l'elue du dragon.pdf

Upload: droopy007

Post on 15-Oct-2015

54 views

Category:

Documents


8 download

TRANSCRIPT

  • Clotilde Bersone

    LLUE DU

    DRAGON ROMAN

    Nouvelle Edition

    NOUVELLES DITIONS LATINES 1, rue Palatine, PARIS (VIe)

  • ORC, Mise en page Lenculus , 2005 Copyright 1932, by FERNAND SORLOT

  • PRFACE

    A LA SECONDE EDITION

    Les MMOIRES ,, de Clotilde Bersone

    Ce roman est tir, presque page page, des Mmoires indits de Clotilde Bersone, qui aurait t, Paris, de 1877 188o, la matresse de J. A. Garfield, lu en 188o Prsident de la Rpublique des tats-Unis, assassin en 1881.

    Garfield tait clandestinement le chef de la Haute Loge de France des Illumins, dont la Bersone, sous le nom de Nymphe de la Nuit, fut dabord lAffilie, puis lInitie et lInspire, Grande Matresse lue de lEsprit.

    Il existe au Hiron de Paray-le-Monial, qui fut longtemps un centre occultiste peine dissimul, un double manuscrit authentique de ces Mmoires, dats de 1885. Ce sont, notre avis, deux brouillons successifs de la dposition canoniquement exige de Clotilde Bersone pour sa rconciliation avec lEglise romaine, ladresse de lautorit diocsaine ou du. Saint-Office. Ce tmoignage sent la fugitive apeure beaucoup plus que la vraie repentie, et il y reste, de ses anciennes manires de voir et de sentir, des traces odieuses. Il se peut mme que certaines descriptions de scnes magiques, bien invraisemblables, y soient interprter, dans un sens plus allgorique que littral, comme une menace den dire davantage au besoin, sur les dessous de certaines affaires.

    Nimporte ! Dans sa teneur originelle, en dpit des incertitudes et des contradictions, la pice demeure un document du premier ordre. On a le droit den discuter plus dun dtail, non de lui dnier toute valeur.

    Nous en avons encore fait constater lexistence lendroit indiqu, postrieurement notre premire dition : toute disparition quivaudrait donc aujourdhui un aveu descamotage.

    La copie sur laquelle nous avons travaill, avait dailleurs t prise, collige et enrichie de notes dune rare pertinence par un religieux de la Compagnie de Jsus, dont ses confrres des Etudes, en contestant son existence, nous contraignent aujourdhui prciser lidentit : ctait le R. P. Harald Richard, rcemment dcd.

    Ajoutons enfin quil reste certains tmoins autoriss, comme Mme Juliette Adam, un souvenir assez prcis de lactivit politique de la prtendue comtesse de Coutanceau, et que nous avons retrouv mention, dans les journaux de lpoque, de quantit dincidents rapports dans ces Mmoires. Si donc quelquun se rsout entamer leur sujet une discussion srieuse, nous sommes sa disposition.

    * * *

    Pourquoi, dans ces conditions, navoir tir de cette histoire vraie quun roman, dont la prsentation mme rduite quelques arrangements secondaires, amoindrit fatalement la porte ?

  • LLUE DU DRAGON

    Cest quil nous tait impossible de prendre juridiquement la responsabilit des graves imputations que lauteur lance ple-mle, dans sa confession, contre toutes sortes de personnages mls lhistoire de la II ? Rpublique, non seulement parmi les anticlricaux au pouvoir, mais jusque dans les rangs les plus rputs de lopposition.

    Il nous aurait fallu soutenir la plupart de ces accusations dans une dition critique ; nous avons voulu au contraire, dans une adaptation, nen retenir que le moins que nous avons pu, en les dpouillant de tout caractre de mise en cause personnelle. Mme les noms des Grvy, Ferry, de Lanessan, Tirard ou dautres moins connus, que nous avons conservs au hasard et souvent laisss leur orthographe de fantaisie, ne doivent donc pas tre pris ici la lettre, dune faon porter la mmoire de ces hommes publics le moindre prjudice priv. Quon les entende seulement, la place de pseudonymes, comme des appellations quasi obliges, puisquil sagissait dune poque dtermine et encore toute proche, o rien ne pouvait viter que certaines physionomies connues figurassent lEtat, dans cette espce de procs criminel ouvert, non contre tel ou tel homme en particulier, mais contre le rgime.

    Limpression principale que nous avons cherch dgager des pages qui suivent, cest, en effet, que, depuis 1871, le pouvoir est en France aux mains dune Puissance occulte, dont le Grand Orient et la Grande Loge ne sont eux-mmes que des instruments.

    En un mot, Satan est notre vrai matre politique ; cest notre Troisime Rpublique qui doit faire rgner, au compte de Lucifer, lInternationale maonnique ; cest elle la vritable Elue du Dragon : voil tout le sens, le but et la porte de cet ouvrage.

    Nous ne sommes pas mme en dmocratie, pour reprendre un mot de Mgr Gouthe-Soulard ; nous sommes en dmonocratie.

    * * *

    Laccueil fait par le public la premire dition, si vite puise, de llue du Dragon, nous est un gage de lintrt quil rserve ce nouveau tirage.

    De nombreuses traductions nous en ont t demandes dj ltranger puissent-elles contribuer faire connatre et hardiment combattre le pouvoir des Sectes !

    Notons seulement, pour en prvenir le lecteur, que ces Mmoires dune prostitue .et dune possde ne sauraient, malgr toutes les prcautions de langage que nous avons prises, tre mis quentre des mains trs averties.

  • PREMIERE PARTIE

    LA GRANDE LOGE OTTOMANE DES

    ILLUMINS

  • I

    LA SONNERIE MYSTRIEUSE

    Ctait Constantinople, vers la mi-dcembre 1874. Il tait environ dix heures du soir, et la conversation se prolongeait, au salon, entre mon pre et moi, plus enjoue, plus cordiale quelle navait jamais t. Avec joie, je sentais grandir entre nous cette fleur daffection, dont labsence avait fait jusquici de ma vie une sorte de dsert.

    Javais dix-huit ans ; je me savais belle, de cette trange beaut quon est convenu dappeler fatale, dune intelligence cultive, mais dune situation de fortune insuffisante au gr de mon ambition.

    Seule, une ombre de tendresse, dfaut dautres succs, aurait pu animer mes jours, satisfaire ma nature exubrante et, pour tout dire, ce temprament excessif, qui se dbattait en moi, garrott, comme un jeune oiseau de montagne prisonnier dans une main denfant.

    Ni lducation sans Dieu du Collge, ni la froide et distante sollicitude de ma mre navaient su rpondre au besoin dattachement passionn qui me dvorait ; et je demeurais livre un emportement dorgueil, des nauses damertume, dont le paroxysme allait chaque instant jusqu la haine et daffreux apptits de vengeance contre ceux qui mentouraient.

    Mon pre, peine entrevu, russirait-il combler ce gouffre de mon me ? Il sappliquait visiblement tre aimable et mme aimant, et toute lattention tendue de

    mon esprit, de mon coeur, visait dmler, au cours de notre capricieuse conversation, sil cherchait vraiment conqurir mon affection pour moi-mme, ou contre une autre, absente et rivale.

    Car ma pit filiale dsabuse en tait se poser cette question impie. Trop longtemps javais souffert, l-bas, en Italie, du ct de ma mre. La rancune amasse par elle contre mon pre enfui stait monstrueusement retourne dans son coeur contre moi et peu peu mavait mutile de cette facult dabandon qui fait latmosphre de joie des tout petits. Aujourdhui, commenait pour mon ardente jeunesse la contrepartie de cette abominable preuve.

    Ah ! comme jaurais voulu aimer cet homme, avec tout le respect, la simplicit, laveugle dvouement dune vritable fille ! Au ciel sans Dieu, mon enfance sans mre, un pre ador et t comme la rplique apaisante quappelaient tous mes vux. Mon pre ! Si ce nom, si ce cri avait pu jaillir enfin de mes lvres, avec des larmes, genoux, les mains dans ses mains, la tte contre son paule, de combien de mauvais rves jtais soudain dlivre ! De quels prils, de quelles fautes, de quel avenir ! Ctait pour moi une sorte de rdemption et de salut.

    Aussi la gravit du problme mlait-elle chaque instant notre bavardage, nos fuses de rire, une sorte de solennit ; elle embarrassait nos confidences et balanait nos propos

  • LLUE DU DRAGON 8

    dun lan joyeux damiti de brusques silences, trop chargs de proccupations secrtes et de mystre.

    Mon pre ntait pas sans stre rendu compte de ltat de sensibilit exaspre o javais gliss au cours de la causerie ; et je le devinais trs conscient du drame muet qui se jouait entre nous.

    Deux ou trois fois, je le vis hsiter, interdit, comme perdu, au bord du mot dcisif, qui pouvait nous jeter dans les bras lun de lautre ; mais il manquait sans doute notre intimit je ne sais quelle ouverture de coeur quun long commerce rend facile. Des deux parts, trop de fautes passes ou de rticences nous accablaient. Une fatalit mystrieuse, labsence tout au moins de cette invisible bndiction qui prside aux destines des familles selon le cur de Dieu, pesait sur nos effusions. Un regard, une volont hostiles semblaient nous poursuivre.

    Et mon coeur allait justement clater ; je voyais perler une larme aux yeux brillants de mon pre, lvocation de tant dannes que javais pu passer loin de lui, sans mme une marque de son constant souci et de son amour.

    Ah ! Pardon, Clotilde. avait-il commenc de dire, mille fois pardon... Et cest le grand mot qui commande toutes les rhabilitations.

    * * *

    Soudain, dans la boiserie du salon, une trange sonnerie retentit, voile, peine distincte, apte cependant tre perue dans tout lappartement. Ctait comme le roulement dun appel lectrique, sans timbre, coup de chocs rgulirement espacs, qui ressemblaient un signal ou un message suivant un code de tlgraphie rudimentaire :

    7+3+I. Intrigue, javais dtourn la tte et prtais loreille. Mon pre se leva, gn : Quest-ce que cela ? Lui demandai-je. Rien, dit-il. Un appel de lambassade... Sans doute vient-il darriver quelque dpche

    diplomatique dchiffrer et mettre au net. Je te laisse, mon enfant. Dors sans inquitude, tu es sous bonne garde ici... A demain.

    Il vit bien quil ne me donnait pas le change. Plusieurs fois dj, javais remarqu quil me quittait ainsi brusquement, le soir, en particulier le vendredi, pour ne rentrer qu une heure avance de la nuit ; et je navais pas tard supposer une liaison. Jen souffrais, non pas tant, hlas ! par scrupule et dlicatesse de vertu, ou par tentation de msestime lgard de mon pre, que par une indomptable humeur jalouse. O jtais, mon orgueil me rendait insupportable de ne pas dominer seule. Je ne pouvais tolrer quil y et chez les miens un secret pour moi.

    Une susceptibilit aigu, maladive, me fit donc ressentir comme une insulte que cette liaison imprieuse et sans gne se permt de relancer mon pre jusque chez lui, moi prsente, et larracht avec tant de dsinvolture un entretien si prcieux pour moi.

    Avec une violence inoue, je mtais leve mon tour. Je me jetai au devant de mon pre, qui essayait dchapper mon treinte :

    Vous ne sortirez pas !... Je ne crois pas cette histoire dambassade... Vos bureaux sont ferms, et vous avez pour communiquer directement avec eux toutes les facilits. Ceci

  • LLUE DU DRAGON 9

    est un autre signal, en dehors des voies rgulires... Je veux savoir qui ose ainsi vous ravir moi ? Jai droit une explication qui tienne...

    Mon pre, embarrass, ne me rpondait gure que par dabsurdes dfaites, qui nessayaient plus de me convaincre :

    Cest absurde, mon petit, je tassure... Cette scne na que trop dur... Il faut absolument que je sorte. Laisse-moi passer.

    Non et non... Je vous le demande en grce, mon pre, ne mabandonnez pas, ce soir. Il y va de tout, pour moi, de mon coeur, de ma vie. Nous tions si prs de nous accorder pour toujours. Remettez cette sortie odieuse... Tenez ! voici du papier, une enveloppe. Envoyez un mot dexcuse. Dgagez-vous tout prix. Dites que je suis malade, folle ; mais ne me quittez pas.

    Il ny a plus personne, cette heure, pour porter cette lettre son adresse. Alors jirai moi-mme avec vous. Ce nest pas possible. Tout est possible, except ce que vous allez faire... Car vous ne me connaissez pas ! ... Si, je te connais, Clotilde, et mieux que tu ne penses. Ma rsistance lavait irrit son tour. Face face, nous nous regardions, les yeux

    tincelants de colre. Il mavait saisie pour se dgager, et je ne sais quel trouble ou quelle pouvante fuma soudain dans son regard ; il clata dun rire sardonique :

    Belle, scria-t-il, belle en effet damner un ange ! Cest trop vrai, Clotilde : prends garde toi.

    Et il me repoussa si rudement que je trbuchai et tombai terre. Il en profita pour ouvrir vivement la porte du salon et la refermer double tour derrire lui. Je lentendis courir dans le couloir et quitter prcipitamment ltage. Quand je me relevai, tourdie du choc, il tait trop tard pour songer le rejoindre.

    Jtais prisonnire jusqu son retour.

  • II

    EXPLICATIONS ORAGEUSES

    Quelle affreuse nuit je passai, seule avec mes penses ! Vingt fois je courus au balcon, fouillant la nuit dun regard avide. Ltage tait trop lev,

    la rue trop sombre : je ne pus deviner si mon pre tait vraiment sorti de la maison, ni de quel ct il avait pris. Vingt fois la tentation me vint de me jeter en bas, afin qu son retour il ne trouvt plus dans sa maison quun corps inanim. Mais pouvais-je croire prsent quil maimait assez pour que ma mort ft pour lui un chtiment ? Et puis je voulais me repatre, vivante, de sa douleur, et, selon le proverbe de mon pays, la vengeance est un plat qui se mange froid. Il fallait donc attendre, attendre tout prix, afin de mieux combiner, pour ce coeur cruel, le coup de poignard qui le transpercerait son tour. Mille projets odieux schafaudaient et croulaient les uns sur les autres dans mon esprit.

    Vingt fois, je revins au salon, me jetant, dsespre, sur les meubles, me roulant sur les tapis, me mordant les poings de fureur, frappant du pied avec rage, montrant les cornes aux plafonds. Car je mtais finalement persuade que cet appel mystrieux dans la nuit navait pu partir que de la maison mme. Sans doute quelque liaison inavouable dans un appartement voisin ; qui sait ? L-haut, sous les combles, quelque ignoble servante-matresse, armnienne ou juive : et voil pourquoi ce misrable pre quittait sa fille toute vibrante de tendresse, au moment de renouer avec elle pour toujours.

    Sur ce thme empoisonn, se croisaient ple-mle les pires souvenirs de mes dix-huits ans de tendresse inassouvie. Ma vie se droulait tout entire sous mes yeux.

    * * *

    Ne en Italie dune famille honorable, je revoyais confusment le drame de ma toute petite enfance : une mre heureuse, un pre souriant ; puis, un soir pareil celui-ci et sans doute pour les mmes causes, une scne dune violence inoue avait clat sous mes yeux terrifis denfant.

    Le lendemain, trois ans et demi, je navais plus de pre : il stait enfui au bout du monde, et chacun devait singnier dornavant me le peindre comme une sorte dOgre affreux et brutal. Jose dire que je navais plus de mre : car la mienne semblait soudain har en moi lhomme quelle avait aim et de qui je perptuais son foyer lamer souvenir. La petite Clotilde Bersone ne connut plus jamais ce -double sourire pench sur un berceau qui avait illumin un instant laube de ses jours ; elle ne fut plus que le rebut de deux amours mus en fureurs.

  • LLUE DU DRAGON 11

    Bientt mme je devins, dans la vie de ma mre, plus quun fcheux souvenir vivant : un embarras. Elle rva sans doute de se donner un nouveau foyer, et ma prsence la gnait. Elle ne songea qu se dfaire dun encombrant tmoin. A huit ans, je fus place dans un grand Collge international de la pninsule : sorte de couvent ultra-lac, o se parfit, si jose dire, mon ducation.

    Loin de sessayer corriger nos dfauts, on sappliquait dans cette maison les cultiver avec plus de soin que nos qualits.

    Lon y veillait, certes, notre innocence de jeunes filles, mais pour mieux surexciter en nous un ombrageux amour de lindpendance et limpatience de tous les jougs. Nos matresses prconisaient qui mieux mieux lmancipation de la femme, labsolue libration de tout prjug. Aucune place ntait laisse, dans ce programme, la pense de Dieu. Dieu ntait l ni aim ni ha : il avait disparu. Et de ce temps date ce vide immense, ce gouffre bant creus dans mon coeur et quen vain mes passions dchanes devaient tenter un jour de combler en y entassant les folies et les crimes : lnormit mme de mes forfaits na jamais russi me masquer labme, mempcher dentendre le grondement lointain qui ne cessait de mugir au fond. Satan en personne, en y dployant toute lenvergure de ses ailes, ne la point rempli.

    Ma mre, aux vacances et les jours de visite officiels, passait un instant au parloir, mtourdissait de son caquetage et disparaissait au plus vite. Elle avait rempli peu prs ses devoirs de mre selon le monde ; en ralit, je me savais orpheline.

    Je me jetai, pour men consoler, dans ltude, avec aine sorte de frnsie, avide des premires places et des louanges. Jappris cinq ou six langues et brillai dans tous les menus arts dagrment : dix-sept ans, jtais couverte de diplmes. Javais lu tous les livres . Rousseau, Voltaire, quelques philosophes italiens mavaient conduite jusquaux frontires de la libre-pense, cest--dire au matrialisme le plus radical.

    La notion du surnaturel mapparaissait impensable ; et lhomme, par volution, descendait pour moi du singe, pour retomber au nant. La morale ntait quune convention sociale, laquelle chappent les grandes mes.

    Avec la complicit dun de mes matres, je parvins placer en ville quelques confrences semi-publiques sur ces sujets incendiaires, ma sortie du collge, et je gotai lappt empoisonn des applaudissements.

    Du premier coup, javais prouv combien jexerais sur les publics les plus raffins, malgr la brutalit de mes ides, une sorte de fascination physique que je prenais pour de lloquence. Etait-ce mon visage, ma voix prenante et hardie ? Ctait ma jeunesse, en tout cas, plus que la force de mes raisonnements ou mme la grce de mon style, en dpit de lespce dacharnement que je mettais le polir et lenflammer.

    Au surplus, le bruit de ces propagandes se rpandit bientt, et je dus y renoncer sous peine de provoquer une intervention de la police et de lautorit religieuse. Ce ne fut pas sans peine, ni sans garder le got ardent, aigu, de cette sorte de reprsentation ou de souverainet que donne la parole sur une estrade !

    Et cest ce moment prcis que je reus une lettre de mon pre. Il tait alors agent consulaire, attach lambassade dItalie Constantinople, et il demandait me voir.

    Quil vienne lui-mme, eus-je la tentation de rpondre avec humeur. Ma mre fut dun avis diffrent. Effraye et irrite de mes rcentes escapades

    idologiques, elle jugeait prudent de mloigner quelques mois. Il fallut partir, et elle maccompagna, comme pour tre plus sre que je membarquais pour de bon, jusqu Brindisi.

  • LLUE DU DRAGON 12

    L je montai bord dun paquebot du Lloyd autrichien et me laissai aller ma destine. Triste voyage, en dpit de la beaut des sites que nous traversmes ! Je visitai, presque

    sans les voir, Corfou, le Pire, Athnes, o le bateau fit escale une semaine durant ; japerus Salonique, franchis les Dardanelles et arrivai Stamboul.

    Cest en tremblant de tous mes membres que je touchai au port. Javais quitt ma mre dans des sentiments plus contraints que jamais ; nos adieux avaient

    t glacs : et quallais-je trouver ici ? Heureusement le premier abord fut moins pathtique que je ne redoutais, grce au

    brouhaha du dbarquement. Mon pre avait le caractre vif, jovial ; il me fut sympathique au premier coup doeil.

    Il sut moccuper et me distraire, en me prsentant, ds les premiers jours, dans les familles de la plus haute socit. Jamais je navais rv aussi brillante entre dans le monde, et ma vanit, sinon mon coeur, sappliqua sy complaire. Partout accueillie, recherche, fte, je mtourdissais de ces premiers succs jusqu ce soir fatal o clata, au lieu de lheureuse issue que javais prvue, la soudaine rupture que jai conte.

    Quelle dception pour moi ! quelle chute ! Dans mon imagination surchauffe, je mappliquais grossir encore mon malheur, me le peindre sans gal et sans remde, laggraver de toutes sortes de couleurs funestes.

    Et laube me trouva, dans le salon sans lumire, ronge de fivre, les yeux cerns de bistre, ayant enfin arrt mon projet.

    Vers cinq heures du matin, mon pre rentra. Il paraissait extnu, un peu honteux de sa violence, mais rempli dune sorte de

    rsolution, puise jaurais voulu savoir en quels conseils ! Je vis quil me dvisageait en dessous avec curiosit, en feignant de se mettre en peine de cette nuit blanche quil mavait fait passer.

    Eh bien ! essaya-t-il de plaisanter avec rondeur, cest fini, cette attaque de nerfs, et Mademoiselle est en tat de parler srieusement ?

    Je ne lui rpondis pas et me tins obstinment loigne de lui. Debout devant une glace et feignant de rparer le dsordre de ma coiffure, je lui tournais

    le dos, tout en le surveillant du coin de loeil dans le miroir, et il finit par se rsigner mon silence.

    Brivement, avec un calme affect, je lui annonai ma rsolution. Puisque je le gnais dans sa maison, jirais coucher le soir mme lhtel, en attendant quun paquebot me rament le plus tt possible en Italie.

    A quoi il essaya dopposer quelques plaisanteries : que je ne savais pas quel pouvoir un pre avait en Turquie sur ses filles et que je ne pouvais lui fausser ainsi compagnie la barbe du Sultan.

    De plus en plus glaciale, je lui rpondis quil ntait point turc et lui demandai sil prfrait que jen rfrasse lambassade.

    Il ne chercha plus dissimuler son embarras et se mit arpenter la pice, en grommelant, sacrant, haussant les paules, et montrant peintes sur son visage toutes les incertitudes.

    Enfin, se laissant tomber sur un fauteuil, il mappela : Clotilde, jai eu tort videmment de te traiter hier soir avec tant de vivacit, et je men

    excuse... Tu nas que dix-huit ans, mais en toi la raison et le jugement nont pas attendu

  • LLUE DU DRAGON 13

    lge : tu aurais certainement compris mes raisons, si javais eu hier soir le loisir de te les exposer...

    Tche de retrouver tout ton sang-froid pour mcouter, ce matin... Hlas ! ma pauvre enfant, jen conviens, tu nas t que trop tt forme, par ma faute, la rude cole du malheur. Ne maccable pas en me rejetant de ta vie, sous prtexte que je tai si longtemps carte de la mienne. Tu ne sais pas combien cette sparation ma cot de regrets, de remords. Cest pourquoi, si tu lexiges, je suis prt tout, plutt qu te laisser en proie aux cruels fantmes qui sans doute tont tourmente toute cette nuit et menacent de dvorer sous mes yeux ton coeur.

    Il se tut et me considra un instant en silence. Je navais pas boug dun pas et continuais de lcouter sans sourciller. Il me crut intraitable, alors que depuis longtemps jeusse rompu lentretien, si je navais rsolu de lentendre jusquau bout. Non pas que je fusse branle par ses bonnes paroles, aprs un si brutal affront ; mais ma curiosit galait mon orgueil. Je voulais savoir ce quil tait capable dinventer pour excuse.

    Il secoua tristement la tte : Cest dj pour moi un rude chtiment que ma Clotilde, au lieu de sen remettre son

    pre avec confiance, propos dun incident aussi banal, exige de moi des comptes comme dun criminel... Ne comprends-tu pas, malheureuse, que, pour satisfaire ton caprice denfant, je risque de manquer aux plus effroyables serments et de nous faire courir tous deux des dangers pires que toutes les horreurs que tu tes plu peut-tre imaginer sur mon compte ?... Pourquoi me torturer ce point et exiger de moi limpossible ?

    Obstinment, je me tus. La plainte avait failli dabord me toucher, mais elle avait surexcit ma passion de savoir.

    Tu le veux donc ? cria-t-il avec un semblant de colre... Oui... Parle. Soit ! Le sort en est jet. Tant pis pour moi, et pour toi peut-tre. Ce sera ta faute...

    Jtais tabli depuis quelques mois peine Stamboul quun affreux malheur fondait sur moi. Pour mtourdir, aprs vous avoir quittes, ma femme et toi, je mtais livr au jeu avec frnsie. Je me laissai entraner un soir par ma passion dans un trange tripot de Pra o quelques aventuriers internationaux menaient un jeu denfer. Aprs avoir considr un moment la partie principale, je pris place une table o des inconnus semblaient sintresser des enjeux plus modestes. Ce ntait quune feinte. On cherchait mattirer. A peine assis, je vis staler et grossir devant moi une immense fortune. Puis la chance naturellement tourna. Je perdis peu peu le trsor amass si vite. Bref, quand je quittai ce tripot sinistre, je devais sur parole 60.000 lires mes partenaires... Tu sais ce que sont ces dettes dhonneur et quel en est lhabituel rglement. O aurais-je trouv pareille somme en un jour ? Dans le monde des ambassades ? Je my serais dconsidr en tentant demprunter cet argent. Unanimement on y aurait condamn ma lgret, et je brisais du coup ma carrire. Dans le monde ottoman ? Je ny avais pas un ami de qui rclamer un service aussi considrable. Rsign me faire sauter dans la nuit la cervelle, je mtais donc enferm chez moi, crire une dernire lettre destine ttre remise plus tard, mon enfant, quand un visiteur turc sannona, fora ma porte, malgr les instructions que javais donnes mon drogman et parvint jusqu moi, un sourire aux lvres : Vous avez, me dit-il, grces en soient rendues Allah et son prophte ! des amis fidles qui veillent sur vous avec plus de soin que vous navez fait vous-mme. Vous avez commis, mon cher, une terrible imprudence ; mais nous ne vous laisserons pas dans lembarras. Voici vos 60.000 lires. Personnellement, il met t difficile de vous les avancer ; je cours depuis ce matin

  • LLUE DU DRAGON 14

    pour vous trouver ces Tonds, et les voici. Comment vous rendrai-je ?... Vous rendrez quand vous voudrez et comme vous pourrez. Croyez-moi, le meilleur moyen de vous acquitter est encore dentrer dans cette Socit dont je vous ai parl si souvent...

    Et ici, mon pre, au cours de son rcit, mapprit lexistence Constantinople, dune Grande Loge des Illumins dOrient, relie elle-mme six autres Grandes Loges souveraines qui, dun bout lautre de la terre, avaient la haute main sur la Maonnerie commune et sur les autres Socits secrtes.

    Le chef suprme de cette Loge portait le titre de Grand Orient et sappelait alors Allah Verdi, dont le successeur devait tre le fameux Bou Ahmed, plus tard devenu Ahmed Pacha.

    A quelque temps de l, reprit mon pre, je fus reu par Allah Verdi en personne qui me combla de prvenances. Il poussa mme la dlicatesse jusqu prtendre navoir aucune connaissance du prt qui mavait t consenti. Ctait le Grand Matre de la Loge qui avait jou, me dit-il, son propre compte, ce rle de terre-neuve, dont il avait lhabitude : car, la Loge, tous les initis sont frres et se doivent un mutuel secours... Quand je le quittai, jtais devenu son Adepte, javais pris tous les engagements quil pouvait souhaiter : entre autres, celui de me rendre durgence toute convocation, au signal que tu as entendu cette nuit, mon enfant, et si mal interprt.

    Ce long rcit mavait un peu dtendue, non tout a fait dsarme Tu dois comprendre, Clotilde, insista mon pre, la gravit de la confidence que je te

    fais. Mes serments la Loge me linterdisaient sous les peines les plus svres, et dautre part le gouvernement turc, si ombrageux, si despotique, proscrit absolument ce genre de socits secrtes dont nul ne doit par consquent souponner lexistence. Dun ct comme de lautre, si la moindre parole, si la moindre dmarche de ta part allait trahir que je tai mise dans le secret, cest pour nous la mort ou pis encore... Mais je te sais Italienne, Clotilde Bersone, et capable. bien que femme, de tenir ta langue : tu ne tromperas pas la confiance que jai mise en toi.

    Je daignai le lui promettre en quelques mots. Chose curieuse ! je ne doutais gure que ce rcit ne ft sincre en grande partie cependant

    quelque chose sonnait faux dans laccent de mon pre et sentait encore le calcul. On et dit par instants quil rcitait un rle, touchant, non spontan. Sans bien dmler la cause de mon inquitude, je continuais de me mfier.

    Il crut quil ne sagissait que dun reste de mes soupons de la nuit et, de lui-mme, pour dissiper tous mes doutes, il moffrit de me faire visiter la Loge dans la journe.

    Ce fut mon tour de mtonner. Je lui objectai ma crainte de nous voir surpris au cours de cette visite indiscrte. Je vis son geste dindiffrence quil redoutait beaucoup moins quil ne le disait pareil accident :

    Bah ! fit-il, je sais lheure o tout le personnel est au dehors ou occup. - Pas dintrus craindre...

    Jacceptai. Mais dj le sentiment perait en moi que cette visite soi-disant subreptice avait t

    combine, cette nuit, entre mon pre et ces mystrieux conjurs, et que ses prtendues confidences elles-mmes lui avaient t dictes. En un mot il sagissait moins de me faire faire la connaissance de la Loge, pour achever de dissiper ma mprise de la veille, que, pour la Loge, prvenue de ma prsence, de mettre la main sur moi ; et mon pre stait pli ces exigences, soit que je dusse servir dinstrument ses ambitions personnelles, soit quon le tnt dassez prs pour pouvoir tout lui demander. Dans lun comme dans lautre cas, je

  • LLUE DU DRAGON 15

    devais repousser ses offres. Malheureusement ma prsomption tait telle que je me flattais, et de dmler ce secret plus important pour moi que celui des Sectes, et de me venger de mon pre lui-mme, le cas chant, en retournant contre lui ses odieux calculs.

    Avant de nous sparer, devant la froideur de la rconciliation, il eut comme un dernier mot du coeur et rpta :

    Ah ! ma pauvre enfant, comme il et mieux valu peut-tre que tu ne me demandasses rien...

    t, avec une espce dhorreur qui mavait dj frappe cette nuit : Belle et orgueilleuse faire frmir, ma Clotilde ! Ah ! jai peur pour toi... Que voulez-vous dire ? Tu le sauras trop tt. Il membrassa et me quitta, presque avec la mme brusquerie que la veille.

  • III

    PREMIERE RENCONTRE AVEC LE DRAGON

    Je nattachai pas cette bizarre humeur assez dimportance. Cest sans hte, mais aussi sans ombre dune hsitation, que je me prparai la visite annonce. Ma curiosit tait entre en jeu, une sorte de force intrieure me poussait, et jaurais jur que jallais en apprendre bientt, sur cette secte des Illumins, bien plus que mon pre ntait rsolu men laisser entrevoir.

    Je ntais pas dupe des quelques paroles par lesquelles il mavait donn entendre quil ne sagissait que dune association dhonntes gens, indpendants et cultivs, en qute dun honnte passe-temps commun. Mon instruction religieuse tait nulle, quant la Franc-Maonnerie comme pour le reste ; mais javais lu Silvio Pellico et toute une littrature, trangement mle, sur les Carbonari. Je me doutais bien quun but politique et doccultes devoirs devaient se mler linnocent programme quon affichait pour les profanes. Comment aurais-je devin la profondeur de labme o consciemment mengageait avec lui un pre que, malgr ma colre de la nuit, je navais point devin ce point dnatur ?

    Il tait environ trois heures de laprs-midi, le 17 dcembre, quand je mis enfin le pied pour la premire fois, en simple visiteuse, la Grande Loge des Illumins dOrient.

    Je nen donnerai pas une longue description toutes les Loges suprieures du monde sont tablies peu prs sur le mme plan, quels quen soient la forme extrieure, les dimensions, les dtails particuliers.

    Je mavisai assez vite que ltage o mon pre me faisait pntrer ntait quune partie du local, lendroit le plus banal de la maison. Au-dessus ou au-dessous stendaient sans doute les appartements rservs aux vrais mystres ceux quon nouvre quun un aux Adeptes.

    Quoi quil en ft, une premire pice soffrit mes regards, comme une vaste salle dattente : cest ce quon appelle en Orient lAvly, peut-tre par rminiscence de lancienne aula romaine. A droite, le Cabinet noir o le candidat laffiliation, me dit mon pre, subit ses preuves. A gauche, une sorte de Vestiaire o les initis, aprs stre dbarrasss dans lAvly de leurs coiffures et de leurs manteaux, se revtent de leurs tabliers et bijoux maonniques, quelquefois de la toge et dautres vtements symboliques, avant dentrer en Loge.

    Entre le Cabinet noir et le Vestiaire, enfin, une sorte de vestibule dont toutes les portes tambour et les murs mme sont capitonns et touffent tous les bruits, si perants quils soient, qui peuvent venir de la salle des sances.

    Oh ! ne pus-je mempcher de dire en riant mon pre, voil bien des prcautions pour protger les innocents plaisirs de gens qui samusent.

  • LLUE DU DRAGON 17

    Il mit, en souriant lui aussi, un doigt sur ses lvres, pour viter de rpondre, et nous pntrmes dans la Loge mme ou Temple maonnique.

    Ctait une belle salle rectangulaire dune hauteur inusite et tout orne dun trange ameublement.

    A deux mtres environ de la porte dentre, se dressait un squelette ; cette ide macabre me fit sourire comme une invention de Guignol tragique destine effrayer les grands enfants.

    Par contre, au milieu de la Loge, je tombai soudain en arrt, malgr mon pre qui sefforait de men dtourner, devant un animal trange, en marbre blanc, tendu sur un pidestal, dans une attitude menaante. Un sceptre et une couronne briss sous ses pattes de devant, une tiare sous ses pattes de derrire, il a sept ttes, figure presque humaine. Plusieurs me semblrent dun lion, sans dailleurs se ressembler ; plusieurs taient ornes de cornes.

    Une vie trange, indfinissable, manait de ce monstre, dont le multiple regard semblait stre attach au mien et me fascinait.

    Cest le Dragon, dit mon pre dune voix sourde. Celui quon appelle ici Idra, lHydre de la Cabale et des Illumins.

    Il marracha presque de force linexplicable attrait qui me clouait devant cette bte, et je ne mavouais pas moi-mme ltrange et subit empire de cette effigie sur mon esprit et sur mes sens. La statue tait mdiocre comme oeuvre dart, et personne, en ce temps-l, ntait plus rebelle que moi au symbolisme compliqu de ces vieilles figures hermtiques o semblent stre amalgames les superstitions et les chimres dun chaos de civilisations aujourdhui teintes. Je navais plus, hlas ! lombre dune disposition croire au surnaturel, divin ou diabolique, aux vocations, la magie, une entit quelconque, trangre lesprit de lhomme et suprieure, au ciel ou dans les enfers, aux prises de la science moderne.

    Et pourtant une sorte de vautour stait abattu sur mon coeur et ltreignait comme une proie, la manire de serres vivantes, contre lesquelles se rvoltaient en vain mon orgueil et ma passion dindpendance.

    Par qui, par quoi, avais-je t ainsi capte tout coup, frappe dun trouble, dun moi encore inconnu dans ma vie, comme si une puissance mystrieuse, jetant sur moi son filet au passage, mavait faite prisonnire ? Je lignorais, je me serais indigne la seule pense quil y et mme le savoir. Lespce dengourdissement, de hantise ou de rve qui avait fondu sur moi, la dure dun clair, me laissait comme anantie et perdue dans un clair-obscur de fantasmagorie sans forme prcise ni volont.

    Jessayai encore de toucher de la main ce marbre pourtant aussi froid, aussi immobile, que nimporte quel lion ou quel sphynx de parade, la porte dun villa ou dun temple ; mon pre me saisit le bras, comme si jallais attenter sacrilgement la majest des dieux :

    Non, viens, bgayait-il avec un visible tremblement nerveux... Cest dj trop. Et dun air gar, o se mlaient laccent du triomphe et une sorte daccablement

    dpouvante : Je men doutais... On me lavait dit... Tu seras Souveraine Elue, Clotilde Bersone, et la

    reine des Illumins, au-dessus de ton pre et de nous tous. Il mentranait ; mais au-del du monstre, adoss au mur, se dressait un tableau

    gigantesque, qui couvrait aux deux tiers le fond de la salle. Ctait le portrait de Mazzini, chef suprme de lancienne Charbonnerie, puis du Conseil des Matres parfaits, do sans doute avait man cette nouvelle Secte dIllumins suprieurs, matresse son tour de tous

  • LLUE DU DRAGON 18

    les maons des bas degrs. Mazzini, debout, sappuyait un Dragon pareil celui de la salle. Il tenait la main une couronne royale dont il semblait arracher un un les fleurons, avec un sourire ironique et cruel. A ses pieds, le sol tait jonch de crnes encore coiffs de la mitre ou du diadme. Mais surtout, ce qui acheva de pntrer mon imagination comme un trait de feu, derrire le tribun, une femme se dressait, fluide et blanche. Elle tendait Mazzini une coupe remplie de sang jusquau bord st tenait de lautre main un globe terrestre dont le pied tait entour dun serpent.

    Mazzini portait un magnifique costume que jai reconnu depuis pour tre celui du Grand Orient des Grandes Loges dIllumins : sa robe de drap carlate recouvrait une courte cotte, en flanelle blanche, et sarrtait mi-bras et aux genoux, fixe sur la poitrine par un soleil trois rayons. Sur le tout, une toge en velours noir lam dor, et la couronne trois branches. A ct de lui, sur un guridon, les divers instruments symboliques de la Maonnerie universelle.

    Je fus prise dun frisson. Dans cette femme, dans cette nymphe, il me semblait que je reconnaissais mon image comme dans un miroir, et les yeux du Dragon lanaient des flammes qui mentouraient dun tourbillon de clarts fumeuses. Je regardai mon pre, comme au sortir dun cauchemar. Lui aussi tait livide :

    Oui, balbutiait-il... Nous avons eu dj deux Nymphes... Elles sont mortes... Les Grands Orients attendent la troisime, celle qui ne mourra pas et parlera au nom du Dragon.

    Jessayai de rire : ce fut une sorte de sanglot strident qui mchappa : Sortons ! lui criai-je... Jai peur.

    * * *

    Il pesa sur une sorte de manette gaz. Deux ranges de lustres sclairrent de chaque ct de la salle, linondant dune vive clart, et je pus considrer lensemble de la pice.

    Trois colonnes slevaient, de part et dautre de lalle principale ; une septime au milieu de la salle. A lextrmit, au-dessus du fauteuil du prsident, une croix dbne orne dun Christ divoire, dont je me demandai la signification dans ce milieu de Turcs et dathes. Trois autres siges de chaque ct du sige prsidentiel entouraient une table en fer cheval, que mon pre, dans le jargon du lieu, appela : Table hmicyclaire. Enfin, derrire les colonnes, ranges comme des bancs dcole, dautres places soffraient, garnies dencre, plumes, crayons et papier.

    Au-dessus, une sorte de galerie, divise en loges peu prs semblables celles des thtres et dont mon pre entreprit de mexpliquer complaisamment la destination. Mais jtais brise dune indicible motion, crase par un flot de penses contradictoires, incapable den entendre davantage.

    Il dut me ramener la maison, muette, impntrable, dans un tat voisin de lhallucination et de la folie.

  • IV

    JONGLERIES ET DBAUCHE

    Que stait-il donc pass ? Rien et tout. Je sentais que mon sort tait fix jamais et naurais su dire pourquoi, car jamais non plus je ne mtais sentie aussi rsolue rester matresse de mon destin. Celui-ci stait seulement singulirement largi. Des perspectives inattendues staient ouvertes, o je voulais rester libre de mengager, mais qui du moins crevaient le mur qui mavait embastille jusquici.

    Assure par mon scepticisme de rester toujours au-dessus de toutes les jongleries et de tous les secrets, je rvais prsent de men emparer pour men faire un instrument de rgne et, par eux, de dominer le monde ou du moins lun des hommes, matres occultes du monde.

    Energiquement je secouai lespce dautosuggestion qui mavait trouble dune faon si ridicule durant lanodine visite que nous venions de faire la Loge. Je me gourmandai, je me chansonnai pour cette crise de faiblesse, tout juste digne de la femme-enfant que je mtais montre et non de lEgrie dun nouveau Mazzini que je pouvais devenir prsent, avec un peu dadresse et daudace.

    Quant mon pre, de plus en plus il me semblait lire au fond de son coeur. Cest en vain quil mavait jou, jusquaux pieds du Dragon auquel il mavait conduite, la comdie de la tendresse alarme. Il savait beaucoup plus de choses quil ne mavait dite et ntait dcidment auprs de moi que lintermdiaire dune puissance suprieure. On le faisait agir, soit par une crainte vile, soit par vile ambition dune place subalterne. Dans lun et dans lautre cas, quelle bassesse de sentiments ! A quelles mdiocres combinaisons ne sacrifiait-il pas lamour et la protection dune enfant peine retrouve ? Ma folle colre de la nuit une fois passe, je le hassais moins ; mais combien plus je le mprisais. Un dgot profond, sans remde, comme un spasme perptuel du coeur, mloignait prsent de lui, de mme quune scheresse sans nom mavait pour jamais carte de ma mre, si sche elle-mme et avare de tendresse. Ce jouisseur et ce prodigue sans envergure ne valait pas mieux. Par lui donc, je monterais loccasion jusquau sommet, sans profit pour lui, et ce serait ma vengeance...

    Quand je le revis, je lui parlai comme une souveraine encore offense donnant ses ordres :

    Comment assister maintenant, sans tre vue, lune des sances de la Loge ? Oh ! cela est absolument impossible. Jy tiens pourtant, et cote que cote jy parviendrai. Il rflchit un instant : Eh bien, soit ! Mais il nexiste quun moyen. Il faut obtenir la permission du Grand

    Orient. Je la lui demanderai...

  • LLUE DU DRAGON 20

    Je vis ses yeux sourire comme un plaisant souvenir : Cest mme assez drle... Tu verras !... Tu ne reconnatras personne, et personne ne te

    reconnatra. A un je ne sais quoi, je sentis de nouveau quil mentait. Etait-ce seulement parce que ma

    demande tait prvue et la rponse du Grand Orient concerte davance ? En tout cas, elle ne fut pas longue venir. Seulement, avant cette sance quasi publique, Ahmed Pacha voulait me voir. Je consentis cette visite avec empressement, agite de nouveaux rves : jen devais revenir assez due.

    Certes, le vieil Ahmed Kaiserli Pacha avait encore grand air malgr ses quatre-vingt ans, et il maccueillit comme sil se ft agi dune princesse lointaine. Il me fit visiter tout son palais o stalait un faste oriental ; je pntrai avec lui jusque dans son srail, o trois cents femmes, libres ou esclaves, vivaient enfermes la disposition de ce vieillard. Il affecta, durant le dner, une courtoisie et une amabilit raffines, qui ne laissaient rien deviner de lintraitable gnral qui devait commander encore la victoire devant les Russes, ni du froce partisan qui, lanne suivante, allait dposer et peut-tre faire assassiner le sultan Abd-ul-Aziz.

    Au fumoir, o nous nous rendmes, ses discours, sa physionomie finirent pourtant par mindisposer.

    Il affectait une impassibilit de visage qui seyait merveille, sous le turban, son net profil de mdaille et ses traits creuss ; mais ses yeux brillaient, entre les paupires plisses, dun clat de ruse et parfois de mchancet sans gale. On le devinait froce et fin.

    Lui-mme vanta longuement, au cours de notre conversation, mon esprit, ma culture, mes talents. Il me confirma ce que mavait appris mon pre, savoir que les Grandes Loges dIllumins nacceptaient de femmes qu titre exceptionnel et par ordre suprieur ; quil en tait pass dj deux dans leurs rangs, dont on navait pas eu se louer ; mais quon attendait merveille dune troisime, dont le choix paraissait tout proche. Quil ne doutait pas, pour sa part, que je ne fusse cette Femme lue et bnie davance. Quau surplus il en parlait avec dsintressement, sachant bien que, mme si jacceptais dtre affilie la Loge de Constantinople, ce ne serait pas pour my fixer, tant appele jouer un plus grand rle sur un plus haut thtre.

    Et il multipliait mon gard, pour ponctuer chacun de ces compliments, les obsquiosits les plus inattendues.

    Enfin, comme je ne rpondais toujours ni oui ni non, il finit par dclarer, en madressant le salut maonnique, quil se faisait un point dhonneur de me considrer en tout tat de cause comme une Adepte avant toute preuve, en raison de la puissante protection quil savait stre tendue sur moi.

    Quelle protection ? Je ne pus rien tirer de lui davantage, non plus que de mon pre, de retour la maison : ce

    qui acheva de mirriter profondment contre tous deux. Aussi, malgr leurs instances, pris-je la rsolution dattendre la fameuse sance laquelle

    javais t convie et qui se trouvait prsent fixe au 22 janvier 1875, pour accepter dautres propositions. En vain mon pre me pressait de cder aux avances dAhmed Pacha. Jetant le masque et dvoilant enfin ses honteux mobiles :

    Tu as tort, ma petite, me rptait-il sans cesse. Tt ou tard, tu consentiras, car nul nchappe au sort dcid par les Hautes Puissances. En te faisant recevoir tout de suite Adepte par notre Loge, tu me gagnerais les bonnes grces de Bou Ahmed, flatt davoir assur aux autres Orients une pareille recrue. Nos frres sont partout nombreux et forts :

  • LLUE DU DRAGON 21

    jobtiendrais de lavancement mon ambassade. Qui sait ? On me ferait envoyer ailleurs, o tu voudrais, et tu resterais pour toujours le bon gnie de ma carrire.

    Je le priais schement de ne pas insister, et il se taisait, se faisait petit comme un chien battu. Mais je devinais quil comptait bien sur le rsultat de la prochaine assemble pour venir bout de mes dernires rsistances. Je reprsentais dsormais pour lui son meilleur atout dans la vie. Je laurais mordu.

    Et le matin mme de la runion, une nouvelle scne, moins violente et plus amre clata entre nous.

    Je mtais assure, pour la sance, dune toilette lgante et sobre, simple robe de velours noir, avec une parure du mme got. Soudain un missaire dAhmed Pacha se prsente la maison, porteur dune rivire de diamants dun prix considrable. Je voulais refuser ce trop riche prsent, trouvant le procd cavalier lgard dune jeune fille ; mon pre parut nen ressentir aucun embarras. Il mexpliqua quen Orient les hauts personnages en usent volontiers ainsi envers les trangres, et, en effet, quelques autres cadeaux que je reus de Madame lambassadrice du Portugal, de Madame la comtesse de B. de M. le marquis Spagnolini mapprirent un peu plus tard que rellement lusage tait reu dans un certain monde. Il me sembla ce jour-l un affront. Je reprochai avec fureur mon pre de me le faire supporter et de vendre ainsi lhonneur de sa fille tout offrant. Il ne rpondait mme plus, fatigu quil tait de mon intraitable caractre et soucieux dviter un esclandre si, au dernier moment, je refusais de me rendre linvitation sollicite.

    Car il fallait, bon gr mal gr, assister cette maudite sance, ces pierres au cou, ou ny point aller.

    Je me dcidai partir, assez tard dans la soire : les diamants me brlaient lpaule comme un fer rouge.

    A 11 heures et quelques minutes, je faisais avec mon pre mon entre en Loge.

    * * *

    Tous les bancs des bas-cts taient dj garnis ; toutes les loges taient bondes. Sur les sept fauteuils des Grands Initis, six taient occups. Seul l Grand Orient ntait pas l.

    Je ny pris pas garde tout dabord. Ds le premier coup doeil javais t saisie dune frayeur instinctive, et, malgr ma rsolution de ne mtonner de rien, je me trouvais toute dconcerte.

    Aucun des assistants navait figure humaine. Tous taient affubls de ttes de chevaux, de couleur diffrente, soit quau vestiaire ils eussent revtu ces masques de carton comme pour un bal costum, soit, comme je men convainquis plus tard, quil se ft agi dun prestige mystrieux de la Secte : car ces ttes paraissaient animes et vivantes.

    Bientt je fus plus choque encore quintrigue par ce dguisement. Tout bas, je demandai la raison de cette mascarade mon pre ; il ne me rpondit que par un faux-fuyant : savoir que javais dsir ntre pas reconnue, et que la rgle de la Loge tait aussi quon ne reconnt

    Aucun des assistants navait figure humaine. Lemploi de ce procd magique qui les coiffait tous de ttes chevalines au lieu des vrais visages. Ce qui me convainquit peu. Je voyais mon pre lui-mme au naturel, comme je pouvais mapercevoir en personne dans

  • LLUE DU DRAGON 22

    ma glace de poche, et seule, par consquent, jtais vue de tous et ne voyais rien. Cette nouvelle tromperie, intrieurement, mindigna.

    O est Ahmed Pacha ? demandai-je, et pourquoi nest-il pas prsent ? Ses grandes charges la Sublime Porte lauront retenu, rpondit mon pre de plus en

    plus gn. Je le regrette, dis-je presque tout haut. Lorsquon a convi quelquun une fte, on sy

    rend ; et ce Monsieur manque au surplus le dlicat talage des diamants quil me fait porter. Mon pre me serra le bras avec effroi, en agitant brusquement devant mes lvres mon

    ventail : un habile cho, comme je le sus plus tard, permettait de saisir la moindre de nos paroles des stnographes aposts derrire les cloisons.

    Par bonheur, dautres clats de voix remplissaient la salle. Au dessous de moi, diffrents orateurs changeaient dun ton suraigu les plus grandiloquents et les plus vides discours que jaie jamais entendus : il y tait question surtout de lintrt des Peuples, des devoirs des gouvernants, etc.

    Cependant, dans la tribune en face de la ntre, un inconnu tte de cheval ne cessait de me dvisager fixement, et mon instinct me fit deviner en lui Ahmed Pacha, qui cherchait mtudier de plus prs sans tre vu, comme jen eus confirmation plus tard.

    Au moment du dpart, trois heures du matin, je reus de sa main, dans lAvly, une invitation en forme au dner qui devait suivre. Lpreuve sans doute lui avait paru favorable, et jacceptai, dcide pousser jusquau bout la triste exprience de ce jour-l.

    Avec mon pre, je descendis dans une grande pice souterraine qui se trouvait au-dessous de la Loge. L avaient entirement disparu les masques de chevaux, et Ahmed Pacha en personne vint tout souriant ma rencontre. Je pris place ses cts. Nous ntions plus que six convives, et ce fut dabord un dner de bonne socit, avec un peu dexcs seulement quant aux vins. A six heures du matin, on buvait encore, malgr toutes les prescriptions du Coran. Ahmed Pacha tait mme compltement ivre, et peu peu le festin tournait lorgie. Dinqualifiables propos se faisaient jour, et je distinguai, dans une salle ct, les prparatifs dune autre dbauche.

    coeure, je fis signe mon pre qui heureusement avait conserv tout son sang-froid, et je pus me retirer avec lui sans prendre cong.

    En route, je ne lui fis aucune rflexion sur ce que je venais de voir, et je crois quil men sut gr : ses amis avaient vraiment pass toute mesure, et lui-mme ne pouvait plus me croire inconsciente des hontes du milieu o il me prcipitait de ses propres mains.

    Arrive enfin dans ma chambre, cest avec transport que je quittai mon costume de parade et ces bijoux qui me faisaient monter la rouge au front. Puis je me jetai sur un sopha pour y rflchir et my reposer la fois.

    Le parfum des narguils dont jtais encore tout imprgne me montait lentement la tte ; jouvris m fentre pour aspirer lair frais du matin :

    Quoi, me disais-je, est-ce l ces hommes puissants, en qute dune sagesse suprieure ?... Cependant ils risquent leur vie et les pires tortures pour sadonner ces divertissements ignobles ou stupides. Quel mystre se cache derrire la farce odieuse quils paraissent se jouer les uns aux autres ? Est-ce ainsi quils esprent me duper ? Non, je nentrerai pas dans cette socit dincapables et de viveurs. Et si je massocie jamais un complot il me le faut autrement srieux et de plus denvergure.

    Mais si les hommes avaient du mon attente, au-dessus deux, hlas ! veillait une Puissance qui ne me lchait plus.

  • LLUE DU DRAGON 23

  • V

    LA CHAMBRE DES TORTURES

    Mon pre ne reparut que vers dix heures. Il sinforma, sur le ton du plus banal intrt, si je nprouvais pas une trop grande fatigue et najouta rien. Manifestement, il avait devin combien la fantasmagorie de la nuit, loin de vaincre mes dernires rsistances, avait ancr en moi la rsolution de ne rien demander et de ne plus rien recevoir dsormais dAhmed Pacha ou de la Loge des Illumins dOrient. Son beau rve davancement scroulait avec ses premiers projets, et il me quitta presque tout de suite, proccup de courir ici et l pour prvenir le coup quune rupture probable allait porter son crdit personnel. Je ne le revis plus de la journe.

    A peine le rencontrai-je davantage les jours suivants. Il stait nouveau adonn sans frein ses plaisirs, ses vulgaires proccupations de carrire. Non seulement sa fille inutile ne lintressait plus ; il men voulait de lavoir si mal servi, en refusant de me rouler avec lui dans la boue.

    Cependant rien ne paraissait au dehors de ma disgrce. Depuis cette malheureuse sance de janvier, les invitations au contraire se multipliaient mon adresse dans la bonne socit, et, tandis qu nouveau le vide se faisait dsesprment dans mon coeur, je vivais dans un tourbillon de ftes et dhommages.

    Plus de nouvelles de Bou Ahmed. Toutefois la pense de la Loge ne me quittait pas pour autant. Si lorgie finale mavait rvolte et la scne des apparitions laisse froide, cette fantasmagorie ne cessait, cependant, de mintriguer. Ctait comme un agacement de toutes les heures. Je cherchais en vain lui trouver une explication naturelle et scientifique, selon toutes les exigences rationalistes de mon esprit. Aucune solution ne nie satisfaisait pleinement.

    Et puis, par cette mdiocre proccupation, ma pense rejoignait chaque instant une autre pense fulgurante dont je narrivais pas me dbarrasser : celle de lHydre aux sept ttes, du Dragon de marbre blanc, l-haut, dans la Loge silencieuse, sous la main de la Nymphe aux cheveux dor, derrire un Mazzini de mlodrame...

    Un soir, mon pre, assez timidement, mannona quil avait quelques arrangements personnels prendre la Loge et me demanda sil me dplairait de laccompagner pour une banale petite rparation de frange un drapeau, ouvrage auquel il ne sentendait pas. Jhsitai une seconde lui rpondre. Le souvenir de ce mystrieux local mtait devenu pnible, et je redoutais une nouvelle machination. En mme temps mon indomptable orgueil me fit craindre de paratre pusillanime :

    Soit, rpondis-je. Allons ! Je le suivis, la tte bourdonnante. Nous descendmes jusqu la pice o nous avions

    soup lautre nuit, et je my installai pour remplir la tche quil mavait assigne.

  • LLUE DU DRAGON 25

    Mais- tandis que je tirais tranquillement laiguille, je maperus quaprs stre assur furtivement que jtais toute ma couture, il ouvrait derrire moi avec prcaution une porte secrte :

    Naie pas peur, me cria-t-il de l. Jai un autre accessoire aller chercher. Je reviens dans un instant.

    Bon, lui rpondis-je de ma place. Faites vite. Je naimerais pas rester seule ici. Et peine avait-il tourn les talons quemporte par ma curiosit, je descendais derrire

    lui. Il ne mentendit quau moment de franchir un second passage : dj il tait trop tard pour me barrer le chemin. En vain il me conjura de retourner sur mes pas et dabandonner le funeste projet de laccompagner plus loin :

    Non, lui dis-je. Ninsistez pas. Cest une chose rsolue. Vous savez quoi vous en tenir sur ma discrtion ; vous navez rien craindre... Depuis longtemps, je me doute de ce quil peut y avoir derrire vos soi-disant agapes fraternelles : je veux savoir le reste, et je le saurai.

    A travers un ddale de corridors et descaliers, nous parvnmes en discutant ainsi jusqu un caveau bas, vot :

    Restons-en l, dit encore mon pre. A quoi bon ttaler ce spectacle ? Jai peur de teffrayer. Je le regardai avec un ddain cinglant :

    O vous allez, quest-ce qui pourrait bien mpouvanter ? Il ouvrit, sans prvoir lui-mme toute lhorreur du spectacle qui nous attendait, et nous

    nous trouvmes dans une sorte de crypte pleine dinstruments de torture. Je pensai sourire, comme devant un attirail de thtre. Mais, terre, gisaient encore des dbris sanglants ou dcharns : des mains, des pieds, des bras, des ttes. Et sur cette boucherie une abominable odeur de charnier.

    Face face, dans ce dcor de drame romantique, deux mannequins, auxquels seuls mon pre avait song, se dressaient, la tunique macule de sang. Lun portait la couronne, et lautre la tiare. A ct, un stylet, des poignards encore gluants attestaient que ces armes homicides des parades initiatiques navaient pas frapp seulement une cage dosier ou une vessie pleine de carmin, mais une chair vivante, une chair humaine, et que la coupe que tendaient les Nymphes, en ces lieux maudits, aux grands rdempteurs des Peuples, ntaient pas seulement par mtaphore, mais en ralit, une coupe de sang encore tout chaud du meurtre des victimes.

    Que vous dirai-je ? Jtais atterre, dlirante, et en mme temps, je sentais, la vue du sang, hennir en moi je ne sais quel instinct farouche de condottiere ou de carbonaro : le got, le got maudit de ce sang des hommes, plus enivrant que lapptit des pires luxures.

    Avec un cri sauvage, les yeux hagards, montrant du doigt les sept faces effroyables du Dragon qui me paraissaient monter du fond de labme parmi des fumes tournoyantes, je mabattis sans connaissance et ne retrouvai mes sens que bien des heures aprs, tendue dans ma chambre, sur mon lit, tout habille.

    * * *

    Mon pre, mon chevet, livide, me dvorait des yeux. Il eut un soupir de soulagement en voyant que je me ranimais enfin et rpondais sans dlire ses premires paroles. Il avait craint que ma tte ne se ft tout fait gare, et des larmes coulaient le long de ses joues

  • LLUE DU DRAGON 26

    encore frmissantes. Jtais mme sur le point de lui tre reconnaissante de tant de chagrin ; par malheur, il ouvrit la bouche, et je vis quil continuait ne penser qu ses propres prils, son existence compromise

    Je te lavais dit, petite fille... Pourquoi cde-t-on toujours, lorsque tu parles sur ce ton, avec ces yeux de flamme, qui semblent commander lenfer ? Nous sommes en Turquie ici, et tu as vu ce quy pesait la vie dun homme. Si le Grand Orient apprenait que je tai laisse surprendre ce mortel secret avant toute preuve, nous aurions chance daller finir notre tour, moi dans cette horrible chambre de torture, et toi au fond de son harem, avilie aux plus basses besognes et en proie la bestialit des esclaves.

    Je lui fis signe de la tte quil navait rien craindre, et, pour quil me laisst en paix, je feignis de me retourner vers le mur pour dormir, fixant grands yeux les tentures, o, inlassablement, coulaient, coulaient sans fin des ruisseaux de sang vermeil.

    Mon pre, de plus en plus effray, ne me quitta point de tout le jour. Il se fit servir chez moi et mangea trs peu. Je ne touchai rien. Il me semblait que tout aurait dsormais pour moi, toujours, le got de ce sang maudit. Et en mme temps que jen prouvais la nause, une soif affreuse de ce mme sang me dvorait les entrailles. Jprouvais des tentations lancinantes daffreuses vengeances.

    Je navais, pensais-je, qu livrer la police ottomane le secret des Illumins. Ils seraient bientt tombs dans le traquenard quon leur pouvait tendre, soit la grande Loge de Buyuk-Dr, soit la succursale de Galata. A leur tour, Bou Ahmed et mon pre en tte, ils tteraient des atroces supplices quils avaient infligs aux autres. Et face leurs complices des autres pays, libre alors moi dentreprendre, contre la Socit tout entire, travers le monde, une lutte gigantesque, la taille enfin de mon gnie et de mon orgueil.

    Seulement, au rebours de ces desseins, la fois trop vertueux et parricides, une autre force monstrueuse luttait en moi. En dpit de lhorreur du premier choc, la Secte des Illumins grandissait dans mon imagination, lave, dans ce sang, du ridicule et des souillures de ses jongleries de faade. Derrire ce voile de comdie, je devinais enfin toute sa perversit satanique et lexistence du rel et terrible secret quil fallait dfendre et venger au prix de tant de meurtres consomms dans lombre. Il ne me devenait plus si indiffrent de devenir la sujette et peut-tre la reine de la Secte terrible qui osait mettre en oeuvre de tels moyens.

    A moi le secours de toute mon audace, pour franchir. dun bond les bas degrs du trne o stait avili mon pre, et je serais paye enfin de tant dpouvantes, de dgots et de dsespoirs ! A moi la couronne et peut-tre le coeur du futur Librateur du genre humain, qui, au prix de tant de crimes, ferait enfin rgner sur la terre le bonheur tout au moins animal et le grand orgueil pessimiste dune humanit matresse de la nature et rivale de Dieu !

    Double idal, projets contradictoires qui menfivraient sur ma couche comme un cauchemar...

    Clotilde, proposa doucement mon pre, lorsque tomba la nuit, peut-tre ferions-nous bien de sortir un peu. Prenons lair quelques instants. La nuit est frache et paisible sur le Bosphore.

    Jacceptai, dans lespoir de calmer ma tte en feu. En arrivant au quai, je pensais que nous allions prendre lun ou lautre des bateaux

    vapeur qui mnent la Corne dOr ; mon pre fit dtacher de la rive une barque qui lui servait la drobe pour ses courses personnelles. Nous nous assmes lavant. Deux bateliers ramaient larrire, et lentement nous nous dirigemes vers Thrapia. Un

  • LLUE DU DRAGON 27

    magnifique ciel dOrient se refltait dans les flots tout clairs des lumires de la rive. Une immense paix semblait stre abattue sur moi du fond de lternel mystre.

    En mme temps un autre vertige trs doux, comme une dsesprance infinie, dsormais sans rvolte et sans cris, me faisait lentement glisser sur les bords de la barque et me pencher vers la vague, comme pour y rafrachir ma main brlante ; et soudain, comme nous arrivions la pointe de Ynikeui, je roulai labme, inerte, heureuse, berce du mouvement doux dont javais en vain rv toute ma vie aux bras dun pre aimant, sur les genoux clins dune mre.

    Mon pre, qui stait jet la nage, eut toutes les peines du monde me retrouver sous les flots et me hisser vanouie bord de la gondole.

  • VI

    AU FIL DE LA DESTINE

    Que ntais-je reste au fond du Bosphore ! Huit jours, jeus la fivre et demeurai entre la mort et la vie. Chaque matin, Ahmed Pacha faisait prendre de mes nouvelles ; chaque soir, de nombreuses visites sinscrivaient la porte. Je ne voulus recevoir personne et dclarai net mon pre que javais dcid de repartir au plus tt pour lItalie.

    Il y consentit, aprs mavoir fait promettre de ne plus attenter mes jours, de ne pas loublier tout fait et de consentir quelques visites dadieu, dont la dernire fut pour Ahmed Pacha.

    Celui-ci me reut avec unes courtoisie de plus en plus accentue. En termes choisis, il mexprima ses regrets de me voir quitter Stamboul et lespoir que ce dpart prcipit ne romprait pas toutes relations entre nous. De la Loge, il ne me parla quavec une exquise discrtion, et, relativement ma rception rgulire comme Adepte, sen tint des banalits de bonne compagnie, auxquelles je rpondis par des excuses non moins rticentes de jeune fille bien leve. Sans y insister, il mavertit que son intention tait de rpondre mes objections par lettre, si toutefois je lui permettais de mcrire, seulement quand je serais Paris.

    Je ne vais pas Paris, lui dis-je. Je retourne en Italie. Oui, mais Paris, un jour ou lautre, vous attirera fatalement, et dailleurs ON vous y

    veut. Cest l que tt ou tard vous serez des ntres. Jamais, lui affirmai-je avec vivacit. Ce serait dommage, se contenta-t-il de rpliquer cette dclaration presque

    outrageante. En tout cas, je garderai de vous le souvenir imprissable dune femme de tte et de cur. Belle, intraitable et suprieure tous les prjugs, ctait de quoi faire notre orgueil tous.

    Je minclinai pour rompre lentretien : car en dpit de lexquise correction des paroles, le regard brid et luisant de ce Haut Sectaire impntrable me remplissait dun secret malaise. Il me semblait quil savait tout de mon histoire passe, mme ce que mon pre mavait fait jurer de lui en cacher, quil en avait arrang toutes les pripties en apparence les plus incohrentes, et quil continuait jouer, malgr ma fuite prochaine, de tout mon avenir, comme un tigre de la gazelle aux abois.

    Au moment du dpart, avec mille formules de politesse, il me demanda encore si jaurais lextrme obligeance de me charger de certains papiers remettre de sa part, lors de mon passage Athnes, lambassadeur de la Sublime Porte prs le roi de Grce, et quil ne saurait confier qu moi. Je flairai le pige ou la machination, et le regardai fixement, sans ciller, tandis que sa main lentement, implacablement, me tendait le large pli marqu de cinq cachets de cire sanglante.

  • LLUE DU DRAGON 29

    Subjugue, je pris quasi machinalement sa lettre et me retirai reculons, tandis quil me saluait dun dernier salut bizarre, que je reconnus beaucoup plus tard pour tre celui des Hauts Initis, tout en prononant une sorte dinvocation qui me parut cabalistique :

    Que lEsprit te protge et te ramne parmi nous, glorieuse et puissante, Nymphe lue, Inspire !... Toi que le Dragon a choisie entre toutes les femmes...

    * * *

    Quinze jours plus tard, je membarquais sur le paquebot Segesta, accompagne mon insu dun missaire du Grand Orient charg de sassurer si, mon passage au Pire, je remplissais correctement la mission dont on mavait charge ; et, au bout dun mois, je dbarquais Gnes o ma mre mattendait.

    Hlas ! Je la retrouvai plus ferme et moins maternelle que jamais. Deux fois, durant les mois qui suivirent, je fus demande en mariage par des jeunes gens

    que jestimais et avec qui jaurais peut-tre russi, comme tant dautres, fonder un honnte foyer. Lun surtout mtait secrtement cher, et je laimais tout bas. Je ne veux pas mler son nom cette impure histoire ; du moins que mon aveu et son clair souvenir brillent un instant travers tant de pages souilles. Ma mre carta impitoyablement lun et lautre de ces prtendants, trop fiers pour insister : elle ne les jugeait pas assez riches pour notre condition. Peut-tre aussi les estimait-elle trop chrtiens pour lui garder une longue considration en voyant quelle pouse elle leur avait prpare !

    Jachevai de la dtester de toute la force de cette suprme esprance perdue ; et dans la mme haine, jenglobai dfinitivement mon pre, qui ne me donnait plus signe de vie.

    Cependant javais trouv de moi-mme un troisime prtendant, et, celui-l, ma mre semblait prendre tche de me jeter dans ses bras. Il sagissait du comte Daniel F*** Il tait jeune, agrable de sa personne, muni dune grosse fortune ; il maimait, lui aussi, au moins dune certaine passion fougueuse et grossire. Bien volontiers jaurais consenti tre sa femme, et cest quoi visait ma mre ; il avait dautres desseins et ne cherchait qu faire de moi sa matresse.

    Ardemment, il me proposait de menlever, de partir avec moi pour Paris, et, peu peu, la tentation me poignait de partir, en effet, seule ou avec lui, pour chapper ma mre et cette dtresse atroce pour mon cur, vers cette capitale de la pense libre et des libres moeurs, o un obscur appel me sollicitait sans cesse de renouer les fils de mon destin.

    Or, un soir que je dbattais seule avec moi-mme ces coupables penses, on me remit un pli dont la suscription me fit tressaillir. Elle tait dAhmed Pacha.

    Ce ntait pas encore la lettre quil mavait annonce, mais une autre proposition, flatteuse comme une invite, impatiente comme un rappel :

    Si vous navez encore pris, mcrivait-il, aucun engagement pour lavenir, je puis vous offrir un poste minent, honorable et actif. Un de mes amis, qui rside Paris ma demand de lui indiquer une dame instruite, distingue, discrte et courageuse, laquelle on pt confier quelques affaires srieuses dont on linstruira plus tard, O trouver cette merveille en dehors de vous ?

    Quelques mois de rflexion ont sans doute bien modifi vos sentiments lgard dun grand office remplir dans nos socits, et sans doute nauriez-vous plus autant de rpugnance entrer darts une association qui vous a prodigu tant davances ?

    En tout cas, vous me verrez bientt Paris, si vous voulez bien vous y rendre sans dlai, et nous y pourrons reprendre, au besoin, dune faon ! plus utile, cette conversation.

  • LLUE DU DRAGON 30

    L-dessus, il me donnait une adresse en France, et en un clin doeil je fus dcide rpondre son appel.

    Non que jentendisse mengager rien ; mais afin dchapper une situation dsormais inextricable auprs de ma famille, pour mettre aussi lurgent rempart de la distance entre le comte Daniel et moi.

    Jallais mme faire part Daniel de ma rsolution, lorsquil entra chez moi, ma mre tant absente ou nous ayant exprs laisss seuls.

    Tout de suite ses yeux tombrent sur la lettre que javais en mains. Il me demanda de qui elle tait. Je refusai de le lui apprendre et, trs jaloux, il se piqua au jeu. Exaspr par ma rsistance, il parvint mme marracher une partie du message dAhmed Pacha. Tout de suite il saperut, la forme de certaines lettres, quelle manait dun Haut Initi : lui-mme appartenait la Maonnerie ordinaire et dans ls bas degrs, mais sans doute, comme mon pre, tait-il prvenu et ne jouait-il auprs de moi quun rle :

    Tiens, fit-il intrigu, votre correspondant appartient une Haute Loge ou Socit secrte suprieure.

    Comment le savez-vous ? lui rpondis-je. Il craignit de men trop apprendre et se tut .dabord. Puis, au bout dun instant, il me

    dclara que, loin de men vouloir, si jappartenais quelque Grande Loge, il naurait qu sen fliciter. Bref, de fil en aiguille, je finis par lui faire part des propositions de Bou Ahmed. Elles lenflammrent denthousiasme :

    Cest dit ! rayonnait-il. Nous partons demain. Vainement jessayai de le convaincre que je voulais rester irrprochable et partir seule.

    Enflamm par notre dispute et par loccasion, sa passion ne connaissait plus de bornes, et il finit par abuser de moi avec une brutalit qui me remplit soudain son gard, lui aussi, dun dgot et dune haine, dun dsir de vengeance insatiable.

    Quand il me laissa seule, en face des derniers prparatifs . faire pour le dpart, jtais devenue sa proie et son esclave, souille et dshonore jamais. Jen pleurai toute la nuit des larmes de rage. Et quand laube enfin se leva, ma rsolution tait prise.

    Oui, je serais maonne, puisque la fatalit my poussait avec cette implacabilit froce ; mais maonne pour memparer de la puissance et des secrets, afin de les tourner contre tous les instruments de mon malheur.

    Contre Ahmed Pacha et mon pre, sils tombaient jamais sous mon pouvoir, afin que loin davoir se rjouir de mon triomphe, ils se repentissent ternellement de lavoir prpar ;

    Contre ma mre, que jabandonnais en infligeant cette tache son nom, cette honte sa vie de ntre plus moi-mme quune femme entretenue, jouet de lhomme quelle avait pens nous asservir ;

    Contre le comte Daniel enfin. Riche, indpendant, je lui ferais dvorer jusquau dernier centime son magnifique patrimoine de 500.000 lires, et un jour, sans gte, sans argent, sans honneur, accabl de dettes et jet sur le pav, il naurait plus qu se fracasser la tte sous mon regard mprisant et mon rire de victoire.

    Aussi bien, devant le soleil levant, comme un serment et comme un vu lEtre innomm auquel je ne croyais pas, empruntant mon insu le Nekam Adona des Rose-Croix, dornavant sans Dieu, sans parents, sans amour, avais-je lev la main et cri dans laurore :

    Haine et vengeance, cest vous qui tes jamais mon Dieu ! Une sorte de ricanement monstrueux me rpondit comme un cho du fond de lespace et

    me glaa jusquaux os :

  • LLUE DU DRAGON 31

    Vengeance et haine sont en effet mon nom, semblait-il rpliquer. Nous partmes, Daniel et moi, dans laprs-midi.

  • DEUXIEME PARTIE

    LA DALILA DE GARFIELD

  • I

    AU CLUB DES ARTISTES

    Nous arrivmes, si je ne me trompe, Paris, le 29 juin 1875, au matin. Le soir mme, le comte memmenait avec lui au Club des Artistes. Ce mauvais lieu

    jouissait dune certaine rputation, dans le monde des ftards cosmopolites, et mon amant maffichait ainsi, ds le premier jour, comme une liaison la fois brillante et sans consquence.

    Je le laissais faire, ayant toute honte bue ds linstant de mon dpart dItalie. Je me sentais avide de me griser de ftes et de bruit, avant davoir revu Bou Ahmed et cherch prendre de ce ct mon amre revanche de folle matresse dun fils de famille-en rupture de situation rgulire.

    Cependant Daniel savait certainement ce quil faisait en me conduisant l si vite, et je vis bien, certains signes quil changeait avec les uns et les autres dans lassistance, quil connaissait plusieurs des personnes prsentes ou du moins les reconnaissait pour des Frres. A sa dfrence pour quelques-uns, je devinai mme que nous avions affaire de hauts dignitaires, et que mon amant, comme mon pre, tait dabord aux ordres, non de son amour ou de ses plaisirs, mais de la Haute Puissance occulte contre laquelle je mtais vainement dbattue en Orient.

    Bientt notre table fut entoure de ces personnes inconnues pour moi. Daniel me prsenta comme son amie, nouvellement arrive dItalie, et la conversation sengagea. Adroitement jy glissai quelques allusions au voyage que je venais de faire Constantinople, et, presque aussitt, un de ces Messieurs, se dtachant du groupe, parvint maccaparer, grce la connivence gnrale. Lentretien, dabord trs banal, concernait les habitudes orientales. Il tourna vite une sorte dinterrogatoire assez serr sur les personnes que javais vues l-bas et que mon interlocuteur paraissait connatre beaucoup mieux que moi.

    Soudain, se penchant vers moi, sous prtexte, en levant son verre, de madresser un voeu, il me lana, vite et trs bas :

    Vous tes bien, nest-ce pas, la personne quAhmed Pacha nous envoie ? Je ne rpondis pas. Bou Ahmed, retenu en Orient par les rvolutions imminentes, ntait

    pas venu Paris, je lavais appris le matin ; et lui-mme devait encore ignorer par consquent et mon acquiescement ses offres et mon arrive. Qui donc avait pu prvenir cet homme ? Jen restais muette de surprise et dagacement.

    Cependant linconnu continuait de me fixer dun regard hypnotique et, lentement, comme contrainte par une force invincible, jinclinai la tte en signe dacquiescement.

    Il se leva alors, alla droit Daniel ; je vis quil lui intimait, grce un jeu rapide de physionomie, lordre de nous laisser seuls ; et en effet ce misrable garon nous quitta sur-le-champ, en me donnant pour prtexte quil avait besoin daller jusquau tlgraphe, o il

  • LLUE DU DRAGON 34

    attendait une dpche. Il partit sans mme attendre ma rponse, et tout de suite lautre se prsenta.

    * * *

    Ctait le fameux gnral J.-A. Garfield, qui devait, six ans plus tard, en 1881, entrer la Maison Blanche, comme successeur des Washington, des Monroe, des Buchanam, des Lincoln, aprs Grant, alors Prsident des Etats-Unis, et Hayes son successeur.

    Il avait ce moment 44 ans, et sa vie ressemblait une lgende. Originaire de lOhio, il avait exerc peu prs tous les mtiers pour chapper la mdiocrit de sa naissance. Tour tour journalier, charpentier, batelier, instituteur, recteur du Collge dHiram, avocat au barreau de Columbus, lu en 1859 snateur de lOhio, soldat, officier, major gnral durant la guerre de Scession, vant par les uns comme le librateur de Kentucky et le vainqueur de Chicamanga, suspect aux autres comme effront concussionnaire et mystrieux agent des Sectes, il venait de rentrer dans la politique et partageait son temps entre Washington et lEurope, o il ntait gure venu officiellement quune fois vers 1868, mais o il remplissait en ralit incognito le rle de Grand Orient de la Grande Loge des Illumins de France, sous le couvert de prtendus voyages de prospection qui chaque anne le retenaient trois ou six mois dans les dserts de la Louisiane ou sur les montagnes de la cte du Pacifique.

    Une fois seuls, il sinclina galamment devant moi : Jai vous parler, Madame, sans retard, et je vous serais oblig de me suivre. Passivement je le suivis jusqu un cabinet particulier, o soudain il changea de ton et de

    manire. Madame, me dit-il, inutile de nous jouer plus longtemps, nest-ce pas, cette enfantine

    comdie ?... Je vous tiens, et je vous tiens bien, je prfre tout de suite vous en avertir. Et devant mon sursaut dtonnement et de rvolte : A quoi bon regimber ?... Il vous souvient, sans doute, Madame, de certaine lettre que

    vous transporttes clandestinement de Constantinople Athnes, un moment assez critique pour la diplomatie franaise dans le Levant. A la suite de certaines indiscrtions, laffaire fait tapage, ces jours-ci, en raison des vnements, dans les cercles bien informs de la haute politique, et si par hasard le gouvernement franais venait apprendre que la charmante messagre qui a bout ce feu aux poudres ntait autre que la non moins charmante personne qui jai lhonneur doffrir mes hommages, votre faux voyage de noces pourrait, Madame, se terminer dune faon beaucoup plus dsagrable que vous naviez prvu... Ne craignez rien I Soyons amis plutt. Vous aurez en nous les serviteurs les plus dvous et les plus fidles. mais il vous faut dabord obir. Moi-mme ny puis rien. ON le veut.

    Jtais abasourdie, et Garfield lui-mme paraissait agac, mcontent : ON le veut, reprit-il. Vous seule, ce quon dit, pouvez nous rendre certains services.

    Mettez donc notre disposition votre tte, votre beaut, votre nergie... Et alors, soyez tranquille, devrions-nous broyer bien des vies, nous sauverons la vtre.

    Je lui parus hsiter encore. Que vous le vouliez ou non dailleurs, vous serez nous... Bou Ahmed a d vous le

    dire. On nchappe pas la Puissance qui nous mne, tous tant que nous sommes, et vous navez le choix quentre une triomphante abdication ou de vaines et ruineuses rsistances.

  • LLUE DU DRAGON 35

    Vous tes assez intelligente pour le comprendre aujourdhui. Venez donc nous. Vous trouverez la Loge laliment quil faut votre esprit passionn, les satisfactions quappelle votre me de feu, sans parler de lintrt que vous prendrez aux hautes affaires humaines et dautres honneurs et plaisirs, dont je ne puis vous parler encore, mais qui, si vous aimez ltrange, vous rassasieront de leurs prestiges... Venez, et vous serez reine. Votre bouche, son tour, prononcera, quand vous le voudrez, des arrts de vie et de mort.

    De plus en plus dconcerte, josai regarder en face lhomme qui venait de me parler ainsi. Non seulement il soutint mon regard, mais ce fut le mien qui chancela.

    Cet homme tait pouvantablement beau, dune beaut mauvaise, sans doute, mais puissante. Son regard autoritaire subjuguait, et il y passait chaque instant des flammes mystrieuses, ardentes, dont le fatal attrait devait si longtemps me faire son esclave, avant qu mon tour josasse mlever contre lui et devenir la Dalila de cet orgueilleux Samson.

    Par un jeu de mon imagination en veil, tandis quil me parlait je le revtais un un des atours du portrait de Mazzini, dans la Grande Loge de Buyuk-Dr. Et cest moi que je voyais ses cts en Nymphe toute puissante, tandis que sous sa main les yeux du Dragon de marbre blanc lanaient de longues flammes, aigus comme des dards.

    Cette vision amena sur mes lvres un demi-sourire, auquel le sien, complice, rpondit. Un accord tacite avait scell notre fatale rencontre. Il fit apporter le champagne afin de clbrer cette heureuse solution.

    Jy plongeai avidement mes lvres, mais presque aussitt reposai ma coupe encore pleine. Je sentais mon coeur dfaillir, et, profitant de cette faiblesse, brutalement, cet homme, si

    courtois jusque-l, me traita en fille perdue.

    * * *

    Jtais comme inconsciente, quand il me dposa, dans la nuit, ma porte, en me disant pour toute excuse :

    A votre premier appel, mon devoir sera dsormais daccourir. Ne tardez pas. Je courus menfermer dans ma chambre dhtel comme une folle. Daniel, au bout dune heure, ntait pas encore rentr. Je lui crivis un court billet, et

    demandai au valet de chambre de le lui remettre ds son retour : Vous tes un misrable. Je ne vous recevrai ce soir aucun prix. Faites ce que vous voudrez.

    Puis, ouvrant toute grande ma fentre, malgr le frais, je restai au balcon, ptrifie, jusqu trois heures du matin, insensible aux bruits de la rue comme tout ce qui restait tranger mon aventure. Un beau ciel toil brillait au-dessus de ma tte, mais que mimportaient les toiles ? Un seul sentiment, trange et ml, dominait le chaos dimpressions qui venaient massaillir. La fureur et lorgueil dchans ravageaient la fois mon coeur.

    Enfin je tenais donc, si je le voulais, linstrument de toutes mes vengeances. A tout prix, il me fallait prsent bon gr mal gr soumettre cet imprieux Garfield qui avait os du premier coup, et avec cette dsinvolture, se proclamer mon matre. Il fallait quil maimt, pour latroce vengeance de son atroce outrage. Car, seule, dans cet immense Paris, sans appui, sans conseils, sans exprience, dj perdue dhonneur, que pouvais-je faire, que pouvais-je devenir, sinon me plier dabord cet ignoble joug pour usurper un jour la couronne quon avait fait luire mes yeux ?

  • LLUE DU DRAGON 36

    A sept heures, je me dcidai avancer de quelques pas dans ma chambre et aperus par hasard mon visage dans une glace. Je me fis peur. Des yeux gars et fivreux dvoraient mes traits livides ; mes lvres toutes blanches grimaaient un sourire de rage et de dfi.

    On frappa ma porte, je nouvris pas, et en vain Daniel multiplia longuement ses supplications. Sa conduite dhier avait achev de mclairer sur son misrable amour qui, non content de mavoir dshonore, consentait si vite au partage. Il met t impossible de le voir, sans laccabler des pires fureurs.

    Et quand, un peu plus tard, je me fus dcide mhabiller enfin, je russis quitter subrepticement ma chambre et descendre, par lescalier de service, jusquaux Champs-lyses. Puis, mtant promene quelque temps, pour calmer mon agitation, jentrai dans un restaurant afin dy prendre quelque nourriture.

    Un peu remise, je demandai de lencre et du papier, et, fermement dride ne plus tergiverser, jcrivis Garfield ce billet dcisif :

    Monsieur,

    Je suis dtermine suivre vos conseils. Je vous dirai plus tard et de vive voix ce que jattends de vous en retour. Attendez-moi ce soir la Maison Dore, jy serai dix heures.

    Clotilde Bersone.

    Le chasseur du restaurant se chargea de porter cette lettre son adresse, et je rentrai chez moi dun pas plus lger. Jen avais fini tout au moins avec les incertitudes et les projets contradictoires.

    Avec Garfield et par Garfield, soit : je satisferais au moins mes colres.

  • II

    A LA MAISON DORE

    A trois heures de laprs-midi, ayant fait venir le coiffeur, je me mis ma toilette avec une vritable recherche et une coquetterie consciente que je ne me connaissais pas. Jtais trop ple pour que mon trouble de la nuit nappart pas aux yeux de mon partenaire. Jabusai pour y remdier du rouge et de tous les artifices des parfumeurs. Parmi mes robes, je choisis celle qui me parut devoir produire le meilleur effet : elle tait bleue, seme de guirlandes de petites roses de Dijon. A force dnergie, je parvins dominer mme un gros battement de coeur, et dix heures prcises jarrivai au rendez-vous.

    Garfield tait dj l. En passant devant le buffet, je le vis qui se dtachait dun groupe et savanait ma

    rencontre. Je le saluai gracieusement. Il moffrit son bras, je lacceptai, et nous traversmes ensemble plusieurs salons encore vides. Arrivs une sorte de cabinet quil devait bien connatre, il en demanda la cl. Nous entrmes.

    Ctait une pice carre, trs lgamment meuble. je my jetai dans un fauteuil. Garfield sonna, me demanda si jaimais le chambertin et men fit servir avec quelques ptisseries. Puis il ferma la porte, men donna la cl et sassit mes cts.

    Je lavais laiss faire, souriant toujours et feignant de men tenir un caquetage tourdi doiseau. Cette attitude ltonnait son tour, et ma visible lgret lnervait.

    Quelques minutes de lourd silence passrent entre nous ; lentement jeffeuillais un camlia quil venait de moffrir.

    Il finit par se lever, agac et troubl. Nos rles de la veille se trouvaient intervertis, et je triomphais intrieurement. Aprs

    quelques pas dans la chambre : Madame, me dit-il brusquement, je suis accouru, selon ma promesse, votre premier

    appel. Cest votre tour dexcuter ce que semblait me promettre votre billet. Mon intention ntait pas de lui laisser diriger la conversation, et cette mise en demeure

    je rpondis par une autre question : Quest-ce donc que la Franc-Maonnerie ? Euh, rpondit-il un peu dconcert, vous le savez bien. Cest une vaste Socit,

    compose damis du Peuple et de la Libert. Jclatai dun long rire perl qui acheva sa droute : Votre gaiet me plat, dit-il, elle vous va mieux que le genre taciturne ou lair trop

    srieux dhier, Mais il tait piqu.

  • LLUE DU DRAGON 38

    Que voulez-vous, Monsieur, rpondis-je du mme ton. A mon ge, ces idologies trop graves sont peu de mise, et lon naime gure vingt ans que les chanes de fleurs. Comment voulez-vous que jen accepte dautres ?

    Je fus pouvante, ces mots, par lexpression de son visage. .Ce fut comme le passage dun tourbillon de passions contradictoires : le dsir, la colre, la peur, et une flamme de volont qui soudain dvora tout le reste :

    Tais-toi, femme, dit-il rudement, et ne va pas timaginer, cause de lgarement dune minute, que je taime, au rebours de tous mes serments, dun stupide amour. Cest consciemment que jai cd ce brusque attrait, pour tentraner enfin ; et toi-mme serais-tu ici, si tu savais aimer ?... st-ce pour cela quoN ta choisie ?... Ah non ! Notre vertu, nous, ce nest pas lamour, vois-tu, cest lorgueil, et cest la haine. Que parles-tu de fleurs, quand tu ne songes qu tes vengeances ?... Ah ! ne ten dfends pas, car je te connais mieux que tu ne fais toi-mme, et cest parce quoN sait que rien ne te cotera pour venger tes offenses que, malgr tes lgrets, soffre toi la couronne... Quant moi, que timporte ? Va, je suis parti de plus bas que toi, Clotilde Bersone ; jai plus fort et plus longtemps que toi souffert et travaill sans esprance. Et tu peux prouver mon coeur : il ny a plus de place en lui que pour la vengance. Lamour me rendrait lche, et toi, lamour serait ta perte.

    A mon tour, je fus abasourdie, en voyant quel point mchappait une revanche que je croyais si proche.

    Sans renoncer tout fait mes premiers projets, car je sentais bien que je ntais pas aussi indiffrente au gnral quil tchait de se le donner croire, je rsolus de remettre une autre fois toute nouvelle tentative de sduction. Il fallait le surprendre dabord pour le rduire ensuite. Je convins donc que je ne lavais sond que par plaisanterie. Mais je lui avais donn ma parole de suivre dsormais ses meilleurs conseils, et jtais prte lcouter docilement.

    Tout de suite ? A linstant mme. Et prte tout ? A tout ! ... Je me recommande vous, seulement pour mpargner de traner trop longtemps et trop bas dans les inutiles preuves, bonnes pour le vulgaire. Ce nest pas ce que vous avez craindre, promit-il dun air trange. Et dailleurs,

    sachez-le, Clotilde Bersone, afin quil ny ait point de malentendu, ds lorigine, entre nous, ce nest pas moi qui vous ai choisie, et maintenant que je vous connais, cest une raison de plus pour moi de vous dire que, sil ne sagissait que de nous deux, nous en resterions l, ce soir, au moins sur ce terrain.

    Et ce fut ce jour-l son seul aveu, la seule parole o pert lapparence dun sentiment plus humain ; il stait entirement ressaisi et, ayant secou sa tte de lion insensible aux sductions des sirnes, il reprenait impitoyablement son rle de Pontife initiateur :

    Si donc vous tes prte, je le suis aussi, et vous allez subir vos preuves. Promettez-moi de mobir, dornavant et jusqu la fin, sans une rvolte, sans une question, quoi quil arrive... Si vous renoncez avant le rsultat dfinitif, vous naurez, tout instant, quun mot dire : je serai l pour vous dgager de laventure.

    Sachez, lui dis-je, avec un regard de dfi, quune fois rsolue, je ne recule jamais. Je vous le souhaite, Clotilde Bersone. Nous verrons bien... Venez. Je vous suis. Et je pensai tout bas : Dj cest moi qui te mne.

  • III

    LAFFILIATION

    Jeus bientt peur den avoir le dmenti. Garfield mavait enveloppe, la sortie, de ma pelisse, car la nuit tait frache, et nous

    montmes dans sa voiture qui lattendait la porte. Les chevaux semblaient nous emmener hors la ville ; et nous arrivmes rapidement, sans

    un mot, prs de la gare de Lyon. L Garfield sortit de sa poche un bandeau de caoutchouc doubl de soie qui, pos sur mon visage, formait un masque impntrable, et cest au roulement de la voiture sur les pavs que je compris que, loin de continuer galoper vers la banlieue, nous rentrions dans Paris. Par quels chemins ? Par quels interminable