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LES AVENTURIERS

DE LA LANGOUSTE

VERTE

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Dans la même collection

Les Oubliés de l'île Saint-Paul, Daniel Floch. Marins-pêcheurs en mer d'Irlande, Angèle Kneale.

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JEAN-CLAUDE BOULARD

LES AVENTURIERS

DE LA LANGOUSTE

VERTE

ÉDITIONS OUEST-FRANCE 13, rue du Breil, Rennes

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© 1996, Édilarge S.A. - Éditions Ouest-France, Rennes.

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22 mai 1985 22 h 05 À bord du Notre-Dame-du-Bon-Voyage

Dans la nuit transparente et incertaine qui commence à s'installer sur les quais de Douarnenez, les marins du Notre- Dame-du-Bon-Voyage, un petit sardinier bolincheur reconverti en langoustier, achèvent en silence leur embarquement.

Le langoustier, le pont encombré de filets et de bouées de marquage, oscille doucement sur le bassin du port.

Yves Kernaleguen, le patron, s'apprête à accueillir à son bord un passager inhabituel, Jean Marceau, secrétaire général adjoint de la marine marchande. D'après les bruits de coursive, ce jeune technocrate, descendu le matin même de la capitale, n'aurait pas été totalement déformé par les grandes écoles. Il est, en tout cas, l'un des premiers à manifester le souci de découvrir concrètement les conditions de la pêche.

En observant Jean Marceau, accompagné de son administra- teur des affaires maritimes, hésiter à s'engager sur l'échelle qui, à l'aplomb du quai, permet de descendre vers la grande flaque d'ombre où la marée basse a entraîné le langoustier, Yves Kernaleguen se dit que du côté de l'amarinage, il reste à l'évidence à ce jeune secrétaire général des progrès à accomplir.

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Aussitôt son passager sur le pont, il lance le moteur. La coque bleue du Notre-Dame-du-Bon-Voyage s'écarte lentement du quai Grivard et double quelques instants plus tard le môle de Ros- meur.

Au moment où le bateau croise devant l'île Tristan, Yves Kernaleguen signale à Jean Marceau que cette marée à la langouste, dans l'ouest d'Armen, sera probablement l'une de ses dernières.

« Ainsi, observe-t-il, s'achèvera pour moi une aventure commencée sur les côtes d'Afrique. »

Dans la nuit qui maintenant s'épaissit, Yves Kernaleguen se lance pour Jean Marceau, et peut-être encore plus pour lui- même, dans l'évocation de cette aventure au pays des langoustes vertes.

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CHAPITRE PREMIER CAP BLANC

Lors de mon dernier séjour au pays des langoustes vertes, un vent chaud et léger, mais qui se renforçait rapidement, se levait sur le cap Blanc, là où le désert se prolonge sous l'océan, là où les bourrasques de sable se déversent sur les vagues, là où les embruns du Sahara se mêlent à ceux de l'Atlantique.

Un chamelier peuhl tentait de rassembler ses chèvres qui avaient escaladé, pour arracher quelques épineux, un petit pro- montoire où se dressait une pierre blanche sur laquelle s'étalait une longue liste de noms pour partie effacée par les vents de sable.

Les chèvres regroupées, le chamelier les entraîna un peu plus loin, sans même jeter un regard sur les inscriptions. De toute façon, cette liste de noms à consonance étrangère ne lui aurait rien évoqué. Et du reste, qui pouvait bien savoir pourquoi ces Marec, ces Pancalet, ces Quérivel, ces Caradec étaient venus se perdre au bout de cette côte désertique, à cette frontière entre le pays sahraoui et la Mauritanie... Qu'étaient-ils venus chercher jusqu'à en mourir ces Douarnenistes et ces Camarétois dans ce coin oublié d'Afrique ?

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En lisant les noms que la pierre ne retiendrait plus très longtemps, des visages, des caractères, des drames remontèrent, avec force, à ma mémoire.

Celui de Jos Pancalet, le Douarneniste du langoustier de la Belle-Bretonne, un sacré patron d'annexe qui n'avait pas son pareil pour caler les filets au plus près de la barre et qui, un soir, les avait calés trop près ; d'Yvon Quérivel, le patron du Bon-Voyage, qui voulait parcourir le monde et qui n'avait fait qu'une seule campagne ; de Caradec, le Trébouliste, qui n'avait peur de rien et qui, tirant ses filets, n'avait rien vu arriver ; d'Adrien Marec, le vieux Concarnois qui avait résisté à tous les coups de chien avant que la grande houle ne l'engloutisse avec son canot ; de Guillaume Scouarnec, perdu pour avoir raté un soir de bordée le passage de son canot au pont de son langoustier.

Et puis surtout, un de mes matelots, Laurent Guilloux dit le Gaspilleur.

Le Gaspilleur, un surnom donné à Laurent Guilloux parce qu'il ne cessait jamais de ramasser tout ce qui traînait en marmonnant : « Ça peut toujours servir, faut pas gaspiller. »

Un peu taciturne, le Gaspilleur cassait souvent la croûte seul dans un coin du bord à l'écart des autres gars de l'équipage. Un matin, la grande houle a emporté le Gaspilleur et la mer n'a pas rendu son corps. Elle aussi a tendance à garder tout ce qu'elle trouve. Le lendemain du drame un vieux phoque moine, chassé de sa colonie, vint s'installer sur la bouée de mouillage du langoustier. Avec ses nageoires sur les défenses du bateau, il passait des heures à observer la vie à bord et à attendre que le cuistot lui lançât un peu de poisson. Tout de suite les hommes de l'équipage, en découvrant ce phoque solitaire et taciturne, ont dit : « Tiens, voilà le vieux Laurent, voilà le Gaspilleur revenu. » Et pendant plusieurs années, le vieux Laurent, comme l'équipage nommait maintenant le vieux phoque, est venu au mouillage de mon langoustier.

Ils sont ainsi plus d'une centaine de Douarnenistes et de Camarétois à n'être jamais rentrés de leur chasse lointaine à la langouste verte. Leurs tombes dispersées, effacées, oubliées, ne reçoivent plus que la visite des hyènes, des chacals et du vent.

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Dans la brume de chaleur mélangeant l'océan et le ciel, je revoyais, comme à travers le prisme flou d'un mirage, la flottille langoustière de Camaret et de Douarnenez, franchissant lente- ment le cap Blanc, en route pour travailler vers la Mauritanie, le Sénégal, la Casamance et jusqu'à Bathurst. Le mirage dissipé, un horizon vide se dégageait au large. Le phare abandonné ne veillait plus sur rien.

Le phare éteint, les balises dispersées, quelques carcasses rouillées de chalutiers ensablés, demeuraient les ultimes éléments du décor d'une pièce de théâtre interrompue. Au milieu des dunes, comme un acteur figé dans son dernier rôle, le langoustier la Belle-Bretonne, échoué en plein sable, s'enlisait doucement. Le désert gagnant régulièrement sur la mer, n'étaient plus visibles que la passerelle rouillée et les mâts. Plus de trois cents chalutiers, le long de cette côte désertique, s'enfonçaient ainsi inexorablement dans la houle de sable.

Pourtant à la marge de ces rouleaux qui inlassablement venaient battre le sable, dans ce coin de désert et de rocaille, s'était déroulée, depuis le début du siècle, une des plus grandes aventures des pêches lointaines.

En observant les vagues qui venaient s'abattre lourdement sur la plage avec un bruit sourd et régulier, je me demandais si les nappes de filets, perdus année après année, ne continuaient pas à pêcher inutilement des langoustes vertes pour le seul profit des gueules pavées, ces gros poissons bouffeurs de queues de langoustes. Ces gourmets qui dévoraient la pêche lorsque les équipages ne levaient pas leurs filets dès la pointe du jour.

Le chamelier s'est lentement éloigné avec son troupeau sans avoir jeté un regard vers la côte. La mer, même bordant le désert, restait pour lui très lointaine, un monde totalement étranger pour ce nomade des grands espaces. On ne parcourt pas les dunes de la mer à dos de chameau.

Avant de quitter le pays des langoustes vertes, j'ai porté un dernier regard sur le monument de pierre et je suis revenu vers Nouadhibou en pensant au découvreur qui avait lancé cette grande aventure aux marges des brisants. Comme moi, il aurait ressenti une grande nostalgie devant ce paysage vide et désolé.

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22 mai 1985 22 h 20 À bord du Notre-Dame-du-Bon-Voyage

Le Notre-Dame-du-Bon-Voyage poursuit sa route en baie de Douarnenez. Par calme plat, le petit chalutier semble se déplacer sur un lac. Les hommes ont rejoint le poste d'équipage pour se reposer. Inutile de veiller puisque le relevage des filets n'est prévu que vers trois heures du matin.

Ne restent dans la minuscule passerelle qu'Yves Kernaleguen et Jean Marceau.

« Le découvreur ? interroge Jean Marceau. -Tel est le nom donné à celui qui explore une pêcherie

jusqu'alors inconnue ou inexploitée. Le découvreur de fond vierge, jamais pêché depuis que le monde est monde, celui qui lance son premier coup de filet dans une mer sauvage. »

Jean Marceau ne comprend pas ce qui a bien pu conduire, avant 1914, des marins bretons à partir pour ces côtes d'Afrique lointaines et totalement inconnues.

La misère, répond Yves Kernaleguen, une misère effroyable qui a frappé la Bretagne Sud à la suite de la disparition 1 de la

1. Pour en savoir plus, voir L'Épopée de la sardine, du même auteur, aux Éditions Ouest-France.

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sardine dans la zone où nous naviguons cette nuit. À l'époque, la sardine en Bretagne était la ressource essentielle, aussi impor- tante que le charbon dans le Nord ou le fer en Lorraine. En 1901, les rois de la sardine de rogue, les patrons sardiniers comme mon père et mes oncles, sept du côté de mon père, cinq du côté de ma mère, tous à la sardine, se retrouvèrent privés de leur principale source d'activité. Mes oncles maternels se sont résignés à travailler le maquereau, la raie et le thon. Mon père et ses deux frères ont cherché de nouvelles pêches dans de nouvelles zones et ont prospecté la langouste autour de la Chaussée de Sein avec des bateaux à deux mâts non pontés. Mais sur la Chaussée, il n'y avait pas de place pour tout le monde.

Le soir, dans les cafés, de Lorient à Concarneau, de Concar- neau à Audierne, d'Audierne à Douarnenez, les patrons discu- taient de la manière de sortir de la crise sardinière. Beaucoup parlaient de partir, d'explorer. Mais de là à passer des paroles aux actes...

Et puis partir d'accord, mais partir où ? Pour explorer des mers nouvelles, il faut écouter les marins-

pêcheurs basques, tout le monde sait cela sur la côte depuis Christophe Colomb.

Quelques vieux patrons de Saint-Jean-de-Luz évoquaient l'existence, aux larges des Açores ainsi que le long des côtes marocaines, de fortes concentrations de langoustes. Elles sem- blaient n'intéresser personne. Les Maures du désert ignoraient tout de ces étranges bêtes à la carapace couverte de piques.

Mais l'aventure vers une contrée lointaine et inconnue parais- sait risquée et les gains très incertains. Aussi tous les projets d'exploration seraient restés au stade des espérances de comptoir sans un découvreur.

« Et qui fut ce découvreur ? - Voilà une question plus délicate qu'il n'y paraît », répond

Yves Kernaleguen...

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CHAPITRE II FIGURE DE DÉCOUVREUR

À l'heure de l'apéritif chez Rose, au café des Goélands, après plusieurs tournées de gwin ru, lorsque s'engageait le débat sur la question du découvreur de la pêcherie de langoustes vertes, la discussion faisait aussitôt rage entre les vieux patrons de pêche. Chacun avait son idée bien arrêtée sur le sujet et personne, bien évidemment, n'avait la même.

« Le découvreur fut un patron d'Audierne parti avec son dundee thonier l'Aventurier, affirmait le vieux Pancalet, un des rois de la sardine de rogue. En juin 1909, il ramena neuf mille langoustes et souleva l'hostilité des mareyeurs et des pêcheurs inquiets du risque d'écroulement des cours provoqué par de gros arrivages.

— Mais non, objectait aussitôt Quemener, les langoustes de l'Aventurier ne provenaient pas des côtes d'Afrique, mais des Açores et de la côte marocaine. Pour les côtes d'Afrique, le vrai découvreur fut Toussaint Lanveoc avec son langoustier Le Sou- rire.

À ce moment de la conversation, le mari de Rose, la tenancière du café des Goélands, intervenait pour un appelé Tonnerre, natif

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de l'île de Groix, parti vers la Mauritanie sur un langoustier baptisé Camélia.

Le Trébouliste Guillaume Colin rappelait alors que son père, Jos Colin, avait fait sa première marée comme mousse à la langouste verte en 1909 avec J.-B. Moallic sur le Jeanne-d'Arc parti en couple avec le Santa-Anna.

Pour moi, c'étaient les baleiniers basques, les descendants de ceux qui, par l'intermédiaire des moines de Saint-Vincent avaient transmis à Christophe Colomb des informations sur un continent inconnu, qui avaient donné les indications déci- sives à un nommé Pierre Pernes, un roi de la sardine douar- neniste. Un personnage imposant, qu'enfant je croisais en sortant de la communale alors que je courais vers le port. Un marin de grande taille, au large buste, à la démarche lente, avançant les bras légèrement écartés du corps, le regard portant un peu au-dessus de la ligne d'horizon, un regard attentif, réfléchi, mais toujours lointain.

Au café des Goélands la discussion sur le découvreur pouvait s'éterniser et même, soutenue par les tournées de mascara, s'envenimer si tous ne s'accordaient sur un point : Pernes ne fut pas avec certitude le premier à tenter l'aventure, mais il fut sans conteste le premier à la réussir.

Pierre Pernes, découragé par une réapparition de la sardine qui eut, en 1910, pour premier effet l'écroulement des cours, décida de se lancer dans l'exploration. Il monta un vivier sur son dundee thonier, le Philanthrope, et fit route au sud vers l'Afrique et le cap Blanc, sans même une carte nautique.

La descente s'opéra sans incident, grâce à des vents portants. Pour la navigation dans le golfe de Gascogne, il suffisait de suivre la route des vapeurs qui font la ligne entre les Sorlingues et le cap Finisterre. A partir du cap Finisterre, la poursuite de la descente vers le sud s'opérait à vue de côtes. Moins de quinze jours après avoir quitté Douarnenez, le Philanthrope doublait le cap Blanc et mouillait en baie de Lévrier. Le soir même de son arrivée, Pernes envoya un canot vers la côte pour poser perpendiculairement au cap des Hyènes, une filière de quarante casiers et trois filets de raies.

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Le lendemain, l'aube devait se lever sur une immense décep- tion. Les filets ne remontèrent que des paquets d'algues, un poisson-scie et quelques chiens de mer. Trois malheureuses langoustes se trouvaient piégées dans les casiers. Un seul élément encourageant, les langoustes vertes recherchées étaient bien là, et Pierre Pernes savait que si elles se trouvaient là, c'était nécessairement en bande.

Les hommes à bord se montrèrent moins optimistes. Les marins du Philanthrope, qui venaient de faire quinze

jours de mer et qui se trouvaient loin de leur base dans un monde inconnu, pensaient que trois langoustes, c'était un peu court. Alors certains s'inquiétèrent, d'autres gardèrent un silence plus lourd que les critiques, quelques-uns parlèrent même de retour. Pour Pernes, renoncer était hors de question.

C'est dans ces moments-là, lorsque tout semble incertain, lorsque l'impasse paraît totale et l'échec probable, qu'un décou- vreur fait la différence avec d'autres patrons de pêche. Beaucoup seraient rentrés découragés, d'autres auraient continué inutile- ment à mouiller leurs filets et leurs casiers

Pernes, animé de la ferme volonté de poursuivre, pensait qu'il lui fallait auparavant tenter de glaner quelques renseignements sur la manière la plus efficace de pêcher dans ces zones incon- nues. Il décida de rejoindre Fort Etienne, alors simple fortin, où hommes, chèvres et chameaux cherchaient refuge tous les soirs pour se protéger des razzias nocturnes des Touareg.

Débarqué à Fort Etienne et découvrant pour la première fois la population locale, Pierre Pernes se demanda ce qu'il allait bien pouvoir tirer comme renseignement de ces Sarakolés, de ces Peuls, de ces Toucouleurs et de ces marchands maltais qui ne s'intéressaient qu'au désert et semblaient tout ignorer de la mer. Heureusement dans toutes colonies, de même qu'il se rencontre toujours un Corse, une prospection attentive permet toujours de tomber sur un Breton.

Le Breton de la colonie, c'était un dénommé Sauban, un Concarnois responsable du phare du cap Blanc.

Un des gardiens de Fort Étienne, un vieux Maure aux bras décharnés et à la peau du visage tannée comme du vieux cuir

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patiné, signala à Pernes que « l'homme blanc » du cap Blanc se rencontrait tous les soirs devant une bière, chez Papa Charles au « Clapotis ».

En entrant au « Clapotis », Pernes repéra tout de suite son homme installé devant son verre à moitié vide. Un personnage maigre paraissant séché par le vent du désert. Lorsque Pernes l'aborda, il ne manifesta pas d'émotion particulière pour la rencontre d'un « pays ». Rien du reste n'étonnait Sauban, le gardien du phare blanc. Il se contenta de montrer à Pernes le tabouret de l'autre côté de la petite table. Après avoir commandé une bière, Pernes raconta ses espoirs, son échec, les filets remontés vides et les trois malheureuses langoustes vertes dans les casiers.

Sauban écouta attentivement la description des difficultés et l'évocation des déceptions. Puis, après avoir offert sa tournée et prévenu qu'il n'y connaissait rien, finit par donner un conseil sur un ton détaché.

« Moi, je n'ai jamais attrapé une seule queue de langouste mais je vais quand même t'expliquer pourquoi tu n'en prends pas, alors qu'elles fourmillent, qu'il y en a en bloc, des centaines et des milliers, tout le long de la côte, à des profondeurs de quelques brasses.

— J'ai pourtant mouillé plus de quarante casiers près des rouleaux. - D'abord, abandonne les casiers. Sur ces fonds de quatre à

cinq brasses, les casiers, chahutés par le ressac, ne tiennent pas. - Mais les filets, eux aussi, étaient vides. - Pour tes filets, la forte houle, qui vient du fond, les soulève,

alors les langoustes circulent toute la nuit tranquillement en dessous. Si tu veux les piéger, alourdis ta corde du bas pour que les filets traînent sur le fond et allège les lièges sur la corde du haut. Tu verras, ton filet barrera la route des langoustes vertes. »

Avant de quitter Fort Étienne pour rejoindre son langoustier, Pierre Pernes alla récupérer, à l'étonnement de son équipage, une cinquantaine de vieux tuyaux de fonte qu'il entassa sur le pont.

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« Tu vas pêcher la langouste-tuyau ? interrogea son second avec ironie. - Qui sait », répliqua Pernes. Le soir même, après avoir plombé la corde basse de ses filets

avec les tuyaux de fonte et enlevé du liège sur la corde haute, Pernes les mouilla, dans les mêmes zones que la veille, avec deux filières de trente casiers.

Le lendemain matin, les casiers remontaient toujours à vide, mais dans les filets, les hommes démaillèrent trois cents lan- goustes. L'enthousiasme succéda aux doutes. Le gisement d'or vert paraissait immense.

Les jours suivants, la pêche marcha à bloc. Les langoustes semblaient se ruer dans les filets du Philanthrope, qui en récolta, dans sa semaine, plus de deux mille cinq cents. Alors Pernes décida de remonter sur Douarnenez. Il savait qu'il ne suffisait pas de capturer des langoustes, mais qu'il fallait surtout les ramener vivantes.

Dans ses viviers, Pernes ne devait pas seulement rapporter de l'or vert, mais aussi un nouveau rêve, la colonisation de la mer par les flottilles de Bretagne Sud.

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22 mai 1985 22 h 48 À bord du Notre-Dame-du-Bon-Voyage

Le Notre-Dame-du-Bon-Voyage s'approche du cap de la Chèvre. La proximité de la sortie de la baie de Douarnenez se fait sentir. La mer se forme un peu. Le sillage d'écume du langoustier trace une coulée blanche dans la nuit, il semble creuser un sillon. L'ombre d'une mouette glisse à la proue. Le ciel couvert crée une nuit d'encre propice au déplacement du poisson.

Derrière le Notre-Dame-du-Bon-Voyage une dizaine de lumières se déplacent lentement, signe que d'autres bateaux partent en pêche.

« Les voleurs de coq sont en retard comme toujours, remarque Yves Kernaleguen.

- Les voleurs de coq ? -Oui, ceux de Tréboul. Ils ont ce surnom depuis que pour

remplacer le coq de l'église de Tréboul, envolé avec la tempête, ils ont traversé une nuit comme celle-ci la baie, pour aller voler celui de Camaret. »

Yves Kernaleguen lâche quelques instants la barre pour tirer un paquet de Gauloises de sa poche qu'il tend à Jean Marceau.

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Après L'Épopée de la sardine et un voyage au pays des morues avec Pêcheurs d'hier, Jean-Claude Boulard, qui se présente lui-même comme le « Balzac du poissonnier », achève sa trilogie sur les pêches maritimes avec Les Aventuriers de la langouste verte. Il raconte l'his- toire de ces marins-pêcheurs bretons de Douarnenez et de Camaret partis au début du siècle pour explorer les gisements langoustiers des côtes du Rio de Oro, de la Mauritanie et du Sénégal, là où les embruns du Sahara se mêlent à ceux de l'Atlantique, là où dériva le radeau de la Méduse, là où personne avant eux n'avait mouillé un filet. Avec ces hommes, ces seigneurs de la mer, qui vécurent à une époque où l'aventure ne se dissociait pas de la vie, vous rencontrerez la fortune de mer et le drame. Alors, embarquez donc pour une pêche lointaine, avec l'assurance, au retour, de mieux connaître et d'aimer la vraie mer. Celle des marins.

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