’assirent sur les vieilleschaises cannées des Windley.

« Steve, je peux m’occuper de tout cela si ça te gêne.

— De quoi ?

— Des affaires de tes parents, de la maison…

— Je m’en occuperai, ça ne me gêne pas du tout, bien aucontraire. Ça me rappelle mon enfance.

— Tu devais être tout mignon, mon petit chéri. Tu n’as pasde photos de toi bébé ?

— J’en doute.

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— Et pourquoi donc ? »

Steve eut une légère hésitation puis :

« Nous n’avons jamais été amateurs de photographies dansla famille ». En disant cela, il se rendit compte que c’était vrai.Les Windley avaient certainement évité de collectionner lesclichés pour que l’absence de celles de sa prime enfance ne luiparût pas étrange. Léda remarqua le ton soucieux de son épouxet mit cela sur le compte du deuil. Elle se leva et se retira délica-tement, prétextant un quelconque rangement. Une fois seul,Steve pensa à tous les vides qui avaient jalonné son enfance.Ses parents ne lui avaient jamais parlé de sa naissance, ni dela Jordanie, ni de l’Égypte. Ses plus vieux souvenirs remon-taient à la vieille maison d’Eye street. Pourtant, songea-t-il,nous ne sommes arrivés en Amérique que bien plus tard, alorsque je devais avoir dans les cinq ans. Il essaya de se remémorerdes souvenirs antérieurs, mais il ne retrouva rien, à part d’étrangessensations. Oui, se dit-il, les Windley ont fait en sorte que toutcommence à Washington. Il pensa à son frère. Quand les avait-il quittés ? Pourquoi ses parents adoptifs l’avaient-ils laissépartir ? Avait-il alors l’âge de choisir sa vie ? Pouvait-il êtrebeaucoup plus âgé que lui ?

Quelques minutes plus tard, Léda revint, tenant une piled’ouvrages.

« Steve, j’ai trouvé ces livres à part sur une table. Ils portenttous le cachet de la bibliothèque du Congrès.

— Oui, je sais que papa y était abonné, laisse-les ici, je vaisles remettre demain avant d’aller au travail.

— Chéri, veux-tu que je te laisse seul ?

— Non, je le suis assez ainsi », répondit-il sans le vouloirsur un ton morne.

« Je comprends.

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— Non chérie, tu ne peux pas comprendre… » Il restalongtemps silencieux, songea à ces révélations sur sa véritableidentité, sur son étrange destin, puis déclara :

« Léda, qu’est ce que la destinée pour toi ?

Elle s’étonna un instant puis répondit :

« Une puissance supérieure qui règle de manière fatale lesévénements de notre vie.

— Et tu y crois, à cette fatalité ?

— Absolument ! Pourquoi chéri, tu en doutes ?

— Un peu. Peut-être les hommes ont-ils simplement inventéle destin pour lui attribuer le désordre et se défaire de leurresponsabilité.

— Je pense qu’ici tu associes deux choses différentes. Ledestin est une chose, ce que tu appelles « responsabilité » etqui est en fait « vocation » en est une autre.

— Je ne vois pas la différence.

— Elle est pourtant simple : le destin est extérieur, la finalitéqui s’empare de chacun relève d’une puissance supérieure, ousi tu veux, d’un déterminisme implacable. La vocation, quantà elle, implique une finalité interne. Il y a quelque chose quiinterpelle l’individu. D’ailleurs, vocation vient du latin vocatio,qui signifie appel, invitation. Toute vocation s’adresse à l’individuappelé par son nom, en tant que lui-même. C’est là sa respon-sabilité ! » dit-elle en souriant, « et Némésis est là pour punirles hommes qui fuient leur destin », plaisanta-t-elle.

Steve répondit au sourire de Léda par une étrange grimacequi la fit taire.

Le lendemain matin, avant de se rendre au Pentagone, Stevefit un crochet par First St. pour rejoindre l’imposant bâtimentcentral de la Library of Congress, la plus grande bibliothèque

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du monde. Il rangea son véhicule et entra dans le grand hallcouvert d’une riche mosaïque de marbre, puis gravit d’immensesescaliers jusqu’à l’étage où s’alignaient de majestueuses colonnesdominées d’arches décorées à la feuille d’or. Steve observa letout avec plus d’étonnement que d’admiration et se dirigeavers l’administration. Là, il présenta les livres à l’une des biblio-thécaires et lui fit part de la situation. Elle lui proposa de profiterde l’abonnement du défunt jusqu’à son terme. Steve accepta.La dame lui indiqua la salle des fichiers et quelques minutesplus tard, il arriva devant les terminaux informatiques de labibliothèque. Il s’installa devant un écran et tapa : « palestine». Les titres et références apparurent. Il inscrivit ceux d’unedemi-douzaine d’ouvrages puis les demanda. Vingt minutesplus tard, il entra dans une salle de lecture pour les consulteravant de choisir ceux qu’il emmènerait chez lui. Il lut quelqueschapitres en diagonale et soudain, dans l’index de l’un desouvrages, il trouva une référence à « Deïr Yassin ». Il feuilletafébrilement le livre jusqu’à atteindre la page indiquée où il lut: « …le 29 Novembre 1947, alors que les juifs constituent 32%de la population et possèdent 5,6% des terres, l’o.n.u. donneà l’État sioniste 56% du territoire avec les terres les plus fertiles…Mais la terre ne suffisait pas, il fallait la vider de ses habitants.Pour atteindre cet objectif, les sionistes instituèrent un véritableterrorisme d’État contre la population palestinienne,… L’exemplele plus éclatant fut celui de Deïr Yassin : le 9 avril 1948, les254 habitants de ce village furent massacrés par les troupes del’Irgoun dont le chef était Menehem Begin, qui écrivit plustard dans son livre : « il n’y aurait pas eu d’État d’Israël sansla « victoire » de Deïr Yassin… » En tournant la page, Stevese rendit compte que ses mains étaient moites. … «Avant d’êtreassassiné, le Comte Bernadotte, envoyé de l’o.n.u., décrivit «le pillage sioniste à grande échelle et la destruction de villagessans nécessité militaire apparente »… La Haganah par de fortesattaques s’empare de Tibériade, Haïfa, Jaffa et Safed. C’est

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ainsi que le territoire accordé aux sionistes par l’o.n.u. (56%)s’étendit à près de 80% de la Palestine ».

Steve referma l’ouvrage et resta interdit. Son cœur s’étaitemballé. Il était à présent certain que son frère et lui étaient lesseuls rescapés de ce fameux massacre. Ce devait être la réponseau « Il se souvenait de tout » d’Eva Windley.

Steve garda quelques livres puis, après avoir recherché denouvelles références, il demanda à la bibliothécaire :

« Puis-je en consulter quelques autres ? et il lui donna denouveaux titres.

— Ils sont à vous dans deux minutes. »

Quelques minutes plus tard, elle lui remit une nouvelle pilede livres. Steve repartit vers la salle de lecture et les consulta.En feuilletant un ouvrage sur les groupes paramilitaires juifs,il découvrit des photos de miliciens de l’Irgoun et du groupeStern. Son cœur s’emballa, il avait probablement devant luiles tristes faces des assassins de son village. Soudain, Stevefut sidéré : il crut reconnaître, au cou de l’un des miliciens,l’étoile de David trouvée dans le coffre et qui était là, dans sapoche. Il la retira et la mit à côté de celle reproduite sur laphotographie. Cette dernière étant trop petite, il partit retrouverla dame et lui demanda si elle n’avait pas une loupe.

« Non, répondit-elle, mais si c’est pour visionner un documentvous avez le rétroprojecteur, il est dans la salle 3. Je pensequ’elle est libre. »

Steve se rendit à la salle de projection, posa le livre sur laplaque, alluma le rétroprojecteur, éteignit les néons, effectuala mise au point et observa la photographie agrandie 20 fois.Il se rapprocha de l’écran, s’écarta pour effacer son ombre,puis tint l’étoile près de celle figurant sur la photographieprojetée.

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L’image agrandie était floue, mais il lui sembla que les deuxétoiles étaient ébréchées au même endroit.

Steve recula et observa le visage du porteur de l’étoile.

En bas, sur l’écran, se trouvait la liste des noms des miliciens.Lorsqu’il vit le nom du porteur de l’étoile, Steve pensa à uneméprise : c’était celui d’un Premier ministre israélien. Stevefut alors saisi d’un profond malaise, celui-là même que lesWindley avaient voulu étouffer : le malaise de l’humiliation.Ce sentiment fut encore plus profond lorsqu’il pensa à sonfrère.

Steve quitta la Library of Congress et, sur le chemin duPentagone, fut à plusieurs reprises obligé de corriger sa route: son esprit s’était emballé. Il avait un impérieux besoin d’ensavoir plus et ne savait par où commencer. En apercevantl’immense bâtiment du Secrétariat à la Défense, il éprouva unedésagréable sensation de vide. En arpentant les couloirs quimènent au service chargé de l’IDS, son impression s’intensifiaet il se sentit étrangement détaché de tout cela. Il entra dansson bureau où le rejoignit quelques secondes plus tard lelieutenant Jones. Celui-ci lui présenta les rapports des réunionstenues en son absence. Steve avait un immense volume detravail en retard. Il s’attela de mauvaise grâce aux tâches quil’attendaient.

A la fin de la journée, sur le chemin du retour, alors que lacirculation était lente autour de Dupont Circle, Steve se renditcompte qu’il était en train de fixer un panneau indicateur qu’iln’avait jamais remarqué auparavant. Tout à coup, il prit consciencede ce que cette indication pouvait représenter pour lui. Les

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avertisseurs des véhicules qui suivaient le sien rappelèrent sonattention sur la circulation qui venait de se libérer devant lui.Steve accéléra, ignora le virage de Connecticut avenue qu’ildevait prendre pour rentrer chez lui et prit la direction deMassachusetts avenue, jusqu’à Sheridan Circle où il retrouvale même panneau indicateur. Il vira ensuite sur Belmont roadet immobilisa son véhicule. Sur sa droite s’élevait une mosquéede marbre rose surmontée d’un petit minaret. La vue de l’IslamicCenter le fit sourire. Qu’est-ce qui pouvait bien l’avoir conduitjusque-là ? Le désir de retrouvrer ses sources ? Il n’était mêmepas certain de sa religion d’origine ! La curiosité ? Le hasard? Steve n’avait pas eu d’éducation religieuse, la seule fois oùil était entré dans un lieu de culte, c’était pour son mariage. Ilse demanda un instant si les Windley ne l’avaient pas — parrespect pour ses origines — sciemment laissé à l’écart de lareligion. Steve quitta sa voiture, s’approcha de la mosquée etlut sur le portique : free admission puis, juste en dessous : arms,legs (and women’s heads) must be covered and shoes removed.Il enleva ses chaussures et entra dans le sanctuaire illuminépar un lustre suspendu à un dôme à vitraux. Il avança entre lescolonnes de marbre gris surmontées d’arabesques et sentit sousses pieds la douceur soyeuse des tapis persans. A quelquesmètres devant lui se trouvait un groupe de jeunes gens agenouillésautour d’un guide. Ils n’avaient visiblement pas respecté lesconsignes inscrites sur la porte d’entrée : de longues cheve-lures blondes et brunes étaient découvertes, et ils portaientpresque tous des bermudas et des tee-shirts. Steve les contourna,avança encore et remarqua à la droite du Mihrâb, un Minbard’ébène incrusté d’ivoire. Il s’en approcha et, à ce moment-là,il sentit une présence. Il se retourna et vit près de lui, à l’ombred’une colonne, un homme qui le regardait placidement.

« Avez-vous besoin d’un renseignement ?

— Euh… non… pas vraiment », répondit Steve légèrementembarrassé.

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« Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à ledemander. Il y a ici une librairie, une salle de lecture et mêmeun institut d’études islamiques…

— En fait, je suis venu ici un peu par hasard.

— Seule une noble inspiration peut conduire un homme dansun lieu de culte. Avez-vous déjà visité une mosquée ?

— Non, j’ignore tout d’Allah.

— Ignorez-vous tout de Dieu ?

— Non, je voulais simplement dire…

— Les Musulmans ne croient pas en un dieu autre que celuides Chrétiens ou des Juifs. « Allah » signifie en arabe « laDivinité ». Pour le musulman « Allah » n’est autre que le Dieude Moïse et de Jésus. Nous adorons le Dieu unique, miséri-cordieux, futur juge des hommes au jour du Jugement Dernier…Vous voyez que vous n’ignorez pas tout d’Allah », ajouta-t-ilen souriant devant l’étonnement de Steve qui demanda alors:

« Puis-je vous poser une question ?

— Je serais ravi de pouvoir y répondre. »

Steve réfléchit un instant puis lança :

« Voilà, je voudrais savoir si les prénoms arabes ont un sens.

— Tous, à quelques exceptions près. »

Steve posa alors immédiatement la question qui lui brûlaitles lèvres :

« Et quel est le sens de « Seïf » ?

— « Seïf » ? Seïf est le diminutif de « Seïf Allah » ou encorede « Seïf-al-Din, ce qui signifie « Sabre de Dieu » ou « Sabrede la Religion ».

— Et le fait de porter ce nom a-t-il une signification parti-culière ?

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— Dans la tradition musulmane, le choix du nom de l’enfantn’est jamais fortuit. Lorsqu’un père nomme son fils, il exprimeun vœu, un désir profond. Le sabre est l’emblème de la souve-raineté, de la puissance, de la justice, mais il est égalementcelui de la sévérité et de la vengeance.

— Est-ce qu’en vérité cela se passe toujours ainsi ? N’est-ce pas une tradition perdue ?

— Peut-être bien qu’en pratique, le souci esthétique l’emportesur le sens, mais je pense que la tradition demeure. D’ailleurs,au Moyen-Orient, on appelle souvent les gens « père d’un tel» et pour reprendre votre exemple, le père de Seïf serait appelé« Abou Seïf ». Le nom est d’ailleurs un attribut sacré, lesdiminutifs ou sobriquets sont interdits par le Coran.

— Et s’il y a adoption, qu’advient-il du nom de l’adopté ? »

L’imam le regarda à nouveau avec étonnement puis répondit:

« Il est dit dans le Saint Coran :

« Dieu n’a pas placé deux cœurs dans la poitrine de l’homme…Il n’a pas fait que vos enfants adoptifs soient comme vos propresenfants… Appelez-les du nom de leur père, ce sera plus justeauprès de Lui… »

— Et si l’adoptant ignore tout du père, peut-il considérerl’orphelin comme son fils et lui donner son nom ?

— Le traiter comme un fils, oui, mais lui occulter son nom,c’est lui ravir sa vie, ses morts, ses ancêtres. Ceci est absolumentinterdit.

— Même si c’est pour le bien de l’enfant ?

— La vie n’est pas dans l’occultation et l’oubli », réponditl’homme immédiatement.

Steve resta pensif. En lui cachant sa véritable identité, lesWindley lui avaient-ils véritablement ravi sa vie ? Qu’est-cequi les avait empêchés de lui dire un jour la vérité ? Son bien-

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être ou la pérennité de leur illusion parentale ? Steve regardal’imam qui l’observait avec curiosité, tentant de déceler laraison de ses étranges questions et dit :

« Merci de votre amabilité, cela m’a fait un grand bien devous entendre.

— Je vous en prie, Monsieur. »

En quittant l’Islamic Center, Steve songea à cette phrase del’imam : « la vie n’est pas dans l’occultation et l’oubli », et ilpensa à son frère. Pourquoi n’avait-il jamais tenté de le retrouveret de lui apprendre la vérité ? Était-elle si dure à accepter quelui aussi, comme les Windley, avait décidé de la lui cacher ?L’attitude de Mazen légitimait celle de ses parents adoptifs. EtSteve pensa à nouveau à cette effroyable catastrophe qui s’étaitabattue sur son peuple. En l’apprenant par la seule lecture, ilavait ressenti une profonde humiliation. Qu’en était-il alors deceux qui la vivaient dans leur chair, quotidiennement ? Et qu’enétait-il de son frère qui « se souvenait de tout » ? Qu’était-ildevenu ? Comment le retrouver ?

Épuisé par tant de questions sans réponses, il rentra chez lui.

Léda lui ouvrit la porte avant même qu’il eût mis la clé dansla serrure. Souriante et rayonnante dans un déshabillé de soieécarlate, elle s’était fait belle et désirable. Elle l’embrassa avecplus d’insistance que d’habitude et, sans dire un mot, le pritpar la main et le conduisit à la salle à manger. Là, Steve découvritla table décorée pour les grandes occasions, à la seule diffé-rence que deux couverts seulement y étaient mis. Léda avaitsorti son plus beau service de table et un chandelier d’argentdont l’éclat rivalisait avec celui des fleurs qui s’épanouissaientdans un magnifique vase de cristal : des roses rouges. Le toutétait joliment agencé et Léda en était fière.

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« J’ai mis le champagne au frais, je vais le chercher ! » dit-elle en s’élançant vers la cuisine, laissant son époux perplexe: ce n’était ni leur anniversaire de mariage, ni l’un de leursanniversaires respectifs.

Léda revint avec la bouteille et trois flûtes. Steve prit lechampagne et s’apprêta à le décacheter.

« Non ! lança Léda, il faut le sabrer !

— Et avec quoi ? » interrogea Steve.

« Avec un sabre pardi !

— Et où comptes-tu trouver un sabre ? »

Elle se leva et revint quelques secondes plus tard en brandissantle sabre qui, auparavant, décorait la bibliothèque du défuntWindley. A la vue de l’arme, Steve eut un sursaut et Léda leremarqua. Elle se mordit les lèvres, son expression changea.

« Je suis désolée ! » dit-elle avec la sensation d’avoir gâchéun bon moment. « Je vais le remettre à sa place.

— Non ! » lança-t-il avec un sourire forcé, « quand le sabreest tiré, il faut frapper ! Il prit l’arme, appliqua la lame contrele verre, la fit glisser de quelques centimètres en arrière et, d’uncoup sec, fit sauter le goulot, faisant jaillir abondamment lamousse. Il remplit deux flûtes et posa la bouteille. Léda lareprit, remplit la troisième et y mit une rose rouge.

Alors Steve saisit le pourquoi de ce dîner aux chandelles :c’était l’anniversaire de leur premier rendez-vous. Léda avaitalors fait le même geste avec les roses qu’il lui avait offertesdevant le St. John’s.

Ce souvenir raviva le cœur de Steve, pas assez cependantpour lui faire oublier la raison de son malaise. Léda pensaitque c’était la vue de l’arme de son père qui en était la cause.Et c’était mieux ainsi, songea-t-il, car, comment pouvait-il luidéclarer que ce n’était pas le souvenir de Windley qui l’avaitgêné mais que c’était le sabre en lui-même, ce « Seïf » dont il

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venait d’apprendre qu’il portait le nom. Ce « Seïf » destiné àla guerre… ou au champagne.

Dans les mois qui suivirent, Steve ressentit l’emprise de sesdécouvertes sur sa vie de tous les jours. Il communiquait demoins en moins, et le peu de temps que lui laissait le Pentagone,il le passait dans son bureau à la maison où il s’isolait pourlire. Il avait conscience des inquiétudes de sa femme, mais iln’arrivait pas à se libérer de ce qui devenait pour lui une véritableobsession : son identité. Sa pensée était littéralement assiégéepar cette question et il avait beau tenter de l’occulter, chaquefois, elle revenait, comme renforcée par cette occultation même.Ce qui, au début, n’avait provoqué que son étonnement, étaitpeu à peu devenu agaçant puis tortueux jusqu’à l’insuppor-table. Souvent, il avait failli tout raconter à Léda, mais ilrepoussait sans cesse cette échéance à cause du vide qu’en-gendrerait cet aveu. En effet, comment lui dire que l’hommequ’elle avait épousé était en fait quelqu’un d’autre ? Et surtout,comment lui avouer que cet autre voyait ses repères s’effondrer?

Son amour pour Léda était intact, mais cet amour ne pouvaitcompenser un vide qui n’était pas affectif, mais identitaire.Une identité s’effondrait, une autre émergeait. Steve n’avaitpas besoin d’une femme. Il avait besoin d’un frère. Et cela,personne ne pouvait le comprendre. Sauf Mazen peut-être.

Pour retrouver Mazen, Steve devait d’abord retrouver cettedame par laquelle tout avait commencé. Rien dans les papiersdes Windley ne pouvait lui indiquer comment la retrouver.D’autre part, il n’avait guère eu le temps d’interroger sa mèreadoptive sur l’identité de cette inconnue. Il n’avait que cette

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photographie de sa cérémonie de mariage où elle apparaissaiten second plan. Qui était-elle ? Comment connaissait-elle lavérité ? Pourquoi s’était-elle manifestée si tardivement ? Unnouveau chapelet de questions sans réponses se présentait àSteve. Comment la retrouver ?

La réponse, il la trouva quelques semaines plus tard. Alorsqu’ils lisaient leurs journaux dans le salon, Léda murmura : «C’est mignon ! », puis elle rapporta :

« Écoute ça, Steve, c’est dans les annonces : « Nous noussommes côtoyés dans le métro, nous nous sommes regardéset j’ai ressenti beaucoup de choses pas très habituelles. Tuportais un tailleur et des escarpins bleu électrique, tu es descendueà Mc Pherson square, et tu tenais ce journal. Appelle-moi… »

Le lendemain, Steve se présenta au bureau de poste le plusproche de son domicile, où il se fit délivrer une boîte postale,puis il s’en fut à l’office de publicité du Washington Post oùil rédigea une annonce :

« J’ai retrouvé Seïf, où est Mazen ?

P.O.BOX 29793 Washington D.C. »

Il demanda au préposé du bureau des annonces de la fairepublier pendant trois jours, en caractères gras, insérée dans undouble cadre, à la page des programmes de télévision.

Cinq jours plus tard, il trouva dans sa boîte postale une petiteenveloppe bleue. Il l’ouvrit sur-le-champ. L’écriture étaittremblante, mais il la reconnut : c’était celle qui figurait sur lelivre trouvé dans le coffre, celle de Susan.

J’étais au service de la Croix Rouge à Jéricho, dans les terri-toires occupés où votre frère et vous êtes arrivés lors de l’exodede 1948. Depuis Amman en 49, je n’ai pas revu votre frère. Jen’ai appris votre séparation que dix ans plus tard, de la bouche

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d’Eva qui m’a dit que Mazen était resté dans une famille duCaire. Plusieurs années plus tard, en Égypte, j’ai retrouvé cettefamille qui m’a appris avec beaucoup de réserves que Mazenavait pris le chemin de la Résistance palestinienne et que, depuis1980, on avait complètement perdu sa trace à Beyrouth. C’esttout ce que je peux vous dire. J’ai l’intime conviction qu’il esttoujours vivant. Faites très attention. Votre dévouée.

Steve retourna la lettre mais c’était tout. Il la relut une dizainede fois. Le message était concis mais le « Faites très attention» et l’absence de signature le clarifiait : il y avait danger. Uninstant, il pensa que cette dame avait quelque peu perdu le sensdes réalités. Quel péril pouvait l’atteindre ? Il réfléchit encoreet saisit alors le sens de ces précautions : cette dame ne se proté-geait pas elle-même, c’était Mazen qu’elle voulait protéger.Qu’était-il donc devenu pour qu’une vieille dame de Washingtonprenne toutes ces précautions ? « Mazen a pris le chemin dela Résistance », avait-elle écrit. Cela justifiait-il toutes cesréserves ? Dans le doute, il préféra éliminer toutes les consé-quences de cette annonce. Il rendit sa boîte postale et remerciale ciel d’avoir eu la présence d’esprit de payer celle-ci etl’annonce au Washington Post en espèces.

Au Pentagone, dans le cadre du projet IDS, la mission deSteve s’était peu à peu concrétisée dans la mise au point desmissiles antimissiles.

La division de Steve avait sur ce point une avance substan-tielle sur les autres, car le système existait déjà dans des versionsexpérimentales. L’objectif était de parfaire les résultats obtenustout en les intégrant dans le système IDS. Pour cela, il fallaitmettre au point un réseau de coordination entre les satellites1,les bases de détection terrestres, les calculateurs2 et la program-

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mation3 des missiles intercepteurs, toutes ces données devantêtre interprétées en un temps minimum par des ordinateurs.

Les autres divisions étaient, quant à elles, confrontées à detrès grandes difficultés. Les armes nouvelles et la mise en placedes centaines de satellites nécessaires à la « Guerre des Etoiles» subissaient de plein fouet les critiques des scientifiques etdes politiques.

D’autre part, du point de vue géostratégique, les prioritésmilitaires évoluèrent très rapidement. Les soubresauts de l’UnionSoviétique et la politique de ses nouveaux dirigeants rendaientcaduque la menace d’une guerre nucléaire totale.

Cependant, depuis que les belligérants de la guerre Iran-Irakavaient entamé une guerre de missiles, de nouvelles menacescommençaient à poindre. Des menaces plus immédiates quecelles d’une guerre nucléaire. Les rapports de la CIA relatifsà l’expérience acquise par l’Iran, et surtout par l’Irak, au niveaude la portée et de la précision des missiles, tombaient de plusen plus souvent sur les bureaux des décideurs américains. L’Iraken tant que bouclier contre la déferlante islamique sur le Moyen-Orient — réservoir mondial du pétrole — avait reçu toutes lesaides militaires nécessaires pour contrer l’Iran. Mais alors quece conflit s’était progressivement enlisé en une guerre deposition dans les marais de Chatt el Arab, l’Occident conti-nuait à livrer à l’Irak des armes de plus en plus sophistiquées,au grand dam d’Israël qui pensait à l’après-guerre.

Face à ces nouvelles menaces, le gouvernement des Etats-Unis décida de réagir. Les déboires de l’IDS soumis au feu dela critique entraînèrent le Pentagone à réviser sa stratégie à labaisse. C’est ainsi que certaines divisions de recherche surl’IDS avaient vu leur mission redéfinie dans le sens de cesnouvelles menaces. Pour l’une de ces divisions, il s’agissaitdésormais de mettre en place un système mobile de missiles

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antimissiles conventionnels. C’était celle dirigée par SteveWindley.

La perspective de redéfinir la mission qui lui était impartiene séduisait guère Steve. Il reçut de mauvaise grâce les nouveauxrapports des mains du colonel Montgomery, et s’enferma dansson bureau pour les étudier. Les rapports présentaient les carac-téristiques des systèmes existants et les projections préconisées.En somme, c’était une redéfinition qui ressemblait beaucoupà une simplification, les nouvelles cibles étant désormais desmissiles conventionnels, bien moins sophistiqués que les ICBM.Les premiers travaux de Steve consistaient à identifier les carac-téristiques des missiles moyen-orientaux et asiatiques. Uneliste annexe aux rapports présentait l’essentiel des informa-tions, mais une note indiquait que les ingénieurs irakiens avaientréalisé une somme importante de modifications sur les missilesScud d’origine soviétique pour en accroître la portée.

Steve décida de s’occuper personnellement des recherchesrelatives à ces modifications. Des notes renvoyaient à desdossiers contenus dans les banques de données informatiques.Il introduisit les références dans son ordinateur et eut ladésagréable surprise de constater que ces informations étaientindisponibles à partir de sa console. Furieux, il se présenta aubureau du colonel Montgomery :

« Colonel, nous nous étions mis d’accord sur les conditionsde travail. Or, des informations directement liées à ma missionm’ont été refusées.

— De quoi s’agit-il ?

— Colonel, vous savez combien il est agaçant de demanderdes autorisations d’accès et d’avoir à passer d’un réseau àl’autre. Cela me fait perdre du temps et de la concentration !» Il remit à Montgomery le dossier relatif aux caractéristiques

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des Scud soviétiques améliorés par les Irakiens, et lui désignales références des dossiers qu’il n’avait pas réussi à consulter.Le colonel passa plusieurs coups de téléphone, prit des notes,eut un long moment de réflexion puis déclara :

« Monsieur Windley, pour ce qui est de votre accès au réseaugénéral, et bien que les informations dont vous avez besoinsoient classées top secret, je viens de résoudre le problème;mais pour le reste, vous savez bien qu’IDS possède son propresystème informatique, sa propre banque de données, nous nepouvons pas le joindre au réseau général du Pentagone qui esttrès ouvert. Il pourrait y avoir des fuites, nous ne sommes pasà l’abri, l’IDS excite toujours les convoitises. Seul le cloison-nement total peut nous permettre de travailler en toute sécurité.

— Colonel, trouvez-moi une solution, je ne peux me permettrede passer indéfiniment d’une machine à l’autre. Mettez parexemple à ma disposition un lecteur et un traducteur pour queje puisse introduire dans ma machine les données dont j’aibesoin, sans la relier au réseau du Pentagone.

— Ce que vous me demandez est impossible. Personne nepossède la capacité d’entrer et de sortir des dossiers d’IDS.

— J’admets le principe d’interdiction de sortie, mais pource qui est d’introduire des données, avouez que cela n’a aucunintérêt.

— Que voulez-vous dire ?

— Donnez-moi un lecteur à sens unique ! Vous pouvez bienm’arranger cela ! »

Montgomery réfléchit un instant puis déclara :

« Bien, je vous envoie un informaticien. »

Steve repartit vers son bureau où il fut rejoint quelques minutesplus tard par un jeune homme portant d’immenses lunettes etun attaché-case barré d’une large bande rouge.

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« Monsieur Windley ? » lança le jeune homme en refermantla porte.

« Lui-même.

— Je suis Olsen, je viens du service informatique. Le colonelMontgomery m’envoie pour…

— Oui, c’est sur ma demande, allez-y. »

L’informaticien posa l’attaché-case sur le bureau, puis demandaà Steve l’autorisation d’utiliser le téléphone.

« Je vous en prie, allez-y. »

Il prit l’appareil, composa un numéro et demanda :

« Colonel, je suis chez Windley, donnez-moi la combinaison.»

Pendant qu’on la lui dictait, le jeune homme la transcrivitsur le panel du loquet de l’attaché-case et l’ouvrit.

« Merci Colonel », dit-il avant de raccrocher. Impressionné,Steve intervint :

« Pensez-vous que toutes ces précautions soient nécessaires? Ne serait-il pas plus simple de me permettre de me connecterdirectement sur le réseau général à partir de ma machine ?

— Monsieur Windley, dès qu’une jonction est opérée avecle réseau général, des individus mal intentionnés peuvent s’intro-duire et consulter vos dossiers.

— Et comment le pourraient-ils sans connaître le mot depasse ?

— Avez-vous déjà entendu parler du cheval de Troie ? »demanda-t-il tout en branchant les câbles du lecteur sur l’appareilde Steve.

« Le cheval de Troie ? Cette vieille ruse utilisée par les Grecslors du siège de la ville ?

— Oui, ils avaient construit un énorme cheval de bois etl’avaient abandonné devant les murailles de la ville en feignant

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une retraite. Les Troyens l’avaient alors introduit dans leur citécomme une prise de guerre. En fait, des guerriers étaient dissi-mulés dans le ventre creux du cheval, et la nuit tombée, ils ensont sortis et ont ouvert les portes de la ville à leurs conci-toyens.

— Quel rapport avec l’informatique ?

— Pour entrer dans un réseau protégé, les espions utilisentla même tactique, ils introduisent dans le réseau général deslogiciels dormants qui enregistrent les mots de passe utiliséspour entrer dans un fichier déterminé.

— Et vous n’avez pas les moyens de les détecter ?

— Si, mais ça demande du temps, et souvent on les découvretrop tard, car ils sont de plus en plus sophistiqués. Il nous arrivemême de ne pas les découvrir du tout !

— Mais, si vous ne découvrez rien, comment pouvez-voussavoir qu’ils y étaient ?

— Les fichiers classés confidentiels enregistrent tous lesaccès qui sont opérés. Or, souvent, on découvre qu’ils ont étéouverts par un mot de passe autorisé, alors que le détenteur dece mot de passe est absent.

— Vous voulez dire que l’espion a pris connaissance du motde passe puis a éliminé son logiciel espion ?

— Exactement. Mais il y a plus sophistiqué encore : certainslogiciels-espions ne se contentent pas seulement d’enregistrerles combinaisons, ils relèvent aussi les références de tous lesdossiers ouverts par une personne donnée.

— Je ne vois pas…

— Parfois, les espions ne recherchent pas seulement les infor-mations. On a découvert une version plus élaborée du chevalde Troie : elle n’enregistre pas seulement les mots de passe,mais aussi toutes les références consultées…

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— Et ainsi on peut avoir une idée plus précise de ce querecherche l’opérateur ! » enchaîna Steve.

« Exactement, vous voyez pourquoi on ne peut se permettrede connecter les systèmes !

— En effet, je le vois. C’est tout simplement terrifiant !

— Vu les intérêts qui sont en jeu, il faut se méfier non seulementde nos ennemis, mais aussi de nos propres groupes de chercheurs.La concurrence est terrible, il y a des milliards de dollars enjeu, et les entreprises d’armement sont prêtes à tout.

— Je comprends pas mal de choses… mais attendez », dit-il perplexe. « Puisque vous m’avez installé un lecteur, si jevoulais, je pourrais introduire un cheval de Troie dans le réseauIDS !

— C’est impossible, il y a très peu de terminaux, et nous lessurveillons tous en permanence.

— Et en ce qui concerne mes recherches sur le réseau général,quelqu’un pourrait suivre mes opérations et recomposer mesrecherches ! »

L’informaticien sourit avec malice, ce qui fit dire à Steve :

« Vous y avez pensé aussi ?

— Comme je viens de vous l’expliquer, ce serait trop facilepour un initié de savoir sur quoi vous travaillez.

— Alors ?

— Alors vous, vous passez outre ! » lança-t-il avec malice.

« Je ne comprends pas. »

L’informaticien hésita un instant, mais sa passion pour sonmétier l’emporta sur sa réserve et il confia :

« Gardez-le pour vous; en fait, c’est simple : les logicielsespions sont dissimulés au niveau du système de verrouillagedu réseau. Vous, vous êtes au-delà. Votre identité informatiquevous place directement dans la mémoire morte du réseau général.

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— Vous voulez dire qu’en fait je n’opère pas par l’intermé-diaire du réseau, mais à l’intérieur même de l’unité centrale ?

— Exactement ! vous avez un accès direct. Vous entrez etsortez sans laisser de traces. Ainsi, personne ne peut vous suivreni déterminer vos travaux. C’est un moyen provisoire, maisc’est le seul que nous ayons trouvé pour éviter les logicielsespions en attendant de les maîtriser. »

Puis le jeune homme expliqua les modalités de fonction-nement du nouveau lecteur installé.

« Voilà, Monsieur Windley. Si vous avez un problèmequelconque , appelez-moi.

— Je ne manquerai pas de le faire. Merci »

L’informaticien fit un clin d’œil complice à Steve et sortit.

Une fois seul, Steve alluma l’écran lié au réseau général etcommença à rechercher les informations relatives aux missilesirakiens. Le moniteur afficha une liste de rapports ayant pourla plupart l’incipit cia ou nsa ou encore inr, nro, dia. Il enconsulta quelques-uns, et trouva non seulement les modalitésprécises des modifications apportées par les ingénieurs irakiens,mais encore des rapports précis sur les essais et les lancementseffectifs. Il enregistra tout ce dont il avait besoin mais, enconsultant les derniers rapports des services secrets, il découvritde nouveaux éléments : les Irakiens avaient opéré de nouveauxessais dont les résultats ne coïncidaient pas avec les caracté-ristiques des essais précédents. Les investigations des servicessecrets n’avaient pas abouti, et des hypothèses étaient avancéessur l’acquisition de nouveaux systèmes de propulsion et deguidage, dont l’origine était indéterminée. Steve ne pouvait sepermettre de passer outre ces inconnues. Il décida de pousserses recherches plus loin. Le dernier rapport faisait référence à

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d’autres dossiers. Steve les consulta un à un. Certains n’avaientplus rien à voir avec les caractéristiques des missiles, ils retra-çaient les différentes filières probables pour l’acquisition desystèmes de guidage, de mise à feu, de propulsion, etc… Stevecontinua à consulter ces dossiers, mû non par un quelconqueintérêt professionnel — rien dans ces rapports-là ne pouvaitservir — mais par une griserie juvénile. Il lui suffisait de tapersur son clavier, et des rapports ultra-confidentiels s’ouvraientsur son écran. Il avait la capacité d’entrer dans le secret desdieux et il en profitait. Des centaines de missions d’espionnageet des milliers d’heures de travail avaient été nécessaires pourproduire ces rapports et Steve se promenait dedans avec uneextraordinaire liberté. Il découvrit des notes envoyées par laMaison Blanche à telle ou telle société d’armement pour l’auto-riser à vendre des armes à un pays donné. Il découvrit des notessur les Stinger fournis à des groupuscules islamiques afghanset des dizaines d’autres informations classées Top secret. Ilsaisit alors de façon concrète pourquoi tant de précautionsavaient été prises par les militaires, et il sourit en pensant auxfrayeurs du général Schell, frayeurs qui lui paraissaient désormaisjustifiées. Léda lui avait parlé des réseaux qui se tissaient entreles vendeurs d’armes, les politiques et les médias; il en avaitdésormais la preuve matérielle devant les yeux.

Il revint cependant au dossier relatif aux hypothèses de modifi-cation des Scud. Pour limiter le domaine des recherches, ilélimina les assemblages impossibles. Les Scud avaient unecharge utile maximale, un volume maximal, et quelles quefussent les modifications, plusieurs systèmes de guidage devaientêtre éliminés d’emblée. Il consulta en premier lieu les systèmeschinois et soviétiques qui étaient les plus à même de s’intégreraux Scud et tout à coup, en consultant un rapport relatif à l’unedes hypothèses retenues par la cia, Steve eut une surprise quilui coupa le souffle. Le rapport avait pour titre :

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— IRAK-SCUD— MODIFIE— HYPOTHESE SYSTEME DE GUIDAGE

CCCP 39854

Et sous ce titre, comme pour tous les rapports de renseigne-ments, il y avait diverses informations relatives aux auteurs etaux sources. Sous ces dernières, se trouvait une liste de nomsavec des mentions diplomate ou scientifique ou même etudiant.La mention qui avait tellement surpris Steve était la dernière.Elle comportait simplement trois petites lettres capitales :

OLP.

Steve resta fixé sur cette mention. Une phrase lui était revenueà l’esprit :

Mazen a suivi le chemin de la résistance

Son cœur se mit à battre plus fort. La présence de cette petitemention l’obsédait. Il était conscient qu’il avait à portée demain la plus grande source d’information du globe. Ce seraitabsurde, pensa-t-il, de ne pas tenter ma chance, même si elleest infime. L’informaticien lui avait dit que ses recherches nelaissaient aucune trace. Il pouvait donc, sans crainte d’êtredétecté, interroger les données du Pentagone sur la Résistancepalestinienne. Il retourna au menu général, tapa sur le clavierles trois petites lettres et interrogea la banque de données. Uneliste des dossiers relatifs à l’olp s’afficha. Steve sélectionna lefichier agents et une nouvelle liste apparut. Il tapa mazen etune bonne centaine de noms s’affichèrent, suivis d’autres appel-lations commençant, pour la plupart, par le fameux Abou dontl’imam de la mosquée de Washington lui avait expliqué le sens.Poussé par son intuition, Steve tapa sur l’écran abou seif.Quelques secondes plus tard, un dossier s’afficha et Steve,stupéfait, lut :

ABOU SEIF

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Classification : ennemi public

*Nom de guerre de Mazen « x »

*Nom de famille : inconnu

*Lieu de naissance : inconnu

*Nationalite : indéterminée

*Signalement : non établi

*Documents :

Photocopie d’un passeport égyptien au nom de MazenNouredine (dossier original absent du registre d’état-civil).

Photocopies d’inscriptions aux barreaux du Caire et deBeyrouth sous le nom de Mazen Nouredine

Photocopie d’une inscription au tableau des médailles d’égyptesous le nom de Mazen Nouredine. (présidence de la république— chancellerie —dossier n°42563)

Aucun original de papiers d’identité n’a été identifié. copiesestampées par l’autorité militaire, (dossier introuvable)—dernière utilisation aux frontieres : 1982.

Informations confirmées :

* Études juridiques à l’université du Caire.

* Avocat international (dernière affaire traitée au nom deMazen Noureddine : 1982)

* Aide de camp du géneral S.Chazli

* Formation de commando

* Service d’acquisition de matériel de guerre.

* Participation à la guerre du kippour.

Décore par le président Anouar el Sadate pour hauts faitsde guerre (n’a jamais reçu sa décoration), instigateur de lamission de blocage de l’opération de mise a feu du Canal de

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Suez en cas d’offensive égyptienne qui a entrainé plusieurslimogeages dans l’armée israélienne.

* Contact a beyrouth avec Khalil al Wazir alias Abou Jihad.

* Organisation de réseaux de résistance et d’espionnage auLiban.

* Destruction d’unités d’élite de tsahal lors de l’opération« Paix en Galilée ».

* Implication probable dans la destruction du Q.G. de tsahalà tyr.

Aucun indice postérieur à 1982.

Aucune nouvelle information depuis 1982.

Selon les services de renseignement israeliens (mossad,lakam1, amman, paha2, saifanim3, shaback4)

(informations non confirmées)

Depuis 1983 Abou Seif aurait établi de façon autonome ausein d’israël et des territoires occupés un réseau action ultrasecret. Des centaines de faits de guerre qualifiés politiquement« actes terroristes » lui seraient imputés.

Abou Seif serait également chargé par des états tiers del’aprovisionnement en matériel de haute technologie militairesoumis à interdiction de commercialisation.

Entierement autonome — aucun signalement— aucune photo-graphie — aucune relation connue — réseau jamais infiltré— haute surveillance de la famille Nouredinne au Caire restéesans résultat pendant cinq ans.

Jusqu’en 1987 certaines autorités du Mossad et du Shabackont douté de son existence et imputé les actions non élucidéesà des groupuscules occasionnels. Mais depuis l’assassinatd’Abou Jihad cette thèse ne tient plus : existence quasi certaine

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d’une autorité de coordination de la résistance secrète qui apris le relais, suspect n°1 : Abou Seif.

Il commanderait des équipes d’experts en communication,armement, explosifs et espionnage.

Considere par l’ensemble des services secrets israélienscomme ennemi public prioritaire.

Le gouvernement israélien demande aux services amis decommuniquer prioritairement toute information ou commen-cement d’information relatifs a cet individu.

Dossier communique a : CIA, FBI, NSA

Steve resta un long moment figé devant l’écran. Son étatd’esprit oscillait entre l’effroi et l’admiration. A partir de cesquelques phrases sujettes à caution, il tenta de reconstituerl’incroyable cheminement de son frère. L’orphelin de DeïrYassin avait donc suivi une formation juridique, puis était entrédans l’armée égyptienne, pour devenir un spécialiste en matérielmilitaire de haute technologie. Enfin, après avoir rejoint laRésistance palestinienne au Liban, il avait mis en place unréseau d’action au sein d’Israël même, l’État le plus surveilléde la planète ! Il était devenu si puissant et si redouté, que tousles services secrets des pays « amis » d’Israël avaient été alertés.

En apprenant l’histoire de son peuple, Steve avait ressentil’humiliation et s’était demandé comment son frère pouvaitvivre sa condition. Désormais, il le découvrait et le comprenait: Mazen avait suivi la voie du combat.

Accoudé à son bureau et fixant son écran, Steve fut alorssaisi d’un étrange sentiment : la honte de l’exclusion s’emparade lui. Son frère accomplissait sa destinée pendant que lui étaitmalmené par un sort absurde. La honte est parfois le premierlevier de la révolte, et Steve se révolta. Il se révolta contre cette

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famille qui lui avait volé son identité, contre son frère qui l’avaitabandonné, contre cette dame qui en deux mots lui avait boule-versé son existence, contre l’absurdité de son destin. Steve sesentit alors seul comme jamais il ne l’avait été. Il pensait avoirbesoin d’un frère pour recouvrer son identité confisquée, maisMazen l’avait déjà laissé tomber, et rien n’excusait cette attitude,encore moins l’illusion de bonheur du foyer des Windley. Steveressentit le vertige du vide. Tout à coup, il pensa à l’unique etradieuse vérité de sa vie : Léda. Il ressentit un terrible besoind’elle. A cet instant précis, le téléphone sonna. Il prit l’appareil.C’était elle. Plus douce que jamais, soumise à l’amour commeun croyant au Seigneur, elle dit, de sa voix claire, douce etprofonde :

« Steve ?

— Oui ?

— Ne dis pas un mot, je sais que tu es occupé, laisse-moiseulement te dire que tu es ma vie. Je t’aime. » Et elle raccrocha.

Steve resta suspendu au bout du fil, étourdi par ce petit miracle.Il fit le serment de ne plus penser à tout ce qui l’avait tourmentéces derniers temps, et de ne plus jamais manquer d’attentionenvers celle qui illuminait sa vie. Il referma le dossier « abouseif » et s’attela à son travail.

Ce soir-là, avant de rentrer chez lui, Steve fit un détour parMazza Galerie et acheta un bracelet en or serti d’émeraudes,de rubis et de diamants.

Lorsqu’il ouvrit la porte de la maison, Léda lui sauta au cou.

« Doucement, doucement chérie… »

Elle ne lâcha pas prise, il la porta au salon, la coucha sur lesofa et l’aima très particulièrement, se souciant de tout le plaisirde sa bien aimée. Une demi-heure plus tard, il glissa sur le

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tapis, retira furtivement le bracelet de la poche de sa veste et,avec douceur, le mit à son poignet. Sentant la fraîcheur dumétal, celle-ci releva son bras et découvrit le bijou.

« Mon amour, c’est une folie, tu n’aurais pas dû »,… gémit-elle en contemplant les éclatantes et précieuses pierres. « Oh !regarde comme elles brillent !

— Elles n’ont pas l’éclat de l’ombre de la lueur de tes yeux,mon amour ! »

Surprise par ce compliment hollywoodien, elle éclata de rireet murmura :

« Hum hum…

— Chérie, tu penses que j’en dis trop, mais tu as tort. Tiens,quand tu me regardes comme tu le fais maintenant, il n’estpour moi rien de plus précieux au monde.

— Moi, il suffit que je te voie pour n’avoir plus besoin derien au monde, dit-elle avec une petite arrière-pensée.

— Je sais que je n’ai pas été très présent ces derniers temps,je t’en demande pardon. Chérie, es-tu vraiment heureuse ?

— Le bonheur en rougirait !

— Hum hum ! fit-il.

— Je te le jure ! » lança-t-elle avec détermination. Elle lerejoignit sur le tapis, appuya légèrement sur ses épaules ets’étendit contre lui.

Dans les mois qui suivirent, parallèlement à son travail, qu’ileffectuait de la façon la plus professionnelle, Steve se vouaentièrement à sa vie de mari. Les époux étaient comblés, ilsne manquaient pas une occasion de sortir, voyager ou faire lafête. Petit à petit, Steve se métamorphosa. Il accorda moins deplace à son métier, les missiles devinrent peu à peu des courbeset des équations enfermées dans les locaux du Pentagone. Bien

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que ses recherches le conduisirent de plus en plus souvent dansdes centres d’essais de lancement de missiles ou dans lescaissons de simulation de trajectoires, il accomplissait sa missionavec un intérêt purement technique. Parfois, alors qu’il étaitseul dans son bureau du Pentagone, en tapotant sur le clavierqui lui avait ouvert le dossier « Abou Seïf », il lui arrivait derepenser à son frère. Alors, il appelait Léda, l’écoutait raconterla blague du jour, lui demandait ce qu’il y avait de nouveau aucinéma ou au théâtre, puis programmait une sortie. Il avait unesoif inaltérable de vivre, de découvrir. En quelques mois, il seplongea dans la musique classique, dans la peinture, dans lasculpture, dans les civilisations antiques, et dans tout ce quel’art et les loisirs pouvaient compter comme domaines. Dèsque son intérêt déclinait, réduisant son plaisir, il regardaitailleurs. Il délaissa Shakespeare pour le basket-ball, Orwellpour Rachmaninov, Rodin pour le squash. Errant dans le ludique,il voulait remplir sa vie, la conforter dans le bonheur idéald’une société qui consomme de la même manière l’électro-ménager, l’art et le plaisir. Quant à Léda, amusée par les frasquesludiques de son époux, elle baignait dans le bonheur.

Deux ans passèrent et un beau jour, alors que Steve revenaitd’un centre d’essai du Missouri avec, dans les bras, un énormebouquet de roses rouges, il trouva Léda dans le jardin. Uneétrange lueur brillait dans ses yeux. Elle avança à sa rencontre,prit le bouquet et dit, en lui remettant une enveloppe :

« Ça tombe bien ! »

Il l’interrogea du regard mais elle resta silencieuse et désignal’enveloppe d’un hochement de tête. Étonné, Steve l’ouvrit;elle contenait une échographie.

Il n’avait jamais rien vu de pareil.

« Qu’est-ce donc ? » demanda-t-il d’un air perplexe.

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« Notre petit ! » lança-t-elle en lui sautant au cou.

Steve n’en revenait pas. Sa surprise était totale. Léda ne luiavait pas dit qu’elle avait arrêté les contraceptifs. Il l’enlaçaet, pensant au petit être qu’elle protégeait, la serra avec douceuren lui soufflant au creux de l’oreille une série ininterrompuede « c’est magnifique ! ». Puis il murmura :

« Merci, merci !

— Et qui remercies-tu mon amour ? Il est à nous deux !

— Je n’ai jamais pensé que ça me ferait cet effet ! c’estmiraculeux ! Tu te rends compte ! une petite portion d’amourqui va grandir, grandir, jusqu’à nous dépasser ! C’est magique!

— Chéri ! c’est tout simplement naturel ! »

Main dans la main, ils firent quelques pas dans le jardin.Quand ils furent arrivés devant la haie qui donnait sur la rue,Léda le fixa et lui demanda avec émotion :

« Je ne sais pas si ce sera un petit ou une petite, mais dis-moichéri, dans un cas comme dans l’autre, comment veux-tu qu’onl’appelle ? C’est important, le nom ! »

Mus par une extraordinaire puissance, les fantômes de Steveresurgirent brusquement. Le nom ! encore ce maudit nom quitentait de trucider son bonheur. Il détourna la tête et, feignantun intérêt pour la question, fit semblant de réfléchir. Lédaenchaîna :

« Pourquoi pas Arthur ou Eva ? Ils auraient été si heureuxde voir notre enfant porter leur nom !

— On y pensera plus tard, chérie, viens ! Il faut fêter ça »,dit-il en la précédant vers l’intérieur.

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Chapitre 11

Némésis naquit à la fin du mois de juillet 1990. Léda la baptisadu nom que sa mère avait tellement désiré pour elle. Lorsqu’ellearriva à la maison avec son bébé, dans l’après-midi du 1er août,le seuil était recouvert de pétales de roses. Léda regarda amoureu-sement Steve qui pleurait de joie et entra dans la maison. Unenouvelle surprise l’attendait : pendant qu’elle était à la clinique,Steve avait demandé à un décorateur d’arranger en un tempsrecord le nid du bébé. Un joli papier peint rose avec des petitscœurs rouges pour motif, une épaisse moquette blanche, unberceau de bois peint et toute une population de peluchesformaient le premier univers de Némésis. Les époux déposèrentle bébé dans son berceau et le contemplèrent longuement,chacun s’appropriant ses petits traits. Le moindre hoquet de lapetite Némésis les effrayait tellement qu’ils se mettaient alorsà feuilleter nerveusement le « guide du bébé », jusqu’à ce quede petits vagissements attendrissants les rappellent au-dessusdu petit nid. Ce soir-là, après avoir porté le berceau dans leurchambre à coucher, Léda et Steve veillèrent le bébé à tour derôle.

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Ce n’est qu’à une heure avancée de la nuit que Léda s’endormit.Steve alluma alors la télévision. Le commentateur de CNNavait, comme toujours, la tête de quelqu’un qui annonce ledéclenchement d’une guerre. Steve sourit : avec le son coupé,son expression était comique. Steve fut cependant quelque peuétonné par les images : des scènes de ville fantôme traverséepar des tanks, des images de troupes, d’avions, de canons, desuniformes partout, des rampes de missiles… et tout à coup, ilreconnut les batteries de missiles sur lesquelles il s’était tellementpenché ces derniers temps. Il appuya légèrement sur la commandepour augmenter le volume. Ce qu’il entendit alors le fit sedemander s’il ne rêvait pas : pour une fois, le commentateurannonçait réellement la guerre : les troupes irakiennes venaientd’attaquer par surprise le Koweït.

Abasourdi, il secoua Léda :

« Léda ! Léda ! la télé ! Regarde ! »

Léda leva une tête hésitante et regarda le poste. Dès qu’elleeut saisi de quoi il s’agissait, elle prit le téléphone et composale numéro d’un responsable de son journal puis lança avec unchuchotement nerveux :

« Hubert ? c’est moi… Léda… Saddam vient d’envahir leKoweït… Ce n’est pas une blague, c’est sur CNN… Écoute-moi, tu envoies une équipe par le premier avion pour l’Arabie.Fais vite ! En ce moment les places doivent s’arracher à grandevitesse… Tu me rappelles dès que ce sera fait… oui… Tu ascarte blanche. »

Steve et Léda restèrent rivés sur l’écran sans mot dire.

Une demi-heure plus tard, la sonnerie du téléphone retentit.Steve prit le combiné et reconnut la voix du colonel Montgomery.

« Windley ? connaissez-vous la nouvelle ?

— Oui.

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— Bien, alors préparez-vous en vitesse, nous sommes dansla Salle de Crise. Dans quelques minutes, une voiture viendravous chercher. Terminé. »

Steve resta suspendu au téléphone. Terminé, avait lancéMontgomery. Le langage était déjà celui de la guerre. Lédaprit le combiné de la main de Steve et le reposa sur la table dechevet.

« Qu’est ce qui se passe ? demanda-t-elle en remarquantl’expression de son mari.

— C’est le Pentagone, on me demande de me tenir prêt. Unevoiture va venir me chercher… C’est dingue ! Qu’est ce quej’ai à voir là-dedans ? Pourquoi me convoquent-ils comme sil’URSS menaçait de lancer ses ICBM ? »

Il se leva et commença à s’habiller.

« Mais qu’est-ce qui s’est passé là-bas ? Pourquoi cetteinvasion ? » demanda Steve.

« Si tu lisais les journaux au lieu de regarder le football !

— Décide-toi chérie ! Tu as toujours traité les journalistesde pisse torchons, à part les tiens bien sûr. Allez, dis-moi cequi se passe, je vais avoir l’air d’un ignare au Pentagone.

— Tu ne seras pas le seul !

— Léda ! la voiture sera là d’un instant à l’autre ! Explique-moi ce qui se passe !

— Steve, j’étais en clinique ! Je ne sais pas exactement cequi se passe ! Tout ce que je sais, c’est que l’Irak a accusé sonvoisin d’avoir pompé son pétrole pendant qu’il se démenaitavec l’Iran.

— C’est tout ?

— C’est tout ce que je sais ! A part ça, il y a les déclarationshabituelles sur le complot des cercles impérialistes et sionistes,la rengaine habituelle, quoi, sur fond de pétrole !

— Et en quoi est-ce que ça concerne les Etats-Unis ?

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— Le pétrole, mon petit chéri ! » dit-elle avec évidence. «La plus grande fortune de la planète. »

Steve entendit des crissements de pneus, il jeta un coup d’œilpar la fenêtre et vit une voiture s’arrêter devant la maison.

« Léda, j’y vais. Je t’appelle dès que je peux. »

Arrivé au Pentagone, Steve fut surpris de constater l’effer-vescence qui y régnait. Il rejoignit la Salle de Crise où il retrouva,autour d’une longue table, à l’avant de la pièce, une flopée degradés. Il reconnut l’amiral David Jeremiah, chef adjoint del’état-major, le général Kelly, le général trois étoiles H.E. Soysterdirecteur de la DIA, le général Théodore Schell, le colonelWalter Montgomery et, surprise, McMillan, le patron de Northrayétait également là. Un lieutenant en habit de cérémonie luidemanda de patienter, se dirigea vers la table et se pencha àl’oreille de Schell. Celui-ci releva la tête et d’un geste, invitaSteve à la table. Il avança d’un pas hésitant et salua timidementl’assistance. Peu de gradés lui rendirent son salut. Certainsétaient accrochés aux téléphones rouge, gris et vert corres-pondant à des lignes protégées, pendant que d’autres étaientpenchés sur leurs dossiers ou concentrés sur les écrans deprojection géants qui faisaient face à la table. Sur le premierde ces écrans défilait une chronologie des événements marquants,des communications et des renseignements essentiels. Sur lesecond étaient diffusées les informations permanentes de CNN1et sur le troisième se tenait en direct de la Maison Blanche unevidéoconférence. Steve reconnut le conseiller du Président enmatière de sécurité nationale, Brent Scrowcroft, qui demandaitconseil à l’amiral Jeremiah sur l’envoi en Arabie Saoudite d’ungroupe d’attaque aérienne. Schell désigna une place, Steves’assit et observa les écrans puis les militaires affairés et, nesaisissant pas la raison de sa présence, il se sentit quelque peu

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gêné. Il regarda du côté du colonel Montgomery qui fixait l’undes écrans. Il suivit son regard et découvrit qu’une nouvellevidéotransmission avait été opérée avec, cette fois-ci, le quartiergénéral du Commandement Central2 en Floride où le cinc,Norman Schwarzkopf, entouré de collaborateurs, déclarait,avec des gestes brusques et agressifs :

« Le danger pourra provenir des missiles irakiens; Saddama déjà menacé de les envoyer et nous savons qu’il en a lacapacité. Il faut donc coûte que coûte les neutraliser. GénéralSchell, où en est-on à propos du PAC 2 3 ?

— Général Schwarzkopf », intervint Schell, « il y a à mescôtés Steve Windley, c’est le chef du projet Patriot. »

Schwarzkopf demanda, par écran interposé :

« Où en êtes-vous, Windley ?

— En phase expérimentale », répondit celui-ci, quelque peugêné par ce dialogue par écrans interposés.

« Le système fonctionne-t-il correctement ?

— Nous avons des difficultés relatives à la programmationd’un certain genre de missiles.

— Lesquels ?

— Les Scud modifiés par le Génie militaire irakien.

— C’est justement notre putain d’objectif ! » s’exclama lecommandant en chef. « Quelles sont ces difficultés ?

— Nous traînons depuis des années les mêmes problèmesd’information. Les missiles irakiens évoluent très vite. Tousles six mois, nous découvrons de nouveaux essais, et nousavons des doutes sur les caractéristiques de certains éléments.

— Quels éléments ? » demanda Schwarzkopf en faisant signeà un collaborateur assis à sa droite et qui, sur-le-champ, s’affairasur un ordinateur portable.

« Système de guidage, propulsion et charge. »

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Le général siffla nerveusement en fixant son collaborateur.Quelques secondes plus tard, celui-ci déclara :

« Pour le système de guidage, les dernières informations dontnous disposons sont celles d’un article relatif au CCCP 39…

— Oui ! » l’interrompit Steve, « cet article est le mien, j’aifait des recherches sur le 39854, mais ces informations datentde mai 1988 ! Depuis, les Irakiens ont beaucoup travaillé, ilsdisposent de nombreux appuis au sein de l’Armée Rouge, ilsont tissé plusieurs réseaux. Or la technologie n’a pas besoinde containers pour passer les frontières, la preuve nous en estfournie par les essais irakiens : chacun d’entre eux infirme nosdernières conclusions ! »

Impressionné par l’intervention de Steve, Norman Schwarzkopfdéclara :

« Colonel Montgomery, je vous félicite ! Je ne pensais pasque les programmeurs du Patriot poussaient leurs investiga-tions à ce point.

— C’est Windley qu’il faut féliciter, Général.

— Bien. Comment pouvons-nous en savoir plus dans unminimum de temps ?

— Général », intervint Steve, » il faut que le NRO1 s’attellesérieusement à la tâche. Les rapports dont nous disposons sontincomplets. Or, il y a tout au plus une demi-douzaine de systèmesde guidage qui peuvent avoir été obtenus par les Irakiens.

— Ne pouvez-vous pas les programmer tous sur le systèmeinformatique de Patriot ? » avança Schwarzkopf.

« Impossible, problème de temps de réaction. Chaque nano-seconde est importante », répliqua Steve.

« Et si nous demandions aux Russes de nous révéler quelsystème ils ont remis aux Irakiens ?

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— Ils ne nous répondraient pas », déclara alors un officierdu NIO1, « les militaires sont en trop mauvais termes avec lespolitiques. Ils n’en font qu’à leur tête.

— Alors demandons directement aux militaires !

— Nous n’avons aucun moyen de contrôler les informationsqu’ils nous donneront. Les pro-irakiens sont légion dans l’armée», ajouta le même officier, confirmant les paroles de Steve.

« Bien, alors ordonnons au NRO d’observer les champsd’essais irakiens et espérons qu’ils capteront quelques lance-ments », lâcha Schwarzkopf sans grande conviction.

« Général ! » intervint un civil du Conseil National duRenseignement Étranger, « il est possible qu’Israël dispose deces informations, car contrairement à nous, eux disposentd’hommes sur le terrain.

— Bien, alors nous allons attaquer sur deux fronts : le NROet Israël. Windley, vous avez aussi cité des problèmes relatifsà la propulsion et à la charge.

— Si nous obtenons des renseignements sur un seul des troiséléments, le problème sera réglé car d’une part, les inconnuessont liées, et d’autre part, les éléments à programmer serontmoins lourds.

— Parfait ! Général Schell, quel est notre meilleur contactavec le LAKAM2 ?

— Depuis l’affaire Pollard3, le lakam a été intégré à l’AMAN,mais nos rapports sont très tendus. Nous n’avons plus de contactspermanents.

— Il y a urgence, nous pouvons mettre cette histoire enveilleuse. Qui est en Israël la personne la mieux informée surce point ?

— Le général Rafael Eytan, l’ancien chef du lakam, c’est luiqui a recruté Jonathan Pollard. Il est recherché par notre justice.

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— Bien, nous allons négocier sa tranquillité contre les rensei-gnements dont nous avons besoin. Qui pouvons-nous envoyerlà-bas ?

— Je peux y aller moi-même, lança Montgomery.

— Non », objecta Schwarzkopf, « il faut sur-le-champcommencer le montage des batteries Patriot, nous ne pouvonsnous passer de vous. Et pourquoi ne pas envoyer le chef desrecherches ? » proposa-t-il. « Windley peut nous faire gagnerdu temps, il a prouvé qu’il maîtrisait parfaitement son sujet, etil saura mieux que quiconque trouver ce qui lui manque. Ilpartira par le premier vol, » décida-t-il sans en référer au principalconcerné. « Pat ! lança-t-il à l’expert officiel de la DIA pourle Moyen-Orient, préparez-moi tout ça tout de suite. ContactezAmnon Shahak à l’AMAN et préparez-le, et donnez l’ordreau NRO de fixer leurs détecteurs sur les champs d’essai desmissiles.

— Général », déclara l’expert de la DIA, » la couverturesatellite de l’Irak est loin d’être satisfaisante.

— Dans quelques jours, elle sera moins incomplète, nousavons décidé de précipiter l’envoi d’un KH 12 1 », conclutSchwarzkopf avant de mettre fin à la vidéotransmission.

« Bien ! » déclara alors l’amiral Jeremiah en raccrochant lecombiné d’une ligne rouge, « où en sont les Irakiens ?

— La division Hammourabi2 et celle d’Al Médina AlMunawarah sont sur le point de contrôler entièrement KoweïtCity », répondit le général Kelly qui était fixé sur un tableaureproduisant les mouvements de troupes.

« Est-ce qu’il y a des mouvements d’unités vers l’ArabieSaoudite ? » interrogea Jeremiah.

« Non, aucun mouvement, elles sont à quinze kilomètres dela frontière.

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— Bien ! Nous avons besoin de clichés prouvant le contraire.Pouvez-vous vous en occuper, Kelly ? »

Quelques minutes plus tard, Montgomery demanda à Stevede le suivre, et les deux hommes sortirent de la salle des opéra-tions. Dans le couloir, Steve déclara :

« On aurait pu me demander mon avis sur ce voyage en Israël,ma femme vient d’accoucher…

— J’ai bien essayé », fit Montgomery, « mais vous avezimpressionné le général par votre vivacité. Et croyez-moi,Schwarzkopf n’est pas facilement impressionnable.

Ils entrèrent dans le bureau de Montgomery. Celui-ci lui remitun portable et expliqua :

« Toutes les données du projet Patriot sont contenues là-dedans. Vous les consulterez dans l’avion. Maintenant, prenezun chauffeur et allez expliquer le problème à votre femme.Nous sommes en guerre, elle comprendra. Je vous rappelleraidès que possible, je m’occupe de votre voyage. Au fait », ajouta-t-il, « n’hésitez pas à secouer les agents du LAKAM, ils saventque votre mission est dans l’intérêt d’Israël, et ne vous croyezpas obligé de répondre à leurs questions. Ce sont des agentsredoutables, mais ils ont une énorme dette envers nous, alorsà vous de mener la danse. »

Une fois à la maison, Steve prépara sa valise en racontant àLéda ce qui s’était passé.

« Et pourquoi toi ? » demanda-t-elle.

« C’est Schwarzkopf qui en a décidé ainsi. Il pense que jesuis le plus qualifié pour cette mission.

« Norman Schwarzkopf ?

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— Lui-même, le commandant en chef de l’U.S. CentralCommand, la force de déploiement rapide pour le ProcheOrient.

— Décidément, la puissance américaine au Moyen-Orientdevient dynastique !

— Que veux-tu dire ? » interrogea Steve en tirant des affairesde la penderie.

« Son père avait été chargé par la CIA de « nettoyer » leDocteur Mossadegh.

Steve, perplexe, demanda :

« Qui est ce Mossa… ?

— Mossadegh, un Iranien. Un grand bonhomme. Il étaitPremier Ministre, on le surnomait « le vieux lion rugissant ».Il est le premier homme à avoir lancé la nationalisation dupétrole, déclenchant ainsi la première bataille économique despays pauvres. Deux ans plus tard, en 1953, un coup d’Etatorganisé par la CIA, en collaboration avec Londres, a mis finà son gouvernement. Le chef de l’opération était un certainSchwarzkopf, le père de celui qui t’envoie en Israël », déclara-t-elle.

Steve referma sa valise et demanda :

« As-tu un livre pour expliciter cette histoire de pétrole ?

— La bibliothèque en regorge », répondit-elle.

« Pourrais-tu m’en choisir un pour l’avion ? »

Elle se dirigea vers la bibliothèque, scruta un instant les rayonspuis, retirant un ouvrage :

« Tiens, nous en parlions, c’est sur le docteur Mossadegh.

— Mais ton histoire est aussi vieille que moi ! n’as-tu riende plus récent ?

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— Chéri », lança-t-elle sur un ton qui se voulait détaché, «c’est un éternel recommencement. C’est la même pièce. Seulschangent les acteurs. »

Steve glissait le livre dans sa veste quand le téléphone sonna.

« Windley à l’appareil.

— Montgomery. Un vol spécial de l’US Air Force décolledans 25 minutes pour l’Arabie Saoudite. Pour vous, il feraescale en Israël. Vous rejoindrez l’avion directement sur letarmac de la base d’Andrews. Les vigiles sont au courant. Neperdez pas une seconde. Bon voyage, Windley ! »

Un quart d’heure plus tard, guidé par une Jeep de l’armée etpassant en un temps record tous les postes de sécurité de labase d’Andrews, le véhicule du Pentagone transportant Stevepassait devant une série impressionnante d’avions cargosHercules C130 et AC5 Lockheed en plein chargement, ets’arrêtait sous la passerelle d’un vieux 707 gris frappé d’unU.S. AIR FORCE noir. Dès que Steve ouvrit sa portière, unmilitaire apparut au-dessus de la passerelle et lança :

« Bienvenu Monsieur Windley, nous n’attendions plus quevous. »

Steve escalada les marches et prit place dans les premièresrangées. Il devait y avoir une bonne soixantaine de passagers,des militaires pour la plupart. Le reste de l’habitacle était bourréde cartons portant des mentions familières pour Steve : deséléments de communication, des antennes paraboliques, desordinateurs. En entendant quelques bribes de conversation,Steve comprit que tous ces gens à bord formaient la super-structure d’une force d’interposition destinée à stationner aunord de l’Arabie. Il fut saisi d’un doute. Comment toute cetteorganisation avait-elle pu être mise sur pied en si peu de temps

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? Ça ne faisait pas trois heures que l’Irak était entré au Koweït! Il ouvrit sa petite valise et en retira le portable que lui avaitremis Montgomery. Il mit l’appareil en marche et regarda lesintitulés des dossiers. L’un d’entre eux portait la mention : «introduction ». Il l’ouvrit. Le document avait pour titre «operation plan n°90-1005 » et en sous-titre : « mise en placedes patriot en israel » Steve fut stupéfait. Cela ne pouvait avoirété programmé dans la nuit. Il sélectionna le document etactionna la commande « information ». Une fenêtre s’ouvrit.Il lut : « document créé le 3 juin 1990 à 15h57 ». Ainsi, deuxmois avant l’invasion du Koweït, tout était prévu ! S’agissait-il d’une minutieuse projection, ou était-ce autre chose ? Cetautre chose confirmerait ses suspicions sur la rapidité de miseen œuvre de cette force d’interposition. Il lut les divers dossiers;rien ne lui permit de confirmer de façon absolue ses doutes,mais les présomptions étaient nombreuses.

Le 707 décolla. Steve essaya de dormir mais n’y parvint pas.L’hypothèse que tout cela était planifié le taraudait. Pour sechanger les idées, il prit le livre que lui avait conseillé Léda etregarda le titre : « mossadegh, l’iranien qui fit trembler l’occident». Il feuilleta l’ouvrage et lut quelques passages en diagonale:

« Né en 1881, Mohamed Mossadegh appartenait, par sa mère,à la dynastie des Qadjar. Grand propriétaire foncier — ce quine l’empêcha pas d’inspirer une réforme foncière-, immen-sément riche, il tranchait sur les autres politiciens d’un paysoù la corruption faisait partie des mœurs.

En 1943 il devient le premier député de Téhéran. A l’époque,le nord de l’Iran est occupé par l’Armée Rouge, et la GrandeBretagne a la haute main sur le reste du pays. Staline, qui a desvisées sur le pétrole de l’Azerbaïdjan iranien, serait prêt àtroquer le retrait de ses soldats contre une concession. MaisMossadegh provoque sa fureur en faisant voter en 1944, une

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loi interdisant l’octroi de toute concession pétrolière sans appro-bation du Parlement. Il ne tardera pas à devenir le symbole dela résistance populaire à toute mainmise étrangère sur l’Iran.Mais l’Anglo-Iranian Oil, qui possède depuis le début du siècleune concession abusive, s’appuie, avec la bénédiction du jeuneWinston Churchill, sur l’amirauté britannique pour garder saposition alors que l’Iran, 4ème producteur mondial, ne reçoitque quelques royalties insignifiantes.

Alors que le pays supporte de plus en plus mal de vivre dansla misère, le Front National de Mossadegh fait voter le 20 mars1951, à l’unanimité du Majlis, la loi de nationalisation del’industrie pétrolière. Une crise gouvernementale s’ensuit et,malgré les avertissements lancés au Chah par les Britanniqueset les Américains, celui-ci est obligé de céder à la foule quiveut porter Mossadegh au gouvernement… Le lendemain, leChah promulgue la loi de nationalisation. La véritable épreuvede force commence entre Mossadegh et Londres, qui le traitede « nouvel Hitler », organise un blocus maritime et arraisonneles « bateaux pirates ». Mossadegh obtient alors du Chah lespleins pouvoirs et, refusant de négocier avec Londres, romptles relations diplomatiques. A Londres, Churchill et lesConservateurs sont au pouvoir, et à Washington, Foster Dullesun « dur », sera bientôt secrétaire d’État. Les compagnies pétro-lières internationales se liguent pour étrangler l’Iran : ellesaugmentent la production de l’Arabie Saoudite, de l’Irak et duKoweït et découragent les acheteurs de pétrole iranien.

Au début de 1953, lorsque Eisenhower s’installe à la MaisonBlanche, le sort de Mossadegh est scellé. Sa chute n’est plusqu’une question de mois. Le « vieux lion rugissant » flaire ledanger. Il se fait plébisciter par le peuple et obtient le ministèrede la Défense. Mais les communistes et les religieux le lâchentau moment décisif. Le 13 août 1953, le Chah destitue Mossadeghqui échappe aux forces armées venues l’arrêter. Il refuse des’incliner, la révolution gronde. Le 15, le Chah s’enfuit à Bagdad

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puis à Rome. Mais à partir du 19, truands et chômeurs copieu-sement arrosés par le général Schwarzkopf (la CIA dépenseen quelques jours 10 millions de dollars) se livrent au pillage,vident les bas quartiers et rejoignent les troupes armées quis’emparent de la radio. La maison de Mossadegh est éventréepar un tank Cherman. Le 22, la foule, manipulée par la CIA,accueille triomphalement le Chah qui regagne la capitale. Le24, Mossadegh est arrêté, puis jugé.

Sa dernière plaidoirie sera son « testament politique » : « leseul crime que j’ai commis, déclare-t-il, est la nationalisationdu pétrole. J’ai lutté contre le plus grand empire du monde…j’ai lutté également contre la plus grande entreprise d’espionnagedu monde. Mais ces gens que j’ai combattus, veulent montrerau peuple d’Orient ce qu’ils réservent à un homme qui ose lesbraver ».

Après avoir purgé sa peine1, il se retire dans sa propriétéd’Ahmad Abad. Le 6 mars 1967, dans la presse iranienne, troismalheureuses lignes annoncent la mort de celui qui a mené en1951 la première bataille économique des pays pauvres, cellequi préfigure la nationalisation par Nasser, cinq ans plus tard,de la Compagnie Universelle du Canal de Suez.

Douze ans, jour pour jour, après sa mort, alors que la révolutionvient de triompher sur les ruines de la monarchie, un milliond’Iraniens vont à pied, à motocyclette, en voiture, rendrehommage à l’ancien Premier Ministre enterré à Ahmad Abad… »

Steve reposa le livre sur ses genoux, abaissa le dossier deson siège et s’endormit en pensant aux paroles de sa femme :« C’est un éternel recommencement. C’est la même pièce.Seuls changent les acteurs. »

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Chapitre 12

Les vibrations produites par l’ouverture des aérofreins du707 le réveillèrent. L’appareil amorça d’innombrables virageset finit par survoler Jérusalem, ce qui permit à Steve de contemplerle resplendissant octogone de la Coupole du Rocher qui dominela vieille ville. Quand l’avion atterrit, Steve regarda par lehublot et vit l’aérogare. Il lut sur le bâtiment central : ATAROTAIRPORT. Me revoilà au bercail, songea-t-il amèrement.L’avion roula un long moment, puis s’immobilisa en fin depiste. Le commandant de bord arriva.

« Avez-vous fait un bon vol, Monsieur Windley ?

— Excellent, j’ai dormi tout le temps, jusqu’à ces intermi-nables virages.

— Eh oui ! les militaires nous ont détournés à deux reprises.Nous devions atterrir à la base d’Eilat, mais on nous a déroutésvers celle de Beersheba qui, à son tour, nous a envoyés ici. Lesbases militaires sont en état d’alerte, des chasseurs prêts audécollage sont alignés sur toutes les pistes, pendant que d’autres

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font des rondes. Malgré la classification « militaire » de notrevol, nous n’avons pas eu l’autorisation d’atterrir.

— C’est tant mieux pour moi, d’une façon ou d’une autre,je devais rejoindre Jérusalem.

— Avez-vous contacté l’armée pour signaler ces change-ments ?

— Oui, c’est fait.

— Monsieur Windley, une voiture vous attend en bas de lapasserelle », lança alors le navigant qui venait d’ouvrir la portede l’appareil.

Steve se leva, prit sa petite valise et avança vers l’ouverture.Une voiture escortée par deux motards était arrêtée à quelquesmètres de l’appareil. Steve descendit la passerelle. Au momentoù il atteignait la dernière marche, un officier aux yeux globuleuxsortit de l’automobile et le salua en criant pour couvrir le bruitdu quadriréacteur.

« Bienvenue en Israël, Monsieur Windley, je suis votre accom-pagnateur, Yaacov Benyamin, de l’AMAN.

— Quel est le programme ? » demanda Steve en prenantplace dans la voiture.

« On vous attend au ministère de la Défense, ensuite, je vousaccompagne à votre hôtel », déclara Benyamin avant des’enfermer dans un silence peu courtois.

La voiture quitta la piste, roula sur l’aire de stationnementdes avions, s’arrêta le temps d’un contrôle devant une barrièrede sécurité, puis s’engagea sur l’artère principale de l’aéroportavant de rejoindre la route Naplouse-Jérusalem. Dix minutesplus tard, la voiture vira à droite, vers l’avenue Levi Eshkol,longea Bar Ilan puis Yirmiahu, qui traverse le quartier Romema,et fit un crochet sur l’avenue Herzl avant d’entrer sur le Ruppin,qui cerne la colline de Giv’at Ram. Le véhicule atteignit enfinla cité Ben Gourion qui abrite les ministères, la Knesset, le

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Planétarium, l’Auditorium, le stade et d’autres bâtiments,comme le Musée d’Israël et l’Université Hébraïque.

JERUSALEM

MINISTERE DE LA GUERRE

Al’entrée de l’enceinte du ministère, le motard de tête présental’ordre de mission, puis escorta le véhicule qui s’arrêta devantle bâtiment. Benyamin conduisit Steve jusqu’aux bureaux dugénéral Amnon Shahak, chef du service de renseignement del’armée. Sans se lever, celui-ci l’invita à s’asseoir et déclara :

« Monsieur Windley, j’ai reçu, il y a quelques heures, unappel de Schwarzkopf. Il m’a expliqué votre mission. Je tiensd’abord à vous affirmer que votre gouvernement insiste pourque nous restions en dehors de ce conflit. Alors, nous allonstenter de ne pas intervenir, bien que nous nous ferions un plaisirde donner une bonne leçon à Saddam Hussein. Mais je vousrappelle que les missiles irakiens ont atteint Téhéran, qui està 600 km des lignes irakiennes. Or nos villes sont encore plusproches de ces mêmes lignes. Si nous subissons une attaquede missiles, nous serons en état de légitime défense, et personnene pourra alors nous empêcher d’intervenir… je dis bienpersonne ! ajouta-t-il. Alors veuillez bien insister auprès devos supérieurs pour nous assurer une défense absolue. Nousvoulons savoir quels sont vos moyens pour assurer notre invul-nérabilité. Il nous faut des réponses précises, car nous nepouvons nous permettre de laisser notre peuple dans l’expec-tative. Nous avons toujours répondu aux menaces, ce n’est pascelle-ci qui va changer nos traditions !

« Je suis ici pour une raison très technique, et ce que vousdites concerne les politiques », répliqua Steve avec froideur.

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« Je sais ! lança le général israélien, mais il faut que vouscompreniez que l’invulnérabilité d’Israël est entre vos mains.Si vous ne réussissez pas à la garantir, nous attaquerons !

— Cette invulnérabilité dépendra de votre collaboration.

— Je vous l’accorde, mais en retour, j’exige d’en savoir plus.Quel est le taux de réussite de votre antimissile Patriot ?

— Je ne suis pas autorisé à vous répondre, mais les infor-mations que je viens chercher seront déterminantes pour quece taux soit optimal.

— Certains rapports affirment que le Patriot est loin d’assurerune couverture efficace.

— Nous avons fait des progrès, une nouvelle version est surles chaînes de montage ». Puis, pour couper court aux questionsdu général, il enchaîna : « quelle est la teneur de vos rensei-gnements sur les missiles irakiens ?

— En ce qui concerne ce problème, je vous laisse contacterEytan. C’est l’ancien chef du LAKAM, il est le mieux placépour vous fournir les renseignements dont vous avez besoin.

Steve quitta le général Shahak et retrouva Benyamin qui leguida, au sein du même ministère, jusqu’à la coordination del’aman. Là, Steve fut introduit dans une salle de réunion dontles murs étaient tapissés de photographies satellite géantesd’Israël et de ses voisins arabes. Benyamin pria Steve des’asseoir et, une minute plus tard, un sexagénaire portant deslunettes à verre épais fit son entrée. C’était Rafael Eytan,l’homme qui avait réussi à forcer les défenses du contre-espionnage américain, et qui avait provoqué la plus grandecrise politique entre Israël et les Etats-Unis. Il était accom-pagné de deux hommes beaucoup plus jeunes. L’un d’entreeux tenait un IBM portable.

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« Monsieur Windley, je suis ravi de vous rencontrer, dit-ilen serrant mollement la main de Steve. Le ministre de la Défensem’a contacté il y a quelques heures. Je serai fier de vous aider,et j’espère que ma collaboration fera oublier au gouvernementaméricain le regrettable malentendu qui nous a opposés. Nousavons les mêmes ennemis, Monsieur Windley. Vos gouver-nants ne voulaient pas le comprendre, mais ce conflit va leséclairer. » Devant le silence de Steve, Eytan ajouta : « Quepuis-je pour votre service ?

— Nous voulons des informations sur toutes les caractéris-tiques des sol-sol irakiens.

— Vous voyez, Monsieur Windley, ça fait des années que jetente de vous mettre en garde contre les ambitions de SaddamHussein, et ce n’est que trop tard que vous vous rendez comptede l’extraordinaire machine de guerre qu’il a mise en place !

— Monsieur Eytan, je vous prie de laisser de côté ces consi-dérations, je suis ici dans un but bien précis.

— Monsieur Windley, Bagdad a fait des efforts monstrueuxpour améliorer la portée et la précision des missiles. Et si jevous parle ainsi, c’est parce que, pendant que Saddam tissaiten Occident un inextricable réseau de sociétés chargées de luiprocurer une technologie de guerre moderne, vos gouvernantsne voulaient pas m’écouter. Et voilà le résultat !

— Monsieur Eytan, je vous répète que ceci ne me concernepas. J’ai des ordres précis.

— Je vais vous répondre, Monsieur Windley, mais ne manquezpas de répéter à vos supérieurs ce que je vous ai dit », insista-t-il avant de se tourner vers l’un de ses collaborateurs, l’hommeau portable.

— Oren, qu’ avons-nous sur les améliorations des Scud ?

Le jeune Oren demanda à Steve :

— De quoi avez-vous besoin exactement ?

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— De tous les éléments de l’autoguidage et de la propulsion,gyroscopes, accéléromètres, intégrateur, traceur. »

Oren se tourna vers Eytan :

« Patron, certains dossiers sont restés au Mossad. Ils les ontrécupérés après votre départ.

Eytan prit le téléphone et appela le bureau du Premier Ministre,responsable officiel du Mossad :

« Passez-moi le Ministre, c’est Eytan ». Il attendit un longmoment, puis Shamir répondit sur la ligne :

« Eytan, je n’ai pas plus de trente secondes à vous accorder.

— Monsieur le Ministre, je suis avec l’Américain deSchwarzkopf, il demande certains dossiers qui sont au Mossad.

— Attendez, fit Shamir, David est avec moi, je vous le passe »

Le vice Premier Ministre, David Lévy, prit l’appareil. Eytanlui fit part du problème, Lévy répondit :

« Je m’en occupe tout de suite. Venez à mon bureau avecl’Américain. »

JERUSALEM

PREMIER MINISTERE

Benyamin conduisit les quatre hommes dans les locaux duPremier Ministère. Lévy reçut chaleureusement Windley etinvita tout le monde à s’asseoir. Il prit le téléphone et contactale chef du Mossad.

« Kobi ? c’est David, nous avons besoin de dossiers depremière nécessité. Je vous envoie Eytan.

— Eytan ? » s’étonna Yaacov Dror surnommé « Kobi ».

« Oui, il y a priorité absolue.

— Je l’attends. »

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Quelque peu ennuyé par ce recours à tant d’intermédiaires,Steve prit la parole.

« Monsieur le Ministre, le temps presse et il est hors dequestion que je le perde en allant d’une administration à uneautre !

— Comprenez, Monsieur Windley, que le LAKAM a étédissous, et que ses dossiers sont éparpillés entre le Mossad etl’AMAN. Nous ne pouvons faire autrement !

— Désolé, Monsieur le Ministre, mais je ne peux pas travaillerdans ces conditions ! Il me faut absolument tous les dossiersrelatifs à cette affaire le plus rapidement possible ! Je vous lerépète, le temps presse ! » déclara Steve en pensant au « secouez-les ! » de Montgomery.

David Lévy marqua un temps.

« Monsieur Windley, croyez que cette affaire est surtout lanôtre, et que nous ferons tout notre possible pour vous aider.Les missiles irakiens ont fait des ravages à Téhéran, et lesaméliorations qui y ont été apportées assombrissent le tableau !

— C’est bien pour cette raison que je suis là », dit Steve,« mais s’il vous plaît, pensez à concentrer les documents.

— Eytan ! » lança Lévy, « vous vous chargerez de ce quedemande Monsieur Windley. Nous allons mettre à sa dispo-sition un bureau au sein de l’AMAN. Veillez également à luiaccorder tout ce qu’il demande ! La sécurité d’Israël dépendde lui, ne l’oubliez pas ! Il se retourna en souriant vers Steveet ajouta : Monsieur Windley, pendant que Rafi s’occupe detout cela, ne désirez-vous pas faire un tour dans notre merveilleuseCité éternelle ? »

Pendant que Rafael Eytan s’occupait de rassembler les dossiersrelatifs aux Scud, Steve quitta le Premier Ministère et, guidépar Benyamin, fit un tour en ville avant de rejoindre le SheratonJerusalem Plaza sur King George St.

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SHERATON JERUSALEM PLAZA

La voiture entra jusqu’au garage de l’hôtel et, à l’abri de tousles regards, Steve rejoignit, par un long couloir, le hall de l’hôtel.Il reçut la clé de sa chambre et s’apprêtait à prendre l’ascenseurquand Benyamin s’approcha :

« Un instant s’il vous plaît ! »

Il sortit de sa poche un sachet de plastique et en retira unepetite plaquette qui ressemblait à une décoration.

« Permettez ? » dit-il en l’épinglant au veston de Steve.

« Qu’est ce que c’est ?

— Un petit émetteur, c’est pour votre sécurité. Il ne faut pasvous en défaire, Monsieur Windley, cela nous permet de vouslocaliser à n’importe quel moment. »

Un chasseur le guida jusqu’à sa chambre dont la fenêtredonnait sur la vieille ville. Steve aperçut même l’or du Dômedu Rocher. Il se prélassa dans un bain, puis appela Washington.

Léda prit l’appareil. Il demanda de ses nouvelles et de cellesde Némésis.

« Elle attaque avec beaucoup d’entrain son troisième jour…c’est sa maman qui se sent seule !

— Chérie, je te promets de faire très vite.

— Tu nous manques beaucoup !

— Vous me manquez aussi ! Comment as-tu passé ta journée ?

— Je l’ai passée devant la télé.

— Et quoi de neuf ?

— L’Irak mobilise son armée populaire et le Conseil deSécurité exige le retrait immédiat et inconditionnel des forcesirakiennes… Rien de très « hard » chéri. As-tu eu le temps delire dans l’avion ?

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— Oui.

— Qu’en penses-tu ?

— C’est intéressant.

— C’est tout ce que tu trouves à dire ?

— On en reparlera.

— Au fait, quel est ton numéro ?

— Une minute. » Il regarda le numéro inscrit sur l’appareil.« Chérie, c’est le 02-25 71 11. Je ne connais pas l’indicatif.

— Je le trouverai. Au fait ! Je ne sais même pas dans quelleville tu es.

— Je suis à Jérusalem.

— Oh ! » s’exclama-t-elle, « comment trouves-tu la ville ?

— De ma fenêtre, j’aperçois le sommet d’un magnifiqueédifice surmonté d’une coupole dorée.

— Oh ! Ce doit être le Dôme du Rocher !

— Qu’est ce que c’est ?

— Un sanctuaire musulman.

— Une mosquée ?

— Non, pas exactement, c’est un édifice qui abrite le Rochersacré, celui du Sacrifice.

— Quel sacrifice ?

— Steve ! Ne me dis pas que tu n’as jamais entendu parlerdu Sacrifice d’Abraham ?

— Si chérie, mais c’est tout ce que je sais, raconte un peu.

— Tu crois que c’est le moment ?

— C’est le moment ou jamais.

— Abraham a subi victorieusement dix épreuves. La dernièreet la plus dramatique est l’ordre qu’il reçoit de Dieu de se rendresur le mont Moriah et d’y sacrifier son fils. Mais au momentoù, obéissant comme toujours aux ordres de Dieu, il va le tuer,

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un ange l’appelle à deux reprises : « Abraham, Abraham, neporte pas la main sur l’enfant et ne lui fais aucun mal, car jesais maintenant que tu crains Dieu ».

— Et cela aurait eu lieu là, sous la coupole ?

— C’est ce que rapporte la tradition.

— Mais que veut dire tout cela ?

— Que veux-tu savoir encore ?

— Il y a bien une signification !

— Steve ! » se lamenta Léda, « tu m’en demandes trop ! Ona tout dit et redit sur cette histoire.

— Mais toi Léda, qu’en as-tu retenu ?

— Je crois que la leçon de l’histoire d’Abraham, c’est queDieu réclame que nous lui sacrifions ce que nous avons de pluscher.

Steve resta perplexe.

— Tu es encore là ?

— Oui, je t’écoute chérie.

— Je te laisse, Némésis pleure, reviens vite, mon amour. Jet’embrasse très fort.

— Moi aussi. »

Il reposa l’appareil, s’étendit sur le lit, prit la commande etfit marcher la télévision. Les chars, les chasseurs et toute lapanoplie militaire crevaient l’écran sur toutes les chaînes. Iléteignit le poste et ferma les yeux. La lumière ambiante étaittrop forte. Il se redressa, se dirigea vers la fenêtre et, avant detirer les rideaux, contempla longuement le dôme d’or.

Quelques minutes plus tard, il se rendit à l’évidence : sesneurones étaient trop agités pour qu’il pût trouver le sommeil.Il essaya une tactique que lui avait apprise Léda : inventer desmots insensés et les répéter à l’infini. Mais à chaque fois qu’il

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tentait de le faire, d’autres mots l’interpellaient : « Mazen »puis « Seïf », lui revenaient sans cesse à l’esprit.

En descendant de l’avion il avait tenté d’occulter le fait qu’ilretrouvait là son pays d’origine. Mais cette fois, l’occultationse révélait impuissante. Il repensa à son frère. Était-il là, commeles rapports du Mossad le laissaient entendre ? Que faisait-il? Quel était le sens de ce nouveau conflit pour son frère, l’ennemin°1 d’Israël ? Se sentait-il concerné ? Steve pensa à cet Eytanqu’il avait rencontré. Les dossiers du Pentagone affirmaientque Mazen était un spécialiste de l’acquisition de matériel deguerre de haute technologie, et Eytan avait justement pourmission de traquer ceux qui s’en chargeaient. Quelle coïnci-dence ! Steve pensa enfin aux paroles du chef de l’AMAN :« l’invulnérabilité d’Israël est entre vos mains ». Mazen étaitl’ennemi public n°1 et lui, son frère, était chargé de l’invul-nérabilité d’Israël ! Quelle ironie ! Steve éprouva une certainedifficulté à respirer. Il mit ses mains sur sa poitrine et se renditcompte qu’il était en nage. D’un bond, il se leva, ouvrit le mini-bar et vida d’un trait une petite bouteille d’eau minérale. Aumoment où il la reposait, il remarqua, alignées à l’intérieur dubattant de la porte du mini-bar, une série de petites bouteillesde différents alcools. Il en ouvrit une et la vida. Son estomacs’enflamma, lui donnant une agréable sensation de chaleur. Ilingurgita les bouteilles une à une et, arrivé à la dernière, il labrandit et déclara tout haut, avant de l’avaler : « A ma putainde mission ».

Quelques heures plus tard, la sonnerie du téléphone réveillaSteve. Il tâtonna dans l’obscurité pour trouver l’appareil, le fittomber par terre et finit enfin par répondre :

« Windley à l’appareil.

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— C’est Eytan, tout est arrangé. Je suis à la réception del’hôtel. Je vous attends pour vous conduire au bureau que nousavons mis à votre disposition.

— Bien ! » lança Steve avec difficulté, puis il raccrocha ettenta de se lever. Une migraine lancinante le fit s’étendre ànouveau. Il actionna un interrupteur et la lumière se fit, éclairantsa douleur : le mini-bar était ouvert et une bonne douzaine depetites bouteilles vides étaient éparpillées sur la moquette. Illes ramassa en jurant, referma le bar et entra dans la salle debains. Il se rasa rapidement, s’habilla et descendit à la réception.Rafael Eytan l’attendait, lourdement affalé dans un fauteuil,un sourire béat illuminant son visage.

« J’ai tout rassemblé », dit-il sans préliminaires, « et je croisqu’il y a là tout ce qu’il vous faut. J’ai même réussi a obtenir,par mes propres réseaux russes, des renseignements sur lesdernières améliorations apportées par les Irakiens sur leursmissiles ».

Il se tourna enfin vers le major Benyamin :

« On va à l’aman ! »

Benyamin s’éjecta de son fauteuil et précéda Steve et Eytand’un pas rapide vers le parking intérieur de l’hôtel où les attendaitla voiture. Il lança deux mots au chauffeur et celui-ci démarraen trombe. Steve laissa son regard errer sur les enseigneslumineuses de l’artère. L’une d’entre elles attira son attentionet il la suivit longuement du regard. Elle indiquait, en grosseslettres noires sur fond blanc :

JERUSALEM POST

Dans les heures qui suivirent, Steve, Rafael Eytan et ses colla-borateurs épluchèrent les dossiers de l’ancien lakam et ceuxde l’aman et du Mossad qui traitaient de la modification des

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Scud par l’Irak. Puis ils les confrontèrent aux derniers rensei-gnements obtenus par Eytan auprès des Russes. Petit à petit,les hypothèses se vérifièrent et deux jours plus tard, Steve avaitterminé son travail. Il contacta alors le colonel Montgomeryet celui-ci l’autorisa à rentrer à Washington. Pour son retour,escorté par deux barbouzes du Mossad, Steve prit le vol régulierde la compagnie israélienne El Al.

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Chapitre 13

A son arrivée à Washington, il était attendu par le lieutenantJones qui le conduisit immédiatement au Pentagone. Là, ilretrouva aussitôt le colonel Montgomery qui le salua chaleu-reusement :

« Comment avez-vous trouvé Jérusalem ?

— Je peux vous décrire dans le détail les bureaux de l’AMAN.C’est à peu près tout ce que j’en ai vu. »

Montgomery sourit et demanda :

« Comment ça s’est passé avec les Israéliens ?

— Comme je vous l’ai dit, j’ai obtenu tous les renseigne-ments, Eytan a fait le gros du boulot… Il n’a pas manqué uneoccasion de me dire que si le gouvernement américain avaitentendu ses alarmes, Saddam n’en serait pas là.

— S’il ne nous avait pas espionnés, lui non plus n’en seraitpas là. Quoi d’autre à signaler ?

— Le Chef des renseignements militaires a insisté pour savoirsi les Patriot assureraient une défense totale du territoire, sinon,a-t-il dit, Israël serait obligé de répondre à l’agression.

— Il se trompe d’interlocuteur.

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— C’est bien ce que je lui ai dit, il m’a répondu que l’invul-nérabilité d’Israël était entre mes mains.

— Pour cela, il n’a pas vraiment tort. Les PAC2 sont déjàsur les chaînes de montage, mais pour ce qui est de la program-mation et de la coordination, on attendait votre retour.

— Et où se déroule le montage ?

— Dans des ateliers de Northray.

— Ah ! c’est ce qui explique la présence de McMillan, l’autrejour, dans la Salle de Crise.

— Exactement.

— Combien de temps cela va-t-il prendre ?

— Quatre à cinq mois.

— Et si l’Irak envoie ses missiles avant ?

— Ça, mon cher Windley, ce sont les « politiques » qui s’enchargent.

— Que voulez-vous dire ? »

Montgomery éluda la question :

« Écoutez, rentrez chez vous et rejoignez-moi demain, à lapremière heure, au complexe B2 de Northray. Au fait, nous nepouvons plus transiger avec les mesures de sécurité, une voituresera stationnée vingt-quatre heures sur vingt-quatre devantchez vous, et vous ne devez plus circuler seul. Je sais que celavous embarrasse, mais comprenez : nous sommes en guerre.

« Colonel, je me permets d’en douter; quel est donc notreintérêt dans ce conflit ?

— Encore une fois, Windley, cette question ne nous concernepas, vous et moi ne faisons qu’obéir aux ordres. »

Dans les mois qui suivirent, Steve ne vit guère sa famille. Lacoordination nécessaire au système de défense antisatellite fut

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rudement mise à l’épreuve, d’abord sur banc d’essais, puis surtir réel. Le système nécessitait une coordination parfaite entreles satellites, les avions radar et les batteries Patriot. L’ArméeRouge fut sollicitée pour remettre à l’armée des Etats-Unis desexemplaires de « Scud C » et les ingénieurs de Northray, avecà leur tête Windley, y portèrent les modifications qui avaientété faites par les Irakiens. Parallèlement à ce travail de miseau point, des centrales mobiles de commandement intégranttous les éléments de communication nécessaires au fonction-nement des Patriot furent construites.

Entièrement plongé dans la supervision des équipes qui serelayaient sans discontinuer sur les chaînes de montage, Stevevivait en marge de son foyer et n’avait aucune idée de ce quise passait sur le théâtre des opérations ou dans les cerclespolitiques. Un soir, il réussit à se libérer et quitta plus tôt lecomplexe de Northray. Arrivé à la maison, il trouva sa femmedans un état d’agitation inhabituel.

« Que se passe-t-il ?

— J’ai reçu un appel de nos envoyés spéciaux en Arabie. Legouvernement ne donne des autorisations de reportages qu’auxcorrespondants « sûrs » ! Ils vont complètement museler l’infor-mation. Nous n’avons droit qu’à des dépêches écrites par desmilitaires, des photos faites par des militaires, des films tournéspar des militaires ! Depuis un demi-siècle, on fait la leçon aumonde entier sur les vertus de la liberté de la presse, et voilàqu’on se prépare à manipuler l’opinion à l’échelle planétaire.

— N’exagères-tu pas, Léda ?

— Écoute Steve, depuis le 2 août, pratiquement tous lescommentaires sur la crise sont circonscrits aux questionsmilitaires. A la télévision, on ne voit plus que des généraux enretraite, et lorsque les civils ont droit à la parole, il s’agit d’expertspolitiquement « sûrs » ou de personnalités de Washingtonappartenant au cœur de l’establishment. Toutes les tentatives

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faites pour trouver une solution à la crise sont torpillées; toutest fait pour imposer la logique de guerre. Et on reprend levieux refrain qui a déjà servi : l’Irak possède la quatrième arméedu monde. Au moment de la chute du Chah, c’était l’Iran.Saddam est un nouvel Hitler : on a déjà sorti ça pour Mossadeghen 51, pour Nasser en 56. Tout est bon pour justifier la guerre! Ça sent à plein nez la machination. »

Steve pensa à ses propres hypothèses sur l’affaire, mais segarda bien d’en parler, secret militaire oblige. Il demanda :

« Et dans quel but y aurait-il machination ?

— Contrôler la première richesse du globe, le pétrole, relancerune industrie de l’armement qui souffre de la décompositionde L’URSS, et tuer dans l’œuf l’émergence de l’Irak dans lemonde arabe.

— Pourtant, c’est l’Irak qui a provoqué la crise !

— Je commence à en douter.

— Tu y vas un peu fort ! C’est tout de même Saddam qui aenvoyé ses troupes au Koweït.

— Ses troupes étaient massées en ordre d’invasion depuisplus de deux semaines ! Même le Washington Post en a parlé! Si nos gouvernants n’étaient pas des va-t-en guerre, ils auraienttout simplement lancé un véritable avertissement à l’Irak. Or,malgré une incroyable série de manœuvres opérées sur lafrontière koweïtienne par les troupes d’élite de Saddam1, ons’est contenté de faire de tièdes déclarations. Cela a pu êtreconsidéré comme un accord tacite !

— Ton raisonnement est un peu poussé, on aurait pu croireà de simples manœuvres d’intimidation.

— Dans les manœuvres, il y a ce que l’on appelle les seuilsmilitaires. Or, plusieurs ont été franchis sans que nos dirigeantsne lèvent le petit doigt. Il n’y a pas seulement eu alignementde chars et mobilisation de cent mille hommes, mais aussi mise

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en place des transmissions, de l’artillerie, des munitions, de lalogistique et de la force aérienne ! Alors ? Qu’est-ce qui aempêché nos gouvernants d’être clairs ? Sais-tu que le dépla-cement de quelques rampes de missiles vers l’ouest irakienavait, quelques mois avant la crise, bouleversé les états-majorset provoqué un ramdam politico-médiatique ? C’est en ce sensque je te parle d’accord tacite ! »

Steve resta silencieux. Léda poursuivit :

« Il y a un élément encore plus troublant.

— Lequel ?

— Avant de lancer ses divisions blindées, Saddam a eu unentretien avec April Glaspie, notre ambassadeur à Bagdad, etlui a exposé sa querelle avec le Koweït. Or, elle lui aurait affirméque le gouvernement américain était indifférent à cette querelle,qu’il la considérait comme un problème interne au mondearabe. Et j’ai appris que, d’un autre côté, notre gouvernementavait assuré le Koweït d’une couverture; ce qui a permis aumonarque du Koweït de rejeter les réclamations de Saddam.Ça ressemble à s’y méprendre à une machination, et les évolu-tions de la crise le confirment.

— Et qu’a répondu l’ambassadeur ?

— Le comble, c’est qu’April Glaspie est introuvable2. A-t-elle reçu des ordres précis pour assurer Saddam de la non-inter-vention des Etats-Unis, en cas de conflit avec le Koweït ? Cettequestion-clé de la crise est complètement occultée. Quand jepense que les coucheries des hommes politiques entraînent despectaculaires offensives médiatiques, alors que cette questionprimordiale sur le rôle des Etats-Unis dans le déclenchementde la crise n’a même pas été mentionnée sur les chaînes detélévision !

— Et comment expliques-tu ce silence ?

— Tu sais à qui appartient NBC ?

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— Non.

— A General Electric, l’un des principaux fournisseurs del’armée. Celui qui te paye en partie ton salaire ! Il fabrique despièces du Patriot, du Tomahawk, du Stealth, du B52, de l’Awacs,du satellite espion Navstar1 ! »

Steve fut quelque peu désarçonné. Il répliqua cependant :

« Il n’y a pas que NBC !

— Non ! mais General Electric, ATT et d’autres fournisseursde l’armée subventionnent des programmes de PBS et financentdes centaines d’émissions diffusées sur CNN, ABS et NBC.Tous les grands Networks sont touchés ! Il y a un véritablecomplexe militaro-médiatique qui s’est mis en place. HaroldBrown, ancien secrétaire à la Défense, siège au conseil d’admi-nistration de CBS !

— Il y a tout de même la presse écrite ?

— Même schéma. Tous les conseils d’administration desgrands groupes médiatiques comprennent des représentantsde l’industrie de l’armement. Tiens, le New York Times seglorifie de compter parmi ses membres l’ancien secrétaired’État Cyrus Vance. Tu sais dans quel autre conseil il siège ?

— Non.

— Celui de General Dynamics, l’une des principales firmesmilitaires, et l’un des plus importants annonceurs dans diversmédias. Et sais-tu qui exerce son influence sur la direction duWashington Post ?

— Qui donc ?

— Un autre ex-secrétaire à la Défense, Robert McNamara !Comprends-tu maintenant pourquoi les informations essen-tielles sont occultées ? Les grands groupes médiatiques nepeuvent pas tuer leur poule aux œufs d’or.

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— On ne peut tout de même pas admettre qu’une poignéed’individus décide de la guerre, il y a bien une consciencemorale au-dessus de tout cela !

— Laquelle ? celle de Georges Bush ? Il n’a pas hésité à userdes sentiments racistes blancs lors de la campagne présiden-tielle, c’est un inculte ! Quand il était à la tête de la CIA, il alaissé les professionnels du renseignement faire ce qu’ilsvoulaient, entre autre, liquider Letellier1. Ensuite, en tant quevice-président, il a joué un rôle majeur dans les opérationsclandestines, telles que l’affaire de l’Irangate et de la Contra.Quant à notre chef de la diplomatie, ce n’est pas un profes-sionnel de la politique, mais un homme d’affaires. Il a consacrétoute son énergie à gagner de l’argent dans le secteur pétrolieret foncier, et l’un de ses plus proches collaborateurs est l’anciendirecteur de la Saoudi Arabian Authority. Il n’est pas très difficiled’imaginer la collusion2…

— Il y a quand même notre secrétaire à la Défense, DickCheney, il est compétent et sans prétentions…

— Peut-être, mais ce n’est qu’un intermédiaire. Le vraipouvoir se situe dans les relations entre d’une part les branchesdu ministère et les états-majors et d’autre part les parrains duCongrès et de l’industrie militaire. Tous ces hommes militentpour l’usage sans frein de la force, leur vocabulaire moralisantest de façade. Colin Powell, le chef d’état-major interarméesreprésente un groupe d’intérêts très puissant voulant tester denouvelles technologies. Quant à Steve Sununu, le secrétairegénéral de la Maison-Blanche, c’est un ultra conservateur, c’estlui qui a inspiré les couplets racistes de la campagne électoralede Bush, et ceci malgré son origine libanaise, et peut-être mêmepalestinienne !

— Et pourquoi cette concentration sur l’Irak ?

— Parce qu’il tient à ce que tous les Arabes maîtrisent leurpolitique pétrolière, alors que pour le moment c’est nous qui,

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par l’intermédiaire des monarchies du Golfe, pesons sur le prixdu pétrole.

— Et pourquoi ces monarchies ne veulent-elles pas maîtriserleur politique pétrolière ?

— Ce sont des monarchies médiévales. Seuls les princesprofitent de la manne pétrolière. Ils n’ont pas les besoins d’unpays comme l’Irak qui est résolument tourné vers le moder-nisme.

— Le modernisme ? Saddam a gazé des Kurdes !

— Mais qui a vendu la technologie nécessaire à la fabricationdes gaz de combat à l’Irak ?

— Qui ?

— Ce sont des compagnies américaines ! Avec l’approbationdes autorités ! Il y a des rapports du Congrès sur cette affaire1.

— Mais comment se fait-il que personne ne le sache !

— Collusion politico-militaro-médiatique.

— Mais c’est scandaleux, il faut ameuter l’opinion publique !

— Ça fait des années qu’à force de l’abreuver de débilités,l’opinion publique est complètement dépolitisée, si elle n’estpas carrément crétinisée…

— Mais tout cela est affreux !

— En effet.

— Que faut-il faire alors ?

— Il n’y a rien à faire. On parle de défense de la démocratie,de Droit International, d’ opération de police internationale,on fait des scénarios de guerre propre, de frappes chirurgicaleset on traite Saddam de nouvel Hitler, en fait, nous sommes enpleine propagande démocratique relayée par des médias soi-disant libres. Et cette propagande se révèle aussi fanatiquequ’une autre, aussi incapable d’accepter le débat d’idées quiest le fondement de la démocratie.

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— Mais comment faire face à ces horreurs ?

— Chacun a ses convictions et ses moyens, Steve. Je suisjournaliste, je dénonce. »

Steve pensa à son métier et il se sentit tout à coup mépri-sable.

« Et moi, dans tout cela ? »

Léda demeura silencieuse. Elle ne pouvait reprocher à sonépoux d’être un agent d’exécution de la nébuleuse militaire.Steve décida d’aller jusqu’au bout de sa pensée :

« Léda, si je comprends bien, tu dois mépriser mon travail.

— Steve, tu sais ce que j’en pense; je t’ai fait part de mesopinions. Tu les as même sondées tout seul.

— Et pourquoi ne m’as-tu jamais signifié que tu étais contremon métier ?

— Steve, avec ou sans toi, le système est ce qu’il est. Il vautmieux être à l’intérieur de celui-ci que participer en tant quespectateur.

— Tu le penses vraiment ?

— Oui, je pense vraiment que si un homme tel que toi avaitle pouvoir de changer les choses, il le ferait, et pour cela, ilvaut mieux être au sein du système.

— Léda, sais-tu en quoi consiste ma mission ?

— Oui, je crois.

— Je vais tenir le parapluie sur Israël.

— Oui, mais où veux-tu en venir ? »

Steve réfléchit un long moment puis avança :

« Sur le papier, le Patriot est efficace à 100%. Mais cela n’aaucun sens stratégique car… » Steve faillit poursuivre mais ilse tut, secret militaire oblige. Léda réfléchit un instant puisdit :

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— En fait, tu veux me dire que le Patriot ne peut être efficacequ’avec une extraordinaire panoplie de moyens annexes. »

Étonné, Steve avança.

« Et comment le sais-tu, c’est top secret.

— Tes tops secrets ne m’impressionnent pas. Votre Patriotn’est qu’un artifice.

— Que veux-tu dire ?

— L’Irak a la capacité de fabriquer des missiles. Dans quelquetemps, il pourra avoir ses satellites et peut-être même sa bombe.Or le but de nos dirigeants est de l’empêcher de poursuivre sesrecherches, c’est pour cela que l’on se prépare à mettre enœuvre la plus grande armada de tous les temps. Je ne crois pasà une guerre de reconquête du Koweït, on va aller plus loin,on va détruire le potentiel industriel irakien.

— Quel rapport avec mes Patriot ?

— L’objectif des Patriot est moins militaire que politique etpsychologique. Primo, déclarer que l’on est en mesure decontrer les missiles irakiens pour empêcher les Israéliens deréagir et faire éclater une unanimité fragile, secundo, prouverà l’Irak et à tous ses défenseurs qu’ils sont encore à l’âge préin-dustriel et qu’ils n’ont pas la capacité d’en sortir. Le Patriot etle Scud irakien seront les armes les plus psychologiques duconflit, et c’est pour cela que les moyens mis en œuvre pourdétruire les missiles irakiens seront énormes. Mais en fait, çan’a aucun sens stratégique.

— Tu rejoins ce que je disais ?

— Exactement, seuls les Etats-Unis sont capables de mettreen œuvre un tel système d’interception, de faire voler desdizaines d’avions radars, de faire observer le territoire par desdizaines de satellites et de déployer autant de batteries Patriot.Or, les Etats-Unis ne pourront rester indéfiniment là-bas, et unjour où l’autre, l’Irak redeviendra une puissance redoutée.

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— Et alors ?

— Alors, c’est pour cette raison qu’on veut l’écraser et resterles seuls maîtres du jeu stratégique et économique.

— Et tu penses qu’on ira jusqu’au bout ?

— J’en suis persuadée.

— Et si Saddam se retire du Koweït ?

— Ça ne changera pas grand-chose, on l’a tellement « diabolisé» que l’on pourra justifier une attaque prétendument préventive,ou encore un blocus « strangulateur ».

— Mais la communauté internationale ne l’admettra pas !

— La communauté internationale n’existe pas, les condam-nations de l’ONU sont de la foutaise. Rappelle-toi l’opérationOsirak ! Les Etats-Unis pourront la refaire à grande échellesans que ta communauté internationale ne lève le petit doigt.

— Alors, les jeux sont déjà faits ?

— En grande partie, oui. »

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Chapitre 14

Quelque part dans l’ouest irakien, près d’une mine de phosphateperdue dans l’immense plateau aride de la Chemiyé, un hélico-ptère atterrit entre quatre fumigènes émettant un léger panacheblanc. Avant même que les pales ne s’immobilisent, le planchers’ébranla imperceptiblement puis commença à s’abaisser. Ils’agissait en fait d’une plate-forme d’atterrissage ascension-nelle. Dès qu’elle eut atteint le sous-sol, un faux-plafond glissaautomatiquement et referma l’ouverture béante. La portière del’appareil s’ouvrit et le pilote, portant la combinaison noire desforces spéciales, descendit de l’habitacle. Il fut tout de suiterejoint par un homme en costume civil. Des militaires arborantla cocarde de la Garde Présidentielle saluèrent avec respect lepilote et s’étonnèrent de voir un inconnu descendre à ses côtés: depuis toujours, les accompagnateurs de celui dont on neconnaissait que le nom de guerre : « Slaheddine », chef duGénie militaire irakien, le corps d’armée le plus cher au cœurde Saddam Hussein, ne voyageaient que dans la cabine arrière,entièrement opaque et hermétique à toutes les ondes.

Ceux qui connaissaient l’emplacement exact de l’endroit oùils se trouvaient se comptaient sur les doigts des deux mains.Tous ceux qui avaient participé à la construction du complexeétaient arrivés ici dans des camions et des hélicoptères gros

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porteurs, dont les cabines avaient les mêmes spécificités quecelle de l’appareil que venaient de quitter Slaheddine et soncompagnon. Ce dernier regarda autour de lui. Six hélicoptèresde combat HIND-D MI 24 et deux chasseurs Harrier AV-8 àdécollage et atterrissage vertical étaient sur leur plate-formeascensionnelle. Il remarqua aussi plusieurs batteries de missilessol-air Crotale et une vingtaine de véhicules tout-terrain armésde mitrailleuses et de tubes lance-missiles.

De gros générateurs électriques chauffaient en permanenceles appareils et les batteries de missiles. Pilotes et conducteurs,qui se relayaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, étaientsur le qui-vive, prêts à sauter dans leurs appareils à la moindrealerte. Tout ce dispositif paraissait néanmoins léger dans l’étrangeet gigantesque galerie supérieure du complexe ultra-secret Sâad16. En arrivant par les airs, on ne pouvait voir que la mine dephosphate qui permettait, par les émanations de chaleur desmachines d’extraction et de traitement du minerai, de tromperles satellites espions à la recherche de sources de chaleurtrahissant la présence de bases secrètes. En fait, seuls desmilitaires soigneusement sélectionnés travaillaient dans lamine, et les chargements de phosphate dans les camions n’étaientque des leurres. Sâad 16 rassemblait des milliers de chercheurset de travailleurs qualifiés. C’était là, dans des sous-sols géantsd’une superficie de deux kilomètres carrés, que les ingénieursirakiens construisaient les « Al Hussein » et mettaient au pointles nouveau missiles « Al Abbas » et « Tammouz »1 .

Mazen n’avait jamais visité Sâad 16. Depuis plus de deuxans, sa mission consistait à infiltrer les réseaux du Génie sovié-tique pour se procurer les composants d’un système de guidageinertiel nécessaire pour éviter les dispositifs de brouillage lesplus perfectionnés.

En rentrant dans la salle de contrôle du centre, Mazen pensaà ce qui l’avait conduit là, au fin fond du plateau de la Chémiya.

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Tout avait commencé deux ans et demi auparavant. C’étaiten avril 1988, le 16 exactement, dans une villa de Sidi BouSaïd, banlieue de Tunis, que Mazen avait fait la rencontre quil’avait amené à travailler avec les Irakiens. La veille, à minuit,un commando israélien avait assassiné Abou Jihad. Le lendemain,arrivé à Tunis, Mazen s’était recueilli devant la dépouille horri-blement déchiquetée du maître à penser de la révolte armée,puis avait présenté ses condoléances à ses enfants et à sa veuve.Au moment où celle-ci l’avait remercié, Mazen s’était penchévers elle et avait chuchoté :

« Um Jihad, Dieu vous protège, je suis Abou Seïf. »

Les yeux cernés d’Um Jihad s’étaient alors éclairés et elleavait serré la main de Mazen.

« J’ai quelque chose à te dire, suis-moi. »

Elle l’avait précédé vers l’étage et là, dans une chambre dontle parterre était encore tâché du sang d’Abou Jihad, la veuveavait déclaré :

« Je t’attendais. Abou Jihad était fier de toi. Il parlait de toicomme d’un fils. Hier, quelques heures avant sa mort, il a reçuun appel très important… Il était question de toi, il voulait teprésenter quelqu’un. Ce serait pour moi un grand honneur quede le faire en son nom. Cette personne est ici même. Assieds-toi, je vais la chercher. »

Resté seul dans la chambre, Mazen avait laissé son regarderrer sur les photographies encadrées représentant le défunt,sa famille et ses camarades de combat. Mentalement, Mazenavait compté les disparus, et il s’était rendu compte que laproportion était effrayante. Sur les murs étaient accrochées lestraditionnelles reliques des exilés de la terre : une carte dePalestine portant les noms arabes des villes débaptisées par

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Israël, une grande photographie de Jérusalem avec, au premierplan, l’esplanade des mosquées, puis une maquette sous verredu magnifique Dôme du Rocher…

Um Jihad était revenue, suivie d’un jeune homme brun auxyeux perçants, et elle avait dit :

« Abou Seïf, je te présente Slahedine. »

Les deux hommes s’étaient serré la main, puis Um Jihadavait déclaré avec solennité :

« Mon époux avait douze ans quand les sionistes ont, aprèsun bombardement de la ville, sorti et chassé sa famille de samaison de Ramallah. Hier, il a été rejoint jusqu’ici par sestueurs. Ce qu’ils ont voulu assassiner, ce n’est pas seulementAbou Jihad, mais l’esprit de résistance qu’il incarnait. Votrerencontre était sa dernière volonté… » avait-elle ajouté enlaissant sa phrase en suspens.

C’était ainsi que Mazen avait connu Slahedine. Celui-ci luiavait alors déclaré :

« Khalil Al Wazir m’a beaucoup parlé de toi. Sa mort nousa réunis plus vite que prévu… »

Il avait regardé Mazen avec une détermination légitimée parla dernière volonté du défunt et déclaré :

« J’ai besoin de toi, Abou Seïf. »

Pendant plus de deux ans, tout en supervisant la révolte pales-tinienne, Mazen avait réactivé les réseaux d’acquisition dematériel militaire qu’il avait organisés sous la férule de SaâdedinneChazli pendant la préparation de la Guerre d’Octobre. A cetteépoque, Mazen avait créé des liens avec des ingénieurs etconseillers militaires soviétiques et, petit à petit, ces lienss’étaient affermis, ce qui lui avait permis de les retrouver et dese procurer des armes pendant la guerre du Liban. Cette fois-

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ci, Mazen organisa avec eux une collaboration bien plus impor-tante, touchant non seulement à l’acquisition de composantsde missiles, mais aussi à l’achat de machines-outils permettantde fabriquer ces composants.

Cependant, lorsque les troupes irakiennes étaient entrées auKoweït, Mazen avait été pris au dépourvu. La crise avait éclatéau plus mauvais moment : les nouveaux missiles irakiens, quin’avaient plus rien à voir avec les Scud soviétiques, en étaientencore à leur phase de mise au point. Les ingénieurs irakiensavaient alors été obligés d’activer leur travail, et Mazen avaitdû multiplier les démarches auprès des Soviétiques pour acquérirles derniers composants et machines nécessaires. Depuis le 2août, il avait fait des dizaines de déplacements entre Israël,Bagdad et l’Union Soviétique et avait dû, malgré l’aide del’aile pro-arabe du complexe militaire soviétique, prendred’extraordinaires précautions pour déjouer les mesures desurveillance et passer à travers le blocus imposé à l’Irak.

Cependant, toutes les difficultés avaient été surmontées etcette première visite à Saâd 16 avait une importance particu-lière : les « Al Hussein » étaient enfin arrivés au stade desessais.

La salle de tir du complexe était hémisphérique et rassem-blait, derrière des pupitres de contrôle surmontés de consolesinformatiques, une centaine de personnes. Le mur qui faisaitface à tous les chercheurs était tapissé d’écrans et de voyantslumineux. Slahedine invita Mazen à s’asseoir à une grandetable ovale située entre les rangées de consoles et le mur quileur faisait face, puis y prit place avec une demi-douzaine dechercheurs qui, un à un, firent un exposé de la situation. Unedemi-heure plus tard, deux écrans de télévision géants s’allu-mèrent.

— Tu vois l’écran de droite, déclara le chef du Génie, il s’agitde la cible. Nous avons reconstitué une réplique grandeur nature

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de la base militaire israélienne de Beersheba. L’objectif est lecentre de communication, il désigna l’endroit indiqué :

— c’est ce bâtiment peint en noir.

— A quelle distance se trouve la cible ? demanda Mazen.

— Par rapport à notre lanceur que tu verras sur l’écran degauche, elle est à distance réelle, à un peu moins de 550 km.

Mazen regarda l’écran, le paysage était désertique.

Tout à coup, confirmant les paroles du chef du Génie, unlanceur surgit comme par enchantement d’une fausse dune.Slahedine prit alors un micro et le tendit à Mazen.

« C’est grâce à ton aide que nous en sommes là aujourd’hui.Dans quelques secondes, nous allons enfin observer le fruit detous nos efforts. A toi l’honneur, Abou Seïf.

— N’est-ce pas dangereux de communiquer par radio ?

— Notre territoire est parcouru par plus de soixante-dix millekilomètres de fibres optiques. Personne ne peut nous entendre »

Mazen prit le micro et commanda :

« Mise à feu ! »

Dix secondes plus tard, une gerbe de feu emplit l’écran et lemissile jaillit de sa rampe vers le ciel.

Un haut-parleur annonça : lancement réussi, vitesse Mach 2.Mazen quitta l’écran des yeux et regarda autour de lui. Tousles regards étaient rivés sur l’autre écran, celui de la cible.

« Combien de temps ? » demanda-t-il.

« Deux minutes », répondit furtivement Slahedine.

Vitesse Mach 4, trajectoire respectée. N’eussent été lesannonces faites par le haut-parleur, le temps eût paru figé.Vitesse Mach 5, altitude 100 000 pieds, objectif à 50 secondespuis : altitude 20 000 pieds, objectif à 15 secondes. Enfin,l’écran de contrôle fut brouillé par une énorme déflagrationpuis, peu à peu, l’image retrouva sa netteté. Le bâtiment noir

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avait été entièrement soufflé. Un tonnerre d’applaudissementséclata dans la salle, tout le monde se congratula. Slahedineregarda Mazen et déclara :

« Maintenant, nous repartons pour Bagdad, le Président tientà ce que nous lui présentions les résultats de ce premier essai »

Trois heures plus tard, après avoir atterri sur une base militairedes environs de Bagdad, Slahedine et Mazen se rendirent sousbonne escorte au centre de la ville. Le cortège contourna l’hôtelEl Rachid et pénétra, par l’une des sept portes blindées, dansle bunker présidentiel. Celui-ci, véritable forteresse futuriste,comportait six niveaux souterrains et était construit selon unetechnique de multi-emboîtements qui, grâce à de gigantesquesressorts, était à même de protéger ses habitants contre les ondesde chocs et les radiations d’une bombe nucléaire. Slahedine etMazen quittèrent leur véhicule et traversèrent sans difficultéles multiples contrôles. Ils prirent un ascenseur, puis traver-sèrent l’impressionnant centre de commandement du sixièmesous-sol, et se présentèrent devant la porte du bureau prési-dentiel. Le garde en faction avança vers Mazen pour la dernièrefouille d’usage mais, à la grande surprise du garde, Slahedines’interposa. Le garde hésita un moment, puis s’écarta. Slahedineétait l’un des rares hommes à jouir de la confiance absolue duPrésident : en s’opposant à lui, c’était à Saddam en personneque l’on s’opposait. Il ouvrit la porte et les deux hommesentrèrent. Le regard de Mazen fut tout de suite attiré vers lesol. En fait de parterre, le bureau de Saddam Hussein étaitentièrement recouvert d’une vitre abritant une impressionnantemaquette reconstituant la ville de Babylone au temps de sasplendeur, avec ses cent portes de bronze, ses palais et sesjardins. Mazen avança, fasciné par la maquette, puis leva lesyeux et vit le Président irakien. Il était assis et affairé derrière

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un magnifique bureau de marbre bleu ayant pour socles deuxlions babyloniens. Sur le mur de droite, une stèle de pierre ocre,réplique exacte de celle qui se trouve au Louvre et sur laquellesont gravés les 282 arrêts du premier recueil juridique del’Histoire de l’Humanité : le Code d’Hammourabbi. Contre lemur de gauche, une immense bibliothèque et, partout sur lesmurs, différentes peintures. Mazen s’attarda sur une grandefresque représentant les merveilleux Jardins suspendus deBabylone puis il remarqua d’autres tableaux : les victoires deJérusalem par Nabuchodonosor puis par Salah Al Din Al Ayyubi.Lorsqu’ils arrivèrent devant le bureau, le Président leva la tête,salua Slahedine et demanda :

« Quels sont les résultats ?

— Ils sont excellents », répondit Slahedine avant d’ajouteren se retournant vers Mazen : « Abou Seïf y est pour beaucoup »

Mazen, qui, en retrait, essayait de lire une inscription gravéesur une vieille épée accrochée au mur, se retourna en entendantson nom.

Saddam Hussein déclara, en se levant et en tendant la main :

« L’épée que vous regardiez a fait la bataille de la Quadissiyaet l’inscription est la même que celle qui figurait sur Dhul-Fikar1. »

« Là yoktal muslim bi kafir »2 !, récita Mazen en serrant lamain de Saddam.

« Abou Seïf ? Celui dont nous avait parlé le regretté AbouJihad ?

« Lui-même, monsieur le Président », répondit Mazen.

« Vous avez fait du bon travail », déclara solennellementSaddam en ajoutant à l’adresse du chef du Génie : « tu veillerasà lui accorder tout ce qu’il désire ». Il versa trois verres d’eau,posa l’un devant Mazen, l’autre devant Slahedine, vida le siend’un trait, ouvrit un dossier puis déclara : « Maintenant que

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l’efficacité de nos missiles est acquise, reste le problème desdéfenses antimissiles. »

Le chef du Génie intervint :

« Les Américains vont concentrer leurs KH et BLOCK 14DSP1 pour couvrir notre territoire. Or nous n’avons pas uneidée précise de l’ampleur de cette couverture, et tant que nousn’en saurons pas plus, nos lanceurs seront en danger et nousrisquons de voir nos missiles interceptés et détruits.

— Les Soviétiques n’ont-ils pas promis de nous commu-niquer toutes les orbites des satellites espions ? » demandaSaddam.

« Ils l’ont fait », répondit Slahedine, et il ajouta : « mais j’aireçu un rapport de nos observatoires : toutes les données quinous ont été communiquées sont fausses. Nos experts les ontcontrôlées; ils sont formels.

— J’ai reçu un rapport de nos agents en Allemagne, déclarale Président irakien, ils ont localisé, dans une base près deFrancfort, les batteries antimissiles destinées à être acheminéesvers Israël. Nous allons opérer une action de destruction, maisil faut attendre qu’elles soient plus vulnérables.

— Elles le seront lors de leur acheminement », lança Slahedine.

« Excusez-moi d’intervenir », dit Mazen, « ceci est risqué etinutile. Les batteries basées en Allemagne sont des PAC 1.C’est un ancien système qui n’a jamais fait ses preuves. Or lesAméricains en préparent une nouvelle version. L’opération desabotage en Allemagne est non seulement inutile mais nuisible :elle dévoilera à nos ennemis notre stratégie. Ils activeront leurstravaux, multiplieront leurs mesures de sécurité et pour finir,nos missiles resteront à la merci des nouveaux Patriot… Commevous l’avez dit », poursuivit Mazen en regardant le Président,« ce sont les orbites des satellites espions qu’il nous faut.

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— Tout cela est bien pensé, mais comment les obtenir ? Jeviens de vous dire que les Soviétiques nous avaient menti, etils continueront probablement à nous mentir. Avez-vous uneidée, Abou Seïf ? » demanda Saddam qui devinait quelquechose.

« Peut-être bien », déclara Mazen, « mais il est encore troptôt pour en parler. »

Saddam fixa Mazen et déclara :

« Abou Seïf, mes hommes sont prêts en Allemagne. Chaquejour qui passe est pour eux synonyme de nouveaux dangers.Si vous avez une idée, exprimez-la, sinon, laissez-moi faire ! »

Mazen réfléchit un instant :

« J’ai des hommes qui me fournissent des rapports quoti-diens sur toutes les activités inhabituelles des points straté-giques d’Israël. Or, quelques heures après l’invasion du Koweït,un vol spécial de l’U.S.AIR FORCE a atterri sur l’aéroport deJérusalem et un seul homme en est descendu. Le véhicule trans-portant celui-ci a été aperçu plus tard au ministère de la Défense.En faisant ce recoupement, j’ai pensé qu’il serait intéressantd’en savoir plus, alors j’ai fait suivre cet individu. Quelquesheures après son arrivée, un homme est venu le chercher àl’hôtel. Cet homme, c’est Rafael Eytan, l’ancien chef duLAKAM. »

En entendant ce nom Saddam fronça les sourcils.

« Le service chargé d’espionner nos systèmes d’armes ?

— Exactement !

— Mais n’est-il pas poursuivi par la justice américaine ?

— C’est justement ce qui m’a mis la puce à l’oreille : si lesAméricains ont quand même décidé d’entrer en contact aveclui, c’est qu’ils en avaient vraiment besoin. J’en ai donc déduitque cette étonnante rencontre entre un Américain et Eytan -etcela quelques heures seulement après l’invasion du Koweït—

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pouvait avoir un but hautement stratégique ! Or quelques joursplus tard, j’ai appris, par mes contacts russes, qu’Eytan a faitdes pieds et des mains pour avoir des informations sur lesdernières transformations opérées par nos soins sur les Scud »

Mazen marqua un temps d’arrêt.

« Poursuivez ! » demanda le Président irakien.

« Cette demande de renseignements ne peut avoir pour butque la programmation du nouveau Patriot ! Les Israéliens nepeuvent pas manipuler ce système de défense, ils ont besoindes Américains. Aussi, je pense qu’il faut attendre et n’agirqu’à l’arrivée des opérateurs.

— Que voulez-vous dire par agir ?

— Les faire suivre, déterminer leurs habitudes, puis, selonles circonstances et nos possibilités, les éliminer au meilleurmoment… »

Saddam resta sceptique :

« Imaginons que vous réussissiez, ils seront remplacés ! Celan’aurait servi à rien ! Comme vous l’avez fait remarquer pourmon opération en Allemagne.

— Pas si nous agissons au dernier moment.

— C’est-à dire ?

— Si nous les éliminons quelques heures avant le lancementdes missiles, le système de défense sera, faute de techniciens,inopérant et nos missiles arriveront sur leurs objectifs sans êtreinterceptés.

— Pour quelque temps seulement.

— Peut-être pour un jour ou deux .

— Quelles peuvent être les chances de réussite d’une opérationaussi audacieuse ?

— Lorsque j’ai fait suivre l’Américain, mes hommes étaientformels : il était vulnérable.

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— Abou Seïf, votre plan est très audacieux, même trop. Neserait-il pas plus simple de choisir une solution plus… expéditive ?

— L’audace paye toujours. Les Israéliens ont certainementprévu les sabotages, ils prendront toutes les précautions néces-saires.

— Ils les prendront aussi pour protéger les techniciens améri-cains.

— Peut-être, mais on ne peut imposer à des techniciens améri-cains de haut niveau un cloisonnement total. N’oubliez pasque c’est un nouveau Patriot qui va sortir des chaînes de Northray.Ce sont des chercheurs de haut rang qui vont opérer, non descaporaux. Ils n’habiteront pas dans des bases militaires, c’estleur statut qui fera leur vulnérabilité. Je vous répète quel’Américain qui était arrivé à Jérusalem le 2 août était à notreportée.

— A la veille de la guerre, les conditions de sécurité serontdifférentes.

— Je dispose d’hommes prêts à tout.

— Abou Seïf, votre détermination m’oblige, mais pour plusde sûreté, je veux que vous prévoyiez une solution de secours.

— Je l’ai déjà prévue, monsieur le Président. »

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Chapitre 15

Quelques semaines plus tard, alors que les nouvelles batteriesde Patriot mises au point par Northray, étaient acheminées versIsraël, Steve fut appelé au bureau du colonel Montgomery quile reçut avec un grand sourire.

« Windley, tout est désormais prêt. Je viens d’obtenir le chefd’état-major au téléphone. Il vous félicite pour votre travail etvous demande de bien vouloir superviser le système en Israël. »

Steve savait que la formule de politesse n’était là que pourmaquiller l’ordre.

« Encore ! » lança-t-il avec nervosité.

« Ecoutez Windley, la mise au point du PAC 2 est votre œuvre,c’est vous qui avez élaboré le système de coordination entresatellites, avions radars et batteries antimissiles. Comprenezalors que pour mes supérieurs, il est tout à fait logique de vousenvoyer là-bas ! Personne ne peut faire mieux que vous.

— Mais combien cela va-t-il durer ?

— Apeine quelques jours, et il y a des chances pour que vousvous tourniez les pouces en Israël. Avec les moyens militairesdont nous allons disposer, il est possible qu’aucun missilen’arrive sur le territoire hébreu.

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— Colonel, vous savez aussi bien que moi qu’il y a des plagesvides dans notre couverture satellite, les Irakiens pourrontlancer leurs engins à ces moments-là. »

Montgomery arbora un sourire triomphant et déclara :

« Windley, quelques heures après le déclenchement de DesertStorm, l’armée irakienne et ses centres de commandementseront anéantis. Le ciel irakien nous appartiendra. Dans cesconditions, comment voulez-vous qu’ils lancent leurs missiles ? »

Steve resta silencieux, Montgomery ajouta :

« Vous partez dans deux jours par vol spécial, une équipe detechniciens vous a déjà précédé.

— Deux jours ?

— Oui, le 10. Nous tiendrons tout à l’heure une dernièreréunion, puis je vous libère jusqu’à votre embarquement pourJérusalem. »

Ce soir-là, lorsque Steve communiqua la nouvelle de sonvoyage à Léda, elle ne put lui cacher sa déception :

« Steve, depuis cinq mois, je ne t’ai presque pas vu, tu nerentres à la maison que pour dormir. Ta fille ne te connaît pas,tu ne l’as jamais prise dans tes bras, et voilà que tu pars fairela guerre ! »

— Léda, je suis détaché auprès de l’armée, je ne peux pasfaire autrement, tu le sais !

— Oui Steve, mais tu me manques et tu manques à Némésis.

— Va la réveiller s’il te plaît, il me reste si peu de temps ! »

Deux minutes plus tard, Némésis était sur les genoux deSteve, disant des choses inintelligibles et reprises en chœur parses parents émerveillés.

« Mais chérie, qu’est-ce qu’elle raconte ?

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— Elle discourt. Moi, je la comprends ! Ta Némésis tedemande des comptes et te menace de son petit doigt. »

Et ainsi, jusqu’à une heure tardive, Steve et Léda sombrèrentdans le doux oubli qui envahit ceux qui contemplent les toutpetits.

Ce furent les doux murmures de Némésis qui réveillèrentses parents au petit matin. Ils passèrent ce dernier jour ensembletous les trois. La dernière nuit, les parents ne dormirent pas.La proximité du départ inquiétait Léda :

« Steve, je ne veux pas te paraître stupide, mais j’ai peur pourtoi.

— Chérie, ne crains rien, tout sera fini dans quelques jours.

— Personne n’en sait rien », objecta-t-elle, « et puis, tu vasêtre entouré de tes Patriot. Suppose que l’un d’eux explose.

— Ce serait bien la première fois, chérie…

— Je le sais, mais tu ne peux pas m’empêcher de m’inquiéter.Tout est possible, il peut y avoir des ogives chimiques sur lesmissiles irakiens !

— Léda ! nous serons protégés, nous aurons des masques àgaz !

— Tu sais bien que ce n’est pas suffisant, il y a des gaz quipénètrent par la peau !

— Nous serons dans des blockhaus hermétiquement fermés !

— Et si des missiles arrivent alors que tu es à l’air libre ?

— Ce n’est pas possible, nous serons dans les environs deJérusalem, les Irakiens ne vont tout de même pas frapper unlieu saint de l’Islam !

— Et si un missile était dérouté !

— Et si un météore nous tombait dessus ? » répliqua-t-il surle même ton.

« Steve, je ne plaisante pas !

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— Chérie ! il doit y avoir la même probabilité.

— Steve, nous pouvons discuter longtemps ainsi, mais tupars en guerre et tout peut arriver ! Ces histoires de canonsgéants et de bombe atomique me font peur !

— Mais tu était la première à crier qu’il s’agissait de bobards !

— Quand tu es ici, oui, mais maintenant que tu pars sur lefront !

— C’est ton inquiétude qui te fait dire cela, ressaisis-toi. »

Elle resta un long moment silencieuse puis :

« Excuse-moi, c’est plus fort que moi. Imagine un instantmon angoisse lorsque j’apprendrai que des missiles sont lancéssur Israël ! Et puis », ajouta-t-elle avec un hoquet, « imagine-nous, Némésis et moi… sans toi… »

Steve ne put répondre que par une très forte étreinte. Oui,Léda avait raison de s’inquiéter, la défense antisatellite étaitloin d’être absolue. Pour la première fois de sa vie, Steve pensaà la mort. Il imagina un instant dire la vérité à Léda, lui direqu’il n’était pas Steve Windley, et cette éventualité lui parutinsupportable. Alors, il pensa à Mazen. Le même problème nes’était-il pas posé pour lui ? Avait-il ressenti avec la mêmeintensité l’horreur de l’éventualité de lui dire la vérité ? Steveavait pensé que son frère lui avait volé son destin. N’était-ilpas lui-même devant le même dilemme ? Il sentit sur son torsenu couler les larmes de Léda. Il lui caressa les cheveux tout enpensant à son frère. Où était-il, que représentait pour lui cetteguerre qui approchait à grands pas ? Puis il pensa de nouveauà lui-même, à sa mission qui allait le conduire à défendre Israël.Alors une profonde tristesse l’envahit : la tristesse devantl’absurde. Steve voulut la chasser, il caressa sa femme, l’embrassa,mais rien n’y fit. Cette tristesse-là était plus forte que l’amour.

JERUSALEM

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Le Boeing de l’armée américaine s’immobilisa au beau milieude la piste de l’aéroport Atarot. Steve dévala la passerelle etretrouva au bas de celle-ci le major Benyamin. Alors que l’avionfaisait demi-tour pour remonter la piste, Steve s’engouffra dansla berline noire de l’armée, qui se dirigea à toute vitesse versla grille de l’aéroport. Au moment où la voiture ralentissaitdevant le poste de sécurité, un des employés de l’aéroport, quis’affairait sur un traîneau à bagages, salua respectueusement.Amusé, Steve le salua à son tour. Il ne vit pas que, de sa maindroite, l’employé appuyait à plusieurs reprises sur la touchedu déclencheur d’un Kiev 30, minuscule appareil de photomotorisé.

Une heure plus tard, pendant que Steve rangeait ses affairesdans les placards d’une chambre du Sheraton Jerusalem Plaza,à quelques kilomètres de là, dans une arrière-boutique du soukde Jérusalem-Est se tenait une étrange réunion. Assis sur untapis enroulé, Mazen discutait avec trois hommes. L’un d’eux,qui portait le bleu de travail du personnel au sol de l’aéroportd’Atarot, lui tendit des photographies en disant :

« Cela s’est déroulé de la même manière qu’en août dernier: un avion de l’U.S. AIR FORCE s’arrête au beau milieu de lapiste, un seul homme en descend, une voiture du ministère dela Défense au bas de la passerelle… »

Mazen fixa le visage souriant sur la photographie et demanda :

« Vous me ferez des agrandissements et des copies de cecliché. Je veux que tous nos agents puissent être capables dele reconnaître immédiatement. » Il se tourna vers Rami, l’hommeassis à sa droite.

« Et en ce qui concerne le Sheraton ?

— La chambre a été réservée au nom du ministère de laDéfense » répondit Rami.

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« Et pour l’écoute ?

— Le concierge a attendu le passage des hommes du dépous-siérage1 et a posé la pastille dans la corbeille à fruits. A lamoindre alerte, le garçon d’étage sera averti. Il se tiendra prèsdu téléphone pendant tout le séjour de l’Américain. »

Mazen pensa qu’une visite inopinée du contre-espionnageruinerait toute la mission, mais les agents passaient toujourspar le concierge avant d’ouvrir les chambres, ce qui lui laissaitle temps d’avertir ses partenaires.

« Bien », déclara Mazen. Maintenant, écoutez-moi bien : «vous allez demander à nos hommes d’alléger toutes les autresfilatures en cours pour cette mission.

— Même celles des techniciens américains ?

— Oui, nous en savons assez sur eux, cela fait plus de vingtjours qu’ils suivent exactement le même circuit. Nous allonsdésormais nous concentrer sur cet homme. Vu les modalitésde ses deux arrivées et la présence d’Eytan à ses côtés, il doitêtre le plus important du groupe. » Il se retourna vers le troisièmePalestinien :

« Assâd, il nous faut quatre motos et autant de voitures avecleurs conducteurs, des mitraillettes, des silencieux et desémetteurs récepteurs à scanner. Je veux des hommes prêts àtout.

— Je ne dispose que de ce genre d’hommes », répondit Assâd.

Mazen se retourna à nouveau vers Rami.

« Rami, je veux que les hommes libérés des autres filaturess’organisent en huit équipes de trois hommes, que quatre d’entreelles se tiennent prêtes à effectuer des opérations de diversionsur le parcours de l’Américain, et que les quatre autres organisentsa surveillance. Que personne ne prenne de décision person-nelle, vous n’agirez que sur mes ordres. Voilà, nous nousretrouvons demain au point n°5 avec les chefs d’équipes.

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Comme pour tous les membres de l’équipe américaine, je veuxun rapport détaillé sur tous les mouvements de cet individu. Ilfaudra opérer avant l’expiration de l’ultimatum des Nations-Unies. Nous avons cinq jours devant nous, mais il faut tenterde n’agir qu’au dernier moment. »

Enfin, Mazen donna congé à deux de ses hommes puis,s’adressant à Assâd :

« Où en es-tu dans la préparation de l’autre option ?

— Les explosifs sont prêts, nous attendons les roquettes… »

12 JANVIER

SHERATON JERUSALEM PLAZA.

Steve venait à peine de s’assoupir lorsque le téléphone sonna :

« Windley à l’appareil.

— Bienvenue à Jérusalem, Monsieur Windley, c’est RafaelEytan. Les batteries Patriot sont installées et les unités mobilesde commandement sont sur place. Ce soir, nous allons procéderà des essais, je passerai vous prendre à 18h.

— Je serai prêt.

— Alors, à ce soir, sauf urgence, bien entendu.

— Que voulez-vous dire ?

— Nous sommes à la veille de la guerre; d’un instant à l’autre,tout peut arriver.

— Je vous comprends. »

Steve raccrocha et tenta de retrouver le sommeil. Mais aubout de vingt minutes, il se redressa et actionna la commandede la télévision. L’une des chaînes israéliennes passait unreportage sur l’utilisation des masques à gaz, tandis que surune autre, un présentateur palabrait sur l’échec de la tentativede conciliation entre James Baker et Tarak Aziz et sur l’auto-

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risation donnée par le Congrès à Georges Bush pour faire usagede la force. Steve éteignit le poste. Les prétendues tentativesde conciliation ne dupaient que les imbéciles. Tout avait étéorganisé. Les plans de paix n’étaient que des leurres destinésà entretenir une fausse espérance pour laisser aux Etats-Uniset à leurs alliés le temps de mettre en place leurs armées; rienne pouvait arrêter la logique de guerre.

Il se leva, prit une douche et descendit dans le hall de l’hôtel.Benyamin, qui était assis dans un fauteuil faisant face à l’ascenseur,se leva.

« Vous avez besoin de quelque chose, Monsieur Windley ?

— Merci Major, je vais juste me dégourdir les jambes. »

Benyamin insista :

« Je peux vous conduire où vous désirez.

— Merci Major, mais je voudrais me promener seul. »

Benyamin insista, visiblement gêné :

« Excusez-moi, Monsieur Windley, mais ce n’est pas possible.Votre sécurité m’interdit de vous laisser vous promener enville.

— En vertu de quel droit pouvez-vous m’interdire quoi quece soit ? » lança Steve.

« Ce sont les ordres du ministre. Je vous en prie, MonsieurWindley, vous n’êtes pas un touriste. D’abord il y a votresécurité, ensuite vous pouvez être convoqué à tout moment. »

Steve se rappela les dernières paroles d’Eytan. Tout peutarriver d’un instant à l’autre. Il se ravisa et, malgré son énervement,sourit à Benyamin en déclarant :

« Vous avez peut-être raison, c’est la première fois que je metrouve confronté à une situation pareille. »

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Il remonta dans sa chambre, ralluma le poste et regarda unfilm.

A 17h 45 il retrouva Benyamin dans le hall de l’hôtel.

« Nous allons au ministère.

— Oui, je m’apprêtais à vous appeler. »

Steve suivit le major dans les couloirs conduisant au garagede l’hôtel, puis prit place sur la banquette arrière du véhicule.Lorsque le portail donnant sur la rue s’ouvrit, un agent arrêtala circulation et leur donna la priorité. Steve regarda l’agent,puis les gens sur le trottoir. Un laveur de vitres qui était en trainde le fixer, détourna précipitamment les yeux, mais c’était assezpour que Steve ressente l’étrangeté de son regard. Pendant quela voiture prenait de la vitesse sur la rue King Georges, Steveregarda par la lunette arrière, jusqu’à le perdre de vue, le laveurde vitres qui faisait glisser sa raclette de façon bizarre. Stevene pouvait deviner que, par ce geste, l’homme lançait un signalà un camarade installé un peu plus loin dans une voiture, etqui avait déjà transmis sur son émetteur un très court messagecodé.

Steve détourna les yeux et regarda machinalement les enseigneslumineuses de l’avenue. Il revit l’enseigne du Jerusalem Postet le suivit longuement du regard.

Alors que la voiture longeait le Parc de l’Indépendance, Stevese demanda pourquoi cette enseigne avait particulièrementattiré son attention. Il réfléchit un instant, puis fut consternépar ce que tramait son inconscient et qui venait de se révéler :elle lui rappelait le Washington Post, non par une quelconquehomonymie, mais par cette annonce émise quelques annéesauparavant et qui lui avait permis de recevoir un message dela dame par qui tout avait commencé…

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Ce soir-là, en retournant à l’hôtel, Steve se promena longuementdans le hall, puis s’installa au salon de la réception et commandaun jus de fruit. Il prit un journal qui traînait sur une table et fitsemblant de lire tout en examinant les lieux. A quelques mètresde lui, Benyamin était assis comme d’habitude, face aux ascen-seurs. Steve se demanda si le major était le seul homme chargéde sa sécurité. Il regarda vers la porte de l’hôtel et remarquason chauffeur discutant avec un autre homme. Leur dialogues’interrompait dès qu’une personne entrait dans l’hôtel. Et àchaque fois, ils observaient intensément l’arrivant. Steve suivitdu regard un client qui venait de pénétrer dans le hall et qui sedirigeait vers le comptoir. Il vit alors un autre homme s’approcherdu client et suivre sa discussion avec le réceptionniste. Steveen conclut qu’il s’agissait d’un quatrième agent, sans compterle policier en faction devant la sortie du garage. Il mémorisaune dernière fois les lieux, puis se leva et remonta vers sachambre. En refermant la porte, il examina le traditionnel pland’évacuation qui y était placardé. Comme dans tous les hôtels,celui-ci comportait un plan de l’étage. Steve examina l’empla-cement des sorties de secours et reconstitua leur agencementavec celles qu’il avait remarquées au rez-de-chaussée.

Le matin suivant, Steve descendit prendre son petit déjeunerà la cafétéria de l’hôtel et en profita pour observer les lieux etcompléter son plan. Du côté des toilettes, il remarqua une sortiede secours quelque peu dérobée qui, comme les autres, avaitdeux battants à sens unique. Il constata qu’elle ne comportaitpas de dispositif de sécurité, mais le problème était qu’elledonnait sur la même rue que le garage de l’hôtel, là où unpolicier était en faction.

Lorsqu’il revint ce soir-là après avoir passé la journée àtravailler sur le champ de tir des Patriot, Steve prit la décision

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d’agir le lendemain matin, car les militaires israéliens n’avaientbesoin de lui que dans l’après-midi.

Le lendemain matin, Steve prit l’ascenseur, salua Benyaminet se dirigea vers le restaurant. Dès qu’il fut hors de la vue dumajor, il retira de sa poche une plaquette métallique de cinqcentimètres de côté qu’il avait dévissée d’un interrupteur, sedirigea vers les toilettes et s’arrêta devant l’issue de secours.Il regarda derrière lui puis, dès qu’il fut assuré que personnen’arrivait, il appuya doucement sur l’un des battants, glissa laplaquette -sur laquelle il avait apposé un double adhésif—devant le loquet, sortit et laissa doucement la porte se refermerderrière lui. Dissimulé dans l’embrasure, il chercha des yeuxl’agent. Celui-ci était adossé contre une voiture et fixait la portedu garage. Steve feignit de lacer ses chaussures puis se relevaet se dirigea d’un pas rapide vers le bureau du Jerusalem Post.

Mazen était assis aux côtés de Rami au volant d’une voituregarée à quinze mètres de la sortie du garage. Il observait leslieux dans son rétroviseur. Lorsqu’il remarqua l’étrange attitudede cet homme qui venait de sortir furtivement par l’issue desecours de l’hôtel, il crut d’abord qu’il s’agissait d’un agent etse mit sur ses gardes en avertissant d’un geste Rami.

« Rami, dit-il, regarde cet homme qui approche derrière. »

Le Palestinien empoigna son arme et suivit du regard Stevequi longeait alors le véhicule. Rami reconnut l’Américain qu’ilavait désormais observé plusieurs fois. Il retint difficilementson excitation :

« Abou Seïf ! C’est lui ! »

Mazen ne comprit pas tout de suite.

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« Qui ça, lui » ? demanda-t-il en regardant Steve passer àquelques centimètres de la voiture.

« L’Américain ! »

Le cœur de Mazen s’emballa.

Steve passa devant le véhicule et traversa la rue en regardantsur sa droite, car l’artère était à sens unique. Rami et Mazenpurent ainsi l’observer à leur aise.

« Tu as raison », lança Mazen, c’est bien l’homme sur laphotographie. Mais qu’est-ce qu’il fait dehors, seul ? L’occasionest trop belle, la cible trop facile. Un piège ? songea-t-il. Maisil écarta tout de suite cette éventualité : l’Américain était tropprécieux pour être utilisé comme appât. Il devait plutôt avoirquelque chose à dissimuler à ses gardes israéliens. Mazendécida de profiter de l’occasion :

« Écoute Rami, nous allons tenter de l’enlever. Au moindreproblème, on l’élimine, mais essayons tout d’abord le rapt.

— Abou Seïf, pourquoi compliquer la mission, nous sommesà la veille de la fin de l’ultimatum ! Qu’on en finisse !

— Rami, avec un Américain de cet acabit, on peut négocierpas mal de choses ! Quel est notre code pour enlèvement ?

— Sana répondit Rami.

Mazen prit alors son émetteur et lança : « Sana, je dis bien…Sana » puis il mit l’appareil dans la poche intérieure de sa vesteet sortit de la voiture en ordonnant à Rami : « Prends ma placeet suis moi à cinq mètres de distance. Avertis les motos, lesautres voitures et les équipes de diversion. Mais rappelle à toutle monde d’attendre mon ordre. » Il sauta hors du véhicule etsuivit Steve pendant que Rami démarrait.

Mazen gardait entre l’Américain et lui une distance d’unedizaine de mètres et attendait, avant de lancer l’ordre du rapt,que tout le monde se mît en place. C’est l’occasion inespérée,songea-t-il. Il n’était plus nécessaire d’organiser le dangereux

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braquage du véhicule blindé et de tirer à la roquette; désormais,et grâce à cette sortie inopinée, il suffisait de bien se placer etde l’engouffrer dans un des véhicules. Au pire des cas, s’il yavait une patrouille, il suffirait d’un petit échange de tir et l’opé-ration serait réalisée. Un jeu d’enfant pensa-t-il.

Mazen avait fait quelques dizaines de mètres, lorsqu’il constataque tout était en place : les hommes à pied, les motos et lesquatre voitures. Une partie des véhicules était en amont del’Américain, l’autre en aval, alors qu’une quinzaine d’hommesà pied commençaient à entourer Steve, à l’isoler. La rue n’étaitpas très fréquentée, c’était le moment ou jamais. A l’instant oùMazen s’apprêtait, selon un code préétabli, à hausser la maindroite pour lancer l’ordre du rapt, Steve changea de directionet tourna vers la rue Harav Kook. Mazen et ses hommes lesuivirent. Tout à coup, l’Américain s’approcha d’un bureauadjacent au siège du Jerusalem Post, puis poussa la porte etentra.

Mazen souffla longuement et intima d’un geste aux véhiculesde s’arrêter et aux hommes de se disperser. Il regarda l’enseignedu bureau, se demanda ce qui avait amené là l’Américain, puisentra à son tour. Steve était appuyé contre un comptoir surlequel une plaque de plastique noire indiquait : annonces.

Mazen s’accouda sur le comptoir à un mètre de Steve quidemandait à l’employé :

« Je voudrais faire passer une annonce et si possible recevoirmon courrier ici même. »

L’employé lui présenta une feuille et un stylo et dit :

« C’est possible, je vais vous donner un numéro de dossier.Le texte s’il vous plaît, en caractères d’imprimerie. »

Steve griffonna quelques lignes et remit le papier à l’employéen ajoutant :

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« Je le veux en première page, en haut à droite, en gros carac-tères gras.

— Pour combien de jours » ?

Steve réfléchit puis dit :

« Un seul.

— Ça fait 160 000 shekels.

— Je peux payer en dollars ?

— Bien sûr, attendez que je fasse le calcul. » Il tapota surune calculette :

« Ça fait 750, tout rond, et voilà votre numéro de dossier. »

Steve mit le petit papier dans sa veste.

« Comment allez-vous payer, Monsieur ?

— Cash. »

Pendant que Steve tirait de sa poche une liasse de dollars etcommençait à les compter, Mazen se rapprocha de lui et posamachinalement les yeux sur le papier de l’annonce que l’employéavait posée derrière le comptoir. Il regarda distraitement, sansprêter nulle attention.

« Je peux vous aider ? » lui demanda l’employé.

« Le… tableau des tarifs » demanda Mazen sans relever latête, car il évitait toujours de regarder les gens en face pourque ceux-ci ne puissent pas, plus tard donner son signalement.

Le préposé lui remit le tableau et attendit que son client eûtfini de compter l’argent.

Au moment où Steve tendait les billets à l’employé, les motsque Mazen regardait machinalement attirèrent davantage sonattention jusque là accaparée par la présence de l’Américain,et il ne réalisa pas immédiatement ce qu’il lisait. Mais tout àcoup, le sens des mots sous ses yeux explosa dans sa tête :

seif cherche mazen

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Une sensation de douleur intense l’envahit et il dut bandertous ses muscles pour ne pas bouger. Mon Dieu, se dit-il, qu’est-ce que cela veut dire ? Ce n’est pas possible ! Il voulut regarder« l’Américain » mais ses yeux restèrent fixés sur la feuille depapier. Il se força à se retourner mais rien n’y fit : il était boule-versé, paralysé.

Pendant que Steve quittait le bureau, l’employé demanda àMazen, qui s’accrochait au comptoir car ses jambes ne leportaient plus :

« Puis-je vous éclairer ? » puis, il remarqua son état :

« Est-ce que tout va bien, Monsieur ? »

« Oui, oui », répondit Mazen en se ressaisissant. « Je reviendrai». Il reposa le tableau des tarifs sur le comptoir et sortit entitubant et en prenant soin de cacher son visage à l’employé.Dehors, il vit Steve au bord du trottoir. Celui-ci s’apprêtait àtraverser la rue entre deux voitures en stationnement, lorsqu’untroisième véhicule lui en bloqua l’accès. Rami était au volant,dans une position d’attente : son bras droit était posé sur lamanette d’ouverture de la portière arrière. Il regardait inten-sément Mazen, attendant son ordre. Il lui suffisait d’ouvrir laportière pour qu’un autre homme, debout derrière Steve, poussâtcelui-ci dans le véhicule et s’y engouffrât derrière lui. Mazenfixa Rami, baissa la tête et s’agenouilla comme pour ramasserquelque chose. C’était l’ordre d’annulation de la mission. Ramihésita une seconde, puis redémarra pendant que les hommesà pied se dispersaient et que les motos et les autres voituresdisparaissaient. En quelques secondes, tout redevint normal etl’ordre d’annuler les opérations de diversion était lancé parradio aux équipes disséminées dans Jérusalem. Sans se rendrecompte de rien, Steve traversa la rue. Mazen qui le suivait duregard fit quelques pas puis s’adossa au mur. Ses jambesrefusaient d’avancer. Il regarda son frère qui, sur le trottoiropposé, s’apprêtait à tourner sur King Georges. Mazen hésita

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un instant, tenta de l’appeler, mais aucun son ne sortit de sagorge. Des années de vie secrète et d’action clandestine avaientbanni toute spontanéité. Il s’en voulait déjà d’avoir laissé trans-paraître son état devant le préposé du bureau des annonces.Mais comment rester impassible ? Son frère, son propre frèreétait la cible de l’exécution commuée en rapt !

Rami, qui avait garé le véhicule un peu plus loin, rejoignitMazen.

« Abou Seïf, que s’est-il passé ? Tout était parfait ! Était-ceun piège ? Une erreur ? » Tout à coup il remarqua l’état deMazen. Il ne l’avait jamais vu ainsi : « Abou Seïf ! Est-ce quetout va bien ? »

Mazen leva un visage défait et lâcha difficilement :

« Ce n’est rien Rami, nous nous retrouverons comme prévu,laisse-moi seul. »

Rami hésita un instant, puis :

« Abou Seïf, je ne peux pas te laisser ainsi, viens, partonsd’ici.

— Laisse-moi Rami, je t’ai dit que je voulais être seul », criaMazen avec une fermeté forcée.

Rami n’osa plus insister, il recula et partit.

Le lendemain matin à la première heure, Mazen était dansla rue. Dès qu’une camionnette du Jerusalem Post eut lancéune liasse de journaux contre le mur préfabriqué d’un kiosque,il s’approcha du vendeur qui défaisait les ficelles et en demandaun.

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« Dites donc, vous les aimez fraîches ! » lança le vendeur enlui remettant l’exemplaire du dessus.

Mazen paya son journal et n’eut pas besoin de le déplier pourretrouver en haut et à droite les mots qu’il avait lus la veille.Il nota les références inscrites en bas de l’annonce et reprit samarche.

Quelques heures plus tard, une jeune femme, envoyée parMazen, se présenta au bureau du Jerusalem Post avec uneenveloppe portant le numéro du dossier de l’annonce de Steve.

A midi moins cinq, usant du même stratagème que la veille,Steve sortit de l’hôtel et se présenta au bureau. Quelle ne futsa surprise lorsqu’il vit l’employé lui remettre une enveloppeen déclarant avec un sourire complice :

« Mes compliments, c’est la plus jolie dame que j’aie vuedepuis des lustres. »

Steve pensa à une méprise du préposé. Il prit la lettre, revintd’un pas rapide vers l’issue de secours de l’hôtel, poussa laporte, s’isola dans les toilettes, ouvrit l’enveloppe et lut :

« Coupole du Rocher, 12 h 30 ».

Steve n’arriva pas à retenir son émotion. Il se prit la tête entreles mains et resta longtemps immobile. Enfin, il déchira lepapier, le jeta dans la cuvette, tira la chasse d’eau et repartitvers les ascenseurs. Une fois dans sa chambre, il appela lestandard de l’hôtel et demanda qu’on ne lui passe aucunecommunication. Puis il appela la réception et demanda Benyamin.Celui-ci prit l’appareil :

« Major Benyamin, je vous écoute, Monsieur Windley.

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— Major, j’ai rendez-vous au ministère à 16 heures. Je vaisfaire un somme. Si on vous appelle pour confirmation, ne medérangez pas. Je serai à la réception à 15h 45.

— C’est noté, Monsieur Windley. »

Steve reposa le téléphone et réfléchit. Pour cette troisièmesortie secrète, il ne pouvait estimer la durée de son absence. Ildécida alors de prendre deux précautions : il fit couler la douche,bloqua de l’extérieur la porte de la salle de bains à l’aide d’untournevis, accrocha à la poignée de la porte de la chambre lecarton rouge ne pas déranger et prit les escaliers de secours.En entrebâillant la porte du rez-de-chaussée, il vit de dos lemajor Benyamin qui surveillait l’ascenseur. Les autres agentsde sécurité regardaient vers l’extérieur. Au moment où ungroupe de touristes se dirigeant vers le restaurant passait devantlui, Steve se faufila au milieu d’eux. Une minute plus tard, ilétait dehors.

Au siège de l’AMAN, Elazar, directeur adjoint, venait defermer un dossier lorsqu’il remarqua l’annonce sur le journalposé sur son bureau. Il décrocha la ligne intérieure et appelade suite Amnon Shahak, le chef de l’AMAN :

« Patron, avez-vous lu le Post de ce matin ?

— Je n’en ai pas encore eu le temps, Elazar, qu’est-ce qu’ily a d’intéressant ?

— Allez-y, regardez ».

Amnon Shahak prit le journal. Un gros titre accaparaitl’attention :

L’ultimatum de l’ONU expire ce soir à minuit

« C’est en rapport avec l’ultimatum ?

— Non. Regardez l’annonce en haut à droite. »

Amnon Shahak prit le journal et lut. Il resta perplexe :

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« Et alors ?

— Abou Seïf », lança tout simplement Elazar.

A la seule mention de ce nom, le chef de l’AMAN se leva.

« Qu’est ce qu’il vient faire là-dedans ?

— N’est-ce pas le nom de guerre de Mazen ?

— Merde ! tu as raison. Les deux noms figurent sur l’annonce.Tu penses qu’il y a un rapport ?

— Je pense qu’il faut tout vérifier, particulièrement uneannonce en première page à la veille de la guerre.

— Tu as raison, occupe-toi de ça.

— Bien, chef. »

Elazar prit un autre appareil, appela le siège du JerusalemPost et demanda :

« Le service des annonces, s’il vous plaît. »

Quelques secondes plus tard, un préposé répondit :

« Jerusalem Post, service des annonces, je vous écoute.

— Je voudrais savoir qui a fait passer l’annonce qui paraîtaujourd’hui en première page en haut à droite.

— Qui est à l’appareil ? » demanda le préposé.

« Premier ministère », lança Elazar comme il le faisait toujoursdans des cas similaires, « c’est le cabinet du ministre ».

L’employé repondit :

« Elle porte le numéro de l’agence n°1… C’est ici, à HaravKook, juste à côté de l’entrée du siège.

— Numéro de téléphone ?

— Attendez… voilà, c’est le 281170.

— Merci ! » dit Elazar avant de raccrocher et de composerle numéro de l’agence.

« Annonces du Jérusalem Post, agence centrale, je vousécoute.

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— Ici le cabinet du premier ministre. Nous aimerions savoirqui a déposé l’annonce parue en première page de votre éditionde ce matin », demanda Elazar d’un ton autoritaire.

« Laquelle ?

— Seïf recherche Mazen !

— Ah ! oui, c’est moi-même qui l’ai reçue, l’homme qui l’adéposée n’a pas laissé son nom.

— A-t-il payé par chèque ?

— Non, cash.

— Bien, je vais vous envoyer quelqu’un au cas où une personneviendrait… »

L’employé l’interrompit :

« C’est déjà fait, une jeune femme est venue déposer unelettre.

— Alors gardez-là…

— C’est impossible, l’annonceur est venu la prendre, il y aun quart d’heure à peine. »

Elazar jura entre ses dents.

« Pouvez-vous me donner son signalement ?

— Il doit faire un mètre quatre-vingts, il a les cheveux châtainfoncé, coupés court, des yeux noisette, un visage ovale, unecarrure moyenne et il parle anglais. Mais il n’a pas tout à faitl’air d’un étranger.

— Bien, j’ai pris note, je vous contacterai au besoin. Il s’agitde quelque chose de très important. »

Elazar prit les coordonnées du préposé, raccrocha et contactale chef de l’AMAN.

« Patron, quelqu’un a déjà répondu à l’annonce. Et l’hommeest déjà venu chercher la réponse.

— Déjà ?

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— Oui, c’est étonnant, c’est un peu trop rapide pour unesimple annonce. Il doit y avoir anguille sous roche ! Au fait,c’est une jeune femme qui a porté la réponse.

— Elazar, tu t’occupes tout de suite de l’affaire, ça ne m’éton-nerait pas qu’Abou Seïf prépare un sale coup. Nous ne devonsrien laisser au hasard.

— Patron, pensez-vous qu’il utiliserait un moyen de commu-nication aussi grossier, aussi dangereux pour lui ?

— Abou Seïf n’est que le destinataire, ne l’oubliez pas, maisla promptitude de la réponse est très suspecte, et ça, ça luiressemble. Et s’il a utilisé une jeune femme, c’est certainementpour brouiller les pistes. Vas-y, et fais établir un portrait-robotde l’annonceur. »

DÔME DU ROCHER,12H30

Arpentant une allée bordée de cyprès et longeant par l’inté-rieur les remparts de la somptueuse esplanade des mosquées,Steve vit le Dôme du Rocher, premier chef-d’œuvre de l’Islam,miracle d’équilibre et d’harmonie, surmonté de la flamboyantecoupole d’or. Il s’arrêta et contempla le monument à traversles colonnades surmontées d’arabesques qui dominent lesescaliers donnant accès à l’esplanade. Il commença à gravirles marches millénaires et s’arrêta net : un étrange sentimentde déjà vu le submergea. Il crut à une illusion, à une paramnésie,mais cette sensation était trop puissante pour être fausse, etsoudain il reconnut la porte de son rêve. Il en resta bouche bée.Il se retourna alors et vit les remparts. Les éléments de son rêveétaient réunis. Soudain une voix s’élèva :

« Notre père nous amenait souvent ici… tous les vendredi. »

Steve fit volte-face et découvrit un homme, debout sur ladernière marche, un homme qui lui ressemblait étrangement.

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Silencieusement, ils s’approchèrent l’un de l’autre sur la pentedouce des escaliers de l’esplanade et se firent face. Il n’y eutni accolade ni poignée de mains. Simplement un face-à-face.Mais l’émotion était palpable.

« Comment était-il ? » demanda Steve avec un trouble diffi-cilement contenu.

« J’avais à peine cinq ans », répondit Mazen. « Mais je mesouviens d’un homme bon, grand et fort. Viens », lança-t-il enle précédant sur l’esplanade.

Ils marchèrent côte à côte jusqu’au Dôme du Rocher. Ilsôtèrent leurs chaussures sur le parvis puis, précédant Stevevers le cœur du sanctuaire, Mazen traversa les trois déambu-latoires concentriques et s’arrêta près de la grille de fer forgéqui cerne, à mi hauteur, le fameux Rocher d’Abraham. Il regardaautour de lui, puis s’assit près des marches du Puits des Âmes1.

« Ici, personne ne nous dérangera », déclara-t-il. « Maintenant,assieds-toi, et raconte-moi comment tu t’es rappelé de monexistence et de quelle manière tu as pu retrouver ma trace.

— La dame de Jéricho » répondit simplement Steve. « Elleest venue le jour de mon mariage et c’est à partir de là que touts’est petit à petit dévoilé… Mais j’ai pris toutes mes précau-tions, il n’y a rien à craindre » souffla-t-il pour rassurer sonfrère. Celui-ci garda le silence. Steve poursuivit : « Mazen,pourquoi m’as-tu caché la vérité ?

— La pédiatre de Jéricho, Susan », précisa Mazen. « Elle estallée rendre visite aux Windley à Washington, et lorsqu’ellet’a retrouvé, elle a vu que tu ignorais jusqu’à ton véritable nom.Plus tard, elle m’a écrit ce qui s’était passé. Alors, je n’ai pasvoulu intervenir.

— Pourquoi n’as-tu rien fait pour m’apprendre la vérité ?C’est toute ma vie qui était en jeu, ma destinée.

— Non, nul ne peut forcer un destin, c’était le tien !

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— Tu en avais la clé, tu l’as jetée aux oubliettes. »

Mazen resta un long moment silencieux puis déclara :

« Je n’avais rien à t’apprendre, sinon le malheur. Je mesouviens de t’avoir tiré de sous le corps de notre mère assas-sinée !

— Mais c’était la vérité, il ne fallait pas me la cacher ni melaisser vivre une vie d’emprunt !

— Non, tu as une famille, un métier, ce n’est pas une vied’emprunt ! C’est bien réel.

— Réel ? Je n’ai fait qu’évoluer dans un monde factice, parceque ce n’était pas le mien. La vraie vie, pour un Palestinien,c’est celle que tu mènes, c’est ton combat … »

Accompagnant ses paroles d’un geste vif, Mazen répliqua :

« De loin, mon combat parait romantique. Mais quand tu levis, c’est affreux ! Ne m’en veux pas de t’avoir laissé loin del’horreur ! »

Steve resta longuement silencieux. Il observa la dureté destraits de Mazen. Sur son visage d’une impassibilité absolue netransparaissait nulle émotion. Seul son regard vigilant balayaitrégulièrement l’espace autour d’eux.

— Mazen, il y a un temps pour le combat, et un temps pourla vie. J’ai vu ta fiche au Pentagone…

— Que contenait-elle ? » l’interrompit vivement Mazen.

— Il leur arrive de douter de ton existence », dit Steve avecun sourire.

« En es-tu certain ?

— Absolument ! » confirma Steve avant de poursuivre : «arrête de mener cette vie, tu peux t’en sortir à très bon compte.Ils n’ont rien sur toi, tu en as assez fait !

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— Je n’ai rien fait », répliqua Mazen. « Pour chaque pierreposée, des murs s’effondrent, il se trouve toujours un traîtreou un imbécile pour, d’un mot, briser des années d’efforts.

— Mais alors pourquoi ? Pourquoi tous ces efforts, s’ils sontvains ?

Mazen tourna la tête vers le rocher d’Abraham et dit :

« Le rocher dévale la pente… »

Et il se tut. Bien que ne comprenant pas, Steve en fut troublé.Il avança :

« Mais il y a l’amour, les enfants, la joie, la sérénité ! »

Mazen regarda son frère, et, comme s’il ignorait tout ce quecelui-ci venait d’énumérer, il lança :

« As-tu jamais connu la haine et le meurtre et la peur et lafaim ? » Il resta un instant silencieux puis déclara, sur un autreton : « Nous avons trop parlé. Je suis un homme traqué. Chaqueseconde est précieuse. Je sais pourquoi tu es là… » Il marquaun nouveau silence puis déclara : « Je veux que tu me procuresles données concernant la couverture satellite du territoireirakien. »

Steve fut littéralement foudroyé. D’un seul coup, l’horribleréalité s’imposa et il comprit alors où la quête de son identitél’avait mené. Dévoiler les données classées top secret équivau-drait à un acte de haute trahison. Il essaya de soutenir le regardde son frère, mais le sien, fuyant, trahissait ses pensées.

« Mais… je ne les aurai que quelques minutes avant le déclen-chement des opérations… et dès lors, je ne pourrai plus m’isoler…c’est impossible… je n’aurai pas une seconde de liberté, tusais bien ce que représentent ces renseignements ! »

Mazen resta de marbre. Steve poursuivit : « Ce n’est paspossible… je serais condamné à mort pour haute trahison, j’aiune femme, une petite fille qui vient d’avoir six mois… »

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Il baissa les yeux. Mazen attendit un instant, puis rompit lesilence :

« J’étais tout près de toi hier. Tout était organisé pour t’éli-miner. » Puis, avec le ton qui précède la menace, il déclara : «Cela aurait été mieux. Ainsi je n’aurais jamais su que c’étaitmon propre frère qui était chargé de protéger ceux qui ontdécimé les siens !

— Mazen, comprends-moi, j’ai une famille ! » lança-t-ildésespérément.

« Nous étions aussi une famille », déclara froidement Mazenen se levant et en tirant de sa veste un pistolet plat.

Consterné, Steve se leva à son tour et recula. Il fut arrêté parle fer forgé qui cerne le Rocher d’Abraham. Mazen leva sonarme pour tuer son frère. Il pointa le canon entre les deux yeuxde Steve et serra la gâchette. Mais tout à coup, devant le visagestupéfait de son frère, Mazen sentit sa volonté vaciller. En unéclair, les images et les émotions se succédèrent dans son esprit.Deïr Yassin, le petit Seïf gémissant contre le corps inanimé desa mère, la fuite, l’exode, le camp de Jéricho, Amman, Le Caire,et son petit frère désemparé derrière le hublot de l’avion del’armée américaine. Pour la première fois de sa vie, sa penséene s’attachait qu’aux souvenirs, ignorant le poids des événe-ments, du temps, des nécessités. Le bras portant l’arme se fitalors moins rigide, puis Mazen lança d’un ton froid et monocorde :

« Va poursuivre ta mission, il ne peut rien y avoir entre nous. »

Mazen éprouva au plus profond de lui-même un extrêmesentiment de solitude et une immense lassitude. Ses traits serelâchèrent et sa terrible fermeté disparut d’un coup. Il fixa sonfrère et lança :

« Quelle ironie ! Toute ma vie j’ai attendu deux choses, toi…et ma revanche, et voici que vous arrivez ensemble, et que toutà coup je n’ai plus rien… » Son visage se durcit de nouveau

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et il lança : « Va, va avant que je ne regrette de t’avoir laisséen vie. »

Steve hésita un instant puis il tourna le dos à son frère etretraversa à toute vitesse les déambulatoires, vers la sortie dusanctuaire. Il se rechaussa rapidement et courut sur l’Esplanade.Son cœur battait à tout rompre. Il contourna le petit édifice dela Coupole de la Chaîne1 et s’arrêta pour reprendre son souffle.Mais tout à coup, il réalisa ce qui venait de se passer, prit satête entre ses mains et gémit : « mon Dieu, qu’est ce que j’aifait ? ». Son esprit se troubla. Il se laissa glisser contre le murdu petit monument jusqu’à s’asseoir à même le sol. Il songeaà l’effroyable non-sens de sa vie. Il en avait voulu à son frèrede lui avoir occulté son destin et, alors que celui-ci lui offraitenfin la possibilité de le réaliser, il l’avait fui. Comment pourrait-il admettre une telle lâcheté ? Continuer à vivre comme si derien n’était ? Dieu réclame le mieux que nous avons à lui donner. Une immense émotion l’envahit et son esprit s’apaisa. Toutce qui l’avait mené jusqu’ici lui apparut avec une éclatanteévidence. Non, pensa-t-il, le hasard n’y est pour rien : toutemon existence a été ordonnée dans un but précis. Il pensa ànouveau à sa femme et à sa Némésis. Enfin, il se releva,contourna le mur puis retourna vers le Dôme du Rocher. Il vitla silhouette de son frère disparaître sous le porche qui fait faceà l’entrée de l’édifice. Il courut, et le retrouva sur les escaliersde l’esplanade. Il reprit son souffle et appela :

« Mazen ! »

Celui-ci se retourna vivement. Steve poursuivit : « Je te confiema petite famille… »

Mazen réalisa immédiatement l’allusion. Il gravit les marchesqui le séparaient de son frère, l’agrippa par les épaules et lesecoua :

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« Non ! ne parle pas ainsi, tu les reverras ! je te le jure ! Nousallons tout préparer minutieusement… » ajouta-t-il, avant dese taire subitement devant l’expression de son regard.

Mazen connaissait ce regard. Il avait déjà perçu cette lueurdans les yeux de ses camarades qui n’étaient jamais revenusde leur mission. Ce regard ne pouvait le tromper, c’était celuide ceux qui voient leur destin.

Or, nul ne voit son destin sans mourir.

MINISTERE ISRAELIEN DE LA DEFENSE

Au sein du Ministère israélien de la Défense et dans l’unedes ailes réservées à l’AMAN, un physionomiste spécialisédans la conception des portraits robots s’affairait sur sonordinateur, quand il reçut un appel du directeur adjoint.

« Moshé, je t’envoie tout de suite quelqu’un, c’est une opérationprioritaire.

— Quand vous voulez, Monsieur Elazar. »

Deux minutes plus tard, l’employé du bureau des annoncesdu Jerusalem Post était assis devant un écran sur lequel Moshéfaisait défiler différentes parties de visages.

— N’aurait-il pas ce genre de menton ?

— Pas exactement », dit l’employé, « il est légèrement plusarrondi… » Moshé actionna alors la souris de son ordinateuret le menton s’arrondit légèrement sur l’écran.

« Oui, dit l’employé, c’est exactement ça… »

C’est à 16h que Steve avait rendez-vous au ministère de laDéfense. Le directeur de l’AMAN, Amnon Shahak, le reçutaussitôt.

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« Monsieur Windley, l’ultimatum expire cette nuit à 0 heure.Le dispositif est-il opérationnel ?

— Totalement, il ne nous manque que les données des satel-lites.

— Oui, c’est pour cela que je vous ai fait appeler. Votregouvernement refuse de nous les communiquer », dit-il avecun dépit non feint. « C’est vraiment de l’ingratitude ».

Steve eut le tact de ne pas rappeler l’affaire Pollard.

« Je n’y suis pour rien », déclara-t-il.

« Comme la confiance règne », poursuivit nerveusementAmnon Shahak, « c’est l’attaché militaire des Etats-Unis enpersonne qui est chargé de vous remettre ces données en mainspropres. Je viens de recevoir une note de votre ambassade. Ilsera ici dans deux heures, à 18h précises. J’ai voulu vous avertir,car à partir de ce moment-là, vous ne serez plus jamais seul.Dès que vous aurez les données, vous irez sur le champ demissiles avec l’attaché militaire collé aux fesses jusqu’à la finde la guerre.

— A la guerre comme à la guerre », lança Steve.

« Je vous trouve vraiment sympathique » déclara le chef del’AMAN avant d’ajouter : « Si vos supérieurs étaient aussiavenants que vous, nous pourrions faire bien des chosesensemble… collaborer plus étroitement…

— Certainement » dit Steve sans comprendre où il voulaiten venir.

« Au fait », ajouta Amnon Shahak, « Rafi Eytan tient à vousvoir pour vous remercier de votre travail, il est à la coordi-nation. Allez-y, c’est à l’étage en dessous ». Il appuya sur unesonnette et l’agent en faction ouvrit la porte.

« Général ?

— Cohen, conduisez Monsieur Windley auprès d’Eytan.

— Je connais le chemin par cœur », lança Steve.

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« Alors, faites comme chez vous ! On se retrouve dans monbureau, à 18h précises. »

Steve évita l’ascenseur et prit les escaliers. Il éprouvait unsentiment étrange. La jovialité du directeur des services secretsmilitaires et son vœu pour une collaboration plus étroite luiavaient paru excessifs. Que signifiait cette rencontre avec Eytan,alors que tout était désormais au point ? Ce dernier n’était-ilpas un spécialiste du recrutement ? Amnon Shahak avait aussimentionné le refus du gouvernement des Etats-Unis de commu-niquer aux autorités israéliennes les données satellites qui luipermettraient de recevoir— en temps réel et sans passer par lefiltrage des militaires américains— tous les renseignementssur les mouvements irakiens, des fantassins jusqu’aux lanceursde missiles. Il avait également parlé d’ingratitude… Était-celà un préambule à ce qu’allait lui proposer Eytan ?

Steve arriva devant de nouveaux vigiles. Ceux-ci avaient étéavertis de son arrivée. Ils l’introduisirent dans la pièce meubléed’une table de réunion, celle-là même où il était venu lors deson premier séjour à Jérusalem. Eytan le reçut avec plus dechaleur que d’habitude :

« Quel plaisir, Steve ! je peux vous appeler Steve ? » demanda-t-il.

« Certainement, Monsieur Eytan.

— Appelez-moi Rafi, nous avons fait tant de choses ensemble ! »

Petit à petit, par allusion, Eytan fit comprendre à Steve cequ’il attendait de lui. Il ne déclara rien ouvertement, mais ilétait clair que les plus hautes autorités israéliennes étaientdésolées de l’attitude américaine à leur égard et qu’elles necomprenaient pas pourquoi un pays ami leur refusait les moyensde se défendre. Eytan ajouta qu’il était heureux que l’Amériquecomptât des hommes comme Steve, capables de comprendredes nécessités auxquelles ses dirigeants n’étaient pas sensibles,que ces hommes-là étaient capables de corriger les carences

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de leur gouvernants pour le bien de tous. Il ajouta qu’Israëlserait honoré de prouver sans compter sa gratitude à ces héros-là. Steve se retint de pouffer en écoutant les grossières allusionsd’Eytan. Mais tout à coup, il saisit l’extraordinaire intérêt dece qu’il venait d’entendre : le chef de l’AMAN avait déclaréqu’à partir du moment où il recevrait les données, l’attachémilitaire américain lui serait collé aux fesses jusqu’à la fin dela guerre. Les allusions d’Eytan lui donnaient une possibilitéinattendue pour réussir ce qu’il devait faire. Il réfléchit un longmoment puis déclara.

« Monsieur Eytan, je suis sensible à ce que vous dites, je suisconscient de l’intérêt pour vous d’obtenir ces données, maisma position est très délicate.

— Personne n’en saura jamais rien ! » déclara Eytan avecune lueur d’intérêt dans les yeux.

« Comment copier les données sans que l’attaché militairene le sache ? » avança Steve sans fioritures.

« Sous quelle forme sont-elles ?

— Disquette, cinq pouces. Je l’ai déjà manipulée.

— Comment est-elle ?

— Noire, étiquette blanche, avec pour seule mention : P.A.C.2.Satellite position

— C’est tout ?

— C’est presque tout.

— Ecoutez, les hommes du TEUD1 vont fabriquer la mêmeétiquette et la coller sur une disquette ayant les mêmes carac-téristiques. Vous n’aurez qu’à faire l’échange puis vous quitterezle bureau du patron sous n’importe quel prétexte, le temps defaire une copie de l’original; ensuite, nous remettrons la disquetteà sa place et…

— C’est impossible ! » lança Steve en pensant à sa propremission. « Le système informatique des Patriot est clos, les

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disquettes sont illisibles hors de ce système ! » mentit-il, carcette disquette qui ne contenait que des codes, était lisible surn’importe quel ordinateur de bureau.

« Steve, nous avons une armée de décrypteurs.

— Je l’imagine, mais c’est trop dangereux et ça peut durerplus que prévu. Ecoutez, voilà ce que je propose : dès quel’attaché militaire m’aura remis la disquette, je la remplaceraipar celle que vous me procurerez, puis je la lui rendrai enprétextant d’aller chercher mes affaires à l’hôtel. Il faut qu’unvéhicule m’attende pour me conduire aux camions de comman-dement des Patriot. Là, je pourrai tranquillement copier lecontenu de la disquette. Ensuite, je la remettrai à sa place etvos spécialistes auront alors tout le temps de décoder la copie.

— C’est génial ! » s’écria Eytan, « vous êtes un gé-nie ! »ajouta-t-il en détachant ses syllabes.

Steve profita de l’enthousiasme d’Eytan pour avancer sespions :

« Je désire qu’un véhicule m’attende discrètement en dehorsdu ministère. Une voiture vide, car je ne veux avoir affaire niau major Benyamin ni à personne ! » déclara avec force Steve,tout de suite rassuré par Eytan qui jubilait déjà de l’éventuelleréussite d’un « coup » devant lequel l’affaire Pollard était unepeccadille :

« Bien sûr ! tout ce que vous voudrez.

— J’insiste Eytan ! Je ne veux aucun témoin de l’affaire,aucun contrôle à la sortie du ministère ou dans ses environs.Si je sens que je suis épié, j’arrête tout !

— N’ayez crainte », déclara Eytan en soulevant les paumesde ses mains, esquissant ainsi un geste rassurant. « Tout serafait selon votre volonté » ajouta-t-il avec servilité, « Mais voshommes du site de lancement seront peut-être étonnés de vousvoir arriver seul au volant d’une voiture ?

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— Ils ne se rendront compte de rien. Vous devrez me procurerle véhicule habituel, tout simplement !

— Bravo », lança alors Eytan avec sincérité. « J’aime leshommes de votre trempe ! Bien », ajouta-t-il sur un ton profes-sionnel, « maintenant mettons tout cela au point…

— En commençant par ma récompense », ajouta Steve pourassurer Eytan de sa collaboration.

Adix-sept heures cinquante-cinq, au sein du ministère israéliende la Défense et dans l’une des ailes réservées à l’aman, Moshé,le physionomiste spécialisé dans la conception des portraitsrobots avec, à ses côtés, l’employé du Jerusalem Post, donnaitune dernière touche au portrait de « l’annonceur ».

« Voilà », dit l’employé, « je crois que l’on ne peut être plusprécis…

— En êtes-vous sûr ?

— Absolument. Je vous félicite, je ne pensais pas atteindrecette précision. »

Moshé prit le téléphone et appela Elazar.

« Ça y est, le portrait robot est établi. Qu’est ce que j’en fais ?

— Vous envoyez des copies à l’ensemble des services desécurité et vous m’en amenez une également.

— Est-ce que je contacte la presse ?

— Je vais en discuter avec le patron.

— Et l’homme du Jerusalem Post ?

— Donnez-lui congé, mais qu’il reste à notre disposition. »

Cinq minutes plus tard, Elazar reçut le portrait robot de «l’annonceur ». Il le regarda, ça ne lui disait rien : il n’avait

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jamais rencontré Windley. Il le posa sur son bureau au momentoù Rafi Eytan entrait.

« Salut Rafi, quoi de neuf ? » lança-t-il machinalement.

Eytan était tout excité par la nouvelle mission que SteveWindley allait effectuer pour son compte. Il n’entendit pas lesparoles d’Elazar et se dirigea droit vers une grande table couvertede téléphones, de fax et d’ordinateurs. Elazar était le directeuradjoint de l’aman. La dissolution du lakam suite à l’affairePollard avait fait de lui le véritable second de l’aman. Maispour cette nouvelle opération, le patron du service avait vouluréutiliser Eytan sans « mouiller » Elazar. Eytan prit un récepteurà scanner, le régla sur un code préétabli et appela ses hommespour s’assurer de la libre circulation de Windley et de la présencedu véhicule demandé à l’endroit convenu. Quand on lui confirmaque tout était prêt, il se détendit, puis alluma un ordinateur etprogramma quelques données. Vingt secondes plus tard, unecarte de Jérusalem avec deux points rouges apparut. L’un desdeux points représentait l’émission faite par une balise installéesous le véhicule qui attendait Windley. L’autre point rouge étaitcelui de l’émetteur accroché sur le veston de Steve. Ce dernieravait vigoureusement insisté pour que nul ne le suive, Eytanavait accepté, mais il pouvait suivre la mission derrière unécran. Pour le moment, les deux points étaient immobiles. Celuidu véhicule était immobilisé sur une ruelle de Guvat Ram, àdeux cents mètres du ministère, l’autre était au ministère même :Steve était, en effet, dans le bureau du patron de l’aman.

En présence de Steve Windley, le général Amnon Shahakrecevait l’attaché militaire américain. Grand et roux, très rigidedans ses mouvements, il salua militairement les deux hommes,posa son attaché-case sur une petite table située entre les deuxchaises qui faisaient face au bureau, l’ouvrit et en retira une

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enveloppe blanche barrée d’un énorme top secret. Malgré lefait qu’il avait reçu, avec ses ordres, un dossier complet surSteve comportant plusieurs photographies, il lui demanda sespapiers avant de lui remettre l’enveloppe.

« Veuillez vérifier le contenu et me signer cette décharge »,dit-il avec une froideur toute professionnelle.

Steve prit l’enveloppe, l’ouvrit et regarda la disquette. Ellecorrespondait à ce qu’il avait prévu. Il la posa derrière l’attaché-case de façon à ce que l’attaché militaire ne la vît pas et luidemanda un stylo pour signer la décharge. Au moment où cedernier détournait son regard pour prendre un stylo présentépar le directeur de l’aman, Steve mit la disquette dans sa pocheet la remplaça par celle élaborée par le teud. Puis il se leva,présenta la décharge et l’enveloppe à l’attaché militaire et dit :

« Excusez-moi, mais je n’ai pas eu une minute à moi, je vaischercher mes affaires à l’hôtel, j’en ai pour un quart d’heure.» Puis, profitant de l’instant où le militaire présentait la déchargeau patron de l’aman pour une co signature, Steve ôta du reversde sa veste le minuscule émetteur accroché par Benyamin et,d’une pichenette, l’envoya sous la table. Enfin, il se dirigeavers la porte.

Cinq minutes plus tard, Eytan commençait à se demander sitout s’était bien passé. Son écran, qui recevait l’écho de l’émetteurdont Steve venait de se débarrasser, indiquait que Windleyn’était pas encore sorti du ministère. Or, il s’était entendu aveclui pour agir le plus rapidement possible. Sans quitter l’écrandes yeux, il demanda à Elazar :

« Appelle le patron.

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— Je viens de le faire, j’ai justement besoin de lui pour uneautorisation de publication de portrait robot, mais on m’a ditqu’il était très occupé.

— Rappelle-le sur son direct. »

Elazar composa le numéro direct d’Amnon Shahak. Celui-ci prit l’appareil :

« Je vous écoute.

— C’est Elazar, je vous passe Rafi. »

Eytan quitta l’écran des yeux, se dirigea vers le bureau d’Elazaret prit l’appareil.

« Patron, ça se passe comment ? qu’attend Windley ?

— Ça va très bien » lança Amnon Shahak, gêné par la présencede l’attaché militaire américain.

« Excusez-moi, je sais que vous n’êtes pas seul, mais jem’inquiétais », avança-t-il.

« Ça se passe très bien », lança Amnon Shahak en pensantqu’Eytan parlait de la subtilisation de la disquette.

A ce moment-là, Elazar intervint :

« Eytan, passe-le moi, c’est urgent.

— Je vous passe Elazar », dit Eytan.

Elazar prit alors l’appareil d’une main et le portrait robot del’autre.

« Patron ! Moshé a établi le portrait du type de l’annonce,est-ce que je l’envoie aux médias… »

Eytan vit alors le portrait et reconnut tout de suite Steve. Ilse demanda ce que cela voulait dire. Lorsqu’Elazar eut raccroché,il l’interrogea :

« Pourquoi veux-tu envoyer la bobine de Windley aux médias ?

— Windley ? Qui est-ce, Windley ? » demanda Elazar quine l’avait jamais rencontré.

« Le type sur le portrait, c’est l’Américain chargé des Patriot ».

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Elazar crut à une méprise.

« Mais non ! il s’agit d’un inconnu qui a fait insérer uneannonce suspecte dans un quotidien.

— Elazar ! » fit Eytan avec suffisance, « après quarante ansde services, je sais reconnaître un homme sur un portrait robot !il s’agit de Steve Windley, j’en mettrais mes mains au feu.

— Écoute Rafi, Moshé est sur ce boulot depuis vingt-quatreheures, il n’y a aucun doute possible. »

Tout à coup, les deux hommes se rendirent compte que quelquechose n’allait pas. Livide, Eytan demanda :

« Et que disait cette fameuse annonce ? »

Elazar lui tendit le journal, désignant le carré en haut à droite.

Eytan lut la phrase et, tout à coup, il eut un doute affreux.« Mazen ! ce serait notre fameux Mazen, alias Abou Seïf ?Celui que j’ai traqué pendant des années ?

— Certains éléments le laissent à penser. »

Eytan regarda l’écran de l’ordinateur, le point rouge del’émetteur de Steve était toujours immobile.

« Mais ce type est en ce moment dans le bureau du patron !C’est trop gros ! » Eytan proféra un terrible juron, puis composale numéro du chef de l’AMAN.

« Chef, c’est encore moi. Windley est-il bien dans votrebureau ?

— Non ! » déclara sèchement le patron qui commençait àêtre gêné par les interventions d’Eytan.

Eytan regarda à nouveau le point rouge.

« Ce n’est pas possible, chef ! »

Le patron raccrocha.

Livide, au bord de l’infarctus, Eytan bondit sur un émetteur.Il le programma sur le réseau général et aboya, au bord de lacrise de nerfs : « Alerte, alerte générale à tous les services…Urgence

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absolue… ordre d’intercepter un homme de 1,80 environ,portant une veste bleue, il est probablement aux alentours duquartier des ministères… Urgence absolue… urgence absolue… »répéta-t-il avec angoisse en pensant aux terribles conséquencesde ce qui venait de se passer. Il se retourna vers Elazar et, d’unevoix essoufflée :

« Il a pris les données satellite et il est parti ! C’est incroyable,je me suis fait avoir comme un bleu !

— Mais où serait-il parti ? » demanda Elazar qui n’en revenaitpas.

— Nous nous sommes entendus pour qu’il nous refile unecopie des données satellite, il est parti recopier la disquette !

— Mais on ne sort pas ainsi de nos bureaux !

— J’ai donné un ordre de libre passage ! » lança Eytan ense frappant la tête des deux mains.

QUARTIER DE GIVAT HAVRADIM

Comme prévu, Mazen attendait Steve à un rond point deGivat Havradim. L’ensemble de ses hommes étaient prêts àdéclencher, sur une large envergure, des actions de diversionpour bloquer les arrivées de renfort et assurer la fuite de sonfrère.

Tout à coup, Rami, assis dans sa voiture, entendit sur sonrécepteur l’alerte lancée par Eytan. Il appela Mazen qui setrouvait à quelques mètres, au coin de la rue d’où devaitlogiquement arriver Steve et lui dit :

« Abou Seïf, l’alerte générale a été lancée sur tous les canaux. »

Mazen revint rapidement, monta dans la voiture et demanda :

« Roule en aval vers la rue.

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— Abou Seïf, c’est dangereux. Notre dispositif ne commencequ’ici.

— Roule, je te dis », lança Mazen avec violence.

Pendant ce temps, d’un pas rapide, Steve traversait l’axeBezalel Bazak, se dirigeant vers l’endroit prévu qu’il avaitlonguement étudié sur une carte. Tout à coup, au détour d’unerue, il se trouva face à face avec un policier tenant un talkie-walkie. Celui-ci le remarqua tout de suite.

« Hé ! vous », lança l’agent en posant sa main sur son arme,« venez par ici ».

Steve fit mine d’obéir puis, avant que le policier ait eu letemps de dégainer, il avança vivement vers lui et le frappaviolemment au visage. Le policier tomba à la renverse. Steveen profita pour courir vers le coin de la rue. Tout à coup unevoiture arriva à toute vitesse et freina sec à ses côtés. A cemoment précis, Steve entendit une détonation et sentit unedouleur dans le dos. Il s’écroula. A la même seconde, sortantson torse de la portière, Mazen tira sur le policier qui s’étaitrelevé et parlait dans son émetteur-récepteur, tout en pointantson arme sur Steve. Touché en pleine tête, le policier lâcha sonrevolver et tomba à terre. Mazen bondit hors du véhicule ets’agenouilla à côté de Steve.

Celui-ci, défiguré par la douleur, tendit à son frère uneenveloppe et murmura avec difficulté :

« Tiens, prends ça et sauve-toi. »

Mazen prit l’enveloppe, la mit dans sa poche et tenta desoulever son frère. Celui-ci lança alors d’une voix rauque :

« Je t’en prie, pars, tu n’as pas une seconde à perdre.

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— Non, tu vas venir avec moi… accroche-toi… » Mazen seretourna vers Rami. « Viens m’aider, vite. »

Rami sortit de la voiture, vint s’acroupir près de Mazen etdit :

« Abou Seïf, toutes les unités se dirigent vers nous, le flic aeu le temps de les contacter ! »

Mazen ignora l’avertissement et ordonna à Rami :

« Aide-moi à le mettre dans la voiture !

— Non, Va-t’en ! » lança Steve, agonisant, à son frère.

« Seïf, je ne peux pas te laisser », dit Mazen en glissant sesmains sous ses épaules.

« C’est la première fois qu’on m’appelle ainsi » souffla Seïfalors que les deux hommes le déposaient sur la banquettearrière. Mazen resta près de lui.

Rami sauta immédiatement sur le volant, démarra en trombeet colla son récepteur contre son oreille. Après un moment ildéclara, à l’attention de Mazen :

« C’est fait, nos hommes ont lancé les opérations de diversion. »

Al’arrière de la voiture, Mazen, tout en caressant les cheveuxde Seïf, le rassurait :

« N’aie pas peur, dans quelques minutes tu seras en sécurité.On a tout prévu. Même les médecins. »

Seïf ouvrit les yeux, sourit, malgré la douleur, et dit :

« Je suis fier de toi, Mazen. Tu ne pourra jamais savoircombien je suis fier de toi. »

Les larmes de Mazen coulèrent et tombèrent sur le visage deSeïf. Mazen les essuya et dit :

« Et moi donc ! Tu viens de réaliser quelque chose de fantas-tique. Ils ne s’en remettront pas de sitôt !

— Cest vrai ?

— Bien sûr que c’est vrai ! »

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Ils restèrent silencieux et rêveurs, jusqu’au moment où Seïfdéclara :

« Mazen, promets-moi de ne jamais laisser la haine t’habiter. »

Mazen fit non de la tête et dit : « C’est pour la terre que jeme bat Seïf. Rien que pour la terre. »

Seïf parut heureux de la réponse. Puis son expression changea.Il avait tellement perdu de sang que son visage était livide. Ildemanda :

« Mazen, maman, comment s’appelait-elle ? »

Bouleversé, Mazen essuya une larme et répondit :

« Amina.

— Mon dieu comme c’est joli ! Et notre père ?

— Iyad.

— Comment était-ce chez nous ? »

Mazen, qui savait que les quartiers qu’ils étaient en train detraverser avaient été construits sur les ruines et aux environsde Deir Yassine, regarda autour de lui, puis releva la tête deson frère.

« Regarde ! Seïf. Notre village était ici même. »

Puis, alors que la voiture s’engageait dans une rue parallèleà la route de Tel-Aviv, il désigna un vieil olivier qui, par miracle,avait échappé aux bulldozers israéliens. Mazen, qui venaitparfois se recueillir près de cet arbre, déclara : « Vois-tu Seïf,c’est ici même que se dressait notre maison. Et c’est à l’ombrede cet olivier que j’ai entendu tes premiers cris. »

Seïf vit l’arbre, un sourire se dessina sur sa bouche et sesyeux se refermèrent.

Seïf était mort. Il était mort à quelques mètres à peine del’endroit où il était né.

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Chapitre 16

Ce fut le lendemain, 16 janvier, que la disquette traversa lafrontière israélo-jordanienne. Un Mig 29 irakien l’emportaaussitôt vers Bagdad où, à minuit, fut déclenchée la Guerre duGolfe.

Durant cette nuit du 16 au 17 janvier, les astronomes irakienscontrôlèrent les données contenues dans la disquette.

Le 18 janvier, — et alors que toutes les agences de presse dela planète annonçaient, à la suite des communiqués victorieuxdu commandement américain, que l’armée irakienne étaitdevenue « sourde, muette et aveugle » — , les hommes duGénie irakien, disséminés dans plusieurs bases ultra-secrètesde l’immense désert, attendaient patiemment les plages libresde couverture satellite.

Quelques minutes après deux heures, alors que le derniersatellite espion américain quittait le ciel irakien, les ingénieurslancèrent l’ordre de mise à feu de la première vague.

Sortis des dunes du gigantesque désert irakien, les lanceurséjectèrent alors leurs missiles vers l’Ouest.

Rendus aveugles par l’absence temporaire de couverturesatellite, les avions radars de la Coalition ne purent commu-

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niquer à temps aux batteries Patriot les coordonnées des missilesvolant à Mach 5 vers Israël.

JERUSALEM

Sur les toits de la vieille ville, Mazen regardait le ciel.

Une intense émotion l’envahit quand il reconnut les constel-lations de son enfance, baptisées du nom des familles de DeïrYassin. Les observant, il tenta de se rappeler ce qui, quatredécennies plus tôt, lui avait donné cette idée, quand tout à coup,toutes les sirènes d’Israël se mirent à hurler : l’alerte aux missilesvenait d’être lancée.

Alors que, pris de panique, les Israéliens se couvraient levisage des affreux masques à gaz et se ruaient vers les abrissouterrains, Mazen vit un, puis deux, puis dix, cent, millePalestiniens, surgir sur les toits de Jérusalem et lever silen-cieusement la tête vers le ciel. Mazen suivit leur regard. Dansla nuée d’étoiles, il remarqua alors la belle constellation d’Orionet se souvint de ce qui, quarante ans plus tôt, lui avait donnél’idée de baptiser les étoiles : son frère portait le nom de l’uned’entre-elles. Il tenta de la distinguer quand tout à coup, entrele quadrilatère formé par Bellatrix, Betelgeuse, Rigel et Seïf,de nouvelles étoiles apparurent… Bien qu’il fût le premier àles attendre, Mazen fut surpris par l’arrivée des missiles. C’estalors qu’une immense clameur s’éleva des toits jusqu’à couvrirle hurlement des sirènes : fascinés, les Palestiniens s’excla-maient à la vue de ces étranges étoiles surgies de l’Orient etqui, d’un trait, survolaient Jérusalem avant de s’abattre sur leurpays confisqué.

En cet instant, une immense émotion envahit Mazen. Il sentitson cœur se gonfler d’orgueil, puis ses larmes coulèrent. Ils’essuya les yeux et tenta de les retenir, mais rien n’y fit. C’étaitcomme si toutes les âmes du ciel pleuraient à travers lui.

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WASHINGTON, MAISON BLANCHE, BUREAU OVALE

Une cellule de crise fut réunie dans l’heure qui suivit la salvede missiles irakiens. Tout le gratin pentagonien était présent.Il y avait plus de galons dans le bureau de Bush que dans toutel’armée des Etats-Unis. Le commandant en chef Schwartzkopfétait également présent, par vidéophone interposé.

Assis sur le rebord de son fauteuil, le président broyait dunoir. Il venait de suivre les éditions spéciales des journauxtélévisés. La panique des présentateurs israéliens avait eu surlui un effet dévastateur. Bush se leva et lança :

« Je veux qu’on m’explique comment une armée du tiersmonde, une armée bombardée sans relâche par la plus impor-tante force aérienne de tous les temps, arrive à s’organiser età lancer des dizaines de missiles, sans qu’aucun d’entre euxne soit intercepté. Il ya des Patriot, des Awacs…je vous aiaccordé tout ce que vous avez demandé. Des milliards de dollarsont été investis depuis des années. Mais Bon Dieu, que s’est-il passé ? »

Aucun militaire ne prit la parole.

Bush se tourna vers le directeur adjoint de la dia et demanda :

« Avez-vous des précisions ou faudra-t-il que je me fie àCNN ?

— Plusieurs immeubles ont été détruits, il y a eu beaucoupde morts. Les quartiers touchés sont bouclés. La censure militaireisraélienne est totale. Les autorités veulent éviter toute fuite.J’ai cependant obtenu quelques précisions du NRO. Des basesmilitaires ont été touchées. La base nucléaire de Dimona aussil’a été… assez sérieusement. » Saddam a voulu sa revanchede la destruction d’Osirak pensa Bush.

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« Je peux également vous fournir une évaluation des effetspsychologiques des missiles » ajouta le directeur adjoint de ladia.

« Non, parlez-moi plutôt des mesures prises par le gouver-nement israélien.

— Le premier ministre a lancé une opération de désinfor-mation de grande envergure. Les personnalités militaires despays amis ont été sollicitées pour intervenir dans les médias etamoindrir l’effet des missiles. En gros, on va faire dire que lesengins de Saddam sont de grosses poubelles éjectables…

— Bien ! aprouva Bush, et militairement, quelles sont lespossibilités d’arrêter ces lancements ? »

L’amiral Jeremiah avança :

« Elles sont très faibles, Monsieur le Président ».

Georges Bush entra dans une fureur noire :

« Faibles ? Où est passée votre Guerre des Étoiles, votreguerre « High-tech » ? à quoi servent les moyens C3I1, lessatellites KH 12 et Block 14 DSP, les radars aéroportés ouhéliportés2, les avions de reconnaissance stratégique et tactique,les missiles Tomahawk, les missiles antimissiles, les munitionsguidées, les MLRS, les munitions de précision, les bombesguidées laser, les fameuses « frappes chirurgicales » ? Nousavons envoyé dans le Golfe le plus important corps expédi-tionnaire de l'histoire militaire mondiale, nous lui avons fournides moyens militaires conçus pour contrer l’Union Soviétiqueet vous me dites que nous sommes sans solutions face à unétat du Tiers-Monde ! Un état qui sort de huit ans de guerre ?Quelque chose doit m’échapper. Expliquez vous ! Tout celà,ne se réduit tout de même pas à un grand bluff !

CIMETIERE D’ARLINGTON, 20 JANVIER 1991

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Le général Schell avait décidé d’attendre la fin de l’enter-rement de Steve Windley pour révéler à Léda — à qui l’onavait déclaré que son époux était tombé sous les balles de «terroristes palestiniens » — ce qui s’était réellement passé.Lui-même avait très peu d’éléments sur ce point. Il soupçonnaitun coup bas des Israéliens, mais les déclarations de l’attachémilitaire américain laissaient planer de lourdes charges contreWindley. Ses empreintes étaient sur la disquette qui avaitremplacé l’original et l’attaché militaire avait assuré que personnene l’avait touchée après lui. Une minutieuse enquête n’avaitpas abouti. Nul n’avait réussi à déterminer de quelle manièreWindley était entré en contact avec les « terroristes » palesti-niens. L’annonce dans le Jerusalem Post était restée complè-tement incomprise.

Une fois l’enterrement terminé et alors que Léda avait insistépour rester seule sur la tombe de son époux, Schell s’avançavers elle et, après une longue entrée en matière, lui apprit lescirconstances de la mort de Steve.

Malgré sa douleur, Léda reçut la nouvelle comme un coupde poignard. Schell avait eu le tact d’éviter de prononcer lemot, mais il était au bord de ses lèvres. Traître. Son défunt mariavait fourni des informations top secret à une occulte nébuleuseirako-palestinienne !

Léda accompagna le général jusqu’à son véhicule et le retintlongtemps sans pour autant arriver à comprendre l’attitude deSteve.

Avant de monter dans sa voiture, Schell lui demanda unedernière fois :

« Madame Windley, êtes vous certaine de m’avoir tout dit ? »

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Léda remarqua quelque chose d’étrange dans l’intonation deSchell. Elle eut alors la certitude qu’il lui cachait des infor-mations. Elle lança avec une nette détermination :

« Et vous ? »

Maladroitement, Schell hésita. Alors, Léda l’agrippa par lesrevers de sa veste.

« Général, si vous ne me révélez pas immédiatement ce quevous cachez, je vais faire un scandale ! et j’en ai les moyens.Je n’ai plus personne à protéger !

— Calmez-vous Madame, je m’apprêtais à tout vous dire,seules les nécessités de l’enquête m’ont obligé à vous tairejusqu’à cet instant certaines choses. »

Elle le lâcha. Le général se racla la gorge et déclara de mauvaisegrâce :

« Comme je vous l’ai dit, Steve aurait été tué par un policierisraélien, au moment où il s’apprêtait à rejoindre ses complicespour leur remettre le document ultra-secret qu’il avait subtiliséà l’attaché militaire. »

Schell resta un instant silencieux.

« Je sais cela. Et ensuite ?

— Ensuite, les Israéliens n’ont pas retrouvé son corps.

— Que voulez-vous dire ? »

« Les terroristes palestiniens l’avaient emporté avec eux.

— Mais pourquoi donc ? » demanda-t-elle, stupéfaite.

« Je n’en ai aucune idée, mais ce n’est pas le plus curieux.

— Poursuivez.

— Son corps est arrivé à Washington dans un avion spécialaffrété par des inconnus.

— Vous voulez dire que ces Palestiniens ont loué un avionpour m’envoyer le corps de Steve ?

— Oui. »

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Léda resta longtemps interdite. Qu’est ce que cela pouvaitbien signifier ?

« Est-ce pour cette raison que vous avez refusé que j’assisteau débarquement du corps, prétextant qu’il était arrivé par volmilitaire à la base d’Andrews ? »

Le général approuva de la tête.

« Mais pourquoi ? » s’exclama Léda hors d’elle.

« L’enquête, Madame », et, pour éviter qu’elle ne s’enflammede nouveau, il poursuivit :

« Il y a autre chose.

— Quoi encore ?

— Il y avait autre chose avec le corps. »

Léda resta silencieuse. Schell poursuivit, avec la mêmemauvaise grâce :

« Il y avait cinquante caisses de terre.

Léda resta bouche bée.

— De la terre ?

— Oui », confirma le général. Et, en désignant un gros camionmilitaire stationné devant l’entrée du cimetière il dit : « Toutest là, les chauffeurs attendent vos ordres. »

La voiture du Pentagone emporta le général et Léda restaseule et désemparée au bord des parterres gazonnés du cimetièred’Arlington. Elle marcha vers le gros camion désigné par legénéral et demanda à l’un des convoyeurs de lui montrer lechargement. L’homme précéda Léda vers l’arrière de l’enginet ouvrit le battant.

Une vingtaine de caisses remplies de terre étaient alignéesdans le camion.

Léda resta interdite. Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloirdire ?

Un soldat demanda :

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« On descend les caisses, Madame ? »

« Attendez un instant, il faut que je réfléchisse.

— Madame, sauf votre respect, nous ne pouvons pas attendre.

Les idées de Léda se bousculaient dans sa tête. Quelle quefut la raison pour laquelle Steve avait aidé les Palestiniens, lesymbole de la terre était trop fort, il était injustifié. Elle avaitdu mal à comprendre.

« On les descend Madame ? » insista le soldat.

« Descendez-les » répondit-elle, et elle décida, comme pourchercher une réponse, de retourner se recueillir une dernièrefois sur le cercueil de Steve.

Elle arpenta, d’un pas lent, les allées du cimetière. En s’appro-chant du lieu où Steve venait d’être inhumé, elle remarqua unhomme, debout devant la fosse. Un retardataire ? Elle s’approchaencore, prenant soin de dépasser l’allée pour voir l’homme deface et tenter de le reconnaître. Celui-ci avait une postureétrange. La tête baissée, il tenait ses mains devant lui, paumesouvertes, les coudes collés à ses flancs. Est-il en train de prier ?se demanda-t-elle perplexe. Elle s’avança. Qui donc peut prierainsi sur le cercueil de Steve ? Elle s’approcha encore. L’hommeleva imperceptiblement la tête : il avait senti sa présence. Ilcontinua néanmoins sa prière.

Mazen récitait la sourate de Yâ-Sîn1.

Léda se retrouva bientôt aux côtés de l’étrange individu.

Mazen n’interrompit pas sa prière, il la poursuivit, jusqu’audernier verset. Enfin, il effleura son visage de ses mains jointes,leva la tête et la regarda.

L’étrangeté de sa ressemblance avec Steve la fit tressaillir.Le dévisageant avec un effroi mêlé de surprise, elle demandad’une voix troublée :

« Mais… qui êtes-vous donc ?

— Mme Windley, je présume ?

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— Oui, mais qui êtes-vous ? » répéta-t-elle avec insistance.

Mazen observa un silence qui parut interminable puis déclarasimplement :

« Je suis le frère de votre défunt mari. »

Léda étouffa un cri, recula de quelques pas, puis articula :

« Mais ! Ce n’est pas possible ! Steve était fils unique… »

Mazen marqua un silence pour lui laisser le temps de retrouverson calme, puis déclara :

« Steve n’était que l’invention d’Arthur et d’Eva Windley.En vérité, mon frère s’appelait Seïf… Nous sommes Palestiniens.Les Windley nous ont recueillis en 1948 dans un camp deréfugiés. Seïf n’était qu’un bébé à l’époque. Je ne suis restéque quelques années avec eux puis je les ai quittés, laissantmon frère. Les Windley l’ont alors aidé à oublier… »

Léda mit ses mains contre ses joues. Mazen poursuivit :

« Il n’a su la vérité que bien des décennies plus tard… »

Les yeux de Léda se refermèrent et elle perdit l’équilibre.Mazen la rattrapa à temps et dit

« Mon frère m’a remis ceci pour vous. »

Léda se ressaisit et prit la lettre.

Elle la décacheta et lut :

Mon amour,

Je n’ai que quelques instants pour t’écrire.

Je sais que c’est fini. Mes pensées vont vers ce que j’ai vécude plus vrai : Léda, merci pour chaque instant.

Quand tes yeux liront ces mots, je serai probablement devantle Grand Horloger. Là-haut, mes missiles, mes tangentes etmes paraboles ne me serviront plus à grand chose, mais Dieuregarde avec une tendresse particulière ceux qui ont aimé.

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Alors, je lui parlerai de toi et le prierai pour qu’il t’assistetoujours.

Vois-tu mon amour, les pauvres Windley m’avaient débaptisépour tenter d’effacer la douleur et me préserver, mais « Seïf »m’a rattrapé. J’ai d’abord cru au hasard, mais j’ai fini parcomprendre que tout, tout ce qui nous arrive doit être à sa placeet en son temps; il n’y a point de hasard, tout est épreuve, etje remercie Dieu d’avoir éclairé la mienne de ta présence…

Pendant que Léda poursuivait sa lecture et découvrait avecstupeur la vérité, les soldats amenèrent les caisses de terre etles déposèrent près de la fosse.

Mazen prit une poigné de terre, la jeta sur le cercueil de sonfrère, recula tout doucement, et quitta le cimetière.

Fin

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BIBLIOGRAPHIE

Livres :

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— « La Guerre de Mille ans » Jonathan Randal, Grasset,1983.

— « Les Palestiniens, un peuple, une terre » Jonathan Dimbleby,Sud Editions, Tunis.

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— « Les 100 Portes du Proche-Orient » Alain Gresh etDominique Vidal, Autrement Editions, 1989.

— « Géopolitique du conflit libanais » Georges Corm, LaDécouverte, 1986.

— « Sabra et Chatila » Sud Editions, Tunis, 1983.

— « L’automne de la Colère » M.H. Heykal. Ramsey, 1983.

— « La Guerre du Kippour » Articles du New York Times.Presses de la Cité, 1973.

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— « War Game, l’information et la guerre », DominiqueWolton, Flammarion, 1991.

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— « La stratégie du soupçon » David Wise, Plon, 1994.

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Articles :

— « La Guerre d’Octobre, les opérations militaires » AndréBeaufre. Universalia, Encyclopédie Universalis, 1974

— « La Guerre d’Octobre. Vu du Caire » Eric Rouleau.Universalia, Encyclopédie Universalis, 1974

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— « Mossadegh, l’Iranien qui fit trembler l’Occident » ÉricRouleau, Le Monde du 19 mars 1965.

— « Manipuler et contrôler les cœurs et les esprits » deM.Herbert I. Schiller. Le Monde Diplomatique, mai 1991.

— « Le complexe militaro-médiatique » de M. Martin A.Lee. Le Monde Diplomatique, mai 1991.

Revues :

Revue d’Etudes Palestiniennes n°28 & 29.

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