les beaux jours l'alliance russe

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LES BEAUX JOURS DE L'ALLIANCE RUSSE (D'APRÈS LES PAPIERS INÉDITS DE FÉLIX FAURE) La lecture des papiers de Félix Faure (1) concernant les rela- tions franco-russes dans ces années 1895-1899 qui encadrent la retentissante proclamation de l'alliance à Saint-Pétersbourg en 1897, nous apporte, en outre, quelques renseignements inédits sur la façon dont un Président de la République selon l'ancien style comprenait ses responsabilités en matière de politique extérieure ; ils nous éclairent même, d'une façon plus générale, sur l'exercice de la fonction présidentielle en France. Après les Constitutions de 1875 et de 1946, la Constitution de 1958 précise pour la première fois que le rôle suprême du Président de la République est « d'assurer par son arbitrage le fonctionne- ment régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat », en même temps qu'il est « le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire, du respect des traités ». Dans un con- texte différent, ce sont à peu près les mêmes mots qu'employait Félix Faure lorsqu'il voulait éclairer et rassurer nos alliés russes sur les conditions de la vie ,politique française. Dans une conver- sation avec le Tsar en 1896, par exemple, il exprime « sa préoccu- pation constante de, maintenir entre les différents organes du gou- vernement l'harmonie nécessaire à la marche des affaires et à la (1) Les citations de Félix Faure sont extraites soit de notes personnelles écrites au Jour le jour, soit de lettres aux ambassadeurs, dont le Président avait conservé les brouillons. Cf. Félix Faure, Fachoda (Revue d'Histoire Diplomatique, 1955) et Marcelin Berthelot au Quai d'Orsay (R. H. D., 1957).

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LES BEAUX JOURS DE

L'ALLIANCE RUSSE (D'APRÈS L E S PAPIERS INÉDITS D E FÉLIX F A U R E )

La lecture des papiers de Félix Faure (1) concernant les rela­tions franco-russes dans ces années 1895-1899 qui encadrent la retentissante proclamation de l'alliance à Saint-Pétersbourg en 1897, nous apporte, en outre, quelques renseignements inédits sur la façon dont un Président de la République selon l'ancien style comprenait ses responsabilités en matière de politique extérieure ; ils nous éclairent même, d'une façon plus générale, sur l'exercice de la fonction présidentielle en France.

Après les Constitutions de 1875 et de 1946, la Constitution de 1958 précise pour la première fois que le rôle suprême du Président de la République est « d'assurer par son arbitrage le fonctionne­ment régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'Etat », en même temps qu'il est « le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire, du respect des traités ». Dans un con­texte différent, ce sont à peu près les mêmes mots qu'employait Félix Faure lorsqu'il voulait éclairer et rassurer nos alliés russes sur les conditions de la vie ,politique française. Dans une conver­sation avec le Tsar en 1896, par exemple, i l exprime « sa préoccu­pation constante de, maintenir entre les différents organes du gou­vernement l'harmonie nécessaire à la marche des affaires et à la

(1) Les citations de Félix Faure sont extraites soit de notes personnelles écrites au Jour le jour, soit de lettres aux ambassadeurs, dont le Président avait conservé les brouillons.

Cf. Félix Faure, Fachoda (Revue d'Histoire Diplomatique, 1955) et Marcelin Berthelot au Quai d'Orsay (R. H. D., 1957).

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dignité du pays... ». A u comte Mouravieff, qui gère les Affaires étrangères à Pétersbourg en 1897, i l dit aussi : « Les ministres peuvent disparaître, le Président reste. C'est ici que se trouve la tradition et la suite d'idées pour la politique extérieure. Je repré­sente la Nation et la Nation est loyalement attachée à l'alliance ». Dans ses lettres à Montebejlo, notre ambassadeur en Russie, i l fait valoir, à l'intention du Tsar, qu'il est le garant de la fidélité française.

Ayant déclaré, d'entrée de jeu, qu'il cessait d'appartenir à un parti pour devenir l'arbitre entre tous, Félix Faure se tient à l'écart des positions partisanes de la politique intérieure. Mais la politique étrangère est une affaire nationale ; dans ce dtmaine, i l considère que ses interventions doivent aider le. gouvernement en place, et qu'elles renforcent son action. Cela posé, i l gardera une certaine liberté d'alluFes. Paul Cambon, ambassadeur à Constantinople, puis à Londres, le remercie à plusieurs reprises. Le 10 janvier 1896 : « Je suis heureux que vous vous intéressiez à nos affaires d'Orient. Vous représentez la tradition et la permanence des vues dans l'Etat et l'influence de la France au dehors se ressent du plus ou moins d'intérêt pris par le Président de la République aux affaires exté­rieures... »

* *

E n 1895, l'alliance russe est au centre de la politique extérieure française. Elle est, pour Félix Faure, un legs sur lequel i l doit veiller. Il l'a reçu, dès son entrée, à l'Elysée, sous la forme d'une convention secrète, signée par les états-majors en 1892, et qui prévoit entre les deux pays une aide militaire réciproque en cas d'attaque directe ou indirecte de l'Allemagne. Alexandre III, qui vient de mourir en novembre 1894, empereur profondément paci­fique, a voulu l'alliance française, mais l'instabilité de nos gou­vernements et l'indiscrétion de nos discussions parlementaires l'inquiétaient. C'est lui qui a exigé que la convention militaire restât secrète. Le baron de Mohrenheim lui-même, son ambassa­deur à Paris, n'en a pas connaissance. Cependant, un échange de lettres entre le ministre des Affaires étrangères de 1891, Ribot, et ce même Mohrenheim a aussi posé les bases d'une entente diplo­matique qui visera, surtout lorsque Gabriel Hanotaux, gérera le quai d'Orsay, à renforcer l'action commune delà France et la Russie dans les discussions internationales. Les peuples, sans attendre

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les gouvernements, ont ratifié l'union des deux pays par les débor­dements d'amitié dont les visites d'escadres sont, à deux reprises, l'occasion.

E n 1892, Félix Faure n'avait pas été un partisan enthousiaste et aveugle de l'alliance naissante^ Il la croyait utile, mais i l en appré­ciait au départ les difficultés à venir en méditant le livre d'Albert Vandal sur les rapports d'Alexandre I e r et de Napoléon. A la présidence, i l se donnera pour tâche, avec la collaboration d'Hano-taux, de resserrer l'union diplomatique des deux gouvernements, souvent menacée par l'esprit d'indépendance des diplomates russes, et de consolider l'alliance contre les courants hostiles à notre pays qui restent puissants en Russie. Pour mener à bien cette politique, Félix Faure s'appuiera sur le jeune empereur, religieuse­ment fidèle à la politique de son père, et i l l'amènera .en 1897 à rendre publique l'alliance qui, en 1895, n'ose pas encore dire son nom.

L'histoire de l'alliance russe au temps de Félix Faure se divise d'elle-même en chapitres correspondant aux différents ministres des Affaires étrangères qui se sont succédé pendant sa présidence.

Gabriel Hanotaux, ministre depuis mai 1894 dans le cabinet Charles Dupuy où Félix Faure était ministre de la Marine, con­serve son poste, de janvier à octobre 1895, dans le ministère confié par Félix Faure à Alexandre Ribot. Marcelin Berthelot lui succé­dera en novembre 1895 dans le ministère formé par Léon Bourgeois qui prendra au mois de mars suivant pour lui-même les Affaires étrangères, pendant quelques semaines, avant d'être amené à donner sa démission de président du Conseil. Hanotaux reparaît dans le ministère Méline (avril 1896 — juin 1898), l'un des plus longs que la I I I e République ait encore connus. Enfin, Théophile Delcassé occupera le quai d'Orsay pendant le ministère Brisson, de juin à octobre 1898, puis sans désemparer dans le nouveau minis­tère Charles Dupuy et au-delà...

Félix Faure n'a pas conservé de note ou de lettre originale importante sur les relations franco-russes du ministère Ribot. Si les documents de politique étrangère, sont, au contraire, beau­coup plus abondants, parmi ses papiers, pour la période correspon­dant au ministère Léon Bourgeois, c'est que certaines maladresses dé Marcelin Berthelot, savant illustre mais ministre moins compétent, avaient amené le Président de la République à

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s'occuper beaucoup plus étroitement des questions diplomatiques. Dès son arrivée au Quai, Marcelin Berthëlot avait pris sur lui

de télégraphier à l'ambassadeur de France auprès du Saint-Siège de surseoir à la remise de lettres de notification expédiées par le gouvernement précédent (il s'agissait de l'élévation de deux évo­ques au cardinalat). « Cette intervention pour un acte décidé par l'ancien cabinet était plus qu'extraordinaire. Je ne pouvais accepter, écrit le Président; qu'on mît ainsi ma signature en souffrance... ». Après s'être très nettement expliqué avec le président du Conseil « qui ne put qu'être de mon avis », Félix Faure dit à Berthëlot qu'il oubliait l'incident, « mais i l fut entendu que j'aurais désormais connaissance de toutes les affaires et correspondances du Dépar­tement par des copies ou par des communications immédiates à ma demande.. C'est une grosse responsabilité, mais j'estime qu'il est indispensable que le chef de l'Etat soit exactement informé de toutes les questions qui peuvent engager le pays. »

Dès lors, la politique étrangère se fit surtout dans le bureau du président de la République, et avec le président du Conseil. Berthëlot prenait des notes sur de petits papiers qu'il remettait ensuite, en bloc, au directeur des Affaires politiques du Quai, M . Nisard. « C'est ainsi qu'on fait la correspondance diplomatique. Il n'est donc pas étonnant que des erreurs dussent être commises. »

A partir de cette époque, Félix Faure entretient un courrier personnel actif avec plusieurs ambassadeurs, surtout le comte de Montebello, en poste à Saint-Pétersbourg, et Paul Cambon qui représente la France à Constantinople où les affaires d'Orient, de plus en plus graves, sont" un « test » pour l'alliance franco-russe. Indignées par les massacres des Arméniens dans l'empire ottoman, les six grandes puissances sont parvenues à former un « concert » qui se concrétise à la fin de 1895 dans un conseil des ambassadeurs à Constantinople, dont Cambon est l'un des principaux animateurs.

Les «Concerts européens», qui ont joué un si grand rôle avant la guerre de 1914, sont une sorte d'alliance de circonstance, toujours temporaire, et sans obligation, au sein de laquelle les six puissances, sans renoncer pour cela à rien de ce qui les divise, essaient solidai­rement de maintenir la paix dans un coin du globe où elle est en danger, ou de sauver une population menacée d'extermination. Leur terrain d'élection est l'empire ottoman. Les puissances se tiennent en respect les unes les autres. Comme l'écrira Félix Faure à Montebello, en mai 1897, le concert, en Orient, aura eu « pour

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effet de tenir réunies dans une même action toutes les Puissances, et, par ce fait, d'empêcher l'action isolée de l'une quelconque d'entre elles ». Le Président de la République voit dans le com­plet accord diplomatique de la France et de la Russie « la base du Concert européen » et la source de sa vertu. Il dit au Tsar, en .octo­bre 1896 : « Si la France et la Russie établissent devant le monde qu'elles sont d'accord pour faire cesser l'anarchie qui règne à Constantinople, i l est certain que l'Europe ne pourra plus se sous­traire à ses responsabilités ».

Paul Cambon, qui a l'oreille du Président, ne lui cache pas com- / bien sa tâche est délicate lorsqu'il s'agit de « faire^ concorder la défense de nos intérêts d« toute nature avec nos devoirs d'amitié pour les Russes », car nos alliés « sont au fond des Asiatiques, c'est-à-dire des gens très habiles à profiter de leurs avantages même aux dépens de leurs meilleurs amis ». Aussi, ajoute-t-il dans une lettre du 31 décembre 1896 : « savoir ce qu'on veut, ne se laisser ni enguirlander ni duper, être fidèle à ses amis mais les juger et les ramener lorsqu'ils s'abandonnent à leurs petites faiblesses, voilà les conditions d'une sérieuse entente... ». Le Président ne manque pas d'y être attentif.

L'attitude de la Russie est ambiguë : elle est partagée entre sa pitié pour les chrétiens massacrés et la crainte d'une agitation révolutionnaire en Arménie russe, la sagesse du statu quo terri­torial que nous prônons, et les appétits qu'éveille l'idée d'un par­tage de l'empire ottoman. L'Angleterre, au contraire, veut parler fort et aller de l'avant. Alors la Russie s'émeut d'un projet de débarquement aux Dardanelles prêté à la flotte anglaise. Le minis­tre des Affaires étrangères, prince Lobanoff, avertit notre ambas­sadeur à Pétersbourg que, le cas échéant, la flotte russe répli­querait immédiatement sur le Bosphore. Il voudrait connaître ce que seraient les revendications de la France si, par suite des agissements d'une « tierce puissance », le partage des possessions du sultan était ainsi posé.

Montebello en écrit à son ministre (1) et au Président de la République. A côté de la réponse ministérielle qui analyse des cas possibles, la réponse de Félix Faure, 25 décembre 1895, donne à

(1) La correspondance Montebello-Berthelot sur ce sujet est classée, à la table systé­matique des « Documents diplomatiques français » (1" série, tome XII) sous la rubrique séparée : « Projet d'entente secrète franoo-russe ». La lettre du Président nous prouve qu'il n'y eut pas, à proprement parler, de « projet • pour les Français.

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l'ambassadeur, avec plus de netteté, ce que nous pourrions appeler les instructions nationales du chef de l'Etat : « Nous sommes et nous resterons les amis fidèles do la, Russie. A ce titre, nous lui devons toute notre pensée. Qu'il soit d'abord entendu que nous donnerons à sa diplomatie un concours d'autant plus absolu que, en somme, nous ne demandons pour nous aucune compensation en Orient... » Cela dit, i l est un point que la France tient à poser sans ambages, et sur lequel le Président reviendra en toute occa­sion : « Aller au-delà d'une action diplomatique se comprendrait bien difficilement en France, à moins que la question dont nous souffrons depuis vingt-cinq ans (la situation de l'Alsace-Lorraine) ne soit sérieusement envisagée. Comment comprendrait-on que la France s'engageât militairement dans une affaire en Orient, l'Allemagne restant l'arme au pied ? »

Le ministre a dit à peu près la même chose. Mais le Président attire encore l'attention de l'ambassadeur sur un autre aspect des rêves aventureux de la Russie qui ne laisse pas d'ouvrir des perspectives inquiétantes sur la légèreté de nos alliés : « L a guerre ouverte s'étendra à toute l'Europe. Est-on prêt ? Je ne le crois pas. J'ai reçu aujourd'hui même une dépêche de la Mer Noire m'informant que la flotte est loin d'être disponible... ». Cet état d'impréparation sera confirmé quelques jours plus tard par nos attachés militaire et naval dans des télégrammes adressés à leurs ministères respectifs.

*%

Au mois de mars ^1896, la situation internationale qui s'est détendue à Constantinople se tend en Egypte d'où l'Angleterre veut, au nom du khédive, reconquérir le Soudan et, pour cette campagne, emprunter 500.000 livres turques à la Caisse de la Dette égyptienne, organisme international. La France est très sensibilisée aux choses du Ni l et la Russie, nous suivant en tous points, s'oppose avec nous à cette demande. Une erreur de Berthelot va mettre en danger notre unité d'action mais, par un choc en retour, la nécessité de rassurer nos alliés fera du ministre lui-même la première victime de son erreur.

Le gouvernement, unanime, avait décidé de ne pas « recevoir » une lettre proposée par le Premier britannique qui, avec des apai­sements de forme, maintenait insidieusement toutes les revendi-

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cations que nous ne voulions pas reconnaître. Berthelot donna, au contraire, à notre ambassadeur à Londres, M . de Courcel, l'ordre de la recevoir. Invité par le président du Conseil, pressé surtout par le Président de ^Répub l ique , Berthelot n'accepta de se retirer que lorsqu'il eut connaissance, par une dépêche de Peters-bourg, des « très vifs regrets », c'est-à-dire des amers reproches du prince Lobanoff, ministre russe des Affaires étrangères, déçu de ce que nous n'ayons pas mieux accordé nos attitudes vis-à-^vis du Royaume Uni.

Ne voulant pas, dans cette période trouble, confier la politique étrangère de la France à un intérimaire, Félix Faure pria Léon Bourgeois, le Président du Conseil, en qui i l avait toute confiance, de prendre au quai d'Orsay la succession du savant et de rétablir la situation de l'alliance, ce qu'il fit sans difficulté.

Un mois plus tard, le cabinet Bourgeois donnait sa démission. Le ministère Méline ramenait Hanotaux aux Affaires. Avec le voyage du Tsar à Paris, en octobre 1896, et le voyage de Félix Faure en Russie, en août 1897, l'Alliance va connaître ses jours glorieux.

Ce n'est pas que les difficultés aient manqué, entre la France et la Russie, pendant ce nouveau chapitre « Hanotaux » de l'al­liance, notamment en Orient. Autour de la Crète et de la Grèce, le Concert européen va rencontrer des situations plus délicates encore que l'année dernière, et les menaces anglo-russes sur les Détroits vont se répéter comme l'an passé, provoquant les mêmes conseils dé modération de la France et les mêmes réserves sur l'impossibilité de notre collaboration militaire au loin des Vosges. Cette fois-ci, Félix Faure et Hanotaux ont l'avantage de s'adresser de vive voix au nouveau ministre russe des Affaires étrangères, le comte Mouraviefî, que le Tsar a tenu à envoyer, au mois de janvier 1897, s'instruire auprès du gouvernement français avant de prendre possession de son poste à Pétersbourg.

Cependant, au mois d'octobre précédent, Nicolas II lui-même était venu officiellement à Paris. Faire venir dans notre capitale républicaine l'empereur de toutes les Russies avait paru une ga­geure. Si Félix Faure réussissait à l 'y attirer, la situation de la France en serait rehaussée non seulement auprès de la Cour de

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Russie, mais dans plusieurs Cours européennes où Marianne était encore assez niai vue.

Au mois de mai 1896, le Président rend visite à l'impératrice-douairière dans le train spécial qui la ramène de la Côte d'azur en Russie. Le voyage de Nicolas II apparaît décidé dans cette entrevue.

Le Tsar et la Tsarine arrivent à Paris le 7 octobre 1896. Félix Faure note sur ses tablettes :

« L'empereur... était inquiet en arrivant ; l'impératrice l'était plus que lui, sa main se crispait sur mon bras. L'attitude de la foule les a tout à fait rassurés tous deux. »

Il remarque aussi que « l'empereur n'aime pas les assemblées. Il a dû faire un gros effort pour être reçu par nos Chambres, mais i l sait se dominer. »

Après avoir accueilli publiquement l'autocrate russe en louant comme un gage de paix « l'union d'un puissant empire et d'une république laborieuse », le Président joue le grand jeu en l'honneur de son hôte. Pour l'allié, dont la cour est si fastueuse, i l n'hésite pas à faire appel aux traditions somptueuses de l'ancienne royauté. L'idée du dîner à Versailles dans la Galerie des Glaces est une initia­tive qui compte dans les fastes de la République.

Les entretiens de Félix Faure et de Nicolas confirment leur accord sur tous les grands sujets, abordés. Une politique d'instruc­tions identiques aux agents des deux pays est décidée. Le président et l'empereur en viennent naturellement à parler de leurs ambas­sadeurs à Pétersbourg et à. Paris. Le comte de Montebello a leur confiance à tous deux. Ce n'est pas le cas du baron de Mohrenheim. Le Tsar promet de le remplacer bientôt, puis i l ajoute spontanément : « Du reste, monsieur le Président, nous n'avons pas besoin d'inter­médiaire, je vous demande de m'écrire personnellement sur tout ce que vous croirez devoir me communiquer. J'agirai de même avec vous. Parlez-moi toujours, comme je le ferai, en toute sincérité. Nous ne devons pas avoir d'arrière-pensée. Seul je verrai vos lettres, seul vous verrez les miennes. »

C'est ainsi que Félix Faure résume les paroles du Tsar, mais, d'après une tradition orale parvenue jusqu'à nous, la prière de Nicolas est plus dramatique : i l sait que son entourage lui cache une partie de la vérité sur ce qui se passe en Russie. Dans un élan de confiance, l'empereur demande au Président de la République de lui écrire personnellement pour l'éclairer sur les secrets de son propre empire I /

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Un. an après le voyage du Tsar à Paris, Félix Faure se rend à Pétersbourg. C'est un projet qu'il caresse depuis longtemps. Il a la ferme intention de proclamer ouvertement l'alliance dans la capi­tale russe. Sur ce point, le Tsar « se laisse un peu tirer l'oreille » (1), mais i l finira par céder à l'insistance française.

« Venez seul, avait écrit Montebello à Félix Faure, le 1 e r mai 1897. C'est le Président de la République que l'on s'attend à voir et auquel on se dispose à faire un accueil sympathique, mais i l en serait autrement si c'était le gouvernement de la République que l'on eût à recevoir. »

L'accueil sympathique annoncé fut en vérité délirant. Toutes les classes de la société furent conquises. Mais lorsque le Président, à bord du Pothuau, puis le Tsar, prononcèrent ces mots tant atten­dus : « Les deux nations amies et alliées », i l y eut dans le monde entier une sensation considérable. Les chancelleries en furent ébranlées et le peuple français, comme si ces mots : « les nations amies et alliées » avaient brisé des chaînes, fit au Président un retour triomphal (2).

Si les réactions russes sont souvent un sujet d'inquiétude pour la France, Félix Faure sait combien nos alliés sont troublés par les jeuxideyiotre politique intérieure et redoutent l'arrivée au pouvoir des hommes de gauche. Les élections législatives du printemps de 1898, sans changer apparemment l'équilibre des partis, envoient à la Chambre, dès le premier tour, beaucoup d'hommes nouveaux qui pourraient mettre en difficulté M . Méline dont la position modérée rassure nos alliés. Sans attendre le scrutin de ballottage, Félix Faure écrit à Nicolas : « Votre Majesté a pu suivre les élections générales auxquelles la France vient de procéder dans le plus grand calme ; tant qu'elles ne seront pas complètes et avant que, la Chambre nouvelle soit constituée, on ne ferait que des conjectures peu précises sur ce que sera la majorité ministérielle. Je crois cependant pouvoir dire que la récente manifestation de la volonté nationale ne modifiera pas sensiblement l'orientation de» notre

(1) Le commandant Legrand-Glrarde, de la Maison militaire, emploie cette expression en rapportant un entretien qu'il eut avec le Président de la République, après le voyage de celui-ci à Saint-Pétersbourg.

CL Général Legrand-Girarde : Un quart de siècle au'service de ta France (Paris, 1955). (2) Camille Barrèfe, alors ministre de France à Berne, écrit, le 19 septembre 1897, à

Félix Faure : « De l'aveu de tous, votre succès personnel a été énorme, et l'on dit couram­ment dans les cercles diplomatiques que la conquête que vous avez faite de l'empereur, de l'impératrice et de la sympathie populaire russe a été aussi complète que possible. Tout cela est votre oeuvre en propre, je le sais, car vous seul avez voulu aller là-bas ».

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politique intérieure. Notre politique extérieure restera ce qu'elle est ; au surplus je tiens à l'affirmer personnellement à Votre Majesté, aucun changement quelconque ne surviendra dans les relations intimes qui unissent la Russie et la France. »

Montebello est chargé de remettre, cette lettre en mains propres : « Je n'ai pas dit que j'écrivais à l'Empereur ; n'y faites donc pas allusion, et prenez vos précautions en me répondant. » Le Président explique pourquoi i l avertit dès maintenant le Tsar de cette possi­bilité encore douteuse d'un changement ministériel : « Il est bon que l'Empereur le sache pour qu'il n'y, ait aucun flottement si une crise se produit. Il est indispensable, dans la période que nous traversons, qu'on sache sur qui et sur quoi on peut compter. Si la situation de l'Italie et de l'Autriche nous rassure vis-à-vis de la Triple Alliance, l'attitude de l'Angleterre est à suivre. »

En effet, le capitaine Marchand, d'après toutes les prévisions, doit approcher de Fachoda, tandis que l'armée anglo-égyptienne du sirdar Kitchener descend sur Khartoum. Une situation inter­nationale très grave peut, d'un jour à l'autre, provoquer une rup­ture entre la France et l'Angleterre.

Félix Faure n'est pas surpris par la chute du cabinet Méline, le 15 juin 1898. Il se méfie un peu des goûts « césariens » de Delcassé, le nouveau titulaire du quai d'Orsay ; i l craint aussi que son ardeur explosive ne sache pas toujours se plier aux exigences d'une pru­dente diplomatie. A l'Elysée, le commandant Legrand-Girarde voit le ministre : « petit homme à l'air assez intelligent, actif, sans grande envergure apparente, mais très en main et ne faisant rien sans consulter le Président » (1). Le Delcassé de 1898 n'est pas encore le directeur indépendant des affaires extérieures de la France dont l'histoire fixera le portrait. Sa collaboration avec le Président de la République est intime et quotidienne. L a méfiance dont i l était l'objet se tourne-vite en confiance et satisfaction.

Le chapitre « Delcassé » de la présidence de Félix Faure est * dominé, à partir du mois d'août par la menace de guerre entre la France et l'Angleterre qui ne fera que s'accentuer jusqu'aux derniers jours de l'année. E n politique intérieure, la nation est plus

(1) Legrand-Girarde, op. al.

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que jamais divisée par l'affaire Dreyfus : l'arrestation du colonel Henry convaincu de faux, le 13 août, prélude à la révision du procès. C'est dans le contexte dramatique de ce chapitre qu'il faut voir maintenant l'histoire des relations franco-russes.

Cependant, le 24 août, la Russie a pris une initiative surpre­nante : au nom du Tsar, le comte Mouravieff demande à toutes les nations d'étudier en commun « les moyens d'assurer à tous les peuples les bienfaits d'une paix réelle et durable, et de mettre avant tout un terme au développement progressif des armements actuels ». Les termes du message sont assez vagues et le monde se demande quels desseins i l recouvre. Le Président de la République et le gouvernement français s'inquiètent de n'avoir pas été consultés à titre d'alliés, pas même avertis préalablement par les ministres du Tsar ; mais i l s'avérera qu'aucune pointe n'est dirigée contre la France ; la Russie se montrera prête à se pher à toutes nos suggestions.

Pour nous donner des apaisements aussi bien que pour sonder nos intentions vis-à-vis de l'Angleterre, au mois d'octobre, trois ministres russes viennent à titre personnel prendre l'air de Paris : Kouropatkine, ministre de la Guerre, Witte, ministre des Finances, toujours intéressé (1), et le comte Mouravieff.

Les relations franco-anglaises s'étaient tout à fait envenimées depuis que Kitchener, maître en force du Soudan après la prise de Khartoum, avait au début de septembre, rencontré à Fachoda le valeureux Marchand avec sa compagnie de Sénégalais. La posi­tion de Fachoda était intenable pour les Français et, eût-elle été tenue, nous n'aurions jamais pu l'utiliser comme débouché sur le Ni l . Delcassé espérait encore, en octobre, pouvoir en faire une monnaie d'échange dans le partage des zones d'influence, mais les Anglais se refusaient à toute discussion de fond. Il réussit à éviter la remise d'un ultimatum avec l'aide de M . de Courcel, qui sut, par son action quotidienne et avec une délicatesse admi­rable, sauvegarder l'honneur français. Mouravieff, favorablement impressionné, fit à Delcassé les plus formelles promesses de soutien

(1) En janvier 1897, une « Note de la Présidence • conservée au quai d'Orsay montre que l'on se préoccupe en haut lieu des demandes répétées d'admission à la cote de fonds russes en quantités considérables. Montebello reconnaît en cette occasion un «manque de bonne foi • du gouvernement russe. Cochery, ministre des Finances du cabinet Meline, demande à Hanotaux, en Juillet 1897, de ne pas laisser s'accréditer l'opinion que le marché de Paris est « ouvert en permanence à toutes les tentatives d'emprunt que la Russie jugera A. propos de faire sans nous donner d'explications ». Mais son collègue russe, M. de Wltte, sait fort bien entretenir l'engouement du public français, par son action sur la presse et sur certains établissement* bancaires.

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en face des prétentions britanniques et l'autorisa à en rédiger lui-même l'expression dans les termes les plus énergiques, en vue d'une insertion dans le prochain Livre Jaune.

Delcassé tenait beaucoup à cette publication. Félix Faure réussit avec peine à l'empêcher, estimant au contraire qu'elle présenterait un double danger : « En dehors des espérances qu'elle pouvait faire naître dans l'esprit des chauvins..., i l est certain que la Russie aurait réclamé quelque avantage réciproque, et nous savons que la puissance navale de la Russie est à peu près nulle ; nous eussions été amenés à promettre notre action maritime en Extrême-Orient, où les choses se brouilleront avant longtemps. Et, dès à présent, la Russie ne pouvait rien pour nous ». Au-delà du Ni l , c'est à l'Extrême-Orient qu'il faut songer en s'efforçant, contre vents et marées, de maintenir toutes les rivalités sur le terrain diplomatique.

La décision d'abandonner Fachoda, dont Félix Faure avait assumé la responsabilité à la fin d'octobre en « couvrant », pendant la crise ministérielle, Delcassé encore hésitant, est devenue décision gouvernementale dès la première réunion du cabinet Dupuy. Malheureusement l'excitation contre nous des Jingoes qui entraî­nent l'Angleterre ne s'est pas calmée, et la menace de guerre, qui a mille prétextes, n'a pas encore disparu en décembre. Félix Faure écrit, le 14, à Montebello, pour lui donner le ton à prendre dans ses prochaines conversations avec Mouravieff :

« Ce qu'on vise, c'est la Russie dans l'avenir. C'est l'alliance franco-russe dans le présent. I l n'est pas douteux que l'Angleterre entrevoit dans un avenir plus ou moins prochain la guerre avec la Russie... et on sait à Londres que seuls nous pouvons prêter à j a Russie, le cas échéant, un concours maritime sérieux et effectif. On sait que notre diplomatie agissant de concurrence avec la diplomatie russe peut tenir en échec la diplomatie britannique. Il est donc aisé de comprendre qu'avant d'attaquer la Russie, l'Angle­terre cherche à isoler la France et s'en prenne à nous.

« Voilà ce qu'il s'agit de mettre en lumière. » En premier lieu, la diplomatie devra sonder l'Allemagne qui

semble osciller entre les deux camps au gré des impulsions du fan­tasque Guillaume : « L a chancellerie russe peut beaucoup pour faire apprécier à Berlin le danger que court la paix. » L'idée d'une alliance continentale, qui a ses partisans en Allemagne et en Russie, commence à séduire certains Français chauvins, qui n'évaluent

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L E S B E A U X J O U R S D E L ' A L L I A N C E R U S S E . 687

pas le prix dont les Allemands nous la feraient payer si nous parais­sions la rechercher. Depuis le traité de Francfort, la France ne peut pas causer librement avec l'Allemagne qui voudrait toujours nous imposer une renonciation définitive aux provinces perdues. L a Russie a l'aisance qui nous manque pour évoquer chez nos voisins; avec les dangers qui pèsent sur la paix des nations continentales, la « base d'intérêts communs et d'accords divers » que leur fournit « la politique extra-européenne ».

Félix Faure, négociant havrais, avait été conquis dans sa jeu* nesse par les idées de Cobden sur le commerce, la liberté et la paix. En 1892, i l a jugé très dangereux pour lès bons rapports interna­tionaux le régime ultra-protectionniste dans lequel s'enfermait la France. Il voit dans ce protectionnisme excessif étendu à nos colonies, et mêmes à celles que nous exploitons le moins, la cause principale de la vindicative hostilité anglaise. Lorsque Paul Cambon traverse Paris, en décembre 1898 pour aller prendre la succession de M . de Courcel à Londres, où i l aura la charge des négociations espérées, le Président examine avec lui les possibilités de surmonter le conflit de « Fachoda » par des adoucissements qui libéreraient le commerce entre les zones d'influence française et anglaise en Afrique centrale.

Félix Faure a gardé la convictidn que les arrangements écono­miques entre les peuples sont la première condition de cette détente dans le développement des armements militaires que réclame le Tsar. C'est dans cet esprit qu'il écrit à Nicolas II, à l'occasion du Nouvel an russe, 13 janvier 1899, un mois avant sa mort. Lettre ultime, toute consacrée à la pensée de la paix ; en faisant la part des félicitations de convenance, nous devons, la lire comme un der­nier message sur les buts pacifiques de l'alliance franco-russe.

« L'action qu'elles ont poursuivie nous prouve que les Puissances européennes veulent le maintien de la paix. Les intérêts politiques et commerciaux qu'elles ont à surveiller dans les pays nouveaux et dans l'Extrême-Orient prennent tous les jours une extension croissante et leur offrent un terrain d'accord et d'entente pour leur commune activité. A l'époque actuelle, au contraire, personne ne peut songer, sans une poignante émotion, aux conséquences que pourrait avoir pour tous, dans le présent et dans l'avenir, une guerre entre ces puissances.

« Aussi le monde entier a-t-il applaudi à la généreuse pensée

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qui a guidé Votre Majesté dans sa proposition tendant à la limi­tation des dépenses de guerre. Cette noble initiative sera l'un des faits les plus remarquables de son règne ; elle assure à Votre Majesté la reconnaissance de tous les hommes qui ont le souci du progrès de la civilisation et du bonheur de l'humanité.

« Nous sommes animés du sincère espoir que l'année nouvelle vous donnera la satisfaction de voir couronnés par le succès vos si louables efforts ; je ne doute pas que l'échange de vues auquel Votre Majesté a convié les gouvernements n'ait pour résultat de consolider la paix... » (1).

* * *

Félix Faure devait mourir le 16 février 1899. Le Président Emile Loubet, dont le septennat coïncidera presque

avec celui de Delcassé au ministère, verra l'alliance évoluer, avec la volonté d'asseoir sur des bases plus larges un équilibre des forces européennes, vers la Triple Entente avec l'Angleterre.

La présidence de Félix Faure avait été pour l'union franco-russe une période de consolidation et de mise au point. Les rela­tions personnelles établies avec Nicolas II à partir de 1896 comp­tent parmi les atouts de la politique française. L a méfiance des tsars envers nos gouvernements ne cédait que devant la prési­dence. L'attention du souverain allié contribua grandement, à la fin du x i x e siècle, à accroître l'autorité du Président de la Répu­blique auprès des Cours et des chancelleries européennes, tandis que les assurances répétées par le Président lui-même confirmaient la continuité et la stabilité de la politique nationale au dehors, qu'il couvrait de sa garantie.

Les notes et les lettres que nous avons eu la chance de retrouver montrent, par l'exemple de l'alliance franco-russe, que même avant que la Constitution récente ait élargi ses prérogatives et donné à ses interventions une efficacité nouvelle, le rôle du chef de l'Etat en France, depuis 1875, était, au moins dans le domaine de la politique extérieure, loin de se limiter aux fonctions repré­sentatives auxquelles une vision superficielle de l'histoire a parfois voulu le réduire.

FRANÇOIS B E R G E .

(1) La proposition du Tsar aboutit, en mal 1899, à la Conférence de La Haye, d'où sortit la Cour de Justice internationale. Le représentant de la France fut Léon Bourgeois, le ministre des Affaires étrangères de mara 1896 et, vingt ans plus tard, le promoteur de la Société des Nations.