les deux histoires de l’art, encore une...

6
HISTOIRE DE L’ART N O 84-85 2019/2020 11 Éric de CHASSEY Les deux histoires de l’art, encore une fois Il y a vingt ans, en avril 1999, le Clark Art Institute consacrait l’un de ses fameux col- loques annuels aux « deux histoires de l’art ». Ses organisateurs faisaient le constat suivant : « De nombreux professionnels de musée croient que l’histoire de l’art pra- tiquée dans les universités, sous l’emprise de la théorie et préoccupée par l’efficacité sociale de l’art, néglige les dimensions esthétiques de l’objet d’art. Réciproquement, de nombreux universitaires pensent que les musées sont en train de se transformer en une branche des industries culturelles du divertissement 1 . » Beaucoup de choses ont été faites depuis pour s’efforcer que ces deux mondes apprennent à travailler mieux et plus ensemble. Pour la France, citons la création de l’Institut national d’histoire de l’art – placé sous la double tutelle des ministères de l’Enseignement supérieur et de la Culture – ou la multiplication des Labex – laboratoires d’excellence associant des universitaires, des professionnels du musée et du patrimoine, et des jeunes chercheurs en voie (souvent précaire) de professionnalisation, sans compter toutes les expositions dont les commissariats sont assurés par des universitaires, tous les séminaires co-organisés par des musées ou des centres d’art, etc. Les préjugés constatés il y a vingt ans ont cependant la vie dure : on les entend régulièrement réitérés par une partie ou l’autre, malgré le fait que celles-ci se sont élargies à des communautés d’historiens de l’art plus nativement mixtes, comme les enseignants en école d’art, d’architecture et de design (de plus en plus souvent titulaires d’un doctorat), les critiques d’art (dont le nombre s’est considérablement accru, à proportion inverse de la part réservée à leur activité dans les médias d’actualités généralistes) ou les commissaires d’exposition (à la recherche d’une professionnalisation et stabilisation de leur statut). Le plus curieux est que les points de vue extrêmes dénoncés par le Clark ne devraient plus aujourd’hui être possibles. En s’ouvrant au financement privé de la recherche ou au conditionnement de celle-ci par l’adéquation à des appels à projet de nature très générale, les universités soumettent de plus en plus leurs activités dans ce domaine à des logiques de valorisation (comme si la recherche n’était pas en elle-même une valeur) et d’évaluation (selon des critères largement quantitatifs, comme le nombre de publications), qui ne laissent plus subsister que comme un phénomène margi- nal les pratiques de recherche trouvant en elles-mêmes leur raison d’être. Quant aux musées, les « projets scientifiques et culturels » (PSC) dont ils sont désormais tenus de se doter devraient les garantir contre toute dérive commerciale ou pécu- niaire et donner à chacun de leurs projets une dimension aussi bien sociale que de recherche – quoique ces objectifs vertueux soient souvent mis à mal par l’obsession des chiffres de fréquentation, guidée moins par le souci d’une réelle démocratisation que par la nécessité d’augmenter la part des « ressources propres » et de plaire à des médias ou des bailleurs de fonds qui en font un critère quasi-exclusif de réussite. Il existe également une autre convergence entre les deux mondes de l’histoire de l’art, PERSPECTIVES

Upload: others

Post on 19-Oct-2020

7 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Les deux histoires de l’art, encore une foisblog.apahau.org/wp-content/uploads/2020/05/HA84-85_BD_3_de-Cha… · existe également une autre convergence entre les deux mondes de

HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 11

Éric de CHASSEY

Les deux histoires de l’art, encore une fois

Il y a vingt ans, en avril 1999, le Clark Art Institute consacrait l’un de ses fameux col-loques annuels aux « deux histoires de l’art ». Ses organisateurs faisaient le constat suivant : « De nombreux professionnels de musée croient que l’histoire de l’art pra-tiquée dans les universités, sous l’emprise de la théorie et préoccupée par l’efficacité sociale de l’art, néglige les dimensions esthétiques de l’objet d’art. Réciproquement, de nombreux universitaires pensent que les musées sont en train de se transformer en une branche des industries culturelles du divertissement1. » Beaucoup de choses ont été faites depuis pour s’efforcer que ces deux mondes apprennent à travailler mieux et plus ensemble. Pour la France, citons la création de l’Institut national d’histoire de l’art – placé sous la double tutelle des ministères de l’Enseignement supérieur et de la Culture – ou la multiplication des Labex – laboratoires d’excellence associant des universitaires, des professionnels du musée et du patrimoine, et des jeunes chercheurs en voie (souvent précaire) de professionnalisation, sans compter toutes les expositions dont les commissariats sont assurés par des universitaires, tous les séminaires co-organisés par des musées ou des centres d’art, etc. Les préjugés constatés il y a vingt ans ont cependant la vie dure : on les entend régulièrement réitérés par une partie ou l’autre, malgré le fait que celles-ci se sont élargies à des communautés d’historiens de l’art plus nativement mixtes, comme les enseignants en école d’art, d’architecture et de design (de plus en plus souvent titulaires d’un doctorat), les critiques d’art (dont le nombre s’est considérablement accru, à proportion inverse de la part réservée à leur activité dans les médias d’actualités généralistes) ou les commissaires d’exposition (à la recherche d’une professionnalisation et stabilisation de leur statut).

Le plus curieux est que les points de vue extrêmes dénoncés par le Clark ne devraient plus aujourd’hui être possibles. En s’ouvrant au financement privé de la recherche ou au conditionnement de celle-ci par l’adéquation à des appels à projet de nature très générale, les universités soumettent de plus en plus leurs activités dans ce domaine à des logiques de valorisation (comme si la recherche n’était pas en elle-même une valeur) et d’évaluation (selon des critères largement quantitatifs, comme le nombre de publications), qui ne laissent plus subsister que comme un phénomène margi-nal les pratiques de recherche trouvant en elles-mêmes leur raison d’être. Quant aux musées, les « projets scientifiques et culturels » (PSC) dont ils sont désormais tenus de se doter devraient les garantir contre toute dérive commerciale ou pécu-niaire et donner à chacun de leurs projets une dimension aussi bien sociale que de recherche – quoique ces objectifs vertueux soient souvent mis à mal par l’obsession des chiffres de fréquentation, guidée moins par le souci d’une réelle démocratisation que par la nécessité d’augmenter la part des « ressources propres » et de plaire à des médias ou des bailleurs de fonds qui en font un critère quasi-exclusif de réussite. Il existe également une autre convergence entre les deux mondes de l’histoire de l’art,

PE

RS

PE

CT

IVE

S

Page 2: Les deux histoires de l’art, encore une foisblog.apahau.org/wp-content/uploads/2020/05/HA84-85_BD_3_de-Cha… · existe également une autre convergence entre les deux mondes de

LES DEUX HISTOIRES DE L’ART, ENCORE UNE FOIS12

que je décrirais comme une tendance à la désesthétisation des objets-images dont ils font leur sujet. Cela fait longtemps que l’on a compris que la survalorisation marchande des œuvres d’art n’était nullement le résultat de la prise en compte de leur potentiel esthétique, de leur capacité à produire, en même temps, de l’émotion et de la pensée ; or la fétichisation des œuvres, leur valorisation à travers les records de vente ou les records de fréquentation qu’ils suscitent, deviennent la raison d’être de nombre d’expositions ou de publications.

Parallèlement, la désesthétisation se produit aussi lorsqu’on étudie ou expose les objets-images non plus pour ce qu’ils sont ni pour ce qu’ils signifient en tant que tels mais comme des fétiches qui ne renvoient plus qu’à l’identité de qui les a produits, en termes de racialisation, de genre ou de pratiques sexuelles, voire de bonne vieille identité natio-nale (non que ces aspects ne doivent pas entrer en ligne de compte, bien au contraire, mais s’y arrêter relève d’un simplisme qui n’est pas moins dommageable que celui de l’argent). Il y a peut-être là en germe une réduction de la fracture entre les deux histoires de l’art, mais pour le pire. Continuons à travailler pour qu’elle soit pour le mieux. Et pour cela, il faudrait d’abord mettre en valeur le fait que les musées sont, par nature, des producteurs de l’histoire de l’art, non seulement quand ils fabriquent des objets qui satisfont aux critères posés comme seuls valables par les universitaires, c’est-à-dire des textes continus d’une certaine longueur, dont tous les énoncés sont explicitement validés par un appareil de références, une bibliographie multilingue et un état de l’art bien à jour (ce que sont désormais nombre de catalogues de collections ou d’expositions – et ce que n’est précisément pas ce court texte), mais aussi lorsqu’ils effectuent le travail qui leur est propre puisque, comme l’affirma jadis avec force Hubert Damisch : « Le musée n’assure pas seulement une fonction de conservation. Il sécrète de l’histoire2. » Cela paraîtra sans doute à beaucoup comme un truisme, mais l’expérience m’a appris que c’est un truisme si peu partagé (le mot « sécrète » n’a évidemment pas été choisi au hasard par Damisch, comme l’écho d’un secret) qu’il vaut la peine d’y insister.

Chaque accrochage de musée, même celui d’un pan de mur, est de l’histoire de l’art. Comme l’a récemment écrit Roland Recht, revenant sur les années où il a dirigé les musées de Strasbourg : « le musée est semblable à un laboratoire où les notions de temps et d’espace sont perpétuellement redistribuées en fonction des nouvelles pers-pectives ouvertes par la recherche3 », et par « recherche », il n’entendait évidemment pas uniquement la recherche universitaire. Bien sûr, les accrochages ne sont pas de l’histoire de l’art avec des notes de bas de page consultables par tous, mais chacune des décisions qui y président est la concrétion d’un ensemble de raisonnements dont une part non négligeable relève de l’histoire de l’art : isolement ou non de l’objet-image sacralisé ou singularisé, mise en parallèle avec un ou plusieurs objets-images avec lesquels il constitue une série, séquençage des salles construisant un récit implicite (ayant la particularité de laisser le visiteur le déconstruire à sa guise en circulant d’une manière qui n’est pas celle qui a été prévue pour lui), etc. Comme l’a montré Victoria Newhouse à propos des présentations de collections provenant de l’Égypte pharaonique dans les différents musées du monde, « l’accrochage [display] peut littéralement définir la nature des artefacts. Quand on les regroupe par matériau ou type, en les liant à un environnement particulier, les objets sont vus comme le témoignage archéologique d’une civilisation disparue. Quand on les installe sur des piédestaux individuels, comme de la sculpture moderne, en les détachant de toute référence historique, les mêmes objets deviennent des œuvres d’art4. »

Dans une époque particulièrement sensible à la question des allers-retours entre global et local, le respect ou non du découpage, traditionnel depuis le xixe siècle, par sections nationales ou même par aires culturelles ou géographiques (souvent en fonction de la taille du musée) est aussi de l’histoire de l’art. Comme souvent dans le cas du musée, où tout est impur (mais on a vu que l’université ne l’est pas moins), ces décisions reconduisent également des logiques administratives, voire managériales (division

Page 3: Les deux histoires de l’art, encore une foisblog.apahau.org/wp-content/uploads/2020/05/HA84-85_BD_3_de-Cha… · existe également une autre convergence entre les deux mondes de

HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 13

en départements notamment), mais elles n’en imposent pas moins des constructions historiques bien précises. C’est ce que montrent les quelques musées qui ont pris le parti de suivre plutôt une logique transnationale, soit par un regroupement chronologique qui juxtapose et confronte des objets-images produits dans différents contextes aux mêmes dates en suggérant affinités et différences sans forcément mettre en valeur des effets de circulation ou de partage (sinon pour des focus particuliers), comme l’a fait le Louvre Abu Dhabi pour son accrochage d’ouverture, en 20165, soit par un regroupement thématique, comme le propose la Tate Modern à Londres depuis son ouverture en 2000 (en l’infléchissant par une prise en compte plus ou moins mesurée de la chronologie), au risque de transformer les objets-images en illustrations specta-culaires d’un propos qui leur est extérieur – oubliant que les propos thématiques à des échelles historiques importantes demandent en général une maîtrise particulièrement avancée, souvent acquise au bout d’un long travail de spécialisation, et un point de vue affirmé (l’exemple canonique en reste peut-être la série d’expositions conduites par le département des Arts graphiques du Louvre dans les années 1990-2000, de Mémoires d’aveugle, en 1991, dont le commissaire était Jacques Derrida, à La Peinture comme crime, en 2001, organisée par Régis Michel). Plus généralement, quelle que soit la décision prise sur cette question, on voit que, par nature pour ainsi dire, le rapport à l’histoire proposé par le musée est dynamique, qu’il part d’une conception présente du passé, sans cesse reconfigurée (le simple maintien de la tradition existante est en ce sens un choix contemporain). Et l’on peut dire avec Claire Bishop – qui met en valeur le cas du musée national centre d’art Reina Sofía de Madrid depuis que Manuel Borja-Villel en a pris la direction (en 2008) et qu’il a décidé explicitement de « s’appuyer sur une très grande diversité d’artefacts pour situer la relation de l’art à des histoires particu-lières ayant une portée universelle » – que « les musées ayant une collection historique sont devenus le champ d’expérience le plus fructueux pour une contemporanéité non présentiste, multi-temporelle6 ».

On rappellera au passage que chaque musée a une collection spécifique et que l’his-toire de l’art qui s’y produit est ainsi forcément située. Stuart Hall, dans une défense du musée où on ne l’attendait certainement pas, a fixé il y a vingt ans une ligne de conduite dont je crois qu’on aurait tort de ne pas la suivre si on ne veut pas faire de l’histoire de l’art par défaut :

Les musées doivent comprendre leurs collections et leurs pratiques comme ce que je peux seulement nommer des « stabilisations temporaires ». Ce qu’ils sont [ce qu’est chacun d’entre eux] […] est tout autant défini par ce qu’ils ne sont pas. Leurs iden-tités sont déterminées par leur dehors constitutif ; elles sont définies par ce qui leur manque et par leur « autre ». La relation à cet autre ne peut plus opérer comme un dialogue mené selon une disposition paternaliste et apologétique. Elle doit prendre conscience qu’elle constitue un récit, une sélection, dont le propos n’est pas seule-ment de déranger le spectateur mais d’être dérangé par ce qu’il ne peut être, par ses exclusions nécessaires. Elle doit rendre évident ce dérangement afin que le spectateur ne soit pas emprisonné dans une logique universalisante selon laquelle le fait que quelque chose est là depuis longtemps et repose sur des fondements solides voudrait dire qu’elle a une valeur de « vérité » et une valeur esthétique7.

L’un des points les plus sensibles de l’accrochage comme histoire de l’art en pra-tique se trouve dans la volonté de proposer une présentation de l’objet-image la plus fidèle possible à sa situation d’origine. J’ai moi-même pu en faire l’expérience lorsque Christian Bernard, alors directeur du Mamco de Genève, m’a donné l’occasion de pouvoir expérimenter plusieurs situations d’accrochage d’un ensemble de tableaux des années 1960 de l’artiste britannique Robyn Denny, pour l’exposition Stroll On ! Aspects de l’abstraction en Grande-Bretagne dans les années soixante, 1959-1967, en 2005. J’avais réuni une documentation importante, à partir de photographies d’expositions et d’entre-tiens avec l’artiste et des témoins de l’époque, et j’ai pu, pendant plusieurs jours, tester

Page 4: Les deux histoires de l’art, encore une foisblog.apahau.org/wp-content/uploads/2020/05/HA84-85_BD_3_de-Cha… · existe également une autre convergence entre les deux mondes de

LES DEUX HISTOIRES DE L’ART, ENCORE UNE FOIS14

des options différentes – tableaux placés sur les murs, tableaux disposés en quinconce dans l’espace, solutions mixtes, hauteurs d’accrochage différentes – qui étaient autant d’investigations sur les changements d’intention de l’artiste selon les circonstances et sur les effets de significations très différents que ceux-ci faisaient produire aux œuvres, avant de proposer un accrochage qui, tout en tenant compte d’un souci de préservation d’œuvres devenues historiques, était une proposition d’histoire de l’art, donnant une interprétation possible de ce qu’était cette forme très spécifique de peinture abstraite, mettant en valeur son adresse physique au spectateur comme condition de son effet. Tous les essais de reconstitutions d’expositions historiques qui se sont multipliés récemment (When Attitudes Become Form: Bern 1969/Venice 2013, qui a eu lieu à la fondation Prada de Venise, allait exemplairement jusqu’à insérer l’espace originel de l’exposition dans celui d’un lieu très différent et à donner leur place aux œuvres absentes ou disparues) sont le signe non seulement d’un fétichisme possible mais aussi de la reconnaissance qu’un accrochage est bien de l’histoire de l’art. Dans un accrochage, le faire-voir, il faut y insister, est aussi un faire-éprouver et un faire-comprendre 8.

Chaque décision de restauration est de l’histoire de l’art ou devrait en être. Chaque décision d’acquisition, inscrite dans une histoire passée mais aussi envisagée du point de vue du présent, est de l’histoire de l’art ou devrait en être. Chaque retour d’objet-image dans les réserves et chaque sortie, également. Tout cela repose, à chaque fois, explicitement ou implicitement, sur des questions qui mobilisent et relancent des savoirs complexes et les transmettent à un public qui va bien au-delà des spécialistes. Il en est ainsi de la place des artistes femmes, longtemps peu visibles, ou de celles de ces objets-images qui, pour tout un ensemble de raisons, ont été minorés parce que ne relevant pas d’un canon euro- et ethno-centré qui a survalorisé le panneau rectangulaire peint ou la sculpture autonome, et a installé une distinction apparemment stable entre les objets présentés dans les musées, entre archive, document et œuvre, œuvres anonymes et chefs-d’œuvre signés, qui sont en fait des statuts mouvants9.

La récente présentation des collections permanentes du MoMA de New York, à l’occa-sion de l’ouverture de son nouveau bâtiment, en octobre 2019, en est une bonne illus-tration. La volonté de proposer une histoire de l’art plus inclusive, faisant en particulier une place nouvelle aux artistes femmes afro-américaines, a ainsi conduit le musée à faire l’acquisition en 2016 d’un important tableau de Faith Ringgold, American People Series #20: Die [Série du peuple américain no 20 : Mourrez], peint en 1967, puis d’accrocher celui-ci à proximité des Demoiselles d’Avignon, peint par Pablo Picasso en 1907 et acquis par le musée en 1939. Helen Molesworth commente ainsi ces décisions : « Dans le jeu de rotation de la collection, je suis convaincue que la seule tactique gagnante est de s’engager à continuer à montrer le Ringgold pendant plusieurs décennies, dans une galerie qui serait organisée autour de lui. Nous ne pouvons pas ne pas voir le Picasso… [mais] nous savons bien désormais que ce que nous appelons un chef-d’œuvre n’est pas un absolu métaphysique, et que Les Demoiselles a acquis son iconicité et son pouvoir grâce à sa présentation constante, grâce à la façon dont il a été disposé, discuté, installé et imaginé10. » Je ne suis pas certain que cette auteure ait raison d’oublier que le tableau de Picasso a joué un rôle effectif dans l’histoire de l’art bien avant son acquisition et sa mise en valeur dans tous les accrochages du MoMA, comme en témoignent les nombreuses réactions – en acte – de ses contemporains (de Braque à Matisse, pour simplifier), pas certain non plus que sa force intacte de sidération sur des spectateurs qui le découvrent pour la première fois sans en avoir forcément entendu parler auparavant tienne aux décisions des conservateurs de l’institution, ni que le tableau de Ringgold ait joué le même rôle sur d’autres artistes ou ait le même effet sur le public non averti, mais on a bien là l’esquisse d’un discours d’histoire de l’art, paradoxalement anachronique.

Il faudrait enfin dire que l’histoire de l’art au musée se fait également par les éléments que l’on appelle aujourd’hui médiation, et qui vont des cartels, des textes de salle aux discours des guides-conférenciers ou des ressources disponibles en ligne. Je n’en

Page 5: Les deux histoires de l’art, encore une foisblog.apahau.org/wp-content/uploads/2020/05/HA84-85_BD_3_de-Cha… · existe également une autre convergence entre les deux mondes de

HISTOIRE DE L’ART NO 84-85 2019/2020 15

retiendrai qu’un exemple, particulièrement sensible mais que l’on pourrait généraliser à des exemples apparemment mieux installés, celui des cartels qui accompagnent les objets-images originaires d’Afrique subsaharienne : le choix d’assigner ceux-ci à des ethnies, des styles ou des peuples, de mentionner ou non qu’ils ont été créés par des « artistes anonymes » (alors que cette notion est proprement occidentale), selon des typologies qui varient fortement d’un musée à l’autre, emporte ainsi toute une inter-prétation, à la fois en amont et en aval, de même que celui qui consiste à mettre en valeur leur provenance dans telle collection occidentale ou de signaler leur situation de collecte, quand elle est connue.

Que cette histoire de l’art pratiquée par et dans les musées soit de la bonne ou de la mauvaise histoire de l’art est une autre question ; la difficulté est que cela se voit immédiatement, à grande échelle. Il vaut en tout cas la peine de dire que l’on a peu de chance que ce soit de l’histoire de l’art de qualité si on ne laisse pas aux conserva-teurs, voire même aux conservateurs en formation sous prétexte que leur vie future sera d’abord faite d’administration et de recherches de mécénat et de subvention, le temps et l’esprit de se consacrer à faire de l’histoire de l’art, pour préparer l’his-toire de l’art en pratique qu’ils pourront ensuite rendre visible par leurs accrochages, leurs acquisitions et leurs expositions. Avec une responsabilité que rappelait avec force Thierry de Duve, sans avoir été beaucoup écouté, semble-t-il : « Quand ils écrivent, les historiens de l’art peuvent choisir de se tenir à des publications pour spécialistes, mais quand ils montrent, ils doivent s’adresser à la foule comme si chacun, dans cette foule, était le Picasso de demain11. »

Éric de Chassey est directeur général de l’INHA depuis 2016. Commissaire de nombreuses expositions, il a été le directeur de l’Académie de France à Rome – Villa Médicis de 2009 à 2015, professeur d’histoire de l’art à l’École normale supérieure de Lyon et membre de l’Institut uni-versitaire de France. Son dernier ouvrage en date, Après la fin (Klincksieck, 2017), est consacré aux suspensions et reprises de la peinture par les artistes des années 1960 et 1970.

Page 6: Les deux histoires de l’art, encore une foisblog.apahau.org/wp-content/uploads/2020/05/HA84-85_BD_3_de-Cha… · existe également une autre convergence entre les deux mondes de

16 LES DEUX HISTOIRES DE L’ART, ENCORE UNE FOIS

NOTES

1. C. W. Haxtausen (dir.), The Two Art Histories: The Museum and the University, Williamstown, Clark Art Institute, « Clark Studies in the Visual Art », 2002, quatrième de couverture.

2. H. Damisch, L’amour m’expose, Paris, Klincksieck, 2007, p. 68.

3. R. Recht, L’Historien de l’art. Conversation dans l’atelier, éd. A. Callu, Paris, L’Atelier contemporain, 2018, p. 213.

4. V. Newhouse, Art and the Power of Placement, New York, The Monacelli Press, 2005, p. 109.

5. Cet accrochage évite en partie l’écueil de reconduction des bornages chronologiques propres seulement à l’Occident que soulignait Pascal Griener à propos d’une publication antérieure – un écueil qui doit toujours nous préoccuper si l’on veut éviter que, « en louant leurs services aux nouveaux maîtres du monde, les anciennes nations détentrices de musées universels leur vantent un modèle désuet de l’universalité » (« Louée soit l’universalité ! Musées au xxie siècle », Critique, no 805-806, juin-juillet 2014, p. 485-493, ici p. 492).

6. C. Bishop, Radical Museology: Or, What’s “Contemporary” in Museums of Contemporary Art, Londres, Koenig Books, 2013, p. 6 et 23.

7. S. Hall, « Museums of Modern Art and the End of History » (1999), dans S. Campbell et G. Tawadros (dir.), Modernity and Difference (Annotations 6): Stuart Hall and Sarat Maharaj, Londres, INIVA, 2001, p. 8-23, ici p. 23.

8. C’est ce que pointait, dès 1946, Roberto Longhi, dans son Viatico per cinque secoli di pittura veneziana (Florence, Sansoni, 1946). Sur l’importance de cet exemple, voir A. Beyer, « Between Academic and Exhibition Practice: The Case of Renaissance Stu dies », dans Haxtausen, The Two Art Histories, p. 25-31, ici p. 28-29.

9. Roland Recht a salutairement rappelé que : « L’intégration dans l’histoire de l’art d’objets patrimoniaux à faible valeur esthétique […] entre dans la définition même d’une histoire de l’art bien pensée, qui ne se limite pas aux chefs-d’œuvre et qui construit de véritables objets d’études à partir d’artefacts ordinaires ou de témoignages en apparence mineurs. » « Du mythe de l’universalité au musée éclaté », Critique, no 805-806, juin-juillet 2014, p. 573-583, ici p. 581-582.

10. H. Molesworth, « The Kids Are Always Right », Artforum, vol. 58, no 5, janvier 2020, p. 146.

11. T. de Duve, « Irresponsables historiens de l’art » (2002), Essais datés II – Adresses, Genève, Mamco, 2016, p. 151.