leon bloy - exegese de lugares comuns
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Exégèse des lieuxcommuns / Léon Bloy
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Bloy, Léon (1846-1917). Exégèse des lieux communs / Léon Bloy. 1902.
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NF Z 43-120-8
LÉON BLOY
Lièî& Communs
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
Les Animaux malades dc la peste.
PARIS
SOCIÉTÉ DVMERCVRE DE FRANCE
XVP RVE DE l'ÉGHAVDÉ-SAINT-GERMAIN,XV
mcmil
Couverture inférieure manquante
!^v\ EXËGESE
DESLIEUX COMMUNS
DU MÊME AUTEUR
v LE révélateur DU GLOBE, (Christophe Colomb et sa Béa-
tification future).Préface de Jules
Barbey d'Aurevilly.
PROPOS D'UN ENTREPRENEUR DE DÉMOLITIONS.
v LE pal, pamphlet hebdomadaire. (Les 4,nos parus.)
LE DÉSESPÉRÉ, édition Soirat, la seule approuvée par l'auteur.
r'UN BRELAN D'EXCOMMUNIÉS. (Barbey d'Aurevilly. Ernest
Hello. Paul Yerlaine.)
CHRISTOPHE COLOMB DEVANT LES TAUREAUX.
LA CHEVALIÈRE DE LA mort. {Marie- Antoinette .)
v- LE SALUT PAR LES JUIFS.
SUEUR DE SANG. ( 1870-1 87 1) Portrait de l'auteur en 1893
et trois dessins exécrables d'Henry de Groux.
i LÉON BLOY DEVANT LES COCHONS.
rHISTOIRES DÉSOBLIGEANTES.
ICI ON ASSASSINE LES GRANDSHOMMES,
avec un portrait et un
autographe d'Ernest Hello.
LA FEMMEPAUVRE, épisode contemporain.
le mendiant INGRAT (Journal de Léon Bloy).
r LE FILS de louis XVI, avec un portrait de Louis XV1I en
héliogravure.
JE m'accuse. Pages irrespectueuses pour Emile Zola et
quelques autres. Curieux portrait de Léon Bloy à 18 ans.
LÉON BLOY
Exégèse
1" ]; des
Lieux Communs
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaientfrappés.
Les Animaux malades de la peste.
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XV, RVE DE l'jÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
WGMII
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
Trois exemplaires sur japon impérial,
numérotés de r à 3, et
Douze exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 15.
JUSTIFICATION DU TIRAGE
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y comprisla Suède, la
Norwège et le Dunemnrk.
A RENÉ MARTINEAU
Rappelez-vous, cher ami, notre petite chapelle
de Sainte-Anne et de Saint-René, si humble et si
pauvre, là-bas, près de l'Océan. En souvenir de
cette chapelle et de l'hospitalité de Ker Saint-
Roch, je vous prie d'accepter la dédicace de ce
livre, plus grave et plus douloureux qu'il n'en a
l'air, où j'ai montré, comme il m'a plu, le mal
dont on meurt.
Votre nom affronté au mien, dès cette première
page, vous condamne à partager mes disgrâces.
Ami de l'écrivain malfamé que vous osâtes nom-
mer un vivànt, comment échapperiez-vous à votre
destin ?
Notre rencontre fut un miracle appelé par la
Douleur et on ne manquera pas de vous dire que
la persistance de notre amitié en est un autre. Le
plus étonnant prodige n'est-il pas qu'un homme se
soit évadé avec enthousiasme des Lieux Communs
où l'on dîne pour venir héroiquement ronger avec
moi des crânes d'imbéciles dans la solitude?
Lagny, 31 décembre igoi.
LÉON BLOY
Je commence aujourd'hui, 3oseptembre,
sous
l'invocation de saint Jérôme, auteur de la Vulgate,
appariteurde tous les
Prophètes, inventoriateur
pleinde gloire des Lieux Communs éternels.
Est-ce làmanquer
derespect
à cet étonnant doc-
teur que l'Église honore du titre de Maximus, et
quele Concile de Trente a implicitement déclaré le
Notaire del'Esprit-Saint ? Je ne le crois pas.
De quoi s'agit-il, en effet, sinon d'arracher la
langueaux imbéciles, aux redoutables et définitifs
idiots de ce siècle, comme saint Jérôme réduisit au
silence les Pélagiens ou Lucifériens de son temps?
Obtenir enfin le mutisme duBourgeois, quel
rêve 1
L'entreprise, je le sais bien, doitparaître
fort
insensée.Cependant je ne
désespère pasde la dé-
montrer d'une exécution facile et même agréable.
Le vrai Bourgeois, c'est-à-dire, dans un sens
moderne et aussigénéral que possible, l'homme
quine fait aucun usage de la faculté de
penser et
quivit ou paraît
vivre sans avoir été sollicité, un
seuljour, par
le besoin decomprendre quoi que
ce soit, l'authentique et indiscutable Bourgeois est
nécessairement borné dans son langage à un très-
petit nombre de formules.
8 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Le répertoire des locutionspatrimoniales qui lui
suffisent est extrêmement exiguet ne va
guère au
delà de quelques centaines. Ah I si on était assez
béni pourlui ravir cet humble trésor, un
paradi-
siaquesilence tomberait aussitôt sur notre globe
consolé 1
Quand un employéd'administration ou un fabri-
cant de tissus fait observer, par exemple«
qu'on
ne se refait pas qu'onne
peut pas tout avoir que
les affaires sont les affaires; quela médecine est
un sacerdoce que Paris ne s'estpas
bâti en un
jour; que les enfants ne demandent pasà venir au
monde etc., etc., etc., »qu'arriverait-il
si on lui
prouvaitinstantanément que
l'un ou l'autre de ces
clichés centenaires correspondà
quelqueRéalité
divine, a le pouvoir de faire osciller les mondes et
de déchaîner des catastrophes sans merci ?
Quelle ne serait pasla terreur du
patronde bras-
serie ou du quincaillier,de
quellesaffres le
phar-
macien et le conducteur des pontset chaussées ne
deviendraient-ilspas
laproie, si, tout à
coup, il
leur était évidentqu'ils expriment, sans le savoir, des
choses absolument excessives quetelle
parole
qu'ils viennent de proférer, aprèsdes centaines de
millions d'autresacéphales,
est réellement dérobée
à la Toute-Puissance créatrice et que, si une cer-
taine heure était arrivée, cette parole pourrait
très-bienfaire jaillir un monde?
Il semble, d'ailleurs, qu'un instinct profondles
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 9
en avertisse. Qui n'aremarqué
laprudence
caute-
leuse, la discrétion solennelle, le morituri sumus
de ces braves gens, lorsqu'ils énoncent les senten-
ces moisiesqui
leur furent léguées parles siècles
et qu'ils transmettront à leurs enfants ?
Quand lasage-femme prononce que
«l'argent
ne faitpas
le bonheur » etque
le marchand de tri-
peslui
répondavec astuce
que,« néanmoins, il y
contribue », ces deux auguresont le
pressentiment
infaillible d'échanger ainsi des secrets précieux,de
se dévoiler l'un à l'autre des arcanes de vie éter-
nelle, et leurs attitudes correspondentà l'impor-
tanceinexprimable
de cenégoce.
Ilest trop
facile de dire ceque paraît
être un
lieu commun. Mais cequ'il est, en réalité, qui
pourrale dire ?
Pourquoi, autrement, meserais-je
recommandé
à saint Jérôme ? Cegrand personnage
ne futpas
seulement leconsignataire pour toujours
de la
Parole qui ne change pas, des Lieux Communs
pleins de foudres de la Très-Sainte Trinité: Il en
fut surtout l'interprète,le commentateur inspiré.
Avec une autoritébeaucoup plus qu'humaine,
ilenseigna que
Dieu a toujours parlé de Lui-même
xclusivement, sous les formes symboliques, para-
boliques ou similitudinaires de la Révélation par
'Ecriture, et qu'ila
toujours dit la mêmes chose de
ille manières.
J'espère que ce Docteur sublime daignerafavori-
10 EXÉGÈSE DESLIEUXf COMMUNS
ser de son assistance unpamphlétaire
de bonne
volontéqui
serait si heureux de mécontenter, une
fois de plus,la
populacede Ninive, éternellement
ccincapable de distinguer
sa droite de sa gauche »,
et de la mécontenter à un telpoint que
des
colères inconnues se déchaînassent.
Ce résultat serait obtenu, sans doute, si la céleste
douceur ne m'était pas refusée d'établir, en l'irré-
futable argumentation d'une dialectiquede bronze,
queles
plus inanes bourgeois sont, à leur insu,
d'effrayants prophètes, qu'ilsne
peuvent pasou-
vrir la bouche sans secouer les étoiles, etque
les
abîmes de la Lumière sont immédiatementinvoqués
par les gouffres de leur Sottise.
2
1
Dieu n'en deman d e pas tant!
Quelle épigraphe pourun commentaire du Code
civil Plaisanterie tropfacile et
qu'ilfaut laisser
charitablement à MM. les journalistes ou clercs
d'huissiers. Le cas estgrave.
N'est-ce pas une occasion de stupeur de songer
que cette chose est dite, plusieurs millions de fois
par jour, à la face conspuée d'un Dieuqui
« de-
mande » surtout à être mangé! Lemarchandage
perpétuel impliqué parce Lieu Commun a ceci de
troublant qu'ilrend manifeste le
manque d'appétit
d'un monde affligé cependant par les famines et
réduit à se nourrir de son ordure.
Il serait puéril de faire observerqu'en cette for-
mule, bien plus mystérieuse qu'on ne croirait, tout
portesur le mot tant, dont l'abstraite valeur est
toujours à la merci d'un étalon facultatifqui n'est
jamais divulgué. Celadépend naturellement de
l'étagedes âmes.
Mais, comme lapente
de toute négation est vers
le néant, il n'est pas téméraire de conclureque
12 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
l'imprécisedemande de Dieu équivaut
à rien, et
que ce Dieun'ayant plus
rien à demander, en fin
decompte,
à des adorateurs qui peuventindéfini-
ment rétrécir leur zèle, il n'aque
faire désormais
de son Être ou de sa Substance et doit nécessaire-
ment s'évanouir. Ilimporte, en effet, aussi peu que
possible, qu'on ait telle ou telle notion de Dieu.
Lui-même n'endemande pas tant, et voilà le point
essentiel.
Quand j'exhorte ma blanchisseuse, Mme Alaric,
à nepas prostituer
sa dernière fille comme elle a
prostitué lesquatre
aînées ou que, timidement, je
proposeà mon
propriétaire,M. Dubaiser, l'exem-
ple de quelques Saints qui ne crurent pasindis-
pensableà
l'équilibre social de condamner à mort
lespetits enfants, et
queces
dignes personnes me
répondent:Nous sommes aussi religieux que
vous, mais Dieu n'en demande pas tant. je dois
reconnaître qu'elles sont fort aimables de ne pas
ajouter:au contraire bien
quece soitévidemment,
nécessairement, le fond de leurpensée.
Elles ont raison, sans doute, car lalogique
des
Lieux Communs ne pardonne pas.Si Dieu n'en de-
mandepas tant, il est forcé, par
uneconséquence
invincible, d'en demander de moins enmoins, je le
répète,et finalement de tout refuser. Que dis-je ?
Ensupposant qu'il lui reste alors un peu d'exis-
tence, il se trouvera bientôt dans laplus pressante
nécessité de vouloir enfinqu'on
vive comme des
EXÉGÈSE DES L1EUX COMMUNS 13
cochons. et de lancer le reliquat de son tonnerre
sur lespurs
et sur les martyrs.
Lesbourgeois, d'ailleurs, sont
tropadorables
pour n'êtrepas
devenus eux-mêmes des Dieux.
C'est à euxqu'il
convient de demander, à eux seuls.
Tous les impératifs leurappartiennent
et onpeut
être certainque
lejour où ils demanderont trop
seraprécisément le
jourmême où ils commenceront
às'apercevoir qu'ils ne demandent
pastout à fait
assez.
Moi, je demande vospeaux, sales canailles 1
leur diraQuelqu'un.
II
Rien n'est absolu.
Corollaire du précédent. Laplupart
des hommes
de ma générationont entendu cela toute leur en-
fance. Chaquefois
qu'ivres de dégoût nous cher-
châmes un tremplin pour nous évader en bondis-
sant et en vomissant, le Bourgeois nous apparut,
armé de ce foudre.
Nécessairement, alors, il nous fallait réintégrer
le profitable Relatif etla sage Ordure.
Presque tous, il 'est vrai, s'y acclimatèrent, par
14 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
bonheur, devenant, à leur tour, desOlympiens.
Savent-ils, pourtant, cesbuveurs d'un sale nectar,
qu'il n'ya rien de si audacieux
que de contreman-.
der l'Irrévocable, etque
celaimplique l'obligation
d'être soi-même quelque chose comme le Créateur
d'une nouvelle terre et de nouveaux cieux?
Évidemment, si on donne saparole d'honneur
que« rien n'est absolu », l'arithmétique, du même
coup,devient exorable et l'incertitude plane sur
les axiomes les plusincontestés de la
géométrie rec-
tiligne. Aussitôt, c'est une questionde savoir s'il
est meilleur d'égorger ou de ne pas égorger son
père,de posséder vingt-cinq centimes ou soixante-
quatorze millions, de recevoir descoups
depied
dans le derrière ou de fonder unedynastie.
Enfin, toutes les identités succombent. Il n'est
pas« absolu » que
cet horloger quiest né en i85o,,
pour l'orgueil de sa famille, n'aitaujourd'hui que
quarante-troisans et
qu'ilne soit
pasle grand-
pèrede ce
doyende nos emballeurs
quifut enfanté
pendantles Cent Jours, de même
qu'ilserait
téméraire de soutenir qu'une punaise est exclusi-
vement unepunaise
et ne doit pas prétendreaux
panonceaux.
En de telles circonstances, on en conviendra, le
devoir de créer le monde s'impose.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS l5
2.
III
Le Mieux est l'ennemi du Bien.
Ici, je l'avoue, mon titre m'accable et je suis
furieusement tenté de descendre de ma chaire.
Exégèse signifie, hélas explication,et voici un
monstre de Lieu Communqui
vient au-devant de
moi sur la route de Thèbes. Jamais, sans doute,
une énigme plus difficile ne futproposée
à un
Œdipe.
Voyons cependant.
Si le Mieux est l'ennemi du Bien, il faut néces-
sairement que le Bien soit l'ennemi du Mieux, car
les abstraitsphilosophiques
ne connaissent pas
plusle
pardon quel'humilité. Un homme peut
répondreà la haine
par l'amour, une idée jamais,
etplus
cette idée est excellente, plus elle récalcitre.
On affirme donc, implicitement, que le Bien a
horreur du Mieux et qu'une haine farouche les
divise. C'est àqui mangera l'autre, éternellement.
Mais alors, qui est le Bien etqui
est le Mieux et
quelle fut l'origine de leur conflit? Que nous veut
ce manichéismegrammatical ?
Est-il bien, par exemple,d'être un sot et mieux
d'avoir dugénie ? Quand on dit que
Dieu a tout
fait pour le Mieux, dois-jeentendre
qu'iln'a rien
16 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
faitpour
le Bien? Dans quelle cavernemétaphy-
siquece comparatif
et ce positif se sont-ils déclaré
la guerre ?C'est à en devenir fou.
Je prendsma tête à deux mains
et je me donne
à moi-même des noms très-douxVoyons
1
encore une fois, mon cher ami, mon trésor, mon
petit lapinbleu I un
peude calme, nous retrouve-
rons peut-êtrele fil. Nous avons dit ou entendu
dire quele Mieux est l'ennemi du Bien, n'est-ce pas?
Or, qu'est-ce que l'ennemi du Bien, sinon le Mal ?
Donc le Mieux et le Mal sontidentiques.
Voilàdéjà
unpeu
de lumière, semble-t-il.
Oui, mais si le Mieux est vraiment le Mal nous
allons être forcés de reconnaîtreque
le Bien, à son
tour, est aussi le Mal, d'une façon très-incontes-
table, puisque tous les hommes avouent qu'ilest
lui-même mieuxque
le Malqui
est le Mieux etque,
par conséquent, il est mieuxque
le Mieux qui
serait alors le Pire!???
Zut Ariane me lâche et j'entends mugir le Mi-
notaure.
IV
L'hôpital n'est pas fait pour les chiens.
Celui-là, ai-je besoin de le dire? est une
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 17
antiphrase.Le toujours suave et rafraîchissant
Bourgeoisutilise volontiers cette forme grecque
de la glose confabulatoire. Nous auronsplus d'une
fois l'occasion de le remarquer.
Il faut donc lire fermement L'hôpital estfait
pourles chiens. En ce sens, qui
est le vrai, le Bour-
geois parlecomme un Dieu. De
simples hommes
ne pourraient pas si bien dire.
J'ouvre la Sylva allegoriarum du Frère Hiero-
nymus Lauretus, savant in-folio, imprimé àLyon,
en 1622, aux frais deBarthélémy Vincent, sous
lesigne
de la Victoire, etje
trouve ceci au mot
Canis Le chien est un animal au service de
l'hommepour
le réjouir de sa compagnie et de ses
caresses. Il aboie contre les étrangers. Il est im-
monde, pleinde rage
et d'une extrême lubricité. Il
est le gardiendu
troupeauet le chasseur des
loups.
Il est vorace et carnivore et retourne à son vomis-
sement. »
La science moderne, àqui
legenre humain est
redevable de tant de découvertes utiles, présume
en outre que le chien estquadrupède-et que la voix
articulée lui manque.Mais il
n'ya
pas lieu de s'ar-
rêter à ces hypothèses. D'ailleurs, ily
a chien et
chien, c'est bien connu.
Le chien pour qui l'hôpitalest fait, c'est le carni-
vore, l'immonde carnivore, devenu vieux ou infirme,
dontla compagnie
a cessé de plaire, incapable dé-
sormais d'aucune sorte de fureur, qui n'aplus
la
l8 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
forced'aboyer, que
letroupeau,
à son tour, est
obligé de garder etque
menace la dent desloups.
Aquel autre, je
le demande, seraient ouverts ces
admirables asiles où on crève, avec tant de conso-
lation, dans les bras de l'Assistance publique ? Le
vrai, le seul, l'authentique chien, c'est celui,
quel quesoit le nombre de ses pattes ou la force de
soncoup
de gueule, qui ne peut plusêtre
pro-
fitable. C'est pour celui-là, exclusivement, que
fonctionne l'Administration aux mamelles crochues
qui s'allaite elle-même du sang des agonisants. Le
juste Bourgeoisl'a voulu ainsi.
N'est-il pasle Maître? N'est-il pas
le Dieu des
vivants et le Dieu des morts ? Depuis quele Code
Napoléonl'a
promuau
remplacement de Jéhovah,
nul ne lejuge
et il fait exactement ce quilui
plaît.
Or, il luiplaît d'être, comme cela, le Bon Dieu des
chiens.
V
Pauvreté n'est pas vice.
Autre antiphrase. Voudriez-vous m'apprendre,
ô mon aimable propriétaire, ce qui peut-êtrevice
Qu crime, si la pauvreté ne l'est pas ?
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNSig
Je crois l'avoir beaucoupdit ailleurs, la pauvreté
est l'unique vice, le seulpéché, l'exclusive noirceur,
l'irrémissible et très-singulière prévarication.C'est
bien ainsique
vous l'entendez, n'est-cepas, pré-
cieuses Crapules qui jugezle monde ?
Qu'on le proclamedonc une bonne fois, la
pau-
vreté est si infâmeque c'est le dernier excès du
cynismeou le cri
suprême d'une conscience au
désespoird'en faire l'aveu, et
qu'il n'ya
pasde
châtiment qui l'expie.
Le devoir de l'homme est tellement d'être riche
quela présence
d'un seul pauvre clame vers le ciel,
comme l'abomination de Sodome, et dépouilleDieu
lui-même, le forçant à s'incarner et à se promener
scandaleusement sur la terre, vêtu seulement de la
guenille de ses Prophéties.
L'indigence est uneimpiété;
unblasphème
atroce
dont il n'est pas possible d'exprimerl'horreur et
quifait reculer du même
couples étoiles et le dic-
tionnaire.
Ah que l'Évangile est malcompris 1 Ouand on
litqu'
« il estplus facile à un chameau de passer
par le trou d'uneaiguille qu'à
un riche d'entrer dans
leroyaume des cieux », faut-il être aveugle pour
ne
pas voirque cette parole n'exclut, en réalité, que
lechameau, puisque
tous les riches, sansexception,
sont certainement assis sur des chaises d'or dans
Paradis etque, par conséquent,
il leur est tout à
faitimpossible, en effet, d'entrer dans un endroit
l!0 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
où ils sont installésdéjà, depuis toujours! C'est
affaire aux chameaux d'enfiler desaiguilles
devant
laporte
et de se débrouiller comme ils pourront.Il
n'y a paslieu de s'en préoccuper
autrement.
Ce Lieu Communs atteste, plus qu'un autre, la
pudeursublime du Bourgeois. C'est un voile qu'il
jette bonifement, avec le divin sourire des garçons
d'amphithéâtre,sur le chancre le plus horrible de
l'humanité.
VI
On n'est pas parfait.
Esculape Nuptial,s'étant assuré
que Je vieillard
avait reçu un nombre suffisant decoups de couteau
etqu'il
avait certainement exhalé ce qu'on est con-
venu d'appeler le dernier soupir, songea tout d'a-
bord à seprocurer quelque
divertissement.
Cet hommejudicieux estima que
la corde ne sau-
rait être toujours tendue, qu'ilest
sage de respirer
quelquefoiset
que toutepeine
vaut son salaire.
Il avait eu la chance de mettre la main sur la
forte somme. Heureux de vivre et la conscience
délicatement parfumée, il allait çà et là, sous les
marronniers,ou les platanes, respirant avec délices
l'odorante haleine du soir.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 21
C'était leprintemps,
nonl'équivoque
et rhuma-
tismal printempsde
l'équinoxe, mais le capiteux
renouveau du commencement de juin, lorsqueles
Gémeaux enlacés reculent devant l'Écrevisse.
Esculape,inondé d'impressions suaves et les yeux
mouillés. de pleursy,se sentit apôtre.
Il désira le bonheur du genre humain, la frater-
nité des bêtes féroces, la tutelle desopprimés, la
consolation de ceux qui souffrent.
Son coeur,plein de pardons,s'inclina vers les indi-
gents.Il
répandit dans des mains tendues l'abon-
dante monnaie de cuivre dont sespoches étaient
encombrées.
Il entra même dans une église etprit part
à la
prière en commun querécitait un
troupeau fidèle.
Il adora Dieu, lui disant qu'ilaimait son
prochain
comme lui-même. Il rendit grâces pourles biens
qu'il avait reçus, se reconnaissant tiré du néant.
Il demanda que fussent dissipées les ténèbres qui
lui cachaient la laideur et la malice du péché, fit
unscrupuleux examen de conscience, découvrit en
lui desimperfections tenaces, de persistantes
brou-
tilles mouvements de vanité, impatiences, distrac-
tions, omissions, jugementstéméraires et
peucha-
ritables, etc., mais surtout laparesse
et la négli-
gence dansl'accomplissement
des devoirs de son
état.
I1 terminapar un bon
proposd'être moins fra-
gile désormais, implorale secours du ciel
pourles
22 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
agonisantset les voyageurs, demanda, comme il
convient, d'être protégé pendantla nuit, et, péné-
tré de ces sentiments, courut auplus prochain
lupanar.
Car il tenait pourles joies
honnêtes. Ce n'était
pasun de ces hommes qui se laissent aller facile-
ment aux dissipationsfrivoles. Il
penchait plutôt
du côté de la rigueuret ne se défendait qu'à peine
d'une gravitéridicule.
Il tuaitpour vivre, comme la
plupartdes
honnêtes gens, parce qu'il n'ya
pasde sot
mé-
tier. 11 aurait pu,à
l'exemplede tant d'autres,
s'enorgueillirdes dangers
d'une sichatouilleuse
profession.Mais il
préféraitle silence. Pareilles au
convolvulus, les fleurs de son âme nes'épanouis-
saientque
dans lapénombre.
Il tuait à domicile, poliment, discrètement et le l
plus proprementdu monde. C'était, on
peut Ie
dire, de la besogne joliment exécutée.
Il ne promettait pas ce qu'ilétait
incapablede
tenir. Il nepromettait
même rien du tout. Mais
ses clients ne seplaignirent jamais. |
Quant aux langues venimeuses, il n'en avait cure.
Bien, f'aire etlaisser dire, telle était sa devise. Le
|
suffragede sa conscience lui suffisait.
Homme d'intérieur avant tout, on ne le rencon- |
trait quetrès-rarement dans les cafés, et les mal-
veillants eux-mêmes étaient forcés de lui rendTe
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 23
3
cette justice qu'en dehors du bordel, il ne voyait
àpeu près personne.
Dans cette demeure hospitalière,il avait fixé sa
dilection sur unejeune
fille légèrement vêtue qui
faisait prospérerl'établissement et
quesa précocité
de virtuose désignaità l'enthousiasme. A peine
au
sortir de l'enfance, de nombreux salons l'avaient
admirée déjà.
L'heureux Esculape avait eu l'art de s'en faire
aimer, et letemps paraissait
«suspendre son vol »,
quandces deux êtres étaient
penchésl'un vers l'au-
tre, sur le lacmystique.
La ravissante Loulou ne voulait plusrien savoir
aussitôtqu'apparaissait son petitCucu, et, souvent,
celui-ci fut contraint de la ramener, d'une main
ferme, au sentiment professionnelde son art, quand
les vieux messieurs s'impatientaient.Elle lui don-
nait, en retour, des indications précieuses.
Enfin, ils plaçaient avec discernement d'assez
jolies sommes. Loulou n'usait presque rien, l'air
et la lumière suffisant à sa toilette quotidienne qui
étaittoujours très-simple
et d'ungoût parfait.
Déjà même, ils entrevoyaient larécompense,
l'heureux avenirqui
les attendait à lacampagne,
dansquelque chaumière enfouie sous les lilas et les
roses, qu'ils achèteraient un jour,et la vieillesse
paisible dont la Providence rémunère ceux qui ont
bravement combattu.
Oui, sans doute, mais, hélasqui pourra
dire
24 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
combien sont vaines 'lespensées
des hommes ?
Cequi
va suivre est excessivement douloureux.
Cette nuit-là, Esculapene
parut pas.La maison
en souffritplus qu'on
ne peutdire. La pauvre Lou-
lou, d'abord fébrile, puis agitée,et enfin hagarde,
cessa de plaire.
Un notaire belge, quiavait
apportéles fonds de
ses clients, reçut une retentissante paire de claques
dont les passantss'étonnèrent.
Le scandale fut énorme et le décriparut
imminent.
Mais ellene voulait « entendre à rien nià personne».
Soninquiétude
montant au délire, elle poussale
méprisdes
lois j usqu'àouvrir une fenêtre demeurée
close, depuisle dernier 1 4 juillet,
etappela
son Cucu
d'une voix terrible, dans legrand
silence nocturne.
Quelques pasteurs protestants prirentle large,
non sans avoir expriméleur indignation, et, dès le
lendemain, lesjournaux graves pronostiquèrent
tristement la fin du monde.
Dois-jele déclarer? Esculape
faisait la noce,
Esculapeavait rencontré un
serpent.
Comme il rentrait sagementau bercail d'amour,
il fut accostépar
un camarade d'enfance qu'il
n'avait pasvu depuis
dix ans etqui parvint
àle
débaucher, pourla première fois de sa vie.
J'ignoreles sophismes que déploya cet ami fu-
neste pourle détourner de l'étroite voie
quimène
au ciel, mais ils se soûlèrent à cepoint que,
vers
l'aurore, l'amant désorbité de la gémissante Lou-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 25
lou pritune voiture
pouraller chercher un Cont'
bat spirituel qu'il se souvenait d'avoir oublié, la
veille, chez son machabée, et qu'il jugeait tout à
fait indispensableà son
progrès intérieur.
Le fidèle compagnonde sa nuit le conduisit,
comme parla main, jusque
dans la chambre du
mort, où le commissaire de police l'attendait obli-
geamment.
Et voilà comment une seule défaillance brisa
deux carrières.
On n'estpas parfait (i).
VII
Les malhonnêtes gens redoutent la
lumière.
Et les honnêtes gens, donc!Quelqu'un pense-t-il
quela lumière les rassure ? Ah! si elle était encore
(i)Le touchant récit qu'on vient de lire n'est malheureusement pas
tout à fait inédit. Il fut inséré dans mes Histoires désobligeantes,
publiées chez Dentu, en 1894. Mais l'insuccès de ce livre, demeuré
presque inconnu, a été si grand qu'à l'exception de quelquesfurieux
qui recueillent jusqu'à mes raclures, onpeut
être certain que cette
page n'a jamais été lue par personne.' Pourquoi recommencer,
d'ailleurs, une chose qui fut si bien faite et quelleautre paraphrase
plus lumineuse aurais-je pu écrire?
26 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
à créer, je ne saispas
ce que feraient lescoquins,
maisje
sais bien ce quene feraient
pas les hon-
nêtes gens.
On ne voit pas déjà très-clair sur notreplanète
où lesplus clairvoyants
vont à tâtons. Il paraît
cependant que c'est encore trop, puisque tout le
monde se cache. Qu'arriverait-il si la Science, tant
admirée par Zola et si digne de l'admiration d'un
tel cerveau, venait à lancer un rayon neufqui
éclairât les antres des cœurs?
N'est-il pasévident
que toute affaire, à l'instant,
deviendrait impraticable impossible ? Plus de
commerce, plus d'industrie, plus d'alliances poli-
tiques, plus de médecine, plusde pharmacie, plus
de cuisine, plusde
procès, plus de mariages, ni
d'enterrements, ni de testaments, ni de « bonnes
oeuvres » d'aucune sorte.Enfin plus
d'amour. Les
honnêtes gens cesseraient de naître. Il ne reste-
raitpour vaquer
au grouillernent humainque
ceux
qui« redoutent la lumière » et qu'on nomme les
malhonnêtes gens. Quel désordre étrange
Il est vraique
ceux-là succomberaient bientôt à
leur tour, étant devenus eux-mêmes, par la force
des choses, des honnêtesgens pour succéder aux
disparus,et les deux
espèces quifont la totalité
dugenre disparaîtraient,
successivement extermi-
néespar
la lumière, comme ces couleurs fraî-
ches et brillantesque
lesoleil mange, dit-on, à son
déjeuner.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 27
3.
Espérons queces malheurs n'arriveront
paset
queles malhonnêtes gens
aussi bien que les hon-
nêtes, ceux qui« redoutent » la lumière non moins
queceux qui
se bornent à la trouver indiscrète, con-
tinueront à se repoussersous le bleu du ciel, à se
faire valoir les uns parles autres dans le cadr e
poétiquedes huissiers, des gendarmes et des ver-
dures. L'universelle harmonie l'exige.
VIII
Les enfants ne demandent pas à venir
au monde.
NI. Paul Bourget. eunuque par vocation et l'un
des adeptes les plus illustres du Lieu Commun, a
pris la peine de recommander celui-là. Je ne ferai
pas à mes lecteurs l'outrage de leur rappeler le titre
du livre puissant vertébré par cette formule.
Il paraît bien certain, en effet, que les enfants
n'en demandent pas tant. C'est leur manière de
confiner à l'état divin et c'est par là, sans doute,
qu'ils peuvent plaire quelquefois à l'âme religieusedu Bourgeois qui adore par-dessus tout qu'on ne
lui demande rien.
Je l'avoue, la .seule idée d'un enfant qui deman-
2H EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
derait à naître a quelquechose de troublant, et
je
comprendsmieux le
prophèteJérémie
déplorant
quesa mère ne fût
pasdemeurée grosse de lui
éternellement sans pouvoir jamais l'enfanter.
Cependant,s'il s'agit de naître Bourgeois. ou
Psychologue, l'impatience,à la
rigueur, sepeut
concevoir.
Ce Lieu Commun ne me paraîtdonc
pasreceva-
vable en tant qu'axiomeet
jecrains
quePaul ne
se soit laissé entraîner plusloin
qu'iln'aurait fallu
sur lapiste
d'un receveur des contributions ou d'un
chef de bureau de l'Etat civiltrop
téméraire. Je
suis mêmepeu éloigné de croire, avec le fétide
Schopenhauer, quetous les enfants,sans exception,
demandent à naître etque
c'est ainsique
sepeuvent
expliquerles
transportsdéraisonnables de l'amour.
Il va sans direque je m'interdis absolument d'ef-
fleurer, en cette occasion, l'idée religieuse, impli-
quantdes choses telles que la Prescience divine ou
la Prédestination, quele
perspicace Bourgeois dé-
daigne.Saint Colomban, dit-on, entendait les cris
despetits
enfantsqui l'appelaient
du sein de leurs
mères. Mon coiffeur n'ajamais entendu rien de
semblable, et tout ce surnaturel est surabondam-
ment.démenti parla
bicyclette..
Pour m'en tenir àl'hypothétique allégation du
cuistre précité, j'estime bienséant de conjecturer
quesi les enfants, même de
bourgeois,ne deman-
dent pas positivement à naître, ilssuggèrent du
EXÉGÉSE DES LIEUX COMMUNS2g
moins à leurs parentsl'horreur instinctive d'une
virginitéou d'une continence
qui s'opposeraità
leur entrée dans la vie. Je ne sais sije
me fais
bien comprendre.En tout cas cela, suffit
pourin-
valider la formule.
Mais lorsqu'unnotaire affirme, en
s'accompa-
gnantd'une gesticulation bilatérale, que
« les
enfants ne demandentpas
à venir au monde »,cela
ne peut signifier pratiquement quedeux choses ou
qu'ilfaut renoncer à en faire, ou qu'il faut les tuer
avant qu'ils naissent, dans l'intérêt des familles et
dans l'intérèt biencompris
des hoirs. Jamais, au
grand jamais,dussent crouler les cieux, il ne devra
être entendu, par exemple, qu'un petitbâtard tombé
du ventre d'une gueuse a des droits quelconques
à la pitié d'un procréateur qu'il est toujours inter-
dit de rechercher. Et voilà tout, exactement tout.
Essayez de vous dire, après cela, que ce joli
monde a été racheté, ily
a dix-neuf siècles, par un
ENFANT qui avait demandé à naître, depuis toute
l'Éternité
IX
Il faut manger pour vivre.
-Je ne demande pas mieux que de manger, dit
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
un pauvre diable, bienque
la vie ne me soitpas
douce, mais encore faut-ilque j'aie quelque
chose
à me mettre sous la dent. Tous les chiens mangent
et vivent. Ceuxqui
n'ontpas
la chance d'être ser-
vispar
un maître se nourrissent tout de même
d'excellentes orduresqui
suffisent à leur vie de
chiens.Moi, je ne peux pas.
J'ai le malheurd'app ar-
tenir à la race humaine et d'être avantagé d'un
front sublime qui doit continuellement fixer les
astres. Jemanque
de flair et la charogne me reste
sur l'estomac
J'aientendudirequ'autrefoisilyavait une Viande
pourles
pauvreset
que les mourants de faim avaient
la ressource de manger Dieu pourvivre éternelle-
ment. Dans les très-vieuxtemps,
on se traînait,
enpleurant
les larmes du Paradis, d'unechapelle
de confesseur à unecrypte
de martyr et d'un sanc-
tuaire miraculeux à unebasilique pleine
degloire,
sur des routes encombrées de pèlerins quimen-
diaient le Corps du Sauveur. Cet aliment unique
suffisaità
quelques-uns qui étaient des Bienheu-
reux dont la langueur avait le pouvoir de guérir
toutes leslangueurs et, quelquefois,
de ressusciter
les morts. Tout cela est loin, terriblement loin.
Aujourd'hui, c'est le Bourgeois quia
remplacé
Jésus, et les truies même reculeraient devant son
corps
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 31
x
On ne peut pas vivre sans argent.
In-con-tes-ta-ble-ment. Et c'est si vrai que, quand
on en manque, on est forcé de prendre celui des au-
tres. Cela peut se faire, d'ailleurs, avec beaucoup
de loyauté.
Je ne force personne, fait observer affable-
ment un prêteur à cent cinquante pour cent, mais
j'ai des risques et il faut que ['argent travaille.
Vivre sans argent est aussi inconcevable pour cet
homme juste que vivre sans Dieu pour un solitaire
de la Thébaïde. Et ces deux viveurs ont raison,
puisque leur objet est identigue, inexprimable-
ment IDENTIQUE.
Ayant déjà tellement prouvé qu'il est impossible
de vivre sans manger, il est à peu près oiseux
d'entreprendre la démonstration de la vitale néces-
sité de l'argent. Manger de l'argent hurlent en
cœur les pères de famille. Quel trait de lumière que
cette locution métonymique 1
Hé que pourrait-on manger, dites-le moi, si on
ne mangeait pas de l'argent ? Existe-t-il dans le
monde une autre chose qui soit mangeable ?
N'est-il pas clair comme le jour que l'Argent est
précisément ce même Dieu qui veut qu'on le dévore
3^EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
et qui seul fait vivre, le Pain vivant, le Painqui
sauve, le Froment des élus, la Nourriture des
Anges, mais, en même temps,la Manne cachée
que
lespauvres
cherchent en vain ?
Il est vrai que le Bourgeois, quisait
presque
tout, ne pénètre pasce mystère.
Il est vrai aussi
quele sens du mot « vivre » ne lui est
pas clair,
puisque l'argent sanslequel
il soutientgénéreuse-
ment qu'on ne peut pasvivre est, néanmoins, pour
lui, une QUESTION de vie ou de mort.
N'importe, il le possède, voilà l'essentiel. S'il
ne le mange pas lui-même, d'autres le mangeront
après lui, c'est sûr.
Mais quand il profère ces mots redoutables, j'ose
le mettre au défi de ne pas ressembler à un vrai
prophète et de ne pas affirmer Dieu avec une force
infinie. Trahitur sapientia de occultis.
XI
Faire travailler l'argent.
On vient de le voir, ce Lieu Commun sort du
précédent comme l'abeille sort de la fleur. Lepré-
cepte ressassé de faire travaillerl'argent
est théo-
logiqae^ au fond, beaucoup plus qu'économique,
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 33
parune suite nécessaire de l'identité
que je viens
d'inscrire.
Travailler, dans le sens du latin laborare, c'est
SOUFFRIR. On fait donc souffrirl'Argent qui est
Dieu. On le fait souffrir, naturellement, avec la
plusabondante
ignominie. A l'exception des cra-
chats, car leBourgeois « ne crache
passur l'ar-
gent », aucunopprobre
ne lui estépargné.
On
le fait même suer. On lui fait suer le sang despau-
vres dans l'agonie des labeurs de mort.
Ily
a despeuples qui
crèvent dans les usines ou
les catacombes noirespour
velouter lagueule des
vierges engendrées par des capitalistes surfins, et
aussipour que
« lemystérieux
sourire de la Joconde »
ne leur soitpas refusé. C'est ce
qui s'appelle/a^Ve
travaillerl'argent
1
Et la Face PALE du Christ est plus pâle au
fond des puits et dans les fournaises.
XII
Les affaires sont les affaires.
De tous les Lieux Communs, ordinairement si
respectables et si sévères, je pense que voici le
plus grave, le plus auguste. C'est l'ombilic des
34EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Lieux Communs, c'est la culminante parole du siè-
cle. Mais il faut l'entendre et cela n'est pasdonné
indistinctement à tous les hommes. Lespoètes, par
exemple,ou les artistes le
comprennentmal. Ceux
qu'onnomme archaïquement
des héros ou même
des saints n'y comprennentrien.
L'affaire du salut, les affaires spirituelles,les
affaires d'honneur, les affaires d'État, les affaires
civiles même, sont des affairesqui pourraient
être
autre chose, mais ne sont pasles Affaires qui ne
peuventêtre
queles Affaires, sans attribution ni
épithète.
Etre dans les Affaires, c'est être dans l'Absolu.
Un homme tout à fait d'affaires est unstylite qui
ne descend jamaisde sa colonne. Il ne doit avoir
depensées,
de sentiments, d'yeux, d'oreilles, de
nez, de goût, de tact et d'estomacque pour
les Af-
faires. L'homme d'affaires ne connaît nipère,
ni
mère, ni oncle, ni tante, ni femme, ni enfants, ni
beau, ni laid, nipropre,
ni sale, ni chaud, ni froid,
ni Dieu, ni démon. Il ignore éperdument les lettres,
les arts, les sciences, les histoires, les lois. Il ne
doit connaître et savoir que les Affaires.
Vous avez à Paris laSainte-Chapelle
et le
Musée du Louvre, c'est possible,mais nous autres,
à Chicago, nous tuons quatre-vingt mille cochons
par jour 1. Celui quidit cela est vraiment un
homme d'affaires.Cependant,
il y a plus homme
d'affaires encore, c'est celui qui vend cette chair de
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 35
porc,et ce vendeur, à son tour, est
surpassé par
un acheteur profond quien
empoisonne tous les
marchés européens.
Il serait impossiblede dire
précisément ceque
c'est que les Affaires. C'est la divinitémystérieuse,
quelquechose comme l'Isis des mufles
par qui
toutes les autres divinités sont supplantées. Ce ne
serait pas déchirer le Voileque de parler,
ici ou
ailleurs, d'argent, de jeu, d'ambition, etc. Les Af-
faires sont les Affaires, comme Dieu est Dieu, c'est-
à-dire en dehors de tout. Les Affaires sont l'Inex-
plicable, l'Indémontrable, l'Incirconscrit, aupoint
qu'il suffit d'énoncer ce Lieu Communpour
tout
trancher, pour museler à l'instant les blâmes, les
colères, lesplaintes,
lessupplications,
les indigna-
tions et les récriminations. Quand on a dit ces
Neuf Syllabes, on a tout dit, on a réponduà tout
et iln'y
aplus
de Révélation àespérer.
Enfin ceuxqui
cherchent à pénétrercet arcane
sont conviés à une sorte de désintéressementmys-
tique, etl'époque
est sans doute peu éloignée où
les hommes fuiront toutes les vanités du monde et
tous ses plaisirs et se cacheront dans les solitudes
pour se consacrer entièrement, exclusivement,
aux AFFAIRES.
36 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XIII
J'ai la loi pour moi.
C'était une famille chrétienne à la manière d'au-
trefois. Lepère,
excellent ouvrier et très brave
homme, apportait exactement son salaire à la mai-
son. La mère, pleine de vaillance, faisait des mé-
nages. L'aîné des enfants, un beaugarçon
de qua-
torze ans, venait de commencer sonapprentissage
et les deux petites filles, dont lamoins jeune se pré-
parait à lapremière communion, allaient à l'école
des soeurs. Ç'étaient d'humblesgens
d'une candeur
extrême qui voulaient devenir des saints. Une tête
d'épingle jetée sur leurs bonnes intentions ne se-
raitpas
tombée par terre.
On priait en commun, chaque matin et chaque
soir. On allait ensemble aux offices, les dimanches
et jours de fêtes et, le plus souventpossible,
à une
première messe dans la semaine. Bien des fois, on
lisait l'histoire desMartyrs
ou tel autre de ces rares
livres qui donnent la vie. Quelques images pieuses,
détestables et attendrissantes, pendaient aux murs:
une Viergeà la Ghaise écrasée sous quinze cents
pierres lithographiques, un Ecce Homo du Guide
mis en couleur par des vitriers barbares, un Gol-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 37
gotharaisonnable et une Sainte Famille
privée de
calme acquisdans des foires.
Mais l'honorée, la vénérée, c'était une représen-
tation chevaline et tutélaire de Léon XIII. Cette
caricatuio atroce était, pources
pauvres,la
pré-
sence m(,,ine, nonpas
tout à fait du Fils de Dieu,
mais de on Vicaire. Ils avaientsuspendu
à côté
une veilleuse rose toujours allumée et ily
avait
cette règlede ne
pas passerdevant sans dire une
prière.
Jamais on ne vit des chrétiens plus pieux.Leur
dévotion nu Pape à leursyeux
le Père despères
était une choseunique,
tout à faitsimple, pres-
que auguste. Ils auraient donné leur vie en ce
monde etplusieurs
siècles de leur repos éternel,
tout ce qui peutêtre donné, pour épargner
au Sou-
verain Pontife le moindre souci, leplus
innocent
outrage.
Le malheur sauta sur eux et ils furent abandon-
nés comme des maudits. Lepère
fut laminépar
une machine sous l'oeil d'un patron quine réclama
rien pour lui-même. Le gérant dupropriétaire
inconnu fit procéder à l'expulsion, non sans retenir
le mobilier etjusqu'à
la fameuse image du Suc-
cesseur de saint Pierre. La mère, à son tour,
mourut de chagrin et de labeur. Enfin, lejeune
garçon fut rencontré, quatreans plus tard, devenu
juge de son siècle et maquereau de ses deux sœurs.
Il savait, alors, quele propriétaire qui
avait con-
38 EXÉGÈSE UES LIEUX COMMUNS
sommé leur naufrage en les expulsant légalement,
était un étranger du nom de Pecci et qu'il occupait
la Chaire de Rome, pourne rien dire de celle d'An-
tiochequi
est aux mains des infidèles et où les dis-
ciplesde Jésus furent nommés, pour
lapremière
fois, chrétiens.
Oui, Très-Saint Père, vous avez la LOIpour vous.
Post-scriptum. Aucune loi, mêmethéophobe,
nem'obligeant, jusqu'à ce jour,
à scandaliser les fai-
bles, j'avertis,une fois
pour toutes, quec'est une de
mespentes de m'exprimer
enparaboles
etque
tel
est ici le cas, manifestement. Il est bien certainque
je nepourrais
donner l'adresse d'aucune maison
derapport appartenant
à Léon XIII, maisje .pour-
rais nommer toutes leséglises paroissiales
de France
qu'un Innocent III ou un GrégoireIX aurait, depuis
longtemps, frappéesdu grand Interdit, pour
ce seul
fait monstrueux et qui compromet horriblement le
Vicaire du Dieu des pauvres, queles
Va-nu-pieds
en sontexpulsés
invariablement et avecignominie.
XIV
On ne peut pas tout avoir.
Assurément, surtoutlorsqu'on a
déjà la loipour
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 3g
soi, comme il vient d'être dit. Demander le reste
par surcroît, ce serait vouloir avaler le monde. Or
le Bourgeois est comme Dieu, il n'en demande pas
tant. Contempteurde l'Infini et de l'Absolu, il sait
se borner. Qui le saurait mieuxque
lui? son uni-
que soin, son travail de toutes les heures, depuis
l'enfance, n'est-ilpas
deplanter
des bornespar-
tout ?
Etremarquez
la modération de ce Lieu Commun.
Il ne ditpas
On ne doitpas, mais, on ne
peut
pas.Le Bourgeois
devrait tout avoir, puisquetout
luiappartient,
mais il nepeut pas tout saisir, tout
envelopper, parce qu'ila de trop petits
bras. « Mi-
sère de grand seigneur,a dit Pascal, misère d'un
roidépossédé
».
Lorsqu'àune
demande imprévue,mon épicier
me
répond, avec un brave sourire, qu'on ne peut pas tout
avoir, le digne homme pense peut-êtreavoir seule-
ment exhalé un modeste rot. Moij'ai
cru entendre
laplainte
énorme de Prométhée.
Nepas
tout avoir Quelle infortune! Et je me
demande comment cette parole, quiressemble à une
récrimination surnaturelle et que profèrentsans
relâche des millions de gueulessublimes tournées
vers les astres, ne cassepas quelque
chose dans
le ciel!
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XV
Tout le monde ne peut pas être riche.
Moins absolu enapparence que
le précédent,
celui-ci al'avantage d'une plus grande précision.
Identité parfaite quant au fond. Il convenait donc
de lesrapprocher, de les mettre en contact, en
faisant observer qu'ils éveillent tous deux les mêmes
sentiments, les mêmespensées.
Car il esttemps de le déclarer, la langue des
Lieux Communs, laplus étonnante des langues, a
cette particularité merveilleuse de diretoujours
la
même chose, comme celle desProphètes.
Les bour-
geois,dont cette langue est le privilège, n'ayant
à
leur service qu'un très-petit nombre d'idées, ainsi
qu'il appartientà des sages qui ont réduit au mini-
mum le fonctionnement de l'intellect, rencontrent
nécessairement chacune d'elles à tous les entrecroi-
sement de leurquinconce,
àchaque tournant de
leurbobine. Jeplains ceux qui ne sentiraient pas la
beauté de ça. Quand une bourgeoise dit, parexem-
ple« Je ne vis
pasdans les
nuages », tenez pour
sûr quecela veut tout dire, que
cela dit tout et
qu'ellea tout dit, absolument
et pour toujours.
Ces huit mots: « Tout le monde nepeut pas
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 41
être riche, n'ont l'air de rien, n'est-cepas? et, en
réalité, ils ne sont rien, maisessayez
de lesrempla-
cer Vous voulez exprimerd'une façon neuve cette
idée forte que tout le monde nepeut pas avoir dans
sa pocheun grand nombre de
pièces de cent sous,
c'est-à-dire appartenirà la classe bourgeoise qui
ne
peut pastout avoir, c'est entendu, mais qui a, tout
de même, l'argent.Vous voulez la ruine de ce Lieu
Commun parla trouvaille d'une forme
quin'ait
pas
servi. Eh bien, cherchez, creusez, fouillez, boule-
versez. Vous rencontrerez peut-être l'Iliade, mais
ça, vous ne le trouverez pas C'est à sangloter
d'admiration.
XVI
Il faut mourir riche.
Celui-là estplutôt belge,
mais si beau Il est,
d'ailleurs, destiné à devenir français, le bienheu-
reuxjour où la France aura été annexée enfin à
cepeuple spirituel.
Mourir riche Vœu héroïque Desideratum pro
digieux Que sont, à côté, les commandements de
Dieu et les commandements de l'Eglise, et les Souf-
frances du Rédempteur, et laCompassion
de Marie,
42KXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
et le sang des dix-huit millions de Martyrs, et les
extases des Saints? Le Paradis, c'est de crever
dans la couenne d'un pourceau,et saint Paul
même eût été forcé d'en convenir, s'il avait connu
les Belges.
Aprèsce Lieu Commun grandiose
oùs'exprime
si
bien l'âme d'un peuple, j'ai presquehonte et
quasi
peurde continuer mon Exégèse. Pauvre comme un
vieux rat et vraisemblablement appeléà mourir
tel, que suis-je pouraffronter de si redoutables
arcanes et où prendre l'audace de toucherplus long-
tempsà ces
topiques pleinsde menaces qui ont
toujoursl'air d'être sur le
pointde lancer la fou-
dre ? Il me semble que je remue les plus redouta-
bles engins d'explosion. Oui sont-ils donc, ces
bourgeois terribles qui peuvent prononcerhabi-
tuellement, exclusivement, du matin au soir, de
tellesparoles,
sansexpirer
de terreur?
Post-scriptum.-Le
Bourgeoisest invinciblement
persuadé que les trappistes, dont la règleest de ne
jamais parler,ne se rencontrent pas une seule fois
sans se dire: « Frère, il faut mourir ». C'est une
des idéesauxquelles
il tient leplus.
C'est comme
la fameuse tombeque chaque
Inoine est tenu de
creuser tous les jours, pourson
usage personnel,
à raison de huit heures de travailpar jour, pendant
toute la durée de sa viereligieuse qui est, quelque-
fois, de cinquante ans. LeBourgeois est le Cyné-
girede ces deux bateaux. Il n'en démord pas.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 43
4.
Pour revenir aupremier, je voulais dire seule-
ment qu'en Belgique ily
a sans doute une addi-
tion au texte français. Lestrappistes belges
doivent
murmurer: « Frère, il faut mourir riche ».
XVII
Quand on est dans le commerce.
Il me tardait d'y arriver. Cetteparole d'usage
fréquentest surtout recommandable
par son ex-
trême noblesse. Être dans le commerce cela veut
dire, chez les bourgeois, être assis dans delarges
trônes d'or pour juger le monde. Aristocratie au-
près de laquelle toutes les aristocraties sontun peu
moins que de la crotte. Les pairieset les
gran-
desses devraient s'honorer de la servir très-hum-
blement, si les choses étaient à leur place. Pour
cequi est des artistes et des derniers misérables
qui font encore usage de la faculté de penser, qui
dira les basemplois où il les faudrait
colloquer?
Maispatience.
Être dans le commerce Voilà cequi répond
à
tout, voilà cequi englobe tous les
privilèges,toutes
les faveursdisponibles, toutes les dispenses
ima-
ginables, toutes les amnisties. Cequi
n'est permisà
44 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
personneet dans aucun cas devient licite, et même
professionnel, quand on est dans le commerce.
La parole fameuse du grand Roi d'Esther « La
loi qui est faite pour tous n'est pas pour toi »,
parait avoir été dite à l'intention des personnes qui
sont dans le commerce, indistinctement.
Peu importe ce qui est vendu. Que ce soit du
fromage, du vin, des chevaux, de la bijouterie, de
la quincaillerie, des couronnes de mariées, de la
charogne ou de la raclure de n'importe quoi, il suf-
fit que cela se vende ou même que cela soit à ven-
dre sans aucune chance d'être vendu et qu'il y ait
des livres de commerce derrière, avec un comptoir
ajouré d'une petite galerie faite au tour.
Le mensonge, le vol, l'empoisonnement, le ma-
querellage et le putanat, la trahison, le sacrilège
et l'apostasie sont honorables, quand on est dans
le commerce. « A plat ventre devant le client »,
disait un jour devant moi une patronne de café à
un de ses garçons, « toujours à plat ventre, quand
on est dans le commerce Cette recommandation,
que dis-je? ce précepte qui, dans d'autres circons-
tances eût été le plus bas étage de l'ignominie,
avait là quelque chose d'augural et ressemblait à une
vaticination. J'ai vu peu de gestes aussi majestueux
que celui de cette caissière gonflée d'enthousiasme
et la trompe en l'air, montrant impérieusement le
sol, de son index tendu, dans l'attitude picturale
d'une Éüsabeth Tudor désignant le billot de Marie
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 45
Stuart. Cejour-là j'entrevis, comme en un éclair,
la beautémystérieuse
et irrévélable du Commerce.
Suivez-moi bien. Une chose se vend ou peut se
vendre, selonqu'il y a
preneurou
qu'il n'ya
pas
immédiatement preneur.Cette chose est une salade,
un médicament, un couteau à virole, une fille à
soldats, peu importe.Le vendeur est toujours un
homme prodigieux,un thaumaturge ayant le
pou-
voir de donner à Dieu le Père cequi appartient au
Saint-Esprit,c'est-à-dire de faire passer l'Amour
dans la Foi et le Feu dans l'Eau, cequi peut
à
peine être compris.
C'estpourtant
biensimple. L'Argent, par quoi
s'opèrecette translation, est le
Rédempteur ou, si
on veut, l'image du Rédempteur.Mais voilà! Les
commerçants, hermétiquesde leur nature, se fou-
tent également duRédempteur,
de laRédemption,
des Trois Vertus théologaleset des Trois Person-
nes divines, et, en général,de tout ce
qui peutêtre
conçu parl'entendement humain.
Combien de fois n'ai-je pas reçu le conseil de
« faire du commerce », c'est-à-dire d'écrire comme
un cochonpour devenir riche hélas
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XVIII
On ne se refait pas.
C'est un mot dephénix découragé.
Les joueurs
le disent aussi quelquefois,mais sans conviction.
Icije
confesse mon embarras.
Le Bourgeois pense-t-ilvraiment
qu'onne se
refait pas, qu'onrefait seulement les autres, ou
faut-il croire à une ironie ? L'ironie estpeu proba-
ble. Elle ne convientpas
à lagravité
de ce bonze.
Il doit penserréellement qu'on ne se refait
pas,ce
qui paraîtdur. Mais comment l'entend-t-il ? voilà
laquestion.
Avec lui, il faut toujours s'attendre
àquelque surprise,
àquelque
révélationimprévue
qui jette par terre, qui assomme et dont on ne se
relève quedifficilement.
Écartons tout de suitel'hypothèse
de la réfec-
tion négative des vieilles carcasses de notaires ou
de tailleurs sur mesure. Le Bourgeois esttrop
éclairé pourméconnaître les progrès de la science
dont il est le Mécène leplus désigné.
Il saitque
la
science ne s'arrête pas, qu'ellene
s'arrêtera jamais
etque, demain, peut-être,
elle remettra sur le feu
la marmite enfin retrouvée du vieil Eson. Assuré-
ment ce n'estpas
celaqu'il
aurait l'audace de nier.
Que reste-t-il alors, et de l'impossibilité de quel
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 47
renouveau veut-il doncparler ?
Ahque le Bour-
geoisest
impénétrable J'aiemployé une partie
de mon existence, laplus belle sans doute, à cher-
cher le sens de ce Lieu Commun. Je n'ai rien trouvé
du tout et, ma îoij'aime mieux. vous déclarer
franchementque j'y renonce.
XIX
La médecine est un sacerdoce.
Ah! les sacerdoces! qui essaiera de les dénom-
brer ? Le sacerdoce de l'agriculture, de la ma-
gistrature, de lapharmacie, de l'épicerie,
de la
bureaucratie, de lapolitique,
del'enseignement; le
sacerdoce del'épée,
le sacerdoce du journalisme,
etc., enfin le sacerdoce antiquede la Prostitution
remis en honneur dans ces dernierstemps.
Iln'y a
guère que le sacerdoce religieux qui ne soitplus
unsacerdoce, ayant
été formellement et si judi-
cieusementrayé
de la liste par le Bourgeois qui s'y
connaît, puisquec'est lui-même qui
a institué tous
les sacerdoces contemporains.
J'ai nommé, sans choix, la médecine, parce que
ce sacerdoce-là s'est offert lepremier
à ma mémoire
et vous avouerez qu'ilest rudement beau.
48 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Un docteur quiflaire trente ou
quarante pots de
chambre de Bourgeois et qui palpeleurs viandes
intimes, tous les matins, avant sondéjeuner, a
une autre allure, on est forcé d'en convenir, qu'un
missionnaire annonçant la parole de Dieu à des
idolâtres mal élevés quile
mangeront peut-être
aprèsson discours, et le libellé d'une ordonnance
est bien autre chose, n'est-cepas? qu'un
mande-
mentépiscopal
Auprèsdes gestes tâteurs, tripoteurs, ausculta-
teurs des médecins ou encomparaison
de leurs
formules isochrones etstéréotypées,
tombant de si
haut, qu'onest toujours sûr d'entendre, que
de-
viennent, jele demande, les canons et les
liturgies?
Quand on vous affirme que la médecine est un
sacerdoce, dites-vous avec unepieuse crainte
qu'il y
a nécessairement un Dieu ineffable ettout-puissant
derrière ce clergéet
qu'ilvous échoit de le démê-
ler, comme vouspourrez, d'avec tous les autres
Dieux non moins ineffables et non moinspuissants
situés, eux aussi, derrière d'autresclergés innom-
brables. Ah les sacerdoces
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 49
XX
Toutes les opinions son t respectables.
Pourvuqu'elles soient sincères, ajouta
fine-
ment le marchand de poisson.
Bien entendu, reprit avec bonhomie lapa-
tronne delà Corne d'Or, quivenait d'acheter un peu
de marée enputréfaction pour ses
pensionnaires.
Moi, voyez-vous, je suispour
la liberté. Chacun
poursoi et le bon Dieu pour tous.
A la bonne heure Voilàqui
est parler.
Alors, comme ça, vous ne voulez pas de mes mou-
les ? Je vous les laisserai pour rien, histoire de les
finir.
Non, non, merci, je vais voir masoupe que
j'ai laissée sur le feu. Et la digne hôtesse, qui pa-
raissait, en effet, impatiente de rentrer, se remit en
circulation aussirapidement que
le lui permettaient
sonembonpoint et le
poidsd'un filet énorme plein
deprovisions.
Mme Zola exploitait, depuis vingt ans, un hôtel
meublé dedix-septième ordre, auquel
s'annexait
un restaurant fort à craindre. La C'orne d'Or, située
dans le voisinage du Val-de-Grâce, avait, en appa-
rence, une clientèle dejeunes gens pauvres.
Mais
la location à l'heure, et même à la course, de pres-
'Jr0 EXÉGÈSE .DES LIEUX COMMUNS
quetoutes les chambres rémunérait agréablement
la tenancière, quieût été indignée et
stupéfaite si
on lui avait dit quesa maison était un bordel.
Elle avait été autrefois, dutemps
de lajeunesse
de feu Vallès, une espècede
joliefemme
qui avait
échappé, disait-on, à la fusillade en se retroussant
prodigieusementdevant les soldats éblouis. Elle
passait pouravoir
joué, non sans virtuosité, du
bidon àpétrole
et del'étoupe enflammée sous
quel-
ques balcons, dans les douces nuits de mai. C'était
pourcette raison, sans doute, qu'elle voulait
que
toutes les opinions fussentrespectées. Cela, elle
y
tenait absolument.
Où est le petit cochon? demanda-t-elle en
arrivant.
On l'a vu filer du côté de l'église, comme à
l'ordinaire, ily
aplus d'une heure et il n'est
pas
encore rentré, répondit Ferdinand, le garçon du
lieu.
Là j'en étais sùre; toujours l'église, toujours
la messe, toujoursson bon Dieu! Ah! zut à la fin
J'ai bien envie de leflanquer à la
porte, quandil
reviendra.
Le petit cochon était un long bougre de trente-
cinq ans. Ruiné par desspéculations habiles, il
vivait d'un humbleemploi et, tenté
parle
prix mo-
dique, avait cru bien faire deprendre pension à la
G'orne d'Or. C'était un homme bien élevé, espèce
de monstre àpeu près inconnu des nouvelles
géné-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUN S 51
rations, et qui, bientôt, ne seraplus rencontrable
quechez quelques belluaires anglo-saxons. Il était
même 'dévot, chose qui dépassait lesmoyens de
Mme Zola et la bouleversait de fond en comble.
Elle aurait pu rester tranquille, dira-t-on, s'ins-
taller dans l'indifférence. Eh! bien, non, elle ne le
pouvait pas.Elle avait le cœur
pris,le cœur
ravagé.
Ce demi-siècle avait rêvé de finir dans les bras de
son pensionnaire.L'héroïne
de 71avait
espéré le
saloir de ce dernier amour pour sa vieille viande.
Voyant l'objet pauvre,silencieux et triste, et dis-
cernant en elle-même une consolatrice de première
classe, elle s'était ditqu'il
lui serait sans doute fa-
cile de s'em'parer d'un malheureux. Puis, voilàque
cette sacrée religion s'y opposait; car iln'y
avait
pasd'illusion possible. Elle ne pourrait jamais
marcher avec le bon Dieu, son commerce nonplus
et ce jésuite foutrait lecamp
aussitôtqu'il se ver-
rait aimé par une jolie femme
Précisément, ce matin, elle avait résolu de ten-
ter une démarche concluante, analogue peut-être
à celle quiavait autrefois désarmé les culottes rou-
ges de Mac-Mahon. Et voilà que le misérable était
allé faire ses dévotions, sans avoir l'air de se dou-
ter de rien. Il n'avait donc rien vu, riencompris
Ah parbleuelle ne s'était
pas jetéeà son cou,
elle ne s'était pasmise sur ses genoux,
cequi
eût
été décisif, au moins pour les vieilles chaises de la
Corne d'Or, Mme Zola ne pesant pasloin de trois
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
cents kilos. Mais les petitesattentions dont il était
l'objet,les chatteries, les mamours, les avances à
peinedissimulées de chaque
minute et renouvelées
sans cesse, tant de regardset tant de sourires, tout
n'aurait-il pasdû l'éclairer? Hélas! 1 Pleine de ces
pensées douloureuses, elle ouvrit machinalement
une lettreque
lui remettait un commissionnaire.
« Très-chère dame, disait cemessage, veuillez
confier au porteurla valise
quevous trouverez
dans ma chambre. Je vousquitte
avec une douleur
extrême, heureusement adoucie par l'espoir de
rendre la paix à votre âme, en dérobant à vos yeux
très-pursl'excitante beauté de mon
visage. Otrop
tendre ettrop
inflammable Zola, jevous
respecte
à l'égald'une opinion, d'une de ces
opinions innom-
brables, toujoursvieilles et
toujourssi
jeunes, que
vous recommandâtes si souvent de respecter. Adieu
donc, ô Émilie, dont l'imageest indécrochablement
nxéedans mon coeur. ALPHONSE ALLAIS, ex-pharma-
cien de I re classe »
Sale calotin vociféra la douce hôtesse qui
ne croyait pas si bien dire. Il est sans exemple
qu'une bourgeoise se soit trompée.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 53
XXI
Je suis comme saint Thomas.
Vous l'avez tous connu, ce Sicambre dupot-au-
feu, affirmant ainsi son indépendance. Il est comme
saint Thomas. Pour croire, il a besoin de voir et
de toucher. Car il est bien entendu, n'est-cepas?
que l'apôtre saint Thomas, surnommé le Double
Abîme par l'Esprit-Saint, doit être apprécié selon la
jugeotte contemporaine et mesuré avec la dernière
exactitude, d'aprèsles
irréprochables méthodes
d'évaluation psychologiqueinstaurées
parles Paul
Bourget pourl'assiette indéfectible du
Bourgeois.
Aucun homme doué d'intelligence n'hésitera à
reconnaître que saint Thomas est le patriarche des
positivistes,c'est-à-dire des hommes sans foi et
même, s'il faut tout dire, d'un assez grand nombre
decrapules qui
se faufilent, par malheur, dans ce
groupe lumineux, quelques précautions qu'on
prenne.
Mais ily
a une chose très-bellequ'on
ne ditpas.
C'estque le disciple
adépassé
le maître etque
leBourgeois
estbeaucoup plus grand que saint
Thomas. Son admirable supériorité consiste, en
effet, à nepas croire, même après
avoir vu et
avoir touché. Que dis-je à devenir incapable de
54 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
voir et de toucher à force de nepas croire. Ici on
est au seuil de l'Infini
Une visionnaire fameuse a dit que le doigt de
saint Thomas, ce doigt qui est entré dans les Plaies
des Mains, fait tourner le monde. C'esteffrayant
de songerà ce
que peutfaire tourner un individu
quiest
plus grand quesaint Thomas et
qui ne
croit êtreque
son égal
XXII
Je m'en lave les mains comme Pilate.
Autre réminiscenceévangélique.
Nous en trou-
verons encore. Le Bourgeois n'est pas précisément
religieux; non, mais il est pleinde traces accumu-
lées, plus ou moins distinctes, comme un décrot-
toir fidèle ou unpaillasson qui aurait
beaucoup
servi. Rien ne lui sembleplus
facile que d'être
comme saint Thomas et, en même temps, de se
laver les mains de ceci ou de cela, comme Pilate.
Traditionnellement et instinctivement, Pilate
est le héros de son choix. C'est, de tous lesperson-
nages évangéliques, celuiqui parle
leplus
à son
cœur. Il sent tellement en lui. son prototype 1 Il ne
sait peut-être pas très-bien cette histoire et, proba-
EXÉGÈSEIDES LIEUX COMMUNS 55
blement, la cause de ce lavement célèbre ne lui est
pasfort connue. Il a autre chose à faire, mais tout
de même.
Les anciens bourgeois, depuis longtemps resti-
tués à lapoussière, qui furent ses ancêtres, ont
pusavoir
quece
gestealléguait métaphoriquement
l'innocence. Lui, très-moderne et, par conséquent,
plusarmé contre toute
espècede notions, en a
judicieusement élargile sens. « Je m'en lave les
mains », dit à propos de n'importe quoi, signifie
toutsimplement
« Je m'en fous », et l'addition
« comme Pilate » n'est plus qu'une habitude sécu-
laire de la langue,une sorte de bruit sourd analo-
gue à celui d'un corps pesant qui tomberait dans
un gouffre.
Pour direquelque
chosedéplus,
le Lieu Commun
que je tente, sansespoir, d'élucider, équivaudrait,
rigoureusement,et dans l'Absolu, à la
réponsede
Caïn « Suis-jele
gardiende mon frère? » tant
il est vrai quele
Bourgeois ne peut pas dire un
mot, fût-il chauve, sans secouer toutes les colon-
nes, comme un Samson
Mais voici que je perdsla tête. Ne
viens-je pas
de nommer l'Absolu, oubliantque
rien n'est absolu
etque je me suis fendu en
quatre pour le démon-
trer. En vérité, je crainsparfois de ne
pouvoirarri-
ver à la fin de cet immense travail d'exégèse, tel-
lement la matière m'accable et lesujet m'abrutit.
Post-scriptum.J'ai observé que
ce Lieu Com-
56 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
munest ordinairement etinexplicablement invoqué
par des individus aux mains sales, de mêmeque
lemystérieux omnibus dePanthéon-Courcelles s'ar-
rête toujours devant lelupanar dégénéré
de la rue
des Quatre-Vents, sansque personne y monte ni
en descende et sansqu'on
aitjamais pu savoir
pourquoi.
XXIII
Prêcher dans le désert comme saint
Jean.
Encore l'Évangile Quelle monographieon
pour-
rait écrire des résidus évangéliques aperçus dans
les entrailles duBourgeois
Ici la difficulté n'est
pas petite et je meplains
derechef.
Mon Dieu! je sais bien ce que veulent dire ce
professeur de mathématiques,ce marchand de mar-
rons, cet académicien François Coppée,si on veut,
ou cetHanotaux, quandils
affirment qu'untel
prê-
che dans le désert. comme saint Jean. Oui, sans
doute, je sais ce qu'ils veulent dire, un enfant de
trois ans le saurait. Mais j'ignore ce qu'ilsdisent
en réalité.Je l'ignore presque autant qu'eux-mêmes.
Situation étrange! Que signifie, pourde tels
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 57
juges,le mot «
prêcher » etqu'entendent-ils par
le « désert »? Quant à saint Jean, n'enparlons pas,
cela vaut mieux.Lorsque je
lis dansl'Évangile
que«
Jean-Baptiste prêchait dans le désert de
Judée il me suffit de continuer lechapitre pour
savoir immédiatement qu'une énorme foule d'au-
diteurs venus departout l'écoutait dans ce désert,
qu'un grand nombre se faisaientbaptiser par
lui
et devenaient sesdisciples,
etque, par conséquent,
il neprêchait pas en vain. Or c'est
justementle
contraire qui paraît êtrecompris par François
Coppéeou tel autre académicien bourgeois précité.
Alorsquoi?
Cetteapparente
confusion du datif
et de l'ablatif l'âneriepure
etsimple
n'étant pas
supposableun seul instant ne cacherait-elle pas
quelquesecret prodigieux? Ces hommes auraii.xxt-
ils reçu jene sains quelle révélation inouïe invali-
dant le Texte sacré?. Une telle penséeme donne le
trac, je l'avoue, et, du fond de ma bassesse d'écri-
vain, de mon ignominie d'artiste pauvre, je bénis
Dieu de ne m'avoirpas
fait naître bourgeois pour
lagloire d'un si lourd fardeau.
58 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XXIV
Etre dans les nuages.
Aimer autre chose quece
quiest ignoble, puant
et bête convoiter la Beauté, la Splendeur, la Béa-
titude préférerune œuvre d'art à une saleté et le
Jugementdernier de
Michel-Ange,àun inventaire
de fin d'année; avoirplus
besoin du rassasiement
de l'âmeque
de laplénitude
des intestins; croire
enfin à la Poésie, à l'Héroïsme, à la Sainteté, voilà
ceque
le Bourgeois appelle« être dans les nua-
ges». D'où il suit
queles nuages
sont uneespèce
de patrie-omnibus pour quiconquen'est
pas situé
exactement au plusbas de tous les degrés de
l'échelle, -= ce qui n'est, bien entendu, le cas de
personne.Car il
y a une hiérarchie de nuages à
n'en pasfinir et voilà ce
quecache
soigneusement
l'Ennemi des hommes.
Démonstration aussi facilequ'elle
estimportante.
Un pauvre compagnon vidangeur raclant le gra-
tin au fond d'une fosse et songeant auxpommiers
ou aux acacias en fleurs, est incontestablement
dans les nuages.Un triste
employé de commerce
interrompantses bordereaux pour dévorer un feuil-
leton de Richebourg d'où lui vient la sensation
d'une pantelante littérature, est encoreplus
dans
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 59
5
les nuages,si c'est possible, et on ne le lui envoie
pasdire. Un notaire ivre d'amour
quifait un
qua-
trième enfant à sa notaresse, oubliant qu'il a déjà
procrééun hydrocéphale
et deux avortons, est au-
tant dans les nuages qu'on y puisse être, c'est cer-
tain, et il faudrait quelquechose comme la mons-
truosité d'un pharmacienfaisant des vers
pour y
être d'une manière plus inquiétante.Je ne finirais
pas,s'il fallait tout dire.
En somme, pours'enlever instantanément dans
les nuages,il suffit de faire, penser, vouloir ou
rêver n'importe quoide propre ou de
quasi-propre,
ne fût-ce qu'unedemi-seconde.
Donc ces fameux nuages siénergiquement ana-
thématisés parle Bourgeois peuvent, hélas être
parlui rencontrés à
chaque détour. Quoi qu'il
fasse, il n'est jamaissûr de les éviter et voilà
pour-
quoi son sort, bêtement envié, est si douloureux
On s'est souvent demandépourquoi
le Bourgeois
est si cochon, si crapuleusement bas, si enfoncé
dans les latrines Toutsimplement à
cause des
nuages.
Un usurier venait de crever. Sa famillepria saint
Antoine de Padoue deprononcer
l'oraison funèbre.
Ily consentit et son sermon, tout à fait dans les
nuages, fut sur ce texte « Là où est ton trésor, là
est ton cœur. » Puis,le sermon fini, s'adressant aux
parents
Allez, leur dit-il, fouillez maintenant dans les
60 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
coffres de cet homme qui vient de mourir. Je vais
vous dire ce que vous trouverez au milieu des mon-
ceaux d'or et d'argent.Vous trouverez son cceur.
Ilsy allèrent, ils fouillèrent et, au milieu des écus,
ils trouvèrent un cœur humain, un cœur chaud et
qui palpitait. Celui-là, peut-être, avaitéchappé aux
nuages.
Combien l'Ascension doitparaître fâcheuse au
Bourgeois et combien Jésus montant au ciel doit
le révolter Un Dieu dans lesnuages Cepen-
dant, qui pourrait être meilleur chrétienque le
Bourgeois ?On le trouve à la tête de toutes les
œuvres dans nosparoisses,
et il s'arrange même de
la Transfiguration, tant il est malin
XXV
Être comme il faut.
Règlesans exception.
Les hommes dont il ne
faut pasne peuvent jamais
être comme il faut. Par
conséquent, exclusion, élimination immédiate et
sanspasse-droit
de tous lesgens supérieurs.
Un
homme comme il faut doit être, avant tout, un
homme comme tout le monde. Plus on est semblable
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 61
à tout le monde, pluson est comme il faut. C'est
le sacre de la Multitude.
Être habillé comme il faut, parler comme il faut,
mangercomme il faut, marcher comme il faut,
vivre comme il faut, j'ai entendu cela toute ma vie.
Je demande qu'on se rappelle ce que j'ai dit en
commençant cette exégèse,à savoir que le Bour-
geois profèreà son insu, continuellement et sous
forme de Lieux Communs, des affirmation s très-
redoutables dont laportée
lui est inconnue et qui
le feraient crever de peur,s'il
pouvait s'entendre
lui-même.
Ainsi le Lieu Communqui
nous occupe en ce
moment exprime,avec une énergie singuliète, le
mandement évangéliquede l'Unité absolue Sint
unum sicut et nos. La Parole substantielle étant
vraie dans tous les sens, il est certainque le Bour-
geois accomplità sa façon la Volonté qu'il ignore
enexigeant que
le bétail humain soit un immense
et uniforme troupeaud'imbéciles -pourl'immola-
lationpiaculaire.
un certain jour.
XXVI
Etre pratique.
A ne consulterque
les dictionnaires, on pourrait
Ô2 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
croire qu'il s'agitici tout bêtement d'une chose en
oppositionavec une autre qu'il faudrait
appeler
théoriqueet qui
ne serait pas moins estimable,
d'ailleurs.
De ce pointde vue, un homme
pratique serait
l'instrument pourla réalisation d'une idée ou
l'ap-
plicationd'une loi. L'homme
pratique parexcel-
lence serait le bourreau.Mais il nes'agitpas de cela.
Dans la langue du Bourgeois, langue très-spé-
cialequ'il
faut avoir peur de nepas
admirer assez,
êtrepratique signifie un ensemble de qualités mo-
rales, un état d'âme. On dit d'un homme qu'il est
pratiquecomme on dirait
qu'il est vertueux et
même avec une nuance de dédainpour
la vertu.
Au fond l'hommepratique est le véritable demi-
dieu bourgeois,le
remplaçant moderne du Saint
des légendes.La
plupart des statues contemporai-
nes ont été dressées à des hommespratiques par
d'autres hommespratiques
très-aviséset toujours,
levés de très-bonne heure.
Unpropriétaire qui
fait jeter dans la rue, en
plein hiver, des malades et des affamés, est abso-
lument un hommepratique,
surtout s'il est million-
naire, et plusil est millionnaireplus il est
pratique.
Ce quimet cet homme si haut, c'est
qu'il a un
coeur, souvent même un cœur bien tendre, etqu'il
sait le refouler généreusement.Il
y a des fournis-
seurs de charogne pour les hôpitaux ou des mar-
chands de laitqui empoisonnent, bon an, mal an,
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 63
5.
quinzecents enfants, et qui gagnent
ainsi beau-
coupde monnaie. Eh! bien, tous ces gens-là débor-
dent d'amour. Mais le principeles enchaîne. Il faut
être pratique.
Autre règle sans exception.Un saint n'est
jamais
un homme pratique.
XXVII
Etre à cheval sur les principes.
Genred'équitation
exclusivement àl'usage du
Bourgeois.C'est le plus sûr qu'on connaisse. Il est
même inouïque
le cavalier ait été désarçonné Mais
aussi, quels principes admirablement dressés!
Monture d'autant plus aimable qu'elle ne coûte rien
etqu'elle vient d'elle-même trouver le
cosaque1
Labicyclette
et l'automobile sontsurpassés, car
cesprincipes-là
vont encore plus vite, et ils écra-
sent mieux, d'une manière plus satisfaisante, plus
irrémédiable. Ils ne broient pas seulement les corps
des faibles et des innocents privés de défenseurs.
Ils broient aussi et surtout leurs. âmes.
Lesprincipes que
monte le Bourgeois sont d'iné-
galables, d'indépassablescoursiers de la mort et il
lesloge dans l'écurie de son cœur.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XXVIII
Etre poète à ses heures.
Je vous mets au défi de trouver un Bourgeois
quine soit
pas poète à ses heures. Ils le sont
tous, sans exception.Le Bourgeois qui
ne serait
pas poèteà ses heures serait indigne de la confré-
rie et devrait être renvoyé ignominieusementaux
artistes, à ces espèces d'esclavesqui
sont poètes
aux heures des autres.
Par exemple,il est un peu difficile de com-
prendreet d'expliquer ce que peut
bien être cette
poésieaux heures du Bourgeois. Supposer un
instantque
cet huissier serepose
des fatiguesde
son ministère entaquinant
la muse, qu'il se con-
sole du trop petitnombre de ses exploits en exé-
cutant des cantates ou des élégies, serait évidem-
ment semoquer
de ce qui mérite le respect.Ce
serait, si j'ose le dire, une idée basse.
LeBourgeois n'est
pasun imbécile, ni un
voyou, et on sait que les vraispoètes,
ceux quine
sont quecela et qui le sont à toutes les heures,
doivent être qualifiés ainsi. Lui est poèteen la
manièrequi
convient à un homme sérieux, c'est-à-
dire iquandil lui
plaît,comme il lui plaît et sans
y
EXÉGÉSE DES LIEUX COMMUNS 65
tenir le moins du monde. Il n'a mêmepas besoin
d'ytoucher. Il
ya des
domestiques pour ça. Inu-
tile de lire, ni d'avoir lu, ni seulement d'être
informé de quoi quece soit. Il suffît à cet homme
de s'exhaler. L'immensité de son âme faitcraquer
l'azur.
Mais il ya des heures pour ça, des heures qui
sont siennes, celle de sa digestion, entre autres.
Quand sonne l'heure des affaires, qui est l'heure
grave,les couillonnades sont immédiatement con-
gédiées.
Être poèteà ses heures, rien qu'à ses heures,
voilà le secret de la grandeur des nations, me
disait, dans mon enfance, unbourgeois de la
grande époque.
XXIX
Être dans une situation intéressante.
Celui-là estpour les dames, exclusivement. Un
monsieur, même bourgeois, ne serajamais dans
une situation intéressante.
Comment faut-il entendre cette parole? Si je vois
unebourgeoise enceinte, il m'est
impossible de ne
pas penser à la naissanceprochaine d'un
petit
66 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
bourgeoiset
j'avoue quecela me paraît plutôt trou-
blant. Je ne vois même pas très-bien enquoi la
famillepeut y
être intéressée, sinon dans le sens le
plusfâcheux. Car enfin le Bourgeois n'est
pas pa-
triarche et ne doitpas
l'être. Les vertuspatriarcha-
les sont justele contraire des vertus dont il s'ho-
nore. Il n'aque
faire d'une postérité innombrable
et ne se voitpas
adorant Jéhovah dans les solitu-
des, à la tête d'une caravane. Même lorsqu'il en-
gendre, le Bourgeois est dans les affaires. Il ne
pourraitdonc être question que
d'un intérét à tant
pour cent, tout auplus.
Mais ces réflexions ne nous donnent aucune
lumière. La formule de bienséance « Être dans
une situation intéressante »paraît
un de ces lieux
communsqui
nes'expliquent pas
etqu'il
suffit de
désigner enpassant, comme
quelquechose de
redoutablequ'il ne faut
pas trop approfondir.
XXX
Il faut être de son siècle.
M. Culot avait inventéquelque chose, on ne sa-
vait quoi et il n'en fitjamais la confidence à per-
sonne. Il voulait seulementqu'on sût qu'il n'était
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 67
pasun idiot et
qu'endehors de ses fonctions,
d'ailleurs brillamment remplies, de premier comp-
table à l'administration des Soufres, il était cequ'on
est convenu d'appeler quelqu'un.
Nul mieux que lui n'était informé de toutes les
étapesde la science. Abonné à toutes les revues ou
bulletins scientifiques et les dévorant oufeignant
de les dévorer, on le consultait comme unréper-
toire. Il faut être de son siècle, disait-il à cha-
que instant, considérant que ce siècle-là, qui était
alors le dix-neuvième, avait au suprême degré
tout ce qui pouvaitfaire désirer d'en être, au
point
de donner ladémangeaison
de revivre auxplus
obsolètes poussièresIl n'admettait
pas la plus
lointaine suppositiond'une tare ou d'un déchet,
et les autres siècles, encomparaison, lui parais-
saient irrespirables
Il s'était fait inventeur pour appartenir plus
complètementà un siècle d'inventions. Mais, je
le
répète,on ne savait que croire de ses découvertes.
Ily
avait chez lui uneporte mystérieuse toujours
fermée àtriple
tour sur laquelleon lisait ce
simple
mot LABORATOIRE et lesconjectures
allaient leur
train.
Certains sous-entendusaccompagnés
de sourires
vaguesdonnaient à
penser qu'ilavait
domptél'es-
pacedes airs et résolu le
problèmede la navi-
gationaérienne.
Quelques-uns présumaientavec
profondeur qu'ilavait dû retrouver le feu
grégeois
(;8 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
ou même la poudreà canon. Un malin, qui cou-
chait avec Mme Culot tous les samedis, chuchotait
qu'ilétait inventeur d'une machine à
aboyer des-
tinée à remplacer les chiens degarde
à la ville et
à la campagne. Bref, on ne savaitpas
et on ne de-
vait jamais savoir. Mais M. Culot jouissait d'une
haute notoriété et il fut questionde le fourrer à
l'Institut, cequi
serait certainement arrivé sans les
cabales.
Maintenant, voici le dénouement bizarre de sa
destinée, si, toutefois, il estpossible de nommer
cela un dénouement. Il avait une fille sans Dieu
ni beauté, mais irréprochablement salope qui, bien
quen'accordant aucune attention aux studieuses
manigancesde son père, voulait, non moins éner-
giqllement que lui, être de son siècle.Encouragée
d'ailleurs par l'exemple de sa mèrequi
eût fait par-
ler d'elle à toutes lesépoques
du monde, elle avait
de très-bonne heure obtenu les résultats lesplus
remarquables.
Très-diff érente en cepoint
de M. Culot, dèsl'âge
de dix-huit ans, Mlle Barbe Culot n'eut plus rien de
secret pour personne.A
vingt-cinq,elle s'était déjà
débarrassée scientifiquement deplusieurs enfants,
circonstance divulguée quilui valut, étant alors
devenue sage-femme de 1 re classe, les félicitations
du Président de laRépublique
et la croix d'hon-
neur, le jour même de l'inauguration de la statue
de Ricord.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Mais toute médaille a son revers, dit un autre Lieu
Commun que j'étudierai, autantque possible, en
numismate, lorsque le moment sera venu.
Un jour, deux hommes du siècle se rencontrèrent,
comme par hasard, dans la chambre à coucher de
l'aimable enfantqui était, pour l'instant, sans au-
cun voile etcomplètement soûle. Il
y eut, je ne
saispourquoi,
de telles engueulades queM. Culot
ne crut pouvoir se dispenser d'accourir, invitant
ces messieurs àquelque modération.
On voit 6iengue
vous n'êtes pas de votre
siècle! luirépondit-on.
L'énormité de la remontrancepétrifia, quelques
instants, le vieillardqui balbutia enfin des excuses.
Il alla mêmejusqu'à
offrir des rafraîchissements,
et le calme revint dans cette demeure. Mais le coup
étaitporté.
M. Culot, soupçonné de n'êtrepas
de
son siècle, perdit peu à peu ses belles couleurs,
tomba dans le marasme et finitpar s'aliter. Se
sentantperdu,
il demanda son incinération aux
frais de l'État ets'éteignit doucement, ayant pris
les assistants à témoinqu'il
crevait homme de son
siècle. Le monde savant déplora la disparition de
cet Archimède.
Nolite conformari huie sœculo, ne vous confor-
mezpas
à ce siècle, s'écrie saint Paul, dont le
triompheest trop
facile etqui n'eût assurément
riencompris
à l'impénétrable sagesse du Bourgeois.
70EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XXXI
Il ne faut pas être plus catholique que
le Pape.
Apremière vue, on
pourraitcroire
qu'ilest heu-
reuxpour le Pape qu'il y
ait des gens plus catho-
liques que lui, des avertisseursqui
lui disent
Arrêtez-vous, quandil va
trop loin, c'est-à-dire,
toujours,n'est-ce
pas ?Car le
Papeest le seul
hommequi
setrompe infailliblement, et c'est même
comme celaqu'il
faut entendre la doctrine de l'In-
faillibilitépontificale.
Du moins, c'est ainsique
l'entend le Bourgeois.
Pourquoi, alors, dit-ilqu'il
ne faut pas être p(us
catholique quele Pape? Sans doute parce que
lePape
l'est encore trop. Je vous écoute, mais tout
de même ça n'est pas très-clair.
Si le Pape setrompe toujours et
qu'ensa qua-
lité d'infaillible il soit seul à setromper toujours,
il s'ensuit qu'il est impossible de n'être pas plus
catholique que lui. En même temps,vous me dites,
ô Bourgeois, que cela ne vaut rien, qu'ilne faut
pas l'êtreplus,
cequi implique
nécessairement qu'il
faut l'être moins, impossibilité quivient d'être dé-
montrée.
EXEGESE DES LIEUX COMMUNS71
6
Dans cettehypothèse absurde, le
Pape reprend
son niveau, comme la mer aux « tumescences mer-
veilleuses », et me revoilà sur leplan d'un catho-
licisme inférieur à celui de ce Souverain Pontife
quine
peut pas nepas se
tromper etqui, de ce
fait, retombe aussitôt, invinciblement, auplus bas
étage. Encore une fois, je demande unpeu de
1 lumière.
XXXII
Tous les goûts sont dans la nature.
Dans la nature duBourgeois,
cela va sans dire.
Essayezde vous
représenterune telle universalité
degoûts chez un
poète!Et
remarquez, jevous
prie, qu'il n'estpas question
de goûts très-variés,
degoûts très-multiples,
mais de tous les goûts,
depuis legoût
de l'ambroisie jusqu'àcelui de la
merde, inclusivement.
Tel est le Bourgeois, il aime tout et il avale tout.
Du moins le malinqu'il
est voudrait le faire croire.
Mais je connais ses pentes et je ne le vois pas très-
bien aimant des chosespropres.
C'est là son indis-
cutable etsempiternelle supériorité qu'il
cache en
vain.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XXXIII
Toutes les vérités ne sont pas bonnes
à dire.
Il y en a d'autres, enplus grand nombre, qui
ne
sont pasmeilleures à entendre. Donc, il faut faire
un choix des unes et des autres, cequi suppose
le discernement des anges, et dequels anges
Une vérité qui exposerait son divulgateur ou son
témoin à quelque disgrâce, évidemment, ne serait
pas bonne à dire. Lapeau avant tout, chacun son
métier, le Bourgeois n'estpas
unmartyr.
Mais il
n'est pasnon
plusun confesseur, un pénitent
aff a-
mé d'humiliations, et les véritésqui le désobligent,
il juge préférablede les ignorer.
C'est fort bien, mais alors voici une choseétrange.
Si on supprimedu même coup les vérités dange-
reuses àproclamer
et les véritésdésagréables
à
entendre, querestera-t-il ? Car enfin, j'ai beau
chercher, je n'aperçois pas un troisième groupe.
Déclarons-le sans barguigner. A ucune véri té n'est
bonne à dire, tel est le vrai sens du texte. Peut-être
même n'y a-t-ilpas de Vérité. Pilate, qui
LAvoyait
face à Face, n'en étaitpas sûr.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 73
XXXIV
Chercher midi à quatorze heures.
C'est ce qu'on ne manquera pasde me
reprocher.
On dira que je cherche le Bourgeois où il n'est pas,
que je lui supposedes intentions, des sentiments,
des idées qu'iln'a pas.
Eh! bien, on setrompera.
Je ne cherche. ni nesuppose. Le Bourgeois est ren-
contrable à n'importe quelle heure, leshorlogers
le savent très-bien, et il estcapable de tout, les
pauvresl'ont
apprisà leurs
dépens.J'ai dit seule-
ment, et ce travail n'a pas d'autre objet, quele Bour-
geois est un écho stupide, maisfidèle, qui répercute
la Parole de Dieu, quandelle retentit dans les lieux
bas; un sombre miroirplein
du reflet de la Face
renversée de ce même Dieu, quandIl se penche
sur les eaux où gîtla mort. J'ai
ajouté que cela me
semblait terrible. Et voilà tout.
Pour ce quiest de ce misérable
topique, de cette
fétide rengaine quia comblé de sa banalité morne
mon enfance vouée aux tourments et qui n'a même
pas l'excuse démoniaquede grimacer la contrefaçon
d'un Texte sacré, jesais ce
qu'il en faut penser.
C'est comme le Rien n'est absolu des premières
pages de ce livre. Quand un pauvre écolier a trouvé
74EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
ou cru trouverquelque
chose etqu'il en pantèle de
joie,le coup de trique
de Midi à Quatorze heures lui
est invariablement asséné.
Je l'ai déjà dit et je serai bien forcé de le dire
encore préférerce qui
est noble à ce qui. est igno-
ble et ce quiest beau à ce
quiest hideux chercher à
comprendre,tenter la
conquêtede
n'importe quoi,
en sautant par-dessusbornes et clôtures vouloir
vivre enfin; voilà ce qui tombe sous l'anathème.
J'essaie de me représenter cet avoué au tribunal
de première instance, crevant àmidi juste, à l'é-
chéance d'une vie très-basse, et sa très-sale âme
légèreentraînée par
lespleurs des pauvres qu'il
écrasa, jusqu'àla station de Quatorze heures
qui
est la dernière du Chemin de la Croix et le Tribu-
nal sanglantde Jésus-Christ!
XXXV
Il y a des bornes qu'il ne faut pas
franchir.
Ceci est plus net.. On est informé qu'à une cer-
taine distance, pas énorme, ily a une frontière qui
ne pardonne pas.Malheureusement il faut de bons
yeux pour la discerner,car elle est peu apparente.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 7'rJ
Puis, elle a cet inconvénient d'être instable. C'est
un cordeau lâche qui ne délimitepas
exactement.
Quelquefois,c'est le Bourgeois lui-même qui
dépasseles bornes, sans le savoir, et alors il suc-
combe sans honneur dans letraquenard qu'il a lui-
même tendu aux Poètes, lessupposant
malicieu-
sement destaupes.
Tant pis pour lui, aprèstout. Moi
jesuis de ceux
quivoudraient qu'une révolution éclatât et
qu'àla
tyrannieintolérable du Bourgeois antique
ennemi
des aventures, s'opposassent les modernes effer-
vescences d'un Bourgeois casse-cou qui ne voulût
plus entendre parler d'aucune barrière. Ce cata-
clysme répandrait un peu d'agrément sur notre
planète.
XXXVI
L'excès en tout est un défaut.
Ilpeut
même arriver qu'onsoit
trop bourgeois,
cequi semble
paradoxal. Voici, pourle démontrer,
une histoire extrêmement simpleoù j'eus un rôle
peu honorable.et quiarriva dans ma jeunesse.
M. Robert, petitrentier retiré des huiles, n'était
pas heureux. Il aurait dû l'êtrepourtant.
L'effort
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
de toute une carrière dedéloyauté commerciale
avait été, en sa personne, rémunéré d'uneéqui-
tableopulence par
unjuste
sort.
Une maison dénuée, grâce au ciel, de tout profil 1
architectural, attestait, sur lagrande rue, l'impor-
tance financière de cet homme récompensé. La
blancheur inexorable du crépi rendait ophtalmique
et faisait mourir lavégétation.
Par la porte cochère, onapercevait
unjardin
bouilli, calciné, sinistre, d'où le goût du maître
avait proscrit la nature. Touts'y passait
en rocail-
les etplomberie d'agrément.
Un amourespiègle
en
simili-bronze tenait un jet d'eau, peu abondant, au
centre d'un bassin exécuté parle même cyclope,
où despoissons rouges malheureux avaient l'air de
suer.
Quelques géraniums hydrophobesse
groupaient
çà et là, au pied de quelques tilleuls qui avaient
renoncé à toute fraîcheur. Onvoyait
aussi des
miroirssphériques
de diverses couleurs, unjeu de
tonneau d'un vert d'asperge pisseux,un berceau de
vigne vierge et de glycines complètement grillées
dont la seule imagination d'un brûlé vivant aurait
pu implorer l'ombrage. Enfin, la niche, couleur
d'azur, d'un chien arrivé au dernier degré de l'alo-
pécie galeuse,commis à la surveillance dupaysage.
Un mur de geôle crénelé de culs de bouteilles bar-
rait l'horizon. Ce séjour enchanteur était lagloire
de M. Robert.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS77
Des raisons plus hautes le conviaient à lajoie
parfaite.Il était membre du Conseil
municipal,
grandementestimé
pour l'abondance et la fluidité
de ses vues, appelé, disait-on, parle cri
public à
de plus augustes emplois.Pour surcroît de bon-
heur, sa femme était morte, l'attendant désormais
au ciel, après l'avoir, trente ans, cocufié sur terre.
Pourquoifallut-il
qu'un ver sanspardon rongeât
intérieurement ce beau fruit ? M. Robert avait un
voisin qui empoisonnait sa vie et le réduisait au
désespoir.C'était un graveur, homme de désordre
et de concupiscence, qu'ilne pouvait rencontrer
sans frémir et dont la seuleprésence
l'affolait.
Ce graveur, toujours débraillé, toujourscoiffé
d'unpanier
à figues venu de l'Asie Mineure, tou-
jours fumant à l'extrémité d'un roseau, dans un
tronc de merisier d'un poids excessif, se livrait, en
outre du burin, à des exercices photographiquesde
l'espèce la moins innocente, s'il fallait en juger par
ses acolytes ordinaires un gros aide fortement
trapu qu'aucun propriétaire n'eût aimé à rencon-
trer au coin d'un bois, le jour d'échéance de ses
locations, et un escogriffe d'opérateur sombre aux
yeux de nitrate, noueux comme un cep, qui ressem-
blait, sous le velum noir de son appareil, à quel-
que bourreau masqué.
Tout cela, disait M. Robert, n'était pas très-
catholique.
Des femmes, probablement impudiques, venaient
78EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
presquetous les
jours,Dieu savait pour quels
of-
fices 1 Et iln'y
avait pas moyen de ne pasles voir,
car M. Robert n'était pas entièrement clos de mu-
railles et sonjardin
n'était dérisoirement séparé de
celui du graveur que parune simple claire-voie qui
ne cachait rien.
Combien de fois sa demoiselle, une jeune bique
pointueet sentimentale, pure
comme la violette,
avait-elle entrevu, enpassant, des scènes
orgiaques
dont le souvenir la troublait Elle avait vu, j'ose le
dire, ces odieux voisins, mâles et femelles, dépoi-
traillés sans vergogne,sous
prétexte d'art, et bu-
vant, au dehors, des apéritifsen
poussantdes cris
sauvages.Cela devenait d'autant
plus intolérable
qu'ilsavaient l'air de narguer, éclatant de rire
aussitôt qu'apparaissaitle
pèreou la fille.
L'abominable photographe,un certain
jour,
n'avait-il pas eu l'audace de braquer sur eux son
objectif, leur adressant, le lendemain, les deux
portraits accompagnésd'une demande carabinée
d'envoyerMlle Armandine pour des études d'en-
semble. Cemessage inqualifiable, qu'Armandine
avait lu, malheureusement, contenait deshypo-
thèses d'une indécence inouïe. et le plus fort
c'étaitque l'avocat de l'ex-huilier, homme sérieux
pourtant, consulté sur l'heure, avait haussé les
épaules avec un gros rire en lui donnant le conseil
d'en rester là, de nepas
donner d'importance à
une sotte fumisterie.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 79
6.
Enfin, pour tout dire, legraveur
aupanier
à fi-
guesen était arrivé, dans l'insolence, à le tutoyer,
lui, M. Robert, quiavait
toujoursfait honneur à sa
signature, quiavait toujours payé recta, lui
tapant
sur le ventre an milieu de la rue etl'appelant
« mon
vieux Macaire ». Ledigne, homme ne dormait plus,
perdait pied dans le torrent des tribulations.
Ce graveur était donc son cauchemar et il eût
tout faitpour
en être délivré. C'est assez direqu'il
l'épiaitavec attention, espérant qu'un jour ou l'au-
tre il surprendrait quelque manigance criminelle.
Ensupposant qu'il
exécutât réellement de lagra-
vure dans sa caverne, comme il s'en vantait, cet
art prétendu pouvaittrès-bien servir à cacher d'hor-
ribles combinaisons. Car enfin on ne ferait jamais
croire à un honnête hommequ'il
fallait tant de
compagnes et decompagnons,
tant d'allées et ve-
nues et tant de micmacspour gratter
un morceau
de cuivre. Il devait y avoirquelque
chose.
Un beau matin, il n'en douta plus.Comme il se
glissait vers laporte, étouffant ses
pas,selon sa
coutume, depuis qu'il« veillait au grain », la voix
trop connue del'énigmatique
voisin se fit entendre
à travers le mur contrelequel
il fut obligé de s'ap-
puyer dans son angoisse et, distinctement, lui
parvinrent ces paroles chargées de terreur
Le cadavre commence à blanchir.
D'autres mots furent prononcés qu'ilne
putsai-
sir, mais ceux-là suffisaient bien et il savait ce qui
80 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
lui restait à faire. Toutefoisses jambes
se déro-
baient il se sentait froid comme s'il eût été lui-
même le cadavre et, pendant quelques minutes, il
lui falluts'éponger
et seravigoter
l'âme. Enfin il
ne s'était pas trompé.Le voisin était bien réellement
une sombre canaille, un malfaiteur des plus dange-
reux dontla justice des hommes allait ledébarrasser.
Bénissant, pour la premièrefois de sa vie, la Provi-
dence, il s'élança vers la caserne de gendarmerie.
Informépar lui d'un massacre, le brigadier de
service accourut aussitôt avec trois hommes. On
entra sans cérémonie chez legraveur, malgré les
yeux ronds de son ouvrier sur lequelon mit d'a-
bord le grappin.
Où est tonpatron?
lui demanda d'une voix
dure lesuppôt
des lois.
Eh! ben, quoi?il est dans la chambré noire.
Vous allez le voir dans deux minutes. Qu'est-ce
quevous lui vouiez? Vous n'allez
pasnous
pren-
dre pour des brigands, peut-être?
Assez causé dit le brigadier, tu t'expliqueras
devant le juged'instruction. Ouvre cette porte.
Zutrépondit l'homme, je
ne veuxpas
me
brouiller avec mon patron pourvous faire
plaisir.
Adressez-vous à lui-même, si vous êtespressé.
Vous verrez bien cequ'il vous dira.
Le gendarme, dégainant, s'avança vers le lieu
terrible.
Ah ça, dites donc, cria lepersonnage
invi-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 81
sible, vous n'allez pas me foutre la paix, vous au-
tres ? Qu'est-ce quec'est donc
que tout ce potin?
Je vous dis quele cadavre sera
superbe.
C'en était trop. Lejuste soldat menaça d'enfon-
cer la porte.Il fallut alors s'exécuter et M. Robert
confondu vit sortir de l'ombre son bourreau, coiffé
du panierà figues et la
pipe au bec, tenant du
bout des doigtsle cliché
photographique d'un
tableau fameux signifiant la mort de César ou de
tout autre tyran.
XXXVII
Il faut hurler avec les loups.
Précieuse maxime qui a dû êtreléguée par un
vieux chien. Hurler, ai-je besoin de le dire? est
une litote, un euphémisme.Il
s'agit de faire ceque
font les loups,c'est-à-dire de
manger les moutons,
en commençant,bien entendu, par ceux
qu'on a
le devoir de garder.
Le clergé bourgeoisest unanime à reconnaître
que c'est unepratique plutôt agréable, la chair du
mouton étant exquiseet bienfaisante à l'estomac de
toutes les sortes de chiens. Ily a, dans Ezéchiel,
unchapitre menaçant qui
a l'air de leurprédire
82 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
des indigestions. Mais on ne lit guère Ezéchiel
dans le clergé bourgeois et, enparticulier, dans le
diocèse de Meaux, où j'imagine qu'on doit le trou-
ver unpeu
rococo. Je cite le diocèse de Meaux
parce que j'yvis assez mal, d'ailleurs, n'étant
pas berger,ni chien de berger et
que j'ai eu
l'occasiond'y
observer quelques curésque
Bossuet
n'avaitpas prévus et
quine ressemblent
pasà des
aiglons.
Je parlerai plus tard de ces serviteurs de Dieu
avec un certain luxe de détails. En attendantje
leurpropose l'apologue tout à fait ecclésiastique
du chien de garde devenu un « chien muet », à
force de hurler avec les loupset
qui engloutiten
silence la Chair et leSang de l'Agneau,
tous les
matins.
XXXVIII
Il n'y a que la Vérité qui offense.
Post-scriptum au paragraphe XXXIII. J'allais
l'oublier, celui-là. N'avais-je pas raison? Non seu-
lement ily a des vérités qui
ne sont pas bonnes à
entendre, mais leprofond Bourgeois nous affirme
qu'il n'y aque
la Vérité quil'offense.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 83
Le mensonge ne l'offensepas, ne l'offensera
jamais.C'est une
espèced'oncle dont il
espère
toujourshériter et pour lequel
il n'apas
assez de
caresses. Quand leMensonge s'incarnera, ce
qui
doit arriver unjour,
il n'auraqu'à dire « Quit-
tez tout et suivez-moi », pour traîner aussitôt der-
rière lui, non pasune douzaine de pauvres, mais
des millions debourgeois
et debourgeoises qui
le
suivront partoutoù il lui
plaira d'aller.
Jusqu'à présent,la Vérité seule s'est incarnée,
EgoVeritas qui loquor tecum, et vous savez
comment elle a été accueillie. Ah on nes'y
estpas
tromjèéune minute Crucificjatur IL N'Y A QUE
LA VÉRITÉ QUI OFFENSE
C'est tout de même troublant d'entendre le Bour-
geois dire ces choses-là, tranquillement,du matin
au soir.
XXXIX
C'est l'ambition qui perd les grands
hommes.
Savoir ceque
le Bourgeois entendpar
un grand
homme n'estpas
la chose laplus
facile. Tout le
84 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
monde penserait que leplus grand homme, à ses
yeux,est celui qui
a le plus d'argent. Eh bien ce
n'estqu'une opinion plausible. Ce n'est pas encore
tout à fait ça.
Au-dessus de l'homme qui abeaucoup d'argent,
ily
a celuiqui
faitpeur, ayant le
pouvoirde
pren-
dre l'argent des autres et de leur donner, en
échange,des
coupsde
pieddans le cul. Celui-là
est incontestablement unplus grand homme.
Ily
en apourtant
un troisièmequi est
plus
grand encore, sij'ose
le dire, qui est, àcoup sûr,
leplus grand des hommes. C'est celui
qui venge le
Bourgeoisde cette Vérité offensive dont il vient
d'être parlé.Un tel victorieux, on le
comprend,
n'apas besoin d'être riche ni de
répandre la ter-
reur. Inutile mêmequ'il
se nomme Renan ou
Voltaire. Ne fût-il qu'uncuistre bâtard, un molé-
culaire et vagabond apostat,dans les plus vermi-
neuses guenilles,il est le
Scipion de cetteCarthage
de lumière qu'ilfaut détruire. Cela suffit. Son
ambition, s'il en avait une, serait departager
la
gloirede ce soldat immortel et
ganté de fer qui
souffleta, chez le grand Pontife, aux matines
du Vendredi saint, le Christ enchaîné.
Mais, alors, quenous veut ce Lieu Commun avec
son « ambition » désastreuse ? Je me le demande.
Siquelque
chose nlanque essentiellement au Bour-
geois, c'est laGrandeur qu'il abhorre. Il ne
peut donc
passe perdre par
là et le Lieu Communqui
nous
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 85
embarrasse adû être mis en circulation par de très-
petitshommes
quivoulaient en imposer.
XL
On n'est pas surla terre pour s'amuser.
Pardon, voudriez-vous me direpourquoi
ony
est, si ce n'estpas pour s'amuser. Serait-ce pour
souffrir ?
Oui et non, mais il faut s'entendre. Laparole
du
Bourgeois est à deux tranchants comme le glaive
d'Aod, fils de Géra, troisième Juge en Israël. La
souffrance estpour les autres et lui seul est sur la
terre pour s'amuser. Aussitôt qu'onoublie cette
loi, tout devient obscur.
11 est écrit dansl'Évangile qu'il y
aura toujours
despauvres. Naturellement. Voudrait-on que
le
Bourgeois prît lapeine
de souffrir lui-même? Et ce
n'estpas assez d'avoir des larbins, il Jui faut des
esclaves, des malheureux dont ilpuisse
exténuer
lescorps et flétrir les âmes. Le voilà son amuse-
ment1 Dégrader les âmes, les souiller, les
désespé-
rer. Quand lepauvre
crie de douleur, cette con-
solation lui est offerte « On n'est passur la terre
pour s'amuser », et il croit être parmiles démons.
86 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XLI
Je ne suis pas un saint.
Le Bourgeois n'oserait pas dire « Je ne suis pas
un homme degénie ».
Comment ose-t-il dire « Je
ne suispas
un saint? » Les deux choses doivent
lui être également odieuses, puisqu'ellessont d'or-
dre absolu. Il est certain, cependant, que le soup-
çon de sainteté aquelque
chose deplus lancinant
pour l'amour-propre, de plus difficile àsupporter.
L'homme de génie,en effet, a des chances
pour
n'être pasindiscutablement et
irréparablementun
idiot; le saint n'en apas.
C'est connu.
Mais il faut serappeler que
lalangue
du Bour-
geois,étant exclusive de l'Absolu, doit fourmiller
de surprises,de contradictions dans les termes, de
non-sens, d'incohérences et de coq-à-l'âne, au mi-
lieu desquelsil se débrouille très-bien, paraît-il,
mais qui doivent ahurir un étranger. Moi-même,
qui m'efforce dejeter un peu de lumière dans ce
gâchis, j'avoue quebien souvent
je m'y perdset
que je tombe, par l'effet de cette recherche, dans
uneespèce
de coma dont mes amis sont alarmés.
Lemoyen, par exemple,
de concilier le désir si
évident, si bourgeois et si raisonnable de n'être pas
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 87
un saint, avec l'exigence habituelle de la sainteté
chez les autres, particulièrement chez les inférieurs,
car tel est le cas de ce Lieu Commun, très-analogue
au précédent.La sainteté est pour
les autres,
comme la souffrance.
Mais tout s'arrange. Le Bourgeois ne voulant pas
et ne devant pas être un saint, il devient néces-
saire qued'autres le soient à sa place, pour qu'il
ait lapaix, pour qu'il puisse digérer
et roter en
paix.C'est la
religionà
l'usage des domestiques
préconisée par Voltaire, laquelleconsiste à mettre
son paquet sur le dos des autres.
Onremarquera que je neparle
icique
du Bour-
geois rudimentaire, duBourgeoi s monopétale,
si
j'ose dire, celui qui« n'a rien contre Dieu » et qui
nepense qu'à
sestripes.
Le Ricaneur, préjugeant
l'hypocrisiede tout homme qui accomplit
un acte
religieux et s'efforçant de le poignarder de cesoup-
çon, sera l'objet d'une mentionparticulière.
Dans son célèbre Voyageen Chine, M. Huc
expliquela
fréquence extrême du suicide chez les
Chinois.
Dans les autres pays, dit-il, quandon veut assouvir
savengeance sur un ennemi, on cherche à le tuer; en
Chine, c'est tout le contraire, on se tue soi-même. On
est assuré de lui susciter, par ce moyen, une affaire
horrible. Il tombe immédiatement entre les mains de la
justice qui, tout au moins, le torture et le ruine com-
plètement, si elle ne lui arrache pas la vie. La tamille
du suicidé obtient ordinairement, dans ces cas, des
88 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
dédommagementset des indemnités considérables
aussi il n'est pas rare de voir des malheureux, emportés
par un atroce dévouement à leur famille, aller se donner
stoïquement la mort chez des gens riches.
Cettepage
curieuse m'est revenue ensongeant à
mon bourgeois. Au point de vue strictement reli-
gieux,le refus ou l'absence du désir de la sainteté
ne diffère pasdu suicide, puisqu'en
dehors de
l'état des saints il n'y a, rigoureusement et en fin
de compte, que l'état des morts, des vrais morts
qui ont détesté leurs âmes, des morts éternels.
Ceux-là se sont tués, eux aussi, dans le dessein de
perdre leurs frères. L'homme qui dit volontiers
« Je ne suis pas un saint », accomplit spirituelle-
ment l'acte effroyable du Chinois désespéré.Mais
comme il est dans les ténèbres, il croit n'enjamber
qu'une marche et il enjambe l'abîme.
XLII
Je ne me fais pas meilleur
que je ne suis.
Assez de blagues, Bourgeois Si tu n'espas
un
saint, ce que j'accorde, l'humilité ne te convient
pas.Il ne s'agit pas de te faire meilleur ni pire,
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS89
mais d'être ce que tu es, simplement. Or tu es très-
bon, sans mérite et sans effort, parla seule excel-
lence de ta nature. Unpeu plus, tu serais
tropbon.
Tu donnerais ton argent à des poètes, quisait ?
Laissons tout cela. Engénéral, lorsque
le Bour-
geoisdéclare qu'il
ne se faitpas
meilleur qu'il n'est,
on peutêtre sûr
qu'ilne pourrait pas
se rendre
pire, quandmême il le voudrait, et qu'il mijote,
séance tenante, quelquerosserie.
Tu es une vache gueulaitun condamné à
mort, s'adressant au bourreauqui
se préparaità
luicouper
les cheveux.
Je ne me fais pasmeilleur clue je
ne suis,
répondit,d'une voix très-douce, l'exécuteur.
XLIII
La parole est d'argent,
le silence est d'or.
En voilà un quine
pourra jamais être compris.
Le comble du ridicule serait d'espérerun seul audi-
teur en disant, par exemple, qu'au plus profonddu
Texte sacré, la Parole et l'Argentsont synonymes
etque
le Silence tout en or est une image de la
Vie éternelle.
goEXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Ce serait demander la camisole de force que d'es-
sayerd'avertir qu'il
est dangereuxde toucher à
des Formes irritables et peut-êtresans pardon,
comme legénie
de la fable allemande accourant,
avec son redoutable pouvoir,au commandement
d'un évocateur téméraire quine sait plus
s'en dé-
barrasser.
Je n'essaierai donc pas, me bornant à dire, sans
espérance d'être entendu, quecet argent
adoré
pour lequelvit exclusivement le
Bourgeois signif e
comment dirai-je ?une Volonté mystérieuse
dont l'énergie d'expansion est incalculable etqui,
pourtant, n'estque
la monnaie de l'Indicible dési-
gné par ce Silence d'or, éternellement désirable,
auquelsont si vainement conviés tous les bour-
geois.
Lorsque le Seigneur dormant duProphète-Roi
se retournera sur son lit de siècles, ily
aura un
changement surnaturel analogue à celui du com-
mencement de l'Ère chrétienne. On ne verra pres-
que plus Jésus, la Parole semblera s'éteindre, la
Prédication, autrefoisapostolique, cessera; cepen-
dant qu'à l'autre extrémité du cielapparaîtra
la
prodigieuse Face d'or de Celuiqui
se nomme lui-
même, inscrutablement, le Silence
Voilà ceque dit, sans le savoir, le
percepteurde
mon endroit, quand il aligne, dans sesimprenables
tiroirs, les sonnantesespèces qu'il
a raflées.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS9I
XLIV
J'ai bien gagné de me reposer.
.M. Répanduest propriétaire et il le sait. Il sait
même qu'ila la loi pour lui. Mais il tient à ignorer
ses locataires, son médecin luiayant
interdit les
émotions quisont l'effet ordinaire desengueulades.
Il souffre, paraît-il,du grand sympathique.
Pour échapperaux plaintes et réclamations, il a
un gérantau cœur ferme, un ex-huissier ou clerc
de notairequi
la connaît dans les coins etqu'il
avantage d'un tant pour cent pour quetout aille
sur des roulettes.
Cettegérance, d'ailleurs, n'est
pasune sinécure,
M. Répandu possédant plusieurs immeubles, près-
que tous habitéspar
des ouvriers dont il faut, cha-
que samedi, attraper, pourainsi dire, l'argent au
vol. Ily a aussi, dans ces casernes, un assez bon
nombre de filles aimables dont les rentrées sont
incertaines et les amitiésondoyantes.
La collecte
desloyers chez ces
personnesest moins consolante
que périlleuse.
Je suis lepropriétaire qui
ne veut rien savoir,
disait M.Répandu, après
vérification des sommes,
unjour que
son gérant était venu chez lui avec
92EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
quatredents de moins et une gueule qui ressem-
blait à un paysage forestier de la fin d'octobre, j'ai
bien gagné de mereposer.
Parole admirable On l'avait toujours vu se re-
poser, depuisenviron trente ans que la bienheu-
reuse mort de sesparents
l'avait mis enpossession
de leur fortune, acquise,disait la rumeur, aux
coins des bois. Une tentative de noce, vers son bel
âge,avait dégoûté
cegarçon qui, de très-bonne
heure, aima l'argentd'un chaste amour.
Devenu homme pratique,il ne voit dans les
pas-
sions juvénilesou séniles quece
qu'elles rapportent
auphilosophe qui
sait en tirerparti.
Il a même
relevé de ses ruines, onpeut
le dire, etglorieuse-
ment restauré, un historique et centenairelupanar
du tempsdes derniers Capétiens dont le rendement
apanageraitun fils de France. Cette
besogne, pour-
tant, ne l'a pas courbatu, et, comme il parle sans
cesse de son repos bien gagné,on est réduit à con-
jecturer Dieu sait quelles fatigues antérieures qui
défient la mémoire des hommes.
Votre Répandu, m'a dit, l'autre jour, un
concentrateur, est simplement un fantôme. Ce qu'il
nomme le repos, c'est la mort. Vous savez peut-
être qu'il y a des gens qui paraissent vivre et qui
sont en réalité des morts. C'est le cas de presque
tous les vampires que vous appelez bourgeois. On
les croit debout et gesticulant. Ils sont couchés et
immobiles. On est persuadé qu'ils parlent ou, si
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS g3
vous voulez, qu'ils profèrent des sons et la vérité
stricte, c'est qu'ils sont au-dessous du silence
même, enfoncés dans la vase la plus épaisse du
mauvais silence. Pour que se manifestât leur putré-
faction certaine, leur puanteur effroyable, il suffi-
rait d'une parole simple, dite par un vivant. Quand
un individu vous parle de « repos gagné », croyez-
moi, flairez-le avec la plus grande attention.
Mon interlocuteur avait raison. Il y a quelques
jours à peine, j'eus affaire à un de ces morts qui ne
parlait même pas de se reposer, tant il avait peur
de se réveiller lui-même. Dès le premier mot j'eus
devant moi et contre moi un volcan de pourriture,
un Orénoque de sanie où je crus périr.
XLV
L'argent ne fait pas le bonheur, mais.
Lieu Commun depremier
ordre etqui nécessite
le confident de latragédie antique.
Il faut quel-
qu'un pour ajouter immédiatement « Mais ily
contribue ». Alors c'est tout à fait beau.
Cette humble contribution, quivient
tempérer si
heureusement la rudesse mélancolique d'un aveu
qu'on pourrait prendre pourun
blasphème, doit
94EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
avoir une efficacité singulière. C'est comme du sucre
sur la conscience ou de lapommade sur le cœur.
Oui, c'est vrai, songe profondément le Bour-
geois, l'argentne fait
pasle bonheur,` surtout lors-
qu'ilest absent. Il le fait
presque,sans doute, mais
pas complètement. Quelquechose
manque, tout le
monde est forcé d'en convenir, et c'est l'occasion
d'une tristesse infinie que d'être témoin de cette
impuissance de -l'argent qui devrait assurer la féli-
cité de ceux qui l'adorent, puisqu'il est véritable-
ment un Dieu.
J'ai fait remarquer plus d'une foisque
ce métal,
significative ment dépréciéà notre époque, est, dans
le Saint Livre, unefigure très-identifiée du Verbe
souffrantqui
est la Seconde Personne de la Trinité
divine, leRédempteur. Dire qu'il
ne fait pas le
bonheur est donc, pour tout chrétien, une affirma-
tion audacieusejusqu'à l'impiété et, précisément,
c'est un Lieu Commun deprovenance chrétienne.
J'en trouve lapreuve
dans cette atténuation d'un
si beau style qui fait Dieu contribuable de l'allé-
gresse des imbéciles.
Unpaïen dirait carrément « C'est l'argent qui
fait le bonheur » et il auraiteffroyablement raison.
Mais toi, sordide Bourgeois prétendu chrétien,
surqui meurent tous les
symboles de la Vie divine,
comme lesperles
sur unlépreux; toi
qui penses très-
certainementque la
pièce de cent sous est béatifi-
que, pourquoi mentir? Que pourrais-tu craindre ?
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS95
7
Ton inintelligence des Assimilationsprophétiques
est insondable et ce n'est pas toiqui aurais
peur, à
force d'évoquer l'Argent, de voirparaître la san-
glante Face
XLVI
Rentrer dans son argent.
Ar-^sce
qui vient d'être dit, celui-ci aquelque
chose d'ahurissant. Qu'est-ce, en effet, que ren-
trer, sinon entrer de nouveau dans quelque chose
ou dansquelqu'un
d'où on était sorti ? On rentre
dans sa maison ou dans sa coquille on rentre à la
caserneaprès une bordée, ce
quiest
plutôt embê-
tant on rentre même dans les lieux, un jour de
médecine, presque aussitôt après en être sorti, si
le besoin s'en fait sentir derechef. Enfin on rentre
dans tout ceque
vous voudrez, à condition, toute-
fois, que lesréciproques
et nécessaires égards qui
se doivent de contenu à contenant soient obser-
vés.
Métaphoriquement, je conçois encore qu'on ren-
tre dans l'ordre, dans son sujet, dans sa nature,
etc., puisqu'on suppose toujoursune chose enve-
loppante permettant l'exode et la réintéâration.A
96EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
l'extrême rigueur, j'admettraismême la rentrée dans
le néant, cequi semble dur.
Mais « rentrer dans son argent » est au-dessus
de mes moyens.Il faudrait imaginer follement
quelquechose comme un fleuve ou un océan d'ar-
gentoù on pourrait prendre des bains à telle épo-
quede l'année. On dirait la saison
d'argent, comme
on dit la saison de Trouville ou d'Evian. En ce cas,
onpourrait
tout aussi bien rentrer dans l'argent
des autresque
dans le sien. Or, ilparaît que
cela
ne se fait pas et ne se ditpas.
Pourquoi?
XLVII
Il faut que tout le monde vive.
Il seraitpuéril
de demander ce que leBourgeois
entend parvivre. Les romanciers qu'il honore de
sa confiance, naturalistes oupsychologues,
ont suf-
fisamment démontréque
cela consiste às'acquit-
ter de toutes les fonctions digestives, dormitives ou
générativesattribuées aux différentes
espèces d'a-
nimaux, mais, par-dessus tout, à gagner beaucoup
d'argent,ce qui délimite essentiellement la na-
ture humaine, en laséparant
de celle des brutes.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS97
Longtempsmême avant ces docteurs, il était admis
qu'unhomme qui fait habituellement de copieux
repasest un bon vivant.
Cependant, tout le monde, c'estbeaucoup. Ne
suffit-il pas quele
Bourgeois vive, leBourgeois tout
seul?
Dans lalangue religieuse, très-différente de la
sienne, le mot vivre a un autre sens, il le sait fort
bien. Que peutlui faire cette anomalie ? Que des
toquésou des
hystériques entreprennentde donner
lajoie
à cequ'ils nomment leurs âmes, en choisis-
sant de crever de faim, cela les regarde;mais
qu'ils
nous considèrent, nous autres BOURGEOIS, comme
descharognes au dernier degré de putréfaction,
c'estpar trop comique. Sachez-le, une bonne fois,
calotins et sacristains, nous sommes plus religieux
que vous, et la preuve c'est quenous nous foutons
duRoyaume des Cieux et de la Vie éternelle
XLVIII
Tous les chemins mènent à Rome.
Argument invincible en faveur de la rotondité
de notreplanète.
S'ily
avait un chemin quine
menât pas à
Romej^je-vcrois
bien qu'ilaurait la
98EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
préférence, car enfin, Rome, c'est lePape, n'est-
cepas?
Seulement iln'y en a point.
Tous les che-
mins imaginables sont aiguillés sur Rome.Impos-
sibled'échapper
à ce terminus.
Par bonheur, on n'estpas
forcé d'allerjusqu'au
bout. Ily
a la ressource de s'arrêter à un embran-
chement et d'enfiler un autre chemin qui mènera,
lui aussi, à Rome, infailliblement, mais en passant
parles Iles de la Société ou le
Cap Nord, cequi
éloignera le danger. On pourra mêmevoyager
ainsi toute la vie et quadriller circulairement la
planète autour du Pape immobile, sans inconvé-
nient.
J'offre ce conseil aux touristes du meuble et de
lacharpente qui voudront se donner un
peu d'agré-
ment avec leursépouses, dans la saison morte.
XLIX
Paris n'a pas été bâti en un jouer.
C'est possible. Je ne saispas combien de jours
il a fallu pour bâtir une sigrande ville, mais
j'es-
time fort probable qu'il en a falluplusieurs.
Au
surplus,cela
n'importe pas le moins du monde.
Cequi
a del'importance pour l'étude morale et
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS99
7.
philosophiquedu
Bourgeois, c'est son désir, conti-
nuellement exprimé, sous cette forme, que Paris
n'ait pasété bâti en
un jour. Il ya là
quelque chose
quile ronge. On
pourraitcroire
que rien ne lui
est plusindifférent. Eh! bien, non. Si Paris avait
été bâti en un seuljour,
cet homme serait au déses-
poir.Il verrait là un attentat presque indicible au
Terre à terre, au Petit àpetit,
à la Platitude! une
espècede miracle, enfin!
La vérité, pourtant, doit être dite. Paris, tel
qu'ilest
aujourd'hui,avec son million de maisons,
évidemment n'apu
être bâti envingt-quatre heures,
surtout si on tientcompte
de la statue de Gam-
betta et du Pont Alexandre IIIqui
sont de ces
chefs-d'oeuvrequ'on
ne bâcle pas.
Mais ce Paris immense a eu un commencement.
Ily a
eu un moment où rien n'existait en cepoint-
là sur les deux rives de la Seine et ily
a eu un
autre moment consécutif au premier, où quelque
chose exista, un toit dejonc,
une cabanequelcon-
que faitepour
durer. A ce moment précis, on peut
dire et on doit dire que Paris était virtuellement,
potentiellement et, par conséquent,tout à fait bâti.
J'ajoute qu'ildevait être bien plus beau, incompa-
rablement, incommensurablement, inimaginable-
mentplus beau. Mais comment me faire compren-
dre ?
100 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
L
La pluie et le beau temps.
La science météorologiquea dû naître dans une
boutique d'épicier.On sait l'exactitude
scrupuleuse
aveclaquelle
cesnégociants estimables renseignent,
chaque jour,sans
acceptionde personnes, toutes
leurspratiques,
sur l'état certain ou seulementpro-
bable de l'atmosphère. Rien ne leuréchappe,
ni
un nuage,ni un rayon de soleil, ni une bise, ni un
zéphyr,et tout le monde en
profite àl'instant même.
Ce quime subjugue, c'est la diligence et l'infa-
tigabilitéde ces informateurs bénévoles. Ils ren-
seigneraientmille clients, ils
renseigneraient le
diable 1
Et avec cela? disent-ils du fond d'un sourire.
On a beau répondreavec
impatience qu'on n'a
plusbesoin de rien. On a beau leur
beugler ça, en
s'accompagnantde
gestesfurieux Eh bien,
ce serapour
laprochaine
fois!soupirent-ils,
tout
de mêmepleins d'amour, et ils vous reconduisent
et vous gratifient, jusque sur le seuil, d'un dernier
et, autantque possible,
favorablepronostic.
La pluieet le beau temps sont la ressource uni-
verselle et qui jamaisne
s'épuise.« Notre conuer-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS iol
sation est dans les cieux », a dit saint Paul. Parole
étonnamment prophétique, vérifiable, trente mil-
lions de foispar jour, après dix-neuf siècles, non
seulement chez l'épicier, mais chez tout bourgeois.
Ily
en a qui parviennent à untrès-grand âge
et quimeurent environnés de respect,
au sein du
gâtismele plus avancé, sans avoir jamais parlé
d'autre chose que de cequi
sepasse
dans le ciel.
LI
La crème des honnêtes gens.
Édouard avaitsoixante-quinze
ans et Rosalie
soixante-cinq.Mais leurs consciences étaient si
pu-
resqu'on
lescroyait jeunes.
« Ils ne devaient rien
àpersonne »;
ils « n'avaient jamais fait de tort à
personne », et, par conséquent,« n'avaient rien à
sereprocher ».
On disait d'eux la crème des hon-
nêtesgens, pas moins, ce
qui épuise toutsimple-
ment lalouange
humaine.
Édouard cachait sa source, comme le Nil. Il
avouait seulement avoir été domestique, puis tenan-
cier d'un hôtel garnià des
époqueset dans des
quartiers inconnus. Il lui restait de cepassé une
bonhomie essoufflée, une cordialitéasthmatique et
102 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
cette espèce de doléance marmiteuse de l'homme
de bienqui
se tâte l'échine en gémissant, comme
n'enpouvant plus de rendre service et de s'immo-
lerpour
tout le monde.
Le clignementhabituel dont il soulignait certains
propos égrillards dont il voulait qu'on appréciâtla
finesse était accompagnéd'un inexplicable
remue-
ment de grenouille,de bas en haut, sous la partie
latérale de l'épiderme de sa vieille face, et le chan-
tonnement catarrheux qui était avec tout cela com-
plétaitla physionomie
de cet honnête homme qui
aimait à 's'entendre appelerMonsierlr Édouard.
Rosalie ou Madame Édouard avait été, l'espace
d'une génération,femme de chambre chez une mar-
quise oui, ma chère, une vraie marquise quiétait
morte, hélas i comme tout cequi
est bon, lui lais-
sant des toilettes à la dernière mode du second em-
pire et, je crois, aussi quelques écus, ce qui, ajouté
à lagratte consciencieuse d'un quart
de siècle,
l'avait rendue unparti
sortable dès quarante-cinq
ans. Car ce fut à cet âge quel'heureux Edouard
l'épousa, ayantsu toucher son cœur avec sa figure
de ruminant astucieux.
Extrêmement oraculaire et pleineà éclater de la
sagessedes nations, elle ressemblaità une ancienne
pouled'Henri IV ayant survécu à la monarchie.
Elle tenait aussi de lamarquise
d'étonnants airs
de haut en basqui
nepermettaient pas
de la
confondre avec levulgaire, et le perron
dequatre
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS I03
marches par lequelon entrait chez les
époux avait
été visiblement concerté pour l'ostentation de ses
magnifiquesmanières.
Je n'aipu
savoir sil'ex-garno
de Monsieur Edouard
avait été tenu par cette grande dame ou si ce fut un
épisodeantérieur à leur mariage. Mais, dans, le cas
de l'affirmative, il est sûrque
sa présence dut mettre
un fameux ragoût dans les affaires et agrémenter
d'un lyrisme d'aristocratie le monotone va-et-vient
des cuvettes et des saladiers.
Amants tous deux de la nature, ils s'étaient en-
fin retirés un peu au delà des fortifications, sur la
voie rôtie et médiocrementappienne
d'un de nos
cimetières suburbains.Ayant
fendu enquatre une
maison déjà minuscule et se serrant eux-mêmes,
s'aplatissantcomme des
punaises,ils avaient pu
arborer des locataires et réaliser ainsi leurplus
beau rêve.
Mais, hélas il n'est donné àpersonne
de mon-
terplus
hautque
lapointe
de la pyramide. Arrivé
là, on nepeut plus que
redescendre. Edouard et
Rosalie étaient tombés sur un mauvais locataire.
Tout le monde sait qu'unmauvais locataire est
celuiqui
ne paie pasexactement un de ses termes,
en eût-il payé auparavant plusieurs centaines, eût-
il sauvé la patrie trente ou quarante fois. Lagram-
maire latine elle-même n'insinue-t-elle pas qu'Aris-
tide fut un mauvais locataire, puisqu'il mourut
pauvre ?
104 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Bref, Monsieur Edouard avait loué, depuis déjà
plusieurs années, la plus importante partie de sa
maison à un poète.Vous avez bien lu, un
poète.
Seulement il avait été trompéde façon odieuse. Ce
poète s'était dit écrivain et, naturellement, lepère
Edouard pénétré,mouillé de respect, s'était cru en
présenced'un monsieur faisant des écritures, d'un
expéditionnaire dans quelquebureau. Il avait tel-
lement cru cela que, mêmela vuede plusieurs livres
marquésdu nom de ce
prétendu calligrapheet la
lecture de plusieursarticles de journaux où on le
traitait d'obscure canaille et de fangeux imbécile
cequi
estpourtant l'estampille
du génie n'avait
pu lui ouvrir lesyeux
Il ne fallut pas moinsque
la misèrebrusquement
visible et l'impossibilité probable de payer unpro-
chain terme pour l'opérer de ses écailles. Ce luifut
un rude coup.Le digne homme se mit à gueuler
avec d'autant plusde véhémence
quela femme de
son locataire étaitdangereusement malade et
avait besoin d'une immense paix. Sans doute, on
ne lui devait rien encore, il n'aurait plus manqué
que ça. Mais il avait beau être leplus serviable des
hommes, il n'était pas de ceuxqu'on
foutait dedans,
etc. On ne put se dispenser dejeter
dehors cette
crème de bourgeois que la seule peur de n'être pas
payéfaisait semblable à un
possédé et quihurlait
comme unpourceau qu'on égorge.
Or, voici cequi
arriva sous mes yeux, exactement.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS io5
La malade, assommée de cette scène, tomba dans
un délire effrayantd'où on ne
pensait pas qu'elle
pûtrevenir. Plusieurs jours et
plusieurs nuits, elle
vit ce vieux et sa vieille massacrant des êtres hu-
mains et vendant leur chair à des restaurateurs ou
des charcutiers. Ce fut une obsession continuelle,
acharnée, d'uneprécision,
d'une intensité, d'une
insistance inouïes. On fut éclaboussé, jusqu'à la
nausée etjusqu'à
lacorporelle horreur, du
sang
queversaient spirituellement
cespropriétaires.
J'ai compris plus tard que cette malade, plus lu-
cide queles clairvoyants, avait VU réellement le pas-
sé de ces serviteurs du Démon dans l'incommensu-
rable clichéphotographique
dont l'univers est en-
veloppé. Seulement, parl'effet d'une
transposition
que je suis incapable d'expliquer ou dequalifier,
mais dont la certitude estfoudroyante, elle avait
vu se réaliserobjectivement,
dans leur forme vraie,
despensées
et des sentiments épouvantables.
ELLE AVAIT VU L'EAU DES LARMES CHANGÉE EN
SANG 1
Edouard et Rosalie ont été heureusement dé-
barrassés de leur poète. Ils n'ont pas perdu un
centime, et même ils ont eu l'habileté de railer, au
déménagement, quelques objets. Comment le ciel
ne lesaimerait-il pas?
Ils sont bien avec leur curé
qui lespropose
en exemple et ils ne doivent rien à
personne, pas même aux Trois Personnes qui sont
en Dieu!
ioû EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
LU
L'honneur des familles.
Autrefois, lorsque l'abolition du sens des mots
n'avaitpas
encore étépromulguée,
l'honneur d'une
famille consistait à donner des Saints ou desHéros,
tout au moins d'utiles serviteurs de la chosepubli-
que. Cela, qu'onfût riche ou pauvre, qu'on eût des
ancêtres illustres ouqu'on
n'en eûtpas. Dans ce
dernier cas, on montaitsimplement
et naturelle-
ment dans l'aristocratie, parla seule nature des
choses.
Aujourd'huil'honneur des familles consiste uni-
quement,exclusivement, à échapperaux
gendarmes.
Lesbourgeois
éclairés accordentquelquefois,
aprèsavoir demandé à réfléchir, que
lapauvreté
peut,dans un
très-petitnombre de cas
qu'ils se
gardentbien de
spécifier,n'être
pas déshonorante,
mais rien n'effacerait la honte d'une condamnation
judiciaire,surtout en
province.
Les Martyrs ont beau avoir leurs ossements sur
les autelsdepuis
des siècles, l'Église a beau caril-
lonner leurs fêtes etles,inonder de gloire, le Bour-
geois pleinde défiance voit en eux des maladroits
qui se sont laissé pinceret
quiont un
casier judi-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS107
8
ciaire. Une nièce de saint Laurent ne trouverait
pasà se marier et un
arrière-petit-cousindu Bon
Larron n'obtiendraitjamais une
placede douze
cents francs dans une administration.
La répugnance du Bourgeois pourle Christia-
nisme tient engrande partie à ses sentiments d'hon-
neur, on ne l'apas assez dit. Il n'arrive pas
à
s'arrangerd'une religion dont le « fondateur »,
aprèsavoir subi une
peine infamante, est ressus-
cité, le troisièmejour, pour aggraver éternellement
le déshonneur de sa famille.
LIII
Les devoirs du monde.
«Ego non sum de hoc mundo ». Je ne suis pas
de ce monde. Jésus-Christ n'étaitpas
homme DU
monde. C'est lui-même qui l'a déclaré. Donc ily a
des devoirs en dehors de lui et, par conséquent,
opposés à lui, quise nomment les Devoirs du monde.
Il faut le savoir pour comprendrece qu'il y
a
delonganimité
miséricordieuse dans le sourire du
Bourgeois écoutant, par exemple, un sermon sur
lemépris des richesses ou la
puretéchrétienne.
J'aime mieux entendre ça que d'être sourde
l0H EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
semble-t-il dire avec bonhomie, en songeant à ses
vrais devoirs quisont de cracher à la Face du Sau-
veur et de le crucifier, chaque jour, aprèsune Fla-
gellation indicible.
L1V
L'habitude est une seconde nature.
«. J'ai la peste Il n'estpas impossible que la
pestesoit la conséquence de l'erreur et du mal;
vous le dites et je ne le niepas.
Il est certainque
jesuis sur la route de la mort; il est
possible que
je sois sur laroute de l'enfer, etque
tout cela vienne
de l'erreur. Il est vrai que je m'ennuie, queles
sensations s'émoussent avecl'âge
etque
la mort
viendra. Cettepensée
est désagréable.
« Cependant,si Dieu me
proposait de quitter un
instant ces choses ennuyeuses, monotones, men-
teuses, mourantes et mortelles, quime conduisent
au désespoir présentet au
désespoir éternel; puis,
de les échangercontre la Vie, la Joie et la Béati-
tude, je refuserais, je ne l'écouterais mêmepas.
J'irais jouerun
jeu qui m'ennuie et je lui dirais
va-t'en 1 Va-t'en, maître de l'extase etpropriétaire
de lajoie,
va-t'en Va-t'en, soleilqui
te lèves dans
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 100
tes fiots de pourpreet d'or Va-t'en, majesté
1 va-
t'en, splendeur1 Va-t'en! Va-t'en toi
quias sué le
sangau
jardin des Olives Va-t'en! 1 toi quias été
transfiguré sur le Thabor Va-t'en! je vais au café,
où je m'ennuie.
« Pourquoi yallez-vous?
« Parceque j'en ai l'habitude. »
Ernest HELLO. L'Homme. Ira édition, page 33.
LV
Où il y a de la gêne, il n'y a pas de
plaisir.
Une nuit, Forain reçut une très-belle volée de
coupsde bâtons administrée sans erreur par deux
estafiers au service d'une princesseoffensée de la
rue Pigalle, Le caricaturiste aimé des mufles avoua
qu'il n'avait pas eu deplaisir
et sa vie en dut être
empoisonnée, car la vue d'une trique,même sur
l'arbre, lui cause, m'a-t-on dit, un vif sentiment
degêne
Il m'eût été diîficile, en songeant à ce Lieu Com-
mun, de nepas me souvenir du personnage
et de
sonaventure, qui
apu, d'ailleurs, se 'renouveler
IIO EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
un assez grand nombre de fois, car elle remonte à
plusde dix ans.
Mais l'exemple ne vaut rien. Les bourgeois ne
sont pas régulièrement, invariablement rossés et il
ya des commis-voyageurs
ou des clercs d'huissier
pour quiForain est un grand artiste. C'est assez
pourmon exégèse
de faire observer que lemotgêne,
dans ses deux sens de malaise douloureux ou de
pénurie financière, est également exclusif de tout
plaisir.
Parexemple,
la sainte loi du divorce obtenue
parun cocu
préalable, avantagéd'une bosse de
chameau de Tartarie, est venue tout à fait àpoint
pourdélivrer la joyeuse nation française de la gêne
des indissolubles liens. Il est vrai que son effet se
borne là etque
les divorcés ne reçoivent pasd'ar-
gent pourfaire la noce. Lacune fâcheuse
quisera
certainement comblée, un de ces jours, par quelque
législateur goitreux.
Inutile, n'est-ce pas? de parlerdes chaussures
trop étroites, ou des corsets aux baleines péné-
trantes, ou des clous dans le derrière ou de toute
autrepéripétie s'opposant
à la rigolade.Dans tous
les casimaginables,
il faut le plaisir, àquelque prix
quece soit, et de la gêne
il n'en fautjamais,
dit le
Prince de ce monde, pèredu
Bourgeois,ennemi de
laRédemption par
le Sacrifice.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS II 1
LVI
Il n'y a pas de plaisir sans peine.
Sanspeine pour
les autres, bien entendu. Il serait
un peufort
quele Bourgeois fût obligé d'ache-
ter d'un déplaisir personnel unplaisir quelconque.
Lieu Commun identique au précédent, toutes cho-
ses bien examinées. « Iln'y
apas
de roses sans
épines », disent aussi lesjeunes personnes ambi-
tieuses de s'exprimer de façon poétiqueet
originale,
cequi
ne signifie pasdu tout
qu'ellesse résignent
auxpiqûres qu'on peut attraper en
cueillant, inno-
cemment la reine des fleurs.
Le Bourgeoismâle et femelle ne saurait être com-
pris tant qu'onne se pénètre pas
de cette idée
qu'étant aujourd'huile maître du monde, s'il
ya
quelque chose à souffrir, cela regarde ses esclaves,
c'est-à-dire tous ceuxqui
ne sontpas bourgeois
comme lui. Or, parmices esclaves à
peu prèssans
nombre, il en est de volontaires. Ily a,
si vous vou-
lez, des Carmélites ou des Bénédictines, fillesquel-
quefois pousséessur les monts de la
plus haute
aristocratie, quiont librement choisi la vie la
plus
durepour que
le Bourgeois n'eût pasà souffrir sur
terre, pour quecet effrayant
avorton du Précieux
112 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Sang, qui n'a rien à espérer et qui ne veut rien
espérerdans une autre vie, pût
au moins jouir, en
celle-ci, de lapaix
des brutes.
Il ignore tout cela, ai-jebesoin de le dire? et il
ne lecomprendrait pas, quand
même unange le lui
expliquerait pendantun siècle. Toutefois, il le de-
vine en une manière etjusqu'à
un certainpoint.
Une sorte de flair assimilable à l'instinct des ani-
maux l'avertit qu'on travaille pour lui, qu'on prend
de lapeine pour lui et
qu'ainsi s'accomplitune cer-
taine justice quile fera, un jour, hurler de] terreur.
Quand il ditqu'il n'y
apas de plaisir sans
peine,
cela ressemble à l'ironie bête et légèrement affolée
du mauvais soldat qui sent très-bienque
ses cama-
rades ne se ferontpas
tuer éternellementpour
lui.
LVII
On ne fait pas d'omelettes sans casser
des œufs.
C'est en ces termesque
le colossalBourgeois
Abdul-Hamid dutexpliquer à son bon ami et loyal
serviteur Hanotaux le massacre des deux ou trois
cent mille chrétiens d'Arménie. Seulement, il ne
l'invitapas
à manger l'omelette
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS I13
Gabriel, congédié avec un maigre pourboire, se
consola comme ilput, ayant gratté quelques ronds,
j'ose l'espérer,dans la casserole du ministère où ses
passades aprèsRichelieu firent tant d'hon-
neur à la France.
Ayantfort connu cet homme d'Etat, je regarde
même comme infinimentprobable que
son admi-
ration pourle sultan ne fit
qu'augmenter.Ses en-
trailles de fils depetits bourgeois de Saint-Quentin
ont dû être plus que remuéespar
ce padischah,
possesseur, assure-t-on, de plusieurs vingtaines
de millions de rente et immolant à sa chiasse la
populationde cinquante villes 1
Quand un bourgeois parlede casser des œufs
pourfaire une omelette, soyez
sûrqu'il y
a quel-
qu'unou
quelques-uns qui écopentterriblement et
qu'il y .a toujoursun Hanotaux
pour applaudir.'
LVIII
Je n'ai pas de monnaie.
Telle est laréponse d'un gros individu reluisant
à un malheureuxqui implore cent sous après avoir
inutilement demandé vingt francs. Il nes'agit même
pas d'une aumône. Le solliciteur est connu et il
Il4 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
prometson travail. Que dis-je?
il l'adéjà donné,
son travail, mais il n'apas
lemoyen d'attendre
l'époquefixée
pourle
règlementde son salaire.
Par malheur, le sollicité est un hommequi
a des
cprincipes
arrêtés » etqui
ne fait jamais d'avances
d'argent. Ça,c'est invincible. On
peut opérer un
miracle, on ne surmonte pasun
bourgeois de cette
espèce.La rigidité d'un cadavre résiste moins à la
Prièreque
larigidité de ses
principes.
Pourtant, comme l'insistance est extrême, que
l'homme a l'air d'undésespéré
etqu'on
se trouve
dans un endroit plutôt désert, il a renoncéprovi-
soirement à parler de sesprincipes et se borne à
répondre qu'iln'a
pasde monnaie.
Voulez-vous que jevous en fasse? dit l'autre.
Proposition effrayante.Le
Bourgeois croit enten-
dre la voix d'un brigand quile menace de mort.
Une idée lui vient cependant. Il déclare son inten-
tion d'en faire lui-même au carrefourplein
de lu-
mières qu'on aperçoitau bout de l'avenue. Arrivé
là avec son compagnon,il
désigne celui-ci à deux
sergots qui l'empoignent immédiatement.
Le malheureux couchera auposte, c'est sur, et les
pauvres petits quiattendent leur dîner s'en
passe-
ront en grinçantdes dents, car cette chose
effroya-
ble existe. Celuiqui
n'apas
vu ni entendu lespetits
enfants grincer des dents ne connaîtpas
le fond de
la douleur humaine.
L'homme juste, délivré et content de lui, prend
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS Il5
8.
une voiture et s'en va faire sa monnaie dans un
restaurant de nuit. Tout est donc très-bien. Mais
voici une autre affaire. Cette nuit même, pendant
qu'il ribote, ses immenses chantiers s'allument et,
demain, lesjournaux
estimeront laperte
à six
cent mille francs.
Que penserde cela? Serait-ce
qu'il ya des pa-
roles qui incendient toutes seules, sans qu'inter-
vienne une main visible? L'homme au désespoir
est sous clef et sespetits se tordent de faim dans
les ténèbres enpleurant
etgrinçant des dents. Ce
n'est toujours pasceux-là
qu'on accusera d'avoir
fait lecoup. L'homme aux
principes arrêtés ferait
bien tout de même d'avoir de la monnaie, à l'ave-
nir. On ne sait pas. Dieu a desdéguisements
et le
Feuprend
bien des formes. C'est un Vagabond qui
fait ce qu'il veut, sans qu'on sache d'où il vient ni
où il va. Quelquefois,il tombe du ciel, comme on
l'a vu pour Sodomeperpendiculairement.
LIX
Je pourrais être votre père.
Ne serait ce pasle
plusbizarre de tous les Lieux
Communs?
116 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Pour entrevoir cequ'il
a d'énorme, qu'on essaie
de se représenter un vieux juif prévaricateur etplein
d'ordures, disant à Jésus « Jepourrais
être votre
père »
J'étais avant Abraham. répond Celui par
quitout a été fait.
Cetteparole
del'Évangile dans la bouche d'un
Homme de trente ansqui ressuscitait les morts, en
attendant de ressusciter lui-même, faitpeu d'impres-
sion sur les âmes cyclistes du vingtième siècle. Mais
les gens d'alorsqui
se tenaient deboutpour voir le
Maître etqui
allaient sur leurspieds, durent la trou-
ver bien inouïe.
C'estqu'à
ce moment l'idée depaternité trans-
férée de l'Homme à Dieu et du Tempsà l'Éternité
apparaissaittout à
coup presque inaccessible.Abra-
ham avait beau garder son nom, on ne savaitplus
qui était le père, de celui qui avait engendréou de
celuiqui
avait étéengendré. Et cette incertitude
seuledéplaça tellement l'humanité que le christia-
nisme devintpossible. Pater noster..
Aujourd'hui qu'on est des chrétiens depuistant
de générations et quels horribles chrétiens
c'est ahurissant d'entendre un êtreprétendu
rai-
sonnable etbaptisé au Nom des Trois Personnes,
dire, fût-ce à un enfant et fût-il lui-même chargé
de siècles « Jepourrais
être votrepère », en vue
d'exprimer une différenced'àoe, tout bêtement,
comme si on pouvait jamais savoir à quion
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNSII7
parle, quion est soi-même et comme si ce con-
ditionnel étonnant pouvait avoir une signification
quelconque,sinon celle-ci
C'est moiqui
suis le Bon Dieu, moi quivous
parle,et vous ne vous en doutez pas
1
LX
On ne meurt qu'une fois.
Autant dire qu'onne vit
qu'une fois et c'estdéjà
trop quandon est un imbécile ou un malfaisant, ce
quine peut jamais
être faut-il sans cesse le re-
dire ? le cas du Bourgeois.
Ce serait intéressant, tout de même, de savoir ce
qu'ilentend par mourir, une ou
plusieurs fois. J'ai
déjà demandé ce qu'il pouvait bien entendrepar le
mot viure, et laréponse
a été sipeu satisfaisante
que jesuis découragé. Le Bourgeois est un malin
quine dit
quece
qu'ilveut. Il ne faut
pas seplain-
dre quece marié est trop beau.
Une seule chose oh! une chose de rien du
tout me paraîtclaire. C'est
qu'il ne veut absolu-
mentpas
marcher avecl'Apocalypse, laquelle parle
d'une« seconde mort ». Mais tout le monde sait ce
qu'il faut penserde l'Apocalypse. On en a
trop de
118 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
toutes ces histoires d'étang de feu, depluie de
soufre, de sauterelles et de scorpions,du puits de
l'abîme et de la Bête aux dix cornes.
Voltaire, qu'onne lit
plus assez, aujourd'hui, a
réponduvictorieusement à tout cela et à
beaucoup
d'autres choses dans son immortel Dictionnaire
philosophique.Avec une inconcevable noblesse de
langage,il
y expliquele génie et, en
général, toutes
les manifestations de l'âme humaine, qu'on croyait
auparavantl'effet d'un souffle
inspirateur, parl'ex-
trême difficulté de faire caca. Un efficacepurgatif,
etNapoléon
devient immédiatement un imbécile.
Plongez-vous dans les foirades de Voltaire qui
n'était pas constipé, lui, j evous en
réponds, et vous
verrez si ce n'estpas
mourir deux fois.
Post-scriptum. Il est utile de rappeler que
Voltaire n'étaitpas
unscatologue.
LXI
Il est bienheureux, il ne souffre plus.
La SacréeCongrégation des Rites, un des ulcères
lesplus
noirs au flanc de laPapauté, exige cou-
tumièrement des sommes immenses. Unprocès en
béatification coûte dans les deux cent mille francs.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS1 19
Le Bourgeois est béatifiépour rien. Aussitôt
qu'ilcommence à
puer, lesparents
et amis décla-
rent qu'ilest bienheureux, tout
simplement. C'est
vrai qu'on ne le met pas sur les autels, mais iln'y
tient pas. L'essentiel, pour lui, c'est d'être bien-
heureux, c'est-à-dire de neplus
souffrir dans sa
viande, car, pource qui est de l'âme, il ne l'a jamais
sentie.
Et voilà tout, leprocès est fini. Pas
d'enquête
sur les vertus du défunt, non plus que sur ses mi-
racles. Nul besoin d'offrandes, ni de cadeaux coû-
teux, ni de bullespapales.
Le premier voisin rem-
place très-avantageusement promoteur, juges, car-
dinaux et Souverain Pontife. Quand il a prononcé
la formule, il est clair quetout va bien et que le
décédé n'aplus
rien à craindre.
Le uprogrès
de la science », d'ailleurs, est venu
en aide aux morts, en les délivrant des affres de
l'inhumationprématurée.
Le four crématoire, plus
rassurantque le
Requiem,est autrement expéditif.
Autrefois, oncraignait de se réveiller dans la main
duJuge terrible. On tremble, aujourd'hui, de se
réveiller dans la fosse entre les quatre planches
d'une bière. Dans l'ancienne peur, on ne finissait
pas de prier; dans le trac moderne, on estréglé
subito.
Lesemployés fourrent vos cendres, mêlées, je
pense, d'escarbilles et de mâchefer, dans une urne
inconsolablementétiquetée, surles
flancs de laquelle
120 EXÉGÈSE DÉS LIEUX COMMUNS
il estparlé, quelquefois, de se revoir. Alors, on
« n'aplus besoin de rien », on ne souffre plus, on
est « bienheureux ».
LXII
Il ne s'est pas senti mourir.
Eh bien! ce n'estpas
encore assezpour
le Bour-
geoisde ne
plussouffrir
aprèsla mort. Il tient à ne
passouffrir
pendant.S'il lui était permis d'avoir du
style,ilferait volontiers comme cette dame du dix-
huitième siècle qui se soûla pour mourir. J'ignore
jusqu'à quel point cette ivresse fut consolante et
comment elle se put combiner avec lespaniques
appelsdu Souterrain. Mais
l'expédient peuttou-
joursêtre
proposé.
Dequoi s'agit-il, en somme, dans tout ce
que
fait ou veut leBourgeois,
sinon de démentir la Pa-
role de Dieu ou de son Eglise? « De la mort subite
etimprévue, délivre-nous, Seigneur »,
dit celle-ci,
dans ses grandes Litanies. Parconséquent,
le con-
traire est désirable etdoit toujours
être espéré, sinon
demandé.Car tel est le grand Arcane du Bourgeois,
le secret de sa force, l'espèce de réaction organi-
que par quoi estdéterminé son
parfum,
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 121
Il tient donc absolument à nepas
souffrir en cre-
vant. Pourquoisortir avec douleur d'une vie faite,
en somme, pour qu'on en jouisse jusqu'audernier
soupirinclusivement et
qui devrait être une « si
charmantepromenade
comme disait Renan, le
philosophe entripaillé qui eut une si belle fin,
étant mort, un beaujour,
tout à fait sous lui, en se
vidant de son âme
LXIII
On dirait qu'il dort.
Il est sansexemple qu'un pauvre corps exposé,
que ce soit celui d'un bourgeois ou d'un héros, ait
échappé à ce Lieu Commun. Ce n'est pas assez de
mourir, il faut encore passer parlà. Combien de
fois et avec quelles crispations l'ai-je entendu
Mais, ô Dieu quelsommeil J'en ai vu de ces
cadavres gras et terreux et sombres, paraissant
amalgamés déjà, qui étaient terribles et lamenta-
bles comme la Sottise morte.
J'en ai vu d'autres, des « bienheureux »proba-
blement, àqui
le travail de l'agonie avait restitué
leur caractère de bêtes, plusou moins caché toute
la viepar les inutiles mouvements de leurs âmes.
122 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Ily
en avait quiressemblaient à des chevaux, à
des loups,à des cochons, à des crocodiles, à des
singes, à je ne sais quels animaux de cauchemar.
L'un d'eux, j'oseà
peine l'écrire, ressemblait mons-
trueusement à une punaise.
J'ai vu le corps d'un grand poète qui était mort
enpleurant
et surlevisage de qui
les larmes avaient
laissé une double trace.
J'ai vu celui d'un petit enfant semblable à un
capitainedes anges qui aurait eu la
permissionde
mourir etqui,
lespoings fermés et la bouche close,
avait l'air d'attendre résolument qu'on l'appelât.
Enfin, j'ai gardé le souvenireffrayant de ce sol-
dat allemandmort en un coin dechamp de bataille,
en1870-
Il n'était pas tombé, parce qu'onl'avait
cloué d'un formidable coup de baïonnette à une
ported'étable. L'arme, très-profondément
enfoncée
dans le bois, aprèsavoir traversé la poitrine de.
l'homme, n'avait puen être arrachée, et le meur-
trier s'était borné à dégager le canon de son fusil,
laissant la victime agoniser comme un chat-huant.
Je n'oublierai jamais l'expression d'horreur, d'é-
pouvanteet de
désespoir de cette face.
Un j our, un jeune bourgeois me montra son beau-
pèreétendu
depuis plusieurs heures et environné
de toutl'appareil
funèbre. Les lettres de faire part
avaient été envoyées; toutes les mesures étaient
prises, l'enterrement devait avoirlieu le lendemain.
C'était un vieil officier retraité de la bonneépo-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 123
que,un digne et naïf bonhomme
que j'aimais pour
sa bêtisepresque
autant que pour sa droiture.
N'est-cepas,
me dit legendre, qu'il
a l'air de
dormir ?
J'eus envie de souffleter cet imbécile, mais,
l'ayant regardé avec attention, je compris que je
me trouvais en présence d'une espèce de démon.Sa
joied'hériter de
quelquessous éclatait, malgré ses
efforts. « Quand on est crevé, c'est pour long-
temps », pensait-il,sans doute.
Ayant récité intérieurement un De profanais,
j'allaisfuir
pour échapperà ce vivant, lorsque
le
mortporta
la main à son front et ouvrit lesyeux.
Avec unsang-froid qui
m'étonne quand j'y pense,
jeme précipitai, j'éteignis
lescierges
etje
fis tout
disparaître en un clin d'oeil. Puis, me tournant vers
le gendre qui venait depousser
un cri et dont la
bassegueule figée me parut d'un citoyen
de l'enfer:
Allez chercher votre femme, lui dis-je; vous
voyezbien
qu'ila cessé de dormir.
LXIV
Elle est morte comme une sainte.
Le matin du 25 octobre, le Pèlerin la trouva
124 EXÉGÈSE DES LIEUX (COMMUNS
toute terrifiée et toute bouleversée « J'ai eu cette
nuit, dit-elle, uneeffrayante
vision qu'encore main-
tenant jene
puischasser de mon
esprit.Comme
je
priaishier soir
pourles mourants, je fus conduite
prèsd'une femme assez riche, et j'eus la douleur
de voir qu'elleallait se damner. Je luttai avec Satan
devant son lit, mais sans succès il merepoussa
il était trop tard. Je nepuis
direquel
fut mon dé-
sespoir quandil enleva cette âme et qu'il laissa là
ce corpscourbé en deux et aussi
repoussant pour
moi qu'une charogne.Je ne
pusm'en
approcher,
je ne le visque
de haut et de loin. Ily
avait là
aussi des anges qui regardaient.
» Cette femme avait un mari et des enfants. Elle
passait pour une très-bonnepersonne et
vivait à la
mode du monde. Elle avait un commerce illicite avec
un prêtre,et c'était là un vieux péché d'habitude
qu'elle n'avait jamaisconfessé. Elle avait reçu tous
les sacrements on parlait de sa belle contenance
et on la disait bienpréparée.
Elle était pourtant
dansl'angoisse
à cause dupéché qu'elle avait tenu
secret.
» Alors le diable lui envoya une misérable vieille
femme, son amie, à laquelleelle s'ouvrit sur ses
inquiétudes.Mais celle-ci l'exhorta à chasser ces
penséeset à ne pas faire du scandale elle lui dit
qu'ilfallait se tenir en repos quant
aux chosespas-
sées, qu'elle ne devait plus se tourmenter mainte-
nantqu'elle
avait reçu les sacrements et édifié tout
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
le monde, qu'ellene devait pas exciter des
soupçons,
mais s'en aller en paix à Dieu. Puis la vieille femme
ordonna qu'onla laissât seule et en repos.
» Mais la malheureuse, si voisine de la mort,
avait encore l'imagination pleinede désirs
qui la
portaientvers le
prêtre complice de sonpéché. Et,
lorsque je l'abordai, je trouvai Satan sous la figure
de ce prêtre qui priait devant elle. Elle-même ne
priait pas,car elle
agonisait, pleinede mauvaises
pensées.Le Maudit lui lisait les psaumes;
il lui
citait, entre autres, cesparoles Qu'Israël espère
dans le Seigneur,car en lui est la miséricorde
et la rédemption surabondante, etc., etc. Il fut
furieux contre moi. Je lui dis de faire une croix
sur la bouche de la mourante, mais il ne leput pas.
Tous mes efforts furent inutiles il étaittrop tard,
on ne pouvaitarriver
jusqu'à elle elle mourut.
» Ce fut quelquechose d'horrible
quandSatan
emmena son âme. Jepleurai et je criai. La misé-
rable vieille femme revint, consola lesparents qui
étaient là et parla de la belle mort de son amie.
Lorsque je m'en allai, enpassant sur un
pont qui
était dans la ville, je rencontrai encorequelques
personnes qui allaient chez elle. Je me dis « Ah!
si vous aviez vu ce que j'ai vu, vous vous enfuiriez
loin d'elle! » Je suis encore toute malade et je trem-
ble de tous mes membres. »
Cettepage
estempruntée au 3e volume de l'in-
comparable Vie d'Anne-Catherine Emmerich, la
126 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
voyante stigmatisée de Dulmen, parle Père Schmoe-
ger,de la congrégation des Rédemptoristes.
LXV
On doit le respect aux morts.
Il est inutile de respecterles vivants, à moins
qu'ilsne soient les plus
forts. Dans ce cas, l'expé-
rience conseille plutôtde lécher leurs bottes, fus-
sent-elles merdeuses. Mais les morts doivent tou-
joursêtre respectés.
A l'exceptiondes artistes et des poètes, pour qui
la mort ne saurait être une excuse, lesplus atroces
criminels ont droit à des égards et même à une
certaine vénération, lorsqu'ils ont cessé de vivre.
Pourquoi?Serait-ce parce qu'ils sont devenus des
v bienheureux »? Réponse tropfacile. Cherchons
unpeu
dans la profondeur.
J'ai dit, en commençant cetteExégèse, que le
Bourgeois profère sans cesse, et tout à fait à son
insu, des paroles absolument excessives, capables
d'ébranler le monde. Dieu saitpourtant que telle
n'est passon intention. Mais il en est ainsi et c'est
dans l'espérance de le démontrer que j'ai entrepris
ce travail.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS127
Pourquoi donc, encore une fois, le Bourgeois
affirme-t-il avec tant d'obstination qu'ondoit le
respectaux morts, sinon, peut-être, parce que, ne
démêlant pastrès-bien la mort de la vie, comme
j'aidit plus haut, un pressentiment
obscur l'avertit
de le revendiquer,ce respect, pour
lui-même et
pourses semblables qui sont, avec leurs grands
airs de vivre, les vrais morts et les morts d'entre
les morts?
LXVI
Les morts ne peuvent pas se défendre.
Quelle bêtise ouquelle hypocrisie
1 Comment
donc! mais ils se défendentprécisément par
le res-
pect quileur est dû et
quine
permet pas qu'onles
touche. Imagine-t-on une meilleure défense? Elle
est d'autantplus
sûrequ'une
incertitude conti-
nuelleplane
sur eux. Ils ont sisouvent, je ne me
lassepas
de lerépéter,
l'air de vivre, et on les
enterre d'une si drôle de façon! Essayez, par
exemple, de pisser contre la statue de Gambetta et
vous verrezsur-le-champ s'épaissir,
se coaguler, se
condenser et finalementapparaître,
sous la forme
de larépression
la plus exaltée, toutes les sales
I2& EXEGESE DES LIEUX COMMUNS
ombres intéressées au prestige de cette abominable
charogne. J'appelle ça se défendre.
Les morts se défendent si bien qu'il n'ya
plus
moyen de vivre. Sous prétexted'encaisser le res-
pect auquelils
prétendentavoir droit, ils
remplis-
sent les villes et jusqu'aux villages de leurs effigies.
Bientôt, sans doute, ils envahiront les demeures
descitoyens et je
me verrai forcé, sous des peines
graves, moiqui
vous parle,de pendre, un jour, à
mes murs les néfastes gueules d'Edouard Drumont,
du docteur Maurice Peignecul où d'Emile Zola dit
le G'rétin desPyrénées.
LXVII
Je ne suis pas un domestique
ou
Quand on nourrit.
J'étais impatient d'y venir. C'est à ce Lieu Com-
mun queviennent aboutir tous les filaments, toutes
les filandres de pensées ou de sentiments dont se
constitue l'âme du Bourgeois pauvre.C'est à ce
signe qu'on peut reconnaître le monstre. Car il
existe, sorti de la vase, lui aussi, pour dévorer le
EXÉGÈSE DÈS LIEUX COMMUNSI29
Bourgeois riche, aussitôt que prendrafin la sep-
tième année d'abondance.
Il a le genre de laideur de Barrèsauquel
il res-
semble avec addition de crasse. Bonne éducation
belge et muflisme aigu. En outre, prétentionsà la
.penséeet à une sorte d'omniscience. On est informé
tout de suitequ'il
sait assez degrec pour
traduire
au besoin le code civil ou la table des logarithmes
en vers asclépiades oucholiambiques.
Il ne sait pas
moins d'hébreu et lesyriaque
n'aguère
de secrets
pour lui. Quant au sanscrit, c'est plutôtsa lan-
gue.Il ne fait, d'ailleurs, aucun
usagede ces con-
naissances précieuses et on s'en étonne. Mais il ne
veutpas éblouir, c'est assez
qu'onsache qu'il les
possède.
Les ongles, extraordinairement longs et taillés en
griffes d'albatros, font unétrange contraste avec
la lèvre toujours pendante,la face livide et les
yeux cuits. Un ami m'avaitpourtant
conseillé de
me défier des individusqui ont la bouche pourrie
et les pieds sales, cequi est aussi le cas. J'eus le
tort de nepas
écouter cet avertissement prophéti-
que. Le nom seuld'Edgar n'aurait-il pas
dû me
mettre en défiance?
Que voulez-vous? Jecroyais lui devoir quelque
chose etje poussai l'imprudence jusqu'à
lui offrir
l'hospitalité dans ma maison, le sachant fort mena-
ce. Lorsqu'ilvoulut bien me faire entendre qu'il
n'étaitpas
undomestique, ce
qui ne tarda guère,
l3o EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
je compris l'énormité de ma sottise. Mais il était
troptard.
Puis, que dirai-je encore? Ily
avait la simagrée
religieuse. Cet homme libre, imitateur et trans-
cripteur infatigable d'un écrivain trop connu, était
pleinde textes et d'élans. Enfin ne l'ayant jamais
vu, j'ignorais lesdécourageants
effets de sa de-
vanture. Que cela, surtout, me soit une excuse.
Il avait, hélas unecompagne qui répondait
au
nom deRaphaële et même un
petit enfant, malheu-
reux êtrevoué, j'en
aipeur,
à une éducation homi-
cide. Cette mère, une blondasse flamande à chair
molle et blanche sous unepeau sale, aux yeux
couleur depoussière,
auregard fuyant,
à la bou-
chehermétique d'une avaricieuse impressionnée
parle
cul-de-poule de la Joconde, était, je ,pense,
plus odieuse encore que son mari.
Lui, du moins, ne nourrissaitpas.
Il se conten-
tait d'être nourri et d'avoir uneplume,
car il se
vante sans cesse d'avoir une plume, unepauvre
diablesse de vieilleplume
ramassée dans l'ordure
de monplumier
etqu'il espère
utiliser contre
moi.
Mais elle, ah!justes cieux.! Elle était de ces fem-
mes àqui le fait de donner à téter confère
ungrade
élevé dans l'admiration des hommes. Dépoitraillée,
languissante, l'âme enpantoufles, elle se traînait
suavement, du matin au soir, ayant à peinela force
de réclamer, d'une voix exténuée parle prodige
de
EXÉGÈSE DES L1EUX COMMUNS I3I
9
son insurpassable dignité, les attentions et révé-
rences quilui étaient dues.
Le comble de l'injure eût été de luiproposer
quelquechose à faire. Oubliez-vous
que jenonr-
ris ?Me prenez-vous pourune domestique? se serait
écriée cette chambrière immobile harnachée d'un
épouxsavant. L'idée seule en
paraissait mons-
trueuse et n'aurait eud'équivalent que
l'action
folle de porter à cuire des pois cassés devant le
Saint Sacrement.
Jen'essaierai pas de peindre
les extasesd'Edgar.
Il n'en revenait pas d'avoir une femmequi
nour-
rissait, regardant ça, toute la journée, de sa lèvre
pendanteet s'indignant avec lyrisme de ne
pasvoir
affluerpour
elle et surtout pour lui les viandes
rares et les succulents morceaux qu'il avait espéré
trouver sur ma table. Car cet helléniste engouf-
frait comme dans Homère.
J'aigardé
et rempli, trois mois, ce gracieux cou-
ple. Dès la première semaine, pourtant, j'en avais
assez. Mais c'était l'hiver. Ma femme, quiavait à
gagner les calomnies horribles dont on l'abreuva
plus tard, me suppliade
prendre patience et nous
eûmes pitié de l'enfant. A la fin, Dieu se souvint
de nous et un double miracle futaccompli.
Les ver-
minesayant cru trouver mieux nous délivrèrent et
un subside me tomba du cielpour payer
l'énorme
dépense.
Le mois dernier, Edgar, que je croyaisdans les
1 ez EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
profondeursdu nadir, reparut pour
metaper au
Nom de Marie/-d'une forte somme.Tout le monde
sait que je suis un mendiant et on en abuse. L'ex-
pressionde ma surprise
et l'aveu de mon impuis-
sance me valurent aussitôt une lettre goujate que
je gardecomme un document
précieux pourservir
à l'histoire du Bourgeois pauvreau commencement
duvingtième
siècle.
Mépriserle
paindont on s'est gavé
à la table
des indigents et leur expédier, en retour, un flot
d'ordures où le nom de Dieu estpieusement
invo-
quéà chaque minute; être
appareilléd'une idiote
qui accomplitcet acte sublime de nourrir et, avec
tout cela, pousserl'héroïsme
jusqu'à n'être pasun
domestique, lorsqu'onest si saintement outillé pour
vider des pots de chambre etles rincer avec atten-
tion telles sont les grandes lignes de ce dévorant
de ton espèce quite menace, ô
Bourgeois riche, et
qui vient du Brabantpour t'engloutir (i).
LXVIII
Je n'ai besoin de personn e.
Donc, je suis Dieu. Il estremarquable que
telle
(i) Voir le Fils de Louis X VI, chap. x, où j'ai traité à fond
celte question grave de la Domesticité.
EXÉGÈSE DES .LIEUX COMMUNS l33
est la conclusion nécessaire de presque toute
parole bourgeoise. Je l'ai fait observerplus
d'une
fois. Les Lieux Communs entrent ainsi les uns
dans les autres, comme les tubes d'un télescopeou
comme les vagons d'un trainrapide tamponné par
un train de marchandises. C'est amusant pour le
spectateur,mais fastidieux à la longue.
Le rabâchageest l'écueil à
peu près inévitable
d'un livre de cegenre. J'espère, cependant, que
la
force me sera donnée d'aller jusqu'au bout.N'ayant
pasl'honneur d'être bourgeois, il ne me coûte rien
d'avouer que j'aibesoin de tout le monde, à com-
mencer précisément parle
Bourgeois quime four-
nit ma matière, etqui, appartenant tout de même
à notre ondoyante espèce, récompense de quelque
diversité l'observateur attentif.
LXIX
Les grandes douleurs sont muettes.
Cequi veut dire
quele silence de M. Ignibiis,
chapelier célèbrequi
vient d'enterrer sa femme
dans uncimetière de banlieue, après l'avoir empoi-
sonnée avec de la raclure de sombrero, exprime
une bienplus grande
douleurque
les Lamentations
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
de Jérémiequi
n'ontpas
moins de centcinquante
Versets, hauts comme ces monts bibliquessur la
cime de chacun desquels rugit un lion.
Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. LeBourgeois
quise connaît en douleur, on
peut en répondre,
nul mieuxque
lui ne sachantl'infliger
aux autres,
n'aimepas
les grandes larmesqui
font peur, et les
aboiements des Hécubes ne luiplaisent pas. C'est
un hommesimple.
Ilpeut
lui arriver aussi bienqu'au premier venu
d'être un imbécile ou une canaille. C'est la fragi-
lité humaine. Mais sa douleur, à lui, ne peut être
que grande et muette. Pasmoyen
de sortir de là.
Essayezde vous
représenterun fabricant de tubes
en caoutchouc, un constructeur de ressorts à bou-
din pour les sommiers élastiques, un gommeur de
papierà lettres, un agent voyer de
première classe
ou bien un architecte vérificateurpoussant des
criseffroyables
etdégainant le
lyrismed'un
'So-
phocle pour déplorer le trépas d'unepersonne
de
sa famille!
LXX
« Quo vadis? »
Intercalons icirapidement
ce Lieu Comniunlitté-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS l35
9.
raire quin'existera plus demain, mais qui sévit
avec tant de rage depuistant de mois. Oh! je n'ai
pasl'intention de parler de ce livre sot, si dure-
ment condamnépar
son succès même et qu'admi-
rent, avec unanimité, catholiqueset
protestants,
ce qui est, intellectuellement, la honte des hontes.
On a vu des curés le citer en chaire!
Je n'ai voulu que raconter une anecdote. Voici.
L'autre jour,à la gare de Lagny,
deux ecclésiasti-
ques appartenant, j'aimeà le croire, à l'intelligent
diocèse de Meaux, se hâtaient devant moi. L'un
d'eux, plus pressé,se
précipita,tout à
coup,vers
un urinoir. Oczo vadis? lui cria son confrère.
Je n'entendispas
laréponse, qui m'était, d'ailleurs,
bien indifférente.
LXXI
La plus jolie fille du monde ne peut
donner que ce qu'elle a.
On était aux environs de Sully-sur-Loire,ta-
lonnépar
les Allemands. L'armée française, vic-
torieuse il y avait si peu de jours,s'émiettait sur
toutes les routes. Débâcle [immense.Le froid était
terrible, désespérant.
136 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Quatre jeuneshommes appartenant à je ne sais
quel régiment de ligne arrivèrent comme des loups,
un triste soir, dans une maison isolée, tout près des
bois. Ils ne savaient plusoù était leur colonne et,
pourtout dire, ne tenaient
pasà le savoir, étant
tombés, à force de fatigue, de froid et de faim, dans
un découragement complet. Manger n'importe quoi
et dormir dans un endroit chaud, telle était désor-
mais leur ambition unique,leur fin dernière.
Malheureusement, la maison dans laquelle ils
venaient d'entrer et dont ils n'avaient eu qu'à pous-
ser la portene leur parut pas
l'endroit rêvé. Il leur
sembla qu'il yfaisait plus froid qu'au
dehors et
l'examen leplus
minutieux ne leur fitpas
découvrir
une croûte depain,
ni une tranche de lard, ni une
pommede terre, ni une bouteille de vin, ni
quoi
que ce fût depotable
ou de comestible. Le gîte
était visiblement abandonnédepuis
des semaines.
Cette recherche, il est vrai, se fit misérablement
avec quelquesallumettes et un bout de bougie.
Aucune espéranced'avoir du feu, le bois et le char-
bon étant aussi introuvables queles
provisionsde
bouche, et ils étaient sans outilspour dépecer les
boiseries. Un moment ilspensèrent
à brûler la mai-
son elle-même, mais ils s'avisèrentpresque aussitôt
qu'il n'ya rien
quichauffe aussi mal
qu'un incen-
die etqu'après tout, l'abri tel
quel de.cette bico-
quevalait mieux que
lespectacle
des constellations.
Puis, il était prudentde ne pas se faire
trop remar-
EXEGESE DES LIEUX COMMUNS137
quer.On ne savait
pas quiétait dans le voisinage.
Mourants de lassitude etplus
affamésque jamais,
ils se couchèrent enfin sur de vieux matelasqui
avaient la consistance des meules et tâchèrent de
s'endormir.
Ce mauvaisrepos
ne dura pas longtemps. La
porte, qu'ilsn'avaient
paseu la
précautionde refer-
mer au verrou, se rouvrit avec violence et donna
passageà trois
grandsdiables de francs-tireurs
que poursuivaità
quelquedistance une
patrouille
bavaroise commandée parun officier d'une
physio-
nomie abominable quidardait sur eux le
rayon
jaunede sa lanterne. Une volée de
coupsde fusils
salua leur disparition dans la forteresse. Les dor-
meurs s'étant dressés en un clin d'œil, la porte se
trouva refermée, verrouillée, barricadée instanta-
nément.
Jusqu'au petit jour, long à venir, on laissa tran-
quilles cessept
hommes qui eurent letemps
de
faire connaissance etqui
n'avaientpas
moins
faim les unsque
les autres. L'aube frissonnante
luisait àpeine que
le siège commença.
Les pauvres garçons essayèrentde se défendre,
maisque pouvaient-ils
contre une multitude? Leur
asile fut bientôt forcé. L'un des francs-tireurs eut
assez laprotection
des saintsanges pour qu'on
l'éventrât, les armes à la main. Les autres, poussés
dans unespace trop
étroit et, d'ailleurs, exténués
demisères, se laissèrent
prendre.Leur
comptefut
138 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
bientôt réglé. Les Prussiens avaient peu d'égards
pour les francs-tireurs ou les combattants isolés et
la fusillade, en cestemps-là, répondait
à tout.
Voici donc, simplement, ce qui arriva. Au der-
nier moment, leplus jeune de ces malheureux
demanda pour toutegrâce
la faveur de manger
un morceau depain
avant de mourir.Lôjchef prus-
sien, personnage d'une laideur atroce^ je l'ai dit
tout à l'heure, voulant prouver qu'ilavait du moins
del'esprit, et même de
l'esprit français, montra de
la main les fusils dupeloton
d'exécution et dit
ces mots, immédiatement suivis du signal de mort
La blis chôlie fille ti monte né beut tônner
quece
qu'elle a.
Quand un bourgeois me parle de laplus jolie
fille
du monde, je pense qu'onne sait pas
ceque
c'est
que la mort et que cepauvre
enfant a peut-être
encore faimdepuis trente ans.
LXXII
A l'impossible nul n'est tenu.
Napoléon,le plus grand
lanceur de Lieux Corn»
muns qu'il yait eu, a déclaré
quele mot impossible
n'était pas français. La génération présente,beau-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS1 3g
coupmoins épique,
a un dictionnaireplus étendu.
Au contraire de ce qui se passait en i8o5 ou1809,
plusieurs choses, aujourd'hui, sont devenuesimpos-
sibles. Mais en est-il une seule qui le puisse être
autant quede donner de l'argent
àn'importe qui
pour n'importe quoi?Même les
concupiscents
déchaînés reculent à l'idée de faire passer dans
d'autres mains ce qu'ils ont reçu pour la vendition
de leur Sauveur.
J'espère qu'onme saura gré de l'anecdote abso-
lument inconnueque
voici
Il ya vingt ou
vingt-cinq ans, la SacréeCongré-
gationdes Rites dont s'honore l'Eglise romaine et
qui n'est pas simoniaquedu tout, comme on va voir,
exigeaun
insignifiant pourboirede
175,ooo francs,
pour s'occuperutilement de la Cause en Béatifica-
tion de ChristopheColomb.
Tous les autres obstacles avaient été mispar
terre. Six cents évêques avaient signé le postulatum
et le monde ecclésiastique savait que cet acte d'im-
mense justice, naguère si ardemment désirépar
Pie IXqui en fut, il
ya deux générations, le véri-
tablepromoteur,
avait failli être votépar acclama-
tion au Concile du Vatican.
Lepostulateur,mort aujourd'hui, aurait pu payer.
C'était un homme extrêmement âgé, presque mou-
rantchaque jour,
maistrempé dans le
Styx bour-
geois et invulnérable à tout espritde renoncement.
Pourquoi ne payeriez-vous pas ?lui
disais-je
J40 EXÉGÉSE DES LIEUX COMMUNS
en 92, époque des fêtes fameuses duquatrième sé-
culaire de la Découverte del'Amérique. Voilà qua-
rante ansque vous travaillez
pour cette causequi
est votre unique objet. Vous êtes vieux et sans
enfants, vous allez mourir. Vous auriez assezpour
subsister honorablement jusqu'àla fin de vos jours,
mêmeaprès
avoir assouvi cesjuges infâmes. Ne
privez pasde cette consolation votre dernière heure.
Mon cher ami, me répondit-ilde sa voix loin-
taine d'insectecaptif,
à l'impossible nul n'est tenu.
C'estprécisément parce que je suis
vieux que je ne
peux pasfaire cela. Quand j'étais jeune, je
ne dis
pas, mais maintenant, songezdonc 1.
Peu de temps après ce refus qu'attendait sans
doute Quelqu'un, une série de spéculations désas-
treuses lui raflait, coup sur coup, la somme totale
de centsoixante-quinze mille francs,
LXXIII
Un homme averti en vaut deux.
Je vouspréviens donc, cher Monsieur, que vous
recevrez, à telle échéance, douze douzaines de cla-
queset un nombre égal de
coupsde botte, sans
parlerdes petites affaires accessoires qui pourront
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS I4
agrémenterle cotillon. Ce ne sera pas trop
de la
résignationet de la force d'âme de deux hommes
pour porter ça. Ainsi, vous voilà parfaitementen
règle,étant prévenu.
Au fait, ily
aurait peut-êtrelà un
moyen d'aug-
menter considérablement les effectifs en tempsde
guerre, ou, du moins, de doubler la constance de
nos soldats, voire même leur agilité, en cas de mal-
heur. C'est une questionà étudier.
LXXIV
Que voulez-vous! l'homme est l'homme.
Combien Pilate estjoli garçon et digne d'amour
quand on lecompare
à la multitude considérable
desgens qui
selaventles mains Cetteparole archi-
traînée, depuisdeux dizaines de siècles,me fut ser-
vie, l'autre jour, parun
bourgeois douxqui parais-
sait avoir les mainspropres, pour la justification
d'unbourgeois
féroce dont j'avais eu l'enfantillage
de lui parler avec une extrême indignation. Il n'o-
saitpas ajouter comme dans saint Jean Ecce rex
vester, celui-là est votre roi, parce quele Bourgeois
ne metjamais
hors de lui cequi
est en lui, mais
142 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
comment aurait-ilpu
faire pour n'y pas penser dans
son lieu leplus
intime ?
L'hommequ'il
me montrait dans l'indéfini était
vêtu de lapourpre
du sang des faibles et, de son
effrayante couronne, ruisselaient des larmes de
sang. Or, iln'y a qu'un
seul homme quisoit vrai-
ment l'Homme et c'est terrible de l'évoquerde la
sorte, car ilpeut
arriverqu'on
ne distingue pas
très-bien Celuiqui
assume de celui qui est assumé
et Celui quisauve de celui qui tue. Quelle épouvan-
ble situationque
celle d'un désolateur des âmes
descendu si basqu'il
nepeut plus
avoir l'air d'un
hommequ'en
mettant sur lui, parune mascarade
sans nom, ladéfroque inexprimablement
sainte de
Gabbatha
LXXV
Il est avec le ciel des accommodements.
Peut-être avec leciel,maispas
avec le Bourgeois,
quand ils'agit de Molière. Il ne permet pas qu'on
y touche. Tout ceque vous voudrez, mais
pas ça.
Profanez les sanctuaires, les SaintesReliques,
le
redoutable Sacrement de l'autel. Soit, mais nepor-
tez pas la main sur Molière.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
10
Cett,e loi est d'autant plus remarquable que le
Bourgeoisne connaît absolument
pas Molière. Il
sait à peu près quecet homme célèbre a
beaucoup
parlédes cocus, ce qui
le flatte, et qu'il est l'auteur
d'une comédie intituléeTartufe,
où l'infamie de la
dévotion est divulguée.Il estinébranlablementcon-
vaincu queLouis XIV, dompté par
tant de génie,
le fit, un jour, manger à sa table etque toute las
cour en fut dans l'admiration. C'estmême, je crois,
le seul fait du. règnede Louis XIV
qu'il soit capa-
ble de citer, et sa gratitude est immortellepour ce
repas auquelil sent si
profondément qu'ilfut invité
en lapersonne
de Molière
Au temps de ma verte jeunesse, iln'y a pas loin
de trente-cinq ans, Jules Vallès ouvrit une sorte de
plébiscitecontre Molière. Il
yeut au
journal heb-
domadaire, la Rue, que dirigeait le futuragitateur,
un registreoù chacun était invité à
protester avec
énergie contre le Misanthrope.Je me rappelle qu'il
y eut une petiteclameur dans les journaux graves,
mais fort peu de signatures. Le Bourgeois ne ré-
gnait pas plus qu'aujourd'hui,chose
impossible,
seulement il était un peu moins inculte etparaissait
lirequelquefois.
Je ne sais sil'entreprise de Vallès
aurait maintenant plusde succès. Mais
je trouve
que notreépoque
est bien plus belle, puisque c'est
untemps de foi. On
yadore Molière comme les
Athéniens adoraient le Dieu inconnu.
t!\l\ EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
LXXVI
Au ciel on se reconnaît.
Puisquenous
y sommes, expédionscet autre
Lieu Commun sur le ciel.Il est de sacristie, celui-là,
ai-jebesoin de le dire?
Au ciel on se reconnaît, c'est-à-dire que lors-
qu'onaura été installé dans le Lieu de Béatitude,
ce qui doit nécessairement arriver aux bourgeois
et à leurs bourgeoises, on ne sera pas exposé à
l'ennui de prouver son identité à des tas degens.
On sera reconnu et on reconnaîtra les autres tout
de suite. Cela fera partie du bonheur interminable.
On évitera ainsi le contact desparvenus
et des in-
trigantsde toute sorte qui, n'ayant pas
été bour-
geoissur la
terre, prétendraientavec insolence l'être
éternellement dans le ciel. Mais tout cela est si
bienréglé qu'il n'y
apas
lieu de s'yarrêter un seul
instant.
EXEGESE DES LIEUX COMMUNS l/j5
LXXVII
Les prêtres sont des hommes comme
les autres.
« Comme les autres » est certainement une poli-
tesse. Il est bien certain qu'un homme qui prati-
quela continence et qui dit la messe
chaque jour
est fort inférieur aux autres. Si le Bourgeois n'é-
taitpas
si bon, il dirait avecplus
d'exactitude et
de fermetéque
lesprêtres
ne sontpas
des hommes
comme les autres. Juste le contraire. Mais il con-
vient d'êtregénéreux
et de n'écraser personne,la
pensée du Bourgeois n'étantpas, d'ailleurs, une
automobile.
Puis, tous lesprêtres
ne se ressemblent pas.Il
y en a encore, Dieu merci en assez grandnombre
qui ne donnentpas dans les nuages, qui
sont pour
le sérieux, le solide, le confortable. Ceux-là font
passer les autres. Onpeut
les recevoir, les inviter
àdîner, leur faire faire des commissions, leur con-
fier despaquets,
les utiliser enfin, cequi change
unpeu de ces faiseurs d'embarras
qui parlenttou-
jours de ladignité sacerdotale.
Ily en a même qui ont de belles situations, qui
l46 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
gagnent beaucoup. A plat ventre devant ceux-ci,
naturellement. Mais, enprincipe, ne nous embal-
lonspas
sur lesprêtres.
La vie est courte. N'ou-
blions pas non plus quele Lieu Commun
quinous
occupeest une contre-vérité, une
antiphrase char-
gée demystère,
etqu'il peut cacher la mort.
LXXVIII
Chacun pour soi et le bon Dieu
pour tous.
MmePlutarque, patronne
de l'ancienne maison
« Plutarqueet oncle,papeterie
et objets depiété »,
fait sa méditation quotidienneà son église parois-
siale, en laprésence du Saint Sacrement. C'est une
femmetrès-pieuse.
Fils aimable du Tout-Puissant, dit-elle, s'ai-
dant d'un de ces livres de la maison Marne ou de la
maison Poussielgue, dont l'éloge n'est,.plus à faire,
ô mon très-doux Maître venu en ce monde pour
en chasser le péché, ayez pitié de ceuxqui
vivent
dans cette souillure et gémissentà, l'ombre de la
mort. Je vous demanderai aussi de nousenvoyer
unpeu plus de monde à l'occasion du Jubilé. Ce
serait le cas ou jamais d'écouler nos vieux scapu-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
laires en cotonqui commencent à se manger aux
vers et vous savezqu'il
nous en restebeaucoup.
Agneausans tache qui vous offrez
pourles
pécheursavec tant d'amour, ayez pitié de leur état
et délivrez-les del'esclavage du démon par le mé-
rite de votre offrande. Je crains bien d'avoir fait
une trop forte commande de bénitiers en biscuit. Il
y ade nos clients
qui seplaignent que c'est trop
cher. Mais c'est un articleavantageux que je ne peux
pourtant paslaisser à meilleur marché. Il
n'y au-
raitplus qu'à
mettre la clef sous laporte. Heureu-
sementque ça se casse vite et qu'il
en faut toujours.
On serattrape
sur laquantité.
Nos péchés, ;ô divin Sauveur, ont armé vos
bourreaux des instruments de votresupplice. Il
est vraique
les affaires sont les affaires et qu'il n'y
auraitpas moyen de joindre les deux bouts si on
donnait la marchandise. Puis, ily a
la morte-saison
où on n'arrive pasà vendre un catéchisme, ni une
bouteille d'encre, ni une rame dépapier. Si onplace
detemps en temps, par
cipar là, un
petitroman
unpeu léger,
unepetite polissonnerie,
un toutpe-
titjeu de cartes
plusou moins
transparentes, mon
Dieu ça regarde ceux qui les achètent, n'est-ce
pas? D'ailleurs, jene fais ces affaires-là, vous le
savez, qu'avec des messieurs bien mis et d'un cer-
tainâge. Où est le mal ? Ah doux Jésus, ne vous
mettezjamais dans le commerce!
Cemystère nous enseigne la mortification cor-
148ERÉGÉSE DES LIEUX COMMUNS
porelle.C'est
pourimiter le Sauveur
flagellé que
les saints ont pris de sanglantes disciplines.
Oh! ça ne vapas fort, non
plus,le commerce des
disciplines!Si nous vendons quelques méchants
cordons de saint François, c'est tout le bout du
monde. Pour cequi est du crin, il n'en faut
plus,je comprends ça.Il nous restaitquelques vieux
cilices quenous disions avoir
appartenuau curé
d'Ars, comme cela se fait couramment dans notre
partie.Nous avons eu tant de
peineà nous en
défaire que nous avons renoncé à en avoir d'au-
tres.
Je le reconnais, ô Jésùs, c'est votre mort, qui
a détruit en moi le péché. C'est votre résurrection
quim'a délivrée du tombeau des vices où j'ai dormi
si longtempsdans le sommeil de la mort. En effet,
notre maison vaprendre
de l'extension, malgré
tout. Le fabricant de suppositoires nefaitplus rien.
Ce sera bien le diable s'il ne nous cèdepas
son bail
à moitié prix. D'ailleurs, c'est unDreyfusard
et
nous l'aidons tant que nouspouvons
à faire faillite.
Ce sera painbénit. Quant à sa fille, qui s'en va de
la poitrine,vous faites bien de la prendre. Nous
avons essayéde lui faire du bien et nous en avons
été drôlement récompensés. Lepère
ne nous a-t-il
pas reprochéde la tuer, en la laissant debout toute
lajournée
dans laboutique, comme si nous étions
responsablesdes maladies du
prochain.Chacun
poursoi et le Bon Dieu
pour tous. Quand elle n'a
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNSi4q
plusété capable
de travailler, nous l'avons flanquée
à laporte,
comme dejuste.
Vous en auriez fait au-
tant, n'est-il pas vrai, monRédempteur?
Mainte-
nant qu'onme calomnie tant
qu'on voudra, je sau-
rai porterma croix
jusqu'au bout, avec le secours
de votre grâce. L'amour de mon Dieu doit me suf-
fire dans cette vallée de larmes et dans la bienheu-
reuse éternité. Ainsi soit-il.
LXXIX
Aller son petit bonhomme de chemin.
« Alexandre le Grand réduisit, après sept mois
d'unsiège opiniâtre, l'imprenable
ville de Tyr.
Pour lapunir
de cette résistance, il fit mettre en
croix deux mille habitants échappésà la fureur du
soldat.Après quoi
il continua, dans la direction de
l'Egypte,son petit bonhomme de chemin. »
Ainsiparlait
au lycée de Périgueux,il
y a quel-
que quarante ans, un digne professeurd'histoire à
qui nous infligions, presque chaque jour, d'effroya-
bles farces dont il s'apercevait à peine.
Ce « petit bonhomme de chemin o est resté dans
ma mémoire avec le nom d'Alexandre et la figure
de ce savant comme une sorte de mastic. Il n'a
150 EXÉGÈSE DRS LIEUX COMMUNS
plusété
possiblede les
séparer et, par lephéno-
mène de l'association et de la filiation des idées,
jene
puisentendre ce Lieu Commun sans voir aus-
sitôt lesplus héroïques personnages se défiler d'une
patte légère, aprèsavoir
accompli quelque rosserie
grandiose. Napoléon, par exemple, aprèsla Béré-
sina, ou, si on lepréfère, l'aimable Néron
qui
n'était, jele veux bien, qu'un imbécile, mais un
imbécile maître du monde etqui allait, lui aussi,
son petitbonhomme de chemin planté de chrétiens
en feu, comme l'a raconté Tacite, ut cum defecisset
dies, inusum nocturni luminis urerentur.
Le Bourgeois,à son tour héritier et successeur
de ces personnages effrayants, va sonpetit
bon-
homme de chemin vers la mort, éclairépar
les
étrons.
LXXX
Ne pas valoir le Diable.
Où donc est l'honnête hommequi pourrait
se
vanter de le valoir ? Songez quetout diable qu'il
est, tout de même, il est un ange et le chef d'un
grandnombre d'anges. Si l'ingénieur des ponts
et
chaussées quevoici ou le brigadier de gendarmerie
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 151
io.
quevoilà entendent
parces
paroles qu'on ne vaut
pas grand'choseou rien du tout, ils se
trompent
d'une manière quiétonne. Affirmer d'un individu
qu'ilest moins riche qu'un milliardaire
n'implique
pas qu'ilsoit un nécessiteux. On peut ne
pas valoir
précisémentle Diable et, néanmoins, capitaliser
sans fatiguela valeur morale et intellectuelle d'une"'
infinité de bourgeois. Que penser dequelqu'un qui
vaudrait le Diable ?.
Il faudrait faire attention à cequ'on dit. Le
Diable n'aimepas qu'on
secompare à lui, fût-ce
pourdéclarer qu'on
ne le vautpas et
il ya des
mots quile font venir. « Quand nous ne
parlons
pasà Dieu ou pour Dieu, a dit un écrivain
peu
connu, c'est au Diableque
nous parlons et il nous
écoute dans un formidable silence. o
LXXXI
Se plaindre que la mariée est trop belle.
Essayezde faire comprendre
à desbourgeois
qu'il peut yavoir lieu de se plaindre, en effet, et
que
l'excessive beauté d'une mariéepeut avoir des in-
convénients Ah qu'ilssont loin de cette crainte
et de ce gémissement1 Il leur faut des
épouses
l52 EXEGESE DES LIEUX COMMUNS
d'une beautéparfaite.
Je n'aiqu'à jeter les yeux
autour de moi. C'est incroyable,c'est effarant, c'est
éblouissant Je ne sais pasoù ces cochons vont
chercher leurs femmes.
Alors, naturellement, étant installés à ce point
dans la beauté, ils ne voientplus que la beauté, ils
nepensent plus que
la beauté. Une affairequelcon-
quedevient
poureux une mariée qui
doit être belle,
quine
peut jamaisl'être
tropet dont il leur
paraît
monstrueux que d'autres se plaignent, surtout
lorsque ces autres sont sur le point d'être complè-
tement roulés.
Ily aura, un
jour,une Mariée dont
l'approche
fera claquer lesportes du ciel et qui sera si belle
qu'onne
pourra pasla
distinguer de la foudre. C'est
Celle dont il est écritqu'« elle rira au
dernier jour»).
Elle seraprésentée
comme le Jugement de Dieu et
nul n'aura letemps
de seplaindre. Mais comment
imaginer unbourgeois capable de la
pressentir?
LXXXII
Tuer le temps.
Dans larhétorique du Bourgeois, tuer le temps,
ai-je besoin de le dire ?signifie tout
simplement
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS J 53
s'amuser. Quand le Bourgeois s'embête, le temps
vit ou ressuscite. Vous comprendrez ou vous ne
comprendrez pas, mais c'est ainsi. Quand le Bour-
geois s'amuse, on entre dans l'éternité. Les amu-
sements du Bourgeois sont comme la mort.
LXXXIII
Avoir le mot pour rire.
Parmi lesgens qui
ont habituellement le mot
pour rire, on cite volontiers les employésdes
pom-
pes funèbres, les garde-chiourme,les huissiers, les
chirurgiens, les bourreaux. Il paraît queleurs
honorables métiers veulent ça.
Villiers de l'Isle-Adam, quiavait la passion de
courir leguilledou des exécutions capitales
etque
les messieurs de la guillotine considéraient comme
un amateur éclairé, affirmait avoir entendu l'exé-
cuteur dire à une de sespratiques,
en luitapant
joyeusement surl'épaule,
dix minutes avant le
couperet « Je vousgâte,
mon ami, jevous gâte
Il venait de l'avantager d'une de ces petites dou-
ceurs dont les bourreaux ont le secret. Villiers
avaitgardé dans l'oreille la crécelle de celte voix
decoupeur
et il affirmaitque c'était irrésistible,
l54 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
dequelque
manièrequ'on
veuille entendre cet
adjectif qualificatif.
LXXXIV
Assurer l'avenir de ses enfants.
Depuissi longtemps que
les pères s'occupentde
l'avenir de leurs enfants, n'est-il pas étrange que
les enfants ne pensent pasà l'avenir de leurs pères?
Qui donc faisait remarquer cela etquel avenir cet
anonyme pouvait-ilbien avoir en vue? Le Bour-
geoiss'étonne des
questionsainsi
présentées. Quoi
de plus simple, cependant?Il faudrait prévoir le
cas où unpère
aurait étéengendré par
son enfant.
C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre,
Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi.
Vers cornéliens, aujourd'hui presque oubliés,
dont la splendeur consolait Alfred de Vigny, le
poète-gentilhomme, de la disgrâce de n'être pasné dans une boutique pour léguer, à son tour, une
clientèle à de fortunés et crétins enfants.
Le Bourgeois, plus heureux, se félicite dans une
autre langue. Pour ce qui est de ses ancêtres, à
lui, il ne saurait ni en descendre ni en remonter.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS l55
Toute salignée, depuis
les siècles, garde l'horizon-
talité absolue dans laplatitude géométrique du lieu
le plus bas, et cette postureest assurée dans l'ave-
nir, sauf miracle, à tous ceuxqui pourront sortir
de lui.
Sauf miracle, cela s'est vu. Un êtred'exception
peut, quand même, jaillirde cette alluvion de dé-
jections.Mais de
quelavenir cette
géniture pourra-
t-elle bien gratifierses
pères?J'abandonne la co-
casserie phénoménaledu problème
à ceux de mes
lecteursqui
furent enfantés surles joyeuses collines.
LXXXV
Faire honneur à ses affaires.
Le mot « affaires » me trouble toujours. J'ai es-
sayé, dès le commencement de cetteExégèse, d'en
direquelque chose. Je n'ai réussi
qu'à manifester
monimpuissance. Ce qui me semble tout particu-
lièrement haïssable dans ce chien de mot, c'est son
mystère. Impossible d'y pénétrer. « Faire honneur
à ses affaires » est une des paroles lesplus dites
et certainement les moins entendues.
Qu'est-ce quel'honneur vient faire ici ? Je le de-
mande aux sages. Faire honneur àquelqu'un est
l56 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
une locution intelligible. Exemple.On se fend en
quatre pour prouver à un piratearmé
jusqu'aux
dents qu'on a pourlui de l'estime et une
profonde
considération. Honorer les canailles qui ont l'ar-
gent ou le pouvoir,c'est le cri de la conscience
bourgeoise. Mais fairelaonneur à ses affaires est
un texte difficile.
Je sais aussi bien quevous
que, dans une lan-
gue inintelligibleaux
purs esprits,cela veut dire
payerune lettre de change, un billet souscrit ou
toute autre saleté du mêmegenre.
Je n'ignore pas
nonplus qu'un
tenancier delupanar, un empoi-
sonneur depauvres,
un usurier à cent cinquante
ou deux centspour
cent font honneur à leurs
affairesquand
ils règlent exactement leurs échéan-
ces. Eh! bien, que vous dirai-je? cette façon en
reliefd'exprimer une platitude
me bouleverse.
LXXXVI
Faire un trou à la lune. Faire son trou.
Identiquesdans l'Absolu, identiques
dans l'In-
fini. On ne dira jamaisFaire un trou au soleil,
ni à la terre, ni à Mars, ni même à Vénus. On ne
fait de trous qu'àla lune, on ne fait son trou que
EXÉGÉSE DES LIEUX COMMUNS 157
dans la lune, laquelle,à vrai dire, n'est qu'un
vaste systèmede trous et de cavernes
profondes.
C'est, du moins, letémoignage d'un romancier
anglais contemporain quia été assez
heureux pour
profiterd'une occasion tout à fait
unique de visiter
la lune, ces dernierstemps.
Il en a mêmerapporté
d'énormes barres d'or vierge que tout Londres
a puadmirer. On sait enfin
que l'or est à fleur
de lune et aussi banal queles
pierres sur ce satel-
lite (1).
Ainsi se trouveexpérimentalement corroborée,
aprèsdes générations de caissiers, la
métaphore
bourgeoised'un passage heureux à travers la lune,
quandon se dérobe en
emportant le bien d'au-
trui. Ainsi se démontre, avec une précision que
j'ose qualifier d'astronomique, l'inhérence de l'idée
de trou à l'idée générale deprospérité humaine. Le
Bourgeois a deviné juste, commetoujours,
mais
cette fois, il nousprécipite dans les cieux.
LXXXVII
Brûler la chandelle par les deux bouts.
M. Besoin compritd'autant mieux qu'une gifle
(i) Les Premiers Hommes dans la Lune, traduit de l'anglaisde
H;-G. Wells, par Henry-D, Davray. Mercure de France.
t58 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
éblouissante soulignala
péroraison.Jamais l'autre
Lieu Commun dit des trente-six chandelles n'avait
étéplus complètement justifié,
car les muscles de
l'envoyeur valaient sadialectique.
M. Besoin est un de ces penseurs dont la liberté
étonne les animaux domestiques.Son trait le plus
originalest d'avoir lâché Dieu, comme tout le
monde, à l'époque illuminative de sa puberté. A
partirde là, peu
de choses lui furent cachées.
Ayantvécu loin du monde sacerdotal, il connaît
les prêtres, cela va sans dire, et sait exactement
ce qu'il faut penser de leurs manigances. M. Be-
soin ressuce goulûment le dix-huitième siècle et
passe, dans son chef-lieu de canton, pour une intel-
ligence de prime-saut. Il parle volontiers de l'In-
quisition, de la Saint-Barthélémy, de la Révocation
de l'Edit de Nantes, etc., en des phrases qui pa-
rurent champignonneuses vers 1820, et il s'exprime
avec force contre le fanatisme de deux ou trois
pauvres vieilles bougresses de dévoltes qui vont
assidûment à l'église paroissiale.
On n'attend que l'occasion pour faire de cet
orateur un député. C'est lui qui saurait en finir
avec la religion, quand il serait aux affaires 1
Sans doute, ce n'est pas mal, si on veut, d'a-
voir congédié un assez bon nombre de religieux
et de religieuses. Le gésier de cet homme d'Etat se
dilate à la pensée que les pénitentes du Carmel ou
les hospitalières des indigents sont peut-être dé-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNSl59
sormais errantes et sanspain.
Maisquelle mollesse
dans l'exécution!quelle
timidité!quel manque de
décision! quelle impuissance!alors
qu'il s'agissait
de tout chambarder en un clin d'oeil
M. Besoin en était là de son discours, enplein
cafédu Commerce lorsque le sacristain, homme
fougueuxvenu pourse rafraîchir, lui demandabrus-
quements'il allait « fermer sa
gueule ». L'orateur,
interdit etsuffoqué,
nerépondit pas.
Je vaisparler pour vous, reprit l'employé
d'église, chacun son tour. J'ai à vous dire d'abord
quevous êtes un imbécile et
quevous brûlez votre
chandelle parles deux bouts. Ici vous braillez du
matin au soir, et souventjusqu'à minuit, contre les
prêtres,contre l'église,
contre les cérémonies etcon-
tre les cloches dont la sonnerie vousexaspère comme
si vous étiez un démon, enfin contre lesreligieux
etles religieuses.En même
temps vous avez vos deux
filles en pension,à Paris, chez les Dames Visitan-
dines. Là je suppose quevous tenez un autre lan-
gage. Moi, je m'en fous, remarquez bien. Seule-
ment, jetrouve un
peusalaud de se contredire à
quelquesminutes d'intervalle, juste le temps d'al-
ler à Paris et d'en revenir. C'est une dégoûtation
de mentir continuellement aux uns et aux autres
comme vous le faites, avec l'intention de ficher
dedans tout le monde. Heureusement que vous
vous brûlez des deux côtés à la fois, je le répète,
étant unparfait
idiot et jé ne vous l'envoie pas
160 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
dire, moi, Charlemagne Dasconaguerre, ancien
maréchal-des-logis aux cuirassiers de Reischoffen
et devenu calotin, à votre service.
Etant mal placé dans ce café sans perspective,
je ne pus voir comment la claque avait suivi la
harangue, et quelle claque M. Besoin avait-il
montré du dédain ou risqué le commencement d'un
geste? Toujours est-il qu'il en resta démantibulé.
LXXXVIII
Vendre la peau de l'ours.
Oui, je sais, il ne fautpas
la vendre. C'est un
conseil.Vendez n'importe quelle peau, si vous trou-
vez acheteur, s'entend; mais ne vendezpas
celle
de l'ours, ni surtout celle de lagrande Ourse. Il
paraît quecette opération commerciale est dange-
reuse. C'est, d'ailleurs, la seule foisque le Bour-
geoisconseille de ne pas vendre. Exception remar-
quable.
Cependantvoici quelque chose qui n'est
pas
clair. Si cettepeau
n'estpas
à vendre, j'imagine
qu'elleest encore moins à donner, l'action de
donner étant cequ'il y a de plus contraire au
génie bourgeois.Il faudra donc la
garder, c'est toute
EXERESE DES LIEUX COMMUNS l6.I
une affaire. Il est vrai quece Lieu Commun embar-
rassant est conditionnel. Les autorités assurent
qu'ilserait loisible à quiconque
de vendre lapeau
d'un ours qu'il aurait tué lui-même, cequi
est
une mauvaise plaisanterie.Le Bourgeois
veut rire.
LXXXIX
Perdre ses illusions.
C'est le premierarticle du
programme.Il devrait
être l'unique,tellement il
enveloppeles autres. Un
bourgeois quin'aurait pas perdu ses illusions res-
semblerait à un hippopotame quiaurait des ailes.
Au fond, les illusions, c'est tout ce quine
peut pas
être digéré.Les éleveurs ne
s'y trompent pas.
Jamais une illusion ne vaudra un sac de pommes
de terrepour engraisser
des cochons. Sans doute,
mais, là encore, ily
a une difficulté.
Que faut-il entendre par le mot illusion? Y a-t-il
des illusionsparticulières
aux bourgeoiset d'autres
qui ne peuvent affecterque
des héros ou des poè-
tes ? Ungrand artiste qui croirait, par exemple,
qu'il faut« choisir une carrière », comme dit l'indé-
passable Hanotaux, ouque
le sucre de betterave,
àpoids égal, ne vaut
pasmoins que le Moïse de
t62 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Michel-Ange, serait-il, oui ou non, dans des illu-
sions trop généreuses qu'il lui faudrait perdre?
Un commis,du mont-de-piété à qui je posais cette
question, m'a demandé sije
mepayais
« sa fiole ».
Il avait raison. Laréponse n'est
passans
danger.
XC
Souffrir le martyre.
Il souffre lemartyre,
il souffre comme un mar-
tyr. Toutes les foisqu'un bourgeois expie,
avant de
crever, les saletés de son existence, il estmartyr,
ça ne rate pas.On déshonore ainsi un mot et une
idée admirables, c'est toujours ça. Autrefois mar-
tyr signifiaittémoin et les martyrs enduraient, par
choix et de leurplein gré, d'horribles tourments
pourrendre témoignage
à la Vérité crucifiée. Tout
cela est considérablement changé.
Le martyre de l'Entrepreneur, très-différent de
celui des Vierges, consiste à souffrir, bien malgré
lui, en gueulant et enblasphémant, jusqu'à
sa
puantemort
quisera un fier débarras
poursa
famille etaprès laquelle
il nemanquera pas
d'être
« bienheureux ». Il meparaît
difficile de lui appli-
querle S'emen christianorum du terrible Père Afri-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS l63
cain. Les sérosités et les sanies de cet égrotant
seraient plutôt capables d'engendrerla peste.
Cependantil y
a des mots qui ne connaissent pas
plusle repos que
le pardon,des mots
plus qu'hu-
mains quirôdent comme des
loupsautour de ceux
quien abusèrent. Ils sont, ces mots, dans la néces-
sité invincible d'exprimer, n'importe comment et à
quelque prix quece soit, une réalité indiscutable.
Si cet homme n'est pasle témoin volontaire de Celui
qui est, il faut inévitablement qu'il soit l'involon-
taire et fantasmatiqueassistant de Celui qui n'est
paset qui
veut aussi ses martyrs.
XCI
S'ensevelir dans le cloître.
Ce Lieu Commun faitpartie
dupetit
nombre de
tropes qu'ona retenu de l'éducation
plusou moins
chrétienne qui se donnait encore, ily
a unequa-
rantaine d'années. Généralement, on « s'ensevelit
dans le cloître », aprèsavoir « bu le calice jusqu'à
la lie », «porté
une lourde croix », «gravi son cal-
vaire ». J'ai connu des hommes reluisants qui
étaient assez régulièrement« crucifiés ». Mais l'en-
sevelissement dans le cloître est le derniercoup.
l641!:XÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Ons'y
détermine spécialement quand on a des cri-
mes àexpier.
C'est proverbial.
L'idée que quelqu'unse précipiterait à la vie
religieuse comme dans ungouffre de
joie est
aussiétrangère
àl'époux
de laBourgeoise que le
calcul de la vessie à une momie qui a trois mille
ans. Les crimes effroyablesdes Bénédictines, et les
remords déchirants des Capucins font, d'ailleurs, le
plusheureux repoussoir
à l'intégrité de conscience
de tel ou teldéputé ou magistrat
cequirendinex-
plicable, disons-le en passant, l'idiote rage actuelle
de les abolir.
Maisj'y pense, n'y
aurait-il pas, analogiquement
à cequi précède,
une sorte de cloîtreinsoupçonné
pour l'ensevelissement des bonshommesqui
n'ont
rien à sereprocher,
et l'Inconnuqui exige des
martyrs n'exigerait-il pas aussi des moines? Il y a
bien des signeset le Bourgeois devrait trembler.
On ne m'ôtera pasde l'esprit qu'il est
indispensa-
ble de choisir entre les deux monastères, celui des
canaillesqui est naturellement dévolu aux
Trappis-
tes et aux Chartreux, et celui des Honnêtes Gens
dont le Démon jetterala clef dans l'Abîme, au Der-
nier Jour.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS J 65
XCII
Chercher la petite bête.
On pourrait croire qu'il s'agit d'un tableau célè-
bre de Murillo. Mais avec le Bourgeois, il ne peut
jamaisêtre
question d'une œuvre d'art, à moins
qu'onne veuille
parler d'un pont métallique, d'un
tunnel ou de toute autre hideuse besogne du même
genre queles
bourgeois suréminents, c'est-à-dire
les Ingénieurs desponts
et chaussées, ne se gênent
pasle moins du monde
pournommer des travaux
d'art.
Il s'agit de toute autre chose. Lapetite bête est
une métaphore, unepauvre
diablesse demétaphore
bourgeoisecomme il
yen a encore dans la marine
marchande, chez les grands facteurs des halles ou
chez nos dernierscommis-voyageurs.
Lenégociant
qui cherche une erreur decomptes
aupréjudice
d'un de ses clients est un hommequi
cherche la
petite bête, un hommeperdu. C'est comme s'il chas-
sait le tigre avec la table de multiplication et un
parapluie.
IÔ6 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
XCIII
Tendre la main.
Celui-ci me ramène au clergé du diocèse de
Meaux. Je fis,, unjour,
cette expérience d'aller de-
mander l'aumône au curé d'uneparoisse immédia-
tement dépendantedu doyenné
deLagny.
Il me la
refusa, ai-je besoin de le dire ? avec des paroles
d'huile et de miel, douces et froides comme la lune.
Cetecclésiastique, jeune encore, a la
physiono-
mie d'un vieux rat et paraîten avoir les mœurs.
Rond comme un rond de cuir et luisant comme un
boudin, derrière un nez perpétuellement quêteur
surmonté de deux petits yeuxen têtes de clous
noires et brillantes, l'abbé Pucelle est le typedu
prêtre bourgeois.
Il se pique d'archéologie,disant à
quiveut l'en-
tendre que, lui aussi, a fait «gémir la
presse »;
prononce« les saints Pierre épaule », avec len-
teur garde l'argent qu'onlui confie
pourles pau-
vres et utilise enqualité de domestiques ses vieux
parents. J'ajoute ce trait prodigieuxet absolument
inouï qu'en vue decomplaire
aux boutiquiers de sa
paroisseil
exige des factures acquittées pourdon-
ner l'absolution aux nécessiteux.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 167
11
Il va sans dire que je ne ratai pas l'occasion,
ayant sous la main- un pareil sujet, de révéler que
j'étais l'auteur d'une autobiographie intitulée Le
Mendiant ingrat, que je vivais exclusivement d'au-
mônes et que, même, je ne concevais pas une autre
manière de vivre, pour un chrétien. En le quittant,
j'eus la satisfaction de le voir installé dans ce ba-
teau, confortablement.
A quelque temps de là, l'occasion s'offrit de parler
avec plus de précision et d'énergie. Ce joli curé,
dont j'étais presque le paroissien, avait cru devoir
abuser de quelques-unes de mes paroles d'une ma-
nière grave et dans l'exercice de son ministère. Je
lui écrivis que, me jugeant offensé, je voulais des
excuses chez moi, sinon que je m'adresserais à ses
supérieurs d'abord, puis aux journaux. Ultimatum
d'un effet certain. Le drôle vint aussitôt, non pour
me faire des excuses, mais pour établir qu'il ne
m'en devait pas. Retranché derrière ses Lieux Com-
muns de séminaire, dans un mépris inexpugnablede la Sainteté, de la Perfection évangélique, de la
Parole de Dieu, de la Prière, de tout ce qui n'est
pas le glorieux Argent monnayé, il me parut in-
vincible et me découragea du premier coup.
Impossible de lui faire comprendre quoi que ce
fût. Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu un
homme si sot. Ah! j'avais beau jeu pour complétermon observation de la Médiocrité Sacerdotale In-
terrogé sur la prière impétrante: Dieu ne fait pas
168 EXÉGÈSE DES LIEÙX^ COMMUNS
de miracles, sinon en faveur des saints, prononça
cet âne. Je lui objectai immédiatement les dix
lépreuxde
l'Evangileet les
guérisonsde Lourdes,
cequi
le laissa silencieux et bouche ouverte
comme unpoisson
cuit.
Sije
n'avaispas
été édifié depuis longtemps, le
sourire professionnelde cette soutane, chaque fois
que je lui présentaisun Texte, m'aurait éclairé
sur l'avilissement horrible duclergé contemporain.
C'est épouvantable et consolant à ce point de
vueque
tels doivent être lesprodromes
du Cham-
bardement.
Au cours de cet entretien.plus que cocasse, il
me conseilla avec bienveillance de faire un autre
métier que celui d'écrivain, un métier «nourrissant
son homme u. C'eût été amusant de lui retourner
le conseil. Je m'en abstins. Mais ce quime
parut
significatif au dernier point, ce fut le retour con-
tinuel, quasi automatique,de l'exclamation horri-
fiée Tendre la main 1
Combien de fois, voulant à toute forceque je
fusse un mendiant de profession, parce que je lui
avais dit mon immense confiance en Dieu, ne ré-
péta-t-il pas ces trois mots avec une sorte d'épou-
vante intime etprofonde, précisant ainsi pour
s'en étonnerdavantage
l'attitude habituelle
qu'il mesupposait! Evidemment un tel acte, sans
lequelil est à peu près impossible de se représen-
ter un Ami du Sauveur despauvres, était, à ses
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS l6§
yeux,le comble de l'ignominie et de l'infamie. La
visite s'acheva sansgloire.
Je décernai à ce misé-
rable le certificat de mauvaisprêtre qu'il semblait
être venu me demander et nos relations en restè-
rent là.
Ce souvenirmalpropre
s'efface. Il a fallu ma
recherche furieuse des Lieux Communs pour
le réveiller. Mais ne trouvez-vous pas que cette
horreur de la main tendue, cette honte renégate
et sacrilège d'un geste quifut celui de dix mille
Saints, étaient admirablement et affreusement ca-
ractéristiques de ce hongre de l'autelqui
résume
en sapersonne
tout un monde?
XCIV
Respecter les Convenances.
Ce Lieu Commun jaillitde celui
qui précède. Quoi
deplus irrespectueux pour
les Convenancesqu'une
main tendue? Un mufle accompli peut se permettre
les dernières incongruitéset s'oublier ou se sou-
venir de lui-même, comme on voudra jusqu'à
faire devant les dames des ordures quema réserve
bien connue m'interdit de préciser.S'il a de l'ar-
gent, on le priera de nepas
se gêner.Le voulût-il,
Iy0EXÉGÈSE DÈS LIEUX COMMUNS
un riche ne blessera jamaisles Convenances. Cela
lui est aussiimpossible que
d'entrer dans le
Royaumedes Cieux.
XCV
Être de bonne foi.
Je suis de bonne foi. J'ai tué mon père de
bonne foi. J'ai cru lui rendre service. Je le crois
encore. Ils'ennuyait
de vivre, depuis longtemps,
et tous les voisins pourront vous dire que c'était
un vieillard très-difficile.
Mettez-vous à ma place, messieurs les jurés, que
pouvais-je faire ? Avais-je un autre moyen de lui
prouver mon affection ? Appartenant à un autre
siècle, il me blâmait de faire la noce, ne compre-
nant pas qu'on ne saurait être de bois et qu'il faut
que jeunesse se passe. Impossible de s'entendre.
Avec ça, j'avais besoin d'argent. De toutes ma-
nières, pour lui et pour moi, il était préférable d'en
finir. Oh! il n'a pas souffert, allez! Je l'ai abattu
d'un seul coup, avec la plus grande humanité, n'é-
tant pas de ceux qui se plaisent à faire souffrir.
Si tout le monde faisait comme moi, on s'embête-
rait moins et les vaches seraient mieux gardées.
EXEGESE DES LIEUX COMMUNS171
I
n.
XCVI
N'être pas le premier venu.
Ce n'est pas lepremier
venu. Lorsqu'un père-de
famille, c'est-à-dire le chef d'une importante mai-
son de commerce, a dit cela d'un monsieur Trouil-
lot; par exemple,on est fixé. C'est Trouillot
qui
aura la fille.
Leplus
haut titre auxyeux du Bourgeois, c'est
de n'êtrepas
lepremier
venu. Il vous accablerait
de son mépris, si vous lui disiez que Napoléon
était lepremier
venu. Le soixante-dix-huitième,
si vous voulez, mais le premier, jamais dela vie.
Ledernier non plus. L'Evangile
ditque
les derniers
seront lespremiers, et
leBourgeois
s'en souvient.
Cequ'il
déteste par-dessus tout, c'est qu'on soit
le premier ou le derniern'importe où, n'importe
comment et n'importe quand.Il faut être dans le
tas, résolument etpour toujours.
I72EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
xcvii
Jeter sa gourme
ou
Il faut que jeunesse se passe
ou
On n'est pas de bois.
Un filsprodigue qui n'a pas gardé les cochons,
mais quiaurait eu un fier besoin qu'on le gardât
lui-même, est revenu chez sesparents après avoir
étudié trois ans à Paris. Ily
a lieu de croireque
ses études ont été poussées assez loin, car il a une
belle couronne autour du front, une lèvre de moins,
des yeux qu'on prendrait pourdes
chrysanthèmes
et quatre champignonsbleus sur la face.
Je ne sais si on a tué un veau gras, mais il se dit
couramment quece
jeunehomme a «
jeté sa gour-
me », etc. Lejournal
de l'endroit annonçait hier
le riche mariage de cet héritier avec la fille aînée
du vétérinaire. On sereprésente sans
peine l'envide
quela timide et
pure fiancée doit exciterparmi
les
vierges.
EXÉGÈSE DES UEL'X COMMUNS173
XCVIII
Faire un bon mariage.
En principeet d'une manière générale, ce
qu'oa
appellefaire un bon mariage consiste à
épouser
n'importe qui.Rien n'est plus facile à démontrer.
Epouser quelqu'unde connu, quelqu'un ou
quel-
qu'une quiserait une personne plutôt qu'une autre,
supposenécessairement un choix fondé sur une
estime particulière. Or, dans lajurisprudence du
Bourgeois, cela, ai-je besoin de le dire? est un dé-
sordre quine
peutêtre
supporté.
Lapremière
etindispensable
condition pour la
pratiqued'un bon mariage, c'est de faire
passer
l'argent avant toute autre considération, en ayant
bien soin de se dire que toute autre considération
serait oiseuse et, par conséquent, pleine de danger.
L'arithmétique est le sûr préliminaire, le seul
prélude, la guitare unique pour des gens sérieux
qui ont décidé de coucher ensemble. La bénédiction
du prêtre, si la clientèle exige cette formalité sans
importance, et la mainlevée plus décisive de l'offi-
cier municipal, doivent aller à des unités humaines
qui s'ignorent autant, et même beaucoup plus, quedes animaux en chaleur. C'est ainsi et non autre-
1,74EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
mentque
se conditionnent les bons mariages etque
naissent les enfants d'argent.
XCIX
Faire une fin.
C'est-à-dire faire un mariage bon ou- mauvais.
Mais lapensée
du Bourgeois est, ici, passablement
enveloppée,car il me semble
quele mariage, de
quelque façon qu'onle veuille entendre, est encore
plusun commencement qu'une fin.
L'acception purement philosophique du mariage
envisagécomme la fin du Bourgeois n'est
pasrece-
vable. La fin du Bourgeois, c'est lui-même, et bien
plus qu'ilne
pense, infiniment plussans doute que
Dieu n'est la fin de laplupart
des chrétiens. Jamais
idole mexicaine oupapouase
ne fut adorée comme
le Bourgeois s'adore etn'exigea des sacrifices
humains aussi effroyables.
La guerre monstrueuse du Transvaal est un
holocauste aux bourgeois anglais dont letype,
à
l'heure actuelle, paraîtêtre l'horrible manufacturier
de Birmingham. Dira-t-onque l'Angleterre
est en
train de faire une fin?J'y
consens de tout mon
cœur, mais il nes'agit, en ce cas, d'aucun mariage
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
et le Lieu Commun reste obscur. Qu'il s'en aille
donc à tous les diables
C
Se faire une raison.
Le verbe « faire » est un desplus
difficiles de
la langue française, surtoutlorsqu'il est pronomi-
nal ou réfléchi, comme disent les bons grammai-
riens. Si vous voulez vous former une idée de l'a-
bîme qu'il peut y avoir entre l'une et l'autre de ses
acceptons innombrables, dites-vous qu'un homme
occupé à se faire la barbe peut, en même temps,
« se faire une raison ». Je me hâte seulement de
remarquer que tout homme peut se faire la barbe,
mais qu'il n'appartient qu'au Bourgeois de se faire
une raison.
En voilà encore un qui n'est pas facile Je sais
bien qu'il n'y a pas beaucoup de lumière à espéreren général, d'une confrontation des Lieux Com-
muns avec leur acception ordinaire.Cette acception,
toujours dépassée, reste par terre, à des distances
incalculables du sens vrai qu'on s'imagine planantdans les cieux. Essayons pourtant.
Ernest Mijoton, quatrième clerc d'avoué, atten-
17ÔEXEGESE DES LIEUX COMMUNS
dait sa maîtressedepuis cinq quarts d'heure. Il
faisait ceque
les routiers du Lieu Communappel-
lent un chien detemps. Attendre une créature,
même délicieuse, lespieds dans la crotte et le nez
gelé, paraîtêtre au-dessus de tous les
courages. Il
avait beau se remémorer lesplacets et les
qualités
dont la rédaction avait charmé les heures dujour,
laprocédure,
il le sentait bien, ne remplissait pas
son cœur et ceplanton dans la sauce le
déprimait
excessivement.
Ses affaires d'amour allaient mal. Eléonore se
f chait de lui avec uneremarquable désinvolture.
L'avant-veille elle l'avait fait poser deux heures et
demiepour
venir enfin lui serrer furtivement la
main et prendre aussitôt la fuite avec des airsmys-
térieux. Une semaineauparavant, ayant
eu l'oc-
casion de la convaincre du plus impudentde tous
les mensonges, elle lui avait cassé sonpropre para-
pluie sur la tête, enplein
café du boulevard, après
l'avoir accabléd'injures.
On les avaitjetés
à la
porte, inondés d'ignominie.
Bref, il aurait dû rompre vingt fois, mais il ne
pouvait, quelle quefût sa
rage,aller au delà de
quelquesobscures
protestations d'indépendance.
Il suffisait alorsque la charmante enfant le traitât
de «grand serin » pour qu'il
se retrouvât instanta-
nément et inextricablement ligotté. C'était, d'ail-
leurs, un beau caractère.
Ce soir-là, ilattendit en vain
prèsde quatre
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS171
heures et ne s'en alla, fort enrhumé, qu'au dernier
coupde minuit, en se disant, suivant son habitude
invariable, depuisune vingtaine d'années, qu'il
fallait se faire une raison.
Comme cette histoire est sur lepoint
de devenir
embêtante, jevais
l'expédieren
peude mots. Après
quelquesmois encore de cette existence, il fallut
enfermer letrop
fidèle Mijoton dans unhospice
d'aliénés. Etait-il enfin parvenu à se faire une
raison? Qui nous le dira? Mais c'était un imbécile
d'avenir et il futpleuré.
CI
monteur une affaire.
Autant dire monter un coupou monter le cou.
Laplus belle affaire du monde serait le lotisse-
ment ou la vente audoigt mouillé du Paradis ter-
restre. Ily aurait de l'argent à gagner,
si l'état
embryonnaire de nos connaissances géographiquesne s'y opposait pas invinciblement. Par bonheur,
il est caché, ce lieu de délices, bien caché et bien
gardé. Tout fait présumer qu'il sera encore à naî-
tre dans dix mille ans, le premier bourgeois quiaura la permission d'y pénétrer.
178EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Essayezde vous mettre en face de cette horreur
l'exploitationet le
dépeçagedu Paradis terrestre
l'irruption du notaire, du métreur, de l'entrepre-
neur et des tramways électriquessous ces ombrages
de six mille ansqui
ont vu l'Innocence humaine. 1
Par nature le Bourgeois est haïsseur et destruc-
teur de paradis. Quand ilaperçoit
un beau Do-
maine, son rêve est decouper
les grands arbres,
de tarir les sources, de tracer des rues, d'instau-
rer des boutiques et des urinoirs. Il appelle ça
monter une affaire. On m'assure qu'il existe, sur
le Golgotha, uneentreprise avantageuse de com-
modités.
cil
Encourager les beaux-arts.
Quand le Bourgeois,retiré des affaires, a marié
sa dernière fille, il encourage les beaux-arts. Çaet
les timbres-poste, ça va toujours. Ceprécieux
encouragementconsiste à payer fort cher la came-
lote ou le gratin des artistes décorés. Entre Mem-
lingencore inconnu et un peinturier du Luxem-
bourg,il n'hésitera pas
une seconde. Si vous lui
proposezune toile d'un garçon de génie non ins-
EXEGESEDES LIEUX COMMUNS
12
crit dans les diptyquesde la Commande, il vous
répondra qu'il n'encourage pasla «
soulographien.
Son flair est inconcevable pour discerner les ou*
vriers de néant, les crétins du tube, les avilisseurs.
Ces derniers, surtout, lui sont chers. Ils lui donnent
tellement ce qu'il lui faut Sa soif intime, son désir
profond, sa croisade à lui, c'est de mettre le Beau
par terre, au-dessous de la pire ordure, et rien, ne
vaut les cochons d'artistes pour cette besogne.
Si l'Enthousiasme ne poussait pas des cris de
rhinocéros écorché, quand on veut le faire entrer au
bordel, il faudrait ce mot pour exprimer l'espèce
d'agitation surnaturelle dont il est ici parlé.
CIII
De la discussion jaillit la lumière.
Chez lepeuple
iljaillit
surtout des claques et la
lumière, en ce cas, ne pourrait être qu'une allusion,
unpeu lourde, aux trente-six chandelles mention-
néesplus haut. Chez le Bourgeois, ça se
passe
autrement. Pénétrez dans un café d'habitués, un de
ces bons vieux cafés d'employésou de
boutiquiers
où tout le monde se connaît, où le patron toujours
affable serre la main à tous ses clients, oùl'appa-
l8o EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
rition d'un étranger donne lieu à des réflexions moi-
sies sur l'alliance franco-russe. Il ne sepassera pas
certainement vingt minutes avant que vous assis-
tiez à une discussion à propos d'une péripétie de
la manille, d'unpoint
contesté aujeu de billard ou
de tout autre objet d'un intérêtpalpitant.
Vous verrez alors seproduire
tout doucement la
lumière, lumen rectis, comme dit leProphète Roi.
Ce ne sera peut-être pasla lumière sur le
pointen
litige, rigoureusement,mais ce sera du moins la
lumière ou une quasi-lumière sur les contendants
eux-mêmes.
Vous apprendrez quele patron de l'hôtel meublé
a fait faillite sous laprésidence de Mac-Mahon; que
legros
marchand de fourrages, grains et issues, est
le fournisseur attitré du panier de son de la guil-
lotine que le boulangera
passéau
bagne« les plus
belles années de sa vie » enfinque
le vérificateur
de l'enregistrement,homme
profondément cor-
rompuet
quisait
parfaitementà
quoi s'en tenir
sur la conduite de sa belle-mère, passe pour être,
en mêmetemps, quelque
chose comme l'oncle ou le
neveu, par alliance, de sa propre femme; etc., etc.
Tout vous sera dévoilé, àl'exception d'un
unique
point.Vous ne comprendrez pas que ces honnêtes
gens,loin de se casser la figure, reprennent tran-
quillementleurs cartes ou
leur jacquet, aussi-
tôtaprès
la discussion. C'estqu'alors la jaillis-
sante lumière est obtenue et qu'il serait déraison-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS t8ï
nable de continuer desengueulades qui n'ont plus
d'objet.
CIV
Qui n'entend qu'une cloche n'entend
qu'un son.
Il semble puéril de conclure quele même indi-
vidu qui entendrait une dizaine de cloches, par
exemple,entendrait une dizaine de sons différents
etantipathiques
les uns aux autres. Pourtant c'est
exactement ceque
le Bourgeoisveut dire.
Au fond il lui faut des cloches contradictoires,
des clochesqui hurlent de sonner ensemble, des
cloches sourdesqui
ne s'entendentpas
elles-mêmes.
L'harmonie surnaturelle des carillons de nos églises
l'exaspère et l'idiotifie. Observez-le, un jour de
grande fête, au moment où les cloches sonnent à
toute volée. Vous sentirez, vous verrez en lui la
présence d'une bêtequi
se retourne etqui tressaille.
Les cloches bénies vont atteindre, jusque dans les
entrailles de cet homme, on ne saitquelles appé-
tencesmystérieuses vers l'anarchie. Car tel est le
secret duBourgeois.
Il est anarchiste, mystérieuse-
ment, dans lesprofondeurs.
l82 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Par làs'explique
sa haine des cloches, lesquelles
ne peuvent être consacrées que parun
Evêque,
annonciateur et démarcateur d'Unité divine. Une
cloche unique,un son
unique,auraient trop
l'air de
venir du ciel, et c'estpour
celaqu'ils
font peur.
GV
Le soleil luit pour tout le monde.
Plus ou moins, cela va sans dire. Il est certain
qu'ilne luit
pasautant pour
les Groenlandais que
pourles habitants des Iles de la Sonde. Il est éga-
lement incontestable quela lumière de cet astre est
pluséclatante pour les
clairvoyants que pour les
aveugles.
Ce Lieu Commun, j'aile
regretd'avoir à le dire,
manqueun
peud'exactitude. Il n'a
pas la belle
tenue ni la haute allure de tant d'autres mention-
nés déjà.Il me semble qu'on me
passe l'irrévé-
rence d'extraction savetière, comme ces fameux
Droits de l'Hommequ'il
a laprétention d'allégori-
ser. Quand vous l'entendez, soyez sûrque
vous
êtes dans levoisinage
d'uncitoyen honorable qui
songe à vous chambarder pour s'installer à votre
place. Equivalent de la célèbre formule d'expro-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 183
priationOte-toi de là
que je m'ymette. Seulement
on ne sait pas ceque le soleil vient faire ici.
Mais voyez lemystère des Lieux Communs.
Depuis environ dix ans, jene
peux entendre celui-
là sans une sorte de terreur. Au même instant,
jerevois un
épouvantable bonhomme qui faisait
l'usure etqui était aveugle comme Homère. Mais
ses mains sales valaient une dizaine d'yeux est il
vous détroussait à tâtons avec une prestesse, une
subtilité, une sûreté, une compétence inégalables.
Il affectionnait, je ne sais pourquoi, ce Lieu
Commun qu'il répétaità tout
propos,lui
suppo-
sant, j'imagine, unpouvoir fascinateur, et c'était
une chosepanique, je vous assure,' que
la face de
cecompagnon
des ténèbres qui parlaitdu
glorieux
Soleil, enayant
l'air de vous fixer de ses deux yeux
blancs.
CVI
Tout le monde a plus d'esprit que
Voltaire.
Quand se décidera-t-on à fonder unprix
de deux
cent mille francspour le malin
quidira ce que
c'estque
« tout le monde » ? Je ne legagnerais
184 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
pas,étant de ceux qui pensent que Voltaire, vu de
pasbien haut, paraît
avoir été aussi sot que tout
le monde, cequi jette peu de clarté sur la locution
énigmatique.
LeBourgeois,
en saqualité
desuffragant uni-
versel, doit croireque
Voltaire estavantagé par
ce Lieu Commun, puisqu'il suppose qu'il n'a pas
fallu moins quela masse entière, la totalité des
hommes et des femmespour bloquer plus d'esprit
quen'en eut ce
patriarchedes imbéciles malfaisants.
Mais lesophisme
est trop manifeste. Cequi
est
demandé parle
Bourgeois,c'est un niveau, rien de
plus.Tout le monde, c'est lui-même, indéfiniment,
au ras de la crotte, et il a raison d'imaginer
Voltaire plus bas. Voltaire est son orifice excré-
mentiel.
CVII
Qui veut trop prouver ne prouve rien.
Attention. Je veuxprouver, par des moyens
honnêtes, un théorème de géométrie, un fait histo-
rique,une assertion de théologie morale, tout ce
quevous voudrez. A quel moment, à quel point
précisdevra s'arrêter ma
preuve ?
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS l85
J'avais crujusqu'ici qu'on prouvait ou qu'on ne
prouvait pas. J'apprends tout àcoup qu'on peut
prouver trop.Voilà
quirenverse toutes mes idées.
On peut manger trop,boire
trop,cela se com-
prend.On
peutêtre trop bête ou
trop cochon,
cela s'est vu. Ilparaît
mêmequ'on peut
êtretrop
honnête, ce qui est rarement le cas du Bourgeois,
hommed'équilibre
et de juste tempérament. Mais
prouver tropet par là même ne prouver rien, c'est
unprodige qui
me dépasse.
Tournons le dos au tableau noir etpassons
la
tête entre nos jambes, pourvoir le problème
à
l'envers. Voilà quiest fait. Je vais
essayer, cette
fois, de ne pas prouvertout à fait assez, de m'ar-
rêter à unpetit
cheveu de l'endroit où lapreuve
seraitcomplète.
Victoire! Neprouvant pas trop,
j'ai enfinprouvé quelque chose. Hélas à l'instant
même, cette preuve me condamne. Par cela seul
qu'elle existe, elle existe intégralement. Donc le
cheveu est dépassé. Malgré mes précautions, j'ai
trop prouvé et, par conséquent, je n'ai rien prouvé
du tout. Impossible de s'échapper de ce cercle où
périront les mathématiques, les philosophies et
toutes les sciences.
186 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CVIII
Il n'est j amais trop tard pour bien faire.
Hostilité de l'adverbe «trop
». Nous voilà
encore embêtés. Se pourrait-ilvraiment
qu'ilne
fûtjamais trop
tard? Devons-nous croirequ'il y
a une heure où il est assez tard, sans être trop
tard et une autre heure où il est trop tôt et qui
serait la bonne pour mal faire? Cette dernière heure
siimportante,
où commence-t-elle, et où finit elle ?
Dois-jem'arracher des bras du vice, à 5 heures et
demie du matin, pourme
précipiter,à 6 heures
moins unquart,
dans ceux de la vertu? Est-ce
assez tôt, ou unpeu tard, ou même très-tard,
sans être trop tard ? Ferai-je mieux d'attendre à
7 heures du soir ou à minuit? etc.
Mais laissons tout ça. Dequoi s'agit-il,
en subs-
tance, etqu'est-ce que
les Lieux Communs, sinon
la langue du Bourgeois ?La langue du
Bourgeois,
songez donc! Alorsquoi de plus simple?
etqu'est-
ceque bien faire,
sinon faire ce queveut le Bour-
geois, cequi
lui plaît, ce qui lui profite, ce qu'il
ordonne en ses commandements, et rien de plus ?
Il est bien certain, par exemple, que si vous
voulez vous faire casser la figure pour lui et lui
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS18ï
12.
donner tout ceque
vous possédez,il
pensera que
vous faites votre devoir, un peu tard peut-être,
mais pas trop tard. Inversement, s'il trouve lemoyen
de vous.prendrevotre argent,
votre maison, votre
femme ou même votrepeau
etque
cela lui semble
utile ou agréable,vous n'avez
pasle plus petit
mot
à dire. Il fait très-bien, absolument bien etjuste
à
l'heure qu'il faut, puisquec'est l'heure de son bon
plaisir, quine sonne jamais trop
tard.
CIX
Petit à petit, l'oiseau fait son nid.
VilainBulgare
1 s'écria la comtesse de Sainte-
Périne. Elle avait raison. Il est sûr qu'onne
pour-
raitjamais rencontrer un
plushaïssable bougre
que ce rédacteur en chef. C'est le mufle sans épi-
thète, le Mufle absolu. C'est lui et nonpas
un autre
qui, recevant la visite d'un grand poète,mort au-
jourd'hui, venu pourlui offrir une pièce de vers
dont sa morne gazette eût été incroyablement
honorée, affecta de ne pas même se retourner et fit
cetteréponse
devenue célèbre Soyez donc
assez bon, cher monsieur, pourmettre vous-même
votre manuscrit dans lepanier.
l88 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Belle idée queson mari avait eue de
l'envoyer
là Le ruffian l'avait accueillie avec une insolence
telleque,
toutepréparée qu'elle fût, par son anté-
rieureprofession
de sage-îemme, à tous les élans
du goujatisme, elle en avait étésuffoquée. Bien loin
d'emporterla résistance de cette brute, comme elle
s'en était doucement flattée, il ne lui avait même
pasété
possiblede placer un mot. C'était bien la
peinede se compromettre. Gonflée de rage, elle
revint à la maison.
Le docteur Maurice de Sainte-Périne, mari de
sa femme et comte parl'effet d'une sélection mys-
térieuse, était l'arriviste surprenant, aujourd'hui
connu et même consulté, qui avala, en moins de dix
ans, le Fleuve de Crotte. Al'époque de ce récit, il
débutait à peine et venait de s'unir audacieusement
à une sage-femme de province dont une ville de
trois cent mille âmes avait été fière. De même que
le soleil met un peude
joie lumineuse chez l'indi-
gent,cette personne crépue et mordorée était venue
mettre chez ce carabin un peu d'obstétrique. Ils se
comprirentet se soutinrent, l'épouse ayant un reste
de ragoûtet
l'épouxun commencement de flair.
Ce dernier avait conçu le dessein, que l'idiotie
contemporainelui a
permisde réaliser en
partie,
d'une sorte de clinique littérairepour salle à man-
gerou train
rapide, parle
moyen d'unjournalisme
d'Epidaure périodiqueou intermittent. En termes
plus clairs) ils'agissait
de glisser dans les feuilles
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS l8()
lues comme un infirmier perfide glissedes ca.
nules dans les derrières depetits
articulets
émollients où personne,bien entendu, n'était offensé.
Chroniquesmédicales incolores, fluides et neutres,
assez comparablesà des lavements inefficaces
qu'onutiliserait pour
lepot-au-feu. C'était embê-
tant et tiède, mais non sans effet sur le jabot de
quelques illustres, heureux tout de même de la
gratuitédu laudanum.
A force de platitudes et de saletés, l'indécoura-
geableMaurice est arrivé à se faire
prendre pour
une quasi-autorité, pour un observateur sagace,
pourla plus
fine d'entre lespunaises de l'informa-
tion spécialeet à s'introduire ainsi dans les fentes
sociales, dans les lézardes ou les fissures de la
vieille boutiquedu Monde. Il a même trouvé, m'a-
t-on dit, une clientèle, et sa femme, dont lapâte
lourde a eu letemps de lever dans le pétrin de
leur misère, jouitenfin d'un salon.
Mais, jele répète, au moment
quinous
occupe
toutes ces grandeurs étaient à venir. Le docteur
Maurice, non encore émancipédes
expédients quo-
tidiens de la domesticité la.plus basse, utilisait sa
compagne pourle placement de sa copie. Il comp-
tait sur cette Lucine pour l'accouchement des bien-
veillances obstruées et la délivrance heureuse des
bonnes volontés àgestation lente.
Qu'on n'aille pas croire, cependant, que j'insi-
nue des turpitudes.La sage-femme ne récompen-
19°EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
saitpersonne,
se bornant à être lancinante etopi-
niâtre. Libre à chacun de désespérerou de rêver,
mais on n'entendit jamais parler d'aucun suicide.
Sais-tu cequ'il
m'a dit ? cria-t-elle, en arri-
vant, au comte Maurice Flagornant de la Lêcherie
du Val des Aménités de Sainte-Périne. Eh! bien,
voici ses propres paroles« Le genre d'imbécillité
de votre mari ne saurait nous convenir. Ça ferait
double emploiavec un autre salaud déjà connu et
estimé de notrepublic. D'ailleurs, sa gueule ne me
revient pas,la vôtre non plus.
Ainsi donc, par file
àgauche et foutez-le camp. »
Le docteur comte a un nez vastequi
luipermet
de renifler avecpuissance. Ayant
donc revigoré le
concile de ses pensées parune généreuse prise
d'air, ils'approcha, l'œil picoté, de sa sage-femme
qui s'était laissé tomber sur une chaise et la baisant
pieusementau front, lui dit avec lenteur, du ton
inspiréd'un barde
antique
Pauvre amie 1 console-toi. N'avons-nouspas
letémoignage de notre conscience? Il faut se faire
une raison, rien n'est absolu et on nepeut pas
tout avoir. N'oublie pas qu'il faut êtrepratique et
marcher avec son siècle. Puis, après tout, on n'est
pas sur la terre pour s'amuser. Patience Paris n'a
pas été bâti enun jour, c'est vrai, mais le soleil
luitpour tout le monde et, petit
à petit, l'oiseau
fait son nid.
Ce jour-là,dit le poète, ils ne
lurent pas plus avant.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNSI9I
ex
Les petits ruisseaux font les grandes
rivières.
Ainsi parlemon
épicier empochantles sous des
misérables. Ainsi parletel financier raflant
l'épar-
gnedes humbles gens.
Ainsi parle Chamberlain en
voyantcouler le sang des petits enfants des Boers.
Et tous trois disent exactement la même chose.
CXI
On ne peut pas être et avoir été.
Vous voustrompez,
cheremployé des
Pompes
funèbres, et la preuve, c'estqu'on peut avoir été
un imbécile et l'être encore. C'est même le contraire
qui n'arrive pas. Donc, vouspouvez dans l'Ab-
solu être et avoir été n'importe quoi, madame
votreépouse aussi, n'en doutez
pas, soit dit sans
vous offenser.
IQ*.EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Mais Dieu nouspréserve des j ugements témé-
raires Le fond de votre maxime ne serait-il pas
tout bêtement qu'on ne peut pas être jeune tou-
jours, au moins dans le sens de la reproduction de
l'espèce ? 0 François Coppée, doux ami, quel trait
de lumière
GXII
Si jeunesse savait,
si vieillesse pouvait!
Qu'arriverait-il ? Leprudent Bourgeois
segarde
bien de le dire. Qu'on le sache donc une bonne
fois. Sijeunesse savait, elle
accompliraitdes co-
chonneries dont la vieillesse elle-même n'a aucune
idée, et si vieillessepouvait,-
la vieillesse du Bour-
geois,bien entendu encore une fois, qu'arrive-
rait-il ? Je vous le donne en cent.
Ellepratiquerait
la vertu 1 et la face du monde
serait changée. Tel est le secret redoutableque j'ai
longtempshésité à divulguer.
EYGGÉSE DES LIEUX COMMUNS ig3
CXIII
Si on savait tout!
On serait Dieu, situation infiniment désagréable,
parce qu'alorson serait forcé de nier sa
propre
existence sous peinede
passer pourun imbécile,
de sebrouiller avec le Vénérable de sa loge et d'être
mal noté dans lequartier.
On ne trouverait plusde
crédit nulle part et on ne serait plussalué par
personne.On
passerait pourfaire des miracles et
pouravoir un crucifié dans sa famille. Enfin une
vilepopulace
dénuée dephilosophie
et confondant
la Substance avec l'Accident, appelleraitcalotin
l'omniscient Bourgeois inculpé de divinité.
Ah! croyez-moi,le
plus sûr,c'est de ne rien
savoir et surtout de ne rien tirer du néant, à com-
mencerpar
soi-même. Au surplus, n'est-ce pasla
tradition? Aquelle époque,
voulez-vous me le
dire? les ancêtres de nos bourgeoisont-ils cru
pro-
fitable de créer la lune et les étoiles? Ily
a tant de
chosesqu'il
est avantageux d'ignorer et tant d'autres
qu'il est utile de ne pas l'aire! Le but de la vie n'est-
ilpas uniquement
de gagner beaucoupde galette
etd'acquérir, par
ce moyen, la Mort éternelle?
194EXÉGÈSE DES LTfiUX COMMUNS
CXIV
On ne saurait penser à tout.
Soyons raisonnables, n'est-ce pas?Je suis forcé
de penserà mes
affaires, d'abordensuite aux af-
faires des autres, pourles fourrer dedans, s'il est
possibleenfin à mes
plaisirs.Où diable voulez-
vous que je prennele
tempsde penser à autre
chose ?
Vous me parlez de Dieu, c'est bien gentil de
votrepart mais, sérieusement, qu'est-ce que
vous
voulezque j'en
fasse de votre bon Dieu ? Jamais
je n'y pense, jamais je n'yai
penséet
quand je
serai sur lepoint
de crever, je vous prie de croire
que je n'y penserai pas davantage.Les
prêtres le
disent eux-mêmes, on est poussière et on retourne
enpoussière.
Alors pourquoi s'embarrasser de tou-
tes ces blagues ?
Vous êtes vraiment bien rigolo de vous intéres-
ser à mon âme, comme sije m'intéressais à la
vôtre, moi Oh là là on voit bienque vous
n'êtes pas dans le commerce. Si vousy étiez, vous
sauriez que,loin de pouvoir penser à tout, on a
bien assez et même trop, quelquefois, depenser
à
son livre de caisse. Tenez, mon cher monsieur,
EXÉGÈSE DRS LIEUX COMMUNS195
voulez-vous que je vous dise ? Je demande un bon
Dieu qui soit dans les affaires. Alors on pourrait
s'entendre. Il n'auraitpas
letemps,
lui non plus,
de penserà tout. Il ouvrirait le dimanche, pour
sûr, et il nous ficherait lapaix, je
vous en réponds.
Telles sont lesparoles
de celuiqui
a remplacéle
Génie farouche qui apostrophaitautrefois les navi-
gateurs téméraires, auCap
de Bonne-Espérance.
cxv
On ne peut pas faire deux choses
à la fois.
Traduction en langue bourgeoise duNemo potest
duobus dominis servire. Nul nepeut servir deux
maîtres. C'est une espèce depudeur qui empêche
de citer bravement le Texte et nous en sommes
avertis par le mot chose. C'est commequi
dirait
Il est tout chose, il a mal à son chose ou il a peur
de montrer son chose. Car le Bourgeois a lapu-
deur de ce quiest beau ou noble, comme d'autres
ont lapudeur
de ce qui estmalpropre ou hideux.
Nuance où se manifeste songénie.
Toutefois le Texte saint, même traduit de la
sorte, ne l'enchaîne pas, car cepossédé de Celui
I96EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
qui se nomme Légion, locataire, sans le savoir, des
sépulcres du désert et que deux mille cochonspour-
ront à peine déménager, quandil le faudra, échappe
continuellement à tous sesdompteurs.
LeBourgeois
ne seraitplus lui, s'il marchait
avecl'Esprit
duSeigneur.
Il accordequ'on
nepeut
pas faire deux choses contradictoires, sans doute,
mais dans le seul cas où on entreprendrait de les
faire simultanément. De toute autre manière, ça
va très-bien. Honorer sonpère, par exemple, et
lui lancer auvisage
unpaquet
d'ordures sont pour
lui deux actes conciliables, si on est attentif à ne
pas lesaccomplir
dans le même quart d'heure.
Tout est là, ne pasfaire deux choses à la
fois.
Admirable tempérament d'une doctrine trop rigou-
reuse. Il suffit d'en regarder lesconséquences,
les
applicationssans nombre.
Quand viendra le Cordonnierqui
doit fixer défi-
nitivementl'Evangile?
CXVI
Chaque chose en son temps.
« Tout a sontemps, dit l'Ecclésiaste, et toutes
choses sous le ciels'accomplissent
en leurs temps.»
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 197
Ily
a temps de naître à Bethléem ettemps
de
mourir au Golgotha;
Temps de planterla Croix et
temps de l'arra-
cher
Temps de tuer les âmes et temps de les guérir
Temps de détruire la Maison d'or ettemps
de
bâtir la maison d'argent;
Temps de pleurerau passage du Christ sanglant,
comme pleuraientles Filles de Jérusalem, et
temps
de rire comme rira la terrible Femme au Dernier
Jour;
Temps de se désoler avec laVierge aux
Sept
Epéesdans le cœur et
tempsde danser avec la fille
prostituéede l'incestueuse pour obtenir le Chef de
saint Jean;
Tempsde
disperserles
pierresvivantes et
temps
de les rassembler;
Tempsd'étreindre le Bien-Aimé qui vient en
bondissant par les collines ettemps de fuir les
embrassementsépouvantables
dont nul ne délivre;
Tempsde tout
acquériret
temps de toutperdre;
Tempsde
garderla Loi du Seigneur et temps
de
larejeter comme un vêtement inutile
Temps de déchirer en deux le Voile dutemple
et
temps de coudre le Suaire duRédempteur;
Tempsde se taire sous les
outrageset
tempsde
parler dans les éclats de la foudre;
Temps de l'Amour fort comme la mort et temps
de la Haine délicieuse comme l'Eucharistie;
198EXÉGÈSE des LIEUX COMMUNS
Temps de laguerre
contre les saints ettemps de
la paix irrévélable des heureux morts.
Quelle autre chose, demande Salomon, l'homme
peut-il espérer de son labeur?
J'attend du mien la ressemblance avec les
Démons et mon logement préparédans leurs habi-
tacles de désespoir, répondrale Bourgeois, quand
sera venupour
lui le tempsde répondre avec un
discernement parfait.
CXVII
Le temps, c'est de l'argent.
Jusqu'àla
réponse absolument sûre, infaillible
et lumineusequ'on
vient de lire, leBourgeois
ne
manquera pas d'observerque
tout ces divers temps
mentionnéspar
l'Ecclésiaste etqui
sont la somme
des temps ne représentent quel'AnsErrT sous dos
vocables inutilement multipliés. Même le temps de
mourir celui-là surtout est de l'argent à ses
yeux.
Il faut donc qu'il y ait là une vérité profonde, la
Vérité même car on ne se trompe pas ainsi. A
l'instar des valeurs ou des poids égaux, le temps
et l'argent se balancent et s'équilibrent dans l'Infini.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 199
Lorsquele Seigneur des mondes s'est laissé vendre
trente pièces d'argent, il étaitjuste au milieu des
Tempset les concentrait en lui de la manière la
plus expressive,la
plus foudroyante,la
plus ini-
maginable.
C'est à celaque tendent continuellement, sans le
vouloir et sans le savoir, les paroles dupauvre
Bourgeois, plus terriblesque les ouragans.
CXVIII
L'argent n'a pas d'odeur.
C'est tout de mêmeréjouissant de pouvoir se
direque
les Flaviens couverts de gloire n'étaient
pas moins insatiables niplus dégoûtés que nos
bourgeois. Vespasien, qui pouvait manger deux
mille sesterces à chaque repas,comme Vitellius,
nedédaignait pas d'utiliser le pipi romain et de
faireargent
de tout cequi pouvait
sortir des maî-
tres du monde.
L'exemplen'a
pasété perdu et les
spéculateurs
duvingtième
siècle aiment à s'enprévaloir. Seu-
lement cette famille d'empereursavait abattu Jéru-
salem et mis à mort onze cent mille Juifs, tandis
que les bourgeois s'associent avec Israël pour le
200 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
rendement des lieux. Cela fait une différence.
Tire-moi, dit la bien-aimée duCantique, nous
courronsaprès toi, dans l'odeur de tes parfums.
CXIX
Plus on est de fous, plus on rit.
A boire 1 demanda lapauvre femme, d'une
voixqui était à peine
unpeu plus qu'un souffle. Pas
deréponse.
Elle pensa que c'était l'heure de son
agonieet
essayade s'exciter à la contrition de
ses fautes. Plus tard, une autre gardienne venant
àpasser,
elle parvint,en réunissant toutes ses
forces, àprononcer
distinctement ces mots qu'elle
croyaitirrésistibles Madame, un verre d'eau,
pourl'amour de Dieu 1 Mais l'amour de Dieu a peu
de crédit à l'Assistancepublique. L'employée,
la
regardantà
peine,haussa les
épauleset continua
son chemin. Alors l'infortunée Géneviève se sentit
réclaméepar
le désespoir.
On l'avait menée làparce que son mal, très-dan-
gereux,nécessitait des soins
que son mari, malade
lui-même et sans ressources, nepouvait lui donner
à la maison. Dans la voiture, elle avait vu auprès
d'elle, comme une image del'impuissance du Génie,
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 201
ce grandartiste désolé. Combien désolé Elle n'au-
rait pule dire. Elle savait seulement qu'il y
avait
là un gouffre et, dans sa propre détresse qui était
effroyable,elle n'osait pas penser
à cette détresse.
Il y avait aussi les enfants, aperçus parune fe-
nêtre, à la dernière minute, aperçus seulement,
hélas elle-même sentant bienque
sondépart
eût
été impossiblesi elle avait
entreprisde les em-
brasser. Pauvres petits leur souvenir était comme
des griffesautour de son cœur!
Aussitôt arrivée, on l'avait laissée surcette chaise
au milieu de ce vestibule, sans aucun secours,
sans moyende
reposersa tête douloureuse. Elle
avait cru trouverquelqu'un pour
la recevoir, un
litpour s'étendre, et sa
présencene
paraissait pas
même remarquée. Elle aurait donné la moitié des
jours qui pouvaientlui rester à vivre
pourun verre
d'eau fraîche et l'autre moitiépour appuyer
sa tête
contre un mur.
Au bout d'une heure environ, la surveillante
ayant achevéprobablement
de torturer desimpo-
tentes ou des agitées dans une autre salle, daigna
enfins'occuper d'elle. En attendant de la mettre au
lit, on la fit asseoir à une longue table oùquelques
gâteuses étaient installées devant des bols.Ayant
essayé de boirequelques gorgées du bouillon de
crocodile de l'Assistance, une odeur circulante et
chaude l'arrêta soudain. Elle vit alors, avecépou-
vante, que ses compagnes étaient encastrées dans
202 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
des sièges en forme de petitsbahuts
et qu'elles
fonctionnaient en même temps de la barbacane et
de l'entonnoir. Mais ce n'étaitque
le commencement.
Jusque-làelle avait pu
croirequ'elle appartenait
encore à la triste foule des malheureuxqui, du
moins, possèdentleurs
corps.Il lui restait à voir
disparaîtreses vêtements d'épouse et de mère
qui
ne lui seraient rendus qu'àla sortie, s'il était dans
sa destinée de sortir. Désormais elle ne se lèverait
plus que dans l'uniforme des condamnées à la dou-
leur sans mesure ni consolation robe bleue, et de
quelhorrible bleu t tablier de cuisine, et de quelle
cuisine fichu blanc lessivépar
desimaginations
pleines de fangeet bonnet blanc
que ne tuyauta
jamais aucune innocence.
La femme du grand artiste croyait savoir ce que
c'était quede souffrir. Ame jeune, elle
supposait
quetout était jeune,
même ledémonet sapuissance.
Comment aurait-elle pu prévoirles terreurs noctur-
nes, dans cet asile, et la circonstanceeffroyable
des portesfermées à clef sur trente ou
quarante
malades, parmi lesquelles vingt aliénées ? Car ce
mélange homicide est toléré monstrueusement par
les médecins, comme s'il y avait uneconsigne
d'al-
légerl'Administration de ses pensionnaires, en les
exterminant parla
peur.Le détail est sans nom
et ferait ressembler l'enfer despoètes à une
caverne d'espérance.
Au cri d'agonie que poussera une infortunée, en
EXÉGÈSE 4ES LIEUX COMMUNS 203
13
voyant s'approcherd'elle un fantôme errant d'une
couche à l'autre, dans lapénombre, rien ne
répon-
dra, sinon, peut-être,d'autres
gémissements plus
douloureux encore, montés du fond despuits de
l'Angoisse.Les
gardiennes sont trop saoules pour
se réveiller ou trop occupéesde leurs saletés pour
consentir à se déranger.Si une clameur extraordi-
naire lesy force, elles accourent, enragées, avec le
blasphème, l'injure, lamenace et souvent lescoups.
Dès lapremière nuit, Géneviève, au comble de la
terreur pouravoir vu une folle
quise
penchait sur
elle en la regardant avec des yeux terribles, s'enten-
ditpromettre
la diabolique cellule où s'éteignent
infailliblement les résistances et parfois les vies.
Elle s'enplaignit,
le lendemain, au médecin en
chef, à l'heure de la visite.
Tout cela se passe dans votre tête, mapetite
dame, réponditen souriant le vieux sot et le vieux
lâche quine voulait pas contrecarrer l'Administra-
tion etqui s'éloigna en faisant des gestes de pitié.
L'abandonnée comprit qu'il n'yavait
pourelle au-
cunejustice,
aucun secours à espérer des hommes.
Elleapprit,
le même jour, queson mari avait été
frappé de paralysie et leurs deux petitsenfants
livrés à un monstre. On ne saitpas
ceque
Dieu
demande à certaines âmes.
Elle vécut, ainsi que bien d'autres, sans qu'on
puisse dire comment ni pourquoi. Avec la vigueur
surnaturelle des naufragés, elle sejeta et se cram-
204 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
ponnaà l'idée chrétienne de payer généreusement
cequ'il y avait à payer pour elle-même et de secou-
rir de ses tourments les êtres chersque
son absence
mettait en danger.A
partir de cetinstant, une force
immense lui fut donnée. Sapauvre âme, portée en
haut des douleurs, envisageasans
désespoir les
perspectiveset les raccourcis de l'enfer. Elle
put
entendre les malédictions, les exécrations, les mots
atroces quifont
pleurerles Invisibles, les ricane-
ments quifont
apparaîtreles démons, les cochon-
nerieseffroyable,
leslongs sanglots. Elle
put
affronter l'obsédante, la terribleplainte
des mal-
heureuses appelantleurs
pères,. leurs maris, leurs
enfants, leurs morts. Elle connut le dragon des
pleurssans larmes de la Folie qui ressemblent
aux hurlements prolongésdes chiens lamentateurs.
Cequi
lui coûta leplus, ce fut la Sottise bour-
geoise, empanachée, gueulante et oraculaire des
internes ou des médecins, à commencer par le vieux
drôle déjà nommé, quandil débobinait, chaque
matin, devant les lits, sapalabre filamenteuse.
Habituée aux vues supérieures de son mari dont
elle avait épouséle
mépris sans bornes pourla
médecine et lessaltimbanques homicides qui
s'en
prévalent,elle se sentit
plus blessée des âneries
importantes quise débitaient sur son
corps plein
de souffrance quede tout le reste. Le
jouroù cet
onagresans beauté, ayant aperçu son chapelet,
proférale Lieu Commun
d'hôpital« C'est une
EXÉGÈSE DES LIEUY COMMUNS 205
mystique,il n'y a rien à faire », elle eut honte
d'appartenirau
genresoi-disant humain d'un tel
idiot et sejugea plus profanée par ce crétinisme
olympien que parles regards infâmes et la conco-
mitante brutalité des carabins.
Ily
a au Mexique, particulièrement à la Vera-
Cruz, uneespèce
de vautour dont le nomm'échappe,
lequela
pourfonction d'assainir la ville en dévo-
rant toutes les charognes. Il perche par milliers
sur les toits et les murs les plus élevés, observant
d'un œil infaillible tout cequi
tombe. C'est àpeine
si une ordure a le temps de toucher le sol. Cet
oiseau est l'objet d'une considérationrespectueuse.
Il ne se donne, pourainsi dire, pas
de fêtes sans
lui, et il est défendu de le tuer sous les peines les
plus sévères. Telle est laprérogative des malades
assistés dans les hôpitauxou les asiles de Paris. On
comptesur eux
pour engloutirla vieille carne et
les autres mangeailles putréfiéesdont les cochons
ne veulent pluset
qu'ilserait indélicat d'offrir à
d'honnêtes chiens.
Cetexpédient offre le multiple avantage de dimi-
nuer les chances de pestes buboneuse dans les divers
quartiers de Paris, de remédier augaspillage des
subsistances, d'atténuer chez les égrotants l'hor-
reur de la mort, enfin et surtout de faire affluer
dans lespoches laïques
etphilanthropiques des
intéressés la bonne galettesans odeur. Il
y a seu-
lement cette différence avec les oiseaux deproie
-20Û EXÉGÈSE DES LIEUX COMMIS
que les malades jouissent d'une bien moindre con-
sidération etqu'il
est loisible de les crever avec
promptitude.
En se souvenant de Dieu, Génevièveput avaler
cette ordure, bénie, chaque jour, par les médecins
de la maison. Que de choses n'avala-t-elle pas Bien
qu'elle fût d'une faiblesse extrême etquasi-morte
en arrivant, il lui fut accordé de subsister làplu-
sieurs semaines et de survivre à ce qui aurait assom-
mé une géante. Elle a dit plus tard qu'elle ne com-
prenait pas qu'unevieille gardienne
aux trois quarts
démente, quila
priten haine dès le
premier jour,
n'eûtpas
réussi à la tuer.
Car l'existence des grabataires est absolument à
la discrétion de ces chiennes, ce qui tombe par-
tout ailleurs sous la rigueur des loispénales étant
là tout à fait normal, toléré etencouragé par les
bons docteurs eux-mêmes, quine
veulent jamais
rien savoir. Il faut un Décret spécial analogue à
celui de la Création des Anges pour qu'une créature
humaine échappeà ces assassins.
Une religieuse de quel ordre ?croupissait
àquelques pas, échantillon rare et
paniquede
décadence. Géneviève se demanda ceque pouvait
être une communauté capable d'envoyerlà une
épousede Jésus-Christ. Celle-là se jetait parfois
sur
ses voisines ou sur les gardiennesen
poussantdes
cris à ressusciter les Innocents massacrés, ily
a
vingt siècles, parHérode. Dans ces moments, le
EXEGESE DES LIEUX COMMUNS 207
13.
Nom de Dieu sortait d'elle, comme l'eau refoulée
avec force d'un puits profond, et il fallait enten-
dre les plaisanteries boueuses des internes, jeunes
crapules jutées naguère sur despaillasses
de vo-
missement, dansl'allégresse
des gredineries, par
des boutiquiers sans horizon.
Une autre en cheveux courts, pas religieuse mais
plus effrayante encore, se croyait un homme, s'ha-
billait en homme autantque possible,
affectait des
allures d'homme et faisait la cour à la surveillante,
indéclinable trognon qui passait pouravoir été une
joliefille à la
prisede
Sébastopol.
Ces deux misérables, cette aboyante religieuse
et cette androgyne, pouvaientêtre sûres de leur
affaire. Parmi les hideurs de ce canton de l'Abîme
où tout est médiocre, même la mort, quoide
plus
tragique ?
La dernière visionque Geneviève emporta, pour
ne l'oublierjamais,
fut celle d'ungroupe
de folles
se cousant des robes blanchespour
la Sainte-Cathe-
rinequi approchait.
L'une d'elles, une sorte de
petite jeune fille à l'air vieux, courait sur de hauts
talons, de salle en salle, cherchant des rubans qu'elle
ne trouvaitjamais. Le jour de sainte Catherine
venu, les toilettes sinistres s'étalaient, sedéployaient
sur ces mortes sans repos, allant et venant, avec des
manières, sanspouvoir trouver leurs sépulcres.
Géneviève serappellera toute sa vie souve-
nir bizarre et cruelqui
flotte obstinément au-des-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
sus d'un cratère de douleurs uneespèce
de chan-
son ou de mélopée, triste comme la mandoline du
purgatoire,dont les
paroles étaient ordonnées par
la démence, mais dont le refrainsignifiait
cette
chose précise qu'onest heureux d'avoir perdu
la
raison qui faittant
souffrir!
Plus on est de fous, pluson rit.
cxx
Tout ce qui brille n'est pas or.
La notion du brillant chez les Bourgeois ne dif-
fère pasde la notion collatérale du reluisant. Esthé-
tiquede décrotteur. En littérature, par exemple,
Paul Bourgetest un brillant écrivain, toujours
jeune,et l'auteur de Quo vadis ? en est un autre, peu
éloignéde
resplendir.Toutefois de
pareilles opi-
nions supposent qu'onest à la cime de l'intellectua-
lité bourgeoise. A de moindres altitudes, un simple
boudin peut paraîtreaussi éclatant
que l'Iliade.
Mais il ne s'agit pas de ça.
Il s'agit de l'or, non de l'or des cœurs, ni de celui
dont la Jérusalem des cieux est bâtie, mais de l'or
dont on fait les pièces de vingt francs, etqui
n'est
précieux que par ce qu'il vautbeaucoup d'argent.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS209
Au fond, ce Lieu Commun n'est, ainsique tant d'au-
tres, qu'une façon quelconque d'exprimerla divi-
nité incommunicable de l'Argent. Car enfin l'or
peutêtre mat et, alors, le brillant ou le reluisant
qu'onlui
suppose n'égale pascelui d'une
pairede
bottes, unjour de revue. L'argent lui-même, le
sacré argent n'apas
besoin de briller, et lapreuve,
c'est qu'il ya des torche-cul d'un bleu pâle qui
ne
valent pas moins de mille francs.
CXXI
Il ne faut pas jouer avec le feu.
Le Livre des Juges raconte que Samson pritun
jourtrois cents renards, attacha à la
queue de
chacun de ces animaux un brandon enflammé et
les lâcha dans les moissons des Philistins. C'est
ainsique jouait
avec le feu le Nazaréen terrible. Je
rêveparfois
d'un Samson moderne qui mettrait le
feu au derrière de trois cents bourgeois et les lâche-
rait au milieu des autres.
Je -me demande pourtantsi ce petit jeu serait
aussi amusant qu'ilen aurait l'air. Qui sait si le
Bourgeois, même allumé de cette façon, ne devien-
draitpas quelqu'un
de prophétique ?Car le feu
210 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
est, en mêmetemps,
un mot banal et une réalité
des plus mystérieuses, et quandil est annoncé, que
ce soit à voix basse ou parla clameur
désespé-
rée des tocsins, on diraitque
c'est luiqui joue
avec l'homme, tant il affole dupressentiment divin
lesplus lamentables imbéciles!
CXX1I
Le bon Dieu.
Faut-il avoir la conscience en mauvais état pour
dire le bon Dieu J'ai beau faire, je ne me repré-
sente pasun
martyr faisant usage de cetexemple
de la règle des adjectifs. Zola lui-même, quandil
paîtses vaches, s'écrie quelquefois
« Grand Dieu »
si rune d'elles vient à clocher ou à ballonner. Mais,
de lapart
de cejuste,
c'est une exclamation pieuse,
un élan du cœur, tandisque
le bon Dieu du com-
mun des gens n'implique pas un atome de dévotion.
Le bon Dieu du Bourgeois est uneespèce
de
commis dont il n'estpas
sûr etqu'il
segarde
bien
d'honorer de sa confiance. Il lepaie
mal et se
montre habituellementdisposé
à le congédier,
quitteà le
reprendre lejour même, s'il en a besoin.
Car, iln'y
apas
à dire, le bon Dieu est extrême-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
ment décoratif dans lesboutiques.
On sait cela
quandon est dans le commerce ou même dans
n'importe quelle manigance qui, sans être précisé-
ment le commerce, exige néanmoins cesaptitudes
flibustières dont s'honore la Bourgeoisie. Je ne
serais pas étonné si, quelque jour, un huissier de
grandebanlieue me faisait présenter un comman-
dement parle bon Dieu
parlant à mapersonne.
Enfin, et pour tout dire, le bon Dieu, si rarement,
si difficilement avalé par leBourgeois,
est tout
de même encore assez demandé parla clientèle et
cela vautqu'on
sacrifie bien desrépugnances.
En-
trez n'importe où, vous n'entendez parler quede
lui « Le bon Dieu vous viendra en aide. le bon
Dieu s'occupe de vous. le bon Dieu pour tous.
le bon Dieu sans confession. la bête à bon Dieu.
iln'y
a pas de bon Dieu, etc. » Il est vraiqu'on
s'en tire à bon marché. Le bon Dieu est tellement
dans la misère qu'il se contente volontiers d'une
croûte de painet d'un verre d'eau et qu'il
se rési-
gne aux plusbas
emplois,sans même obtenir le
repos du septième jour. Avec cela, combien de
fois ne s'entend-il pas reprocher par les plusinti-
mes du Démon de nepas
valoir le diable!
Et si c'est ce bon Dieu-làqui
doit jugertoute la
terre, le Bourgeoisa raison, je pense,
de le mépri-
ser et de l'outrager.Le malin qu'il est se prépare
ainsi de bellessurprises
et une émotion éternelle
212 EXEGESE DES LIEUX COMMUNS
CXXIII
La Nature.
f Je mentionne celui-ci, parce qu'ilme rappelle
majeunesse.
Il est aujourd'huifort déchu et ne
s'utilise guère. On est devenu tropsavant. De mon
temps,la nature signifiait encore un tas de choses.
Laissez faire la nature, disait-on à toutpropos,
laissez agir la nature. Maintenant on neparle plus
quede microbes et la nature est remplacée par une
seringue.Idole pour idole, j'aime
mieux l'ancienne.
Elle était agréable à voir, beaucoupmoins sotte et
beaucoupmoins dangereuse.
Elle fut adorée, sur-
tout au dix-huitième siècle, époque où subsistait
encore en France un vif sentiment du ridicule. Il
est certain quenotre Bourgeois
aperdu ce senti-
ment là. Sans doute il ne dit plus, comme au temps
de Jean-Jacques Rousseau, quele retour à l'état
de nature serait l'idéal Unje ne sais
quoi l'avertit
qu'il y aurait de l'imprudenceà
paraître in natura-
libus à son café, à se manifesterbrusquement
à
poil,dans le voisinage, des sergots; mais il sup-
porteet même il sollicite, entre
beaucoupd'autres
choses, les aventuresmalpropres et fabuleuses de
la médecine contemporaine.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 213
La nature conçue parle
Bourgeois moderne,
lorsque cette bêtepuante a reçu un semblant d'é-
ducation, est unprodige d'ânerie et de pédantisme
quela brièveté de la vie ne
permet pas d'expliquer.
Tout cequ'on peut faire, c'est de rêver sur l'autre
prodige quilui est consubstantiel et
quise nomme
la nature même du Bourgeois. De ce côté, on peut
direqu'il y
a dugrandiose.
Il suffirait peut-être
de serappeler le miroir ù la renverse dont
j'ai
parlé,où la face de ce dernier des maîtres du
monde est reflétée par l'effrayanteFace de Dieu.
Vous savezque les philosophes d'a priori, ceux
qui ne ramassentpas
le crottin, ont tous dit,
depuisle Calvaire, que
la nature de l'homme était
un état d'innocence et de perfection d'où il est
tombé, en sorteque
la Vertu ou la Beauté serait
un retour vers le Paradis, juste le contraire de ce
qui est enseigné dans les étables. Que penser de la
« nature » d'une légion hideuse, aux millions de
voix méchantes et confuses, demandant avec inso-
lence lerapatriement
chez lespourceaux?
CXXIV
La Science.
Et voici le labarum des imbéciles. La Science
2i4EXÉGÈSE DES LÏNUX COMMUNS
Avant le vingtième siècle, la médecine, pour ne par-
ler quede cette gueuse, n'avait aucun besoin de la
science et daignait àpeine
s'en recommander.
Depuisfort longtemps, elle croupissait dans les
déjectionsde ses malades. Maintenant elle piaffe
dans sapropre
ordure.
La putréfactionse
plaignait de n'avoir pas son
prophète.Alors Pasteur est venu, Pasteur au nom
doux et mélibéen, et le Microbe, en retard de
soixante siècles sur la création, est enfin sorti du
néant. Quelle révolution 1 Apartir
de lui, tout
change.La recherche de la
petite bête remplace
l'ancien esprit des Croisades. On ne connaît plus
quela science. On ne veut
plusrien savoir, sinon
la science, et chaque matassinrevendique
son ani-
malcule. Tous les sérums, toutes lespestes liqui-
des, tous les écoulements des morts, tout ce quise
passait naguère au fond dessépulcres,
estaujour-
d'hui restitué à la lumière, préconisé, mobilisé,
injecté,avalé. La
rage, la tuberculose et le choléra
sont devenus desapéritifs ou des pousse-café.
Le
moujick de la bande vient de découvrir même un
juscontre la vieillesse. Il ne tient qu'aux parents
d'avantager leurs enfants de quaranteferments
d'infection, dès le berceau, et de faire de leurs
corpsdes vases de
purulence.Ils sont à l'Institut
Pasteur tout un lot decitoyens
utiles exclusive-
ment voués à la recherche desmoyens
de pourrir.
-Oui, monsieur, on les loge pour çà 1 me disait,
EXiGkSE DES LIEUX COMMUNS 215
J4
il ya
quinze joursà peine, l'interne de la
placede
la Concorde, et l'illustre empoisonneur Jenner, à
qui l'Europe contemporaine est redevable de sa va-
cherie, ne trouverait plus de litièrepour
lui-même
dans cette maison!
Ce qui fut, autrefois, lacinquième
d'entre lesSept
pointesde flammes de la coiffure
impérialedu Va-
gabond,ladivine Science est devenue quelque
chose
de si bas quele Bourgeois y pense atteindre. Faut-il
quecette Valeur soit
dépréciée pour qu'unimbé-
cile telque Zola, par exemple,
ait l'audace de la
tripotersous les yeux
d'unpeuple
si déchu quenul
ne songe à cracher au visage de l'affronteur
Ah quecelui-là représente
bien cette relavure
de l'espèce humaine, cette gringuenaude des siècles
quise nomme le
Bourgeois contemporainet
qu'il
doit lui aller au cœur, lorsqu'àtout
propos,il in-
voquece qu'il ose appeler
la Science, dans lespages
souillées et indéchiffrables de ses romans vomitifs 1
La science pouraller vite, la science pour jouir,
la
sciencepour
tuer La science aviliejusqu'à paître
lespropriétaires, jusqu'à nettoyer
le chenil des
brutes féroces dont le Pauvre estépouvanté!
216 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
cxxv
La Raison.
« La raison, a dit Malebranche, est lasagesse de
Dieu même, » définitionqui
neparaît pas convenir
à ceque
les commerçants nomment la raison sociale.
Etpourtant, qui
sait ?.
On a dit tout ce qu'on a voulu de la Raison, mais
l'opinionla
plus achalandée, c'estqu'elle
estoppo-
sée à la Foi. Cequi le prouve, c'est l'horreur uni-
verselle des gens raisonnablespour
le nombre
treize et leur unanime répugnance à commencer
leurs saletés le vendredi J'ai connu un fougueux
adversaire du christianismequi
mettait sournoise-
ment ses chaussures dans la cheminée, la nuit de
Noël. Le Vénérable de sa loge, informé de cette
manie, luipersuada de les mettre bonnement et
raisonnablement derrière laporte
des lieux, ce qui
est, sans contredit, beaucoup plusconforme aux
traditions de la Libre Pensée.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CXXVI
Le Hasard.
Un heureux hasard, un hasardprovidentiel, le
hasard a voulu, le hasard a permis,il faut laisser
quelquechose au hasard, etc. Donc le hasard est
Dieu, tout leprouve et, qu'on y fasse bien atten-
tion il esc le seul et dernier Dieu qui obtienne
encore, aujourd'hui,l'adoration des imbéciles, ce
qui supposeun sacré tonnerre! Mais,tout de même,
il faut avouer que c'est là un bien drôle de Dieu
qui n'aqu'une puissancé positive,
sans un atome
depuissance négative. Oh! je sais
quece n'est
pas
très-clair ce que jedis là. Fort heureusement j'ai
sous la main la lettre d'un aliéné dont voici un
lucide extrait
« Vous le savez, cher monsieur, j'ai donné ma
vie entière au hasard, comme cela se doitquand
on
saitqu'on a été créé et mis au monde
parle hasard
etqu'on subsiste par
la volonté du hasard. « L'élé-
phant le salue au lever du soleil. » a dit Château-
briand. Dès maplus
tendre jeunesse, j'aivoué ma
virginité au hasard, ce qui était, vous en con-
viendrez, une façon bien édifiante et bieningé-
218 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
nieuse de laperdre.
J'ai constamment vécu, pensé,
agi, aimé au hasard.
« Ma fortune étant un obstacle, jeme suis hâté
de la jeter auxjeux
de hasard. Devenu libre, alors,
j'ai connu le bonheur de manger et de dormir par
hasard. Au contraire de tant de gensdont le sens
religieux est oblitéré etqui
disent qu'ilne faut
pas
tout abandonner au hasard, jen'ai rien
gardé pour
moi. Inutile d'ajouter que j'ai une femme de hasard
et des enfants qui sont vraiment les fils du hasard,
onpeut le dire.
« Eh bien! l'avouerai-je? avec cela, je ne suis
pas content. Le Dieu que j'adore manque de Déca-
logue et de Sinaï. Le Hasard n'apas de Com-
mandements. Il peut tout, il veut tout et il fait tout,
mais il nes'oppose
à rien, nedéfend
rien.Essayez
de dire Le hasardn'a. pas voulu, le hasard n'a
pas
permis, le hasard est offensé, le hasard punit, vous
n'y parviendrez jamais. Avec luipas
detransgres-
sionpossible, pas de péché. Quand on fait la noce,
c'est assez amusant, jene dis
pas non, mais, à la
longue, c'est exaspéran t. »
J'interrompsici cette lettre qui
devient tout i
coup d'une impudicité surprenante,sans
qu'il soit
possible de dire pourquoi.J'ai seulement retenu
cetteprosopopée
finalequi paraît s'appliquer aua
bourgeois,mais dont j'ai eu
quelque peine à identi-B
fier la destination: « Oh! les cochons les cochonsl
les cochons »
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
GXXVII
La nuit du Moyen Age.
Autrefois, il y a cinquante ans à peine, la nuit
ou, si on veut, les ténèbres du Moyen âge étaient
rigoureusementexigéesdansles examens. Unjeune
bourgeois qui aurait douté de l'opacitéde ces ténè-
bres n'auraitpas
trouvé à se marier.
Aujourd'hui, grâceà l'art industriel propagé par
les cabarets chanteurs, la société bourgeoise, déjà
siragoûtante,
est devenue moyenâgeuse.Elle a des
vitraux en culs de bouteilles, des stalles, des huches,
destapisseries,
des crédences, de la faïence et du
fer forgé. Tout cela sans ruine ni douleur. Unpa-
tron de bazar qui n'est pasune brute doit pouvoir
improviser une collection Du Sommerard envingt-
quatre heures. Désormais la Lampisterie et la Con-
fection ont de quoi répondreaux artistes. On ne la
leur fait plus. Elles la connaissent dans tous les
coins.
Il est vraique cet unique
bec de gaz étant allumé,
la fameuse nuit continue. Accordons l'art, cet art-
| là, bien entendu, puisqu'on y tient et que cela fait
aller le commerce. Mais à celaprès,
comment refuser
220 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
les ténèbres à uneépoque
où tout le mondecroyait
en Dieu ?
CXXVIII
L'Inquisition.
Celui-là n'apas bougé. Il est exactement au même
point qu'il y acent ans. Les auto-da-fé, lesbûchers,
les san-benito, lesbrodequins,
les chevalets, les
cabestans, les tenailles, lespals, les scies, les limes,
les fouets, les clous, lesgrils et les crics, ça va tou-
jours. L'instrument de torture est un article cou-
rant et depremière
nécessité. L'âme. dugazier
et
celle du planeur ont besoin d'êtrepersuadées que
l'histoire de l'Eglise est une longue friture. Le
Bourgeois, quel quesoit son métier, peut
douter
d'une addition, mais il saitqu'il y
a eu un ouplu
sieurs ordresreligieux institués à
l'uniquefin de
brûler àpetit feu les
penseursou de les écorche r
de la tête aux pieds.
Ah! cespenseurs, mon enfance en a-t-elle été
assez farcie, comblée, bondée, obstruée, saturée,
soûlée C'était aupoint que
toutprêtre m'apparais-
sait au milieu des flammes et des échafauds, envi-
ronné depensantes victimes. Ce qu'il y avait de
plus atroce, c'estque plus on était vertueux et plus
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 221
on pensait, moins onéchappait
à ces tigres. Que de
larmes que de cris que de hurlements de déses-
poir et, de ma part, que de juvéniles épiphonè-
mesque d'imprécations! Tout cela venant à se
combiner avec les hennissementseuphoniques
de
lapuberté, je commençai à devenir moi-même un
penseur.
Le décor et la mise en scène des supplices ont
quelquechose de si
captivant quedes hommes
qu'on auraitpu
croire situés à une certaine distance
des boutiques etqui
n'étaientpas nécessairement
séquestrésdans une ignorance imprenable, des
poètestels
queVictor
Hugo et Villiers de l'Isle-
Adam, ont navigué avec bonheur dans les vieux
bateaux à voiles de l'Inquisition d'Espagne. Cha-
cun d'eux a fait sonTorquemada.
Villiers seul, qui se croyait catholique, s'est avisé
d'un Pierre d'Arbuès, premier inquisiteurde la foi
en Aragon,assassiné
parles Juifs, en 1485 au
pied
de l'autel et canonisé par Pie IX. Ce saint et même
ce martyr est montrépar
l'auteur des Histoires
insolites dans laposture
d'un opiniâtre etsangui-
nolent papelard qui exhorte à l'amour divin en fai-
santcraquer
les os.
Alors que voulez-vous On a envie de les em-
brasser enpleurant, les bourgeois et leurs sous-
bourgeois qui poussentdans l'ombre de ces mon-
tagnes etqui, peut-être, crétinisent avec inno-
cence.
222 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CXXIX
La Saint-Barthélemy.
Ah par exemple, je renâcle à la série. J'ai pu
consentir, héroïquement,à l'observation de
quel-
ques âneries jugées par moi-même singulièreset
prototypiques,mais je m'arrête là. Qui sait si on
n'exigerait pasbientôt
que jem'attardasse à la
Révocation de l'Edit de Nantes, acte leplus
hono-
rable du règne de Louis XIV etqui
fait braire la
moitié de l'Europe depuisdeux cents ans ? Ne fau-
drait-il pas,immédiatement
après,dire
quelque
chose de la Bastille, de la Liberté de Conscience,
des Droits de l'homme, du Suffrage universel, des
artsd'agréments et, peut-être aussi, du sourire
mys-
térieux de la Joconde ? Alors, zut et zut 1
Pour nous en tenir à laSaint-Barthélemy, qui
aurait pu être un des moments les plus agréables
de l'histoire de France, j'avoue avoir éprouvé une
bien pénibleconfusion toutes les fois
qu'enDane-
mark, en Suède, ou dans tout autrepays protes-
tant, on m'en aparlé.
En effet, il se dit communé-
ment, dans ces banlieues, quecette fête fit couler
le sang de plusieurs centairtes de milliers de calvi-
nistes au cœurpur,
rien qu'à Paris.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 223
14.
Plût à Dieu mesuis-je écrié, chaque fois, dou-
loureusement. Vous représentez-vous l'humiliation
de rectifier, parles humbles chiffres
trop certains,
ces chiffres grandioses J'étais dans la situation
d'un malheureuxsupposé
riche et forcé d'avouer
son dénuement. Cette humiliation dure toujours,
atténuée un peu, il est vrai, parla certitude
consolante que les calvinistes, aujourd'hui, s'en-
trecrèvent eux-mêmes volontiers, leplus gentiment
du monde.
Tout de même c'est dur, pourun
catholique,de
ne jamaisvoir la fin de cette ironie, de toujours
subir, ici ou là, en France aussi bien qu'à l'étran-
ger, depuisenviron 33o ans, la dérisoire vitupéra-
tion des imbécilespour l'atrocité, malheureusement
imaginaire,d'un vieux Fait-Paris qui eût pu
être
un si grand acte, maisqui, par l'effet d'un concert
inouï de maladresses, n'a été, hélas! rien deplus
qu'une espèced'effusion sentimentale.
cxxx
Il y a du bon dans toutes les religions.
« Cher ami, j'aibesoin de vous ce soir. Peut-être
serez-vous forcé depasser
la nuit. Il se pourrait
224EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
mêmequ'il y
eûtquelqu'un
à assommer. C'est très-
sérieux etprofondément original. Songez qu'il s'agit
de capturer un non moindre seigneur quemon
propriétaire, violemment soupçonnéde cambrioler
enpersonne
le locataireque je suis. Vous compre-
nezque, pour
tirer de cette occasion tout le profit
qu'onen
peut attendre, j'ai besoin d'un témoin.
Venez donc, maispas trop
tard. Il ne faut pas
qu'on s'aperçoive que j'ai reçu du renfort. »
Lorsque j'écrivis cette lettre, ily a quelques ans,
j'habitaisun pavillon isolé près des fortifications
et j'avais, en effet, la certitudeque
mon cher voi-
sin etpropriétaire
s'introduisait la nuit dans ma
cave pour soutirer mon vin etdéménager
mon char-
bon. Ce propriétaire était le même père Edouard
que j'ai essayé de peindre plus haut, quand je me
suis occupée de « la crème des honnêtes gens ».
Le fait estqu'il
avait sur safigure toutes les vile-
nies et-toutes les fraudes.
Monplan
était d'unesimplicité divine. J'avais
fait venir très-ostensiblement quelques provisions
de nature à le tenter, et, la porte de ma cave ou-
vrant sur le jardin, j'avais laissé la clef dans la ser-
rure comme pour l'inviter. Tout était machiné de
telle sorte qu'illui était impossible de ne
pastom-
ber avec fracas aussitôt qu'il aurait franchi le seuil.
Me précipitant alors, j'espérais arriver assez
promptement pour l'enfermer. Il eût été, dès cet
instant, tout à fait à ma merci et, sous la menace
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 225
du commissaire de police et de la correctionnelle,
j'eussetiré de lui avec la plus grande facilité, non
seulement une indemnité sérieuse, mais la quit-
tance en règlede
plusieurstermes. Le concours
de mon ami, garçonrobuste et
pèlerin très-subtil,
assurait indiscutablement le succès de la mani-
gance.
Je me hâte de direque
le complot n'eut aucun
succès. Le vieux drôle vint très-tard, lorsque
nous étions assoupis et découragés. Réveillés par sa
chute, mais déçus par son incroyable agilité, nous
eûmes la mortification de le voirs'échapper
sans
qu'ilnous laissât l'ombre d'une
preuve, ayant àpeine
reçu dans le bas des reins lecoup de
triquelancé
au juger quel'un de nous lui décocha au dernier
instant.
Eh bien, monsieur Edouard, lui demanda
mon ami, quelquesheures après,
comment va le
cambriolage 1Le
père Edouard, quisavait être
sourd quandil le fallait, en profita pour
faire cette
réponseextraordinaire
Oh mon cher monsieur, il y a du bon
dans tontes les religions
Quelque temps auparavant,le
grand rabbin
Zadoch Kahn m'avait, àpropos d'un de mes livres,
servi ce Lieu Commun admirablequi paraît être
le commencement del'Evangile
selon saint Jean
pour les imbéciles et les malfaiteurs.
226 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CXXXI
Avoir l'esprit faux. Exagérer.
Qu'est cequ'un esprit
faux ? C'est unesprit qui
exagère. Qu'est-ce qu'un esprit qui exagère ? c'est
unesprit qui
dit Oui ou Non.(Evangile selon
S. Matthieu, chap. V, v. 37.)
Combien de foisai-je
eu l'occasion d'observer
qu'il n'ya
pasUNE
parolede la
Sagesse éternelle
quine reçoive chaque jour de la
sagesse bourgeoise
leplus parfait
démenti
CXXXII
Il ne faut pas voir les choses trop
en noir.
Unpeu, passablement, beaucoup même, si vous
voulez, maispas trop.
Enfin lajuste mesure, vous
m'entendez bien. Une sagesseaimable conseille-
raitplutôt
de les voir en rose ou en blanc. Tel est,
du moins, l'avis du Premier Hommequi
ne veut
pas queles mourants soient avertis de la mort
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS227
« même s'ils le désirent ». Cela il ne le veut abso-
lument pas. Le coma lui semblepréférable à l'ac-
tion de sepréparer
à mourir et «l'usage atroce »
de l'extrême-onction le révolte singulièrement.
Je lis ces choses dans unechronique
du Journal
où elles sont, d'ailleurs, tout à fait à leurplace,
la feuille de feu Fernand s'adressant à un public
heureusement délivré des «exigences cruelles de
la foi ». Le Premier Homme parle beaucoup de la
pitié,à cette occasion. Voici la dernière
phrase,
digne d'être citée, car elle m'aévoqué, prophéti-
quement, l'assistance de crocodiles et de singes
férocesque
la conscience définitivement libérée du
vingtième siècle prépare auxagonisants.
« Instruisons-nous dans la pitié, la douceur et la
compassion, même s'ils'agit de voiler les signes de
la mort accourue au chevet du malade. Habituons-
nous moins au dévouementqu'à
la POLITESSE BIEN-
faisantequi
de chacun écarte lespeines
inutiles et
leschagrins superflus.
»
Il est évidentque,
« le salut de l'âmeayant
cessé
d'être l'essentiel », le comble de cettepolitesse
consisterait àexpédier
les malades subito, puisque,
par là, on leurépargnerait
sûrement les affres et les
douleurs. Plusieurs siècles avant l'ère chrétienne,
des anciens avaient trouvéça.
Pour neparler que
de cedegré
depolitesse qui
consiste à laisser croire aux mourantsqu'ils peu-
ventguérir,
le Premier Homme sait-ilqu'il
est
228 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
pratiquéfort assidûment et devine-t-il
pourquoi?
S'il avait 1"avantage de connaître le curé d'unepa-
roissequelconque,
ce ministresuperflu pourrait lui
apprendre quela plupart des bourgeois meurent
sans confession parce qu'il faudrait restituer. La
famille, qui craint ce dénouement d'une existence
de coquineries et de brigandages, fait lagarde la
plussévère autour du moribond
pour qu'il« ne
voie pasles choses trop en noir ». Le prêtre, quel-
quedemandé qu'il
ait été, n'est introduitque lors-
que son ministère est devenu inutile et, pour cela,
les plus sacrilèges mensonges paraissent licites.
Je serais curieux de savoirquel
doit être, en
pareil cas, le bénéficiaire de lacompassion du Pre-
mier Homme, car, enfin, il y a troispersonnes
morales enprésence, également dignes d'intérêt
le moribond, les héritiers du moribond et les étran-
gersvolés par
le moribond. Il estindispensable de
choisir. Si on cache au voleur qu'il est sur lepoint
de crever, il nesongera guère
à restituer. Si on
l'avertit, il estprobable qu'il n'y songera pas da-
vantage,même
aprèsles exhortations du
prêtre,
mais ily
aura des chances. Ce sera une affaire de
tous les diables, c'est le cas de le dire. Encore une
fois, sur quitombera la miséricordieuse
pitié du
Premier Homme
Je parlais tout à l'heure du démenti continuel
infligé par le Bourgeois au Texte sacré. Le même,
à son lit de mort, me faitpenser, tellement il
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS229
est suggestif!à l'adolescent de l'Évangile qui,
ayant demandé à Jésus cequ'il
fallait faire pour
avoir la vie éternelle, en reçut cetteréponse qu'il
fallait tout donner aux pauvres,et s'en alla plein
de tristesse. Abiit tristis.
Post-scriptum. L'Évangile ne ditpas trop
triste, « nimis tristis » mai s triste seulement, sans
excès. LeBourgeois peut
sepasser
de la vie éter-
nelle. C'est ce quile distingue des brutes.
CXXXIII
A quelque chose malheur est bon.
Le malheur des autres, cela va sans dire. Iln'y
a
même que cela de bon. Il est assez difficile de se
figurerune chose heureuse arrivant à un voisin
de campagne, par exemple, et dont on puisse
tirer parti.La
preuve,c'est
quele bonheur des uns
ne fait pasle bonheur des autres, comme le dit
fort exactement un autre Lieu Communpresque
identique.
Votre meilleur ami vient d'hériter inopinément
de plusieurscentaines de millions de francs. Eh
bien il est probable quevous n'en tirerez pas un
centime. Peut-être mêmeentreprendra-t-il
de vous
230 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
dépouiller,car il vous ressemble comme un frère.
Cequi
est incontestablement bon, c'est de voir
souffrir leprochain, de savoir qu'il
souffre. C'est
bon en soi et c'est bonpar
les conséquences, puis-
qu'unhomme abattu est un homme qu'on peut
manger. Or, il est bien connuqu'il n'y
apas
de
chair, pasmême celle du cochon, qui
soit aussi
savoureuse.
CXXXIV
Tout vient à point à qui sait attendre.
Une famille chrétienne. Le meilleur morceau est
offert au père. Sans y toucher, lepère
l'offre à la
mère. La mère le donne aux enfants, quile donnent
à unpauvre qui
lejette
aux chiens.
Les chiens savent attendre leCorps
de Notre
Seigneur Jésus-Christ.
cxxxv
La santé avant tout.
Ehquoi! même avant l'argent? Oui, mon
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 231
enfant, avant tout, absolument. Ménage ta viande,
c'est ce que tu as de plus précieuxet ça ne se rem-
place pas.Fais-la durer le plus possible, en jouis-
sant de ton mieux. Il faut cequ'il
faut et la vie est
courte. Les curés ont beau parler de la vie éternelle,
crois-en ma vieille expérience,il vaut mieux tenir
quecourir et il est
plus agréable de payerla cuisi-
nière quele
pharmacien.Pour ce
quiest de l'ar-
gent,il n'est pas perdu parce qu'on se soigne, au
contraire. Ily
a des moments où il faut savoir le
laisser dormir. On ne se rattrape quemieux sur la
clientèle.
Napoléon disait que la santé est indispensableà
un général.Eh bien! qu'est
ceque
le commerce,
veux-tu me le dire, s'il n'estpas
laguerre ?
Toute
personne quimet le pied dans notre
boutiqueest
un ennemi. « Le client, voilà l'ennemi » a dit Gam-
betta, ne l'oubliejamais,
mon fils. Le vrai com-
merce, le commerce biencompris,
celuiqui
mène à
la fortune et aux honneurs, consiste à vendre vingt
francs ce qui a coûtécinquante. centimes, comme
fontchaque jour
les apothicaires les plus honora-
bles. Il est vraique
cela leur est facile,puisque leur
marchandise échappe au contrôle du vulgaire.
Pourtant, c'est l'idéal.
Tu sais aussi bien quemoi
que, dans tout ce qui
regarde l'alimentation, par exemple,la
première
chose àapprendre,
l'a b c du métier, c'est de ne
servirque des saletés, en
ayant soin, ai-je besoin
232 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
de le dire ? de toujours peser dans le coin le plus
obscur, avec une extrême rapiditéde mouvements,
en sorte que le client n'ait absolument pas cequ'il
achète, ni comme quantité,ni comme qualité.
J'ai travaillé autrefois chez le célèbre Gibier, de
la maison Caverne et Gibier, qu'on regarde géné-
ralement comme le Masséna ou le Cambronne de
l'épicerie.Je me rappellerai toute ma vie la
phy-
sionomie vraiment héroïqueet l'austère simplicité
de cegrand vieillard, lorsqu'ilnous disait
Apprenez, ,mes amis, que je n'aijamais
vendu quede la merde et
toujoursà faux
poids,
surtout aux pauvres quin'ont
pas de balances chez
eux. Pour ce qui est de la monnaie, je peux me
rendre à moi-même cetémoignage que j'ai toujours
su faire passerles mauvaises
pièces.Il m'est arrivé,
dans les coupsde feu, de faufiler
jusqu'à des bou-
tons de culotte.Mais il faut de la santé pour ça, une
santé de fer, car il faut être continuellement sur la
brèche et ne jamais prendre un jour derepos
ni
mépriserles
plus légers gains, eût-onattrapé
cin-
quantemillions.
Médite ces hautesparoles,
mon cher enfant, et,
encore une fois, soigne ta carcasse. La santé avant
tout.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CXXXVI
Dieu ne fait plus de miracles.
C'est une manière conciliante, bénigne, quasi-
pieuse,de dire qu'il n'en a
jamaisfait. C'est le Lieu
Communpréféré
de l'abbé Pocelle et de combien
d'autres encoreparmi
lesecclésiastiques
ou les
laïquesdévots
Un jour,il
y a environ dix ans, je fus présenté
à un monsieur qui, apprenant mon nom, entreprit
aussitôt de m'étonner et me déclara qu'il jugeait
puéril d'attendre oud'espérer de grandes choses,
ou mêmesimplement des choses extraordinaires.
En cequi
me concerne, ajouta-t-il, j'affirme
qu'il ne m'est jamais rien arrivé.
L'énormité de la sottise meparalysa
un instant,
puis je présentaidoucement cette objection:
Il faut, monsieur, quevous soyez
bien inat-
tentif ou bien ingrat, puisque vous semblez choisir
pour me dire ça le moment où il vous arrivepréci-
sément une chose inouïe que vous n'auriez jamais
prévue niespérée.
Etlaquelle? demanda cet homme
surpris.
Vous avez eu l'honneur de me rencontrer,
234 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
répondis-je avec unegrande simplicité, en tournant
le dos à cet imbécile.
CXXXVII
Je ne suis pas plus bête qu'un autre
Doncje possède
uneintelligence
au moins égale
à celle de n'importe qui. Cetteconséquence ne pa-
raît pas rigoureuse, mais il en est de lalogique
des
bourgeois comme de certaines loisgrammaticales
que l'usage seul détermine. Si le vieux marchand
deparapluies
disait aujeune télégraphiste « Je
ne suispas plus bête
qu'un autre et la preuve, c'est
que jevous ai vu naître », il est certain
que le pa-
petier et le fabricant degaloches ne
manqueraient
pasde crier à l'évidence.
La force d un homme qui peut affirmer, en con-
science, qu'iln'est
pas plusbête
qu'un autre est
incalculable. Ily
a un telmystère
dans ce diable
de Lieu Commun qu'on estpresque tenté de croire
qu'il peutbien avoir été
pour quelquechose dans la
création du monde.
Vous faites lire à votre médecin, à votre dentiste,
à votreentrepreneur de
pompes funèbres, à votre
ernpailleur, à votre notaire, une phrase magnifique
.EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 235
de Barbey d'Aurevilly, de Villiers de l'Isle-Adam,
une pensée ingénieused'Ernest Hello, une vivante
strophede Paul Verlaine. Que répondront ces hom-
mes ? Simplement ceci « Nous necomprenons pas.
Cependant nous ne sommes pas plusbêtes
que
d'autres. » Et, à l'instant, sansqu'un ange même
pûtdire
pourquoi, Verlaine, Hello., Villiers, Bar-
bey et même, si vous voulez, Napoléonet tous les
grands personnages seront aperçussous leurs
pieds.
L'universelle supériorité de l'hommequi
n'est
pas plus bêtequ'un autre est ce
que je connais de
plusécrasant.
CXXXVIII
Qui veut la fin veut les moyens
et
Il n'y a pas de petites économies.
Je ne saisplus pour quelles raisons les
époux
Chien avaient intérêt à la mort de leur enfant. Je
ne l'aipeut-être jamais su. Il
ya si
longtemps! J'a-
vais tout au plus vingt ans et je n'ai jamais rien
compris aux combinaisons ni aux micmacs des
notaires. Je sais seulementqu'après l'enterrement
236 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
dupetit
Chien sesparents
devaient « entrer en
jouissance » d'une jolie somme. Il faut leur rendre
cette justice que, dès l'instant où cet intérêtprit
place dans leur vie, ils ne songèrent qu'aux moyens
d'en exclure lepauvre
enfant. 11 serait téméraire
pourtantde conclure
queles Chien étaient des ca-
nailles. Ils étaient desbourgeois,
rien que des bour-
geois et, passaientà
justetitre pour de fort hon-
nêtes gens. Etant à leur aise, ils avaient horreur
des nuages, voilà tout.
Le mari avait une bonne place à l'Hôtel de ville
et la femme tenait un cabinet de lecture ou
d'aisances, jene me
rappelle pas exactement.
L'un et l'autre, d'ailleurs, appartenaient à la
catégorie des bien pensants.Ils se seraient fait
scrupulede manquer
la messe le dimanche et ils
patronnaientdes œuvres. On disait d'eux avec res-
pect« Ils ont ceci et cela, sans
compter lesespé-
rances. o Lesespérances,
c'était la mort dupetit
Chien et, on les enviait en lesplaignant.
Pauvres Chien c'est tout de même vexant
pour eux d'avoir ce gamin qui serait si bien avec
le bon Dieu Tel était le crigénéral.
Ils avaient un partisan très-déterminé dans la
personne du gros quincaiilier Minet, qui était l'ora-
cle du quartier. Ah sij'étais à leur place I.
gueulait-il detemps
en temps.Il n'achevait
pas,
mais, le geste de sa main pliéeen
équerredans la
direction du sol etcoupant
l'air degauche à droite
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 237
au-devant de sa poitrine, soulignait assez claire-
ment un clind'yeux qui
en disait long.
Le curé lui-même, auteurpraliné
d'un livre sur
la Pureté d'intention, les consolait avec amour, les
exhortant àporter leur croix jusqu'à ce qu'il plût
à Dieu de les en débarrasser. Bref, ilsjouissaient
de lasympathie
universelle et, quand on appritla
mort du petit Chien, le quartierse sentit allégé
d'un poids.
Oh ses parentsne l'avaient
pastué. Ils l'avaient
fait vivre vite, rien de plus.Ce n'était
pasleur
faute, après tout, si les enfants n'ont pas l'endu-
rance des chameaux de Tartarie. Celui-là avait à
peine cinqans et on le forçait à marcher jusqu'à
des dix heurespar jour pour
lui faire de la santé.
La nourriture, toujours succulente, était en propor-
tion de ce salutaire exercice. Jamais enfant ne fut
mieux nourri. Quant au sommeil, ons'arrangeait
pour qu'iln'en abusât pas, et comme on le desti-
nait à la carrière des armes, onl'y préparait déjà,
enmultipliant
les alertes nocturnes. Etc., etc.
Le futur soldat fut expédié en quelques mois.
Quelqu'un quivoit à travers les murs m'a dit
que,
lorsque ces deux monstres étaient seuls avec leur
victime, il décollaient leursmasques
etque
c'était
épouvantable. Pauvre petitêtre sans défenseur! Les
détails nepeuvent
s'écrire. On saitque
les larmes
des faibles sont, pourles bourgeois, comme du vin
de laVigne de Dieu.
23ô EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Assassiné de fatigues, d'indigestions, d'insom-
nies, muet de terreur et immobile, le pitoyable
enfant des Chien descendit dans la mort sans faire
plusde bruit qu'un petit bonhomme de
plomb qui
descendrait au fond d'un lac.
Jerappelle
cette histoire affreuse, parce qu'elle
est exacte, rzniverselle etprofondément typique. Il
y eut, à l'enterrement, un toutpetit
fait d'une lési-
nerie tropinfernale
pour que j'osele
raconter,
mais dont l'assistance fut émerveillée.
IIn'y
apas de petites économies, répondit
modestement l'heureuse mère à un vieillard dans
les enduitsqui essayait
de luiexprimer son admi-
ration.
CXXX1X
Faire contre mauvaise fortune
bon cœur.
Si vous voulez mon avis, c'est biensimple.
Ce
quenous
appelonsmauvaise fortune dans le com-
merce, c'est d'être dans le cas denepouvoir régler
nos échéances, et ceque
nousappelons « bon coeur»
c'est de foutre le camp si nous ne trouvons aucun
expédient.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS23g
Ons'exprime comme ça parce qu'on a tout de
même un restant depoésie.
Mais si c'est la femme
du commerçant qui sauve la mise enpayant
de sa
personne, chosequ'il
faut toujours prévoir dans
les affaires, il est sûrque
le cour n'a rien ày voir.
Vous m'entendez bien.
CXL
Avoir du cœur, un bon cour
Une vierge quifait la noce
pour nourrir ses
vieux parentsa certainement du cœur. Une autre
qui fait la nocepour
entretenir un noble jeune
homme a indiscutablement un bon cœur. Une troi-
sième qui ne faitpas
la noce du tout et qui veut
épouserun
pauvreest radicalement dénuée de
cœur. Voir Les demoiselles deBienfilâtre.
CXLI
Avoir de l'amour-propre
La femme du chef de bureau a de l'amour-propre
n4o EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
et la concierge a son amour-propre.Mais c'est
toujours le même bijou.
« Je sors de moipour n'y plus rentrer D, a dit,
un jour, sainte Catherine de Gênes, et c'est un des
plus grands motsqu'on
ait entendus.
L'amour-propreconsiste à être
toujourschez soi.
On aremarqué que
les honnêtesgens
sortentplus
rarementque
les assassins. C'est la seule différence
considérable entre les deuxgenres.
CXLI1
Avoir le travail facile.
C'est ledegré le plus haut, l'échelon
suprême
dans la hiérarchie intellectuelle des bourgeois.Les
notaires et les matelassierspensent qu'un grand
homme doit avoir le travail facile. Un écrivain de
génie qui peine mortellement, plusieurs années,
sur trois ou quatre centspages, incarne pour
eux
laplus honteuse
impuissance.
Entrequinze
etvingt ans, j'ai furieusement en-
tendu parler d'Alexandre Dumaspère qui
était en-
core, à cette époque, l'interminablepluie
de mucus
tièdequi parut
à deux générations de graveurs sur
bois larupture ou l'éclatement des cataractes de
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 241
la lumière. En voilà un quia le travail facile 1
disait-on, encomputant
et ensupputant
les deux
ou trois cents volumes de ce noir.
Aujourd'hui,il
y ena d'autres, prétendus faciles,
quiont un mal inouï à sortir leurs glaires et leurs
catarrhes. C'est consternant de songer qu'un poly-
graphecomme Bourget,
dont les écrits ressemblent
à une diarrhée de colle depoisson, est pourtant
l'un de nos faiseurs les plus opiniâtrémentcons-
tipés.
Mais ne multiplions pascet exemple.
Se crever
en accomplissantdu travail facile, tel est le cas
plus quebizarre d'une multitude littéraire. Faut-il
conclure qu'ilen est ainsi dans les autres troupes
contemporaines,et
dois-jecroire que
mon épicier,
par exemple, grosimbécile gouverné par
laplus
rosse des femmes, a besoin de se fendre enquatre
et de suer sang et eau pourme filouter ?
CXLIII
Avoir de la chance.
On dit communément qu'un citoyen français a
de la chancequand
il a unpère qui
est né avant
lui. Onsuppose, ai-je
besoin de le faire observer ?
242 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
quece
pèrea de l'argent. Autrement, ce serait la
guigne.Mais cela, c'est le comble de la chance.
En général, avoir de la chance consiste àécoper
le moins possible, c'est-à-dire à être dupetit nom-
bre de ceux qui échappent aux coupsde
trique ou
auxcoups de pied dans le derrière
que tout le
monde paraît avoir mérités. Dans cet ordre d'idées,
il estsûrqu'aux yeux du Bourgeois explorant, des
cimesqu'on sait, l'histoire du monde, le Patriarche
Noé a eu de la chance. La langue, ici, est à la
hauteur de lapensée.
Il est, d'ailleurs, indifférent quele mot « chance»
soitinintelligible,
absolument et à jamais. C'est
assezqu'il ajourne
ouqu'il
écarte la notion de
Justice. On ne lui demande pasautre chose.
CXLIV
Avoir du pain sur la planche.
Cela s'entend ordinairement des individus qui
ont«
du foin dans leurs bottes » etqui jouissent
de ce qu'on appelle « une honnête aisance », depuis
les i5 francs de rente annuelle de votre serviteur
jusqu'auxmillions de revenu
possédés par d'autres
et ramassés autrefoispar un saint aïeul, calviniste
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 2A3
i5.
ou luthérien, dans le sang des catholiqueséventrés.
Car telle est l'origine des grandesfortunes protes-
tantes.
Mais, laplupart du temps,
cepain
ne profite
guère,surtout aux
pauvres. Quandil
n'y en a que
quelques miettes, ça se mangeencore. Quand il
y
Pn a trop, ça ne se mange pas du tout, ça devient
des pierres et c'est avec le pain sur la planche des
bourgeois de Jérusalem que fut lapidé le Proto-
martyr.
CXLV
Entretenir des danseuses.
Comment ai-je pul'oublier
jusqu'àcet instant?
Je l'ai tellement entendu, celui-là, qu'ila fini
parne
plus exister pour moi.C'est comme l'éternel « Bon-
jour, monsieur » du premier venu qu'à la longueil
estimpossible
d'entendre. Songez que, depuiscent
ans, au moins, iln'y
a pas eu unpoète, un artiste
remarquable quin'ait entretenu des danseuses
pendant son adolescence et aussi longtemps que
durèrent sestrop
faciles études.
Tout le monde sait derrière lescomptoirs,
sur-
tout enprovince, que
les études d'un peintre,, par
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
exemple, ne sontqu'une vaste
rigolade.Pour ce
qui est des commencements littéraires d'unpoète
c'est bien autre chose et on doit se garder d'y faire
allusion devant lesjeunes filles.
0 les farces de majeunesse 0 les danseuses que
j'entretinsdans la rutilance de mes vingt ans! Mais
qu'est-ce que cela? Chacun ne sait-ilpas, dans les
boutiquesdu détail et sur les ronds de cuir mé-
thodiquementsoufflés des administrations de
l'Etat, que jecontinue? Comme
toujours, le Bou r-
geoisvoit clair.
Cependant, ily
a unpoint
obscur. Où diable ces
noceurs d'artistes vont-ils chercher leurs danseu-
ses ? Une si constante et sinonpareille orgie en
supposeun nombre infini.
L'explication trop sim-
ple,hélas! ne peut qu'aggraver le triste cas des
poètes.
Ces danseuses ne sont qu'une danseuse, toujours
la mêmedepuis des générations. Elle a des
yeux
quiressemblent à des lampes suspendues dans des
cavernes, elle a le teintplombé, la face en tête de
mort, lesdoigts crispés sur sa
gorge flétrie et, si
vous voulez le savoir, elle danse la danse du ventre
devant les buffets des cimetières.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 2LErJ
CXLVI
Les absents ont toujours tort.
Celasignifie, personne, je pense, ne l'ignore, que
les absents doivent être invariablement carottés,
filoutés, dibustés, refaits, dévalisés, cambriolés,
volés, grugés, pillés, dépouillés, trompés, vendus,
trahis et calomniés de toutes les manièresimagina-
bles. Là-dessustout le monde estd'accord. Onpeut
même dire que c'est une desdispositions essen-
tielles de la Loibourgeoise.
Cela doit avoir un sensprofond,
comme tout ce
qui vient des imbéciles ou des canailles. Si vous
êtes curieux de savoir àqui
vont tous lesoutrages,
toutes lesiniquités,
toutes les horreurs du Crucifie-
ment, demandez-vous Qui est leplus
absent de ce
monde abominable.
CXLVII
L'argent se cache.
Je vais révéler leplus grand secret que je
246 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
connaisse, disait un illustre philosophe qui s'est tue
à force depenser.
Et ilajouta,
non sans avoirpris
quelques précautionscontre un
cataclysmesou-
dain
Eh bien! mes amis, l'argent se cache
CXLVIII
Je veux dormir tranquille.
Tel fut le dernier mot de lapropriétaire. Le
tempsdes combats était
passé pour elle. A son
âge,elle avait besoin de dormir tranquille. Il lui
fallait des locataires sûrs, de bonnes garanties.
Vous avez bien raison, madame, réponditle
visiteur quiavait eu le
temps d'examiner les êtres,
si ça ne tient qu'à moi, vous dormirez. Et il s'en
alla.
Mme Mouton était une horrible vieillequi se
chauffait à son argent, quandil faisait froid. On la
disait fort riche et son avarice était un prodige,
même dans cette atroce banlieue depetits
bour-
geois.
Feu Mouton avait gagnéce
qu'ilavait voulu
dans l'exploitationdu lait fécondé dont il était l'in-
venteur etqui était un
produitsans rival pour la
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
d,estruction des petits enfants. Ravi de bonne heure
à la tendresse de sonépouse,
il était allé l'attendre
dans un mausolée d'une hideur extraordinaire.
C'est làque j'ai lu, non sans effroi, au-dessus
d'une entrée bizarre, ces motsincroyablement
ti-
rés de l'Evangile*: Frappezet l'on vous ouvrira.
Cette inscription n'eûtpas
été à saplace
à la
portede la maison de la veuve. Quand on avait
carillonné plusieurs fois, onvoyait
lentement s'ou-
vrir un guichet étroit et, dans ce cadre, apparais-
sait une chosefantastique.
Levisage
affreux de la
vieille à côté de la gueule féroce d'un énorme
chien danoisappuyé
des deuxpattes
sur lesépau-
les de sa maîtresse. Elle parlait alors au survenant
d'une voix de gendarme où il y avait autant de
haineque
depeur.
Si on étaitun pauvre,
le guichet
se refermait violemment avec un blasphème.On
neparvenait
à franchir le seuil qu'à titre de loc a-
taire futur et muni de certaines références. Dans
ce cas, on traversait une cour et un morceau de
jardin pourarriver à un
pavillonsinistre en com-
pagniede Mme Mouton et de son molosse.
Cepavillon rongeait
lapropriétaire.
Elle nepou-
vait, en aucune façon, l'utiliser et cette non-valeur
ladésespérait.
D'un autre côté, elle nepouvait pas
davantagese résoudre à
prendreun locataire, quel-
lesque fussent les
garanties.C'était
pourelle aussi
grave quele choix d'un amant
pourune femme
honnête. Jamais elle n'avait puse décider.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Le vrai, c'est qu'elle avait horriblementpeur
d'installer siprès d'elle un étranger. Elle était l'a-
vareclassique,
la vraie, cellequi
adore le métal,
quile baise avec
transport, quisouffre de ne
pou-
voir le manger comme un chrétien mange son Dieu
dans le sacrement de l'Eucharistie. Le soir, on l'en-
tendait verrouiller et cadenasser toutes sesportes,
pendantun
quart d'heure, et elle ne se couchait,
disait-on, qu'aprèsavoir fouillé
partoutavec son
chien.
Cesprécautions invoquent
tellement les catastro-
phes que personnene fut étonné
d'apprendre que
Mme Mouton avait été trouvée chez elle poignardée
etpresque décapitée. Ayant
habitué son voisinage
auxplus étranges lubies et aucun être humain n'é-
tant autorisé à mettre le piedchez elle, on ne s'a-
visa d'un crimeque fort tard et
lorsquel'odeur de
charognese faisait
déjàsentir. On la découvrit
dans une chambre noire, étendue parterre
auprès
du molosse, l'un et l'autre aux trois quarts
pourris.
L'argent avait étéintégralement déménagé,
et
l'assassin, qui était, àcoup sûr, un artiste, avait
laissé sur la table une belle feuille de papierministre
où se lisaient, écrits d'une main très-ferme, ces
mots d'un refrain célèbre
Dormez, dormez, mabelle,
Dormez, dormez toujours.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS2^Q
CXLIX
Je ne veux pas mourir comme un chien.
Il est permis de se demander, et même de deman-
der aux autres, pourquoiun homme qui a vécu
comme un cochon a le désir de nepas mourir comme
un chien.
D'abord, qu'est-ce que mourir comme un chien ?
D'après les autorités, cela consiste àquitter
ce
monde agréable, sans sacrements, et à s'en aller
droit au cimetière, sans aucune cérémonie reli-
gieuse. LeBourgeois qui ne veut
pas mourir comme
un chien doit donc faire venir unprêtre,
le curé
de laparoisse autant
que possible, et lui parlerde
l'impôt sur le revenu, desavantages
de la culture
intensive dutopinambour, des inconvénients du
mastic dans les mâchelières del'hippopotame
ou de
l'urgence d'une réforme carabinée dans l'enseigne-
mentobligatoire du Kamtchadale; manifestation de
foi chrétienne qui donne, aprèsla mort, le droit de
faireporter sa carcasse à l'église et d'être accom-
pagné par unsurplis jusqu'au cimetière, si la fa-
mille ne recule pas devant ladépense.
Tout cela, ai-je besoin de le dire? est pourla
galerie. On crève pour lagalerie de façon à ne
pas
250 EXÉGÈSE DES LÏRUX COMMUNS
mourir comme un chien. Vouscomprendrez ou
vous ne comprendrez pas,mais tout est là.
Je me fous de lareligion, dit le grainetier,
maisje
ne veuxpas
mourir comme un chien.
La clientèle de la maison en dépend,si cette clien-
tèle est bienpensante.
Si elle ne l'est pas, l'intérêt
de la maison exige, au contraire, quele patron
crève comme un chien, mais le cas est rare dans
les banlieues où on fait la noce.
CL
Les amis de nos amis sont nos amis.
Le chevalier du Bran d'Enhaut avait sauvé la vie
à unpetit avocat au
parlement de Normandie.
Quand vint la Terreur, cet avocatplein de gratitude
recommanda son bienfaiteur à un menuisier, qui
le recommanda à un savetier, qui le recommanda à
unvidangeur, qui
le recommanda à un bénédictin
défroqué, quile recommanda à Catherine Théot la
prophétesse, quile recommanda à
Robespierre qui
lui fitcouper la tête. Un bienfait n'est jamais perdu.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 25 t
16
CLI
C'est en ami que je vous parle.
Quand unemployé du Domaine ou de
l'Enregis-
trement a décidé de ne rien faire, c'est comme cela
qu'il parle à sesplus intimes, s'ils sont en
danger.
L'homme àqui
sonpropriétaire parle
« en ami »
est le plus protégé,le
plus jugé et le plus exécuté
des hommes.
CLII
Un livre de chevet.
Ils'agit ici de l'élite. Le commun des bourgeois
ne lit rien du tout et, par conséquent, n'a pas de
livre de chevet. Le seul livre capable d'intéresser
un marchand de nouveautés ou un entrepositaire
de vins engros
est le livre de caisse, énorme in-
folio à coins de cuivrequ'on ne se
représente pas
sous un traversin.
Les ouvriers lisent davantage. Ils lisent, bien
252 .EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
entendu, ce qu'ils peuvent,mais ils lisent. Us
n'ap-
partiennent pas au Commerce. Ils ne sontpas
im-
médiatement sous lesyeux de l'Idole. Ils ont la
permissionde vaquer,
une demi-heurepar jour, à
leurs âmes, à leurspauvres âmes, et
quelques-uns
en profitent.
Tout de même, avouons-le, ily
a une élite chez
les bourgeois, une sacréeélite supposant/au moins,
un livre de chevet par chaque32e
demi-brigade.
Quel peutbien être ce livre ? Il m'a été
impossible
de le savoir. J'ai entenduparler
dequelques ma-
thématiciens quicouchent avec la table des
loga-
rithmes, mais on a dû se ficher de moi, c'estdéjà
troplittéraire.
Je croirais plutôt qu'il y a plusieurs vieilles da-
mes quis'endorment encore un
peudans les bras
de Paul Bourget ou de Maupassant et des demoi-
selles appartenantà diverses générations qui s'en-
filent carrément laPhilosophie dans le Boudoir
du marquis de Sade ou tout autre livre du même
genre. Mais jen'ai
pas d'indicationprécise
etj'a-
voue ne savoirque penser
de ce fameux livre de
chevet quidoit exister, pourtant, puisqu'on
en
parlesans cesse.
Autrefois, ily avait l'Imi tat ion infiniment
lue de Jésus-C'hrist.Beaucoup plus tard, à la fin
du dernier siècle, ily eut l'Imitation de Notre-
Dame la Lune, dont l'auteur est àpeu près
mort
de faim et que personne,à commencer par moi, ne
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
lira jamais. J'ai songé, quelquefois,à une Imitation
d'Hanotaux, livre de chevet à écrire, mais il fau-
drait une telle absence destyle,
une si méthodique
dépression de lapensée que l'entreprise ne peut
pasêtre
proposée,même à un académicien.
CLIII
Le coeur sur la main
et
Les larmes de crocodile.
Ilparaît qu'on peut
avoir en mêmetemps le
cœur sur la main et le cœur sur les lèvres, cequi est
déjà unmystère.
On peut aussi avoir son dîner sur
le cœur et répandre des larmes de crocodile. Cette
physiologie étonnante appartient au Bourgeois qui
nepourrait plus
vivre si on la lui ôtait.
Je me rappelle qu'étantenfant ce cœur sur la
main m'étonnait fort etque je regardais instincti-
vement les mains des gens. Ayant appris que c'é-
tait l'indice d'une véracitéirréprochable, d'une
candeur et d'une transparence héroïques, j'inférais
de l'absence de cet organe sur les abatis l'univer-
selle dissimulation de monentourage. Même aven-
turepour le cœur sur les lèvres.
254 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Plus tard, j'ai eu des notionsplus exactes. J'ai
su avecprécision
cequ'il
fallaitpenser du cœur
bourgeois et l'usage qu'onen
pouvait faire. Pour
tout dire, j'ose me flatter d'avoir mieux conclu que
Gargantua lui-même, en sonpropos torcheculatif.
Ici il nes'agit plus
de cœur sur la main, mais
d'avoir le cœurbourgeois
bien en main, vous m'en-
tendez.
Pour cequi est des larmes de crocodile, voici ce
quem'a dit un illustre
voyageur,un célèbre avocat
de Bruxelles, l'un desconquérants
du Congo belge,
le dernierpays
où l'on cause
Le crocodile est un bateau, il n'existepour
ainsidirepas,
en tantqu'animal, et, par conséquent,
nepeut verser aucun
pleur. C'est une figuration
mythologique du Pauvre par quil'infortuné Riche,
victime de ses exécrables larmes, est assidûment
dévoré.
« Faites-le passerà tout mon
peuple »,disait-il
ya
cinquante-six ans, Notre-Dame des Sanglots,
sur la terrible Montagne.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 255
CLIV
Être fils de ses œuvres.
C'est le pire conseilque puisse
donner cepince-
sans-rire qui se nomme le Bourgeois. Que penser
d'un vidangeur quiserait sorti de son tonneau ou
d'un feuilletonniste qui aurait étéengendré parses
feuilletons ? Est-ilpossible
deconjecturer seule-
ment l'immensité de larigolade ?
Supposez maintenant Zola mis bas parNana
ou n'importe quelle autre truie de ses romans, et
demandez-vous cequ'il
faudrait croire d'unpeuple
où l'on trouverait des sages-femmes ou des accou-
cheurspour de tels enfants
CLV
Cherchez la femme.
Tel est le cri de l'employé,lisant un crime dans
sa feuille. Je parle, remarquez-le,de
l'employéaux
écritures, del'employé intellectuel, de celui qui vous
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
a des gestes d'enfonceur de coinspour dire que,
vu ladouceur dutemps,
il apris sur lui de quitter,
le matin même, son gilet de flanelle. Cet homme,
habitué à juger de haut, à voirplus
loinque
le vul-
gaire,ne rate
jamaisce conseil. Il a cette idée pro-
fonde et neuve, dont sipeu
depenseurs
se sont
avisés, qu'en toute aventure tragique lapremière
chose à faire est de chercher la femme.
J'en ai connu un tresser et très-marié dont la
femme cherchait l'homme aussi ardemmentque
la
belette cherche leclapier,
etqui
le trouvait avec
unepromptitude et une
fréquence incroyables*
CLVI
L'honnête femme.
Balzac a voulu, un jour, élever le mur d'Adrien
entre la femme honnête et l'honnête femme. Démar-
cationromantique, aujourd'hui
sans exactitude. Les
deux sont devenues la même. C'est l'éternelle Bour-a
geoisede Béthléem
quirefuse l'hospitalité
à l'En-
fant Sauveur et qui jette la Rose mystique au vent
du nord.
L'honnête femme est cellequi
a eu le premier
prix d'arithmétiqueà
i4 anset qui fait peur
aux
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 25y
dix milleanges que
la Visionnaire d'Agréda voyait
autour de l'ImmaculéeConception.
L'honnête femme est la morose et brûlante épouse
du grandCocu déchaîné.
0 Prostituées sansmensonge pour qui Jésus a
souffert; pitoyables et saintes Putains qui n'avez
pashonte des pauvres et
qui témoignerez au Der-
nier Jour, que pensez-vous de cette gueuse?
CL VII
Le courage civil.
Si le Poète n'avait eu affaire qu'à des imbéciles
sans bonté, ils l'eussent acquitté probablement.
Mais lejury
avait été trié, comme parun démon,
dans le tas des commerçants les plushonorables.
L'Espérance,tuée
parle souffle de la Marchandise,
reposaitdans un cimetière lointain.
Sans doute,l'accusation n'avaitpas
l'ombre d'une
preuve, mais il s'était formé de tellesprésomptions,
par un concours si surnaturel de coïncidences, d'in-
cidents,de péripétieshomicides au cours des débats,
que l'innocent nepouvait plus se défendre. Surtout
ily avait la haine féroce, évidente, presque
décla-
rée du jury,dès le
premier jour.
258 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
On était desboutiquiers
et on avait à juger un
poèteOn en tenait un, enfin 1 Tout était dit et
Dieu même aurait témoignévainement en sa fa-
veur.
L'institution démocratique du jury par laquelle
un hommesupérieur
est livré en proieà douze ma-
nants, créés pourle servir, est si intégrale que
le
malheureux nepeut pas
récuser sesjuges.
Il a beau
sentir et savoirque
chacun d'eux l'a condamné d'a-
vance, s'il ne peut pas démontrer quesa condam-
nation leur est un profit palpable,il est forcé, pour
la défense de sa vie, de paraîtreles
prendreau
sérieux, et même de les implorer,sans espérance,
en les vomissant.
Le Poète plaida lui-même. Son avocat était un
idiot sans conviction ni élan, ébranlé déjà.Le crime
était si énorme qu'il y allait de la vie. Si, vraiment,
il nepouvait pas
sauver sa tête, du moins, il vou-
lait quedes
paroles généreuses eussent été dites,
et que, quelle quefût
l'abjectiondes bourgeois
immondes quil'enverraient à la guillotine, ils gar-
dassent, tout de même, un souvenirinquiétant
de
leur exécrable justice.
11parla près
d'une heure, avec une force inouïe.
Il raconta sa vie douloureuse et fière, sa solitude,
sa pauvreté,la
régularité quasi-monastiquede son
existence dechaque jour.
Ilpérissait, maintenant,
victime de la plus inexplicable erreur, uniquement
parce qu'illui était
impossiblede se
rappeleret de
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS25g
prouver l'emploide son temps, un certain soir, il
yavait trois ans.
Avec des gestes de lion audésespoir,
il secoua
sur ses épaulescette fatalité
épouvantable. Comme
des cristaux de compassion qu'une vibration trop
puissanteaurait brisés, des cœurs éclatèrent. Des
sanglots furent entendus, et là, qui demandaient
grâce.
Le verdict de culpabilité n'en devint que plus sûr.
Lepersonnage
influent du jury, unpetit
mandarin
des Contributions indirectes, chafouin de bureau
particulièrement implacable, n'eut pas de peine à
faire comprendreà ses collègues qu'ils devaient
craindre de se laisser gagner par un attendrissement
ridicule, incompatible avec leur devoir; quec'était
l'occasion ou jamais de faire preuve de ce courage
civil, sisupérieur,
comme on sait, au soi-disant
héroïsme deschamps
de bataille etqui
consiste à
tapersur les pauvres et les sans défense avec une
indomptable fermeté.
Un pharmacien quiavait des dents de cheval
ajouta qu'il était, d'ailleurs, temps d'en finir avec
ce faiseur d'embarras qui avait l'air de les regar-
der comme du caca etqu'il
ne fallaitpas rater l'oc-
casion d'inculquerun
peude
respectaux bohêmes
et auxva-nu-pieds.
Enfin un fabricant d'eau de seltz,homme d'action
qui passait pourêtre d'une jolie force au billard,
affirma nettement qu'il se foutait des preuves; que,
2G0 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
pour lui, quand on avait une gueule pareille,on
était capable de tous les crimes; quesi l'accusé était
innocent de celui-là, il était certainement coupable
de plusieursautres
qu'on ne savait paset que,
même
ensupposant qu'il
n'eûtjamais
tuépersonne,
l'in-
térêt général exigeait qu'onle mît hors d'état de
nuirependant qu'il
en étaittemps
encore. L'éner-
gie de cecitoyen
enleva toutes les volontés.
Le Poète déclaré coupable, sans circonstances
atténuantes, à l'unanimité et sur touslespoints,fut
condamné à mort. Il se leva très-pâle et, d'une voix
calme, il dit aux jurés, plus pâles que lui, ces sim-
plesmots
Messieurs, n'oubliezpas que
vous venez d'en-
voyerun innocent à l'échafaud.
C'est alorsque
monépicier, vous entendez bien,
mon épicier, quiétait des douze, obéissant à une
impulsion mystérieuse ou secroyant simplement
à soncomptoir, ce qui est, peut-être,
la même
chose dans l'infinirépondit par
cette formule
commerciale, prodigieuse en la circonstance
Personne ne nous a jamais, f'ait de reproches,
monsieur 1
EXÉGÈSEDES LIEUXCOMMUNS 261
CLV1II
Tout n'est pas rose dans la vie.
Le Bourgeois voudrait-il vraiment que tout fût
couleur de rose dans cequ'il nomme la vie, ou ce
Lieu Commun n'est-ilque l'inoffensive et
plate
constatation d'un fabricant de couleurs ?
J'aime la première hypothèse, quiest certaine-
ment la vraie. Iî faut du rose auBourgeois, c'est
sa couleur. Ses filles s'habillent de rose et même
son épouse, jusqu'àsoixante ans. Lui aussi est
rose et joyeux comme un jeune porc, lorsqu'il fait
de bonnes affaires. Il tient à voir tout en rose et
veutque
tout soit couleur de rose. Ilaspire sans
cesse à dormir sur un lit de roses. Lui seul, après
tant depoètes, parle
encore unpeu, quelquefois, de
« l'aurore aux doigts de rosés » et, pour être juste,
on doit reconnaître que,sans lui, personne, depuis
longtemps,ne ferait la
remarque, toujours fraîche
ettoujours charmante, qu' il n'y a
point de roses
sansépines
».
Un bourgeois qui réclamerait du bleu de cobalt
ou dujaune indien
serait unbourg eois parvenu. Le
vrai, l'authentique,celui qui est tout à fait en
règle,
à l'instar des gentilshommes, leBourgeois bien né,
262 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
ne tolère qu'en gémissantle noir de la mort. Com-
bien ne sont-ils pas,les
empoisonneursd'enfants
ou les affameurs de vieillards quivoudraient être
mis, aprèsleur
trépas,dans un cercueil rose, au
milieu d'une église tendue de satin rose et remplie
de toilettes roses, cependant qu'un orgue hilare
exécuterait la valse des roses
Onpeut voir, dans un des grands cimetières de
Paris, le tombeau d'un riche facteur de la halle
quiavait des traités avec l'Assistance
publique pour
le fourniture de toute la charogne consommée
dans les hôpitaux etqui
ne gagnait pas moins de
trois cents pour cent. C'était un homme d'une ima-
gination délicieuse. Ily
a sur ses tripes en putré-
faction une corbeille, soigneusement entretenue,
des roses lesplus magnifiques et, sur le marbre, ces
quatre mots « Il les aimait tant
CLIX
Les belles années de l'enfance.
0 François Coppée
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CLX
Le bon vieux temps.
Quelques-uns disent qu'un tempsnommé invaria-
blement « les siècles d'ignorance », par opposition
au «siècle des lumières» qui est lenôtre, nepeut pas
être bon etque, plus
il est vieux, moins il doit être
bon. D'autres soutiennent, sans preuves suffisantes,
me semble-t-il, que la bonté d'un temps n'est nulle-
mentincompatible
avec les ténèbres et la vieillesse.
Un troisièmegroupe,
dont je suis, affirme auda-
cieusement que ce Lieu Commun doit être mis au
rancart, parce quece qu'on
est convenud'appeler
le bon vieuxtemps, c'est-à-dire, je suppose, le
Treizième Siècle,fut, au contraire, etpar excellence,
le jeune temps,celui de la force, de l'amour, de la
lumière et de la beauté, tandis que le Vingtième
est, de plus enplus,
un tempsde
décrépitude, une
hideuse et haïssable imagede
la'plus gâteuse vieil-
lesse. Mais allez dire à un avoué depremière ins-
tance de recommencer la Quatrième Croisade
EXÉGFSE DES LIEUX COMMUNS
CLXI
Il y a un Dieu pour les ivrognes.
LeBourgeois
tient beaucoupà celui-ci. Il est de
ceuxpar lesquels
est affirmée sa faimtoujours
neuve de cracher à la Sainte Face, de souiller autant
que possiblela Parole.
« Dieu a commandé à ses anges, dit le Tenta-
teur, de te porterdans leurs mains, de
peur que ton
piedne heurte contre la pierre. »
Ah oui, vous allez me dire que leBourgeois ne
sait pastout ça, qu'il a autre chose à faire
que de
lire saint Luc ou saint Mathieu. En effet, que pour-
rait lui apprendre l'Evangile?Il a le blasphème
infus.L'ordure sortie de ses
pères arrive en lui,
naturellement et sans étude, comme les immondices
d'un égout passent dans un autre égout. Quelques-
uns la reçoivent avec une abondance tellequ'ils
en
sont ivres etqu'ils
ont eux-mêmes besoin d'être
soutenus parles anges, et
par quels anges
L'objet du présent livre necomporte pas
le
développementd'une telle idée, mais
j'espère que
la consolation ne m'en serapas
refuséetoujours.
« On verra alors, écrivais-je à un inconnu, qu'il n'y
apas une parole
du Sauveur ou de ses Amisqui
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 265
ait échappéaux démentis et aux outrages conti-
nuels des chrétiens eux-mêmes, et nos dévotes, on
aime à le croire, seront heureuses d'apprendre
qu'elles parlenttout le temps
comme les démons. »
CLXII
L'appétit vient en mangeant.
Bonneréponse à un homme
quimeurt de faim
Malheureux, vous ne savez pas ceque
vous
demandez. Si vous mangiez, vous voudriez mander
j encore et vous seriez, deplus
enplus,
à la charge
des honnêtes gens quise ruineraient sans parvenir
à vous rassasier. Quand on ne se sent pas capable
de rester sur sonappétit, on reste sur sa faim et on
ne demandepas
l'aumône à dix heures du soir. Je
meregarderais comme un criminel, si je vous don-
nais un centime.
Décor deneige. Celui
qui parleest un gros
hommecongestionné par
un délicieux dîner. Il
vient de sortir du restaurant et attend sa voiture
qui décrit une courbe financière pourvenir à lui.
L'affaméreprésente une souffrance quelconque,
une souffrance de tous les siècles. L'affameur ne
266 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMCNS
représente rienque le Désespoir, le désespoir rouge,
tuméfié etcrépitant.
CLXIII
On ne prête qu'aux riches.
Pourquoi? Parceque
l'eau va toujours à la ri-
vière, vous répondra le greffier de la justice depaix.
Depuis le Pactole, ily
a toujours euquelque
chose
entre les riches et les rivières.Quelquefois,
cette
eau vient directement des sources pures de la mon-
tagne. Plus souvent elle a servi à laver la vaisselle
ou à rincer les pots de chambre.
Les riches reçoivent tout, comme les rivières,
mais le mot prêter est une dérision, car il est sans
exemple quecelles-ci ou
queceux-là aient jamais
rendun'importe quoi. Chacun à sa manière, ils
deviennent de vastes fleuves, en roulant le jusde
latrines ou lespleurs
despauvres, indistinctement,
jusqu'à l'Abyme.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS267
CLXIV
Il n'y a pas de sot métier.
Pardon, il y en a un. C'est d'être tailleur et de
prétendrehabiller un moine. Tout le monde sait
quel'habit ne fait
pasle moine et que, par consé-
quent,il n'est pas possible d'imaginer quelque
chose deplus
sotque
le métier qui consiste à faire
un habit pourun client qui a lui-même besoin
d'être fait, n'existant pas.La chose, je l'avoue,
ne paraît pas très-intelligible.
Cependant qu'est-ce qu'unmoine? sinon un
homme ou soi-disant homme qui pratique cet autre
métier d'être obéissant, chaste etpauvre, juste le
contraire de ce que le Bourgeois nomme la vie.
Ne serait-ce pas là un métier encore plus sotque
celuiqui
vient d'être dit, puisque celui qui l'exerce
n'a aucune partà l'existence bourgeoise et ne peut,
en aucune façon, profiterd'un habit
impuissant à
lui en conférer le moindre semblant? La rencontre
d'un moine et d'un tailleur est probablement ce
qu'on peut imaginerde plus extraordinaire, de
plus fou, deplus cocasse, de plus fantastique.
268 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CLXV
La nuit est faite pour dormir.
J'habite, sur la rive gauche de la Marne, unpays
quifut
très-particulièrement saccagé, pillé, ran-
çonné, détroussé, maltraité de toutes façons par
les Allemands, en 187o et et où il estimpos-
sible de trouver quelqu'un qui s'en souvienne.
C'est unpeu décourageant pour un
citoyen fran-
çais quiaurait des histoires de
guerre à raconter.
Précisément, j'entenais une qui
n'eûtpas été sans
intérêt, mais il faudrait tellement compter sur des
âmesqui
n'existent plus
Avec cette espècede sentimentalité internatio-
nale quivoudrait qu'on
oubliâtl'Outrabe horrible
et quetout le monde s'embrassât dans un
pardon
cosmopolite et une chiasse universelle, où trouver
un auditeur capable d'avaler l'anecdote des trois
Prussiens envoyésad
patres, au milieu d'une nuit
assurément faitepour dormir, par un franc-tireur
vendéen, leurprisonnier, qu'ils conduisaient au
princede Saxe et qui devait être fusillé le lende-
main.
Ce captifà la main leste et au
pied léger, quisa-
vait aussi bien quemoi-même les Lieux Communs,
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS2GQ
n'ignorait pas que, non seulement la nuit est faite
pour dormir, mais aussiqu'elle
«porte conseil »
aux bravesgens et
qu'enicelle « tous les francs-
tireurs sont gris ».
Avec quelle prestesse etquelle
audace il sut en
profiter, je ne le raconterai pas, décidément. Cela
ferait tropde mal aux
petitsnerfs de ces bâtards
de femmes violées qui font du commerce le long des
murs où la Prusse fusilla ceux qui auraient pu
être leurs pères. On m'a assez accusé d'exagérer
et de surfaire l'horreur.
Mon homme était un boucherincomparable qui
aurait écorché un lion vivant avantqu'il
eût eu le
tempsde tirer ses
griffes. Que cette information
te suffise, mon cher lecteur.
CLXVI
L'occasion fait le larron.
S'ol cognovit occasion suum. Est-ce vous,
Seigneur? Est-ce vous, enfin? demande le Voleur
en croix. Je te le dis, en vérité, tu seras, aujour-
d'hui, avec moi, dans le Paradis, répondla Lumière
du monde crucifiée.
Cela sepasse dans les Ténèbres de la Sixième
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Heure et leBourgeois
s'estpendu lorsqu'il faisait
jourencore.
Post-scriptum. J'aurais voulu trouver l'occa-
sion d'une engueuladeinfinie où il eût été dit que
le Bourgeois n'a de l'argent que pour le rendre et
que,s'il ne le rend
pas,il est un larron sans croix
et sans paradis. Judas, moins canaille, a RENDU
le sien, avant de crever. Maisessayez
de faire com-
prendreces choses 1
CLXVII
Il n'y a pas de fumée sans feu.
Non, Bourgeois, pasmême dans
l'Apocalypse,
quiest un livre où l'on
parle beaucoup de toi.
« Et la fumée de leurs tourments montera aux
siècles des siècles, et il n'y aura derepos,
nijour
ni nuit, pourceux
quiauront adoré la Bête et son
image,ni
pour quiconque aura reçu la marquede
son nom. »
Je te recommande cet endroit.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS2f
CLXVIII
Entre deux maux, il faut choisir
le moindre.
Là-dessus, pasd'incertitude. Les personnes les
pluscharitables reconnaissent que le mal du
pro-
chain est toujoursle moindre etque c'est bien celui-
làqu'il
faut choisir. Les moralistes ontremarqué
depuis longtemps qu'on a toujours assez de force
pour supporterles peines d'autrui.
CLXIX
On n'est pas louis d'or
ou
Ce qui convient aux jeunes filles.
On n'estpas
mêmepièce
de cent sous. J'en fis
l'expériencedouloureuse en Danemark où
je n'a-
vais pas cours. Déjà, en France, je nepasse pas
trop facilement, mais là-bas, si vous saviez
J'habitais, pardécret spécial de l'inhumaine for-
272EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
tune, une petiteville du Jutland où j'ai cru laisser
mes os. J'y ai donné des leçons de français etj'ai
eu jusqu'àtrois élèves. Je ne parlerai que du
numéro 2, aujourd'huidu moins. Le i
prendrait
tropde
placeet le 3 fut sans intérêt.
M.' Kanaris-Petersen était professeur de lan-
gue française dans une école de la ville etjouis-
sait de la plushaute considération. Je sus
parlui-
même, dès lapremière heure, que
ce nom de
Kanaris, sipeu danois, malgré l'artifice du K ini-
tial, lui était venu, partransmission directe ou indi-
recte, du célèbre héros grec de laguerre de l'Indé-
pendance
Je n'entrepris aucune vérification de cetteparenté,
mais, l'ayant interrogésans malice, je fus étonné
d'apprendre qu'ilne savait absolument rien des
vers fameuxinspirés
à VictorHugo par
cet admi-
rable corsaire.
Je n'espère pas rencontrer ailleurs une vanité
aussiprécieuse,
une imbécillité aussi succulente,
aussi complète.Le Canaris des Orientales « arbore
l'incendie ». Le Kanarisjutlandais arbore la
pluie
et le ridicule. Etquel
ridicule Il faut connaître
le Danemark, avoir vécu dans cepays de médio-
crité idéale, pour apprécier comme il faut l'atten-
drissante idiotie d'unpion imaginant
de se radou-
ber d'un écumeur.
Une extraction si rareexigeait naturellement les
plus aristocratiques manières. M. Kanaris Petersen
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS273
est quelquechose comme le Brummel de son trou.
Les jeunes Danois, entr'ouverts sur son passage,
sont attentifs aux gestes et auxparoles
de cet
Arbiter elegantiarum.
« Il n'est pasbon
quel'homme soit seul, dit le
SeigneurDieu. Faisons-lui une aide semblable à
lui. » Je n'étonneraipersonne
en ajoutantà ce
qui
précède qu'uneMm0 Kanaris-Petersen existe et
qu'elleest digne
de sonépoux.
On ne connaîtpas
de vainqueur palicareni
moldo-valaquedans l'as-
cendance de cette dame, où prédominentseule-
ment la quincaillerieet les fers en gros.
Mais elle
apporta, dit-on, de l'argent et passe pouravoir été
une ravissante personne.Il faut le savoir. Elle m'a
paru plutôt briquetéeet verj uteuse, ce qui
vient
sans doute en aide aux grands airs dans ce culot
de province.
Un fait incontestable, c'est qu'ons'amuse fort
chez les Kanaris. Comédie et bal travesti huit ou
dix mois de l'année, Mme Kanaris ayant acquisle
renom d'une délicieuse cabotine, et la chie-en-lit
étant considérée, en général, dans un telfaubourg
Saint-Germain de la Béotie danoise, comme l'ex-
pressiondernière de la finesse et de l'atticisme.
Au milieu de cette crotte grandissentdeux
peti-
tes filles quel'infanticide frivolité de leur mère
habille et déshabille dix fois le jour. Que devien-
dront-elles ? Il esttrop
facile de le prévoir. Le
monde luthérien, c'estl'empire
de Satan bâtard.
274EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Le crime et l'ordure même y sont médiocres. Pour
délivrer une de ces misérables âmes, il faudrait que
Dieu déplaçâttous les décombres de sa création
bouleversée.
Nos petites filles aimeront la danse comme
papaet maman 1 m'a dit, une fois, le crétin morose
quine cesse de prétendre
à la sémillance et à l'en-
jouement. Quelle descendantespirale j'entrevis
alors Voilà donc, me disais-je, ce quiconvient ici
auxjeunes
filles! Danser commepapa
et comme
maman, avec toutes lesconséquences présumables
de cettechorégraphie,
et cequi
ne leur convien-
drait absolument pas, ce serait, par exemple, d'al-
ler à la messe ou de fairen'importe quoi
depro-
pre ou de généreux.
Un an après avoirquitté
cepays ignoble, j'ap-
pris que mon Kanaris dontj'avais subi
les poignées
de main avec constance, le croyantun animal
inoffensif, s'étaitemployé
à me nuirejusqu'à
en
attraper des courbatures. On m'a rapporté de lui
ce motremarquable que je
citepour
embraser
d'un dernier feu lespassionnées qui
auraient pu
me voir naîtra
La maison de LéonBloy
n'estpas
une mai-
son pour les jeunes filles.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNE275
17
CLXX
La critique est aisée, mais l'art est
difficile.
Je ne suispas
sûrque
le Bourgeois se ferait
couperen morceaux pour soutenir
que l'art est
difficile, maisje
saisqu'il veut
quela
critique soit
aisée, et même la chose du monde laplus aisée.
Cela, ily tient. Il faut s'entendre, cependant. Le
Bourgeois n'est pas un âne. La critique peut
fort bien être malaisée, s'il s'agit dugrand art,
de l'art véritablequi
est celui de Bouguereau en
peintureou de Paul
Bourgeten littérature. Où en
serait-on, s'il étaitpermis
aupremier
venu de tou-
cher à ces chameaux ?
Combien, au contraire, n'est-il pasfacile
de juger
Verlaine, Villiers de l'Isle-Adam, Barbey d'Au
revilly, Ernest Hello Et sijamais
uncritique
fut
à son aise, n'est-ce pas lorsque la Providence lui
accorda dedéposer
son crottin sur l'auteur de ces
humblespages?
276EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CLXXI
Je suis philosophe
ou
l'An quarante.
Je vous en prie,ne demandez
pasà ce tanneur
s'il appartientà l'école d'Ionie fondée par Thalès
et renouvelée par Anaxagorene cherchez pas
savoir s'il est pythagoricien, métaphysicien, plato-
nicien ou péripatéticiens'il est
disciple d'Euclide
ou d'Antisthènes, de Pyrrhon oud'Epicure,
de Zé-
non ou de Carnéade ne faitespas
la folie de le
supposer éclectique, mystique, stoïque, sceptique,
syncrétiqueou
empirique. Enfin, etsurtout, n'allez
pas imaginer un christianisme quelconque. Quand
il vous ditqu'il
est philosophe, cela signifie tout
simplement qu'ila le ventre
plein,la
digestion
sansembargo,
leporte-monnaie
ou leportefeuille
convenablement dodu et que, par conséquent,il se
fout du reste « comme de l'Anquarante
».
Je me suis souvent demandé ce que pouvaitêtre
cet Anquarante
si fameux et sidédaigné des
phi-
losophes. Impossiblede rien trouver. Pourtant il
a du se passer quelquechose de peu ordinaire,
cette année-là. Comment le savoir ? Leséphémé-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS277
rides et les tableaux synoptiquesne donnent rien.
Remarquons seulement quel'An
quaranteest un
pointextrême de comparaison,
un étalon de mé-
pris.Peut-être faudrait-il savoir, avant tout, ce
que
le Bourgeois méprisele
plusau monde. Mais qui
oserait descendre dans cet abîme ? Cum in profun-
dum uenerit, contemnit.
CLXXII
Une fois n'est pas coutume.
Formule d'absolution àl'usage
desbourgeois.
Tout va bien si la coutume n'est pas implantée.
L'essentiel c'est de ne tuer sonpère qu'une fois.
-> J'ai trois mille bouteilles de vin dans ma cave,
et ma santé ne mepermet pas
de devenir un saint,
me disait un curé d'ici. Vous nevoyez pas le lien,
moi non plus, mais il existe, certainement.
CLXXIII
Je n'avais pas besoin de ça!
Ainsi parle le Bourgeois, lorsqu'un accident im-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
prévu l'accable ou seulement le déconcerte. C'est
une manière deprendre position vis-à-vis de Dieu
et d'interpellerla Providence avec
supériorité.Il
y
a bien peu d'adolescents quin'aient été
impression-
nés entre 16 et 18 ans, quelquefois jusqu'àl'é-
blouissement, par l'espècede connaissance infuse
quele
Bourgeois paraîtavoir de ce qui lui con-
vient et de cequ'il
lui faut. On ne connaîtpas
d'animaux, même parmiles
solipèdes, quisoient
servis par un instinct aussi sûr. Mais où se ma-
nifesteprodigieusement
son flair, c'estlorsqu'il
s'agit des choses dont il n'apas
besoin etqui, par
conséquent, lui pourraientêtre fâcheuses. En voici
unexemple remarquable.
Ily
avingt ou vingt-cinq ans, j'étais,
à dix heu-
res du soir, dans un café aux environs de l'ancienne
gare Saint-Lazare, en compagnie de deux camara-
dessympathiques
dont l'un est aujourd'hui à l'Aca-
démie et l'autre au bagne.On avait, si
j'ai bonne
mémoire, passablement bu et onpensait déjà
aux
moyensde s'achever dans quelque
autre établisse-
ment, lorsque,la
portes'étant ouverte avec fracas,
nous vîmes entrer, furieux et mugissant, le mar-
brier national du Petit-Montrouge, le célèbre José-
phin Dodécaton, inventeur destombeaux inusables.
Cegrand homme avait perdu tout
empiresur lui-
même et nousparut, pour
tout dire, au dernier
degré de larage.
Je n'avais pasbesoin de ça,
disait-il sans cesse, en grognantcomme un
pachy-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS279
derme, je n'avais vraiment pas besoin de ça. Ces
choses-là n'arriventqu'à
moi. C'est à croirequ'il
n'ya
pasde bon Dieu, etc.
Il se fit pourtant servir un verre de bière et finit
par s'expliquer.Il avait raté le train de 9 h. 55 et
sevoyait
forcé de renoncer à une affaire d'or.Déjà
suffisamment émus avant l'arrivée de ce malchan-
ceux, nous le laissâmes gémir.
Apeine dans la rue, une clameur étrangement
lugubreet affolée nous apprit l'effroyable
catastro-
phedu
rapidesi fâcheusement raté par Dodécaton.
Ce train venait d'être broyé à quinze cents mètres
de lagare
et la plupartdes
voyageursétaient
écrasés ou mutilés.
A lastupeur
des gens de la ruequi
nous crurent
frappés de folie, nous éclatâmes de rire en son-
geantà notre entrepreneur
de sépultures quiconti-
nuait sans doute ses lamentations dans le café, et
celui de nousqui
n'est pasmême devenu académi-
cien fit observer, une fois de plus,le discernement
infaillible de ceux qui« n'ont pas
besoin de ça »
Si celui-là avait écopéet qu'il pût parler
encore, dit-il en manière de conclusion, sa plainte
seraitidentique,
absolument. Les bourgeois ont
toujours raison.
2Ô0 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CLXXIV
Les enfants sont ce qu'on les fait.
?
Consolante maxime, etquel
avenir elle nous
entr'ouvre C'est, sans aucun doute, l'intention de
la nature que lespetits
des bourgeois soient des
bourgeois. Quelquefois, pourtant, cela rate. Alors
le malheureux boutiquier endurel'opprobre d'avoir
un enfant poète.Le cas, heureusement, est
trop
rare pour être prisen considération. La nature,
généralement,est obéie. Il
yaura donc
toujours
des bourgeois.
Mais les fait-on, aujourd'hui, comme on les fai-
sait ily
a trente ans ? De la réponse à cetteques-
tion toutdépend.
Eh bien l'oserai-je dire ? Il me
sembleque
le Bourgeois segâte. Certes, il n'oublie
pasles grands principes.
Onpeut même affirmer
qu'il adore, plus qu'autrefois, l'argent etqu'il écarte
Dieu d'une mainplus
ferme. A ceségards, il ne mé-
riteque
lalouange et même
l'apothéose. Seulement
la Bourgeoisie, comme tout cequi
estgrand, doit
s'allaiter de la tradition et il me semblequ'elle dé-
raille, depuis quelque temps,vers les nouveautés.
Labicyclette
et l'automobile sont furieusement
artistes, savez-vous ? et on ignore où cela s'arrê-
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 281
tera. Le courant est siimpétueux qu'on peut
crain-
dre que, dans une ou deux générations,les fils des
bourgeoisne soient tous des Albert Dürer, des
Shakespeareou des Beethoven et
quela Bourgeoi-
sie nepérisse étouffée par
l'Art. Je signale patrio-
tiquementle
danger.
CLXXV
Il faut se faire un nom.
C'est moins facile et moinspropre que
de faire
des enfants, mais ily
a tant de manières! Il y a le
nom deNapoléon et il y a le nom de Félix Potin.
Ces deuxexemples me dispensent de mille autres.
Il serait puéril d'expliquerla différence de ces deux
noms et l'énormesupériorité
d'un hommequi
n'a
vécuque pour gagner de l'argent, sur un miséra-
bleempereur mort en exil. Il n'y a de grand que
cequi ne
bouge pas laStupidité,
la Cupidité,
l'Abjection.
Quand VictorHugo parle
de ces « Renommées
qui volaient, gorge au vent, pieds nus, clairons en
mains, devant le maître des armées », cesbelles ima-
ges fontpitié
si on se souvient de ceque
la radieuse
et nonsanglante Publicité a su faire des noms de
28x EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
Ménier et de Géraudel. Les mursd'affichage, les
clôtures de chantiers ou de terrainsvagues,
les
plafondsdes omnibus ou les parois intérieures
des pissotières,dans tous les pays du monde, lé
voilà le Livre de Vie des salauds qui ont su se faire
un nom
CLXXVI
On fait ce qu'on peut.
Quand on a fait des enfants et qu'on est arrivé
à se faire un nom, on a fait ce qu'on pouvait et je
ne vois pasce
queDieu même aurait à demander
de surcroît. Les fameux Commandements du Sinaï
ne sont qu'undécor facultatif. Le solide et le cer-
tain c'est ce quivient d'être précisé.
« Une fois, dit la Bienheureuse Angèle de Foligno,
j'étais plongéedans une méditation sur la mort du
Fils de Dieu. Alors cette paroleme fut dite dans
l'âme :« Ce n'estpaspour
rireque je
t'ai aimée.' »
Je crus recevoir uncoup
mortel et je ne sais com-
ment je ne mourus pas. D'autres parolesvinrent
qui augmentèrentma souîfrance « Ce n'est pas
pourrire que je
t'ai aimée, ce n'est pas par grimace
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 283
que je me suis fait ton serviteur, ce n'estpas
de
loinque je t'ai touchée »
A ce dernier mot, le Bourgeois, le vrai, l'éter-
nel Bourgeois, celui qui fut homicide dès le com-
mencement, bondit en criant
Tu m'as touché, toi 1 tu oses dire que tu m'as
touché, avec tes Mains et tes Pieds percés et ta
Face en sang et ta Sueur de sang et les hurlements
de ta multitude juiveet le ruissellement surnatu-
rd de talongue Flagellation Tu m'as touché ah
vraiment, pauvre Homme-Dieu, pauvre Bon Dieu
des ancienstemps
Es-tu seulement une pièce de
cent sous pour agirsur moi ? Tu ne voulais pas
rire avec ta bienheureuse et ta bienheureuse non
plus ne voulait pasrire. Eh bien moi, c'est tout le
contraire. Je suis un homme gai, unjoyeux bougre
et jen'ai
pas plusbesoin de tes Larmes que de ton
Sang.Je suis né
pourles affaires et la rigolade, et
je n'entends rien à la pénitenceni aux extases. On
fait cequ'on peut,
on n'est pasdes bœufs.
Post-scriptum.« J'ai eu faim, dira le
Juge, et
vous ne m'avez pasdonné à manger; j'ai eu soif et
vous ne m'avez pas donné à boire. » Tout ça,
c'esttrès-joli, répondront
mille charcutiers, mais
le carême nous fait rudement du tort.
2ô4 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CLXXVII
On.
Au fait, qu'est-ce queOn
pourle Bourgeois? Cet
abstrait sans cesseinvoqué par
lui ne serait-ilpas
le Dieu inconnu ? On ne connaîtpas
cet homxne,
On ne l'aime pas,On ne l'a
jamais vu, On l'a assez
vu. Savez-vous des formules de réprobation plus
certaines, plusefficaces ? C'est On qui tient la fou-
dre et c'est On qui donne la vie. On vous connaît
bien, On saitqui
vous êtes, On vous fait crédit.
Chaque fois quele Bourgeois parle,
cemysté-
rieux On sonne comme un sac d'argent posélour-
dement à terre, dans une chambre voisine où quel-
qu'un aurait été assassiné.
CLXXVIII
Tous les hommes sont frères.
Voir le numéro CL, où je crois avoir épuiséla
matière.
Texte détérioré reliure défectueuse
NF Z 43-120-11
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS 285
CLXXIX
Tout ou rien.
Tout, s'il s'agitde refuser.
Rien/s'il s'agit de
donner. Telle est lagrande
loiordinale. Dans
l'application,cela se mitige suivant les circonstan-
ces, quisont infinies.
Quelquefois même, il faut
donner tout. Cela s'est vu en 1870, lorsque le
Bourgeoisavait les baïonnettes prussiennes dans
le derrière. Mais leprincipe demeure.
CLXXX
Ce que femme veut, Dieu le veut.
Si ta femme veutque
tu sois cocu, ô employé
ieu le veut. Et elle le veut souvent, c'est fort
probable. A toi de t'arrangeren
conséquence.Il
e semble, cependant, que c'est mettre beaucoup
ur la pauvrecréature. Car enfin, si elle ne veut
as ceci ou cela, faudra-t-ilque
Dieu aussi ne le
euillepas
et qu'ainsielle devienne l'axe du mon*
286 EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
de? Cette espècede
pacteentre la volonté de
^ieu et la sienne, au cas de la négative, ne sera-t-
il résilié ? Combien d'autres difficultés mais
jene
fc»-sUispas chargé
de lesrésoudre,
n'est-cepas?
La vieivst assez
énigmatique déjà,sans
qu'on
entreprenne je débrouillement du chaosmétaphy-
siquedans
l?a cervelle des commis aux écritures.
Cequi
m'e'tonne, malgrémon
expériencede la
fluctuation des
comptables,c'est cette
espècede
respectde la Voie
ntédivine,
manifestée à leurs
cœursimpurs par la olonté de la femme.
Qu'ilte soit fait
sVjon tondésir,
dit Jésus à
la Chananéenne. Mavolonté est avec ta volonté.
S'il savaitpourtant,
lep .Livre Bourgeois, que
son Lieu Commun dit unmysi. Are
dont les cieux
éclatent, qu'il exprime,en une
façu.quin'esi pas
mêmeenveloppée,
la réalité laplus impatiente,
la
plus explosive,et
qu'ilest
impossiblede le
proférer
sans solliciter la foudre
CLXXXI
Qui paie ses dettes s'enrichit.
J'avoue macomplète inexpérience. J'ai assez
souventpayé mes dettes, quelquefois aussi les
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
i8
dettes des autres, et jene
remarque pas quema
richesse en ait été considérablementaugmentée.
Cela tientpeut-être
à cette circonstanceque je
payaissans
joie.J'ai eu un
propriétaire qui vou-
lait à toute forceque je partageasse son
allégres-
se. Etantquelque peu
clerc et mevoyant
sans
entrain, nyeut-ilpas,
unjour
de terme, letoupet
inconcevable de me servir le daiorem hilarem de
saint Paul aux Corinthiens, texte réservé, jusqu'à
ce jour, parla Mère Eglise,
à l'office de saint
Laurent sur sa rôtissoire, etpar lequel il serait dé-
sormais notifié à tous les locataires sansexception
qu'ils ont le devoir de verser leur métal gaîment.
J'ai écrit plus d'une fois -avecquelle modération,
lesanges le savent que l'argent des propriétaires
est, un grand nombre de fois sur dix, la mortpour
les malades et les toutpetits enfants, et je vous
prie de croire que je suis docteur en la matière.
Nous étions seuls, on ne m'avait pasvu venir et
l'endroit était isolé. Je fendis la tête de cejoyeux
homme et le débitai enplusieurs tranches
quifu-
rentexpédiées par
colispostaux
à mes autres four-
nisseurs dont un prêtre.Ce souvenir est comme
unrayon
de lune dans mavie. Certes, une fameuse
dette futpayée,
cejour-là.
Maisje n'en suis
pas
devenuplus
riche.
Ily a derrière la maison du Bourgeois un bal-
con sur un abîme. Il faudrait peut-être regarder
par là.
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
CLXXXII
Quand le diable devient vieux,
il se fait ermite.
La vieillesse du diable est une des belles inven-
tions duBourgeois,. Alfred de
Vigny, quicaressait
pourtant,à l'occasion, les idées bourgeoises,
en
saqualité
degentilhomme-poète
et deromantique,
imagina, au contraire, desupposer
l'Ennemi des
hommes adolescent et beau. Ce renouveau de vingt
siècles de paganisme s'accomplissait vers 1830. Les
vierges et les matrones, en roucoulant Eloa, sou-
pirèrent devolupté
Je t'aime et je descends, mais que diront les cieux?
Ils diront cequ'ils voudront. Fantaisie
quine
pouvait pas durer. Aujourd'hui commeaupara-
vant, nous préférons l'imaginer vieux dans un
ermitage.Vous
comprenez,il
s'agit d'embêter
l'Eblise autant que possible,c'est-à-dire de désho-
norer du mêmecoup
le diable, la vieillesse et les
ermites.
Avez-vousremarqué le contentement des bour-
geois quand ils peuvent, en ces termes, avilir une
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS28g
conversion religieuse?Je
parle, cela va sans dire,
d'une conversion arrivée sur le tard. Jesuppose
unpauvre
bonhommelassé, jusqu'à l'inappétence
absolue et jusqu'au bondissement du cœur, des
âneries et des pourrituresde l'impiété et s'avisant
enfin des sacrements, fût-ce à la dernière minute
de la onzième heure.
Il est aussitôt décrété degâtisme
dans les conci-
les provinciauxou
œcuméniquesde la Nouveauté,
et devient, pour les demoiselles, une sorte de vieux
bouc en retrait d'emploi.
Maispourquoi ermite, c'est-à-dire anachorète?
Pourquoi pas plutôtla vie cénobitique,
la vie en
commun? Puisqu'onveut absolument
quece
pau-
vre diable soit le Diable, qu'onlui
permetteau moins
d'être légion, si cela luiplaît.
Nous aurions ainsi
quelques monastères, quelqueschartreuses de vieux
démons où les rosses de l'Administration, du Com-
merce ou de la Propriété immobilière pourraient,
en conscience, venir se faire abattre etque
les puis-
sants des Loges nesongeraient pas
àpersécuter.
CLXXXIII
Que faisiez-vous en 1870?
Cette interrogation,si fréquente aujourd'hui
.2 QOEXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
encore, n'auraplus de sens pour la prochaine géné-
ration. Résolu d'en finir avec ces Lieux Communs
qui commencent à mepuer
au nez et forcé d'en
omettreun assez grand nombre, il m'a semblé
que
celui-ci les englobait tous expressivement. Au fond,
le Lieu Commun est une tangente pourfuir à l'heure
du danger et jamais les bourgeois n'ont autant fui
qu'en 1870.
C'était, alors, la fuite tumultueuse, hurlante,
éperdue, l'immensepanique
vidant les maisons et
vidant les villes, comme les ouvriers de nuit vident
les lieux immondes. C'était l'infâme,naïve et classi-
que peurdu rentier écrasant les faibles dans sa
débandade effrénée. Aujourd'hui,c'est le défilé sur
la granderoute du silence.
Que faisiez-vous en 1870? C'étaitpourtant l'épo-
queoù il aurait fallu faire quelque chose, où tu as
dû fairequelque chose, misérable, ne fût-ce, comme
Huysmans, quedes
liquiditésdans un
hôpital.
Quand nous étions une centaine de mille dans les
champs, privésde feu sous un ciel de
glace, privés
de painau cœur de la France devenue la fille aînée
de Gambetta, privésmême de l'ennemi devant
lequelon ne nous alignait jamais,
nous avions le
droit de nous informer, peut-être, et de demander
aux bien vêtus et aux bien nourris ce qu'ils faisaient
dans leurs culottes. Laréponse, quelquefois, était
drôle et il arrivaqu'elle
seperdit en gargouille-
ments, comme le jour où nousenvoyâmes dans la
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS291
i8.
Mayennele fils
uniqued'un notaire de Château-
Gontier. Aujourd'hui, je le répète, c'est lagrande
route du silence. Allez demander à ceux de nos
grandshommes
qui ont dépassé cinquante ans ce
qu'ilsfaisaient en 1870.
Cette date est devenue uneespèce
de schéma
pourtoutes les
posturesde l'ignominie contem-
poraine.Elle
signifie toutes les lâchetés, toutes les
hontespassées
et à venir. Laplus parfaite, c'est le
silence, l'universelle fuite silencieuse qui se réalise
ou se prépare. Bicycletteset automobiles sont des
précautionsen vue d'une déroute infinie dont la
débâcle d'il y a trente ans n'aura été qu'une mo-
deste préfiguration,un timide pronostic
auxyeux
baissés. Déroute descorps
ou des âmes? Nul ne le
sait. Les deux ensemble très-probablement.Mais
comment imaginerce monde en fuite, ce déluge de
déserteurs etd'épouvantés?.
A la minute oùj'écris ceci, meurt à deux pas de
moi un très-pauvrehomme. J'ai
essayéde le sauver,
de l'amener à vouloir unprêtre.
Comme il nepeut
plus se faire entendre, la famille m'a parléde ses
opinions quisont invincibles, paraît-il,
et voilà
que tout à coup je me suisrappelé
un Lieu Com-
muninexplicablement
oubliépar
moi jusqu'ici.
Lesopinions
de ce moribond ôpitoyable Sauveur
crucifié
Iln'y a
pas beaucoupde jours,
on faisait le cen.
tenaire de Victor Hugo.C'était beau, il
y avait un
292EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
discours d'Hanotaux et une muse du peupleet
pas
pourun sou
d'hypocrisie.Voilà un grand homme
fameusement consolé dans son endroit Ah il en
avait desopinions, celui-là aussi, et c'est étonnant
ceque
lecoup de gueule de Gabriel a dû lui servir!
On croirait vraimentqu'ils
savent où ils veulent
aller, tous ces imbéciles douloureux, tous ces idiots
éternellement lamentables
Pour revenir à mon mourant, c'est une unité
dans la multitude, rien de plus, et j'ignoreabso-
lument où était cet homme et ce qu'ilfaisait en
1870. J'ignoremême s'il était un homme en ce
temps-là ou en aucuntemps.
Il me suffit de savoir
qu'il est, à l'heure actuelle, probablement pour
lui la dernière dans les trente millions de rené-
gats recensés parla
République soi-disant fran-
çaise et dont lecantique est d'outrager
la Face de
Dieu.
En commençant cette Exégèse, j'ai désiré le
silence du Bourgeois, de toute mon âme, Dieu
le sait! considérantque
ses Lieux Communs
étaient une sale et hideuse manière de donner la
mort. Sur le point de finir, je considère, àpro-
posde et de l'éternelle interrogation
sans
réponse, que son silence n'est pasmoins homicide
et qu'ila tant de façons de le
produire1
Un ami en danger l'implore, silence; le Ré-
dempteur enagonie lui demande à boire, silence;
la Mère auxSept Epées
lesupplie
d'avoir pitiéde
EXÉGKSE DES LIEUX COMMUNS2g3
lui-même, silence encore. Et voilà, maintenant, que
C'est la France même, la France entière, la France
quia autrefois vaincu le monde, la France en
sang-
et la France enpleurs qui
crie auBourgeois
Que faisais-tu en1870?
J'avais faim de chier, répond àla fin Émile
Zola, dans la Terre, sous lepseudonyme épou-
vantable de Jésus-Christ. />^v-1
ÉPILOGUE
Que ferez-vous, quandon vous mettra en
croix? demandeQuelqu'un.
Moi, jeferai de beaux rêves, répond
ma
petite Madeleine âgée decinq ans.
TABLE
DEDICACE. : :, 4
EXÉGÈSE DES LIEUX COMMUNS
I. DIEU N'EN DEMANDE PAS TANT I
Il. RIEN N'EST ABSOLU 13
III. LE MIEUX EST L'ENNEMI DU BIEN. 15
IV. L'HÔPITAL N'EST PAS FAIT POUR LES CHIENS. iG
V. PAUVRETÉ N'EST PAS VICE l8
VI. ON N'EST PAS PARFAIT 20
VU. LES MALHONNETES GENS REDOUTENT LA
LUMIÈRE 20
VIII. LES ENFANTS NE DEMANDENT PAS A VENIR
AU MONDE. 27
IX. IL FAUT MANGER POUR VIVRE29
X. ON NE PEUT PAS VIVRE SANS ARGENT 31
XI. FAIRE TRAVAILLER L'ARGENT. 32
XII. LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES 33
XIII. J'AI LA LOI POUR moi 3G
XIV. ON NE PEUT PAS TOUT AVOIR 38
XV. TOUT LE MONDE NE PEUT PAS ÊTRE RICIIE 4o
XVI. IL FAUT MOURIR RICHE
XVII. QUAND ON EST DANS LE COMMERCE 43
XVIII. ON NE SE REFAIT PAS 46
XIX. LA MÉDECINE EST UN SACERDOCE 47
XX. TOUTES LES OPINIONS SONT RESPECTABLES. 49
XXI. JE SUIS COMME SAINT TIIOMAS. 53
298 TABLE DES MATIÈRES
xxii. je M'EN LAVE LES MAINS COMME pilate
PRÊCHER DANS LE DÉSERT COMME SAINT JEAN. 56
\XIV. ÊTRE DANS LES NUAGES 58
XXV. ÊTRE COMME IL FAUT 60
XXVI. ÊTRE PRATIQUE Cl
XXVII. ÊTRE A CHEVAL SUR LES PRINCIPES 63
XXVIII. ÊTRE POÈTE A SES HEURES 64
XXIX. ÊTRE DANS UNE SITUATION INTERESSANTE 65
XXX. IL FAUT ÊTRE DE SON SIÈCLE CG
XXXI, IL NE FAUT PAS ÊTRE PLUS CATHOLIQUE QUE
LE PAPE 70
XXXLI. TOUS LES GOÛTS SONT DANS LA NATURE. 71
XXXIII. TOUTES LES VÉRITÉS NE SONT PAS BONNES A
DIRE. 72
XXXIV, CHERCHER MIDI A QUATORZE HEURES 73
XXXV. IL Y A DES BORNES QU'IL NE FAUT PAS
FRANCHIR 74
xxxvi. l'excès EN TOUT EST UN DÉFAUT
XXXVII. IL FAUT HURLER AVEC LES LOUPS 81
XXXVIII. IL n'y A QUE LA VÉRITÉ QUI OFFENSE 82
xxxix. C'EST L'AMBITION QUI PERD LES GRANDS
HOMMES 33
XL. ON N'EST PAS SUR LA TERRE POUR S'AMUSER. 85
XLI. JE NE SUIS PAS UN SAINT 86
XLII. JE NE ME FAIS PASME1LLEURQUE JE NE SUIS. 88
XLI11. LA PAROLE EST D'ARGENT, LE SILENCE EST
d'or 8g
XLIV. J'AI BIEN gagné DE ME reposer
xlv. L'ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR, MAIS.
XLVI. RENTRER DANS SON ARGENT 95
XL VII. IL FAUT QUE TOUT LE MONDE VIVE. 9" I
XLV1I1. TOUS LES CHEMINS MÈNENT A ROME. 97 I
XLIX. PARIS N'A PAS ÉTÉ BATI EN UN JOUR. 9^1
L. LA PLUIE ET LE BEAU TEMPS ÏO°B
LI. LA CRÈME DES HONNÊTES GENS 101
TABLE DES MATIÈRES 299
19
LII. L'HONNEUR DES FAMILLES.
LIII. LES DEVOIRS DU MONDE.
LIV. L'HABITUDE EST UNE SECONDE NATURE.
LV. OU IL Y A DE LA GÊNE, IL N'Y A PAS DE
PLAISIR
LVI. IL N'Y A PAS DE PLAISIR SANS PEINE. III
LVII. ON NE FAIT PAS D'OMELETTE SANS CASSER
DES OEUFS
JE N'AI PAS DE MONNAIE
LIX. JE POURRAIS ÊTRE VOTRE PÈRE.
LX. ON NE MEURT QU'UNE FOIS
LXI. IL EST BIEN HEUREUX, IL NE SOUFFRE PLUS
LXII. IL NE S'EST PAS SENTI MOURIR 120
LXIII. ON DIRAIT QU'IL DORT.
LXIV. ELLE EST MORTE COMME UNE SAINTE. 123
LXV. ON DOIT LE RESPECT AUX MORTS. 126
LXVI. LES MORTS NE PEUVENT PAS SE DÉFENDRE.
JE NE SUIS PAS UN DOMESTIQUE OU QUAND
ON NOURRIT.
LXV1I1. JE N'AI BESOIN DE PERSONNE.
LXIX. LES GRANDES DOULEURS SONT MUETTES.
LXX. « QUO
LXXI. LA PLUS JOLIE FILLE DU MONDE NE PEUT
DONNER QUE CE QV'ELLE
LXXII. A L'IMPOSSIBLE NUL N'EST TENU.
UN HOMME PRÉVENU EV VAUT DEUX.
LXXIV. QUE VOULEZ-VOUS
LXXV. IL EST AVEC LE CIEL DES ACCOMMODEMENTS.
LXXVI. AU CIEL ON SE RECONNAÎT.
LXXVII. LES PRÊTRES SONT DES HOMMES COMME LES
AUTRES.
LXXVIII. CHACUN POUR SOI ET LE BON DIEU POUR
TOUS.
LXXIX. ALLER SON PETIT BONHOMME DE CHEMIN.
LXXX. NE PAS VALOIR LE DIABLE.
300 TABLE DES MATIÈRES
SE PLAINDRE QUE LA MARIÉE EST TROP BELLE.
LXXXII. TUER LE TEbiPS
AVOIR LE MOT POUR RIRE
LXXXIV. ASSURER L'AVENIR DE SES ENFANTS.
LXXXV. FAIRE HONNEUR A SES AFFAIRES.
LXXXVI. FAIRE UN TROU A LA LUNE. FAIRE SON TROU.
LXXXVII. BRÛLER LA CHANDELLE PAR LES DEUX
BOUTS.
VENDRE LA PEAU DE L'OURS. 16o
LXXXIX. PERDRE SES ILLUSIONS 161
XC. SOUFFRIR LE MARTYRE 162
XCI. S'ENSEVELIR DANS LE CLOÎTRE.
XCII. CHERCHER LA PETITE BÊTE
TENDRA LA MAIN 166
XCIV. RESPECTER LES CONVENANCES 169
XCV. ÊTRE DE BONNE FOl 170
XCVI. N'ÊTRE PAS LE PREMIER VENU.
XCVII. JETER SA GOURME OU IL FAUT QUE JEUNES-
SE SE PASSE Otl ON N'EST PAS DE BOIS..
XCVIII. FAIRE UN BON MARIAGE.
XCIX. FAIRE UNE FIN
C. SE FAIRE UNE RAISON
CI. MONTER UNE AFFAIRE
ENCOURAGER LES BEAUX-ARTS.
DE LA DISCUSSION JAILLIT LA LUMIÈRE.
CIV. QUI N'ENTEND QU'UNE CLOCHE N'ENTEND
OU UN SON. 181
CV. LE SOLEIL LUIT POUR TOUT LE MONDE j82
CVi. Tour LE MONDE A PLUS D'ESPRIT QUE VOL-
CVII. QUI VEUT TROP PROUVER NE PROUVE RIEN.
CVIII. IL N'EST JAMAIS TROP TARD POUR BIEN FAIRE.
'CIX. PETIT A PETIT L'OISEAU FAIT SON
TABLE DES MATIÈRES 3or
CX. LES PETITS RUISSEAUX FONT LES GRANDES
RIVIERES
CXI. ON NE PEUT PAS ÊTRE ET AVOIR ÉTÉ I
CXII. SI JEUNESSE SAVAIT, SI VIEILLESSE POUVAIT!I 92
CXIII. SI ON SAVAIT TOUT!
CXIV. ON NE SAURAIT PENSER A TOUT.
CXV. ON NE PEUT PAS FAIRE DEUX CIIOSES LA
FOIS.
CHAQUE CHOSE EN SON TEMPS.
CXVII. LE TEMPS, DE L'ARGENT.
L'ARGENT PAS D'ODEUR.
CXIX. PLUS ON EST DE FOUS, PLUS ON 200
CXX. TOUT CE QUI BRILLE N'EST PAS OR. 208
CXXI. IL NE FAUT PAS JOUER AVEC LE FEU
CXXII. LE 210
LA NATURE.
LA SCIENCE.
CXXV. LA RAISON 216
CXXVI. LE HASARD
CXXVII. LA NUIT DU MOYEN AGE.
CXXVIII. L'INQUISITION. 220
CXXIX. LA 222
IL Y A DU BONDANS TOUTES LES RELIGIONS. 223
AVOIR L'ESPRIT FAUX, EXAGÉRER.
CXXXII. IL NE FAUT PAS VOIR LES CHOSES TROP EN
CXXXIII. A QUELQUE CHOSE MALHEUR EST BON.
CXXXIV. TOUT VIENT A POINT A QUI SAIT ATTENDRE 230
LA SANTÉ AVANT TOUT. 230
CXXXVI. DIEU NE FAIT PLUS DE MIRACLES. 233
CXXXVII. JE NE SUIS PAS PLUS BÊTE QU'UN AUTRE..
VEUT LA FIN VEUT LES MOYENS et IL
N'Y A PAS DE PETITES ÉCONOMIES.
FAIRE CONTRE MAUVAISE FORTUNE BON
238
TABLE DES MATIÈRES
AVOIR DU UN BON
CXLI. AVOIR DE L'AMOUR-PROPRE. 239CXLII. AVOIR LE TRAVAIL FACILE. 240
CXLIII. AV OIR DE LA CHANCE.
CXLIV. AVOIR DU PAIN SUR LA PLANCHE. 242
CXLV. ENTRETENIR DES DANSEUSES. 243
CXLVI. LES ABSENTS ONT TOUJOURS TORT.
1/ARGENT SE CACHE. 245
CXLVIII. JE VEUX DORMIR TRANQUILLE.
CXLIX. JE NE VEUX PAS MOURIR COMME UNCHIEN. 249
CL. LES AMIS DE NOS AMIS SONT NOS AMIS. 250
CLI. C'EST EN AMI QUE JE VOUS PARLE.
CL1I. UN LIVRE DE CHEVET.
LE COEUR SUR LA MAIN et LES LARMES DE
CROCODILE. 253
CL1V. ÊTRE FILS DE SES OEUVRES 255
CLV. CHERCHEZ LA FEMME. 255
CLVI. L'HONNÊTE FEMME 256
LE COURAGE CIVIL
CLVI11. TOUT N'EST PAS ROSE DANS LA 261
CL1X. LES BELLES ANNÉES DE L'ENFANCE.
CLX. LE BON VIEUX TEMPS. 263
CLXI. IL Y A UN DIEU POUR LES IVROGNES.
CLXII. L'APPÉTIT VIENT EN MANGEANT. 265
CLXIII. ON NE PRÊTE QU'AUX RICHES. 266
CLXIV. IL N Y A PAS DE SOT METIER. 2 7,
LA NUIT EST FAITE POUR DORMIR. 268
CLXVI. L'OCCASION FAIT LE LARRON.
CLXVII. IL N'Y A PAS DE FUMÉE SANS FEU. 270
ENTRE DEUX MAUX, IL FAUT CHOISIR LE
MOINDRE. 271
CLXIX., ON N'EST PAS LOUIS D'OR OU CE QUI CON-
VIENT AUX JEUNES FILLES.
CLXX. LA CRITIQUE EST AISÉE, MAIS L'ART EST
DIFFICILE.
TABLE DES MATIÈRES
CLXXI. JE SUIS PHILOSOPHE OU L'AN QUARANTE. 276
CLXXII. UNE FOIS N'EST PAS COUTUME
JE N'AVAIS PAS BESOIN DE
CLXXIV. LES ENFANTS SONT CE QU'ON LES FAIT. 280
CLXXV. IL FAUT SE FAIRE UN NOM. 281
ON FAIT CE QU'ON PEUT. 282
ON. 284
CLXXVIII. TOUS LES HOMMES SONT FRÈRES.
CLXX1X. TOUT OU RIEN 285
CLXXX. CE QUE FEMME VEUT, DIEU LE VEUT. 285
CLXXXI. QUI PAIE SES DETTES S'ENRICHIT. 286
CLXXXII. QUAND LE DIABLE DEVIENT VIEUX, IL SE
FAIT ERMITE. 288
CLXXX111. QUE FAISIEZ-VOUS EN
ACHEVÉ D'IMPRIMER
le trois mai mil neuf cent deux
PAR
BLAIS & ROY
A POITIERS
pourle
MERCVRE
DH
FRANCE
TABLEDEDICACE
EXEGESE DES LIEUX COMMUNSI. DIEU N'EN DEMANDE PAS TANTII. RIEN N'EST ABSOLUIII. LE MIEUX EST L'ENNEMI DU BIENIV. L'HOPITAL N'EST PAS FAIT POUR LES CHIENSV. PAUVRETE N'EST PAS VICEVI. ON N'EST PAS PARFAITVII. LES MALHONNETES GENS REDOUTENT LA LUMIEREVIII. LES ENFANTS NE DEMANDENT PAS A VENIR AU MONDEIX. IL FAUT MANGER POUR VIVREX. ON NE PEUT PAS VIVRE SANS ARGENTXI. FAIRE TRAVAILLER L'ARGENTXII. LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRESXIII. J'AI LA LOI POUR MOIXIV. ON NE PEUT PAS TOUT AVOIRXV. TOUT LE MONDE NE PEUT PAS ETRE RICHEXVI. IL FAUT MOURIR RICHEXVII. QUAND ON EST DANS LE COMMERCEXVIII. ON NE SE REFAIT PASXIX. LA MEDECINE EST UN SACERDOCEXX. TOUTES LES OPINIONS SONT RESPECTABLESXXI. JE SUIS COMME SAINT THOMASXXII. JE M'EN LAVE LES MAINS COMME PILATEXXIII. PRECHER DANS LE DESERT COMME SAINT JEANXXIV. ETRE DANS LES NUAGESXXV. ETRE COMME IL FAUTXXVI. ETRE PRATIQUEXXVII. ETRE A CHEVAL SUR LES PRINCIPESXXVIII. ETRE POETE A SES HEURESXXIX. ETRE DANS UNE SITUATION INTERESSANTEXXX. IL FAUT ETRE DE SON SIECLEXXXI. IL NE FAUT PAS ETRE PLUS CATHOLIQUE QUE LE PAPEXXXII. TOUS LES GOUTS SONT DANS LA NATUREXXXIII. TOUTES LES VERITES NE SONT PAS BONNES A DIREXXXIV. CHERCHER MIDI A QUATORZE HEURESXXXV. IL Y A DES BORNES QU'IL NE FAUT PAS FRANCHIRXXXVI. L'EXCES EN TOUT EST UN DEFAUTXXXVII. IL FAUT HURLER AVEC LES LOUPSXXXVIII. IL N'Y A QUE LA VERITE QUI OFFENSEXXXIX. C'EST L'AMBITION QUI PERD LES GRANDS HOMMESXL. ON N'EST PAS SUR LA TERRE POUR S'AMUSERXLI. JE NE SUIS PAS UN SAINT
XLII. JE NE ME FAIS PAS MEILLEUR QUE JE NE SUISXLIII. LA PAROLE EST D'ARGENT, LE SILENCE EST D'ORXLIV. J'AI BIEN GAGNE DE ME REPOSERXLV. L'ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR, MAISXLVI. RENTRER DANS SON ARGENTXLVII. IL FAUT QUE TOUT LE MONDE VIVEXLVIII. TOUS LES CHEMINS MENENT A ROMEXLIX. PARIS N'A PAS ETE BATI EN UN JOURL. LA PLUIE ET LE BEAU TEMPSLI. LA CREME DES HONNETES GENSLII. L'HONNEUR DES FAMILLESLIII. LES DEVOIRS DU MONDELIV. L'HABITUDE EST UNE SECONDE NATURELV. OU IL Y A DE LA GENE, IL N'Y A PAS DE PLAISIRLVI. IL N'Y A PAS DE PLAISIR SANS PEINELVII. ON NE FAIT PAS D'OMELETTE SANS CASSER DES OEUFSLVIII. JE N'AI PAS DE MONNAIELIX. JE POURRAIS ETRE VOTRE PERELX. ON NE MEURT QU'UNE FOISLXI. IL EST BIEN HEUREUX, IL NE SOUFFRE PLUSLXII. IL NE S'EST PAS SENTI MOURIRLXIII. ON DIRAIT QU'IL DORTLXIV. ELLE EST MORTE COMME UNE SAINTELXV. ON DOIT LE RESPECT AUX MORTSLXVI. LES MORTS NE PEUVENT PAS SE DEFENDRELXVII. JE NE SUIS PAS UN DOMESTIQUE OU QUAND ON NOURRITLXVIII. JE N'AI BESOIN DE PERSONNELXIX. LES GRANDES DOULEURS SONT MUETTESLXX. "QUO VADIS?"LXXI. LA PLUS JOLIE FILLE DU MONDE NE PEUT DONNER QUE CE QU'ELLE ALXXII. A L'IMPOSSIBLE NUL N'EST TENULXXIII. UN HOMME PREVENU EN VAUT DEUXLXXIV. QUE VOULEZ-VOUS! L'HOMME EST L'HOMMELXXV. IL EST AVEC LE CIEL DES ACCOMMODEMENTSLXXVI. AU CIEL ON SE RECONNAITLXXVII. LES PRETRES SONT DES HOMMES COMME LES AUTRESLXXVIII. CHACUN POUR SOI ET LE BON DIEU POUR TOUSLXXIX. ALLER SON PETIT BONHOMME DE CHEMINLXXX. NE PAS VALOIR LE DIABLELXXXI. SE PLAINDRE QUE LA MARIEE EST TROP BELLELXXXII. TUER LE TEMPSLXXXIII. AVOIR LE MOT POUR RIRE
LXXXIV. ASSURER L'AVENIR DE SES ENFANTSLXXXV. FAIRE HONNEUR A SES AFFAIRESLXXXVI. FAIRE UN TROU A LA LUNE. FAIRE SON TROULXXXVII. BRULER LA CHANDELLE PAR LES DEUX BOUTSLXXXVIII. VENDRE LA PEAU DE L'OURSLXXXIX. PERDRE SES ILLUSIONSXC. SOUFFRIR LE MARTYREXCI. S'ENSEVELIR DANS LE CLOITREXCII. CHERCHER LA PETITE BETEXCIII. TENDRE LA MAINXCIV. RESPECTER LES CONVENANCESXCV. ETRE DE BONNE FOIXCVI. N'ETRE PAS LE PREMIER VENUXCVII. JETER SA GOURME OU IL FAUT QUE JEUNESSE SE PASSE OU ON N'EST PAS DE BOISXCVIII. FAIRE UN BON MARIAGEXCIX. FAIRE UNE FINC. SE FAIRE UNE RAISONCI. MONTER UNE AFFAIRECII. ENCOURAGER LES BEAUX-ARTSCIII. DE LA DISCUSSION JAILLIT LA LUMIERECIV. QUI N'ENTEND QU'UNE CLOCHE N'ENTEND QU'UN SONCV. LE SOLEIL LUIT POUR TOUT LE MONDECVI. TOUT LE MONDE A PLUS D'ESPRIT QUE VOLTAIRECVII. QUI VEUT TROP PROUVER NE PROUVE RIENCVIII. IL N'EST JAMAIS TROP TARD POUR BIEN FAIRECIX. PETIT A PETIT L'OISEAU FAIT SON NIDCX. LES PETITS RUISSEAUX FONT LES GRANDES RIVIERESCXI. ON NE PEUT PAS ETRE ET AVOIR ETECXII. SI JEUNESSE SAVAIT, SI VIEILLESSE POUVAIT!CXIII. SI ON SAVAIT TOUT!CXIV. ON NE SAURAIT PENSER A TOUTCXV. ON NE PEUT PAS FAIRE DEUX CHOSES A LA FOISCXVI. CHAQUE CHOSE EN SON TEMPSCXVII. LE TEMPS, C'EST DE L'ARGENTCXVIII. L'ARGENT N'A PAS D'ODEURCXIX. PLUS ON EST DE FOUS, PLUS ON RITCXX. TOUT CE QUI BRILLE N'EST PAS ORCXXI. IL NE FAUT PAS JOUER AVEC LE FEUCXXII. LE BON DIEUCXXIII. LA NATURECXXIV. LA SCIENCECXXV. LA RAISON
CXXVI. LE HASARDCXXVII. LA NUIT DU MOYEN AGECXXVIII. L'INQUISITIONCXXIX. LA SAINT-BARTHELEMYCXXX. IL Y A DU BON DANS TOUTES LES RELIGIONSCXXXI. AVOIR L'ESPRIT FAUX, EXAGERERCXXXII. IL NE FAUT PAS VOIR LES CHOSES TROP EN NOIRCXXXIII. A QUELQUE CHOSE MALHEUR EST BONCXXXIV. TOUT VIENT A POINT A QUI SAIT ATTENDRECXXXV. LA SANTE AVANT TOUTCXXXVI. DIEU NE FAIT PLUS DE MIRACLESCXXXVII. JE NE SUIS PAS PLUS BETE QU'UN AUTRECXXXVIII. QUI VEUT LA FIN VEUT LES MOYENS et IL N'Y A PAS DE PETITES ECONOMIESCXXXIX. FAIRE CONTRE MAUVAISE FORTUNE BON COEURCXL. AVOIR DU COEUR, UN BON COEURCXLI. AVOIR DE L'AMOUR-PROPRECXLII. AVOIR LE TRAVAIL FACILECXLIII. AVOIR DE LA CHANCECXLIV. AVOIR DU PAIN SUR LA PLANCHECXLV. ENTRETENIR DES DANSEUSESCXLVI. LES ABSENTS ONT TOUJOURS TORTCXLVII. L'ARGENT SE CACHECXLVIII. JE VEUX DORMIR TRANQUILLECXLIX. JE NE VEUX PAS MOURIR COMME UN CHIENCL. LES AMIS DE NOS AMIS SONT NOS AMISCLI. C'EST EN AMI QUE JE VOUS PARLECLII. UN LIVRE DE CHEVETCLIII. LE COEUR SUR LA MAIN et LES LARMES DE CROCODILECLIV. ETRE FILS DE SES OEUVRESCLV. CHERCHEZ LA FEMMECLVI. L'HONNETE FEMMECLVII. LE COURAGE CIVILCLVIII. TOUT N'EST PAS ROSE DANS LA VIECLIX. LES BELLES ANNEES DE L'ENFANCECLX. LE BON VIEUX TEMPSCLXI. IL Y A UN DIEU POUR LES IVROGNESCLXII. L'APPETIT VIENT EN MANGEANTCLXIII. ON NE PRETE QU'AUX RICHESCLXIV. IL N'Y A PAS DE SOT METIERCLXV. LA NUIT EST FAITE POUR DORMIRCLXVI. L'OCCASION FAIT LE LARRONCLXVII. IL N'Y A PAS DE FUMEE SANS FEU
CLXVIII. ENTRE DEUX MAUX, IL FAUT CHOISIR LE MOINDRECLXIX. ON N'EST PAS LOUIS D'OR ou CE QUI CONVIENT AUX JEUNES FILLESCLXX. LA CRITIQUE EST AISEE, MAIS L'ART EST DIFFICILECLXXI. JE SUIS PHILOSOPHE ou L'AN QUARANTECLXXII. UNE FOIS N'EST PAS COUTUMECLXXIII. JE N'AVAIS PAS BESOIN DE CACLXXIV. LES ENFANTS SONT CE QU'ON LES FAITCLXXV. IL FAUT SE FAIRE UN NOMCLXXVI. ON FAIT CE QU'ON PEUTCLXXVII. ONCLXXVIII. TOUS LES HOMMES SONT FRERESCLXXIX. TOUT OU RIENCLXXX. CE QUE FEMME VEUT, DIEU LE VEUTCLXXXI. QUI PAIE SES DETTES S'ENRICHITCLXXXII. QUAND LE DIABLE DEVIENT VIEUX, IL SE FAIT ERMITECLXXXIII. QUE FAISIEZ-VOUS EN 1870? EPILOGUE