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Courrier de l'environnement de l'INRA n°36, mars 1999 97 autres repères autres paysages Les enjeux sociaux de l'agriculture durable Un débat de société nécessaire ? Une perspective nord-américaine Par Bernard Estevez et Gérald Domon Respectivement : Club-Conseils en agro-environnement, St-Eustache, Québec, Canada et Faculté de l'aménagement, université de Montréal, C.P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal, Québec, Canada, H3C 3J7 Gerald. Domon @ Umontreal. CA L'agriculture durable est devenue le leitmotiv des politiques agricoles de la plupart des pays. Ce concept exige notamment de concevoir de nouvelles pratiques agricoles respectueuses de l'environnement et d'aborder Vétude des systèmes agricoles avec une approche systémique qui intègre les dimensions agronomiques, environnementales, économiques et sociales. Si les techniques d'agriculture durable (par exemple, les techniques de conservation des sols) bénéficient d'une plus longue tradition et sont de plus en plus connues, les préoccupations envers les dimensions sociales que l'on cherche également à intégrer au concept d'agriculture durable demeurent quant à elles beaucoup plus récentes. De ce fait, elles méritent d'être discutées, d'être débattues. Dans cette perspective, et dans la foulée de l'article d'Etienne Landais paru dans Le Courrier de l'Environnement (avril 1998), le présent texte propose un retour sur les enjeux sociaux de l'agriculture durable. Du coup, il cherche à alimenter le débat mais ce, en prenant davantage appui sur le contexte nord-américain. Les particularités de ce contexte paraissent tenir principalement au fait que les enjeux sociaux de l'agriculture durable semblent créer un clivage entre, d'une part, ceux qui cherchent à intégrer la dimension environnementale à l'agriculture dans une économie socio- libérale et, d'autre part, ceux qui situent ces enjeux sociaux en rupture avec un tel modèle économique. L'acceptation politique, au sens large, du concept d'agriculture durable demeure récente. Ce concept laisse donc place à de nombreuses définitions, souvent contextuelles et, parfois, contradictoires. Dans ces circonstances, il importe d'approfondir le concept d'autant plus que les politiques agricoles s'y réfèrent de plus en plus fréquemment. Après avoir brièvement décrit le contexte dans lequel le concept d'agriculture durable a émergé en Amérique du Nord, nous discuterons des conceptions qui mettent davantage d'emphase sur l'aspect économique et de celles qui intègrent de façon plus critique les aspects sociaux. Nous serons ainsi amenés à mieux dégager les principaux enjeux sociaux que soulève le concept d'agriculture durable. La crise environnementale de l'agriculture La fin des années soixante a été marquée par une remise en question « politique » de la société de consommation sous ses divers aspects : mode de production productiviste, pensée capitaliste, structures politiques et institutionnelles, etc. Dans les années soixante-dix, le débat s'est élargi aux problèmes de la dégradation de l'environnement et de cette nouvelle conscience environnementale est née, particulièrement en Europe, l'écologie politique. Ces crises successives n'ont pas, bien sûr, épargné le monde rural et l'agriculture en particulier. Par ailleurs sensiblement à la même période, se développaient les productions animales

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Courrier de l'environnement de l'INRA n°36, mars 1999 97

autres repèresautres paysages

Les enjeux sociaux de l'agriculture durableUn débat de société nécessaire ?Une perspective nord-américainePar Bernard Estevez et Gérald DomonRespectivement : Club-Conseils en agro-environnement, St-Eustache, Québec, Canada et Faculté de l'aménagement, université de Montréal,C.P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal, Québec, Canada, H3C 3J7Gerald. Domon @ Umontreal. CA

L'agriculture durable est devenue le leitmotiv des politiques agricoles de la plupart des pays. Ceconcept exige notamment de concevoir de nouvelles pratiques agricoles respectueuses del'environnement et d'aborder Vétude des systèmes agricoles avec une approche systémique qui intègreles dimensions agronomiques, environnementales, économiques et sociales. Si les techniquesd'agriculture durable (par exemple, les techniques de conservation des sols) bénéficient d'une pluslongue tradition et sont de plus en plus connues, les préoccupations envers les dimensions socialesque l'on cherche également à intégrer au concept d'agriculture durable demeurent quant à ellesbeaucoup plus récentes. De ce fait, elles méritent d'être discutées, d'être débattues. Dans cetteperspective, et dans la foulée de l'article d'Etienne Landais paru dans Le Courrier del'Environnement (avril 1998), le présent texte propose un retour sur les enjeux sociaux del'agriculture durable. Du coup, il cherche à alimenter le débat mais ce, en prenant davantage appuisur le contexte nord-américain. Les particularités de ce contexte paraissent tenir principalement aufait que les enjeux sociaux de l'agriculture durable semblent créer un clivage entre, d'une part, ceuxqui cherchent à intégrer la dimension environnementale à l'agriculture dans une économie socio-libérale et, d'autre part, ceux qui situent ces enjeux sociaux en rupture avec un tel modèleéconomique.

L'acceptation politique, au sens large, du conceptd'agriculture durable demeure récente. Ce concept laissedonc place à de nombreuses définitions, souventcontextuelles et, parfois, contradictoires. Dans cescirconstances, il importe d'approfondir le concept d'autantplus que les politiques agricoles s'y réfèrent de plus en plusfréquemment. Après avoir brièvement décrit le contextedans lequel le concept d'agriculture durable a émergé enAmérique du Nord, nous discuterons des conceptions quimettent davantage d'emphase sur l'aspect économique et decelles qui intègrent de façon plus critique les aspectssociaux. Nous serons ainsi amenés à mieux dégager lesprincipaux enjeux sociaux que soulève le conceptd'agriculture durable.

La crise environnementale de l'agriculture

La fin des années soixante a été marquée par une remise enquestion « politique » de la société de consommation sousses divers aspects : mode de production productiviste,pensée capitaliste, structures politiques et institutionnelles,etc. Dans les années soixante-dix, le débat s'est élargi auxproblèmes de la dégradation de l'environnement et de cettenouvelle conscience environnementale est née,particulièrement en Europe, l'écologie politique. Ces crisessuccessives n'ont pas, bien sûr, épargné le monde rural etl'agriculture en particulier. Par ailleurs sensiblement à lamême période, se développaient les productions animales

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« hors-sol » (notamment de porc et de volaille), parlesquelles on rompait le lien historique entre la terrenourricière et l'élevage, tout intrant au système étantdorénavant acheté. La mauvaise gestion des fumiers ou deslisiers de ce type de productions a généré des pollutions à lafois nouvelles et dramatiques, notamment en Bretagne, enHollande et, bien sûr, au Québec qui se trouve depuis uncertain temps confronté à des surplus de lisier dans lesrégions où la production porcine est intensive (Beauce,Lanaudière, Québec, Ste-Hyacinthe), soit, en fait dans lesrégions limitrophes des villes de Québec et Montréal.Une caractéristique importante de l'agriculture des paysdéveloppés est ainsi d'avoir substitué des procédés industrielsd'origine physique ou chimique à des processus biologiques.L'utilisation de nitrates y a remplacé la fixation d'azoted'origine bactérienne alors que les herbicides et les pesticides yont été substitués aux antagonistes naturels (régulationbiologique à travers les rotations) des mauvaises herbes et desinsectes ravageurs (Spedding, 1975). L'accroissementappréciable des rendements qui en a résulté n'a pas été obtenusans effets négatifs sur l'environnement (Roelants du Vivier,1987).La contestation du modèle productiviste ou industriel del'agriculture a débuté bien avant les années soixante. Ainsi,et à titre d'exemple, des mouvements alors marginauxcomme celui de l'agriculture biologique (« organicagriculture ») d'inspiration anglaise et comme l'agriculturebio-dynamique, originaire du mouvement anthroposophiqueinspiré des travaux du philosophe autrichien Rudolf Steiner,ont en quelque sorte agi comme précurseurs de cettecontestation. Ces différentes manières de concevoir et depratiquer l'agriculture (en substituant des processusbiologiques à des intrants chimiques) étaient effectivementen rupture avec le modèle dominant qui, déjà, utilisait desintrants industriels, notamment des pesticides d'origineminérale parfois très toxiques (cuivre pour les fongicides,mercure, arsenic, etc.), le DDT n'étant apparu qu'en 1939. Il

existait donc déjà, dès le début des années soixante, unmouvement marginal en agriculture qui présentait desmodes de pensée et des modes de production quicontestaient l'agriculture conventionnelle et devenaient dessortes de « modèles agricoles alternatifs » pour l'écologiepolitique.Le passage de la marginalité à la reconnaissance, par lemilieu agricole et les autorités gouvernementales, desprincipes de l'agriculture biologique ou écologique aconstitué un long parcours qu'ont soutenu à la fois, au plansocio-politique, l'incessante contribution « revendicative »des mouvements écologistes et, au plan scientifique, lacontribution de l'écologie et des nouvelles sciences del'environnement.Si ces différents systèmes de production « alternatifs » ontsurtout été associés à des mouvements ayant une assezlongue tradition - l'agriculture biologique et l'agriculturebiodynamique -, les vingt dernières années ont été marquéespar l'apparition d'autres termes, de longévité variable :agriculture appropriée, radicale, autosuffisante, « low-input », « resource efficient », « regenerative », etc. Ainsi,encore à la fin des années quatre-vingts et au début desannées quatre-vingt-dix, certains services du ministère del'Agriculture, des Pêcheries et de l'Agro-alimentaire duQuébec (MAPAQ) utilisaient le terme éco-agriculture pourdésigner l'alternative à l'agriculture conventionnelle et cepour se différencier de l'agriculture biologique. Cettedernière, à cause d'une certaine tradition, mais surtout de lacertification commerciale qui lui est associée par des cahiersdes charges précis, ne présentait effectivement pas unmodèle facile à diffuser dans le milieu agricole. C'est doncau début des années quatre-vingt-dix que le termeagriculture durable a été intégré au langage officiel et qu'ilen est venu à chapeauter graduellement les politiques et lesprogrammes agricoles gouvernementaux.

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De l'émergence du conceptd'agriculture durable

Ce qu'il importe donc de retenir est que la crise des annéessoixante a entraîné une réflexion critique sur notre agricultureet permis l'émergence du concept de l'agriculture durable, quiest apparu « officiellement » vers la fin des années quatre-vingts. Avant cette percée institutionnelle, les pratiquesalternatives respectueuses de l'environnement étaient désignéessous le terme d'agriculture écologique. Implicitement durable,cette dernière visait à conserver les ressources sur lesquelles sefonde l'agriculture (sol, eau...), à utiliser le moins possibled'mtrants extérieurs au système, à stimuler les processusbiologiques qui sont à la base de sa stabilité (maîtrise desinsectes nuisibles et des adventices...) et à retrouver assezrapidement un équilibre rompu par des actions perturbatrices(travail du sol...) (Gliessman, 1989). Une telle démarcherequiert, il va sans dire, une grande connaissance des processusécologiques qui régissent les agroécosystèmes et exige parconséquent une gestion plus rigoureuse.

Bien que le terme de durabilité (sustainability en anglais) aitété popularisé par la diffusion du concept de développementdurable qui était central dans le rapport Brundtland (1987),le concept d'agriculture durable ou même de société durableétait déjà discuté depuis quelques années sur le continentnord-américain, du moins dans les milieux académiques.L'ouvrage populaire Limits to growth (Meadows et ai,1972) avait lancé le débat sur les conséquences dramatiquesaux niveaux social et environnemental de la croissanceéconomique productiviste et ce à une période marquée parune importante crise de l'énergie. Cet ouvrage, rappelons-le,en appelait à des changements profonds dans la notionmême de développement et ouvrait par conséquent le débatsur un nouveau projet social. Déjà en 1976, Stivers (1976)parlait de société durable. Soit : une société qui repose surune économie durable en équilibre avec l'écosystème qui enest le support, qui minimise la consommation des ressourcesnon-renouvelables, qui se concentre sur des activités nonpolluantes et non dommageables pour l'environnement etqui est dirigée vers deux buts, le bien-être humain etl'équilibre avec l'environnement. Le vocable durable estdonc alors quelque synonyme d'écologique et le conceptd'agriculture durable émerge progressivement à travers tousces débats de société suscités par les préoccupationsenvironnementales.

L'agriculture durable :un concept et ses définitions

Agriculture durable est un terme dont l'utilisation segénéralise au niveau international et qui peut se définirsuccinctement comme étant une agriculture qui soit viable àla fois aux plans économique et environnemental.Dans le contexte nord-américain, différents auteurs ontcherché à préciser la définition. Toutefois, la réduction desintrants extérieurs au système est toujours considéréecomme un facteur-clé des deux composantes de ladéfinition, c'est-à-dire non seulement pour minimiser lesdommages environnementaux, mais aussi pour permettre de

produire avec profit à long terme (Francis, 1988). Dans cetteperspective, le National Research Council états-unien (1989)précise la nécessité d'utiliser des stratégies écologiques deproduction afin de réduire les intrants agricoles. Pour sapart, Harwood (1990) signale qu'il est vital de maximiserl'utilisation des ressources mais ce en tenant compte detoutes les interrelatidns entre l'entreprise agricole et sonenvironnement - qu'il soit naturel, socio-économique oumême culturel.Si, donc, la plupart des définitions de l'agriculture durablemettent l'accent sur l'importance de la réduction des intrantset des pratiques agricoles qui génèrent des problèmesenvironnementaux tout en conservant au mieux lesressources sur lesquelles l'agriculture repose (sol, eau...),elles évoquent rarement la remise en question de pratiquestelles l'utilisation de produits toxiques, la spécialisation desexploitations, leur concentration, etc. De même, si on veutassurer une viabilité à long terme, le terme de référencen'est jamais véritablement précisé ! Or, lorsque l'on sait quequelques décennies de production porcine intensive dans larégion de Lanaudière et de la Beauce (Québec) ont suffipour atteindre des taux de phosphore critiques pourl'environnement, la notion de durabilité nécessite desprécisions quant à l'échelle de temps appropriée pour évaluerdes processus, qu'ils soient biologiques, physiques ou sociaux.Ainsi, l'agriculture durable reste un concept flou (Crews et al,1991) qui intègre des éléments qui peuvent être antagonistes,comme en témoignent certaines définitions d'originequébécoise dont la particularité est de parler de développementdurable de l'agriculture.Ainsi, le MAPAQ, suite à un forum sur le développementdurable qui aura permis à une quarantaine d'organisations(Union des producteurs agricoles, groupesenvironnementaux, représentants municipaux etgouvernementaux, intervenants des milieux universitaires,de la santé et de la consommation) d'établir des consensussur des mesures d'action en matière de développementdurable de l'agriculture en est arrivé à établir une politiquedont les grands traits sont de : « Produire des aliments sainset nutritifs ; soutenir la compétitivité du secteurbioalimentaire, sauvegarder l'environnement et lesressources naturelles, travailler à une cohabitationharmonieuse des personnes et des activités » (MAPAQ,1994).Pour sa part, l'Ordre des agronomes du Québec (OAQ)(1991) a également été amené à proposer une définition :« Le développement durable de l'agriculture s'effectue àpartir d'une agriculture respectueuse de l'environnement,qui produit, de façon sécuritaire, des aliments sains etnutritifs tout en maintenant le secteur économiquementviable, concurrentiel et en harmonie avec les industries et lessecteurs connexes » (Michaud, 1996).Dans toutes ces définitions, la viabilité économique(compétitivité, conquête des marchés dans le cadre de lamondialisation des marchés) est donc définie par le systèmeéconomique existant, en fonction des seules lois du marché.Cette condition acceptée, on doit alors consentir en quelquesorte à un éventuel impact environnemental qu'il faut aumieux minimiser. À travers ces différentes définitions, forceest de constater que le concept d'agriculture durable sedonne une vocation intégrative de thèmes très spéculatifs,qui, en laissant place à diverses interprétations, pourraient

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faire croire à un véritable consensus social. Sur le terrain,toutefois, le fait de réduire les intrants chimiques par despratiques agricoles plus respectueuses de l'environnementne peut se faire sans compromettre les marchés desfabricants d'engrais minéraux - dans l'éventualité du moinsoù ces pratiques se généraliseraient à travers la promotion del'agriculture durable.

De l'évaluation de l'agriculture durable

Si les définitions de l'agriculture durable indiquent unedirection possible pour l'agriculture, peu d'auteurs se sontvéritablement penchés sur son évaluation, que ce soit entermes de durabilité ou de barrières à franchir pour rendreopérationnel le concept.Parmi les pistes intéressantes, MacRae et al. (1989) ontrecensé, dans le contexte canadien, les barrièresinstitutionnelles au développement d'une agriculture durable etont proposé des stratégies, parfois radicales, pour lessurmonter. Pour ce faire, les auteurs ont conçu un cadred'analyse nommé ESR (Efficiency-Substitution-Redesign ouefficacité, substitution et « reconceptualisation ») ; ces termesfont référence aux différentes étapes (qui peuvent sechevaucher) de la transition vers des pratiques d'agriculturedurable. Ce cadre permet ainsi d'évaluer les pratiquesagricoles, les thèmes de recherche, les programmesd'enseignement agricole, les programmes de soutien àl'agriculture, les changements dans les organisations activesdans le domaine agro-alimentaire, etc. Par exemple, pour lespratiques agricoles, l'étape de l'efficacité dans le domaine de lafertilisation peut consister à mieux valoriser les engrais deferme de manière agronomique et environnementale et à, ainsi,minimiser l'utilisation d'engrais minéraux. La phase de lasubstitution peut quant à elle se caractériser par l'utilisationd'intrants moins dommageables pour l'environnement (comme,par exemple, l'utilisation de biopesticides à la place depesticides de synthèse dans la protection des cultures). La« reconceptualisation » est quant à elle cruciale en ce qu'ellereprésente l'étape qui confronte véritablement les causes dessystèmes agricoles non durables. Telle que définie par MacRae

et al. (1989), cette reconceptualisation fait non seulement appelà l'écologie des systèmes naturels appliquée à l'agriculture,l'agroécologie, mais aussi à la dimension sociale et aux facteursstructurels, des aspects souvent négligés par l'accent mis sur lesaspects techniques (Allen et al, 1991).Toutefois, en termes d'évaluation à proprement parler, il estclair que, si les effets agronomiques de l'agriculture durablesont assez bien connus au niveau de la ferme, on manqued'indicateurs pour décrire et mesurer les impacts de cetteagriculture à l'échelle régionale et nationale et ce, tout à lafois pour les dimensions économiques, environnementales etsociales (Institute for Alternative Agriculture, 1991). Il y a,de fait, une difficulté réelle à représenter la nature et lacomplexité des systèmes d'agriculture durable. Alors quel'agriculture conventionnelle, par sa simplicité relative (parexemple : :monoculture ou double culture, rapportsintrants/rendements), s'évaluait essentiellement en termesmonétaires, il faudrait désormais en arriver à intégrer desconsidérations environnementales, de santé et de sécurité,souvent difficilement quantifiables, dans la notion de« profitabilité », ce qui ne peut évidemment être fait sansune complexification considérable du modèle d'évaluation.Ainsi, Stockle et al., (1994), parmi d'autres, relèvent que ladifférence entre la durabilité et la non-durabilité pose unproblème d'évaluation et insistent sur le, fait qu'il faudraitpar conséquent en arriver à développer un système dedécision quantitatif et pratique pour évaluer la durabilitéréelle des systèmes agricoles. Ce genre de problème n'estévidemment pas facile à résoudre puisque, d'une part, iln'existe aucun indicateur particulier qui en permettrait lamesure et, d'autre part, les facteurs à considérer sontnombreux. De plus, le choix de ces indicateurs ditsprioritaires renvoie nécessairement au système de valeurs del'équipe qui évalue. Les auteurs proposent toutefois un cadred'analyse pour évaluer la durabilité, qui inclut à la fois uneliste d'attributs de la durabilité et une liste de contraintesassociées à chaque attribut. Ainsi, un système agricoledonné pourrait être évalué en conférant un poids (unevaleur) à chaque attribut et en calculant le score des attributsdu système en regard de contraintes spécifiques. Lacombinaison des poids et des scores donne une note

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d'évaluation ou figure de mérite et permettrait du coup decomparer la durabilité relative entre différents systèmes.Mais le poids accordé à chaque attribut qui contribue àdéfinir la durabilité demeure problématique, les auteurssuggérant que certains devront être fixés par la société.Le concept d'agriculture durable ne peut donc échapper àdes considérations sociales qui, à la fois, dépassent sondomaine d'activité, mais aussi l'influencent.

De l'intégration d'aspects sociaux

Pour l'Institute for Alternative Agriculture (1991), si l'onentend par agriculture durable une agriculture qui continuerad'être productive et profitable, conservera les ressources etprotégera l'environnement et ce tout en rehaussant la santéet la sécurité des citoyens, il faut inévitablement souleverdeux questions. D'une part, quels seront les bénéfices et lescoûts de la généralisation des pratiques de l'agriculturedurable ? D'autre part, qui en bénéficiera et qui devra enpayer les coûts ?D'après Crews et al. (1991), la « profitabilité » des systèmesd'agriculture durable dépend des structures socio-économiquesmais la durabilité n'est, quant à elle, soumise qu'aux conditionsécologiques de l'agriculture. La viabilité économique nedevrait donc pas être un critère utile pour définirl'agriculture durable et ce pour les raisons suivantes :- le marché est instable ; la fluctuation des prix fait que nousne pouvons être certains de leur évolution à long terme dansune économie de marché et cela d'autant plus que noussommes maintenant dans un processus de mondialisation ;- la société actuelle est, de toute évidence, elle-même nondurable. Dans de telles circonstances, si une pratiqueécologique susceptible de favoriser la durabilité n'est pasprofitable, nous devrions analyser notre structure sociale etchercher à comprendre pourquoi il en est ainsi plutôt que denous en remettre simplement à un critère économique decourte visée.Si les contraintes écologiques peuvent agir avec la structuresociale de l'agriculture pour déterminer ce qui est profitable,la « profitabilité » ne pourra jamais, selon Crews et al,déterminer ce qui est écologiquement durable. Ce quiimporte donc est de travailler à structurer la société pour queles pratiques de l'agriculture durable deviennent profitables(en adaptant par exemple les programmes de soutien pourencourager les productions durables) plutôt que d'incluresimplement la « profitabilité » dans la définition del'agriculture durable.D'autres auteurs, davantage préoccupés par l'écologie et lajustice sociale, critiquent ces définitions qui mettent tropl'accent sur les problèmes techniques ou économiques et passuffisamment sur les problèmes structurels de l'agricultureconventionnelle. Pour Altieri (1988), par exemple, cesdéfinitions semblent impliquer qu'en changeant despratiques, en minimisant l'impact sur l'environnement, leportrait de l'agriculture va changer, que l'ensemble de lasociété va en bénéficier et qu'ainsi on en arrivera à unesociété à la fois durable et plus juste. Or, pour l'auteur,aboutir à un véritable changement au plan social nécessitede remettre en question les facteurs qui ont façonné lesystème agricole conventionnel et qui se rapportent

Repères France-Amérique du Nord(Québec)

La recherche

La recherche agricole publique au Québec fonctionne surle modèle américain, c'est-à-dire une recherche partagéeentre des institutions fédérales (Agro-alimentaire Ca-nada), provinciales (ministère de l'Agriculture, des Pê-cheries et de l'Agro-alimentaire du Québec) et les uni-versités (facultés d'Agriculture, mais aussi certaines fa-cultés de Biologie, notamment pour la lutte biologique enphytoprotection). Ce modèle a l'avantage d'encouragerassez facilement des initiatives au sujet de l'agriculturedurable, dont les « difficultés de traduction en termesscientifiques », pour reprendre les propos d'EtienneLandais, ne semblent pas aussi présentes en Amériquedu nord. Le désavantage de ce modèle est un manqued'intégration dans une politique aux objectifs précis, unmanque d'interdisciplinarité dans les projets de recher-che (une tendance qui malgré tout s'améliore) et le ris-que de dédoublement de projets par un manque decommunication entre les différents secteurs de la recher-che.

Le mouvement syndical agricole

Aux États-Unis et, de manière générale, au Canada, leconcept d'agriculture durable est littéralement prisd'assaut par de multiples associations à but non-lucratifet par de multiples démarches (associations pour la dé-fense de la ferme familiale ou pour la survie de commu-nautés rurales ; associations d'agriculteurs qui réalisentdu transfert technologique à la ferme ; démarches visantle resserrement du lien entre l'agriculteur et le consom-mateur ; essais d'intégration de l'agriculture à la ville ;contestation des applications du génie génétique enagriculture, etc.). Par ailleurs si, en France, le syndica-lisme est libre, le Québec est quant à lui caractérisé parun syndicalisme plutôt corporatiste et monolithique. Parexemple, les fonctionnaires professionnels (agronomes,ingénieurs...) du gouvernement provincial doivent payerleur cotisation au seul syndicat qui les représente tous,même dans le cas où ils n'en sont pas membres. Lesproducteurs agricoles sont quant à eux représentés parune seule association syndicale, l'UPA (Union des pro-ducteurs agricoles) qui inclut toutes les productions maisaussi toutes les formes de structures juridiques (fermefamiliale, coopératives, intégrateurs oeuvrant dans laproduction porcine, la volaille, le veau de lait, etc.). Cesystème limite la confrontation des idées et leur expres-sion par des prises de position divergentes de celles desgrandes centrales syndicales.

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notamment aux programmes d'aide, à la politique fiscale, aucommerce international et aux préférences desconsommateurs.Adoptant une perspective semblable, MacRae (1991) défendl'idée que l'agriculture durable est à la fois une philosophieet un système d'agriculture qui prend racine dans unensemble de valeurs qui reflètent un état de conscience desréalités écologiques et sociales. Ainsi, l'agriculture durableimplique de concevoir des agroécosystèmes qui optimisentles processus naturels (les cycles des nutriments, les fluxénergétiques) pour conserver les ressources et minimiser lespertes tout en favorisant la « profitabilité » de la ferme. Pourcet auteur, en capitalisant sur les cycles et les flux naturels,non seulement les impacts sur l'environnement peuvent êtreminimisés mais la qualité des produits devient partieintégrante d'une véritable politique préventive de la santé.Cette perspective de l'agriculture durable reflète donc à lafois des préoccupations écologiques (travailler en accordavec la nature, stimuler les processus biologiques) etsociales (la santé par la production de produits nutritifs etpar la réduction des contaminants dans l'environnement).

Une telle intégration de dimensions sociales dans le conceptd'agriculture durable permet de rendre compte des impactssociaux de l'agriculture conventionnelle (dontPagrobusiness est un élément déterminant dans l'agricultureaméricaine) et de mettre en lumières les causes profondes dela non-durabilité du système agricole dominant. Mais, sedemandent Allen et al. (1991) comment implanter unsystème d'agriculture durable alors qu'il n'est pasvéritablement encore conceptualisé de manière claire ?N'est-il pas nécessaire, si on veut éviter de voir apparaîtrede nouveaux problèmes alors que l'on tente de résoudreceux d'une agriculture intensive, d'en arriver d'abord à uncertain consensus en regard des buts à atteindre ; de clarifierles hypothèses que sous-tend le concept ; de développer uneanalyse systémique des systèmes agricoles afin d'évaluerl'impact à long terme de pratiques ou de l'usage d'intrants ?Autrement, il y a risque de maintenir l'adhésion à unecertaine notion de « profitabilité » et de mettre en place unmodèle d'agriculture durable qui aille à rencontre desobjectifs environnementaux et sociaux. Pour Allen et sescollaborateurs, l'agriculture conventionnelle s'estcaractérisée par une course aux rendements et au gainfinancier au détriment des besoins humains. Les coûtssociaux de cette agriculture ont donc été largement occultés(problèmes de malnutrition chronique dans certainescouches de la population, de santé des producteurs, de déclinsocio-économique de certaines régions rurales...) et il estbien possible que cette subordination des objectifs sociauxaux impératifs économiques se perpétue à travers lespriorités « économiques » inhérentes à certaines définitionsdu concept de l'agriculture. Pour éviter d'en arriver là, lesauteurs suggèrent d'élargir le concept en proposant unedéfinition opérationnelle qui non seulement inclut la finalitésociale comme priorité égale aux impératifs économiques,mais reconnaît également le besoin de compromis entre descomposantes parfois divergentes. Ainsi, « une agriculturedurable en serait une qui balance de manière équitable lespréoccupations relatives à l'équilibre environnemental, à laviabilité économique et à la justice sociale à travers tous lessecteurs de la société ». Une telle conception soulève doncdes questions éthiques, tant en termes intragénérationnelsqu'intergénérationnels. Elle fait également en sorte que

l'agriculture durable assure l'existence d'un processus deprise en compte de la question de l'équité qui tienne comptenon seulement des coûts et des bénéfices engendrés par lespratiques agricoles, mais aussi de leur distribution à traversles différents secteurs de la société (Allen et al, loc. cit.).Intégrer les notions d'équité et d'éthique dans le conceptd'agriculture durable, c'est transposer dans celui-ci desdimensions qui se rapportent à la société entière. C'est, enquelque sorte, concevoir, à partir de l'agriculture, unnouveau projet sociétal. Comme le soulignait Buttel (1978),le concept de durabilité invite l'agriculture à jouer denouveaux rôles ; entre autres :- contribuer à la diminution de l'utilisation de l'énergie (nonrenouvelable) dans la production, la transformation et letransport des produits agricoles ;- participer à la production d'énergie (biocarburants) ;- mettre en place un mécanisme de recyclage des nutrimentset des produits organiques (résidus) ;- absorber de la main d'œuvre (rurale et urbaine) en surplus,notamment par la réduction de la superficie des fermes, parune certaine diminution de la mécanisation, etc. ;- maintenir un niveau de vie adéquat pour la population desrégions rurales, particulièrement les agriculteurs.L'atteinte de ces objectifs, associée au développement d'unesociété durable, nécessite donc des changements dans lesinstitutions politiques et économiques, ainsi que dans lesmécanismes de distribution des revenus qui prévalentactuellement. L'avènement d'une société durable n'est, ence sens, pas vue comme une adaptation « naturelle » à unesociété de rareté, mais plutôt comme une lutte politico-sociale. À cette fin, il est nécessaire de dégager les forcessociales porteuses de l'idée d'agriculture durable et donc desociété durable et, comme le suggèrent Buttel et Larsons(1980), les mouvements environnementalistes (ouécologiques) peuvent, sur ce plan, être une force majeure dechangement social bien qu'Us préconisent des objectifs etdes stratégies différentes.

Quelques exemples problématiques du Québec

Sur cette toile de fond, qu'en est-il des démarches amorcées auQuébec ?Un des éléments les plus intéressants réside sans doute dans lacréation, à travers la nouvelle politique de développementdurable de l'agriculture, d'un partenariat entre lesgouvernements (fédéral et provincial) et les agriculteurs. Ainsides clubs-conseils agroenvironnementaux constitués par desassociations de producteurs visent à amorcer une transitionvers des pratiques agricoles durables. Financés au tiers parchacun des partenaires (producteurs, gouvernement fédéral,gouvernement provincial) et soutenus par un agronome (engénéral, un pour 30 fermes), ces clubs-conseils sontactuellement au nombre d'une soixantaine, l'objectif étant d'encréer cent d'ici l'an 2000. Service-conseil individuel, activitésde formation, essais à la ferme, activités d'échange entreproducteurs sont intégrés aux activités et visent à faciliter letransfert technologique en agriculture durable. Cette stratégie adéjà eu certaines retombées dans le milieu : réduction de lafertilisation minérale (valorisation des déjections animales par

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les engrais verts, utilisation du lisier de porc en post-levée dansle maïs, application de l'engrais en bande, réduction des dosesd'engrais minéral en fonction de la richesse du sol, etc.),réduction de l'usage des herbicides (dépistage des mauvaisesherbes, réduction des doses d'herbicides avec de l'huile desoja, ou réduction du pH à 5,0 avec de l'acide citrique), luttemécanique ; changement de rotation ; diversification descultures ; cultures intercalaires (trèfle dans céréales), culturesmixtes, « pluricultures », etc.Dans une optique de transition vers l'agriculture durable, cetteapproche, pour reprendre le modèle ESR (efficacité,substitution, reconceptualisation) de MacRae (1991), vise doncprincipalement les étapes d'efficacité et de substitution. Lamise en œuvre d'une véritable reconceptualisation relèvequant à elle de facteurs institutionnels et structurels quidébordent le cadre des activités du mandat de ces clubs. Celadit, l'agronome peut, dans son travail de terrain, être confrontéà des situations qui en appellent de cette dimension dereconceptualisation. C'est notamment le cas de laproblématique des plantes transgéniques dans le maïs et le soja,principales cultures annuelles dans la région de Montréal.Ainsi, les agrofoumisseurs, privés ou coopératives, utilisent cesinnovations pour entrer en force dans le champ de l'agriculturedurable, faisant valoir que cette contribution technologiquepermettra de minimiser l'utilisation des pesticides.Et tout indique que leur discours fonctionne ! Ainsi le maïsintégrant un gène de Bacillus thuringiensis (Bt) contre laPyrale du maïs prend de l'essor, alors même que la controversescientifique persiste quant aux effets négatifs de l'introductiond'espèces transgéniques dans l'environnement ; introductionqui fait en sorte que le producteur peut éviter des pratiques derotation susceptibles, on le sait, de minimiser ce problème dephytoprotection. Le réseau des clubs-conseils enagroenvironnement pourrait être une tribune importante pourdébattre de ces questions et éventuellement se positionner surde tels dossiers. Toutefois, l'inclusion de préoccupations àfinalité socio-environnementale est difficile à établir comptetenu du fait que le développement technologique continue àêtre perçu comme porteur de solution automatique dans uncontexte de forte compétitivité et de faibles marges demanœuvre de certaines productions, dont les cultures

commerciales. Les préoccupations demeurent donc centréessur des aspects techniques ou économiques, dictées avant toutpar la situation du moment et ce, sans véritables perspectivesde long terme comme l'exigerait le concept d'agriculturedurable. Ainsi, au Québec, le débat sur le génie génétique enagriculture demeure marginal, même si les institutions derecherche participent activement à son développement avec unfinancement considérable.

La gestion des déjections animales constitue un autre exemplede problématique fortement influencée par des considérationséconomiques ; considérations elles-mêmes déterminées par unprogramme gouvernemental de subvention qui favorise desstructures d'entreposage « tout-béton » et ce tant pour le lisierque pour le fumier solide. Aussi, en raison de l'orientationmême du programme de subvention, les devis de constructionet le prix du béton sont à la hausse. Plus encore, deschangements récents en matière de responsabilité civile desingénieurs ont eu pour effet d'augmenter les coefficients derisque et par conséquent, d'entraîner des normes deconstruction plus sévères. Davantage de béton et de coûtsdonc, soit des effets pervers de politiques à courte vue. Ce typede situation peut aussi fréquemment résulter, comme lemontrent les relations entre le ministère de l'Agriculture etcelui de l'Environnement, de problèmes de communication oud'un manque d'intégration des décisions des différentsministères ou agences parapubliques concernés par une mêmeproblématique. Ainsi, le ministère de l'Environnement étant,au Québec, éminemment politique, il tend à réagir auxpressions diverses des citoyens par voie de réglementation,notamment sur les pratiques agricoles ; réglementation dont iln'a pourtant pas véritablement les moyens de vérifierl'application. Sans nier l'importance de la réglementation pourchanger des pratiques non-environnementales, la rigidité decelle-ci risque de n'être qu'un paravent pour cacher d'autresproblèmes futurs. La situation suivante en fournit uneillustration.Dernièrement, le Québec s'est doté d'une réglementation trèssévère en matière de réduction de la pollution diffuse d'origineagricole. Selon leur situation relative à la densité du cheptel(nombre d'unités animales à l'ha), les fermes devront non

seulement se conformer à laréglementation quant aux structuresd'entreposage des déjectionsanimales, mais aussi détenir un planagro-environnemental defertilisation (PAEF), signé par unagronome, au plus tard en l'an 2003.Dans ce PAEF, toutes les parcellescultivées doivent êtreéchantillonnées, les types dedéjections animales notées et lesépandeurs à fumier et à lisiercalibrés de manière à suivre un plande fertilisation raisonné. Lafertilisation des cultures à partir desdéjections animales sera limitée enfonction des besoins en azote descultures - selon la grille du Conseildes productions végétales duQuébec (CPVQ) - dans les sols dontla teneur en phosphore est faible ou

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moyenne. Dans les sols riches et excessivement riches,l'épandage des déjections animales sera limité par lesexportations et des mesures de réduction devront être établiesau cours de la rotation des cultures. Bien sûr, l'utilisation desengrais minéraux est assujettie aux mêmes contraintes. Cetteréglementation comporte aussi des limites d'épandage sur lebord des lacs, étangs, rivières, puits, etc.Cette réglementation résulte d'une situation désastreuse desurplus de déjections animales (surtout de lisier de porc) dansdes régions à grands bassins de population, où l'industrieagricole hors sol s'est installée et s'est développée durant lestrois dernières décennies avec le soutien des politiquesagricoles gouvernementales d'alors (l'époque de la course auxrendements, productivisme !). La norme phosphore inclusedans cette réglementation est bien sûr reliée à la dégradation dela qualité de l'eau, à laquelle a contribué l'agriculture par despratiques qui ont été longtemps encouragées par les politiquesagricoles elles-mêmes. Par ailleurs, l'ensemble des agriculteursest pointé du doigt par la population, et ce à causeessentiellement des producteurs hors-sol et plusparticulièrement des « intégrateurs » qui, faute de terre etcontraints par une réglementation exigeant d'avoir lessuperficies adéquates pour l'épandage des déjections,recherchent des fermes-partenaires dans les régionspériphériques du Québec pour continuer leur expansion. Peut-être plus significatif encore, alors que les municipalitésparticipent à ce combat pour la réduction de la pollutiond'origine agricole, bon nombre d'entre elles ne sont pas encoreconformes en matière d'épuration des eaux, contribuant ainsi àcette pollution et ce malgré un soutien financiergouvernemental. Les politiques qui visent à maintenir ou àrétablir une certaine qualité de l'environnement demeurent, onle constate, encore très fragmentaires. Si le conceptd'agriculture durable requiert une approche globale, lesmécanismes participatifs de la population sont encoredéfaillants. Ces mécanismes sont d'autant plus cruciaux quel'agriculture durable intègre des enjeux sociaux. Se pourrait-ilalors que la notion de reconceptualisation des systèmesagricoles, étape la plus avancée de la transition vers uneagriculture durable, questionne en fait les limites actuelles denotre type de démocratie socio-économique et politique ?

Quel avenir pour l'agriculture durable ?

Par les différentes définitions auxquelles il donne lieu, leconcept d'agriculture durable peut être perçu soit comme uneffort d'intégrer la dimension environnementale dans l'activitéque constitue l'agriculture dans l'économie nationale, soitcomme une remise en question des structures du complexeagroalimentaire marqué par une économie de marché dont lesexternalités qu'elle génère participent à la crise del'agriculture en particulier, à la crise sociale en général.Dans cette dernière perspective, l'écologie n'offre pas desolutions magiques à des problèmes difficiles. Uneagriculture davantage basée sur des principes écologiquespourrait augmenter l'efficacité de la production et fairedécroître la pression sur l'environnement, mais l'utilisationdes ressources posera toujours des limites à la productiondurable. Les choix difficiles au sujet du contrôledémographique, de la conservation de l'énergie, del'utilisation des sols et autres dimensions d'une société

durable devront être réglés (Oison, 1992). Pour cet auteur,l'écologie peut aider à guider ces décisions, mais neprocurera pas les moyens d'y échapper. Ce domaineappartient à la politique, à la société civile.Le concept d'agriculture durable laisse donc place àl'interprétation, à des visions sociales alternatives. Quellessont-elles ? Qu'impliquent-elles comme changementsstructurels ? Quelles stratégies de changement socialprivilégient-elles ?La formulation de scénarios à partir de consultations et dedébats publics pourrait être un instrument stratégique pourdévelopper un agenda d'actions approprié à chaque scénario.Dès le début des années soixante-dix, une vaste réflexion surl'avenir de l'agriculture s'est opérée dans le cadre de laCommunauté économique européenne - l'actuelle Unioneuropéenne - (Jansen, 1974). L'objectif était de procurer àl'opinion publique des modèles de recherche et de pensée quipourraient avoir une influence déterminante sur des choix depolitiques afin de répondre à une question centrale. Vers quoiallons-nous en tant que société ?La première phase du projet consistait à dégager les visionsprincipales de l'agriculture pour la fin du siècle à partir dedifférents types de consultations individuelles et publiques àtravers l'Europe. Quatre scénarios représentant quatre utopiesrurales ont émergé de cette vaste enquête :- l'agriculture vue comme un système de production efficace ;- l'agriculture vue comme la base d'une économie stable ;- l'agriculture vue comme une base pour une sociétéharmonieuse ;- l'agriculture vue comme la base d'une société égalitaire.La seconde phase avait pour but de définir la faisabilité dechacun de ces scénarios et développer des stratégies depolitiques nécessaires pour réaliser chacun d'eux. Cetteseconde étape n'a pu être réalisée faute de support financier(Jansen, connu, pers.). L'approche est intéressante et mériteraitune réévaluation dans le contexte actuel de néolibéralisme,contexte au sein duquel certains économistes del'environnement tentent de mettre une valeur monétaire sur lanature comme moyen de régulation de la criseenvironnementale sans remettre en question les relations depouvoir et les institutions sociales qui ont contribué à cettecrise (Beder, 1998 ; Harvey, 1998). Par conséquent, ledéveloppement d'une agriculture écologique durable ne doitpas ignorer les problèmes posés par des structures qui tendentà s'y opposer (Altieri, 1984). Un des enjeux ne réside-t-il pasdans la mise en place de structures agricoles qui seraient plusappropriées à l'agriculture durable ? Des fermes familiales,des coopératives, ou des « intégrateurs », des sociétésanonymes ? Des changements institutionnels sont nécessairesà la fois dans l'éducation, dans la recherche et dans lespolitiques agricoles (Buttel, 1978). De fait, une véritablestratégie de transition vers des changements sociaux profondsest à concevoir (Buttel, 1980) ce dans une perspective derenouveau ou de renforcement de la notion de démocratie ouencore de sa radicalisation par un projet sociétal libérateur(Fotopulos, 1997). Ce qui fait terriblement défaut dans notresociété est une politique de développement de l'agricultureintégrant des objectifs sociaux définis par une véritabledémocratie participative. Quelle finalité sociale devrons-nousétablir pour l'agriculture pour que celle-ci soit véritablementdurable ?

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RemerciementsCe texte fait partie d'une recherche dans le cadre d'un programme dedoctorat en aménagement, rendu possible grâce à une bourse FCAR duministère de l'Éducation du Québec. Il a également bénéficié d'unesubvention accordée par le Conseil de recherche en sciences humâmesdu Canada (CRSH).

Les dessins sont de Claire Brenot, d'après des photographies desauteurs.

Références bibliographiques