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L’enseignement philosophique – 61 e année – Numéro 3 LECTURES SENSIBLES DE PARMÉNIDE Jean-Robert ROUGER Hon. Lycée Audouin-Dubreuil, Saint-Jean d’Angély Lire Parménide devrait avoir lieu sans que s’interposent les sémantisations les plus massives, et valant références, qui se sont, entre lui et nous, interposées : notamment celles de Platon et de Heidegger qui ont, en quelque sorte, « chiffré » les textes qui nous sont parvenus, et plus précisément les fragments II et VI du Poème. Rappelons que l’intention fondamentale est, pour le penseur d’Élée, de dire ce que sont les choses de la nature « en leur apparaître » (fragment. I), « le monde en toute sa ressemblance » (fragment VIII). Non d’établir une science de l’être, mais de tenter d’identifier et d’uni- fier le monde physique. Cependant, vouloir dire ce qui est se trouve inévitablement soumis à l’exigence de confirmer en quoi l’étant (to eon) apparaissant est bien iden- tique à lui-même, bien tenu par ce qu’il est, et non pas simple vocable ou effet de l’imagination. Nous voilà ici dans le re-doublement de l’être et de l’étant, et seules, les formules du dire peuvent prononcer un énoncé vrai qui ne soit pas trompeur, capable de persuader de la vérité, d’être adéquat au réel. Parménide n’est sans doute pas le premier à s’être, selon l’expression de Wittgenstein, cogné la tête « contre les limites du langage 1 ». Mais comment entendre la difficulté qu’il dut affronter ? Par ailleurs, aux puissances naturelles se substituent des figures fantastiques établies, des personnifica- tions (torche du soleil, Nécessité, Éther, dieux, Olympe des confins, semences de Vénus), qui ne sont pas des étants sensibles. À ce titre, théologies et cosmologies anciennes possèdent leur modèle de nominations, modèle annonçant un principe pre- mier et un engendrement de l’univers. Peut-on échapper à ces modèles, faire annonce d’un nouveau discernement ? Le récit le plus attendu serait celui qu’une expérience sensible concordante qualifierait. Mais si l’on s’écarte des principes spéculatifs – l’eau, l’air, le vide, etc.- et des récits fabuleux, on ne retrouvera que la diversité sensible, fluc- tuante et difficilement nommable. Comment s’accorder sur ce qu’elle est, c’est-à-dire sur ce que suggère la perception à la pensée ? C’est pourquoi, en admettant que, du même pas, l’on puisse dire ce qui est, et que l’on choisisse la voie empirique incontournable, il faudra finalement dire de quoi et par quoi est fait ce qui est : immanquablement dire ce qu’est la nature, faire se rejoindre philosophie naturelle et philosophie de la nature en 1. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. fr. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Paris, Gallimard, 2005, § 119, p. 86.

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Page 1: LECTURES SENSIBLES DE PARMÉNIDELECTURES SENSIBLES DE PARMÉNIDE 39 La seconde traduction, plus à même de s’accorder avec notre propos, révèle la posi-tion du sujet écrivant

L’enseignement philosophique – 61e année – Numéro 3

LECTURES SENSIBLES DE PARMÉNIDE

Jean-Robert ROUGERHon. Lycée Audouin-Dubreuil, Saint-Jean d’Angély

Lire Parménide devrait avoir lieu sans que s’interposent les sémantisations les plusmassives, et valant références, qui se sont, entre lui et nous, interposées : notammentcelles de Platon et de Heidegger qui ont, en quelque sorte, « chiffré » les textes quinous sont parvenus, et plus précisément les fragments II et VI du Poème. Rappelonsque l’intention fondamentale est, pour le penseur d’Élée, de dire ce que sont les chosesde la nature « en leur apparaître » (fragment. I), « le monde en toute sa ressemblance »(fragment VIII). Non d’établir une science de l’être, mais de tenter d’identifier et d’uni-fier le monde physique. Cependant, vouloir dire ce qui est se trouve inévitablementsoumis à l’exigence de confirmer en quoi l’étant (to eon) apparaissant est bien iden-tique à lui-même, bien tenu par ce qu’il est, et non pas simple vocable ou effet del’imagination. Nous voilà ici dans le re-doublement de l’être et de l’étant, et seules, lesformules du dire peuvent prononcer un énoncé vrai qui ne soit pas trompeur, capablede persuader de la vérité, d’être adéquat au réel. Parménide n’est sans doute pas lepremier à s’être, selon l’expression de Wittgenstein, cogné la tête « contre les limites dulangage 1 ». Mais comment entendre la difficulté qu’il dut affronter? Par ailleurs, auxpuissances naturelles se substituent des figures fantastiques établies, des personnifica-tions (torche du soleil, Nécessité, Éther, dieux, Olympe des confins, semences deVénus), qui ne sont pas des étants sensibles. À ce titre, théologies et cosmologiesanciennes possèdent leur modèle de nominations, modèle annonçant un principe pre-mier et un engendrement de l’univers. Peut-on échapper à ces modèles, faire annonced’un nouveau discernement? Le récit le plus attendu serait celui qu’une expériencesensible concordante qualifierait. Mais si l’on s’écarte des principes spéculatifs – l’eau,l’air, le vide, etc.- et des récits fabuleux, on ne retrouvera que la diversité sensible, fluc-tuante et difficilement nommable. Comment s’accorder sur ce qu’elle est, c’est-à-dire surce que suggère la perception à la pensée? C’est pourquoi, en admettant que, du mêmepas, l’on puisse dire ce qui est, et que l’on choisisse la voie empirique incontournable, ilfaudra finalement dire de quoi et par quoi est fait ce qui est : immanquablement dire cequ’est la nature, faire se rejoindre philosophie naturelle et philosophie de la nature en

1. Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. fr. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal,Paris, Gallimard, 2005, § 119, p. 86.

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explicitant complètement le mot « Nécessité ». En résumé, si elle est, qu’est-elle? Cardire qu’une chose est, sans description de cette chose, n’est-ce pas ne rien dire? Parailleurs, celui qui fut initié au rituel souterrain de la Déesse (fragment I), ou l’aitreconstruit en utilisant les formules disponibles, inscrites dans le contexte descroyances sacrées de son temps, pourra-t-il – pouvait-il – alors dissiper l’écart entre cesinstruments sémantiques anciens, c’est-à-dire les fictions, personnalisations et méta-phores des cosmogonies et un horizon de vérité exigeant une tout autre langue? Par-ménide entend dépasser, faire cesser le brouillage des opinions qui est bavardage surla pluralité des expériences sensibles. Est-il cependant capable de proposer non unvêtement de paroles mais une construction donnant une connaissance de ce que nouspercevons? Ne s’est-il pas heurté, sans disposer de nouveaux moyens sémantiques, auxparoles des phusikoi qui, du reste eux aussi, au-delà de la génération, de la corruptionet de la destruction, cherchaient à dire ce qui est atemporel, durable, inaltérable? Ence sens, Parménide est-il l’annonciateur de l’ontologie ou un physicien de plus prisdans les conditions historiques du langage, de surcroît dans la singularité d’une langueparticulière? Nous ne prétendons pas ici apporter une interprétation neuve, mais insis-ter sur la possibilité d’infléchir la manière de lire Parménide, un Parménide plus « com-plet » qui ne serait plus sous la contrainte de l’être mais vu selon le contrepoint de cer-tains motifs sensibles qui n’ont pas pour vocation première d’être rédimés par l’ontolo-gie. Pour une bonne part, nous sommes ici, au-delà des divergences entre traducteurs,disciples de leurs lectures.

I. LECTURE DÉICTIQUE.

L’antithéologisme n’abandonne pas la saisie d’un critère du monde. Au contraire,pour lui, il devient plus urgent. L’écriture doit avoir la ressource de faire aller vers cebut ce qu’on a à dire. De nouveaux arrangements de mots peuvent suspendre d’an-ciens arrangements de mots. Il s’agit une fois de plus, mais définitivement, à l’aide deformules, de s’approprier ce que l’on perçoit parce que cela apparaît. Depuis toujours,telle est la situation. C’est pourquoi ce qui apparaît est (l’)« étant » (έόν) – participe,et donc sens verbal – car il assume le fait d’être. Or Parménide, selon certains,construit la syntaxe de son Poème en désignant expressément ce mot lui-même,comme s’il avait une identité propre. D’après une telle manière de voir, ce terme seprésenterait en dehors de toute proposition particulière « dépouillé de toute référenceà quoi que ce soit 2 ». À ce moment-là, l’étant devient autre chose et bien plus que le« terme discernant 3 ». Il prend un sens nominal. Chez Heidegger, il sera dédoublé etpensé « dans le pli de l’être et de l’étant 4 », ce qui suppose un autre lieu que « leschoses présentes 5 » à la perception. Une telle interprétation attribue à l’« étant » uneréalité qui est au-delà d’une fonction de validation des nominations empiriques duréel constructrices du récit. Par ailleurs, Parménide n’a jamais clairement désigné,dans son propre texte, l’« étant » comme opérateur verbal, c’est-à-dire comme s’ils’agissait du résultat de l’opération du jugement qu’un texte porte sur lui-même, dési-gnant ainsi le seul identifiant efficace et véritable. Pour lui, et bien que l’« étant » soit« la matière du dire », il ne se tient pas en dehors de la sensation et de la descriptionprédicative qui en découle.

2. Jean Bollack, Parménide. De l’Étant au Monde, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 45.3. Pierre Somville, Parménide d’Élée. Son temps et le nôtre, Paris, Vrin, 1976, p. 53.4. Heidegger, Essais et conférences, trad. fr. A. Préau, Paris, Gallimard, 1973, p. 289.5. Ibid., p. 308.

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Bon ! Je vais te dire – toi, ne lâche pas le récitque tu auras entendu –

Quels sont les chemins de recherche qui seuls selaissent penser.

L’un que « est » et qu’il n’y a pas moyen qu’il ne soit pas.C’est la route de Persuasion, car Vérité suit ;L’autre que « est » n’est pas, et qu’il a utilité qu’il

ne soit pas.De ce chemin – là qui détourne, je t’explique qu’on

n’en sait rien du tout.Car tu ne peux pas connaître ceci, s’il n’est pas –

car on n’y arrive pas –Ni non plus tu ne peux l’expliquer 6.

Par une telle décision de méthode, Parménide annonce ce qu’il estimait être le pasdécisif capable d’endiguer l’incertitude des opinions flottantes annexées à l’apparaîtreet au disparaître. L’identité du « est » deviendra, avec la suite platonicienne qui laprolonge, l’autorité – au sens d’une source d’où procède la réalité – épistémologiquede la pensée 7, perdant ainsi l’étrangeté du décalage qu’une fiction grammaticalenécessaire peut produire dans un texte dont la vocation est de dire la vérité dumonde. Car, au préalable, Parménide utilise l’« étant » moins pour dire la vérité de cequi est, moins pour dire la vérité ontologique selon le réalisme platonicien postérieurvérifié par une catégorisation logique 8, que pour spécifier que l’énonciation de ce quiest se distingue des autres manières de parler, utilisant ainsi le langage contre l’immé-diateté habituelle inconsciente de ses usages. En cela, il avertit que la vérité, soumiseà la manière d’être dite, est un énoncé rappelé à l’ordre de l’énonciation : somme toute,il indique sa méthode 9. Sur ce point, il faut alors distinguer les traductions, pour n’enprendre ici que trois, pourtant grammaticalement proches :

La première, insistant sur « l’étant de l’être 10 », posant en face le « non-être », lesubstantivant.

La première – comment il est et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas – est le che-min auquel se fier […] La seconde, à savoir qu’il n’est pas et que le non-être est néces-saire […]

La seconde, orientée sur ce qui « est étant 11 », affirmant la position du « est »ordonnant le discours, posant en face la conjecture d’une contestation de cette posi-tion, le « pas est » avec ses conséquences.

L’un que « est » et qu’il n’y a pas moyen qu’il ne soit pas […] l’autre que « est » n’estpas, et qu’il y a utilité qu’il ne soit pas. […]

La troisième 12, présentant le texte comme « voies de recherches » et désignant lacorrespondance interne entre l’étant apparaissant et le « besoin » qui le fait appa-raître.

L’une que est et que n’est pas ne pas être, c’est le chemin de la vérité ;L’autre que n’est pas et qu’est besoin de ne pas être […]

6. Jean Bollack, Parménide. De l’Etant au Monde, op. cit., trad. fr. du Poème de Parménide, fragment 2, p. 107.7. Angèle Kremer-Marietti, Les racines philosophiques de la science moderne, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1987,p. 69.8. Platon, Parménide, 141 c-d-e, trad. fr. Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 1995, p. 136-138.9. André Laks, Le vide et la haine, Paris, PUF, 2004, p. 10.10. Jean Beaufret, Le poème de Parménide, fragment VI, Paris, PUF, 1996, p. 81.11. Jean Bollack, De l’Etant au Monde, op. cit., fragment VI, p. 121.12. B. Cassin, Parménide. Sur la nature ou sur l’étant, Paris, Le Seuil, 1998, p. 77.

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La seconde traduction, plus à même de s’accorder avec notre propos, révèle la posi-tion du sujet écrivant engagé dans l’intention de tenir son discours d’après ce tourdémonstratif à l’intérieur duquel il envisage une hypothèse de négation. Le résultat espé-ré serait d’avoir pu convaincre que seul existe ce que la pensée peut exprimer en disant,avec l’usage démonstratif du τò, ce qui est (et non pas l’être), parce que voici ce qui est. Lanégation envisagée à titre d’hypothèse (Bollack), de chemin interdit (Cassin), et non pasde non-être comme le soutiennent les textes attribués à Gorgias, est à l’adresse de ceuxqui veulent en même temps que ce qui n’est pas existe, ce qui reviendrait à dire que cequi n’est « rien » est. Or c’est justement ce que Parménide refuse: une situation danslaquelle les hommes auraient « deux têtes », errant entre deux affirmations contraires.Avec la troisième traduction, il faut comprendre que notre appréhension de ce qui est seconstruit à l’intérieur d’un discours qui est en prise avec le monde tel qu’il est, pourautant qu’il y ait transmission possible entre perception sensible et ordre logique. En cesens, la pensée de l’étant provient de la perception sensible parce que ce qui est perçupasse d’abord « à travers » (dià) ce qui est. Si, lorsque les hommes fixent des noms auxchoses ils peuvent méconnaître la nature de ce qu’ils nomment, et leurs paroles sontalors défectueuses 13, la véritable nomination est celle qui correspond au plein d’être del’étant. Par exemple, les vivants ne peuvent être nommés que par ce qui les engendre etce qu’ils engendrent. Or ce plein d’être n’est pas séparable de l’apparaître, lequel n’est pasextrinsèque au monde tel qu’il se produit. Aussi l’allure déictique du Poème de Parménidene tient pas seulement à ce que l’article grec to montre une chose qui est effectivementprésente pour autant qu’elle est désignée, mais parce qu’également, elle est présente auxcorps par les yeux qui la perçoivent comme substance tangible animée de forces 14.

Nous savons évidemment que la suite du Poème rencontrera des difficultés quisont la conséquence de cette position. Car Parménide fait comme si la nomination deschoses était une description cosmologique constitutive de ce qui est, comme s’il exis-tait une isomorphie entre pensée, fait et nom – ces termes venant confirmer la possi-bilité de l’être en tant que critère discernant et opérant au milieu des choses –,comme si le monde n’avait plus d’extériorité radicale, comme si l’observation nedevait plus être continuellement corrigée. Bien qu’il soit soucieux de la méthode entant qu’elle assure la position de sens, il ne s’attaque pas à la question des conditionsde la connaissance. Car il se trouve devant la difficulté de dire ce qui constitue lamanifestation du sensible, et en quoi, étant connaissable, il indique une réalité et desconfigurations matérielles distinctes ou englobantes. Difficulté plus grande encore :dans le cadre d’une physique des passages, d’une cause prochaine à l’autre – n’a-t-ilpas lui-même fourni le modèle d’Achille arrêté à chaque degré de sa course ? –, despécifier, par rapport à ce qui « est », la migration – transition, mutation – de la diver-gence phénoménale, voire les antinomies de la physique des apparences.

Par suite, après l’équivocité grammatico-ontologique de l’être et le pari de l’arti-culation empirico-logique postulée malgré le péril de la pluralité de l’expérience sen-sible, nous devons reconnaître que l’énonciation de l’« étant », ne portant nullementsur une réalité ontologique située au-delà du sensible, désigne le fait d’être, prenantainsi un sens existentiel. Faisons ici l’hypothèse que Parménide ne distingue pas l’êtrede l’être-ainsi, que l’aspect des choses prime par rapport à une unification qui seraitinvisible, qu’il n’y a pas d’un côté un être de l’image et, de l’autre côté, un être plusréel au-delà de l’image. En cela, cette orientation ferait mieux comprendre l’ensemble

13. Ibid., p. 170-174.14. Ibid., p. 39.

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d’un Poème qui reste attaché au monde sensible, refuse la scission entre un mondemétaphysique et un monde physique, écartant l’idée selon laquelle les choses sen-sibles ne seraient que des images de modèles (formes, paradigmes) auxquels ellesparticiperaient. Et, à cet égard, l’acte de pensée ne serait pas le résultat d’une abstrac-tion mentale et ne se séparerait pas de l’expérience ou du souvenir de celle-ci. L’idéeque les choses sensibles soient uniquement ce qu’elles sont, ne soient destinées qu’àelles-mêmes, n’autorise pas à affirmer un autre monde qui échapperait à la pluralitéde ce qui existe. Du reste, tout ce qui est, existe quelque part. Et c’est de cette maniè-re, liées à un lieu et à un temps, que les existences sont, à la différence de ce qui n’estpas. Car ce qui n’est pas, n’étant nulle part, n’est tout simplement pas. Ainsi, il est pré-férable de dire « ne pas être » et de le substituer au « non-être ». De sorte que l’étant,pour Parménide, n’est autre que cet étant, et c’est une redondance d’ajouter qu’il est, àmoins qu’il soit possible de faire usage de la fiction de l’être en admettant finalementque la seule affirmation recevable est de dire que l’être c’est l’étant, mais sans oublierde souligner qu’une telle dualité reste, en même temps, l’objet de la question. Demême l’Univers, s’il est un, n’est pas une entité métaphysique, mais il est l’universdans lequel nous vivons, il est cet Un (tò hèn). Ainsi les sensibles ne sont pas« autres » par rapport à un substrat supérieur, car une telle relation, n’étant que par lesuspens hypothétique du principe régulateur envisagé, ferait de chaque phénomène lafonction d’une unité qui ne serait peut-être plus la « pensée des choses », mais plutôt,comme Platon le dit dans le Timée (27d – 29d), l’image d’un modèle intelligible.

Il faut alors admettre que la préhension de ce que l’on sent est la manière de puiserde la compréhension. Le savoir de ce qui est ne naît pas ex nihilo mais à partir de la cor-respondance de la sensation et des objets sensibles. Sans tomber dans la naïveté d’unobjectivisme naturel, ceci suppose malgré tout que la matière, bien qu’elle ne soit pas unsignifiant sensible, est déjà constitutive du connaissable. Ainsi, comme Platon 15 l’admet-tra, le monde sensible anime le psychisme, lequel commence à saisir la composition dumonde. Par suite, penser est alors constituer – par l’autonomie logique qui apparaît dansl’autoposition du discours – la cohérence des sensibles auxquels on consent, sans lesmutiler ni les confisquer par un principe de constitution universel. Le danger est ici tou-jours le même: la pulsion de la psyché sensible peut se perdre dans le détour de l’imagi-nation qui peut bien user du monde des phénomènes comme d’une plage de projection,prenant les paradigmes unificateurs de la phantastique de l’âme pour le mime exact del’univers. Ce qu’elle trouve alors n’est pas le néant, mais le monde de sa propre indigen-ce, les fables de sa propre structure fictionnelle : une éclipse et ses présages, une pierrequi rend les femmes fécondes, un dieu qui lance des éclairs et punit. Elle peut encorecéder au rigorisme logique et se renier d’une autre façon. Isolée de sa source sensible,désertant les onta, saturée de spéculations, la pensée s’égare loin de ce qui « est étant ».

II. LECTURE MANTIQUE.

Nous avons donc admis, tout d’abord, qu’il était nécessaire de ne pas amputer laconnaissance de ce qui constitue son origine sensible, et de trouver un langage qui, àl’adresse de tous, indique bien ce qui se montre. Mais il faut encore, parvenu à cepoint, rendre compte d’une amputation antérieure dont il faut signaler tout le relief.Car si la philosophie privilégie la partie du Poème traitant de l’étant, il s’agit avant toutd’un Parménide habituellement identifié et reconnaissable dans l’orbite platonicienne,

15. Timée, 37 b-c.

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non du Parménide réel, en tant qu’« être au monde ». Prise à la lettre, la première par-tie du Poème constitue un avant, ce qu’il est coutume de nommer un prologue qui neserait pas la patrie reconnue de la philosophie. Somme toute, nous jugeons cette pré-paration à partir de ce que la philosophie est devenue, et non pas à partir de l’état dela pensée d’alors, plutôt à partir de l’idée, forgée après coup, d’un Parménide devenucensément « père de la philosophie », mais plus jamais à partir du voyage vers la dées-se et son enseignement. Ainsi, nous avons oublié la distinction nécessaire entre lecadre des cultes à mystères qui avaient l’Hadès pour lieu d’incubation et le débat intel-lectuel strictement rationnel. Contester les faits relatifs à une situation antérieure irra-tionnelle n’est certes pas le propos de la pensée actuelle, mais le sentiment demeurequ’il serait blâmable de reconsidérer sérieusement ce brouillard mantique. Aussi,avons-nous perdu la capacité de rendre compte de l’écart existant – au risque du lieucommun – entre l’homme incarnant la sagesse et celui qui tient un discours sur cettemême sagesse. En ce sens, Parménide – bien que lui aussi tienne un discours – n’estpas un philosophe. C’est donc pour Platon, un homme du passé 16, et, d’une façonambivalente, il fallait commettre le parricide 17, et pas seulement pour avoir supprimél’altérité du mouvement. En effet, pour le sage, dans sa figure la plus reçue, la paroleappartient au domaine du mythe, et c’est le langage de la déesse – sans doute Persé-phone, la reine des morts – qui se fait entendre à travers une scénographie du mondeféminin. Nous ne savons certes pas si Parménide fut initié. Et, si cela eut lieu, à quelâge et à quel degré? Initié, par exemple aux Mystères d’Éleusis, c’est-à-dire à l’ensei-gnement des deux déesses que sont Déméter et sa fille Koré (Perséphone). Nous igno-rons s’il a entendu la prêtresse du culte et vu les Hiéra sacrés éclairés par le porteur detorche 18, ou bien s’il a été ce consultant venu dormir sous le portique d’un sanctuaire età qui le dieu est venu indiquer un « remède » à son inquiétude, s’il a suivi un rituel deguérison, s’il lui a semblé nécessaire, à un moment de sa vie, de se « terrer », non paspour devenir un cavernicole, mais pour se nourrir l’esprit d’un enseignement qui déli-vrait une leçon sur la mort et la renaissance, sur l’idée même de fécondité. S’agissait-ilalors du rite agraire, symbolisé par le grain de blé fécondant les champs, ou bien, Per-séphone représentant l’âme humaine contrainte de s’enterrer dans un corps, de fairerenaître celle-ci en l’incitant à une certaine conversion? 19 Nous ne pouvons pas dire àquel point il lui paraissait indispensable de se sentir lié à une communauté de culte,voire de rendre solidaires l’enseignement des « mystères » et la critique des opinions.Du reste, peut-être savait-il déjà, avant que Platon nous le dise dans sa septième lettre(333e), combien ces liens cultuels ne valent pas ceux de la véritable philosophie. Mais,de tout cela, il est impossible de juger. Rareté des indices, hypothèses fragiles, trousnoirs du passé. Enfin, si nous devinons ce dont il était question, à savoir un certaindésir d’orientation de l’existence humaine afin de vivre au-delà des substituts de réali-té, nous ne sommes pas en mesure de préjuger avec sûreté du sens que ces initiationspouvaient revêtir. Car trois idées se superposent. Guérison, conversion, renaissance.

Si l’on en croit le témoignage – sincère ou pas ; un éloge ou une condamnation ? –de Platon dans le Théétète (183e-184a), il n’était pas si facile de juger Parménide :

Selon le mot de Homère, je trouve que Parménide est à la fois « vénérable et redou-table ». J’ai eu l’occasion de rencontrer le personnage, alors que j’étais jeune et lui,

16. Platon, Parménide, 127 b.17. Platon, Sophiste, 241d-242a.18. l. Bruit Zaidman et P. Schmitt Pantel, La religion grecque, Paris, Armand Colin, 1991, p. 95-100.19. G. Méautis, Les mystères d’Éleusis, La Baconnière, Neuchatel, 1934, p. 61.

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tout à fait vieux, et j’ai bien vu alors qu’il y a dans sa pensée une profondeur absolu-ment extraordinaire. C’est pourquoi j’ai peur que nous ne comprenions pas bien cequ’il dit et plus encore que nous n’arrivions pas à comprendre ce qu’il veut dire.

Compte tenu du monde d’alors où se pratiquaient des rites de silence incubateur, oùl’on jeûnait pour avoir des visions, où l’on se fiait à ses rêves, il est moins étonnant queParménide reprenne les images et formules des poètes précédents et que le savoir rap-porté ne soit en rien un savoir démontré, mais peut-être celui d’un initié. On peut accep-ter l’idée qu’entre la forme ancienne de la sagesse et la forme nouvelle inaugurée par Pla-ton il puisse y avoir un désir commun: vivre en trouvant la vérité en dehors des appa-rences changeantes frappées de disparition et révélant leur caractère illusoire. Mais,puisque le mode d’accès de la sagesse ancienne supposait souvent une initiation révélantles mystères du monde, il fallait donc mourir aux apparences sensibles, et, pour réalisercela, faire retraite soi-même dans une grotte consacrée, ou s’adresser à la prêtresse, ouencore à un guérisseur (Iatromantis) confiant dans ses rêves pour enseigner par énigmesou allusions: dans son Poème, Parménide, descendu au royaume des morts, se laisse jus-tement enseigner cet autre monde au-delà des apparences contradictoires. Or, enseigner,c’est guérir. Mettre à profit cet enseignement c’est guérir pour le corps ou pour mettre del’ordre dans sa vie. Ne nous étonnons pas de voir que Parménide parle autant deserrances du jugement que de la genèse du monde et des parties et fonctions physiolo-giques du corps humain, notamment des organes et substances de l’engendrement. C’estainsi que l’on peut admettre une certaine image du philosophe médecin. En tant que phy-sikos, Parménide, comme ses prédécesseurs, est par là même médecin, car il s’intéresseaux principes complets de notre existence dans le monde, et le monde de la médecine està cette époque – il le restera jusqu’à la Renaissance – le monde terrestre et céleste.

Trouvée en 1962, sur le site de la cité disparue de Vélia (Élée), sur la côte sud-ouest de l’Italie actuelle, une inscription témoigne du statut médical de Parménide :ΠΑΡΜΕΝΕΙΔΗΣ ΠΥΡΗΤΟΣ ΟΥΛΙΑΔΗΣ ΦΥΣΙΚΟΣ 20. (Parmeneides, fils de Pyres,Ouliadês, physikos).

Le titre « Ouliadês » relie Parménide à la lignée des Oulis guérisseurs […] qui fai-saient partie du monde des iatromanteis qui s’occupaient d’incubation, des rêves et del’extase […], qui parlaient en vers, en oracles ou en énigmes, qui faisaient usage d’in-cantations pour entrer dans d’autres états de conscience. L’inscription nous apprenaitque Parménide était l’un d’eux. 21

20. Peter Kingsley, Dans les antres de la sagesse. Études parménidiennes, trad. fr. H. D. Saffrey, Paris, Les BellesLettres, 2007, p. 131.21. Ibid., p. 132-133. Les Oulis guérisseurs se plaçaient sous l’autorité du dieu Apollon. À Epidaure, Apollon serafamilièrement appelé médecin (Ιατρός), celui qui octroie les remèdes. Son culte se répand en Étrurie. Il n’est pasrare de le voir représenté en compagnie de Déméter. Dans le Cratyle (405b-c) de Platon, il est le guérisseur del’âme (Καθάρσιος). Voir Bailly, Dictionnaire Grec Français, Hachette, 1980, p. 2206. Faisons encore remarquerqu’Apollon et Déméter jouent un rôle civilisateur très important. Le premier, vainqueur des puissances chtho-niennes, devint le dieu de la lumière, de la condamnation de l’homicide, de l’apaisement, de l’entente à l’inté-rieur des cités et de l’équilibre de l’âme. Sur ce point, Platon, tout en faisant preuve de sévérité à l’égard de l’ins-piration mantique (μαντεία) qu’il qualifie de folie (μανία), admet néanmoins dans le Phèdre (244 b) que laSibylle, par ses prédictions, ses sentences semi-rationnelles – « Rien de trop », ou « Connais-toi toi-même »-, per-met aux hommes de « retrouver le droit chemin ». Apollon est donc celui qui fit passer la morale du clan féodalet de la communauté familiale à celle de l’individu responsable de ses actes et s’arrachant à l’idée de fatalité. Laseconde, Déméter, donna aux hommes, avec l’agriculture, « le blé moulu » et la cuisson des aliments, la possibili-té de vivre d’une vie supérieure à celle des bêtes, instituant en même temps le mariage. Nous pouvons supposerque Parménide connaissait cela, et qu’il n’était pas insensible, lui qui donna, dit-on, des lois à sa cité, à la signifi-cation de ces deux cultes. À travers eux, peut-être pressentait-il toutefois que les dieux – ou des héros civilisa-teurs comme Thésée, Prométhée ou Hermès – ne suffiraient pas pour qu’advienne une véritable « civilisation dela parole publique ». Voir P. Vidal-Naquet, Le chasseur noir, Paris, Maspero, 1981, p. 21-35.

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Présenter l’un des premiers penseurs de l’antiquité en dehors des conditions danslesquelles il conçut son œuvre, hors du « langage de la déesse » et des pratiques deguérison, en dehors de tout statut social pouvant signaler une direction de compré-hension pour son œuvre, c’est faire tort à la réception de sa pensée. C’est nous déta-cher de cette pensée par indifférence à la longue mémoire dont ne tient pas compteune histoire de la philosophie qui assigne aux présocratiques ce nom dont elle falsifiele contenu, et, en ne recevant que la moitié de son héritage, faire de son auteur unabsent de l’histoire. C’est se rapporter à Parménide comme si son intention avait été defonder un nouvel horizon qui consistât à passer de la δόξα à l’έπιστήμη. C’est encorepratiquer l’ablation d’une sensibilité ancienne à laquelle nous ne voulons plus donnerde destination mais qui s’infiltre toujours, à tout le moins dans le « sanctuaire » desrêves.

Mais enfin, muni des enseignements de la déesse, il faut sortir de l’antre de l’ini-tiation et aller à la rencontre des hommes qui « piétinent » dans leurs erreurs. Nourride la lumière reçue dans le monde souterrain, se confronter à nouveau à l’obscuritédes opinions, tenter enfin de dire ce qui est, justement à travers les opinions,« croyances fondées sur l’apparence » : retraduire le vrai dans les opinions 22. Il fautrappeler que si pour Parménide la caverne est le lieu d’initiation à la vérité, elle est,pour Platon, telle qu’il la présente dans le livre VII de la République, la pédagogie allé-gorique de la confusion des opinions et de la possibilité de retrouver le chemin de lavérité. Bien que le remplacement du mystagogue par le pédagogue soit évident, Platonreprend malgré tout le dispositif matériel ancien de la révélation de la vérité, tout enexcluant le symbolisme religieux. Les « figurines » (agalmaton) 23 de sa caverne – etbien qu’il nous parle aussi des « montreurs de marionnettes » – ne sont autres, à l’ori-gine, que ce qu’étaient les statuettes servant au culte, autrement dit des Hiéra sacrés.De même, le feu « qui brûle sur une hauteur » peut être entendu comme l’équivalentdes torches indispensables aux rites d’initiation. Quant à la lumière éblouissante, il estégalement probable que l’image est ici comparable à la remontée vers la sortie de lagrotte sacrée et à la renaissance qu’impliquait finalement le culte à Déméter. Si l’onen croit l’Hymne homérique à Déméter, la « demeure remplie de lumière » de la dées-se, et « le retour de Perséphone », sa fille, « à la lumière », révélaient le sens final del’initiation. De la même façon que Parménide, Platon recommande aussi de retournerdans le monde, de retrouver le « cours des choses » dans lequel les hommes sont pris,et d’éduquer à la Cité juste, tout au moins les meilleurs. Autrement dit, il faut envisa-ger ici une double comparaison. Si la caverne de Platon est à l’image de notre monde,elle est, sans le dire, à l’image du monde religieux antérieur, le monde souterraind’Hadès et de la divination. Dans les deux cas, il s’agit de s’adresser à la conditionhumaine et de lui proposer un mode de conversion.

III. LECTURE DOXIQUE.

Bien que Parménide fasse de (l’) « être » l’affirmation capable d’ouvrir la voie dela vérité légitimant le récit, et parce qu’il situe la réalité dans les choses sensibles exis-tantes, il retrouve les figures des cosmologies habituelles, dans leur dualité et dansleurs mélanges, même s’il s’agit pour lui de penser le monde autrement qu’à la façondes phusikoi, notamment ceux de Ionie. L’attache à la notion d’« être » est évidem-

22. J. Bollack, De l’étant au monde, op. cit., p. 99.23. Platon, La République, 517d.

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ment solidifiée pas sa négation, qui n’est pas le néant, mais le « ne pas être ». Par cemoyen, Parménide croit jeter un pont vers un savoir capable de dissoudre les mélangesd’être et de n’être pas ; les apparences instables des choses donnant lieu à des opinionsinnombrables, basées, si l’on peut dire, sur des phénomènes vraisemblables, mais aussisur la force persuasive du langage des mythes et paroles révélées 24. Parménide aconstaté la profonde imbrication de la langue et de la vie des hommes qui l’entendentet la parlent. Il a voulu dire autre chose que ce qui se dit : dire ce qui est par le « est ».Pour ce faire, il a, par un acte de purification du discours, fait en sorte que le mondesoit écarté de la situation linguistique inconsciente dans laquelle il est pris.

Mais ce projet ne pouvait aboutir. Car le « monde » ne peut être le monde endehors des entités sémantiques qui le nomment, toutes chargées des sédiments histo-riques et de sens complexe. Ce monde peut-il être « nettoyé » de sa « situationverbale » et donner lieu à une langue complètement neuve? Le monde ne peut êtreun objet visé, un référent pur distinct des cosmologies rivales et des points de vue quileur sont relatifs. Du reste, si l’on avait la possibilité de faire table rase des récits etdes modalités sémantiques corrélatives que l’on pourrait naïvement prendre pour desremparts à détruire, le monde serait tout aussitôt indicible 25. La conséquence voudraitalors que chacun, qui serait pure transparence pour lui-même, puisse se persuaderque ce qu’il dit est vrai. Comme il y a de nombreuses propositions que nous pouvonsfaire, elles pourraient donner lieu à des principes de philosophie première : à chaqueprésocratique son principe ! Et, par la suite, nous serions à même de chercher à voirs’il y a des capacités de connaissances pouvant en découler. N’oublions pas que touteproposition se rapportant au monde devrait se soumettre à cette question : commentest-il possible que nous puissions savoir quelque chose à partir de ce qui apparaît,précisément à partir d’apparences conjuguées avec ce que nous disons à leur propos,et simplement parce que nous le disons ? Parménide, tout entier lié à son espérancede savoir, a cru que la dualité « est » et « pas est » était capable de discerner la véritédu sensible. Mais il se trouve, comme nous le vîmes plus haut, qu’il ne s’est pasinquiété plus avant des conditions de la connaissance. En admettant que cette dualitéjustifie la prétention à connaître, elle n’indique rien sur la manière de juger, car« est » et « n’est pas » ne décrivent rien. Comme le remarquera Aristote, « L’être n’estun (élément) de la substance de rien, car l’étant n’est pas un genre 26. » Finalementtout dépendra de la description des phénomènes physiques, et à condition que l’hypo-thèse qui veut que l’on puisse éviter de reprendre les descriptions héritées et êtreabsolument original soit vérifiée. Sur ce point, la défiance de Parménide envers lesanciennes cosmogonies et vis-à-vis de la doxa serait probante si le langage de la des-cription pouvait provenir du monde sensible lui-même. Mais les choses se taisent et lamesure du langage est la pluralité de ses usages. Pluralité qui semble intelligible àtous quoique le plus souvent incohérente intellectuellement 27.

Avant tout, ce qui trouble le philosophe, c’est que la majorité des esprits, n’étantpas tournée vers la connaissance mais vers le salut, ne se soumet pas à l’examen duvrai et s’accommode de ce que chacun peut être en droit d’attendre de récits annexés àl’économie de la croyance. L’espérance et la crainte, relatives à des êtres fictionnelsrépondent à la logique des émotions. Ce n’est d’ailleurs pas leur simple nomination qui

24. Barbara Cassin, Parménide. Sur la nature ou sur l’étant, op. cit., p. 243.25. Vincent Descombes, Grammaire d’objets en tous genres, Paris, Minuit, 1983, p. 204.26. Aristote, Seconds Analytiques, 7 92b 14.27. E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Paris, Flammarion, 1977, p. 180.

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les fait exister dans un monde possible, mais le transfert des émotions conclut plus viteque ne le fait la discrimination du « est » et du « ne pas est ». Le fait que le langagesignifie quelque chose est une énigme irrésolue, puisque la réalité ou ses parties nesignifient rien en elles-mêmes. Cette situation autorise une infinie dispersion des rap-ports et des moyens linguistiques. Répétons encore que la proposition inaugurale deParménide est une affirmation qui signifie avant tout l’autorité du « est » et du « pasest ». Mais donner tout le poids épistémologique à cette ligne de partage que l’on pré-suppose ne vaut pas en dehors de cette affirmation qui, constituant l’acte grammaticalqu’il exprime, ne sera peut-être jamais traduisible en un acte de connaissance consé-quent. Avec Parménide s’affirme l’ambition anti-dispersive d’assigner à la réalité desnominations incontestables face à la variété des expériences. Or nommer ou exprimer,ce n’est ni décrire ni expliquer. Et même si, face à la question « Qu’est-ce que l’être? »,Parménide se réserve plutôt un « Qu’est-ce qui est? », répondre à cette dernière ques-tion ne pourra partir de nulle part ailleurs que des lieux de la langue grecque.

Dans son projet d’endiguer la négativité égarée du bavardage sur le sensible, Par-ménide doit intégrer ce que les hommes, pris dans les conditions naturelles, pensent.Car la démarcation stricte qu’établit ce langage séparateur, entre ce qui est et ce quin’est pas, n’a pas cours chez la plupart des hommes. Le langage ordinaire ignore jus-tement la pureté épistémologique de ce qui est et de ce qui n’est pas. En outre, n’y a-t-il pas toujours eu, dans l’esprit commun, une sorte de poétique de l’univers figurant àla fois sa complexité et son mystère insondable ? Car « être » et « pas être » ne s’impo-sent que par la décision sémantique d’indexer la vérité à ce qui est durable et « impé-rissable », alors que le monde des mythes est celui des métamorphoses, probantesseulement pour l’imagination. En rester là, ce serait s’interdire de s’adapter et des’adresser à nouveau à la doxa, orientée vers le flux du devenir et portée par le fluxdes paroles, et cependant à propos de ce que les hommes ont en vue 28. Pour tenter derejoindre les préoccupations du langage consensuel et hérité, Parménide devra mon-trer à la fois les enchaînements des choses, leur vie singulière en entités différenciées,et leur rassemblement dans un certain arrangement commandé par la Nécessité. Aufond, le problème de Parménide, qui est encore le nôtre aujourd’hui, est de traduire laconnaissance pour la rendre accessible au commun des mortels. Ce qui implique derenouer avec un langage dont on prétendait, sinon se départir, du moins mettre encause le déficit de preuves factuelles sensibles. Et ce point de départ, que le Poèmenous dérobe, c’est ce chemin précédant – un désir d’enseigner à tous ? – la voie affir-mée comme méthode, c’est cet homme sensible, vivant dans la parole commune, sansdoute connaisseur de la forme ancienne de la sagesse visant plus la purification desconduites que la connaissance désintéressée et séparée du salut. C’est pourquoi nousne savons pas si les nominations de ce qui est sont le résultat d’un invariant de l’expé-rience sensible, ou la simple reprise de titres métaphoriques utilisés et compris à l’in-térieur de la matrice cosmologique héritée. Dans la forme de son récit, cependant,Parménide semble bien obéir à une logique des faits saisie comme problème pour lasubjectivité, non à un usage des mots relatifs à un contexte de société. Autrement dit,il semble ne devoir qu’à lui-même la « logique » de son récit. Mais ces images sont enmême temps des termes à usage quotidien, pris dans le réseau des traits communspartagés avec son temps et avec les spéculations des physiologues.

Se trouvant devant la variété apparente des phénomènes physiques, Parméniden’a retenu que ce qui, de la vie naturelle, est hors mouvement, acceptant la transfor-

28. Y. Battistini, « Parménide d’Élée », dans Trois présocratiques, Paris, Gallimard, 1968, p. 102.

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mation, mais déniant la locomotion : ceci contre le sens commun des hommes vivantdans l’errance et dans l’éloignement du vrai. Selon lui, l’erreur commune ne vient pasdes mélanges, mais de l’indistinction de leurs composés, et par conséquent de l’impos-sibilité d’affirmer l’« étant » qui en résulte. Les hommes ne voient pas que les change-ments de forme qui affectent les choses ne conduisent nullement à l’absenced’« étant ». Partant, ils en viennent tout aussitôt à entrer dans la voie illusoire quifabrique des opinions sur ce qui n’est pas, tout en croyant nommer le réel. De plus, laforce persuasive du langage produit des récits consensuels ou opposés qui ne prou-vent que la propension imaginale et son instabilité. Puisque ce qui éloigne leshommes de la vérité ce sont les mélanges, ils sont amenés à briser la sphère de ce quiest, n’admettant plus aucune unicité, se perdant dans la pluralité. Or, il y a bien chezParménide un pluralisme ontologique 29. Mais il faut remarquer que ce pluralismeobéit à la dualité. Par exemple : masculin et féminin, nuit et jour. Aussi les forcesmises en jeu dans l’univers n’ont-elles pas de devenir dispersif. Elles se conjuguentpour maintenir la stabilité de ce qui est. Il y a donc une physique des mélanges, maiselle exclut le changement d’identité. C’est pourquoi Parménide affirme que le mot« être », s’il est le terme discernant, permettra de nommer quelque chose de stable.Ainsi, la danse de la flamme qui va « en tous sens » – flamme qui se déplace mais neconnaît pas de mutation en autre chose – est toujours le feu lui-même. Le risque encou-ru est tout de même d’aboutir seulement à une multitude de nominations et de mainte-nir le monde dans l’idée d’une pluralité, pluralité que l’on voulait dissiper, et sans parve-nir à l’explication d’un arrière-plan cosmologique tenant fermement le tout. En noussouvenant que Parménide ne parle pas de l’« être » mais de « être » à propos des chosesqui sont par opposition à ce qui n’est pas parce que cela ne peut pas être, disant ce quiest – « étant »- parce que cela existe, par conséquent parlant non de l’être mais de lachose qui est, demandons-nous ce que sont les choses nommées désignant les onta.

– Les apparences sensibles qui, selon leurs changements, pourraient être plu-sieurs autres choses : chenille ou papillon? Peut-on dire que la chenille est etque le papillon est, ou qu’un même être – aussi dissemblable soit-il – existe sousdeux formes sensibles ?

– Les diverses choses sensibles sont-elles uniquement les diverses choses réellesexistant chacune à part soi : diversité conduisant à admettre un pluralisme onto-logique sans unité globale? Peut-on écarter comme vaine l’interrogation cosmolo-gique?

– Les choses sensibles, et en même temps multiples, empêchent-elles la formationd’un univers, c’est-à-dire d’un monde unifié, d’un rassemblement en un tout?Avec ou sans principe de génération, la nature est-elle en ordre? Le ciel est-il« limite des Astres » (frag. 10) et d’un seul tenant? Ou bien cet Un est-il simple-ment l’ensemble des choses en mouvement que seules nos grandes métaphores –à défaut d’une représentation strictement logique – s’efforcent de figurer?

L’intuition de Parménide n’est évidemment pas de nier le devenir des choses, maisd’établir la certitude et la stabilité du jugement compte tenu de la diversité fluctuantephénoménale. Puisque les termes discernant tel que « être » et « pas être » ne sont pasdes catégories permettant de rendre compte des particularités de la matière et duvivant, puisque, comme le dira Aristote, ils ne portent sur rien, les difficultés sont insur-montables. Ce qui manque ce sont les catégories de l’entendement permettant de déter-

29. A. Laks, Le vide et la haine, op. cit., p. 13.

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miner la connaissance, évitant de partir des impressions reçues en restant dans la passi-vité sans règle de cette expérience immédiate. Nos concepts de masse et d’attractionuniverselle, de cellule, de molécule et de gène, etc. nous permettent de rapporter diversaspects des êtres physiques à un jugement unifié. H2O, par exemple, est une formulequi établit une unique compréhension de l’eau, qu’elle soit celle de la mer, de la pluie,des rivières ou… du robinet ; sous forme liquide, solide ou à l’état de vapeur. Nosmathématiques sont en usage dans tous les domaines des sciences de la nature. Leurintention est de « modéliser » et de « traduire » des données. Tableaux, diagrammes,courbes, équations, etc. décrivent les lois de l’hérédité, le sort d’une bactérie, la structu-re d’une onde électromagnétique, le diamètre des étoiles. Toutefois, avec les limites querencontrent les programmes intégrateurs d’un maximum de données, comme le consta-tent les climatologues actuellement, butant sur une complexité dont la mécaniquequantique tentait déjà de rendre compte par un calcul probabiliste relatif à la « transi-tion » d’un état physique à un autre. Bien entendu, Parménide ne dispose pas de tousces moyens, et, dans son application du principe d’homogénéité par lequel il affirmeque le devenir sensible n’est rien d’autre qu’une dissociation interne d’une même chosedonnant lieu à des formes dont il est erroné de dire qu’elles puissent être nommées cha-cune à part, il retiendra, sur le modèle des récits qui ont cours, les grandes entités cos-mologiques. Il ne choisira pas de suivre l’âme humaine dans sa participation à la succes-sion du temps, prise dans la besogne synthétique que sollicite le devenir sensible situéentre être et n’être pas. Il considérera le travail de la pensée dans le maintenant empi-rique qui n’est pas, du reste, un présent arrêté puisque le détour diachronique est inévi-table. Son essai de reconstitution de ce qui est s’oppose à ce qui est menacé non parl’apparaître et le devenir, mais par le brouillage de l’imaginaire dépendant de l’arbitrairedu choix des images. Toutefois, cherchant la cohérence, et dans la pensée et dans lephénomène, il pressent peut-être déjà la nécessité de dégager ce qui constituera plustard comme une permanence structurelle des discours de la psyché, à savoir ses axeshénologique, ontologique et génésiologique, sourdement actifs depuis l’apparitionconjointe de l’homme et du monde.

Ils ont divisé le corps dans la contrariété, ils ont posédes signes

Séparés les uns des autres. D’un côté, le Feu éthéréde la flamme,

Avec sa douceur et sa grande légèreté, en tout sensle même que soi-même,

Pas le même que l’autre cependant. Mais cet autre-làaussi est par rapport à soi

Dans la contrariété, Nuit sans flamme, corps dense etpesant.

Telle qu’elle est, je te le dis à toi, la dualité de cetarrangement, si entièrement adapté

Qu’aucun mortel ne pourra jamais te laisserderrière 30.

Pris tour à tour dans la continuité variable de sa manifestation, le feu est lemême feu, jamais séparé de lui-même : Feu éthéré, flamme, douceur, légèreté, oscilla-tion. Il est remarquable que Parménide pose ici une liste de noms, admissibles partous, mais dont le but est de fixer un autre dire face aux conventions du langage

30. Parménide, Poème, fragment 8, dans J. Bollack, De l’Étant au Monde, op. cit., p. 206-207.

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humain. Car si ce dernier utilise ces mêmes nominations et parle en apparence d’unemême chose, il ne prend pas garde à la compatibilité des différents termes rattachantces divers modes d’existence à une réalité dont on peut dire qu’elle demeure.

Puisque ce qui est appartient au monde sensible, il est difficile de tenir le pari depenser le monde sans se placer à l’enseigne des images des poètes, sans remettre enusage les métaphores dérivées de l’expérience : « torche du soleil », « œil rond de lalune ». Car comment parler un langage neuf, ou un langage purifié du sens usuel,débarrassé de la conception commune, et par exemple celle de la Nécessité (Aνάγχη)?

Tu sauras la croissance éthérée, et, dans l’Éther, tousles signes, et les œuvres bien claires de la torchedu Soleil, pure et sainte, et d’où elles sont nées ;Tu connaîtras aussi les œuvres de l’œil rond de

Lune qui déambule autour,et sa nature, et tu sauras encore Ciel, qui tient

séparé d’une part et de l’autre,d’où il est né, et comment Nécessité l’a mené etenchaîné pour qu’il tienne les limites des Astres 31.

Si l’on admet que nous avons affaire à une poésie dont, par hypothèse, l’intentionserait anti-poétique, alors que viennent faire ces métaphores que Aristote voyaitmême dans les « formes » platoniciennes ? Mais Parménide avait-il le moyen derésoudre sur d’autres bases le problème qui se présentait à lui ? Il pouvait toutefoisconsidérer que son discours, puisqu’il s’agissait d’offrir une organisation de l’universen dehors du nom des dieux – si l’on excepte Éros, et si l’on fait abstraction du pro-logue –, devait reprendre les mots en usage tout en insistant presque exclusivementsur les êtres vivants et sur les êtres physiques, c’est-à-dire en épurant la doxa par desexemples incontestables. Si telle était l’intention, alors le modèle de scène cosmolo-gique ainsi conçu ne perdait rien, par exemple, à souffrir la présentation de la voûtede l’Olympe. Parménide devait admettre – c’est un des points importants de son pro-pos – l’usage pluriel du langage dans les circonstances du temps tout en lui imposantla tâche de considérer la seule réalité sensible des existants.

Car au fond, il n’y a pas d’erreur si l’on considère que toutes les phrases sont dési-gnatives du monde sensible, fussent-elles conduites par l’émotion et l’imagination.C’est le dossier à traiter, ce sont des manières égarées de dénoter la réalité qui n’ensont pas moins « les opinions des mortels », pluriel de l’expérience qui a son proprelangage et ne se condamne pas, matériau déposé par la doxa et que le philosophe doitre-placer dans un rapport qui soit de connaissance véritable, réglé par l’« étant » etcorroboré par le fait.

Il n’est donc pas si vain de compter sur l’usage rhétorique d’un discours persuasifadressé aux autres, malgré ce qu’ils disent habituellement, en dépit de « tout ce queles hommes ont établi, persuadés que c’était vrai 32 ».

En ce qui concerne la destination corrigée du sensible, Parménide construit unephysique de l’Univers, de la Terre, des corps, dans laquelle la sensation est fortementincluse. L’esprit n’existe qu’avec le monde et à travers le corps. Celui-ci établit avec lemacrocosme des liaisons, assurées par la perception et la représentation. Les corpsféminins et masculins permettent, par le mélange des semences, ce « qui va naître ». Ilfaut bien reconnaître qu’il y a ici une véritable physique que le Parménide de l’affir-

31. Parménide, Ibid., fragment 10, p. 264.32. Ibid., fragment 8, p. 177.

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mation de l’être semblait refuser. Physique, car comment admettre que les transfor-mations, réalisées par les mélanges, se fassent sans mouvement, sans déplacement ?Ce n’est pas que le monde sensible prenne ici sa revanche sur la sphère de l’être, maisl’inévitable conséquence du privilège accordé à Éros.

Parménide voulait guérir les hommes de leurs égarements. À ce titre, ce quimanque, mis à part de très minces éléments de caractérologie, c’est l’ouverture d’uneperspective sur les passions humaines. Une telle perspective pouvait-elle avoir lieu àtravers une si haute exigence de discernement identifiant ? Elle supposerait qu’onapprenne davantage à donner raison au langage ordinaire, qu’on abandonne l’exigen-ce d’une fixe homogénéité de l’« étant ». Et, pour parler de notre régime affectif,accepter de se perdre dans les descriptions de sentiments porteurs de noms, commeceux de haine, de vanité, de jalousie, de ressentiment, etc. ; saisir le rôle du corpsdans la production de ces affects. Ceci dans l’appropriation différenciée qu’opèrechaque langue, se rapportant à des actes et à des conduites à la visibilité souventopaque, et dont les jugements qui leur sont relatifs changent avec le temps.

Étendant son exploration du monde, sans se soumettre aux métaphores domi-nantes de la physique, Parménide courait le risque de rester dans l’égarement de la mul-tiplicité du sensible, de l’empiricité sans plan et sans projet. Sans oublier que nous nedisposons que de fragments de son Poème, il semble qu’il ait voulu circonscrire ce qu’ilavait choisi de dire en une vision limitée, mais comprenant toutes les choses du mondephysique. On peut évidemment s’enivrer d’une incessante expérience, vivre « sans cesserd’être apprenti 33 » parmi les hommes. Mais ne serait-ce pas retomber dans la part denaïveté d’une vie liée à la curiosité de perceptions toujours nouvelles et mépriser lesouci de cohérence? Or ici, ce n’est pas seulement aux limites du langage que l’hommese heurte, mais à l’obstacle d’une phénoménologie descriptive qui, sous couleur de réa-lisme, oublie que le sens de la vie, en fonction de tel ou tel principe, ne se voit pas etque les perceptions ne nous en révèlent rien. C’est bien, finalement, ce rassemblementintérieur de la pensée qui est à réaliser. Certes, il dépend de la nature, mais l’excèdepour autant qu’elle ne répond pas à ce que nous estimons être la meilleure manière devivre. Et celle-ci est une idée, une raison d’être qui ne se retranche pas derrière les faits.Pour ce faire, la sagesse guérisseuse de Parménide n’a pu se contenter de ranimer le feumourant du monde des mythes, elle a dû trouver un autre mouvement de pensée et unautre point fixe : la loi muette de la déesse remplacée par le critère de référence de laparole explicite. Finalement, nous constatons ici les trois étapes d’un seul itinéraire : letemps initial de l’incubation d’un savoir, l’énonciation du critère d’une méthode, leretour auprès des étants sensibles et auprès des hommes. S’arracher à ce monde impen-sé, être intronisé par la déesse à un autre monde ne délie pas des attaches au premiermonde des bruits, des saveurs et des parfums. Et au fond, ce premier monde est encorecelui que l’on retrouve après l’initiation, comme après l’exposition de la méthode, maispour lui appartenir sans y être englouti. Car, pour tout philosophe ayant le sentimentd’avoir exploré un nouveau lieu de connaissance, il y a un avant et un après. Et c’est decette façon que le dira Gomperz dans Les Penseurs de la Grèce :

Après comme avant il voyait les arbres verdir, il entendait les ruisseaux murmurer, ilrespirait le parfum des fleurs et appréciait la saveur des fruits.

33. Pindare, Pythiques, II, 72.