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MarcLEVY

Levoleurd’ombres

Roman

VERSILIO

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ÀPauline,LouisetGeorges

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«Ilestdesgensquin’embrassentquedesombres;ceux-làn’ontquel’ombre

dubonheur.»

WilliamSHAKESPEARE

«L’amour, tu sais, cedont il a leplusbesoin, c’est l’imagination. Il fautquechacuninventel’autreavectoutesonimagination,avectoutessesforcesetqu’ilnecèdepasunpoucedeterrainà laréalité ;alors là, lorsquedeux imaginationsserencontrent...iln’yariendeplusbeau.»

RomainGARY

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J’aieupeurdelanuit,peurdesformesquis’invitaientdanslesombresdusoir,

quidansaientdanslesplisdesrideaux,surlepapierpeintd’unechambreàcoucher.Elles se sont évanouies avec le temps.Mais ilme suffit deme souvenir demonenfancepourlesvoirréapparaître,terriblesetmenaçantes.

Unproverbechinoisditqu’unhommecourtoisnemarchepassurl’ombredeson voisin, je l’ignorais le jour où je suis arrivé dans cette nouvelle école.Monenfanceétaitlà,danscettecourderécréation.Jevoulaislachasser,deveniradulte,ellemecollaitàlapeaudanscecorpsétroitettroppetitàmongoût.

«Tuverras,toutvabiensepasser...»Rentréedesclasses.Adosséàunplatane,jeregardaislesgroupesseformer.

Jen’appartenaisàaucund’eux.Jen’avaisdroitàaucunsourire,aucuneaccolade,paslemoindresignetémoignantdelajoiedeseretrouveràlafindesvacancesetpersonneàquiraconterlesmiennes.Ceuxquiontchangéd’écoleontdûconnaîtrecesmatinéesdeseptembreoù,gorgenouée,onnesaitquerépondreàsesparentsquandilsvousassurentquetoutvabiensepasser.Commes’ilssesouvenaientdequelquechose!Lesparentsonttoutoublié,cen’estpasdeleurfaute,ilsontjustevieilli.

Souslepréau,laclocheretentitetlesélèvess’alignèrentenrangsdevantlesprofesseursquifaisaientl’appel.Nousétionstroisàporterdeslunettes,cen’étaitpasbeaucoup.J’appartenaisaugroupe6C,etunefoisencore,j’étaislepluspetit.On avait eu le mauvais goût de me faire naître en décembre, mes parents seréjouissaient que j’aie toujours six mois d’avance, ça les flattait, moi je m’endésolaisàchaquerentrée.

Être le plus petit de la classe, ça signifiait : nettoyer le tableau, ranger lescraies,regrouperlestapisdanslasalledesport,alignerlesballonsdebasketsurl’étagèretrophauteet,lepiredupire,devoirposertoutseul,assisentailleuraupremierrangsurlaphotodeclasse;iln’yaaucunelimiteàl’humiliationquandonestàl’école.

Toutcelaauraitétésansconséquences’iln’yavaitpaseu,danslegroupe6C,ledénomméMarquès,uneterreur,monparfaitopposé.

Sij’avaisquelquesmoisd’avancedansmascolarité–augrandbonheurdemesparents –, Marquès avait deux ans de retard et ses parents à lui s’en fichaienttotalement.Dumomentquel’écoleoccupaitleurfils,qu’ildéjeunaitàlacantineetneréapparaissaitqu’àlafindelajournée,ilss’ensatisfaisaient.

Je portais des lunettes, Marquès avait des yeux de lynx. Je mesurais dixcentimètres demoins que les garçons demon âge,Marquès dix de plus, ce quicréaitunedifférenced’altitudenotoireentreluietmoi;jedétestaislebasket-ball,Marquès n’avait qu’à s’étirer pour placer le ballon dans le panier ; j’aimais lapoésie, lui le sport, non que les deux soient incompatibles,mais tout demême ;

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j’aimais observer les sauterelles sur le tronc des arbres, Marquès adorait lescapturerpourleurarracherlesailes.

Nousavionspourtantdeuxpointsencommun,unseulenfait:Élisabeth!Nousétionsamoureuxd’elle,etÉlisabethn’avaitd’yeuxpouraucundenous.CelaauraitpucréerunesortedecomplicitéentreMarquèsetmoi,cefuthélaslarivalitéquipritledessus.

Élisabethn’étaitpaslaplusjoliefilledel’école,maiselleétaitdeloincellequiavaitleplusdecharme.Elleavaitunefaçonbienàelledenouersescheveux,sesgestesétaientsimplesetgracieuxetsonsouriresuffisaitàéclairerlesplustristesjournées d’automne, quand la pluie tombe sans cesse, quand vos chaussuresdétrempéesfontflicflocsurlemacadam,cesjournéesoùlesréverbèreséclairentlanuitsurlechemindel’école,matinetsoir.

Monenfanceétaitlà,désolée,danscettepetitevilledeprovinceoùj’attendaisdésespérémentqu’Élisabethdaignemeregarder,oùj’attendaisdésespérémentdegrandir.

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Partie1

Chapitre1

Il a suffi d’une journée pour queMarquèsmeprenne en grippe.Une petite

journée pour que je commette l’irréparable. Notre professeur d’anglais,Mme Schaeffer, nous avait expliqué que le prétérit simple correspondait d’unemanièregénéraleàunpassérévolun’ayantplusderelationavecleprésentquin’apasduréetquel’onpeutparfaitementsituerdansletemps.Labelleaffaire!

Aussitôtdit,MmeSchaeffermedésignadudoigt,medemandantd’illustrersonproposparunexempledemonchoix.Lorsquejesuggéraiqueceseraitdrôlementchouette que l’année scolaire fût au prétérit, Élisabeth laissa échapper un francéclatderire.Mablaguen’ayantfaitmarrerquenous,j’endéduisisquelerestedelaclassen’avaitriencomprisausensduprétéritenanglaisetMarquèsenconclutque j’avais marqué des points avec Élisabeth. C’en était fait du reste de montrimestre. À compter de ce lundi, premier jour de rentrée des classes, et plusprécisémentdemoncoursd’anglais,j’allaisvivreunvéritableenfer.

J’héritaiillicod’unecolledeMmeSchaeffer,sentenceapplicabledèslesamedimatin suivant. Trois heures à ramasser les feuilles dans la cour. Je détestel’automne!

Lemardietlemercredi,j’eusdroitàunesériedecroche-pattesdelapartdeMarquès. Chaque fois que je m’étalais de tout mon long, le même Marquèsrécupéraitsonretarddanslacourseàceluiquifaisaitleplusrirelesautres.Ilpritmêmeunecertaineavance,maisÉlisabethnetrouvaitpasceladrôleetsonappétitdevengeanceétaitloind’êtrerassasié.

Le jeudi,Marquèspassaà lavitessesupérieure,etmoi, l’heureducoursdemathscloîtrédansmoncasier,dontilavaitcadenassélaporteaprèsm’yavoirfaitentrerdeforce.Jesoufflailacombinaisonaugardienquibalayaitlesvestiairesetavait fini par m’entendre tambouriner. Pour ne pas m’attirer plus d’ennuis enpassantpouruncafteur,jejuraim’êtrebêtementenfermétoutseulencherchantàme cacher. Le gardien, intrigué, me demanda comment j’avais pu verrouiller lecadenasdepuis l’intérieur, je fis semblantdenepasavoirentendu laquestionetfilai à toutes jambes. J’avais manqué l’appel. Ma colle du samedi fut prolongéed’uneheureparleprofesseurdemathématiques.

Levendredifutlapirejournéedemasemaine.MarquèsexpérimentasurmoilesprincipesélémentairesdelaloidelagravitationdeNewtonappriseaucoursde

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physiquede11heures.La loi de l’attraction universelle, découverte par IsaacNewton, explique en

grosquedeuxcorpsponctuelss’attirentavecuneforceproportionnelleàchacunede leursmasses, et inversement proportionnelle au carré de la distance qui lessépare.Cetteforceapourdirectionladroitepassantparlecentredegravitédecesdeuxcorps.

Voilàpourl’énoncéqu’onpeutliredanslemanuel.Danslapratique,c’estuneautrehistoire.Prenezunindividuquisubtiliseraitunetomateàlacantine,avecuneautreintentionquedelamanger;attendezquesavictimesetrouveàunedistanceraisonnable, qu’il applique une poussée sur ladite tomate avec toute la forcecontenuedanssonavant-brasetvousverrezqu’avecMarquèslaloideNewtonnes’appliquepastelqueprévu.J’enveuxpourpreuvequeladirectionempruntéeparla tomatenesuivitpasdutout ladroitepassantpar lecentredegravitédemoncorps ; elle atterrit directement sur mes lunettes. Et au milieu des rires quienvahissaientleréfectoire,jereconnusceluid’Élisabeth,sifrancetsijoli,etçamefilaunsérieuxcafard.

Cevendredisoir,tandisquemamèremerépétait,suruntonsous-entendant

qu’elleavaittoujoursraison,«Tuvoisquetouts’estbienpassé»,jedéposaimonbulletin de colle sur la table de la cuisine, annonçai que je n’avais pas faim etmontaimecoucher.

***

Le samedi matin en question, pendant que les copains prenaient leur petit

déjeunerdevantlatélévision,moijeprislecheminducollège.Lacourétaitdéserte,legardienrepliamonbulletindecolledûmentsignéetle

rangeadanslapochedesablousegrise.Ilmeremitunefourche,medemandadeprendregardeànepasmeblesser,etdésignauntasdefeuillesetunebrouetteaupieddupanierdebasket,dont le filetm’apparaissait tel l’oeil deCaïn, ouplutôtceluideMarquès.

Jemedébattaisavecmontasdefeuillesmortesdepuisunebonnedemi-heure,quandlegardienvintenfinàmarescousse.

—Mais,jetereconnais,c’esttoiquit’étaisenfermédanstoncasier,n’est-cepas?Sefairecollerlepremiersamedidelarentrée,c’estpresqueaussifortquelecoupdu cadenas verrouillé depuis l’intérieur,medit-il enm’ôtant la fourche desmains.

Illaplantad’ungesteassurédanslemonticuleetsoulevaplusdefeuillesquejen’avaisréussiàenrécolterdepuisquej’étaisàlatâche.

— Qu’est-ce que tu as fait pour mériter cette punition ? demanda-t-il enremplissantlabrouette.

—Uneerreurdeconjugaison!marmonnai-je.—Mmm,jenepeuxpasteblâmer,lagrammairen’ajamaisétémonfort.Tune

semblespastrèsdouénonpluspourlebalayage.Est-cequ’ilyaquelquechoseque

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tusaisbienfaire?Saquestionmeplongeadansuneréflexionabyssale. J’avaisbeau tourneret

retournerleproblèmedansmatête,impossibledem’attribuerlemoindretalent,etje compris soudain pourquoi mes parents accordaient tant d’importance à cesfameuxsixmoisd’avance:jenepossédaisriend’autrepourlesrendrefiersdeleurprogéniture.

—Ildoitbienyavoirquelquechosequitepassionne,quetuaimeraisfaireplusquetout,unrêveàaccomplir?ajouta-t-ilenramassantunsecondtasdefeuilles.

—Apprivoiserlanuit!balbutiai-je.Lerired’Yves,c’étaitleprénomdugardien,résonnasifortquedeuxmoineaux

abandonnèrentleurbranchepours’enfuiràtire-d’aile.Quantàmoi,jepartistêtebasse, mains dans les poches, à l’autre bout de la cour. Yves me rattrapa enchemin.

— Je ne voulais pas me moquer, c’est juste que ta réponse est un peusurprenante,voilàtout.

L’ombredupanierdebaskets’étiraitdanslacour.Lesoleilétait loind’avoiratteintsonzénith,etmapunitionloind’êtreachevée.

— Et pourquoi voudrais-tu apprivoiser la nuit ? C’est vraiment une drôled’idée!

—Vousaussiquandvousaviezmonâge,ellevousterrorisait.Vousdemandiezmêmequ’onfermelesvoletsdevotrechambrepourquelanuitn’entrepas.

Yvesmedévisagea, stupéfait. Ses traits avaient changé, son air bienveillantavaitdisparu.

—Un,cen’estpasvrai,etdeux,commenttupeuxsavoirça?—Sic’estpasvrai,qu’est-cequeçapeutbienfaire?répliquai-jeenreprenant

maroute.— La cour n’est pas bien grande, tu n’iras pas loin, me dit Yves en me

rejoignant,ettun’aspasréponduàmaquestion.—Jelesais,c’esttout.— D’accord, c’est vrai que j’avais très peur de la nuit, mais je n’ai jamais

racontéçaàpersonne.Alorssitumediscommenttul’asapprisetsitumejuresdegarderlesecret,jetelaisseraifilerà11heuresaulieudemidi.

—Topelà!dis-jeentendantlapaumedemamain.Yvesmetopadanslamainetmeregardafixement.Jen’avaispaslamoindre

idéede la façondont j’avaisapprisque legardien redoutait tant lanuitquand ilétait enfant. J’avais peut-être simplement plaqué sur lui mes propres peurs.Pourquoilesadultesont-ilsbesoindetrouveruneexplicationàchaquechose?

—Viens,allonsnousasseoir,ordonnaYvesendésignantlebancprèsdupanierdebasket.

—J’aimeraismieuxqu’onailleailleurs,répondis-jeenmontrantlebancquisetrouvaitàl’opposé.

—Vapourtonbanc!Comment luiexpliquerque justeavant,alorsquenousétionscôteàcôteau

milieudelacour,ilm’étaitapparu,àpeineplusâgéquemoi?Jenesaisnicommentni pourquoi ce phénomène s’était produit, seulement que le papier peint de sa

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chambreétaitjauni,queleparquetdelamaisonoùilvivaitcraquaitetqueçaaussi,çaluifichaitunetrouillebleuedèslanuitvenue.

—Jenesaispas,dis-je,unpeueffrayé,jecroisquejel’aiimaginé.Noussommesrestéstousdeuxassissurcebancunlongmoment,ensilence.

PuisYvesasoupiréetm’atapotélegenouavantdeselever.—Allez,tupeuxfiler,nousavonsfaitunpacte,ilest11heures.Ettugardesce

secretpourtoi,jeneveuxpasquelesélèvessemoquentdemoi.Je saluai le concierge et je rentrai chez moi, avec une heure d’avance sur

l’horaireprévu,medemandantcommentpapam’accueillerait.Ilétaitrevenutardde voyage la veille au soir et à l’heure qu’il était,maman avait dû lui expliquerpourquoijen’étaispasàlamaison.Dequelleautrepunitionallais-jehériterpouravoir été collé le premier samedi de la rentrée ? Pendant que je ressassais cessombrespenséessurlecheminduretour,quelquechosedesurprenantmefrappa.Lesoleilétaithautdanslecieletjetrouvaimonombreétrangementgrande,bienplusbalèzequed’habitude.Jem’arrêtaiuninstantpouryregarderdeplusprès;sesformesnemecorrespondaientpas,commesicen’étaitpasmonombrequimedevançaitsurletrottoir,maiscelled’unautre.Jel’observaiendétailet,ànouveau,jevissoudainunmomentd’enfancequinem’appartenaitpas.

Un homme m’entraînait au fond d’un jardin qui m’était inconnu, il ôtait saceintureetmedonnaitunesérieusecorrection.

Mêmefurieux,jamaismonpèren’auraitlevélamainsurmoi.J’aicrudevineralorsdequellemémoireresurgissaitcesouvenir.Cequim’estvenuàl’espritétaittotalementimprobable,pournepasdirecomplètementimpossible.J’aiaccélérélepas,mortdetrouille,biendécidéàrentrerauplusvite.

Monpèrem’attendaitdanslacuisine;lorsqu’ilm’entenditposermoncartabledanslesalon,ilm’appelaaussitôt,savoixétaitgrave.

Pourcausedemauvaisenote,dechambreendésordre,dejouetsdémontés,depillagenocturnedufrigo,delecturestardivesàlalampedepoche,lepetitpostederadio demamère collé sous l’oreiller, sans parler du jour où j’avais remplimespoches au rayon bonbons du supermarché pendant que maman ne faisait pasattention àmoi, contrairement au vigile, j’avais réussi à provoquer dansma viequelques fameux orages paternels. Mais je connaissais certaines ruses, dont unsourirecontritirrésistible,quisavaientrepousserlesplusviolentestempêtes.

Cettefois,jen’euspasàenuser,papan’avaitpasl’airfâché,justetriste.Ilmedemandadem’asseoirenfacedeluiàlatabledelacuisineetpritmesmainsdanslessiennes.Notreconversationduradixminutes,pasplus.Ilm’expliquatoutuntasdechosessurlavie,quejecomprendraisquandj’auraissonâge.Jen’enairetenuqu’une:ilallaitquitterlamaison.Nouscontinuerionsànousvoiraussisouventquepossible, mais il fut incapable de m’en dire plus sur ce qu’il entendait par«possible».

Papa se leva et me demanda d’aller réconforter maman dans sa chambre.Avantcetteconversation, ilauraitdit«notrechambre»,désormais,ceneseraitplusquecelledemaman.

J’obéisaussitôtetgrimpaiàl’étage.Jemeretournaisurladernièremarche,papaavaitunepetitevaliseàlamain.Ilmefitunsigneenguised’aurevoiretla

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portedelamaisonserefermaderrièrelui.Jenedevaisplusrevoirmonpèreavantdedeveniradulte.

***

J’aipasséleweek-endavecmaman,faisantsemblantdenepasentendreson

chagrin. Maman ne disait rien, parfois elle soupirait et aussitôt ses yeuxs’emplissaientdelarmes,alorselleseretournaitpourquejenelavoiepas.

Aumilieude l’après-midi,nousnoussommesrendusausupermarché. J’avaisremarquédepuis longtempsque lorsquemamanavait lecafard,nousallionsfairedescourses. Jen’ai jamaiscompriscommentunpaquetdecéréales,des légumesfrais ou des collants neufs pouvaient faire du bien au moral... Je la regardaiss’affairerdanslesrayonnages,medemandantsiellesesouvenaitquej’étaisàcôtéd’elle.Lecaddiepleinetleporte-monnaievide,noussommesrentrésàlamaison.Mamanapasséuntempsinfiniàrangerlesprovisions.

Ce jour-là,mamana fait ungâteau, unquatre-quarts auxpommesnappédesiropd’érable.Elleamisdeuxcouverts sur la tablede lacuisine,adescendu lachaisedemonpèreàlacaveetelleestremontées’asseoirenfacedemoi.Elleaouvert le tiroirprèsde lagazinière, sorti lepaquetdebougiesuséesque j’avaissouffléesàmonanniversaire,enaplantéuneaumilieudugâteauetl’aallumée.

—C’estnotrepremierdînerenamoureux,m’a-t-elleditensouriant,ilfaudraquenousnousensouvenionstoujourstoietmoi.

Quandj’yrepense,monenfanceétaittrufféedepremièresfois.Cegâteauauxpommesetausiropd’érableaéténotrerepasdusoir.Mamana

prismamainetl’aserréedanslasienne.—Etsitumeracontaiscequinevapasàl’école,m’a-t-elledemandé.

***

Lechagrindemamanavaittellementoccupémespenséesquej’enavaisoublié

mesmésaventuresdusamedi. J’yrepensaisur lecheminde l’école,espérantqueMarquèsauraitpasséunweek-endbienmeilleurquelemien.Quisait,avecunpeudechance,iln’auraitplusbesoind’unsouffre-douleur.

Lafiledelasection6Cétaitdéjàforméesouslepréauetl’appeln’allaitpastarderàcommencer.Élisabethétaitjustedevantmoi,elleportaitunpetitpullbleumarine et une jupe à carreaux qui descendait jusqu’aux genoux. Marquès s’estretourné et m’a lancé un sale regard. Le cortège d’élèves est entré dansl’établissementenfileindienne.

Pendant le cours d’histoire, alors que Mme Henry nous racontait lescirconstancesdanslesquellesToutankhamonavaitperdulavie,àcroirequ’ellesetrouvait près de lui aumoment de samort, je pensais à la récréation non sansappréhension.

Laclocheallait sonnerà10h30, l’idéedeme retrouverdans la couravec

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Marquès ne m’enchantait pas vraiment, mais j’étais bien obligé de suivre lescopains.

Jem’étais isolé sur le banc où j’avais taillé un brin de conversation avec legardienpendantmacolle, justeavantderentreràlamaisonpourapprendrequemonpèrenousquittait,lorsqueMarquèsestvenus’asseoiràcôtédemoi.

—Jet’aiàl’oeil,medit-ilenm’empoignantparl’épaule.Net’avisepasdeteprésenteràl’électiondudéléguédeclasse,jesuisleplusvieuxetc’estàmoiquerevientceposte.Situveuxquejetefichelapaix,unconseil,fais-toidiscret,etpuisne t’approche pas d’Élisabeth, je dis ça pour ton bien. Tu es trop jeune, tu n’asaucune chance, alors inutile d’espérer, tu te ferais de la peine pour rien, petitcrétin.

Il faisait beau ce matin-là dans la cour de récréation, je m’en souviensparfaitement,etpourcause!Nosdeuxombressecôtoyaientsurlebitume.CelledeMarquèsmesuraitunbonmètredeplusquelamienne,questiondeproportions,c’est mathématique. Je me suis déplacé subrepticement pour que mon ombreprenne le dessus. Marquès ne se rendait compte de rien, moi ce petit jeum’amusait. Pour une fois c’était moi le plus fort, ça ne coûte rien de rêver.Marquès, qui continuait de memassacrer l’épaule, vit Élisabeth passer près dumarronnieràquelquesmètresdenous. Il se levaetmedonna l’ordredenepasbouger,melaissantenfintranquille.

Yvessortitdelaremiseoùilrangeaitsonmatériel.Ils’avançaversmoi,etmeregardad’unairsisérieuxquejemesuisdemandécequej’avaisencorebienpufaire.

— Je suisdésolépour tonpère,medit-il. Tu sais, avec le temps, les chosesfinirontpeut-êtrepars’arranger.

Comment pouvait-il déjà connaître la nouvelle ? Le départ demon père nefaisaitquandmêmepaslaunedelagazetteduvillage.

Lavérité,c’estquedanslespetitesvillesdeprovince,toutsesait,aucunragotn’échappeauxuns,avidesdumalheurdesautres.Quandj’aiprisconsciencedeça,laréalitédudépartdepapam’estretombéeunedeuxièmefoissurlesépaules,telunfardeau.Sûrque,dèslesoirmême,onenparleraitdanstouteslesmaisonsdesélèvesdemaclasse.Lesunsrendraientmamèreresponsable,pourlesautresceseraitlafautedepapa.Danstouslescas,jeseraislefilsincapabled’avoirrendusonpèresuffisammentheureuxpourl’empêcherdepartir.

L’annéecommençaitfranchementmal.—Tut’entendaisbienaveclui?medemandaYves.J’airéponduouid’unhochementdetêtetoutenregardantfixementleboutde

meschaussures.—Lavieestmalfaite,moimonpèreétaitunsalaud.J’auraistellementaimé

qu’ilquittelamaison.Jesuispartiavantlui,pournepasdireàcausedelui.— Papa n’a jamais levé la main sur moi ! rétorquai-je pour éviter tout

malentendu.—Lemiennonplus,répliqualegardien.—Sivousvoulezqu’ondeviennecopains,ilfautsedirelavérité.Jesaisbien

quevotrepèrevousfrappait,ilvousentraînaitaufonddujardinpourvousdonner

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unerousteavecsaceinture.Mais qu’est-ce qui m’avait pris de dire ça ? Je ne savais pas comment ces

parolesétaient sortiesdemabouche.Peut-êtreque j’avaiseubesoind’avoueràYvesceque j’avaisvuce fameuxsamedialorsque jerentraisdemacolle. Ilmeregardadroitdanslesyeux.

—Quit’aracontéça?—Personne,répondis-jeconfus.—Tuessoitunfouineur,soitunmenteur.—Jenesuispasunfouineur!Etvous,quivousaditpourmonpère?— Jeportais lecourrieràMme ladirectricequand tamamanaappelépour

prévenir. La directrice était si consternée en raccrochant qu’elle en parlait àvoixhaute,répétant«Ceshommes,quelssalauds,desvraissalauds».Quandelleapris conscience que je me trouvais en face d’elle, elle s’est sentie obligée des’excuser.«PasvousYves»,ellem’adit.«Biensûrpasvous»,elleamêmerépété.Tuparles,ellepensepareildemoi,ellepensepareildenoustous;àsesyeuxonestdessalauds,monpetit,suffitd’êtreunhommepourapparteniraumauvaisclan.Situavaisvucommeelleétaitmalheureusequand l’écoleestdevenuemixte.C’estbienconnu,leshommestrompentleursfemmes,etonsedemandeavecqui?Avecqui,sinonavecdesfemmesquitrompentaussileurshommes?Etjesaisdequoijeparle.Tuverras,quandtuserasgrand.

J’auraisvoulufairecroireàYvesquejenesavaispasdequoiilparlait,maisjevenaisdeluidirequenotrecamaraderienepourraitseconstruiresurlemensonge.Jesavaisparfaitementdequoi ilparlait,depuis le jouroùmamanavaittrouvéuntube de rouge à lèvres dans la poche du manteau de papa et que papa avaitprétendu qu’il n’avait aucune idée de la façon dont il était arrivé là, jurant quec’était sûrement une mauvaise blague d’un copain de bureau. Papa et mamans’étaient disputés toute la nuit et j’en avais plus appris enun soir sur l’infidélitéqu’avectoutcequej’avaispuentendredanslessériesquemamanregardaitàlatélé. Même sans image, c’est beaucoup plus authentique quand les acteurs dudramejouentdanslachambreàcôtédelavôtre.

—Bon,jet’aiditcommentj’aisupourtonpère,repritYves,maintenantàtontour.

Laclochesonnait la finde larécré ;Yvesagrommeléquelquesmotsetm’aordonnédefilerencours.Ilaajoutéquenousn’enavionspasfini,touslesdeux.Ilestrepartiverssaremiseetmoiversmaclasse.

Jemarchaifaceausoleiletmeretournaisoudain;l’ombrequimesuivaitétaitànouveautoutepetite,cellequidevançaitlegardien,bienplusgrande.Encedébutde semaine, une chose au moins était redevenue normale et ça me rassuraitterriblement.Maman avait peut-être raison, j’avais trop d’imagination et ça mejouaitparfoisdessalestours.

***

Je n’écoutai rien en cours d’anglais. D’abord je n’avais pas pardonné à

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Mme Schaeffer de m’avoir collé et puis de toute façon j’avais l’esprit ailleurs.Pourquoimamèreavait-elletéléphonéàladirectricepourluiracontersavie,notrevie?Ellesn’étaientpasmeilleuresamiesquejesache,etjetrouvaiscegenredeconfidencetoutàfaitdéplacé.Est-cequ’elleimaginaitlesconséquencespourmoiquandlanouvelleserépandrait?Jen’avaisplusaucunechanceavecÉlisabeth.Ensupposantqu’elleaime lesgarçonsà lunettesetdepetite taille,cequidéjàétaitune supposition relativement optimiste, qu’elle soit attirée par le contraire d’unMarquès, genre grand type baraqué et assez sûr de lui, comment pourrait-ellerêverd’unaveniravecquelqu’undontlepèreavaitquittélamaisonpourtouteslesraisonsqu’onconnaissait,laprincipaleétantquesonfilsnevalaitpaslapeinederester?

J’airuminécettepenséeàlacantine,encoursdegéographie,àlarécréationde l’après-midi et sur le cheminde lamaison.En rentrant chezmoi, j’étais biendécidéàexpliqueràmamèrelagravitédupétrindanslequelellem’avaitfourré.Maisentournant laclédans laserrure, jemedisqueceserait trahirYves ;mamèrerappelleraitladirectricedèslelendemainpourluireprocherden’avoirpassugarderlesecret,ladirectricen’auraitpasbesoindemenerunegrandeenquêtepourdécouvrirl’originedelafuite.Encompromettantlegardien,jecompromettaisaussi leschancesquenotrecamaraderiedevienneunjourunebelleamitié,etcequimemanquaitleplusdanscettenouvelleécole,c’étaitunami.Qu’Yvesaittrenteou quarante ans de plus que moi m’était bien égal. Lorsque je lui avaismystérieusement chapardé son ombre, j’avais ressenti qu’il était digne deconfiance.Ilfaudraitquejetrouveunautremoyendeconfondremamère.

Nous avons dîné devant la télé, maman n’était pas d’humeur à me faire laconversation.Depuisledépartdepapa,elleneparlaitpresqueplus,commesilesmotsétaientdevenustropdifficilesàprononcer.

En allant me coucher, j’ai repensé à ce qu’Yves m’avait expliqué à larécréation:avecletempsleschosesfinissentparfoispars’arranger.Peut-êtrequedansquelquetempsmamanreviendraitmedirebonsoirdansmachambre,commeavant.Cettenuit-là,mêmelesrideauxtiréssurlafenêtreentrouvertesontrestésimmobiles,plusrienn’osaitdérangerlesilencequirégnaitdanslamaison,mêmepasuneombredanslesplisdutissu.

***

Onpourraitcroirequelecoursdemaviechangeaavecledépartdemonpère,

mais ce ne fut pas le cas. Papa rentrant souvent tard du bureau, j’avais depuislongtempspris l’habitudedepassermessoiréesentêteàtêteavecmamère.Lapromenade dominicale que nous faisions à bicyclette me manquait, mais je laremplaçaitrèsviteparlesdessinsanimésquemamanmelaissaitregarderpendantqu’ellelisaitsonjournal.Ànouvellevie,nouvelleshabitudes;nousallionspartagerunhamburgeraurestaurantducoinetnousnouspromenionsensuitedanslesruescommerçantes. Les boutiques étaient fermées, mais maman ne semblait pastoujourss’enrendrecompte.

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Àl’heuredugoûter,ellemeproposaitinvariablementd’inviterdescopainsàlamaison.Jehaussaislesépaulesetluipromettaisdelefaire...plustard.

Il avaitplu toutoctobre.Lesmarronniersavaientperdu leurs feuilleset les

oiseaux se faisaient rares sur les branches dénudées. Bientôt leur chant se tutcomplètement,l’hivernetarderaitpas.

Chaquematin, je guettais l’apparition d’un rayon de soleil,mais ilme fallutattendrelami-novembrepourqu’ilperceenfinlacouchedesnuages.

***

Aussitôt le ciel redevenu bleu, notre professeur de sciences naturelles

organisaunesortieenpleinair.Ilnerestaitquequelquesjourspourallercollecterdequoiélaborerunherbierdignedecenom.

Unautocaraffrétépourl’occasionnousdéposaenlisièredelaforêtquibordenotrepetiteville.Nousvoilà,lasection6Caugrandcomplet,affrontantl’humusetlaterreglissantepourramassertoutessortesdevégétaux,feuilles,champignons,herbeshautesetmoussesauxcouleurschangeantes.Marquèsguidait lamarche,telunsergent-chef.Lesfillesdelaclasserivalisaientdesimagréespourattirersonattention,maispasuninstantilnequittaÉlisabethdesyeux.Àl’écartdesautres,elle faisait celle qui ne s’en rendait pas compte, mais je n’étais pas dupe et jecompris,déçu,qu’elleenétaitbiencontente.

Pour avoir prêté trop d’attention au pied d’un grand chêne où poussait uneamaniteauchapeaudignedelacoiffed’unSchtroumpf,jemeretrouvaiàlatraîneet isolé du groupe. En d’autres termes, j’étais perdu. J’entendis au loin notreprofesseurcriermonprénom,maisimpossibled’identifierd’oùvenaientsesappels.

Jetentaiderejoindrelegroupe,maisjedusvitemerendreàl’évidence,soitlaforêt était sans fin, soit je tournais en rond. Je levai la tête vers les cimes desérables,lesoleildéclinaitetjecommençaisàavoirunesacréetrouille.

Tantpispourmonamour-propre, jehurlaidetoutesmesforces.Lescopainsdevaientsetrouveràbonnedistance,caraucunevoixnefaisaitéchoàmesappelsausecours.Jem’assissurlasouched’unchêneetmemisàpenseràmamère.Quiluitiendraitcompagnielesoirsijenerentraispas?Est-cequ’elleallaitcroirequej’étais parti comme papa ? Lui, au moins, l’avait prévenue. Jamais elle ne mepardonneraitdel’avoirabandonnéeainsi,surtoutaumomentoùelleavait leplusbesoindemoi.Mêmes’illuiarrivaitd’oubliermaprésencequandnousparcourionsensemble lesalléesdusupermarché,mêmesiellenem’adressaitplussouvent laparoleàcausedesmotstropdifficilesàprononcer,ousiellenevenaitplusmedirebonsoirdansmachambre,jesavaisqu’elleseraittrèsmalheureuse.Mince,j’auraisdû penser à tout ça avant de rêvasser devant ce stupide champignon. Si je leretrouvais, je ledécoifferaisd’unboncoupdepiedpourm’avoir jouécemauvaistour.

—Maisbonsang,qu’est-cequetufiches,imbécile?C’était bien la première fois depuis la rentréeque j’étais content de voir la

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têtedeMarquès,elleapparutentredeuxhautesfougères.—Le prof de sciences est dans tous ses états, il était prêt à organiser une

battue,jeluiaiditquej’allaisteretrouver.Quandonvaàlachasse,monpaterneln’arrêtepasdemedirequej’aiundonpourdénicherlemauvaisgibier.Jevaisfinirparcroirequ’ilaraison.Tutedépêches,oui!Tudevraisvoirtatête, jesuissûrque si j’avais attendu encore un peu je t’aurais surpris en larmes comme unemauviette.

Pourmebalancercesbonnesparoles,Marquèss’étaitagenouilléfaceàmoi.Lesoleilétaitdanssondosetauréolaitsatête,cequiluidonnaitunairencoreplusmenaçantqued’habitude. Ilavaitcollésonvisagesiprèsdumienque jepouvaissentirlesrelentsdesonchewing-gum.Ils’estredresséetm’adonnéuncoupsurlebras.

—Alors,onyvaoutupréfèrespasserlanuitici?Jemesuislevésansriendireetjel’ailaisséfairequelquespasenavant.C’est lorsqu’il s’est éloigné que jeme suis rendu compte que quelque chose

clochait.L’ombrequejetraînaisderrièremoidevaitmesurerunbonmètredeplusquelanormale,celledeMarquèsétaittoutepetite,sipetitequej’enaidéduitqu’ilnepouvaits’agirquedelamienne.

Si après m’avoir sauvé Marquès découvrait que j’en avais profité pour luipiquersonombre,cen’étaitplusmontrimestremaismascolaritétoutentièrequiseraitfoutue,jusqu’àl’examendesortieàmesdix-huitans.Pasbesoind’êtredouéencalculmentalpoursavoirqueçareprésentaitunpaquetdejournéesàvivreuncauchemaréveillé.

Je lui ai emboîté le pas aussitôt, bien décidé à ce que nos ombres sechevauchentànouveaupourquetoutredeviennenormalcommeavant,avantquepapanequittelamaison.Toutçan’avaitaucunsens,onneconfisquepasl’ombredequelqu’uncommeça !C’étaitpourtantbiencequivenaitdeseproduire,pour ladeuxième fois. L’ombre de Marquès s’était superposée à la mienne et, lorsqu’ils’étaitéloignédemoi,elleétaitrestéeaccrochéeauboutdemespieds.Moncoeurbattaitlachamade,j’avaislesjambesencoton.

Nousavonstraversélaclairièrevers lecheminoùleprofesseurdesciencesnaturellesetlescopainsnousattendaient.Marquèslevaitlesbrasaucielensignedevictoire,ilavaitl’aird’unchasseuretmoidutrophéequ’iltraînaitderrièrelui.Le professeur nous faisait de grands signes, pour que l’on se dépêche. Le busattendait. Je sentaisque j’allais encoreenprendrepourmongrade.Les copainsnousdévisageaient et je devinais lesmoqueriesdans leurs regards.Aumoins cesoir-là, ils auraientuneautrehistoireà raconter chezeuxque lesproblèmesdecoupledemesparents.

Élisabethétaitdéjàassisedans lebus, à lamêmeplacequ’à l’aller.Elleneregardaitmêmepasparlavitre,madisparitionn’avaitpasdûbeaucoupl’inquiéter.Lesoleilglissaitunpeuplusverslaligned’horizon,nosombress’effaçaientpetitàpetit,devenantàpeinevisibles.Tantmieux,personneneremarqueraitcequis’étaitproduitdanslaforêt.

Jegrimpaidanslebus,l’airpenaud.Leprofdesciencesmedemandacommentj’avaisfaitpourmeperdreetmeconfiaquejeluiavaisfichuunepeurbleue,maisil

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avait l’air content que tout se soit bien terminé, on en resterait là. Je suis allém’asseoirsurlabanquettedufondetjen’aiplusditunmotdetoutleretour.Detoute façon, je n’avais rien à dire, je m’étais perdu, voilà tout, ça arrive auxmeilleurs.J’avaisvuàlatélévisionundocumentairesurdesalpinisteschevronnésqui s’étaient égarés dans la montagne, et moi je n’ai jamais prétendu être unrandonneurchevronné.

Lorsquejesuisrentréàlamaison,mamanm’attendaitdanslesalon.Ellem’a

prisdanssesbrasetm’aserrétrèsfort,presquetropfortàmongoût.—Tut’esperdu?dit-elleenmecaressantlajoue.Elledevaitêtrereliéepartalkie-walkieavecladirectricedel’école,c’étaitpas

possibleautrementquelesinformationsàmonsujetcirculentaussivite.Jeluiaiexpliquémamésaventure,elleatenuabsolumentàcequejeprenne

unbainchaud.J’avaisbeauluirépéterquejen’avaispaseufroid,ellenevoulaitrienentendre.Àcroirequecebainallaitnouslaverdetouslestracasquis’étaientabattussurnosvies:pourelleledépartdepapaetpourmoil’arrivéedeMarquès.

Pendantqu’ellemefrictionnaitlescheveuxavecunshampoingquimepiquaitlesyeux,jefusbiententédeluiparlerdemonproblèmeaveclesombres,maisjesavaisqu’ellenemeprendraitpasausérieux,ellem’accuseraitencored’affabuler,alorsj’aipréférémetaireenespérantqu’ilferaitmauvaistempslelendemain,lesombresresteraientainsivoiléesparlagrisailleduciel.

Audîner,j’aieudroitàdurosbifetdesfrites,jedevraispenseràmeperdreplussouventenforêt.

***

Mamanentradansmachambreà7heuresdumatin.Lepetitdéjeunerétait

prêt,jen’avaisplusqu’àfairematoilette,àm’habilleretàdescendreillicosijenevoulaispasêtreenretard.Enfait, j’auraisbienaiméarriverenretardà l’école,j’auraismêmeadoréneplusyallerdutout.Mamanm’annonçaqu’ilallaitfaireunetrès belle journée, et ça la mettait de bonne humeur. J’entendis ses pas dansl’escalieretjem’enfouisaussitôtsousmacouette.J’aisuppliémespiedsd’arrêterden’enfairequ’àleurtête,jelesaisuppliésdeneplusvolerd’ombresetsurtoutderendrelasienneàMarquèsdèsquepossible.Biensûr,parleràsespiedsaupetitmatinçapeutparaîtrebizarre,maisilfautsemettreàmaplacepourcomprendrecequej’endurais.

Mon cartable solidement accroché dans le dos, je marchais vers l’école enréfléchissantàmonproblème.Pourprocéderàl’échangeincognito,ilfallaitencorequel’ombredeMarquèsetlamiennesechevauchentànouveau;cequisignifiaitaussi que je devais trouver un prétexte pour m’approcher de Marquès et luiadresserlaparole.

La grille de l’école était à quelques mètres, j’inspirai un grand coup avantd’entrer. Marquès était assis sur le dossier du banc, entouré des copains quil’écoutaient raconter ses histoires. Le dépôt des candidatures à l’élection du

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déléguédeclasseavaitétéfixéàlafindelajournée,ilétaitenpleinecampagneélectorale.

J’avançai vers legroupe.Marquèsavait dû sentirmaprésence car il s’étaitretournéetmelançaitunmauvaisregard.

—Qu’est-cequetuveux?Lesautresguettaientmaréponse.—Teremercierpourhier,dis-jeenbalbutiant.—Ehbienc’estfait,maintenanttupeuxallerjouerauxbilles,m’a-t-ilrépondu

tandisquelescopainsricanaient.Jeressentisalorsune forcedansmondos,une forcequimepoussaità faire

troispasversluiaulieudemeretirercommeilmel’avaitordonné.—Quoiencore?demanda-t-ilenhaussantleton.Je jure que ce qui s’est passé ensuite n’était pas prévu, que je n’avais pas

prémédité une seconde ce que j’allais pourtant dire d’une voix assurée qui mesurpritmoi-même.

—J’aidécidédemeprésenterà l’électiondudéléguédeclasse, jepréféraisqueleschosessoientclairesentrenous!

La forceme poussaitmaintenant en sens inverse, cette fois en direction dupréauverslequelj’avançais,commeunsoldatdroitdanssesbottes.

Pasunbruitderrièremoi.Jem’attendaisàentendredesricanements,seulelavoixdeMarquèsbrisalesilence.

—Alors,c’estlaguerre,dit-il.Tuvasleregretter.Jenemeretournaipas.Élisabeth, qui ne s’était pas mêlée au groupe, croisa mon chemin et me

chuchotaqueMarquèsluitapaitsurlesnerfs,puiselles’éloignaenfaisantcommesiderienn’était.J’estimaiquemaduréedevien’iraitpasau-delàdelaprochainerécréation.

Et à la récréation, le soleil pointait au-dessus de la cour. Je regardais lesélèvesquicommençaientunepartiedebasket,quandj’aivus’allongerdevantmespiedscequejeredoutaistant.Nonseulementmonombreétaittropgrandepourêtrelamienne,maisjenemesentaisplustoutàfaitlemême.Combiendetempsavant que quelqu’un s’en aperçoive et révèle ce secret quime terrorisait ? Parmesuredeprécaution, j’ai regagné lepréau.Luc, le filsduboulanger,qui s’étaitcassélajambependantlesvacancesetportaitencoreuneattelle,m’afaitsignedevenirlerejoindre.Jemesuisassisprèsdelui.

—Jet’avaissous-estimé.C’estdrôlementgonflécequetuviensdefaire.—C’estplutôtsuicidaire,répondis-je,etpuisjen’aiaucunechance.—Situveuxgagner,tudoischangerd’étatd’esprit.Rienn’est jamaisperdu

d’avance,ilfautavoirlavolontéd’unvainqueurpouravoirseschances,c’estmonpèrequiditça.Etpuisjenesuispasd’accordavectoi.Jesuissûrque,sousleursairsdebonscamarades,ilyenaplusd’unquinelesupportentpas.

—Quiça?—Tonrival,dequiveux-tuquejeparle?Entoutcas,tupeuxcomptersurmoi,

jesuisdetoncôté.

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Cettepetiteconversationderiendutoutétaitlaplusbellechosequimesoitarrivéedepuis la rentrée.Cen’était encorequ’unepromesse,mais la seule idéed’avoirenfinuncopaindemonâgesuffisaitàmefaireoubliertout lereste,monaffrontementavecMarquès,monproblèmed’ombreet,pendantquelquesinstants,j’enoubliaimêmequepapaneseraitplusàlamaisonpourquejeluiracontetoutça.

Lemercredi,c’étaitlaquilleà15h30.Aprèsavoirinscritmonnomsurlaliste

descandidaturespunaiséesurletableauenliègedusecrétariatdel’école–j’avaisremarquéàcesujetquemonnométaitleseulàfigurersousceluideMarquès–,jerepris le chemin de lamaison, en proposant à Luc de le raccompagner chez luipuisquenoushabitionsdanslemêmequartier.

Nousmarchions l’un à côtéde l’autre sur le trottoir et je redoutais qu’il serendecomptequequelquechoseclochaitavecnosombres,lamiennes’étiraitbienplusloinquelasiennealorsquenousmesurionspresquelamêmetaille.Maisilneprêtaitaucuneattentionànospas,peut-êtreàcausedesonattellequiluifichaituncomplexe.Lesélèvesl’appelaientCapitaineCrochetdepuislejourdelarentrée.

Enpassantàlahauteurdelapâtisserie,ilmedemandasiunpainauchocolatmetenterait. Jen’avaispasassezd’argentdepochepourm’enoffrirun,maiscen’étaitpasgrave, j’avaisdansmoncartableun sandwichauNutellapréparéparmaman,ceseraittoutaussibonetonpouvaitselepartager.Lucéclataderireetmeditquesamèren’avaitpasl’habitudedeluifairepayersesgoûters.Puisilmemontra fièrement la devanture de la boulangerie. Sur la vitrine, en lettresdélicatementpeintesàlamain,onpouvaitlire«BoulangerieShakespeare».

Etdevantmonairahuri,ilmerappelaquesonpèreétaitboulangeretqueçatombaitbienparcequela«BoulangerieShakespeare»,c’étaitjustementcelledesesparents.

—Tut’appellesvraimentShakespeare?—Oui,vraiment,maisaucunliendeparentéaveclepèred’Hamlet,c’estjuste

unsynonyme.—Homonyme!repris-je.—Situveux.Bon,onlemangecepainauchocolat?Lucpoussalaportedumagasin.Samamanétaitrondecommeunebrioche,et

souriante.Ellenousaccueillitavecunaccentquin’étaitpasducoin.LamamandeLucavaitunevoixchantante,unevoixàvousmettretoutdesuitedebonnehumeur,unefaçondeparlerquivousfaisaitvoussentirlebienvenu.

Ellenousproposaunpainauchocolatouunéclairaucaféet,avantquenousayonseuletempsdechoisir,elledécidadenousoffrirlesdeux.J’étaisgêné,maisLucmeditquesonpèreenfabriquaittoujourstropetquedetoutefaçon,cequineseraitpasvenduenfindejournéeseraitbonpourlapoubelle,alorsautantnepasgâcher.Nousavonsdévorénotrepainauchocolatetnotreéclairaucafésansnousfaireprier.

Lamaman de Luc lui demanda de garder lemagasin, le temps qu’elle aillechercherlanouvellefournéedepainsdansl’atelier.

Çamefaisaitundrôled’effetdevoirmoncopainassissurletabouretderrière

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lacaisse.Soudain,jenousimaginaisavecvingtansdeplus,enhabitsd’adultes,luidanslapeauduboulangeretmoidanscelled’unclientdepassage...

Mamanmeditsouventquej’ail’imaginationgalopante.J’aifermélesyeuxet,étrangement,jemesuisvuentrerdanscetteboulangerie,j’avaisunepetitebarbeet je tenais une sacoche à lamain, peut-être que quand je serai grand, je seraimédecinoucomptable;lescomptablesaussiportentdessacoches.J’avanceversleprésentoiretcommandeunéclairaucaféquandsoudain, jereconnaismonvieuxcopaind’école.Jenel’aipasrevudepuistoutescesannées,ontombedanslesbrasl’undel’autreetonpartageunéclairaucaféetunpainauchocolatensouvenirdubontemps.

Jecroisquec’estdanscetteboulangerie,enregardantmoncopainLucjoueraucaissier,quej’aiprisconscience,pourlapremièrefois,quej’allaisvieillir.Jenesaispaspourquoi,maispourlapremièrefoisaussi,jen’aipluseuenviedequittermonenfance,plusdutouteuenvied’abandonnercecorpsquejetrouvaisjusque-làtrop petit. Je me sentais vraiment bizarre depuis que j’avais piqué l’ombre deMarquès,ildevaityavoirdeseffetssecondairesàcetétrangephénomèneetcetteidéen’étaitpasfaitepourmerassurer.

QuandlamèredeLucremontadufournilavecunegrilledepetitspainschaudsquisentaientdrôlementbon,Lucluiditqu’iln’yavaiteuaucunclient.Ellesoupiraenhaussantlesépaules,arrangealespetitspainssurl’étagèredelavitrineetnousdemandasinousn’avionspasdesdevoirs.J’avaispromisàmamandefinirlesmiensavantsonretour, jeremerciaiencoreLucetsamèreet jerepris lechemindelamaison.

Aucarrefour,j’aidéposémonsandwichauNutellasurunmuret,pourlegoûter

desoiseaux;jen’avaisplusfaimetjenevoulaissurtoutpasvexermamèreenluilaissant croire que ses goûters étaient moins bons que les gâteaux deMmeShakespeare.

Devantmoi, l’ombre s’était encore allongée. Je rasais lesmurs, de peur decroiserunautrecopain.

Arrivéàlamaison,j’aifoncédanslejardinpourétudierlephénomènedeplusprès. Papa dit que pour grandir il faut apprendre à affronter ses peurs, lesconfronteràlaréalité.C’estcequej’aitentédefaire.

Certainspassentdesheuresdevantlemiroirenespérantyvoirunautrerefletqueleleur,moij’aijouétoutelafind’après-midiavecmanouvelleombreet,àmagrandesurprise,j’airessenticommeunerenaissance.Pourlapremièrefois,mêmesicen’étaitqu’ennégatif imprimésur lesol, j’avais l’impressiond’êtreunautre.Quandlesoleilestpasséderrièrelacolline,jemesuissentiunpeuseuletpresquetriste.

Aprèsundînerviteexpédié,mesdevoirsétaientfaitsetmamanregardaitsonfeuilleton préféré – elle avait décrété que la vaisselle attendrait –, j’ai pum’échapperaugreniersansmêmequ’elles’enrendecompte. J’avaisune idéeentête.Là-haut,dans les soupentes, il y avaitunegrande lucarne, rondecomme lapleinelune,etlaluneétaitparfaitementpleinecesoir-là.Ilfallaitàtoutprixquej’éclaircisse ce qui m’arrivait. Ce n’était pas anodin demarcher sur l’ombre de

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quelqu’un et de repartir avec. Puisque maman me disait que j’avais tropd’imagination, j’aidécidéd’allervérifierçaaucalmeet leseulendroitoù jesuisvraimentaucalme,c’estdanslegrenier.

Là-haut,c’étaitmonmondeàmoi.Monpèren’yallaitjamais,c’étaittropbasdeplafond,ilsecognaittoujourslatêteetçaluifaisaitdiredesmotsterribles,dugenre«putain»,«bordel»et«merde».Parfois les troisenuneseulephrase.Moi,sij’enavaisditunseul,j’enauraisprispourmongrade,maislesadultesontdroit à des tas de trucs qui nous sont interdits.Bref, dès que j’ai été en âgedegrimperaugrenier,monpèrem’aenvoyéàsaplaceetj’étaisravideluirendreceservice.Pourêtretoutàfaithonnête,audébutlegreniermefaisaitunpeupeur,àcause de la pénombre, mais plus tard, ça a été tout le contraire. J’adorais mefaufileraumilieudesmallesetdesvieillesboîtesencarton.

Dansl’uned’elles,j’avaisdécouvertunecollectiondephotosdemamanquandelleétaittrèsjeune.Mamanesttoujoursbellemaislà,elleétaitcarrémentjolie.Etpuis,ilyavaitlaboîtequicontenaitlesphotosdumariagedemesparents.C’estfoucommeilsavaientl’airdes’aimercejour-là.

Enlesregardant,jemesuisdemandécequis’étaitpassé:commenttoutcetamouravaitpudisparaître?Etsurtout,oùétait-ilparti?L’amour,c’estpeut-êtrecommeuneombre,quelqu’unlepiétineetpartavec.Peut-êtrequetropdelumière,c’estdangereuxpourl’amour,oualorsc’estlecontraire,sanslumière,l’ombred’unamour s’effaceet finit par s’enaller. J’ai piquéunephotodans l’album rangéaugrenier : papa tient lamain demaman sur le perron de lamairie.Maman a leventreunpeurond,ducoup,jesuisunpeulàmoiaussi.Autourdemesparents,ilyadesonclesetdestantes,descousinsetcousinesquejeneconnaispasettoutcemonde a l’air de s’amuser. Peut-être que jememarierai un jourmoi aussi, avecÉlisabethsielleestd’accord,sijeprendsquelquescentimètres,disonsunebonnetrentaine.

Danslegrenierilyavaitaussidesjouetscassés,tousceuxquejen’avaispasété capable de remonter après avoir étudié de près comment ils avaient étéfabriqués. Bref, aumilieu du bric-à-brac demes parents, jeme sentais dans unautreunivers,ununiversàmataille.Monmondeàmoisetrouvaitdansmamaison,maissouslestoits.

Me voilà face à la lucarne, jeme tiens bien droit pour regarder la lune se

lever,elleestpleineetsalumièreseposesurlesplanchesenboisdugrenier.Onvoitmêmeflotterdesparticulesdepoussièreensuspensiondansl’air,çadonneuncôtépaisibleaulieu,c’estsicalmeici.Cesoir,avantleretourdemaman,jesuisallédansl’ancienbureaudepapapourycherchertoutcequejepouvaisliresurlesombres. La définition de l’encyclopédie était un peu compliquée,mais grâce auxillustrationsj’aipuapprendrepasmaldetrucssurlafaçondelesfaireapparaître,delesdéplaceroudelesorienter.Monstratagèmedevait fonctionnerdèsquelaluneseraitdansl’axe.Jeguettaiscemomentavecimpatience,enespérantqu’elleseraitenbonneplaceavantlafindufeuilletondemaman.

Enfin,cequej’attendaiss’estproduit.Droitdevantmoi,j’aivul’ombres’étirersurleslattesdugrenier.J’aitoussotéunpeu,prismoncourageàdeuxmainsetj’ai

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affirméd’unevoixfranchecedontj’étaisdésormaiscertain.—Tun’espasmonombre!Je ne suis pas fou et j’avoue avoir eu sacrément peur quand j’ai entendu

l’ombremerépondredansunmurmure.—Jesais.Silencedemort.Alorsj’aipoursuivi,labouchesècheetlagorgeserrée.—Tuesl’ombredeMarquès,c’estça?—Oui,a-t-ellesouffléàmesoreilles.Quandl’ombres’adresseàmoi,c’estunpeucommelorsqu’onaunemusique

danslatête,iln’yapasdemusicienmaisonentendpourtantdefaçonaussiréellequesiunorchestreimaginairejouaittoutprèsdesoi.Çafaitlemêmeeffet.

—Jet’ensupplie,nedisrienàpersonne,m’aditl’ombre.—Qu’est-cequetufaislà?Pourquoimoi?ai-jedemandé,inquiet.—Jemesuisévadée,tunet’enespasdouté?—Pourquoitut’esévadée?—Tusaiscequec’estqued’êtrel’ombred’unimbécile?C’estinsupportable,

jen’enpeuxplus.Déjàquand il étaitpetit c’étaitpénible,maisplus il grandit etmoins je le supporte.Lesautresombres, la tienneenparticulier, semoquentdemoi. Si tu savais la chance qu’a ton ombre, et si tu savais aussi ce qu’elle estarroganteavecmoi.Toutçaparcequetuesdifférent.

—Jesuisdifférent?—Oubliecequejeviensdedire.Lesautresombresaffirmentqu’onn’apasle

choix,onestl’ombred’uneseulepersonne,etpourtoujours.Ilfaudraitquecettepersonnechangepourquevotresorts’améliore.AvecMarquès,autanttedirequelefuturquim’attendn’estpasdesplusglorieux.Tuimaginesmasurprisequandj’aisentiquejepouvaismedétacherdelui,aumomentoùtut’esretrouvéàsescôtés?Tu as un pouvoir extraordinaire, alors je n’ai pas réfléchi, c’était lemoment oujamaisdemefairelabelle.J’aiunpeuprofitédemataille,àforced’êtrel’ombredeMarquès,j’aidesexcuses.J’aipoussélatiennepourprendresaplace.

—Etmonombre,t’enasfaitquoi?—À ton avis ? Il fallait bien qu’elle se raccroche à quelque chose, elle est

repartieavecmonancienpropriétaire.Elledoitfaireunesaletêteencemoment.—C’estdégueulasse,cequetuasfaitàmonombre.Dèsdemain,jeterendsà

Marquèsetjelarécupère.— Je t’en prie, laisse-moi rester avec toi. Je voudrais savoir ce que ça fait

d’êtrel’ombredequelqu’undebien.—Jesuisquelqu’undebien?—Tupeuxledevenir.— Non, c’est impossible que je te garde, les gens vont finir par se rendre

comptequequelquechosenevapas.—Lesgensne fontdéjàpasattentionauxautres,alorsà leursombres...Et

puis,c’estdansmanaturederesterdansl’ombre.Avecunpeud’entraînementetdecompliciténousfinironsbienparyarriver.

—Maistumesuresaumoinstroisfoismataille.—Ceneserapastoujours lecas,cen’estqu’unequestiondetemps.Disons

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que jusqu’àcequetugrandisses, tudevras toiaussi resterunpeudans l’ombre,maisdèsquetuauraspoussé,c’estmoiquit’entraîneraiverslalumière.Réfléchis,c’estunsacréavantaged’avoirl’ombred’ungrand.Sansmoi,tuneteseraisjamaisprésenté à l’élection du délégué de classe.Qui t’a donné confiance en toi, à tonavis?

—C’esttoiquim’aspoussé?—Quid’autre?confial’ombre.Soudain, j’entendis lavoixdemamèremedemander,dubasde l’échellequi

grimpeaugrenier,avecquijepouvaisbiendiscuter.Jeluiairépondusansréfléchirque je parlais avecmonombre.Évidemment, elle a répliquéque je feraismieuxd’allermecoucher,aulieudediredesâneries.Lesadultesnevouscroientjamaisquandvousleurconfiezdeschosessérieuses.

L’ombreahaussélesépaules,j’aieul’impressionqu’ellemecomprenait.Jemesuiséloignédelalucarneetelleadisparu.

***

J’aifaitunrêvevraimentétrangecettenuit-là.Jepartaisàlachasseavecmon

père, et même si je n’aime pas la chasse, j’étais heureux de le retrouver. Je lesuivais,maisilneseretournaitjamaisetjenepouvaispasvoirsonvisage.L’idéedetuerdesanimauxnemeprocuraitaucunplaisir.Ilm’envoyaitenéclaireuràtraversdeschampsimmensesoùs’élevaientdehautesherbesroussiesparlesoleil,quelevent faisait onduler doucement. Je devais progresser en tapant dansmesmainspourque les tourterelless’envolent,alors il leur tiraitdessus.Pourempêchercemassacre, j’avançais le plus lentement possible. Quand je laissais filer un lapinentremes jambes,monpèreme traitait de bon à rien juste capable de lever lemauvaisgibier.C’estcettephrasequim’afaitcomprendre,dansmonrêve,quecethommeau loinn’étaitpasmonpère,maisceluideMarquès. Jeme trouvaisà laplacedemonennemi,etcen’étaitpasunesensationagréabledutout.

Biensûr, j’étaisplusgrandet jemesentaisplus fortqued’habitude,mais jeressentaisuneprofondetristesse,commesiunchagrinm’avaitenvahi.

Après la chasse, nous sommes rentrés dans une maison qui n’était pas la

mienne.Jemesuisretrouvéassisàlatabledudîner,lepèredeMarquèslisaitsonjournal, samère regardait la télévision, personne ne s’adressait la parole. Cheznousonparlaitbeaucoupàtable;quandpapaétait là, ilmedemandaitcomments’étaitpasséemajournée,etdepuissondépart,mamanm’interrogeaitàsaplace.MaislesparentsdeMarquèssemoquaientbiendesavoirs’ilavaitfaitsesdevoirs.J’auraisputrouverçaépatant,enfaitc’étaittoutlecontraire,etj’aicomprisd’oùvenaitcettepeinesoudaine;mêmesiMarquèsétaitmonennemi,j’étaistristepourlui,tristedel’indifférencequirégnaitdanssamaison.

***

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Quandleréveilasonné,j’étaisennage.J’avaislesoufflecourtetjemesentais

aussibrûlantqueparun jourde fièvre,mais soulagéque tout çan’ait étéqu’uncauchemar.Ungrandfrissonm’aparcouruettoutestredevenunormal.Cematin-là,retrouverlesmursdemachambreasuffiàmerendreheureux.Enfaisantmatoilette, jeme suis demandé si je devais raconter àmamère ce quim’arrivait.J’auraisvoulupartagercesecretavecellemaisjedevinaisdéjàsaréaction.

La première chose que j’ai faite en descendant dans la cuisine a été demeprécipiter à la fenêtre. Le ciel était couvert, pas la moindre trace de bleu àl’horizon,mêmepasdequoi tailleruneculottedemarincommedisaitmonpère,quandilserésignaitàannulersapartiedepêche.J’aibondisurlatélécommandepourallumerlatélé.

Maman ne comprenait pas pourquoi jem’intéressais autant à lamétéo. J’airaconté que je préparais un exposé sur le réchauffement climatique et je lui aidemandédebienvouloirmelaisserécoutersansinterrompretoutletempsladamequi annonçait qu’un front nuageux dû à une forte zone de dépression allaits’installerdansnotrerégionpendantplusieurs jours.Moiaussi j’allaissacrémentdéprimer si le soleil ne revenait pas rapidement. Avec tous ces nuages, aucunechance de voir les ombres apparaître, impossible donc de rendre la sienne àMarquès.J’aiprismoncartableetsuispartiàl’école,avecunebouleauventre.

***

Lucpassaittouteslesrécrésassissurlebanc.Avecsonattelleetsabéquille,il

n’avaitpasgrand-chosed’autreàfaire.Jel’airejointetilm’amontréMarquèsdudoigt.Cegrandimbécileallaitserrer lesmainsdetous lesélèvesde laclasseetfaisaitsemblantdes’intéresserauxdiscussionsdesfilles.

—Tiens,aide-moiàmarcher,j’ailajambetoutankylosée.Jeluiaitendulamainetnoussommespartisfairequelquespas.Çadevaitêtre

monjourdechance,aumomentoùons’estapprochésdeMarquès,uneminusculeéclaircie apercé le ciel obscur. J’ai regardéaussitôt le solde la cour, c’était unvéritablefouillis,touteslesombressechevauchaient,commepourunconciliabule– on avait appris ce mot au cours d’histoire juste avant la récré. Marquès s’estretournéversnousetnousafaitcomprendred’unregardquenousn’étionspaslesbienvenusdanslesparages.Lucahaussélesépaules.

— Viens, il faut que je te parle. Le jour du vote approche, m’a-t-il dit ens’appuyant sur sa béquille. Je te rappelle que les élections ont lieu vendredi, ilseraittempsquetufassesquelquechosequiterendeunpeupopulaire.

LesmotsdeLucavaientsonnécommeunephrased’adulte.Leregarderboiterainsi, ledosunpeuvoûté,mereplongeaaussitôtdansundrôledesonge.Jenousvoyaisànouveau tous lesdeux,bienplusvieuxquenousne l’étions,encoreplusvieuxqueladernièrefoisdanslaboulangerie.Àcroirequenotreamitiéavaitdurétoute une vie. Luc n’avait presque plus de cheveux, son front dégarni remontaitjusqu’aumilieuducrâne.Ilavaitlestraitstirés,lapeaudesonvisageétaitflétrie,

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maissesyeuxbleusbrillaienttoujoursautant,cequejetrouvaisrassurant.—Qu’est-cequetuvoudraisfaireplustard?luidemandai-je.—Jenesaispas,ilfautdéciderdeçatoutdesuite?— Non, pas forcément, enfin, je ne crois pas. Mais si tu devais choisir

maintenant,tuvoudraisfairequoi?—Reprendrelaboulangeriedemesparents,j’imagine.—Jevoulaisdire,situavaislechoixdefaireautrechose?—J’aimeraisêtrecommeM.Chabrol,lemédecin,maisjenecroispasquece

sera possible.Mamandit qu’au train où vont les choses, il n’y aura bientôt plusassezdeclientspourquelaboulangerieprospère.Depuisquelesupermarchévenddupain,mesparents ont dumal à joindre les deuxbouts, alors tu imagines,mepayerdesétudesdemédecine!

Je savais que Luc ne serait pasmédecin, je le savais de toutesmes forcesdepuisquenousavionspartagéunpainauchocolatetunéclairaucafé,depuisquejel’avaisvuassisderrièrelacaisse.Lucresteraitdansnotrepetiteville;safamillen’auraitjamaislesmoyensdeluioffrirdequoifairedelonguesétudes.

D’uncôté,c’étaitunebonnenouvelleparcequeçasignifiaitquelaboulangerierésisterait à la guerre du supermarché, mais il ne serait jamais docteur. Je nevoulaispasleluiannoncer,jedevinaisqueçaluiferaitdelapeine,peut-êtremêmequeçaledécouragerait,ilétaitpourtantlemeilleurensciencesnaturelles.Alorsjemesuistuetj’aigardécesecretpourmoi.Ilfautquejefasseattentionoùjemetslespieds,quejesurveillechacundemespas.Mêmeparjourdemauvaistemps,onn’estpasàl’abrid’unepetiteéclaircie.Savoiràl’avancecequivaarriverauxgensqu’onaimebien,çanerendpasnécessairementheureux.

—Alors,pourcetteélection,qu’est-cequetucomptesfaire?J’avaisuneautrequestionentête.—Luc,situavaislepouvoirdedevinercequelesgenspensent,ouplutôtce

quilesrendmalheureux,tuferaisquoi?— Où est-ce que tu vas chercher des idées pareilles ? Ça n’existe pas, ce

pouvoir-là.—Jelesaisbien,maissiçaexistaitquandmême,commenttul’utiliserais?— Je ne sais pas, ce n’est pas très marrant comme pouvoir, j’imagine que

j’auraispeurquelemalheurdesautresdéteignesurmoi.—C’esttoutcequetuferais?Tuauraispeur?—Chaquefindemois,quandmesparentsfontlescomptesdelaboulangerie,

jelesvoisinquiets,maisjenepeuxrienyfaireetçamerendmalheureux.Alorssijedevaisressentirlemalheurdetouslesgens,ceseraitterrible.

—Etsitupouvaischangerlecoursdeschoses?—Ben, j’imagineque je le ferais.Bon, tonpouvoirme fiche le cafard,alors

revenonsàcetteélectionetréfléchissonsensemble.—Luc,situdevenaismaireduvillageplustard,çateplairait?Luc s’adossa au mur de l’école pour reprendre un peu son souffle. Il me

regardafixementetsonairsombrefitplaceàungrandsourire.—J’imaginequeceseraitchouette,mesparentsaimeraientbiença,etpuisje

pourrais faire passer une loi pour interdire au supermarché d’ouvrir un rayon

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boulangerie.Jecroisquej’interdiraisaussilerayonarticlesdepêche,parcequelemeilleurcopaindemonpère,c’estledroguistesurlaplacedumarchéetluiaussisesaffairesvontmaldepuisquelesupermarchéluifaitdelaconcurrence.

— Tu pourrais même faire voter une loi qui interdirait complètement lesupermarché.

—Jecroisquequandjeseraimairede laville,meditLucenmetapantsurl’épaule,jeteprendraicommeministreduCommerce.

Plustardenrentrantàlamaison,ilfaudraitquejedemandeàmamèresilesmaires ont desministres, j’aimerais bien être leministre deLucmais j’ai quandmêmeunpetitdoute.

Dans lecouloirquimenaità lasalledeclasse, j’aiespéréque leschosesseseraientremisesenordrependantl’éclaircieàlarécré,etquel’ombredeMarquèsaurait retrouvé son propriétaire ; j’ai prié pour qu’à la prochaine éclaircie jeretrouve lamienneauboutdemeschaussuresetenmêmetemps,aussiétrangequecelaparaisse,jemesuissentiunpeulâched’avoirpenséça.

***

Laleçondemathématiquesvenaitdecommencerquandunbruitassourdissant

se fit entendredans la cour.Lescarreauxvolèrentenéclats, leprofesseurnoushurladenousjeteràterre.Iln’eutpasbesoindenouslerépéterdeuxfois.

S’ensuivitcommeunsilencedemort.M.Gerbierserelevalepremieretnousdemandasil’undenousétaitblessé,ilavaitl’airterrorisé.Àpartquelqueséclatsdeverredanslescheveuxetdeuxfillesquipleuraientsansqu’onsachepourquoi,tout allait plutôt bien, sauf les fenêtres qui faisaient vraiment la gueule et lespupitrestoutendésordre.Leprofesseurnousfitsortirauplusviteetnousordonnade nousmettre en file indienne. Il quitta la classe en dernier et courut dans lecouloirpour semettredevantnous. Jene saispas s’ils avaient répété l’exerciceentreprofsmaistouteslesautresclassesavaientfaitcommenousetilyavaitunmondefou;laclochedelarécrésonnaitàtout-va.Danslacour,lespectacleétaithallucinant.Presquetouteslesfenêtresdel’écoleétaientànuetonvoyaits’éleverunecolonnedefuméederrièrelaremisedugardien.

—MonDieu,c’estlaciternedegaz!criaM.Gerbier.JenevoyaispascequeDieuvenaitfairelà-dedans,àmoinsqu’ilaiteubesoin

d’utiliserunbriquetgéantetqu’ilaitunpeumerdouilléaumomentdes’enservir.Enmêmetemps,avectoutcequ’onnousditsurlescigarettes,jevoyaismalDieuentraindes’engrillerune,maisbon,onnesaitjamais,peut-êtrequesespoumonsà luinecraignentrien,vuqu’ilestdéjàauciel.N’empêche, lacolonnede fuméemontaitquandmêmejusqu’àlui,maisc’étaitsûrementqu’unecoïncidence.

Mmeladirectriceétaitdanstoussesétats,elleordonnaitauxprofesseursdenouscompterpourlatroisièmefoisetn’arrêtaitpasdetournerenrondenrépétant«Vousêtessûrsqu’ilssonttouslà?»Etpuis,unprénomluivenaitentête,alorsellecriait«Mathieu,lepetitMathieu,ilestoù?Ah,ilestlà!»,puisellepassaitàunautre.Heureusementellen’avaitpaspenséàmoi,jen’avaisvraimentpasbesoin

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qu’onrappellequej’étaispetit,encoremoinsenpleinepériodeélectorale.Il y avait un sacré grabuge à l’endroit de l’explosion. On entendait le

crépitementdesflammes,ellesgrimpaientdeplusenplushautderrièrelaremisedugardien,onvoyaitmêmeleursombresdansersurletoit.Etdevantmoi,j’aivucelled’Yves,commesielleétaitvenuemetrouver.Jel’aivueavancer,jesavaisquec’étaitmoiqu’ellecherchait,jelesentaisdetoutesmesforces.Mmeladirectriceetles professeurs étaient bien trop occupés à recompter les élèves pour faireattention à moi, alors je me suis mis à marcher vers la remise, où l’ombrem’entraînait.

Onentendaitdanslelointainhurlerdessirènes,maisellesétaientencorebienloin.L’ombred’Yvesmeguidaittoujours,jemedirigeaiverslacolonnedefumée,lachaleur grandissait, j’avais de plus en plus demal à progresser. Il fallait que j’yaille,jecroisquej’avaiscomprispourquoil’ombreétaitvenueàmoi.

J’étaispresquearrivéàlaremisedugardienquandlesflammessesontmisesàlécher le toit. J’avais peur mais j’avançais quand même. Soudain j’ai entenduMmeSchaefferhurlermonprénom.Ellecouraitderrièremoi.Ellenecourtpastrèsvite,MmeSchaeffer.Ellemecriaitderevenir immédiatement. J’auraisbienvoululuiobéirmaisjenepouvaispasetj’aicontinuéversoùl’ombremedisaitd’aller.

Devant la remise, la chaleur était devenue insupportable, j’allais tourner lapoignéedelaportequandlamaindeMmeSchaefferm’asaisiparl’épauleetm’atiréenarrière.Ellem’alancéunregardincendiaire,c’étaitdecirconstance,maisjesuisrestécampésurmesjambesetj’airefusédereculer.Jefixaiscetteporte,monregardnepouvaitpass’endétacher.Ellem’aattrapéparlebras,acommencéparmepasserunsavon,maisj’airéussiàmelibéreretjesuisrepartiaussitôtversla remise. Et puis quand je l’ai sentie revenir dansmon dos, je lui ai dit ce quej’avaissurlecoeur,c’estsortid’uncoup.

—Il fautsauverlegardien!Ilestpasdanslacour, ilestdanssaremiseentraindesuffoquer.

C’estMmeSchaefferquiafaillisuffoquerquandellem’aentenduluidireça.Ellem’aordonnédereculer,etlà,cequ’elleafaitm’enabouchéuncoin.Elleestplutôtdugenremenue,MmeSchaeffer,rienàvoiraveclamèredeLuc,etpourtant,elleadonnéundecescoupsdepieddans laporte, laserruren’apasrésistéaucharmedesontibia.MmeSchaefferestentréetouteseuledanslaremiseetelleenestressortiedeuxminutesplustardentraînantYvesparlesépaules.Jel’aiquandmêmeunpeuaidéejusqu’àcequeleprofdegymvienneprendrelarelèveetqueMme la directrice m’attrape par le fond de la culotte pour me ramener sous lepréau.

Lespompierssontarrivés.Ilsontéteintl’incendie,puisilsontemmenéYvesàl’hôpitalaprèsnousavoirrassuréssursonsort.

Mmeladirectriceétaitvraimentbizarre,ellen’arrêtaitpasdem’engueuleretenmêmetempsellesemettaitàpleurerenmeserrantdanssesbras,medisantquej’avaissauvéYves,quepersonnen’avaitpenséàlui,saufmoi,etqu’elleneselepardonneraitjamais.Brefelleavaitunmalfouàsedécider.

Le chef des pompiers est venu me voir. Rien que moi. Il m’a demandé de

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tousser,ilaregardémespaupièresetl’intérieurdemabouche,etm’aexaminédespiedsàlatête.Puis,ilm’adonnéunetapedansledos,enmedisantquesijevoulaisrejoindresabrigadequandjeseraisgrand,ilseraitheureuxdemecompterdanssesrangs.

J’aipuconstaterquemamann’étaitpaslaseulemèrereliéepartalkie-walkieavecMmeladirectriceparcequejel’aivuedébarqueravecpleind’autresparentsdanslacour,tousaussipaniqués.

Onestrentrésàlamaison,l’écoleétaitfiniepourlajournée.Le vendredi suivant, j’ai gagné l’électiondudéléguéde classe à l’unanimité,

moinsunevoix.CecondeMarquèsavaitvotépourlui.

***

J’airetrouvéLucaprèsledépouillementdesbulletinsdevote.Iln’ariendit,il

s’estjustecontentédesourire.Onluiavaitenlevésonattellelematinmêmeetilm’a montré sa jambe guérie, elle était quand même beaucoup plus mince quel’autre.

***

Huit jours après l’explosionde la citerne,Yves est revenuà l’école. Il avait

l’airnormal,àpartunbandageautourdufrontquiluidonnaitunairdepirate.Çalui allait plutôt bien, comme si jusque-là, il manquait quelque chose à sapersonnalité.Jenesavaispass’ilfallaitleluidire,jeverraisbiensil’occasionseprésentaitunjourdeparlerdepirates.

Àl’heuredelacantine,jesuissortiavantlesautres,jen’avaispastrèsfaim.Yvesétaitaufonddelacour, ilregardaitcequirestaitdesaremise,c’est-à-direpasgrand-chose.Ilétaitpenchésurlesdébris,unenchevêtrementdeboutsdeboiscalcinés qu’il soulevait délicatement. Je me suis avancé vers lui mais, sans seretourner,ilm’adit:

—T’approchepas,c’estdangereux,tupourraisteblesser.Çamesemblaitpassidangereuxqueçamaisj’aipasvoululuidésobéir.Jesuis

restéunpeuenarrière,ilsavaitbienquej’étaislàmaisaudébut,ilafaitcommeside rien n’était. Je me demandais ce qu’il cherchait, il n’y avait vraiment rien àsauveraumilieude ce fatras.Puis il a saisi un truc rectangulaire complètementcramé,ill’aposésursesgenouxettoutsoncorpss’estmisàtrembler.Jecroisbienqu’ilpleuraitetçam’afichuuncafardaussinoirquelesboutsdeboisdelaremise.

—Jet’aiditdepasresterlà!J’aipasbougé.Ilavaitl’airsidésespéré,ilnepouvaitpasêtresincèreenme

criantdepartir.Çasesentaitbienqu’ilnefallaitpaslelaissertoutseul.C’estçaêtre un ami, non ? Savoir deviner quand l’autre vous dit le contraire de ce qu’ilpenseaufonddelui.

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Yves s’est retourné versmoi, les yeux rouges.Des larmes coulaient sur sesjoues,commedel’encresurunefeuillededessinmouillée.Iltenaitdanssesmainsunvieuxcahierbrûlé.

—Toutemavieétaitlà.Desphotos,laseulelettrequej’avaisdemamère,ettantd’autressouvenirsd’elle,colléssurcespages.Ilnerestequedescendres.

Yves a essayé de tourner la couverture mais elle s’est émiettée sous sesdoigts.Jemesuisditquej’avaisbienfaitderesterauprèsdelui.

—Votretêten’apasbrûlé,vossouvenirsnesontpasperdus,ilsuffitdevousles rappeler. On pourrait recopier la lettre de votre maman et peut-être mêmedessinercequ’ilyavaitsurlesphotos.

Yvesasouri,jenevoyaispascequ’ilyavaitdedrôle,maisbon,j’étaiscontentqu’ilaitl’airmoinsmalheureux.

—Jesaisquec’esttoiquiasdonnél’alerte,m’a-t-ilditenseredressant.Quandlaciterneaexplosé,jemesuisprécipitédanslaremisepouressayerdesauvercequejepouvais.Iln’yavaitpasencoredeflammes,seulementcettefuméeépaissequienvahissaittout.J’aipastenucinqminutesdanscetenfer.Impossibled’ouvrirlesyeux tantçapiquait, jen’aipas retrouvé lapoignéede laporte. Jemanquaisd’air,j’aipaniqué,jen’aipaspuretenirmarespiration,etj’aiperduconnaissance.

C’était la première fois qu’on me racontait un incendie vu de l’intérieur etc’étaitsacrémentimpressionnantàimaginer.

—Commenttuassuquej’étaislà?ademandéYves.Sonregardétaitredevenusitristequej’aipasvoululuimentir.—Ilétaitsiimportantqueça,votrecahier?—Fautcroire,ilabienfaillimecoûterlavie.Jetedoisunefièrechandelleet

desexcuses.L’autrejour,surlebanc,quandtum’asparlédemonpère,j’aipenséquetut’étaisfaufiléparicipourfarfouillerdansmesaffaires.Jen’aijamaisracontémonenfanceàpersonne.

—Jesavaismêmepasqu’ilexistait,votrecahier.—Tun’aspas réponduàmaquestion, comment as-tu suque j’étais dans la

remiseentraindesuffoquer?Qu’est-ceque jepouvaisbien lui répondre ?Que sonombreétait venueme

chercher?Qu’aumilieuduchaos,elles’étaitglisséeentrelesautresombressurlecimentde lacourpourvenir jusqu’àmoi?Que je l’avaisvuemefairedessignesdanslalumièredesflammes,qu’ellemesuppliaitdelasuivre?Queladultem’auraitcru?

Dansmon ancienne école, un copain s’en était collé pour un an de séanceschez la psychologue parce qu’il avait dit la vérité. Les mercredis après-midi,pendantquenousavionsvolley-balloupiscine,luic’était«salled’attenteetjeteracontema vie pendant uneheure devant unebonne femmequi fait des “Mmm,mmm”avecun sourire».Tout çaparcequ’un samedi à l’heuredudéjeuner, songrand-pères’étaitécroulédesommeildevantluietqu’iln’était jamaissortidesasieste.Pours’excuser, lepapydemoncopain lui rendaitvisitependant lanuitetpoursuivaitlaconversationqu’ilsavaientinterrompuedanslacuisinepourcausedesiestesubite.Personnenevoulaitlecroireet,lematin,quandilracontaitavoirvuson papy pendant la nuit, tous les adultes le regardaient avec un air consterné.

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Imaginezcequim’arriveraitsijeparlaisdemonpetitproblèmeaveclesombres.Sic’étaitpourêtrecondamnéàallervoirlapsychologueaprèsêtrepasséauxaveux,autantplaidercoupable,quitteàraconteràYvesquej’avais lusoncahieretquej’enavaismêmeapprisdespassagesparcoeur.

Yvesnemequittaitpasdesyeux,jejetaiunregardendouceverslapenduledel’école, il restait encore une bonne vingtaine deminutes avant que la cloche nesonne.

—J’aivuquevousn’étiezpasdanslacouretjemesuisinquiétépourvous.Yvesm’aregardésansriendire.Ilaeuunequintedetoux,puiss’estapproché

demoietm’amurmuré:—Jepeuxteconfierunsecret?J’aihochélatête.—Siunjourtuasquelquechosesurlecoeur,quelquechosedonttunetesens

pas lecouragedeparler,sachequetupourrasteconfieràmoi, jenetetrahiraipas.Maintenant,tupeuxallerjoueravectescopains.

J’aibienfaillilâcherlemorceau,jecroisqueçam’auraitsoulagédeparleràunegrandepersonne, etYvesétaitquelqu’undeconfiance. J’allais réfléchir à sapropositionlesoirmêmequandjeseraisdansmonlitet,sijelatrouvaistoujoursépatanteauréveil,peut-êtrequejeluidiraislavérité.

JesuispartirejoindreLuc.C’étaitlapremièrefoisdepuisqu’ilavaitrécupérésa jambequ’ilrejouaitaubasketmaissatechniqueétait loind’êtrerevenueet ilavaitbesoind’uncoéquipier.

***

Depuisl’explosiondelaciterne,iln’yavaitpaseuunseul jourdesoleil.Les

vitresdel’écoleavaientétéremplacéesmais il faisaitterriblementfroiddanslessallesdeclasseetnousgardions tousnosmanteauxà l’intérieur.Mme Schaefferfaisaitsoncoursavecunbonnetsurlatêteetçarendaitlesleçonsd’anglaisbienplus intéressantes à cause du pompon qui gigotait chaque fois qu’elle ouvrait labouche.AvecLuc,onsemordait la languepournepasrigoler.Le tempsque lesassurancescomprennentcequis’étaitpassé,etdonnentdel’argentàladirectricepour acheter une citerne de gaz toute neuve, l’hiver aurait passé. Tant queMmeSchaeffergardaitsonbonnetàpompon,c’étaitpasgrave.

EntreMarquèsetmoil’atmosphèreétaittoutaussiglaciale.Chaquefoisqu’unprofesseurm’envoyaitchercherdesdocumentsausecrétariat,puisquecegenredemissionsrevenaitaudéléguédeclasse,jesentaisdesflèchessifflerdansmondos.Depuisquej’avaisvisitésamaisondansmesrêves,jeneluienvoulaisplusderienet toutes ses brimades m’étaient bien égales. Maman m’avait annoncé que cesamedimatinpapaviendraitmechercheretquenouspasserionstoutelajournéeensemble et je ne pensais plus qu’à ça. Ça me rendait heureux, même si jem’inquiétais pour maman. Je n’arrêtais pas de me demander si elle n’allait pass’ennuyertouteseuleetjemesentaisunpeucoupabledel’abandonner.

Jecroisquemamèreaussidoitliredanslespenséesquirendenttriste,entout

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casdanslesmiennes;cesoir-là,elleestentréedansmachambreaumomentoùj’éteignaislalumière,elles’estassisesurmonlitetellem’adétaillétoutcequ’elleferaitpendantquejepasseraislajournéeavecmonpère.Elleprofiteraitdemonabsence pour aller chez le coiffeur. Elle avait l’air ravie en disant ça, ce que jetrouvais curieux, parce que pour moi, aller chez le coiffeur, c’est plutôt unepunition.

Maintenantque j’étais rassuré,plus les joursde lasemaineavançaient,plusj’avaisdumalàmeconcentrersurmesdevoirs.Jepensaissanscesseàcequemonpère et moi ferions quand nous nous serions retrouvés. Peut-être qu’ilm’emmèneraitmangerunepizzacommeil le faisaitdetempsentempsquandonhabitaitencoreensemble. Il fallaitque jemeressaisisse,nousn’étionsque jeudi,c’étaitvraimentpaslemomentdesefairecoller.

La journéedu vendredi, les heures semblaient contenir plus deminutesque

d’habitude.Comme lorsqu’onpasseà l’heured’hiver, etque la journéeengagneunedeplus.Cevendredi-là,onpassaitàl’heured’hivertouteslessoixanteminutes.L’aiguille de la pendule au-dessus du tableau noir avançait très lentement, silentementque j’étais sûrqueDieunousavait arnaquésetque la récrédumatinauraitdûêtrecelledel’après-midi.Aucundoute,ons’étaitfaitavoir.

***

J’avaisfinimesdevoirs,mamanenétaittémoin,etjem’étaiscouchélesdents

brosséesavecuneheured’avancesurl’horairehabituel.Jevoulaisêtreenformelelendemain, je savais que j’aurais dumal à trouver le sommeil. Il est venuquandmêmemaisjemesuisréveilléplustôtqued’habitude.

Jemesuislevésurlapointedespieds,j’aifaitmatoiletteetjesuisdescenduen catimini préparer un petit déjeuner àmamère pourm’excuser de la laisserseulecejour-là.Puisjesuisremontém’habiller.J’aimislepantalondeflanelleetlachemiseblanchequejeportais le jouroùonavaitemmenélegrand-pèredemoncopainaucimetière,pourqu’ilcontinuesasiestetranquillementsansêtredérangé.C’esttrèscalmelescimetières.

J’avais pris quelques centimètres depuis l’année précédente, pas beaucoupmais lebasdemonpantalonarrivait enhautdemeschaussettes. J’ai essayédemettrelacravatequepapam’avaitachetée,mapremièrecravate,commeilavaitditlejouroùilmel’avaitofferte.Jen’aipassufairelenoeud,alorsjel’aienrouléecommeuneécharpe.Aprèstout,c’estl’intentionquicompte,etpuisçamedonnaitl’allured’unpoète.J’avaisvuunephotodeBaudelairedansnotrelivredefrançais,luinonplusnesavaitpastrèsbiennouersacravateetpourtantlesfillesnejuraientqueparlui.J’étaisunpeuserrédansmonblazer,maistrèsélégant.J’auraisbienaimémepromeneravecpapasur laplacedumarché.AvecunpeudechanceonauraitpucroiserÉlisabethentraindefairedescoursesavecsamère.

Jemesuisregardédanslaglacedelasalledebainsdemesparentsetjesuisdescenduattendreausalon.

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Nousnesommespasalléssur laplacedumarché,papan’estpasvenu. Ilaappeléàmidi,pours’excuser.C’estàmamanqu’ilaprésentésesexcuses,parcequemoi,j’aipasvoululuiparler.Mamanavaitl’airencoreplustristequemoi.Ellem’aproposéqu’onailleaurestaurant,justetouslesdeux,maisjen’avaisplusfaim.Je me suis changé et j’ai rangé la cravate dans l’armoire. J’espère ne pas tropgrandir dans lesmois à venir, comme ça, si papa vientme chercher,mes beauxhabitsdevraientencorem’aller.

Il a plu tout le dimanche, on est restés avecmaman à faire des jeux,mais

j’avaispaslecoeuràgagner,alorsj’aipascessédeperdre.

***

Lelundij’aiséchélacantine,j’aihorreurduveauetdespetitspois,etlelundi,

c’estveauetpetitspois.Jem’étaispréparéunsandwichauNutellaendouceavantdepartirde lamaisonet jesuisallé lemangersous lemarronnier.Yvesétaitentraindechargerdansunebrouettelesruinesdesonancienneremise.Ilserendaitjusqu’auxgrandespoubellesaufonddelacouroùilentassaittoutcequirestaitdesessouvenirs.Quandilm’aaperçusurlebanc,ilestvenumesaluer.J’avaisriencontre, depuis deux jours jeme sentais seul et sa compagnie ne pouvait pasmefairedemal.J’aipartagémonsandwichendeuxetjeluiaioffertlapetitemoitié.J’étaissûrqu’ilallaitrefusermaisill’amangéedebonappétit.

—Tun’aspasl’airdanstonassiette,qu’est-cequit’arrive?—Moiaussi j’aipleindephotosdanslegrenierdemamaison,si jevousles

apportaisvouspourriezm’aideràfairemonalbumdesouvenirs?—Pourquoitunelefaispastoi-même?—J’aieuquatresurvingtàmonherbier,jenesuispastrèsdouéencollages.Yvesasouri,ilm’aditquej’étaispeut-êtreencoreunpeujeunepourfaireun

albumdesouvenirs.Jeluiairéponduquec’étaitsurtoutdesphotosdemesparents,avant ma naissance. Par définition, je ne pouvais me souvenir de rien. Voilàpourquoi je voulais coller ces photos dans un album, pour mieux connaître mesparents, surtout mon père. Yves m’a regardé en silence, comme quand mamanessaiedesavoirs’ilyaquelquechosequicloche.Etpuisiladitquemesplusbeauxsouvenirsétaientdevantmoietquec’étaitunechancemerveilleuse.

Les grandes personnes vous disent toujours que c’estmerveilleux d’être unenfant,maisjevousjurequ’ilyadesjours,commesamedidernierparexemple,oùl’enfance,çapuevraiment.

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Chapitre2

Les gens d’ici vous diront que nos hivers sont terribles, qu’ils ne sont que

grisailleet froid, troismoisdurant, sansun jourde répit. J’ai longtempspartagéleurpointdevue,maisquandlepremierrayondesoleilrisquedevousmettreenpéril,alorsonadorecepaysoùleshiverssontrigoureux.Leproblème,c’estqueleprintempsfinittoujoursparrevenir.

***

Auxderniersjoursdemars,lematins’étaitlevésansunnuagedansleciel.Je

marchais sur le chemin de l’école et, àmon grand bonheur, l’ombre devantmoisemblaitbienmecorrespondre.

Jem’arrêtai devant la boulangerie où je retrouvais toujours Luc, samamanm’adressaunbonjourderrièrelavitrine.JeleluirendisaussitôtetprofitaiqueLucne soit pas encore descendu pour étudier de plus près ce qui se passait sur letrottoir. Aucun doute, j’avais retrouvé mon ombre. Je reconnaissais même lesmèchesquemamanessayaitsystématiquementd’aplatirsurmonfrontavantmondépartàl’école,enmedisantquej’avaisdesépisdebléquipoussaientaumilieuducrâne,commemonpère.C’estpeut-êtreàcausedeçaqu’elles’enprenaitàeuxtouslesmatins.

Avoir retrouvémon ombre était une sacrée bonne nouvelle.Mon problèmemaintenantétaitdefairebienattentionànepluslaperdreetsurtoutànepasenemprunter une autre. Luc avait probablement raison, lemalheur des autres, çadevaitêtrecontagieux,j’avaisétémalheureuxtoutl’hiver.

—Tuvasregarderlongtempstespieds?medemandaLuc.Je ne l’avais pas entendu arriver, ilm’entraîna enme donnant une tape sur

l’épaule.—Dépêche-toi,onvafinirparêtreenretard.Il se passe une chose étrange à l’arrivée du printemps. Certaines filles

changent de coiffure, je ne l’avais pas remarqué avant mais là, en regardantÉlisabethaumilieudelacour,c’étaitdevenuuneévidence.

Elleavaitdéfaitsaqueue-de-chevaletsescheveuxluitombaientauxépaules.Ça la rendait beaucoup plus belle, et moi, sans que je comprenne pourquoi,beaucoupplustriste.Peut-êtreparcequejedevinaisqu’elleneposeraitjamaissonregardsurmoi. J’avaisgagné l’électiondudéléguédeclassemaisMarquèsavait

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gagnélecoeurd’Élisabeth,etjenem’étaisrenducomptederien.Tropoccupéparmesstupidestracasaveclesombres,jen’avaisrienvuvenir,rienentendudeleurcomplicitéquisenouaitdansmondospendantquej’occupaislepremierrangdelasalledeclasse. Jen’avaispas repéré lepetit stratagèmed’Élisabethqui reculaitd’unrangdesemaineensemaine,chaquefoisqu’elleenavaitl’occasion.Elleavaitd’abordchangédeplaceavecAnne,puisavecZoé,jusqu’àatteindresonbutsansquepersonnedécouvresamanoeuvre.

J’ai tout compris le premier jour du printemps, au milieu de la cour, enregardantsesbeauxcheveuxquiluitombaientauxépaulesetsesyeuxbleusposéssurMarquèsalorsqu’iltriomphaitaubasket.Plustard,j’aivusamainprendrelasienne et j’ai serrémes doigts àm’enmarquer les paumes avecmes ongles. Etpourtant,lavoiraussiheureusemefaisaitquelquechosed’étrange,commeunélandanslapoitrine.Jecroisquel’amour,c’esttristeetmerveilleux.

Yvesestvenumerejoindresurmonbanc.—Qu’est-cequetufaislàtoutseulaulieud’allerjoueraveclesautres?—Jeréfléchis.—Àquoi?—Àquoiçasertd’aimer.—Jenesuispascertaind’êtrelapersonnelaplusqualifiéepourterépondre.—C’estpasgrave, jecroisque jenesuispas legarçon leplusqualifiépour

posercettequestion.—Tuesamoureux?—C’estfini,lafemmedemavieenaimeunautre.Yves s’estmordu les lèvres, et çam’a vexé. J’ai voulume lever,mais ilm’a

retenuparlebrasetm’aobligéàmerasseoir.—Reste,nousn’avonspasfininotreconversation.—Dequoivousvoulezqu’onparle?—D’elle,dequiveux-tuqu’onparle!— C’était perdu d’avance, je le savais, mais je n’ai pas pu m’empêcher de

l’aimerquandmême.—Quiest-ce?—Cellequitientlamaindugrandmalabar,là-bas,prèsdupanierdebasket.YvesaregardéÉlisabethetahochélatête.—Jecomprends,elleestjolie.—Jesuistroppetitpourelle.—Cela n’a rien à voir avec ta taille. Ça te fait de la peine de la voir avec

Marquès?—Àvotreavis?— Ce serait peut-être mieux que la femme de ta vie soit celle qui te rend

heureux,non?Je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Évidemment, dit comme ça, ça

donnaitàréfléchir.—Alorspeut-êtrequecen’estpaselle,lafemmedetavie?—Peut-être...,ai-jeréponduàYvesensoupirant.

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— As-tu déjà pensé à faire la liste de tout ce dont tu aurais envie ? medemandaYves.

J’avaiscommencécettelistedepuislongtemps.Àl’époqueoùjecroyaisencoreau Père Noël, je la lui postais chaque 22 décembre.Mon pèrem’accompagnaitjusqu’à la boîte aux lettres au bout de la rue et ilme portait pour que je glissel’enveloppedanslafente.J’auraisdûdevinerlasupercherie,iln’yavaitniadresse,ni timbre. J’aurais dû me douter que mon père nous quitterait un jour. Oncommence par un mensonge et on ne sait plus comment s’arrêter. Oui, j’avaisentamélarédactiondecettelisteàsixans,etchaqueannéejelacomplétaisetlaraturais.Devenirpompier,vétérinaire,astronaute,capitainedemarinemarchande,boulangerpourêtreheureuxcommelafamilledeLuc,j’avaiseuenviedetoutcela.Avoiruntrainélectrique,unebellemaquetted’avion,mangerunepizzaavecmonpèreunsamedi,réussirmavieetemmenermamèreloindelavilleoùnousvivions.Lui offrir une belle maison où passer ses vieux jours sans plus jamais devoirtravailler, ne plus la voir rentrer si fatiguée le soir et effacer de son visage latristessequejelisaisparfoisdanssesyeux,cettetristessequimetordaitleventrecommeuncoupdepoingdeMarquèsquandilvousfrappeàl’estomac.

— Je voudrais, reprit Yves, que tu fasses quelque chose pour moi, quelquechosequimeferaitvraimentplaisir.

Jeleregardaisenattendantqu’ilmedisecequiluiferaittantplaisir.—Tupourraisrédigeruneautrelistepourmoi?—Quelgenre?—Lalistedetoutcequetunevoudraisjamaisfaire.—Commequoi?— Je ne sais pas, moi, cherche. Qu’est-ce que tu détestes le plus chez les

adultes?—Quandilsvousdisent«Tucomprendrasquandtuaurasmonâge!»—Ehbienécrissurlalistedeschosesquetunevoudrasjamaisdirelorsquetu

serasadulte :«Tucomprendrasquand tuaurasmonâge !»Autrechosequi tevienneàl’esprit?

—Direàsonfilsqu’oniramangerunepizzaavecluilesamedietnepastenirsapromesse.

—Alorsajouteàtaliste«Nepastenirunepromessefaiteàmonfils».Tuascomprisl’idéemaintenant?

—Jecrois,oui.—Lorsqu’elleseracomplète,apprends-laparcoeur.—Pourquoifaire?—Pourt’ensouvenir!Yves avait dit ça en me donnant un coup de coude complice. J’ai promis

d’écrire cette liste dès que possible et de la lui montrer afin qu’on en discuteensemble.

—Tusais,a-t-ilajoutéalorsque jeme levais,avecÉlisabeth,cen’estpeut-êtrepasdéfinitivementperdu.Unebellerencontre,c’estparfoisaussiunequestiondetemps.Ilfautsetrouverl’unl’autreaubonmoment.

J’ailaisséYvesetj’airejointmasalledeclasse.

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Cesoir-là,dansmachambre,j’aiprisunefeuilledepapier,jel’aiglisséesous

moncahierdemathématiques,etdèsquemamanestallée ranger lacuisine, j’aicommencémanouvelleliste.Enm’endormant,j’airéfléchiàmaconversationavecYves ; pour Élisabeth et moi, je crois bien que cette année, c’était pas le bonmoment.

***

Je n’avais pas cessé de me poser des questions depuis la rentrée. Plus on

vieillit,plusons’interrogesurdestasdechoses.PourÉlisabeth,j’avaistrouvédesexplications satisfaisantes, mais en ce qui concernait mon problème avec lesombres,c’étaitlenoirabsolu.Pourquoiçam’arrivaitàmoi?Est-cequej’étaisleseulàpouvoir leurparler?Etqu’est-cequej’allais fairesiçarecommençaitdèsquejecroisaisquelqu’un?

Touslesmatins,jevérifiaislamétéoavantdepartiràl’école.Pourdonnerlechangeà lamaison, j’avaisproposéànotreprofesseurde sciencesnaturellesdefaire un exposé sur le réchauffement climatique, il avait tout de suite accepté.Maman avait même décidé de me prêter main-forte. Dès qu’un article écoloparaissait dans le journal, elle le découpait. Le soir, elle me le lisait et nous lecollions ensemble dans un grand cahier à spirale qu’elle avait failli acheter ausupermarchéavantquejel’obligeàallerchezlepapetiersurlaplacedel’église.Ladamedelamétéoavaitannoncélanouvellepleinelunepourlafindelasemaine,danslanuitdesamediàdimanche.

Cetteinformationmeplongeadansuneprofonderéflexion.Agirounepasagir,comme aurait dit mon ami Luc, s’il avait eu un lien de parenté avec le pèred’Hamlet.

Depuis leretourdesbeaux jours, je faisais trèsattentionàne jamaisresterlongtempstropprèsd’uncopainquandlacourétaitensoleillée.

En même temps, j’avais l’impression de passer à côté de quelque chosed’important.SiDieuavait faitpéter laciternedegazdemonécole,c’étaitpeut-êtrepourm’envoyerunsignal,untrucdugenre:«Jet’aiàl’oeil,situcroisquejet’aidonnécepetitpouvoirpourquetufassescommesiderienn’était!»

Cejeudi-là,jerepensaisàtoutçaquandYvesestvenumerejoindresurlebancoùj’aimaisallerm’asseoirpourréfléchir.

—Alors,cetalbum,çaavance?—J’aipastropletempsencemoment,jesuissurunexposé.L’ombred’Yvesétaitjusteàcôtédelamienne.—J’aifaitcequetum’assuggérél’autrejour.Jemesouvenaisplusdecequej’avaissuggéréàYves.—J’airecopiélalettredemamère,tellequejem’ensouvenais,pasmotàmot,

maisj’aipureproduirel’essentiel.C’étaitunebonneidée,tusais.Cen’estplussonécriture,pourtantlorsquejelarelis,j’yretrouvepresquelamêmeémotion.

—Qu’est-cequ’ellevousdisaitdanscettelettre,votremaman,sic’estpastrop

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indiscret?Yvesaattenduquelquessecondesavantdemerépondre,puisilamurmuré:—Qu’ellem’aimait.—Ahoui,c’estpastroplongàrecopier.Jemesuisapprochédelui,parcequ’ilparlaittoutbas,etlà,àmoninsu,nos

ombressesontchevauchées.Cequej’aivualorsm’asidéré.Lalettredesamèren’avaitjamaisexisté.Surlespagesdecetalbumquiavait

brûlédanslaremise,n’apparaissaientquecellesqu’illuiavaitécrites,duranttoutesa vie. La maman d’Yves était morte en le mettant au monde, bien avant qu’iln’apprenneàlire.

Leslarmesmesontmontéesauxyeux.Pasàcausedeladisparitionprécocedesamère,maisàcausedesonmensonge.

Imaginez ce qu’il lui avait fallu de malheur à cacher pour s’inventer unecorrespondanceavecunemamanqu’il n’avait jamais connue.Sonexistenceétaitcommeunpuitssansfond,unpuitsdetristesseimpossibleàcombler,qu’Yvesavaitétéjustecapablederecouvrird’uncouvercleenformedelettreimaginaire.

C’estsonombrequim’avaitsoufflétoutçaaucreuxdel’oreille.J’aiprétenduavoirundevoirenretard,jemesuisexcuséenjurantderevenir

dèslaprochainerécréetjesuispartiencourant.Enarrivantsouslepréau,jemesuissentilâche.J’aieuhontependanttoutlecoursdeMmeSchaeffermaisjen’aipastrouvélaforcederetournerauprèsdemoncopainlegardien,commejeleluiavaispromis.

***

Àlamaison,mamanm’annonçaqu’undocumentairesurladéforestationdela

forêt amazonienne passait le soir même à la télévision. Elle avait préparé unplateau-repasquenouspartagerionssurlecanapédusalon.Ellem’installadevantle poste,m’apporta un crayon et un cahier, et s’assit à côté demoi. Le nombred’animaux condamnés à l’exode et à l’extinction, parce que les hommes aimentl’argentaupointd’enperdrelaraison,c’estterrifiant!

Pendant que nous assistions, impuissants, à la condamnation à mort desparesseux du Brésil, animal dont je me sentais complice et proche, mamandécoupaitlepoulet.Àlamoitiédel’émission,jejetaiuncoupd’oeilàlacarcassedelavolailleetfislevoeudedevenirvégétariendèsqueceseraitpossible.

Le présentateur nous expliquait le principe de l’évapotranspiration, un trucassezsimple.Souslesarbres,laterretranspire,unpeucommenoussouslespoils.Lasueurdelaplanètes’évaporeetremontepourformerdesnuages.Quandilssontassez gros, il pleut, ce qui fournit l’eau nécessaire à ce que les arbres sereproduisent et soient en forme.Faut reconnaîtreque le systèmeest assezbienpensédans l’ensemble.Évidemment,sioncontinuede tondre la terrecommeunoeuf,iln’yauraplusdesueuretdoncplusdenuages.Imaginezlesconséquencesd’unmondesansnuages,surtoutpourmoi!Lavievousjoueparfoisdedrôlesdetours. J’avais inventé cet exposé sur le réchauffement climatique pour avoir un

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alibi,sanssupposercombiencesujetallaitmetoucherdeprès.Mamans’étaitendormie,j’aiaugmentéunpeulesondelatélépourtesterson

sommeil, il était profond. Encore une de ses journées épuisantes. Ça medémoralisaitde lavoirdanscetétat.Raisondepluspournepas laréveiller. J’aibaissélevolumeetjesuismontéendoucedanslegrenier.Laluneviendraitbientôtsemettredansl’axedelalucarne.

Selon la procédure en vigueur depuisma dernière expérience, jeme tenaisbiendroit, dos à la vitre, poings serrés.Mon coeurbattait à cent dix pulsationsminute,conséquencedirectedelatrouillequej’avais.

À 22 heures pile, l’ombre m’est apparue, d’abord toute fine, à peine plusépaisse qu’un trait de crayon sur le plancher du grenier, puis elle a pris del’ampleur. J’étais pétrifié, j’aurais voulu faire quelque chose, mais je n’arrivaismêmepasàbougerlesdoigts.Monombreauraitdûêtretoutaussiimmobile,maisellea levélesbras,alorsquelesmiensétaientplaquésle longdemoncorps.Latêtedel’ombres’estinclinée,àdroite,àgauche,elles’estmisedeprofilet,aussisurprenantquecelapuisseparaître,ellem’atirélalangue.

Si ! On peut avoir peur et rire enmême temps, ce n’est pas incompatible.L’ombres’estétiréedevantmespiedsetestalléesedéformersurlescartons.Ellese faufilait entre les malles, et sa main s’est posée sur une boîte, exactementcommesielles’appuyaitdessus.

—Tuesàqui?balbutiai-je.—Àquiveux-tuquej’appartienne?Jesuisàtoi,jesuistonombre.—Prouve-le!—Ouvrecetteboîte,tuverraspartoi-même.J’aiunpetitcadeaupourtoi.J’aifaittroispasenavant,l’ombres’estécartée.—Pascelledudessus,tul’asdéjàouverte,prendsplutôtcellequisetrouveen

dessous.J’ai obéi. J’ai posé par terre la première boîte et ouvert le couvercle de la

seconde.Elleétaitrempliedephotographies,jenelesavaisjamaisvuesavant,desphotosdemoilejourdemanaissance.Jeressemblaisàungroscornichonflétri,enmoinsvertetavecdesyeux.Jen’étaispasàmonavantageetjenetrouvaispascecadeauparticulièrementintéressant.

—Regardelaphotosuivante!insistal’ombre.Monpèremetenaittoutcontrelui,sesyeuxétaientposéssurmoietilsouriait

comme je ne l’avais jamais vu sourire. Je me suis approché de la lucarne pourregardersonvisagedeplusprès.Ilyavaitautantdelumièredanssonregardquelejourdesonmariage.

—Tuvois,murmural’ombre,ilt’aaimédèslespremiersinstantsdetavie.Iln’apeut-êtrejamaistrouvélesmotspourteledire,maiscettephotovauttouteslesbellesphrasesquetuauraisvouluentendre.

J’aicontinuéàregarderlaphoto,çamefaisaitunbienfoudemevoirdanslesbras demon père. Je l’ai rangée dans la poche dema veste de pyjama, pour lagardersurmoi.

—Maintenant,assieds-toi,ilfautquel’onparle,aditl’ombre.Jemesuisassisentailleursurlesol.L’ombres’estmisedanslamêmeposition,

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faceàmoi,j’avaisl’impressionqu’ellemetournaitledos,maiscen’étaitquel’effetd’unrayondelune.

—Tuasunpouvoirtrèsrare,ilfautquetuacceptesdet’enservir,mêmes’iltefaitpeur.

—Pourfairequoi?—Tuesheureuxd’avoirvucettephoto,non?Jenesaispassi«heureux»était lebonmot,maiscettephotodepapame

tenantdanssesbrasmerassuraitbeaucoup.J’aihaussélesépaules.Jemesuisditques’ilnem’avaitpasdonnédenouvellesdepuissondépart,c’estqu’ilnedevaitpas pouvoir faire autrement. Autant d’amour ne pouvait disparaître en quelquesmois.Ilenavaitforcémentencoreenlui.

—C’estexactementcela,poursuivit l’ombrecommesielleavait ludansmespensées.Trouvepourchacundeceuxdonttudérobesl’ombrecettepetitelumièrequiéclaireraleurvie,unmorceaudeleurmémoirecachée,c’esttoutcequenoustedemandons.

—Nous?—Nous,lesombres,soufflacelleàquijem’adressais.—Tuesvraimentlamienne?demandai-je.—Latienne,celled’Yves,deLucoudeMarquès,peuimporte,disonsqueje

suisladéléguéedelaclasse.J’aisouri,jecomprenaistrèsbiendequoielleparlait.Unemain s’est posée surmon épaule, j’ai poussé un hurlement. Jeme suis

retournéetj’aivulevisagedemaman.—Tuparlesavectonombre,monchéri?Pendant un court instant, j’ai espéré qu’elle ait tout compris, qu’elle ait été

témoindecequim’arrivait,maisellemeregardaitd’unairattendrietdésolé.J’enconclus qu’elle n’avait aucun pouvoir. Elle n’avait entendu que ma voix dans cegrenier;cettefois,j’étaisbonpourlesséanceschezlapsychologue.

Mamanmepritdanssesbrasetmeserratrèsfortcontreelle.—Tutesenssiseul?medemanda-t-elle.—Non,jetejurequenon,répondis-jepourlarassurer,c’estjusteunjeu.Mamanavançaàgenouxverslalucarne,approchantsonvisagedelavitre.—C’estbeau lavue,d’ici. Jen’étaispasremontéedanscegrenierdepuissi

longtemps.Viens,assieds-toiprèsdemoi,etraconte-moicequetonombreettoivousdisiez.

Enmeretournant,j’aivul’ombredemaman,seuleàcôtédelamienne.Alors,àmontour,j’aiprismamèredansmesbrasetjeluiaidonnétoutl’amourquejepouvais.

« Il n’est pas parti à cause de toi,mon chéri. Il est tombé amoureux d’une

autrefemme...etmoijesuistombéedehaut.»Aucunenfantaumonden’aenvied’entendresamèreluifairecegenred’aveu.

Cette phrase,maman ne l’a pas prononcée, c’est son ombre quime l’a soufflée,danslegrenier.Jepensequel’ombredemamanm’afaitcetteconfidencepourmedéculpabiliseràproposdudépartdepapa.

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J’avais compris le message et ce que les ombres attendaient de moi,maintenantcen’étaitplusqu’unequestiond’imaginationetmamannecessaitdemerépéterquedececôté-là,jenemanquaisderien.Jemesuispenchéversmamèreetjeluiaidemandédemerendreunpetitservice.

—Tum’écriraisunelettre?—Unelettre?Quelgenredelettre?arépondumaman.—Imaginequependantquej’étaisdanstonventretuaiesvoulumedirequetu

m’aimais,commenttuauraisfaitpuisqu’onnepouvaitpasencoreseparler?—Maisjen’aipascessédetedirequejet’aimaispendantquejet’attendais.—Oui,maismoi,jenepouvaispast’entendre.—Onditquelesbébésentendenttoutdansleventredeleurmère.—Jenesaispasquit’aracontéça,entoutcas,jenemesouviensderien.Mamanmeregardabizarrement.—Oùveux-tuenvenir?—Disonsquepourmedire tout ceque tu ressentais, etque jepuissem’en

souvenir,tuauraispuavoirl’idéedem’écrire.Tum’auraisrédigéunelettreàlirebienaprèsmanaissance,parexemple,une lettreoù tumesouhaiteraispleindechoses,où tumedonneraisdeux, troisconseilspourêtreheureuxquand jeseraigrand.

—Ettuvoudraisquejetel’écrivemaintenant,cettelettre?—Oui,c’estexactementça,maisenteremettantdanslapeaudelamamanqui

était enceinte de moi. Tu connaissais déjà mon prénom quand j’étais dans tonventre?

—Non,nousne savionspas si tu étaisune fille ouungarçon.Nous l’avonschoisilejouroùtuesvenuaumonde.

— Alors écris la lettre sans mettre de prénom, ce sera encore plusauthentique.

—Oùest-cequetuvaschercherdesidéespareilles?medemandamamanenm’embrassant.

—Dansmonimagination!Alors,tuveuxbienlefaire?—Oui,jevaistel’écrire,cettelettre,jem’ymettraidèscesoir.Maintenant,il

estgrandtempsquetuaillestecoucher.Je filaiau lit, avec l’espoirquemonplan fonctionnerait jusqu’aubout.Sima

mèretenaitsapromesse,lapremièrepartieétaitdéjàgagnée.Aupetitmatin,lorsquej’aiouvertlesyeux,j’aitrouvéunelettredemamère

surmatabledenuitetlaphotodemonpèreposéecontrelepieddelalampedechevet.Pourlapremièrefoisdepuissixmois,nousétionstouslestroisréunisdansmachambre.

Lalettredemamèreétaitlaplusbellelettredumonde.Ellem’appartenaitetseraitàmoipourtoujours.Maisj’avaisunemissionimportanteàaccomplir,etpourça,jedevaislapartager.Mamanauraitsûrementcomprissijel’avaismisedanslesecret.

J’airangélalettredansmoncartableet,surlechemindel’école,jemesuisarrêtéchezlelibraire.J’aidépensémeséconomiesdelasemainepouracheterune

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feuilled’un trèsbeaupapier. J’aidonné la lettredemamèreau libraireetnousavonsfaitunephotocopiesursatoutenouvellemachine.L’originaletsondoubleseconfondaient.Unfauxpresqueparfait,commesij’avaislalettredemamèreetsonombre.J’aitoutdemêmegardél’originalpourmoi.

Àlarécrédemidi,jesuisallétraînerducôtédesgrandespoubelles.J’aifinipartrouvercedontj’avaisbesoin,unpetitmorceaudeboisbrûlédelaremisequiavaitéchappéàladécharge.Ilyavaitencoreassezdesuiedessuspourmettreladeuxièmepartiedemonplanàexécution.

Jel’aienveloppédansuneserviettedetablequej’avaischapardéeàlacantineetjel’aicachédansmoncartable.

Pendantlecoursd’histoiredeMmeHenry,alorsqueCléopâtreenfaisaitbaverdesvertesetdespasmûresàJulesCésar,j’aisortidiscrètementmonboutdeboisnoircietledoubledelalettre.Jelesaiposéssurmonbureauetj’aicommencéàsalir le papier en étalant un peu de suie. Une traînée par-ci, une tache par-là.MmeHenryavaitdûrepérermonpetitmanège,elles’estarrêtéedeparler,laissantCléopâtreaumilieud’undiscours,ets’estavancéeversmoi.J’airoulémafeuilleenbouleetj’aiviteattrapéuncrayondansmatrousse.

—Jepeuxsavoircequetuassurlesmains?medemanda-t-elle.—Monstylo,madame,luirépondis-jesanshésitation.—Ildoitfuird’unedrôledefaçontonstylobleu,pourquetusoistouttachéde

noir.Dèsquetuaurasrécupérédequoiécrirenormalement,tumecopierascentfois«Lecoursd’histoiren’estpasfaitpourdessiner».Maintenant,vatelaverlesmainsetlafigure,etreviensimmédiatement.

Les copainsde classe riaient aux éclatspendantque jemedirigeais vers laporte.Ah,elleestbellelacamaraderie!

Enarrivantdevantlaglacedestoilettes,j’aicompristoutdesuitecommentjem’étais fait prendre. Je n’aurais jamais dû passer ma main sur mon front, jeressemblaisàuncharbonnier.

De retour àmon pupitre, j’ai récupéréma feuille de papier en piteux état,redoutantquetoutmontravailsoitanéanti.Bienaucontraire,froisséecommeça,malettreavaitexactementl’apparencequejevoulaisluidonner.Lasonneriedelafin des cours allait retentir, je pourrais bientôt mettre la troisième et dernièrepartiedemonprojetàexécution.

***

J’avaisbonespoirquemonplanaitfonctionné.Lelendemain,lalettren’était

plusà l’endroitoùje l’avaisvolontairementmalcachée,sousunmorceaudeboisdesrestesdel’ancienneremise.

Maisj’allaisdevoirpatienterunesemainepourenavoirlaconfirmation.

***

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Lemardid’après,j’étaisenpleineconversationavecLuc,surmonbancfavori,quandYves s’est approchédenous et a demandéàmon copain s’il pouvait nouslaisserseuls.Yvesaprissaplace,ilagardélesilencequelquesinstants.

—J’aidonnémoncongéàMmeladirectrice,jem’envaisàlafindelasemaine.Jevoulaistel’annoncermoi-même.

—Alorsvousaussivousallezpartir,pourquoi?—C’estunelonguehistoire.Àmonâge,ilesttempsquejequittel’école,non?

Disonsque,pendanttoutescesannéesici,jevivaisdanslepassé,prisonnierdemonenfance. Jeme sens libredésormais. J’aidu tempsà rattraper, il fautque jemeconstruiseunevraievie,quejesoisenfinheureux.

— Jecomprends,ai-jemarmonné,vousallezmemanquer, j’aimaisbienvousavoirpourcopain.

—Toiaussitumemanqueras,nousnousreverronspeut-êtreunjour.—Peut-être.Vousallezfairequoi?—Tentermachanceailleurs,j’aiunvieuxrêveàréaliser,etunepromesseà

tenir.Sijetediscequec’est,tusaurastetaire?Juré?J’aicrachéparterre.Yvesm’amurmurésonsecretàl’oreille,maiscommec’estunsecret,motuset

bouchecousue.Jesuisquelqu’undeparole.Ons’estserrélamain,onavaitdécidéquec’étaitmieuxdesedireaurevoir

tout de suite.Vendredi, ce serait trop triste.Commeça, on avait quelques jourspours’habitueràl’idéedeneplussevoir.

Enrentrant,jesuismontédanslegrenieretj’airelulalettredemaman.C’estpeut-êtrecettephraseoùellem’écritquesonplusgrandsouhaitseraitquejesoisépanouiplustard;qu’elleespèrequejetrouveraiunmétierquimerendraheureuxetquequelsquesoientleschoixquejeferaidansmavie,tantquej’aimeraietquejeseraiaimé,j’aurairéalisétouslesespoirsqu’ellefondeenmoi.

Oui, ce sont peut-être ces lignes-là qui ont libéré Yves des chaînes qui leretenaientàsonenfance.

Pendantuntemps,j’airegrettéd’avoirpartagélalettredemamèreaveclui.Çam’acoûtéuncopain.

Mme ladirectriceet lesprofesseursontorganiséunepetite fêted’adieu.La

cérémonie s’est tenue à la cantine. Yves était beaucoup plus populaire qu’il nel’imaginait,touslesparentsd’élèvessontvenusetjecroisqueçal’abeaucoupému.J’aidemandéàmamanqu’ons’enaille.Ledépartd’Yves,jen’avaisenviedelevivreavecpersonne.

C’étaitunsoirsanslune,inutiledetraîneraugrenier.Maisdanslesplisdes

rideauxdemachambre,alorsquejem’endormais,j’aientendulavoixdel’ombred’Yvesmediremerci.

***

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Depuis qu’Yves est parti, je ne vais plusme promener autour de l’ancienneremise. Je me suis rendu compte que les lieux aussi avaient des ombres. Lessouvenirsrôdentetvousrendentnostalgiquedèsquevousvousenapprocheztropprès.C’est pas facile de perdre un copain. Pourtant, après avoir changé d’écolej’auraisdûêtrehabitué,maisnon,rienn’y fait,c’estchaque fois lamêmechose,unepartdesoiresteavecceluiquis’enestallé,c’estcommeunchagrind’amourmaisenamitié.Fautpass’attacherauxautres,c’esttroprisqué.

Luc sentait que j’avais le cafard. Chaque soir, en rentrant de l’école, ilm’invitaitàpasserchezlui.Nousfaisionsnosdevoirsensembleavecunéclairaucaféenprimeentrelesexercicesdemathsetlesrépétitionsducoursd’histoire.

Letrimestreafiniparpasser,j’aifaitextrêmementattentionoùjemettaisles

pieds, j’avais besoin de reprendre des forces avant d’utiliser à nouveau monpouvoir.Jevoulaisapprendreàbiensavoirm’enservir.

Juin tirait à sa fin, les vacancesapprochaientet j’avais réussi àgardermonombretoutcetemps-là.

Mamann’apasassistéàlaremisedesprix,elleétaitdegardeetaucunede

sescollèguesn’apularemplacer.Çal’arenduetrèsmalheureuse,jeluiaiditquece n’était pas grave. Il y aurait une autre cérémonie l’année prochaine et ons’arrangeraitpourquecettefois-làellepuisseselibérer.

Alorsquejemontaissurl’estrade,jejetaidescoupsd’oeilverslatribuneoùlesparentsd’élèvesavaientprisplaceenespérantyvoirmonpère,peut-êtrequ’ils’étaitfaufiléaumilieudesautrespèrespourmefaireunesurprise.Luiaussidevaitêtredegarde,mesparentsn’ontpasdechance,jenepeuxpasleurenvouloir,cen’estpasleurfaute.

Le bonheur de la remise des prix de fin d’année, c’est justement la fin del’année.DeuxmoissansvoirMarquèsetÉlisabethroucoulercommedeuxcrétinssouslemarronnierdelacour,onappelleçal’étéetc’estlaplusbelledessaisons.

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Chapitre3

L’avantagedevivredansmapetiteville, c’estqu’onn’apasvraimentbesoin

d’allertrèsloinpourpartirenvacances.Entrel’étangpourallersebaigneretlaforêt pour pique-niquer, on a tout ce qu’il faut sur place. Luc aussi restait, sesparents ne pouvaient pas fermer la boulangerie. Les gens auraient été obligésd’acheterleurpainausupermarchéetlamamandeLucditquequandonprenddesmauvaiseshabitudesc’esttrèsdurdes’endéfaire.

Finjuillet,ils’estpasséuntrucépatant.Lucahéritéd’unepetitesoeur.C’étaitassezrigolodelavoirgigoterdanssonberceau.Lucn’étaitplustoutàfaitlemêmedepuis la naissancede sa soeur,moins insouciant, il pensait à son rôle degrandfrèreetmeparlaitsouventdecequ’ilferaitplustard.Moiaussi,j’auraisaiméavoirunepetitesoeurouunpetitfrère.

Aumoisd’aoûtmamaneutdroitàdixjoursdecongés.Nousavonsempruntéla

voitured’unedesesamiesetnousavonsrouléjusqu’àlamer.C’étaitladeuxièmefoisdemaviequejem’yrendais.

Çavieillitpaslamer,laplageétaitpareilleladernièrefois.C’estdanscepetitvillageauborddel’eauquej’airencontréCléa.Unefille

bien plus jolie qu’Élisabeth. Cléa était sourde etmuette de naissance, une amiefaitepourmoi,nousnoussommestoutdesuitetrèsbienentendus.

Pour compenser sa surdité, Dieu a donné de grands yeux à Cléa, ils sontimmenses,c’estcequifaittoutelabeautédesonvisage.Àdéfautd’entendreellevoittout,aucundétailneluiéchappe.Enfait,Cléan’estpasvraimentmuette,sescordesvocalessontintactes,maiscommeellen’ajamaispuentendrelesmots,ellenesaitpaslesprononcer.Çasembleassezlogique.Quandelleessaiedeparler,lessonsrauquesquisortentdesagorgefontunpeupeuraudébut,maisdèsqu’ellerit,alorssavoixressembleà lamusiqued’unvioloncelleet j’adore levioloncelle.Cen’estpasparcequeCléanedit rienqu’elle estmoins intelligenteque les autresfillesdesonâge.Bienaucontraire,elleconnaîtdespoésiesparcoeurqu’elleréciteaveclesmains.Cléasefaitcomprendrepardesgestes.Mapremièreamiesourdeetmuetteauncaractèrebientrempé.Pourdirequ’elleaenvied’unCoca-Cola,parexemple, elle fait des trucs incroyables avec ses doigts, et ses parents devinentaussitôtcequ’elleveut.J’aitoutdesuiteappriscommentondit«non»enlangagedessignesquandelleademandésionpouvaitavoirunedeuxièmeglace.

J’avaisachetéunecartepostaleaubazardelaplagepourécrireàmonpère.J’ai rempli lapartiegaucheenm’appliquantàécrire toutpetit, vu lemanquede

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place, mais au moment de remplir les lignes à droite, mon crayon est restésuspendu dans le vide, et moi avec. Je ne savais pas où l’adresser. Me rendrecomptequej’ignoraisoùvivaitmonpèrem’afichuundecescoups...J’airepenséàlapetitephrased’Yvessurlebancdelacour,quandilmedisaitquel’avenirétaitdevantmoi.Assis sur le sable, jenevoyaisdevantmoique lesmouettesplongerdansl’eaupourattraperdespoissons,etçameramenaitauxpartiesdepêcheavecpapa.

Laviepeutbasculeràunevitesseincroyable.Toutvatrèsmaletsoudainunévénementimprévuchangelecoursdeschoses.J’avaisenvied’uneautreexistence,jen’avaiseunifrèrenisoeur,mais,commeLuc,jeréfléchissaisàmonavenir.L’étédecesvacancesauborddelameravecmaman,mavieachaviré.

Dèsque j’ai rencontréCléa, j’ai suqueplus rienneseraitcommeavant.Lejourdelarentrée, lescopainsseraientvertsdejalousieenapprenantquej’avaisuneamiesourde-muette,jemeréjouissaisdevoirlatêtequeferaitÉlisabeth.

Cléadessinedesmotsdansl’air,delapoésieatmosphérique.Élisabethneluiarrive pas à la cheville.Mon père disait qu’il ne faut jamais comparer les gens,chaquepersonne est différente, l’important est de trouver la différence qui vousconvientlemieux.Cléaétaitmadifférence.

Parunefindematinéeensoleillée,lapremièredepuisledébutdenotreséjour,

Cléa s’est approchéedemoialorsquenousnouspromenions sur leport. Jamaisnousn’avionsétésiproches.Nosombressefrôlaientsurlajetée,j’aieupeuretj’aifait un pas en arrière. Cléa n’a pas compris ma réaction. Elle m’a regardélonguement,j’aivuduchagrindanssesyeux,puiselleestpartieencourant.J’aieubeaul’appelerdetoutesmesforces,ellenes’estpasretournée.Quelcrétin,ellepouvait pas m’entendre ! J’avais rêvé de lui prendre la main dès les premiersinstants de notre rencontre. Face à la mer, nous aurions eu plus belle allurequ’Élisabeth etMarquès sous leur pauvremarronnier de cour d’école. Si j’avaisreculé,c’estparcequejenevoulaissurtoutpasluivolersonombre.Jenevoulaisriensavoird’ellequ’ellen’ait voulumedireavecsesmains.Cléanepouvaitpasdevinerçaetmonmouvementdereculluiavaitfaitdelapeine.

Lesoir, jen’aipascesséderéfléchiràlafaçondemefairepardonneretdenousréconcilier.

Aprèsavoirpesélepouretlecontre,jemesuisconvaincuqu’iln’yavaitqu’unseulmoyenderéparerlemalquejeluiavaisfait:luidirelavérité.Partagermonsecret avec Cléa était àmes yeux la seule solution si je voulais vraiment qu’onapprenneàseconnaître.Àquoiçasertdevouloirselieràquelqu’un,sionneprendpaslerisquedeluifaireconfiance?

Restait à trouver comment le lui révéler.Mon niveau en langage de sourd-muetétaitencoreassezlimitéetjemanquaisdegestespourluiraconterunetellehistoire.

Le lendemain, le ciel était couvert.Agenouillée surun rocher aubout de lajetée,Cléajouaitàfairedesricochetsenlançantdesgaletsdansl’eau.Samère,trop heureuse qu’elle ait un ami, m’avait confié que c’était son refuge, elle s’yrendaitchaquematin.Jesuisalléàsarencontreetmesuisassisprèsd’elle.Nous

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avonsregardéunlongmomentlesvaguesvenirsefracassercontrelagrève.Cléafaisaitcommesijen’étaispaslà,ellem’ignorait.J’airéunitoutesmesforcesetj’aiavancémamainverslasienne,espérantlafrôler,maisCléas’estlevéeetelles’estéloignéeensautillantderocherenrocher.Jel’aisuivie,jemesuisplantéfaceàelleetj’aipointédudoigtnosombres,quis’étiraientsurlajetée.Jeluiaidemandédenepasbouger,j’aifaitunpasdecôtéetmonombrearecouvertlasienne.Puisj’aireculéet les yeuxdeCléa sontdevenusencoreplusgrands.Ellea toutde suitecompriscequivenaitdesepasser.Pourquelqu’und’untantsoitpeuobservateur,cen’étaitpassidifficile, l’ombredevantmoiavait lescheveuxlongs,celledevantelle,lescheveuxcourts.Jemesuisbouchélesoreilles,enespérantquesonombreseraitaussimuettequ’elle,mais j’ai toutdemêmeeu le tempsde l’entendremedire«Ausecours,aide-moi». Jemesuisagenouilléet j’aicrié«Tais-toi, je t’ensupplie, tais-toi ! » et j’ai aussitôt fait en sorte que nos ombres se recouvrent ànouveaupourquetoutrentredansl’ordre.

Cléaadessinéungrandpointd’interrogationdansl’air.J’aihaussélesépaulesetcettefois,c’estmoiquisuisparti.Cléacouraitderrièremoi,j’aieupeurqu’elleglissesurlesrochers,j’airalentil’allure.Ellem’aprisparlamain,elleaussivoulaitpartagerunsecretavecmoi.Pourquenoussoyonsquittes.

Aubout de la jetée se dresseunpetit pharede riendu tout.À le regarderplanté là tout seul, ondirait que sesparents l’ont abandonnéet qu’il a cessédegrandir.Salanterneestéteinte,iln’éclairepluslamerdepuislongtemps.

Cevieuxphareabandonnéauboutdelajetée,c’estlevrailieusecretdeCléa.Depuisqu’ellemel’afaitdécouvrir,ellem’yemmènedèsquenousnousretrouvons.Nous passons sous la chaîne à laquelle se balance un vieux panneau rouillé surlequelestécritAccèsinterdit,nouspoussonslaporteenferdontlaserrurerongéeparleselarendul’âmeetgrimponsl’escalierjusqu’aubalcondeveille.Cléamontelapremièreàl’échellequimèneàlacoupoleetnousrestonslàdesheuresentièresà guetter les bateaux et scruter l’horizon. Cléa dessine les vagues d’un délicatmouvement du poignet gauche et samain droite ondule pour figurer les grandsvoiliersquicroisentaularge.Quandlesoleildécline,ellefaituncercleenjoignantsespoucesetsesindex,ellefaitglisserderrièremondoslesoleilinventéparsesmains,puissonriredevioloncelleenvahittoutl’espace.

Lesoir,lorsquemamanmedemandeoùj’aipassémajournée,jeluiparled’unendroitsurlaplage,àl’opposéd’unpharequin’appartientqu’àCléaetàmoi,unpetitpharederiendutout,unphareabandonnéquenousavonsadopté.

Letroisièmejourdesvacances,Cléan’apasvoulumonteràlacoupole,elleest

restéeassiseaupiedduphareet j’aidevinéàsonairrenfrognéqu’elleattendaitquelquechosedemoi.Elleasortiunpetitbloc-notesdesapocheetagriffonnésurunefeuilledepapierqu’ellem’atendue:«Commentfais-tuça?»

Àmontourj’aiprissonbloc-notespourluirépondre.—Faisquoi?—Tontrucaveclesombres,aécritCléa.—Jen’enaipaslamoindreidée,c’estvenucommeçaetjem’enseraisbien

passé.

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Grattementdecrayonsurlafeuilledepapier,Cléaaraturésaligne,elleavaitchangéd’idéeencoursd’écriture.Sousletraitj’avaispuquandmêmelire«Tuesfou!»maiselleavaitfinalementpréférémedire«Tuasdelachance,est-cequelesombresteparlent?»

Commentelleavaitpudeviner?J’étaisincapabledeluimentir.—Oui!—Est-cequelamienneestmuette?—Non,jenecroispas.—Tunecroispasoutuenessûr?—Ellen’estpasmuette.—C’estnormal,moinonplusjenesuispasmuettedansmatête.Tuveuxbien

parleravecmonombre?—Non,j’aimemieuxparleravectoi.—Qu’est-cequ’ellet’adit?—Riend’important,c’étaittropcourt.—Elleaunejolievoix,monombre?Jen’avaispassaisitoutel’importance,pourCléa,delaquestionqu’ellevenait

de me poser. C’était comme si une personne aveugle me demandait à quoiressemblaitsonrefletdansunmiroir.LadifférencedeCléase trouvaitdanssonsilence, ça la rendait unique à mes yeux, mais Cléa rêvait de ressembler àn’importequelleautrefilledesonâge,unefillequipourraits’exprimerautrementqueparsignes.Sielleavaitsucombiensadifférenceétaitbelle.

J’aiprislecrayon.—Oui,Cléa,lavoixdetonombreestclaire,ravissanteetmélodieuse.Ellete

correspondparfaitement.J’airougienécrivantceslignesetCléaaussienleslisant.—Pourquoies-tutriste?m’ademandéCléa.—Parcequelesvacancesvontforcémentfiniretquetuvasmemanquer.— Nous avons encore une semaine devant nous, et puis si tu reviens l’an

prochain,tusaurasoùmetrouver.—Oui,aupiedduphare.—Jet’yattendraidèslepremierjourdesvacances.—Tupromets?Cléaadessinéunepromesseavecsesmains.C’estbienplusbeauqu’avecdes

mots.Uneéclaircieperçaitleciel,Cléalevalatêteetécrivitsurlebloc-notes:— Je voudrais que tu marches encore sur mon ombre, que tu me dises ce

qu’elleteraconte.J’ai hésité,mais j’ai voulu lui faireplaisir, alors jeme suis avancé vers elle.

Cléaaposésesmainssurmesépaulesets’estapprochéetoutprèsdemoi.J’avaislecoeurquibattaitàcentàl’heure,jeneprêtaisaucuneattentionànosombres,seulementauxyeuximmensesdeCléaquiserapprochaientdemonvisage,àm’enfaire loucher.Nos nez se sont frôlés, Cléa a jeté son chewing-gum,mes jambesétaienttoutesmolles,j’avaisl’impressionquej’allaism’évanouir.

J’ai entendudire dansun filmque les baisers avaient ungoût demiel, avec

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Cléa ils avaient le goût du chewing-gum à la fraise qu’elle avait jeté avantdem’embrasser.Àécoutermoncoeurtambourinerdansmapoitrine,jemesuisditqu’on pouvait peut-être mourir d’un baiser. J’avais quand même envie qu’ellerecommence,maiselleareculé.Ellemedévisageait.Elleasourietaécritsurlafeuilledepapier,avantdepartirencourant:

—Tuesmonvoleurd’ombre,oùquetusois,jepenseraitoujoursàtoi.Voilàcommentlaviepeutchavirer,unmoisd’août.Ilsuffitderencontrerune

Cléapourqueplusaucunmatinnesoitlemême,pourqueplusriennesoitcommeavant,pourquelasolitudes’efface.

Le soir qui a suivi mon premier baiser, j’ai eu envie d’écrire à Luc ce quim’était arrivé. Peut-être pour prolonger cet instant. Parler de Cléa, c’était lagarderencoreunpeuavecmoi.Etpuisj’aidéchirélalettreenmillemorceaux.

Lelendemain,Cléan’étaitpasaupiedduphare.J’aifaitdixallers-retourssur

la jetée en l’attendant. J’ai eu peur qu’elle soit tombée à l’eau. C’est drôlementdangereux de s’attacher à quelqu’un. C’est incroyable ce que ça peut fairemal.Rienquelapeurdeperdrel’autreestdouloureuse.Jamaisjen’auraisimaginécelaavant.Pourpapa, jen’avaispaseulechoix,onnechoisitpassonpèreetencoremoinslefaitqu’ildécideunjourdevousquitter,maisCléa,c’étaitdifférent.Avecelle, tout était différent. Je broyais dunoir quand soudain j’ai entenduau loin lamélodieduvioloncelle.Cléaétaitsurleportencompagniedesesparentsdevantlabaraquedumarchanddeglaces.SonpèreavaitrenversésoncornetsursachemiseetCléariaitauxéclats.Jenesavaispasquoifaire,resterlàoucourirlarejoindre?LamamandeCléam’aadresséunsignedelamain.Jeluiairetournésonbonjouretjesuispartidansladirectionopposée.

Jepassaiunesale journéeàattendreCléasanscomprendrepourquoiçamerendaitsicafardeux.Ladigueoùnousnouspromenionsencorelaveilleétaitbattueparlesvagues.D’êtrelà,toutseul,merendaittristeàcrever.Jedevaisavoircroisélapiredesombres,celledel’absence,etsacompagnieétaitdétestable.Jen’auraispas dû faire confiance à Cléa, et lui révéler mon secret. Je n’aurais pas dû larencontrer. Quelques jours plus tôt, je n’avais pas besoin d’elle,ma vie était cequ’elleétaitmaisaumoinselletenaitdebout.Maintenant,sansnouvellesdeCléa,touts’écroulaitautourdemoi.C’estmoched’avoiràguetterunsignedequelqu’unpoursesentirheureux.J’aiquittélajetéeetjesuisallémepromenerprèsdubazardelaplage.J’avaisenvied’écrireàmonpère,alorsj’aichapardéunegrandecartepostalesur le tourniquetet jemesuis installéàune tablede labuvette.Àcetteheure-là,iln’yavaitpasgrandmonde,leserveurn’ariendit.

Papa,Je t’écris du bord de lamer oùmaman etmoi passons quelques jours de

vacances. J’aurais aimé que tu sois avec nous,mais les choses sont ce qu’ellessont. J’aimeraisavoirde tesnouvelles, savoirque tuesheureux.Côtébonheur,pourmoi,çavaçavient.Situavaisétélà,jet’auraisracontécequim’arriveetj’imagineque çam’aurait fait du bien. Tum’aurais donnédes conseils. Luc ditqu’iln’enpeutplusdesconseilsdesonpère,moijesuisenmanque.

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Mamanprétendquel’impatiencetuel’enfance,jevoudraistellementgrandir,papa,êtrelibredevoyager,fuirlesendroitsoùjenemesenspasbien.Adulte,jepartiraiàtarencontre,jeteretrouverai,oùquetusois.

Sid’icilànousnenoussommespasrevus,nousauronstantdechosesànousraconter qu’il nous faudra cent déjeuners pour tout se dire, ou au moins unesemainedevacancesrienqu’ànousdeux.Ceseraitformidabledepouvoirpasserautant de temps ensemble. Je devineque çadoit être trop compliqué et jemedemandepourquoi.Chaquefoisquej’ypense,jemedemandeaussipourquoitun’écris pas. Toi, tu sais où j’habite. Peut-être que tu répondras à cette cartepostale,peut-êtrequejetrouveraiunelettredetoienrentrantàlamaison,peut-êtrequetuviendrasmechercher?

Jecroisquej’enaimarredespeut-être.Tonfilsquit’aimequandmême.J’aitraînélespiedsjusqu’àlaboîteauxlettres.Tantpissij’ignoraisoùvivait

monpère.J’aifaitcommepourNoël,jel’aipostée,sanstimbreniadresse.

***

Sur l’étaldubazarpendaitun joli cerf-volantenpapierdeChine. Il avait la

formed’unaigle.J’aiditaumarchandquemamanviendraitlepayerplustard.J’aiunetêtequiinspireconfiance,jesuispartiavecmoncerf-volantsouslebras.

Quarantemètresde fil,c’était inscritsur l’emballage.Àquarantemètresdusol,ondoitvoirtoutelastationbalnéaire,leclocherdel’église,laruedumarché,lemanègedechevauxdeboisetlaroutequifileverslacampagne.Sionlâchelaficelle,ondoitdécouvrirtoutlepays,etsilesventssontfavorables,faireletourdela terre, voir de très haut ceux qui vousmanquent. J’aurais voulu être un cerf-volant.

Monaiglegrimpaitjoliment,labobinedefiln’étaitpascomplètementdévidée,mais il volait fièrement dans le ciel. Son ombre se promenait sur le sable, lesombresdecerfs-volantssontdesombresmortes,cenesontquedestaches.Quandj’enaieuassez, j’airamené l’oiseauàmoi, luiaireplié lesailesetnoussommesrentrés.Enarrivantà lamaisond’hôtes, j’ai cherchéunendroitoù lecacher,etpuisj’aichangéd’avis.

J’ai pris un sérieux savon après avoir présenté à maman le cadeau qu’ellem’avaitoffert.Elleamenacédelejeteràlapoubelle,puiselleaeuuneidéeencorepluscruelle:meforceràlerapporteraumarchanddubazarettrouverlesmotspour excuser, je cite, ma conduite inexcusable. J’ai usé de mon sourire contritdévastateur,maisiln’apasdutoutdévastémamère.J’aidûallermecouchersansmanger,çan’avaitaucuneimportance,quandjesuiscontrariéjen’aipasfaim.

***

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Lelendemain,à10h30,garéedevantlebazardelaplage,mamanaouvertla

portièredelavoitureetm’alancéd’unairmenaçant:—Allez,sorsdelà,etdépêche-toi,tusaiscequetudoisfaire!Monsuppliceavaitdébutéaprèslepetitdéjeuner.Ilavaitfallurembobinerle

filpourquelabobinesoitimpeccablementenroulée,replierlesailesdemonaigleetlesnoueravecunrubanquemamanm’avaitdonné.Letrajets’étaitpassédansunsilencesolennel.Lasuitedel’épreuveconsistaitàtraverserl’esplanadejusqu’aubazar,etàrendre lecerf-volantaumarchandenm’excusantd’avoirabusédesaconfiance.Jemesuiséloigné,lesépauleslourdes,moncerf-volantsouslebras.

Depuislavoiture,mamanavaitl’image,maispasleson.Jemesuisapprochédumarchand,prenantunairdemartyr,et luiaiditquemamèren’avaitplusdesous pour mon anniversaire et qu’elle ne pouvait pas lui payer mon aigle. Lemarchandm’aréponduquec’étaitpourtantuncadeauquinecoûtaitpasbiencher.J’airépliquéquemamèreétaittellementradineque«pascher»n’existaitpasdanssonvocabulaire.J’aiajoutéquej’étaisvraimentdésolé,lecerf-volantétaitcommeneuf,iln’avaitvoléqu’unefoisetencore,pastrèshaut.Jeluiaiproposédel’aideràrangersonmagasinpourledédommager.J’aiimplorésaclémence,sijerepartaissans avoir résolu le problème, je n’aurais pas non plus de cadeau à Noël.Monplaidoyeravaitdûêtreconvaincant,lemarchandsemblaittoutchamboulé.Ilajetéunregardnoirversmamèreetm’afaitunclind’oeilenm’affirmantqu’ilsefaisaitunplaisirdemel’offrir,cecerf-volant.Ilvoulaitmêmeallerentoucherdeuxmotsàmaman mais je l’ai convaincu que c’était pas une bonne idée. Je l’ai remerciéplusieursfoisetjeluiaidemandédebienvouloirgardermoncadeau,jerepasseraisleprendreunpeuplustard.Jesuisretournéàlavoiture,jurantquej’avaisremplimamission.Mamèrem’aautoriséàallerjouersurlaplageetelles’enestallée.

Jen’étaispasvraimentfierd’avoirditdeshorreurssurelle,maisjen’étaispasfâchénonplusdem’êtrevengé.

Dèsquesavoitureadisparu,jesuisallérécupérermonaigleetj’aifilésurlaplage où la marée était basse. Faire voler un aigle en entendant craquer lescoquillagessoussespiedsaquelquechosed’assezdivin.

Leventétaitplus fortque laveille, labobinesedévidaitàtoutevitesse.Entirant d’un coup sec sur le fil, j’ai réussima première figure, un quart de « 8 »presque parfait. L’ombre du cerf-volant glissait au loin sur le sable. Soudain, j’aidécouvert àmes côtés une ombre familière. J’ai failli lâchermon aigle. Cléa setenaitàmadroite.

Elleaposésamainsurlamienne,paspourlaretenirmaispours’emparerdelapoignéeducerf-volant.Jelaluiaiconfiée,lesouriredeCléaétaitirrésistibleetj’auraisétébienincapabledeluirefuserquoiquecesoit.

Ce ne devait pas être son premier coup d’essai. Cléamaniait le cerf-volantavecuneagilitéàcouperlesouffle.Des«8»completsquis’enchaînaient,des«S»impeccables.Cléaavait ledonde lapoésieaérienne,ellearrivaitàdessinerdeslettresdans leciel.Quand j’aienfincompriscequ’elle faisait, j’ai lu :«Tum’asmanqué. »Une fille qui réussit à vous écrire « Tum’asmanqué » avec un cerf-volant,onnepeutjamaisl’oublier.

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Cléaaposél’aiglesurlaplage,elles’esttournéeversmoiets’estassisesurlesablemouillé.Nosombresétaientjointes.CelledeCléas’estpenchéeversmoi.

—Jenesaispascequimefaitleplusmal,lesmoqueriesquejedevinedansmondosoulesregardscondescendantsquis’affichentdevantmoi.Quis’attacheraunjouràunefillequinepeutpasparler,àunefillequipoussedescrisquandellerit ? Qui me rassurera quand j’aurai peur ? Et j’ai déjà tellement peur que jen’entendsplusrien,mêmedansmatête.J’aipeurdegrandir,jesuisseule,etmesjoursressemblentàdesnuitssansfinquejetraversecommeuneautomate.

Aucunefilleaumonden’oseraitdiredeschosespareillesàungarçonqu’elleconnaîtàpeine.Cettephrase,Cléanel’apasprononcée,c’estsonombrequimel’asouffléesur laplageet j’aienfincomprispourquoi je l’avaisentendueappelerausecours.

—Situsavais,Cléa,quepourmoitueslaplusjoliefilledumonde,celledontlescrisrauqueseffacent lescielsdegrisaille,celledont lavoixsonnecommeunvioloncelle.Situsavaisqu’aucunefilleaumondenesaitfairevirevolterlescerfs-volantscommetoi.

Cette phrase, je l’aimurmurée dans ton dos pour que tu ne l’entendes pas.Faceàtoic’estmoiquiétaisdevenumuet.

Nousnoussommesretrouvéschaquematinsur la jetée,Cléaallaitchercher

moncerf-volantaubazardelaplageetnousfilionsensembleverslevieuxphareabandonnéoùnouspassionslerestedelajournée.

J’inventaisdeshistoiresdepirates.Cléam’apprenaitàparleraveclesmains,jedécouvraislapoésied’unlangagequesipeucomprennent.Accrochéparsonfilàla balustrade de la tourelle, l’aigle tournoyait toujours plus haut, jouant dans levent.

À midi, Cléa et moi nous adossions au pied de la lanterne et partagions lepique-niquepréparéparmaman.Mamèresavait,nousn’enparlionsjamaislesoirmais elle avait deviné la complicitéquime liait à lapetite fillequineparlepas,comme l’appelaient lesgensduvillage.C’est fouceque lesadultesontpeurdesmots.Pourmoi,«muette»étaitbienplusjoli.

Parfois, après le déjeuner, Cléa s’endormait la tête posée sur mon épaule.C’étaitjecroislemeilleurmomentdemajournée,l’instantoùelles’abandonnait.C’est bouleversant quelqu’un qui s’abandonne. Je la regardais dormir, medemandantsielleretrouvaitl’usagedelaparoledanssesrêves,sielleentendaitletimbreclairdesavoix.Chaquefind’après-midi,nouséchangionsunbaiseravantdenousquitter.Sixjoursinoubliables.

***

Mes courtes vacances approchaient de leur fin, maman commençait à

préparerlesvalisespendantquejeprenaismonpetitdéjeuner,nousallionsbientôtquitter la chambre d’hôtes. Je l’ai suppliée de rester plus longtemps, mais nousdevionsprendre le chemindu retour si elle voulait garder son travail.Mamana

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promisquenousreviendrionsl’anprochain.Ilpeutsepassertellementdechosesenunan.

JesuisallédireaurevoiràCléa.Ellem’attendaitaupiedduphare,elleatoutdesuitecomprispourquoijefaisaisunedrôledetêteetellen’apasvouluquenousmontions.Cléaafaitungestepourmediredepartiretm’atournéledos.J’aiprisdansmapocheunpetitmotquej’avaisrédigéencachettelaveilleausoir,unpetitmotoùjeluiconfiaistoutesmespensées.Ellen’apasvoululeprendre.Alorsjel’aiattrapéeparlamainetjel’aientraînéeverslaplage.

Duboutdupied,j’aitracélamoitiéd’uncoeursurlesable,j’airoulémafeuilledepapierencôneetl’aiplantéeaumilieudemondessin,etpuisjesuisparti.

JenesaispassiCléaachangéd’avis,sielleaterminémondessinsurlesable.Jenesaispassiellealumonmot.

***

Surlarouteduretour,ilm’estarrivédesouhaiterqu’ellen’yaitpastouchéet

quema lettreait étéemportéepar lamarée.Parpudeurpeut-être. J’avaisécritqu’elleétaitcelleàquijepenseraisenm’éveillant,jeluiavaispromisqu’enfermantlesyeuxlesoirjeverraisapparaîtrelessiens,immensesdanslaprofondeurdelanuit,commeunvieuxpharequi,fierd’avoirétéadopté,auraitrallumésalanterne.C’étaitprobablementmaladroitdemapart.

Il me restait à faire un plein de souvenirs qui me nourriraient pendant lessaisonsàvenir,desréservesdemomentsheureuxpourl’automne,lorsquelanuitseposeraitsurlechemindel’école.

Àlarentrée,j’avaisdécidédeneriendire,parlerdeCléapourfaireenragerÉlisabethnem’intéressaitplus.

Nous ne sommes jamais retournés dans cette station balnéaire. Ni l’année

d’après,nicellesquisuivirent.Jen’aiplusjamaiseudenouvellesdeCléa.J’aibienpenséàluiécrireenposterestante:Petitphareabandonnéauboutd’unejetée.Maisinscrirecetteadresseeûtétédéjàtrahirunsecret.

J’ai embrasséÉlisabeth deux ans plus tard. Sonbaiser n’avait ni le goût dumielniceluidelafraise,àpeineunparfumderevanchesurMarquèsdontj’avaisdésormais la taille. Troismandats consécutifs de délégué de classe finissent parvousconférerunecertaineaura.

Lejoursuivantcebaiser,Élisabethetmoinoussommesséparés.Jenemesuispasreprésentéàl’élection,etMarquèsaétééluàmaplace.Je

luilaissaibienvolontiersmafonction.J’avaisprisàjamaislapolitiqueengrippe.

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Partie2

Chapitre4

Àlapeurdelanuitasuccédécelledelasolitude.Jen’aimepasdormirseulet

pourtantc’estainsiquejevis,dansunstudiosouslestoitsd’unimmeublenonloinde la facultédemédecine. J’ai fêtéhiermesvingtans.Aveccette fichueavancedansmascolarité,j’aidûlescélébrersansavoireuletempsdenouerdesamitiés.Leshorairesdelafaculténenousenlaissentguèreletemps.

J’ai laissémonenfance, ilyadeuxans,derrièreunmarronnierdans lacourd’uneécole,danscettepetitevilleoùj’aigrandi.

Le jourde la remisedesdiplômes,mamèreétaitprésente,unecollèguedetravaill’avaitremplacéepourl’occasion.J’auraisjuréavoiraperçulasilhouettedemon père au loin derrière les grilles,mais j’avais dû rêver, j’ai toujours eu tropd’imagination.

J’ai laissémon enfance sur le chemin de lamaison, où les pluies d’automneruisselaientsurmesépaules,dansungrenieroùjeparlaisauxombresenregardantlaphotodemesparentsautempsoùilss’aimaientencore.

J’ailaissémonenfancesurunquaidegareendisantaurevoiràmonmeilleurami,filsd’unboulanger,enserrantmamèredansmesbras,luipromettantquejereviendraislavoirdèsquepossible.

Surcequaidegare,jel’aivuepleurer.Cettefois,ellen’avaitpascherchéàdétourner son visage. Je n’étais plus l’enfant qu’elle voulait protéger de tout, ycomprisdeseslarmes,decettetristessequinel’avaitjamaisvraimentquittée.

Penchéà la fenêtreduwagon,alorsque leconvois’ébranlait, j’aivuLuc luiprendrelamainpourlaconsoler.

Monmondetournaità l’envers,Lucauraitdûmonterdanscecompartiment,c’était lui lesurdouéensciences ;etdenousdeux,celuiquiauraitdûs’occuperd’une infirmièrequiavaitconsacrésavieauxautreset surtoutà son fils, c’étaitmoi.

***

Quatrièmeannéedemédecine.

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Maman a pris sa retraite, elle s’occupe désormais de la bibliothèquemunicipale.Lemercredi,ellejoueàlabeloteavectroisamies.

Ellem’écritsouvent.Entre lesheuresdecourset lesgardesdenuit, jen’aiguère le tempsde lui répondre.Ellevientmevoirdeux foisparan.À l’automnecomme au printemps, elle s’installe dans un petit hôtel à deux pas de l’Hôpitaluniversitaireetparcourtlesmuséesenattendantquemesjournéess’achèvent.

Nousallonsnouspromenerlelongdufleuve.Aucoursdecesbalades,ellemefait parler de ma vie et me prodiguemille conseils, sur ce qu’il faut faire pourdevenirunmédecinpleind’humanité–àsesyeuxc’estaussiimportantqued’êtreunbonmédecin.Elleenafréquentébeaucoupenquaranteannéesdemétier,elledistingue d’un coup d’oeil ceux qui privilégient leur carrière à leurs patients. Jel’écouteensilence.Après lapromenade, je l’emmènedînerdansunpetit troquetqu’elleaffectionneetoùelletienttoujoursàpayernosrepas.«Plustard,quandtuserasdocteur,tum’inviterasdansungrandrestaurant»,medit-elleens’emparantchaquefoisdel’addition.

Sestraitsontchangé,maissesyeuxdébordentd’unetendressequinevieillitpas.Vosparentsvieillissentjusqu’àuncertainâge,oùleurimagesefigeenvotremémoire.Ilsuffitdefermerlesyeuxetdepenseràeuxpourlesvoiràjamaistelsqu’ilsétaient,commesil’amourqu’onleurporteavaitlepouvoird’arrêterletemps.

À chacun de ses séjours, elle se fait un devoir de remettre ma tanière enordre.Lorsqu’ellerepart,jetrouvedansmonarmoireunlotdechemisesneuveset,sur mon lit, des draps propres dont le parfumme rappelle la chambre de monenfance.

J’aitoujours,poséessurmatabledenuit,unelettrequ’ellem’avaitécriteàmademandeetunephototrouvéedanslegrenier.

Lorsque je la raccompagne à la gare, elleme serredans ses bras avant demonterdanssonwagon,etsonétreinteestsifortequejecrainschaquefoisdeneplusjamaislarevoir.Jeregardesontraindisparaîtredanslacourbedesrails,ilfilevers lapetitevilleoù j’aigrandi,versmonenfancequisetrouveàsixheuresdel’endroitoùjevisdésormais.

Lasemainesuivantsondépart,jereçoistoujoursunelettre.Ellem’yraconteson voyage, ses parties de belote et me donne une liste d’ouvrages à lire sansattendre. Je n’ai hélas pour seule lecture que desmanuels demédecine, que jeréviselanuitenpréparantmoninternat.

J’alterne mes gardes entre les Urgences et la pédiatrie, mes patientsdemandent beaucoup d’attention. Mon chef de service est un type bien, unprofesseur craint pour ses coups de gueule. Ils se font entendre à la moindrenégligence,à lamoindreerreur.Mais ilnoustransmetsonsavoiretc’estcequenous attendons de lui. Chaque matin, en commençant les visites, il nous répèteinlassablementquelamédecinen’estpasunmétiermaisunevocation.

Àl’heuredemapause,jefilechercherunsandwichàlacafétériaetm’installedans le jardinquibordenotrepavillon. J’ycroisecertainsdemespetitspatients,ceuxquisontenconvalescence.Ilsprennentl’airencompagniedeleursparents.

C’est là, devant un carré de pelouse fleurie, que ma vie a chaviré pour lasecondefois.

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***

Je somnolais sur un banc. Faire des études de médecine, c’est lutter en

permanencecontre lemanquedesommeil.Uneconsoeurétudianteenquatrièmeannéevints’asseoiràcôtédemoi,mesortantdematorpeur.Sophieestunefillepétillanteet jolie,noussommescompliceset flirtonsdepuisdesmoissans jamaisavoir donné de nom à notre relation.Nous jouons à être amis, faisant semblantd’ignorerledésirdel’autre.Noussavonstousdeuxquenousn’avonspasletempsdevivreunevraieliaison.Cematin-là,Sophiemeparlaitpourlaénièmefoisd’uncasquilapréoccupait.Ungarçondedixansnepouvaitpluss’alimenterdepuisdeuxsemaines.Aucunepathologien’expliquaitsonétat,sonsystèmedigestifnemontraitnuldésordre justifiantque lemoindrealiment ingérésoitaussitôtrejeté.L’enfantétaitsousperfusionetsaconditionempiraitdejourenjour.Lestroispsychologuesappelésàsonchevetn’avaientpuveniràboutdumystère.Sophieétaitobsédéeparcepetitbonhomme,aupointdenerienvouloirfaired’autrequedechercherunesolutionàsonmal.Souhaitantrenoueraveclessoiréeshebdomadairesoùnousrévisionsensemble,nonsansunecertaineambiguïté,jeluipromisdeconsulterledossieretderéfléchirdemoncôté.Commesinous,simplesexternes,pouvionsêtreplus intelligents que le corpsmédical qui oeuvrait dans cet hôpital.Mais chaqueélèvenerêve-t-ilpasdedépassersesmaîtres?

Ellemeparlaitdeladégradationdel’étatdel’enfantlorsquemonattentionfutdistraite par une petite fille qui jouait à la marelle dans l’allée du jardin. Jel’observaiattentivementetcomprissoudainqu’ellenesautaitpasdecaseencase,selon la règle. Son jeu était d’une tout autre nature. La petite fille bondissait àpiedsjointssursonombre,espérantainsilaprendredevitesse.

JedemandaiàSophiesisonpetitpatientétaitencoreenétatdesedéplacerenchaiseroulanteet luiproposaidel’amenerjusqu’ici.Sophieauraitpréféréquejemontelevoirdanssachambremaisj’insistai,lapriantdenepasperdredetemps.Le soleil disparaîtrait bientôt derrière la toiture du bâtiment principal et j’avaisbesoindelui.Ellerechignamaisfinitparcéder.

Dèsqu’ellefutpartie, jem’approchaide lapetitefilleet lui fispromettredegardersecretceque jem’apprêtaisà lui confier.Ellem’écoutaattentivementetacceptamaproposition.

Sophie revint un quart d’heure plus tard, poussant la chaise où son petitmaladeétaitsanglé.Lapâleurdesapeauetses jouesémaciéestémoignaientdel’étatdefaiblessedanslequelilsetrouvait.Jecomprenaismieux,enlevoyantainsi,combienSophiedevaitêtrepréoccupée.Elles’arrêtaàquelquesmètresdemoi,etjelusdanssesyeuxqu’ellem’interrogeait;unefaçonsilencieusedemedemander«Etmaintenant?»Jeluisuggéraidepousserlachaiseroulantejusqu’àlapetitefille.Sophies’exécutaetmerejoignitsurlebanc.

—Tupenses qu’unegaminede onze ans va le soigner, c’est ça ton remèdemiracle?

—Laisse-luiletempsdes’intéresseràelle.

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—Ellejoueàlamarelle,enquoiveux-tuqu’ils’intéresseàelle?Bon,çasuffitcommeça,jeleremontedanssachambre.

J’attrapaiSophieparlebrasetl’empêchaidepartir.— Quelques minutes au grand air ne peuvent pas lui faire de mal. Je suis

certainquetudoisavoird’autrespatientsàvisiter,laisse-les-moitouslesdeux,jepeuxlessurveillerpendantmapause.Net’inquiètepas,jeveilleaugrain.

Sophierejoignitl’ailedepédiatrie.Jem’approchaidesenfants,ôtailessanglesqui retenaient le petit garçon à son fauteuil et le portai dansmes bras jusqu’aucarré de pelouse. Je m’y installai, l’asseyant sur mes genoux, dos tourné auxderniersrayonsdusoleil.Lapetitefilleretournaàsonjeu,ainsiquenousenétionsconvenus.

—Qu’est-cequitefaitsipeur,monbonhomme,pourquoitelaisses-tudépérir?Il releva les yeux sans riendire.Sonombre si frêle se fondait à lamienne.

L’enfants’abandonnaaucreuxdemesbrasetposasatêtesurmontorse.J’aipriépourquereviennel’ombredemonenfance,celafaisaitsilongtemps.

Aucunenfantaumonden’auraitpuinventercequej’allaisentendre.Jenesais

pasquideluioudesonombremelemurmura,j’avaisperdul’habitudedecegenredeconfidences.

Je portai le petit garçon jusqu’à son fauteuil et rappelai la petite fille pour

qu’ellerevienneàsescôtésavantleretourdeSophie,puisjeretournaim’installersurlebanc.

LorsqueSophieme rejoignit, je lui racontai que la championne de saut à lamarelleetsonjeunepatientavaientsympathisé.Elleavaitmêmeréussiàluifairedire ce qui le traumatisait et accepté de me le révéler. Sophie me regarda,interloquée.

Lepetitgarçons’étaitentichéd’unlapin,unanimaldevenusonconfident,sonmeilleurami.Seulementvoilà,deuxsemainesplustôt,lelapins’étaitfaitlabelleetlesoirdesadisparition,à lafindudîner, lamèredel’enfantavaitdemandéàsafamille si l’on avait apprécié le civet qu’elle avait cuisiné. L’enfant en conclutaussitôt que son lapin était mort et qu’il l’avait bouffé. Dès lors, il n’avait plusqu’uneidéeentête,expiersafauteetrejoindresonmeilleuramilàoùildevaitsetrouver.Ondevraitpeut-être réfléchiràdeux foisavantdedireauxenfantsqueceuxquimeurents’envontvivre,sanseux,auciel.

Jeme levai et laissaiSophie,pantoise, sur sonbanc.Maintenantque j’avaisdécouvertleproblème,l’importantétaitderéfléchiràlafaçondelerésoudre.

Àlafindemagarde,jetrouvaiunmotdansmoncasier,Sophiem’ordonnaitde

larejoindrechezelle,quellequesoitl’heuredelanuit.

***

J’aisonnéàsaporteà6heuresdumatin.Sophiem’accueillit,lesyeuxgonflés

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desommeil;elleportaitpourseulvêtementunechemised’homme.Jelatrouvaisplutôtséduisantedanscettetenue,mêmesicettechemisen’étaitpasàmoi.

Elle me servit une tasse de café dans sa cuisine et me demanda commentj’avaisréussilàoùtroispsychologuesavaientéchoué.

Jeluirappelaiquelesenfantsontunlangagequenousavonsoublié,unefaçonbienàeuxdecommuniquer.

—Ettuavaisimaginéqu’ilseconfieraitàcettegamine!—J’espéraisquelachancenoussourirait,unechance,mêmeinfime,celavaut

lecoupdelatenter,non?Sophiem’interrompitpourmeconfondredansmonmensonge.Lapetitefillelui

avaitavouéqu’ellejouaitàlamarellependantquej’étaisrestéavecsonpatient.—C’estsaparolecontrelamienne,répondis-jeensouriantàSophie.—C’estdrôle,répliqua-t-elleaussisec,jeluiferaisplutôtconfianceàellequ’à

toi.—Jepeuxsavoirquit’aoffertcettechemise?—Jel’aiachetéedansunefriperie.—Tuvois,tumensaussimalquemoi.Sophieselevaetserenditàlafenêtre.—J’aiappelésesparentshieràmidi,cesontdesgensdelacampagne,ilsne

soupçonnaientpasqueleurfilss’étaitautantattachéàcelapinetvoyaientencoremoinspourquoiàcelui-làenparticulier.Ilsnecomprennentpas.Poureux,onélèveleslapinspourlesmanger.

—Demande-leurdansquelétat ils seraient si on lesavaitobligésàmangerleurchien.

—Ça ne sert à rien de les blâmer, ils sont dévastés. Lamère ne cesse depleureretlepèren’enmènepaslarge.Tuasuneidéepoursortirleurenfantdecetteimpasse?

—Peut-être.Qu’ils trouventun très jeune lapin,aussi rouxque l’original, etqu’ilsnousl’amènentauplusvite.

—Tuveuxfaireentrerun lapinà l’hôpital?Si lechefdeclinique l’apprend,c’esttonidée,moijeneteconnaispas.

—Jenet’auraispasdénoncée.Tupeuxenlevercettechemisemaintenant?Jelatrouveassezmoche.

***

TandisqueSophieprenaitsadouche,jesomnolaissursonlit,j’étaisbientrop

épuisépourrentrerchezmoi.Ellecommençaitsonserviceuneheureplustardetj’enavaisdixdevantmoipourrécupérerunpeudesommeil.Nousnousverrionsàl’hôpital, cette nuit je travaillais aux Urgences, elle à l’étage de pédiatrie, nousserionstousdeuxdegardemaisdansdeuxbâtimentsdifférents.

Àmonréveil,jetrouvaiuneassiettedefromagessurlatabledelacuisineetun petitmot. Sophiem’invitait à passer la voir dans son service si j’en avais letemps.Enlavantmonassiette,j’aperçusdanslapoubellelachemisequ’elleportait

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enm’accueillant.J’arrivaiauxUrgencesàminuit,l’intendantedesadmissionsm’annonçaquela

soirée était calme, j’aurais presquepu rester chezmoi,medit-elle en inscrivantmonnomautableaudesexternesdeservice.

Personnenepeutexpliquerpourquoicertainesnuits,lesUrgencesdébordentdemondeensouffrancetandisqued’autres,rienoupresquenesepasse.Vumonétatdefatigue,jen’allaispasm’enplaindre.

Sophieme rejoignit à la cafétéria. Jem’étaisassoupi, la têteposée surmesbras,lenezcontrelatable.Ellemeréveillad’uncoupdecoude.

—Tudors?—Plusmaintenant,répondis-je.—Mesfermiersonttrouvélaperlerare,unlapereauroux,exactementcomme

tul’avaisdemandé.—Oùsont-ils?—Dansunhôtelduquartier,ilsattendentmesinstructions.Jesuisexterneen

pédiatrie, pas vétérinaire, si tu pouvais m’éclairer sur la suite de ton plan, çam’aideraitbeaucoup.

—Appelle-les,dis-leurdeseprésenterauxUrgences,j’irailesaccueillir.—À3heuresdumatin?—Tuasdéjàvulechefdecliniquesepromenerdanslescouloirsà3heuresdu

matin?Sophiechercha lenumérode l’hôteldans lepetitcarnetnoirqu’ellegardait

toujoursdanslapochedesablouse.JefilaiverslesasdesUrgences.Lesparentsdesonjeunepatientavaientl’airhagard.Qu’onleurdemandede

seréveilleraumilieudelanuitpourapporterunlapinàl’hôpitallesétonnaitautantqueSophie.Lepetitmammifèreétaitcachédanslapochedumanteaudelamère,jelesfisentreretlesprésentaiàl’intendantedesadmissions.Unoncleetunetantedeprovincedepassageenville,venusmerendrevisite.Ellenes’étonnapasoutremesurede l’heureétrangedecette réunion familiale.Pour surprendrequelqu’unquitravailleauxUrgencesd’uncentrehospitalier,ilenfautbienplusquecela.

Jeconduisislesparentsàtraverslescouloirs,veillantàéviterlesinfirmièresdegarde.

Enchemin,j’expliquaiàlamèredupetitgarçoncequej’attendaisd’elle.Nousarrivâmesaupalierdel’ailedepédiatrie.Sophienousyattendait.

—J’aienvoyél’infirmièredeservicemechercherunthéaudistributeurdelacafétéria, jenesaispascequetuasl’intentiondefaire,maisfais-levite.Ellenetarderapasàrevenir.Jenousdonnevingtminutestoutauplus,annonçaSophie.

Lamamanentraseuleavecmoidanslachambredesonfils.Elles’assitsurlelitetluicaressalefrontpourleréveiller.Lepetitgarçonouvritlesyeuxetvitsamère,commedansunrêve.Jem’assisdel’autrecôté.

—Jenevoulaispasteréveillermaisj’aiquelquechoseàtemontrer,luidis-je.Je lui promis qu’il n’avait pasmangé son lapin et que ce dernier n’était pas

mort. Il avait eu un bébé, et ce salaud s’était aussitôt fait la belle pour allerconvoleravecuneautrelapine.Certainspèresfontdeschosescommeça.

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—Letienattenddanslecouloir,toutseulderrièrecetteporteaubeaumilieude la nuit, parce qu’il t’aime plus que tout au monde, comme il aime ta mèred’ailleurs.Maintenant,aucasoùtunemecroiraispas,regarde!

La mère sortit le lapereau de sa poche et le posa sur le lit de son fils, leretenantentresesmains.L’enfantfixal’animal.Ilavançalentementlamainetluicaressalatête,lamamanleluiconfia,lecontactétaitnoué.

—Cepetitlapinn’apluspersonnepourveillersurlui,ilabesoindetoi.Etsituneretrouvespastesforces, ilvadépérir. Il fautvraimentqueturecommencesàt’alimenter,pourt’occuperdelui.

J’ailaissél’enfantencompagniedesamère.Unefoisdanslecouloir,j’aiinvitéson père à les rejoindre, j’avais bon espoir quemon stratagème fonctionne. Cethomme, à l’apparence bourrue, me prit dans ses bras et me serra contre lui.Pendantuncourtinstant,j’auraisvouluêtrecepetitgarçonquiallaitretrouversonpère.

***

En arrivant le surlendemain à l’hôpital, je découvris un message dans mon

casier. Il émanait de la secrétaire de mon chef de service : j’étais prié de meprésenter illico à son bureau. Ce genre de convocation était une première pourmoi,j’entouchaideuxmotsàSophie.L’infirmièredegardeavaittrouvédespoilsdelapinsurlaliteriedupetitpatientdelachambre302,l’enfantavaitvendulamèchecontreunjusdefruitsetdescéréales.

Sophie avait tout expliqué à l’infirmière et, au vu du résultat obtenu, l’avaitsuppliéedegarderlesilencesurlanatureduremède.Hélas,certainespersonnessont plus attachées au respect des règlements qu’à l’intelligence de s’y déroberparfois. C’est fou comme les réglementations rassurent ceux qui manquentd’imagination.

Aprèstout,j’avaissurvécuauxcollesàrépétitiondeMmeSchaeffer,soixante-deuxensixannéesdescolarité,soitunsamedisurquatre, je travaillaisdanscethôpitalquatre-vingt-seizeheuresparsemaine,quepouvait-ilm’arriverdeplus?

Jen’euspasbesoindemerendredanslebureauduprofesseurFernstein, legrandpatronassuraitlui-mêmelavisitematinaleaccompagnédesesdeuxadjoints.Jeme joignis augrouped’étudiants qui les suivait. Sophie n’enmenait pas largelorsquenousentrâmesdanslachambre302.

Fernsteinconsultalafeuilleaccrochéeaupieddulit,silencedeplombpendantqu’ilenfaisaitlalecture.

—Voilàdoncungarçonquiarecouvrél’appétitcematin,heureusenouvelle,n’est-cepas?lança-t-ilàl’assemblée.

Le psychiatre s’empressa de vanter les bienfaits de la thérapie qu’il avaitchoisid’appliquerdepuisplusieursjours.

—Etvous,ditFernstein,ense tournantversmoi,vousn’avezaucuneautreexplicationpourjustifiercerétablissementsoudain?

—Paslamoindre,professeur,répondis-jeenbaissantlatête.

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—Vousenêtescertain?insista-t-il.—Jen’aipaseuletempsd’étudierledossierdecepatient,jepasselamoitié

demontempsauxUrgences...—Alorsnousdevonstousenconclurequel’équipedepsysenchargeaexcellé

danssontravailet luiattribuertout leméritedecesuccès?medemanda-t-ilenm’interrompant.

—Jenevoispascequinouspermettraitdepenserautrement.Fernsteinreposalafeuilleaupieddulitets’approchadupetitgarçon.Sophie

et moi échangeâmes un regard, elle enrageait. Le vieux professeur caressa lescheveuxdel’enfant.

—Jesuisraviquetuaillesmieux,mongarçon,nousallonsprogressivementteréalimenter et, si tout va bien, d’ici quelques jours nous pourrons enlever cesaiguillesdetonbrasetterendreàtafamille.

Lavisitesepoursuivitdechambreenchambre.Lorsqu’elles’achevaauboutdupalier,legrouped’étudiantssedispersa,chacunretournantàsesoccupations.

Fernsteinmerappelaalorsquejem’éclipsais.—Deuxmots,jeunehomme!medit-il.Sophievintversnousets’interposa.—Jepartagel’entièreresponsabilitédecequis’estpassé,monsieur,c’estma

faute,dit-elle.—J’ignoredequellefautevousmeparlez,mademoiselle,aussi, jenesaurais

tropvousconseillerdevoustaire.Vousdevezavoirdutravail,fichez-moilecamp!Sophieneselefitpasrépéteretmelaissaseulencompagnieduprofesseur.— Les règlements, jeune homme, me dit-il, sont faits pour vous permettre

d’acquérirdel’expériencesanstuertropdepatients,etl’expérienceacquisevouspermetd’ydéroger. J’ignorecommentvousavezaccomplicepetitmiracle,oucequivousamissurlapiste,etjeseraisraviqu’unjourvousayezl’extrêmebontédem’entoucherunmot,jen’aieudroitqu’auxgrandeslignes.Maispasaujourd’hui,sans quoi je serais dans l’obligation de vous sanctionner et je suis de ceux quipensentquedansnosmétiers,seullerésultatcompte.Enattendant,vousdevriezconsidérerlapédiatriepourvotreinternat.Lorsquel’onaundon,ilestdommagedelegâcher,vraimentdommage.

Surcesmots,levieuxprofesseurseretournasansmesaluer.Magardeachevée,jerentraichezmoi,préoccupé.Toutelajournéeettoutela

nuit,j’avaisressentiuneimpressiond’inachevéquimepesait,sansquejeréussisseàenidentifierlacause.

***

Lasemainefutinfernale,lesUrgencesnedésemplissaientpasetmesgardes

seprolongeaientbienau-delàdesvingt-quatreheuresusuelles.JeretrouvaiSophielesamedimatin,lesyeuxpluscernésquejamais.Nousnousétionsdonnérendez-vousdansunparc,devantlegrandbassinoù

desenfantsjouaientàfairenaviguerdesmodèlesréduits.

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Enarrivant,ellemetenditunpanierremplid’oeufs,desalaisonsetd’unpâté.—Tiensmedit-elle,c’estdelapartdesfermiers,ilsl’ontdéposépourtoihier

àl’hôpital,tuétaisdéjàparti,ilsm’ontchargéedeteleremettre.—Promets-moiquecen’estpasdelaterrinedelièvre!—Non,c’estducochon.Lesoeufssonttoutfrais.Situvienschezmoicesoir,

jeteferaiuneomelette.—Commentvatonmalade?—Ilreprenddescouleursunpeupluschaquejour,ilsortirabientôt.Jemepenchaienarrièresurmachaise,mainsderrièrelanuque,etprofitaide

lachaleurdesrayonsdusoleil.—Commentas-tufait?medemandaSophie.Troispsysonttouttentépourle

faireparler,ettoienquelquesminutespasséesavecluidanslejardintuasréussi...J’étais trop fatigué pour lui donner l’explication logique qu’elle voulait

entendre.Sophieavaitbesoinderationneletc’étaitcedontjemanquaisleplusàl’instant où elle me parlait. Les mots sortirent de ma bouche sans que j’yréfléchisse, comme si une force me poussait à dire tout haut ce que je n’avaisencorejamaisoséavouer,pasmêmeàmoi.

—Cepetitgarçonnem’ariendit,c’est sonombrequim’aconfiédequoi ilsouffrait.

J’ai reconnusoudaindans les yeuxdeSophie le regarddésoléquemamèrem’avaitadresséunjourdanslegrenier.

Ellerestasilencieusequelquesinstants,puisseleva.—Cenesontpasnosétudesquinousempêchentdevivreunevraierelation,

dit-elle, la lèvre tremblante. Nos horaires ne sont qu’un prétexte. La véritableraison,c’estquetunemefaispasassezconfiance.

—C’estpeut-êtreeneffetunequestiondeconfiance,sinon, tum’auraiscru,répondis-je.

Sophies’enestallée.J’aiattenduquelquessecondesetunepetitevoixaufonddemoim’atraitéd’imbécile.Alorsj’aicouruderrièreellepourlarattraper.

—J’aieudelachance,voilàtout, je luiaiposélesbonnesquestions.Jesuisallépuiserdansmapropreenfance,jeluiaidemandés’ilavaitperduunami,jel’aifaitparlerdesesparentsetdefilenaiguillej’aisoulevélelièvre,enfin,façondeparler... C’était juste un coup de bol, et je n’en tire aucune gloire. Pourquoiaccordes-tu tant d’importance à cela, il est en voie de guérison. C’est ce quicompte,non?

—J’aipassédesheuresauchevetdecemômesansjamaisentendrelesondesavoix,ettoituveuxmefairecroirequ’enquelquesminutestuasréussiàluifaireteracontersavie?

Jen’avaisencorejamaisvuSophiedansuntelétatdecolère.Jelaprisdansmesbraset,cefaisant,sansquej’yprêteattention,monombre

chevauchalasienne.« Je n’ai aucun talent, je n’excelle dans aucundomaine,mes professeurs ne

cessaientdemelerépéter.Jen’aipasétélapetitefilledontmonpèrerêvait;detoute façon,c’estun filsqu’il voulait.Pasassez jolie, tropmaigreou tropgrosse

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selon lesâges,bonneélèvemais loind’être lameilleure... Jen’aipas lesouvenird’avoirentendulemoindrecomplimentvenantdelui.Rienenmoinetrouvaitgrâceàsesyeux.»

Dansl’ombredeSophie, j’aientendulemurmuredecetteconfidenceetcelam’arapprochéd’elle.Jel’aipriseparlamain.

—Suis-moi,j’aiunsecretàteconfier.Sophies’estlaisséentraînerversunpeuplier,nousnoussommesallongéssur

l’herbe,àl’ombredesbranchesoùilfaisaitunpeuplusfrais.—Monpèreestparti un samedimatinoù je rentraisd’unecolle,héritée la

premièresemainedelarentrée.Ilm’attendaitdanslacuisinepourm’annoncersondépart. Toute mon enfance, je me suis reproché de ne pas avoir été quelqu’und’assezbienpourluiavoirdonnéenviederesteràlamaison.J’aipassédesnuitsentières à chercher la faute que j’avais pu commettre, en quoi j’avais pu ledécevoir.Jenecessaisdemerépéterquesij’avaisétéunenfantbrillant,capabledelerendrefier, ilnem’auraitpasquitté.Jesavaisqu’ilaimaituneautrefemmequemamère,maisilfallaitquejemerenderesponsabledesonabsence.Parcequela douleur était le seulmoyen de résister à la peur d’oublier son visage, demerappelerqu’ilexistait,quej’étaiscommelescopainsdemaclasse,etquemoiaussij’avaisunpère.

—Pourquoimedis-tuçamaintenant?—Tuvoulaisquel’onsefasseconfiance,non?Cettefaçond’êtreterrorisée

dèsqu’unesituationtedépasse,det’isolerdèsquetucroiséchouer...Jetediscelamaintenant parce qu’il n’y a pas que lesmots qui permettent d’entendre ce quel’autren’arrivepasàformuler.Tonpetitpatientcrevaitdesolitude,às’enlaisserdépérir,ilétaitdevenul’ombredelui-même.C’estsatristessequim’aguidéjusqu’àlui.

Sophiebaissalesyeux.—J’aitoujourseudesrapportsconflictuelsavecmonpère,avoua-t-elle.Jenerépondispas,Sophieposasatêtecontremoietnousrestâmessilencieux

unmoment. J’écoutais le chantdes fauvettesau-dessusdenos têtes, il résonnaitcommeunreprochedenepasêtrealléauboutdecequejedevaisdire,alorsjeprismoncourageàdeuxmains.

—J’auraisadoréavoirdesrapportsaveclemien,mêmeconflictuels.Cen’estpasparcequ’unpèretropexigeantestinapteaubonheurquesafilledoitsuivrelemêmecheminquelui.Lejouroùtonpèretomberamalade,ilapprécieraàsajustevaleurcequetufaisdanslavie.Bon,çatienttoujourstapropositiondemefaireuneomelettecheztoi?

***

LepetitpatientdeSophien’estpassortidel’hôpital.Cinqjoursaprèsqu’ileut

commencé à se réalimenter, des complications se développèrent et il fallut leperfuserànouveau.Aucoursd’unenuit,ileutunehémorragieintestinale,l’équipede réanimation fit tout son possible, sans succès. C’est Sophie qui annonça son

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décèsauxparents,cerôleétaitnormalementdévoluàl’internedeservicemaisellesetrouvaitseule,assiseaupiedd’un litvidequand lesparentsentrèrentdans lachambre302.

J’appris lanouvellealorsque jeprenaismapausedans le jardin.Sophiemerejoignit;impossibledetrouverlesmotsjustespourlaconsoler.Jelaserraitrèsfort contre moi. Le conseil que Fernstein m’avait prodigué dans le couloir del’hôpital me hantait. Impuissant à guérir, impuissant à consoler, j’aurais voulupouvoirfrapperàlaportedesonbureauetluidemanderdel’aide,maisceschoses-lànesefontpas.

La petite fille à la marelle se présenta devant nous. Elle nous regardaitfixement,frappéeparnotrechagrin.Samèreentradanslejardin,s’installasurunbanc et l’appela. La petite fille nous jeta un dernier coup d’oeil avant de larejoindre. Lamère posa sur le banc une boîte en carton. La petite fille défit lenoeudde la ficelleetsortitde laboîteunpainauchocolat, lamamanattrapaunéclairaucafé.

—Ceweek-end, ne prends aucune garde, dis-je à Sophie. Je t’emmène loind’ici.

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Chapitre5

Mamèrenousattendaitsurlequaidelagare.J’avaisfaitdemonmieuxpour

apaiserSophie,j’avaiseubeauluirépéterduranttoutletrajetqu’ellen’avaitaucunjugementàredouterdesapart,rencontrermamèrelaterrifiait.Ellen’avaitcesséderemettresescheveuxenordreetquandellenetiraitpassursonpull-over,elleajustait le pli de sa jupe. C’était la première fois que je la voyais vêtueautrementqu’enpantalon.Cettetouchedeféminitésemblaitl’incommoder,Sophieavaitadoptéunstylegarçonmanquéetlecultivaittelunrempart.

Mamaneutladélicatessedeluisouhaiterlabienvenueavantdemeprendredanssesbras.Jedécouvrisqu’elles’étaitachetéunepetitevoiture,uneoccasionquinepayaitpasdemine,maismamans’yétaitsuffisammentattachéepourl’avoiraffubléed’unpetitnom.Mamèredonnait facilementdesnomsauxobjets. Je l’aisurprise un jour à souhaiter une bonne journée à la théière qu’elle essuyaitméticuleusement, avant de la ranger sur le rebordde la fenêtre, le bec verseurtournévers l’extérieurpourqu’elleprofitedelavue.Etdirequ’ellem’atoujoursreprochéd’avoirtropd’imagination.

Dèsquenousarrivâmesà lamaison, la fameusethéière,baptiséeMarcelineensouvenird’unevieilletantequiportaitceprénom,repritduservice.Unquatre-quartsauxpommesnappédesiropd’érablenousattendait sur la tabledusalon.Mamannousposamillequestionssurnosemploisdutemps,nossoucisetnosjoies.Parlerainsidenosviesàl’hôpitalravivaitdessouvenirsauxquelselletenait.Ellequi jamais nemeparlait de sonmétier en rentrant le soir raconta sans se faireprier une foison d’anecdotes sur son passé d’infirmière, mais en s’adressanttoujoursàSophie.

Aucoursdelaconversation,ellenousdemandasanscessejusqu’àquandnouspensions rester. Sophie, qui avait fini par décroiser les jambes et se tenirmoinsdroite,vintenfinàmarescousse,répondantàsontouràquelques-unesdesmillequestions.

Profitantdecerépit, j’attrapainosbagagespour lesmonterà l’étage.Alorsquejegrimpaisl’escalier,mamèremecriaqu’elleavaitpréparélachambred’amispourSophieetmisuneparurededrapsneufssurmonlit.Etpuiselleajoutaqu’ilétaitpeut-êtredevenutroppetitpourmoi.Jesouriaisengravissantlesdernièresmarches.

La journée était belle, maman nous proposa d’aller prendre l’air pendantqu’elleprépareraitledîner.J’emmenaiSophiedécouvrirlavilledemonenfance.Iln’yavaitpasgrand-choseàluimontrer.

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Noussuivionscecheminquej’avaisparcourutantdefois,rienn’avaitchangé.Jepassaidevantunplatanedontj’avaisgriffél’écorceàlapointed’uncanifunjourdemélancolie. La cicatrice s’était refermée, emprisonnant dans la veine du boisuneinscriptiondontj’étaispourtanttrèsfieràl’époque:«Élisabethestmoche.»

Sophiemedemandade luiparlerdemonenfance.Elleavaitpassé lasiennedansunecapitale,l’idéedeluiavouerquenotreactivitédusamediconsistaitànousrendre au supermarché ne m’enchantait pas. Quand elle voulut savoir commentj’occupaismesjournées,jepoussailaported’uneboulangerieetluirépondis.

—Viens,jevaistemontrer.La mère de Luc était assise derrière sa caisse. Lorsqu’elle me vit, elle

abandonnasontabouret,fitletourdesoncomptoiretseprécipitadansmesbras.Oui, j’avais grandi, c’était inévitable, et puis il était temps. J’avaismauvaise

mine,peut-êtreàcausedemesjouesmalrasées.Poursûr,j’avaisperdudupoids.La grande ville, ce n’est pas bon pour la santé. Si les étudiants en médecinetombaientmalades,quiallaitsoignerlesgens?

LamèredeLucétaitjoyeuseennousoffranttouteslespâtisseriesdontnousaurionsenvie.

Elle s’arrêta de parler pour regarder Sophie etme fit un sourire complice.Commej’avaisdelachance,elleétaitbienjolie.

JedemandaidesnouvellesdeLuc.Moncopaindormait justeau-dessus ; leshoraires des étudiants en médecine n’ont rien à envier à ceux des apprentisboulangers.Elle nous pria de bien vouloir garder la boulangerie pendant qu’elleallaitlechercher.

—Tusaisencorecommentaccueillirunclient!dit-elleenmelançantunclind’oeilavantdedisparaîtredansl’arrière-boutique.

—Qu’est-cequenousfaisonsiciexactement?questionnaSophie.Jem’installaiderrièrelecomptoir.—Tuveuxunéclairaucafé?Luc arriva, les cheveux en bataille. Sa mère n’avait rien dû lui dire, car il

écarquillalesyeuxenmevoyant.J’aurais juré qu’il avait davantage vieilli que moi. Lui non plus n’avait pas

bonnemine,peut-êtreàcausedelafarinesursesjoues.Nousnenousétionspasrevusdepuismondépartetcettelongueabsencese

ressentait. Chacun cherchait ses mots, la phrase qu’il convenait de dire. Unedistances’étaitcréée, il fallaitquel’undenousfasseunpremierpas,mêmesi lapudeurnousretenaittousdeux.Jeluiaitendulamain,ilm’aouvertlesbras.

— Mon salaud, tu étais où tout ce temps-là ? Tu en as tué combien, despatients,pendantquejefaisaisdespainsauchocolat?

Lucadéfait son tablier.Pourune fois, sonpèrepourraitbiensedébrouillersanslui.

NoussommesallésnouspromenerencompagniedeSophie,etsansquenousnousenrendionscompte,nospasnousramenèrentsurlecheminoùnotreamitiéétaitnée,làoùelleavaitconnusesplusbellesannées.

Devantlesgrillesdel’écolenousregardions,silencieux,lacourderécréation.Àl’ombred’ungrandmarronnier,jecrusvoirl’ombred’unpetitgarçonmalhabile

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qui ramassait des feuilles. Le vieux banc était inoccupé. J’aurais voulu entrer etpouvoiravancerjusqu’àlaremise.

J’avaislaissémonenfanceici.Quelesmarronniersentémoignent,j’avaistoutfaitpourlaquitter,unvoeu,toujourslemême,àchaqueétoilefilantelorsqu’ellessillonnaientlecielàlami-août.J’avaistantsouhaitésortirdececorpstropétroit,alorspourquoiYvesmemanquait-ilautantcetaprès-midi-là?

—Ona fait lesquatrecentscoups ici,ditLucense forçantàrigoler.Tu tesouvienscequ’onapusemarrer!

—Pastouslesjoursnonplus,luirépondis-je.—Non,pastouslesjours,maisquandmême...Sophietoussota,nonqu’elles’ennuyâtennotrecompagnie,maisl’idéed’aller

profiterdesderniersrayonsdusoleildanslejardinlatentait.Elleétaitcertainederetrouverlechemin;aprèstout,ilsuffisaitd’allertoutdroit.Etpuis,elletiendraitunpeucompagnieàmamère,dit-elleens’enallant.

Lucattenditqu’elles’éloigneetsifflaentresesdents.—Tunet’ennuiespas,monsalaud.J’auraisaimé,commetoi,poursuivredes

études,faireuntourdemanègesupplémentaire,dit-ilensoupirant.—Tusais,lafacdemédecine,cen’estpasvraimentLunaPark.— La vie active non plus, tu sais. Enfin, on porte tous les deux une blouse

blancheautravail,çanousfaitencoreunpointcommun.—Tuesheureux?luidemandai-je.—Jetravailleavecmonpère,cen’estpasfaciletouslesjours,j’apprendsun

métier. Je commence à gagner un peuma vie, et puis jem’occupe dema petitesoeur,elleabiengrandi.Leshorairessontdursàlaboulangerie,maisjenepeuxpasmeplaindre.Oui,jecroisquejesuisheureux.

Pourtant,lalumièrequibrillaitjadisdanstesyeuxmesemblaitéteinte,j’avaisl’impressionquetum’envoulaisd’êtreparti,det’avoirlaissé.

—Etsionpassaitlasoiréeensemble?proposai-je.—Tamèrenet’apasvudepuisdesmois,etpuistacopine,tuenferaisquoi?

Çafaitlongtemps,vousdeux?—Jenesaispas,répondis-jeàLuc.—Tunesaispasdepuiscombiendetempstusorsavecelle?—Sophieetmoic’estuneamitiéamoureuse,marmonnai-je.Enréalité,j’étaisbienincapabledemesouveniràquandremontaitnotretout

premierbaiser.Noslèvresavaientglisséunsoiroùj’étaisvenuluidireaurevoirenfinissantmagarde,maisilfaudraitquejepenseàluidemandersielleconsidéraitcelacommeunepremièrefois.Unautrejour,alorsquenousnouspromenionsauparc,jeluiavaisoffertuneglaceet,tandisquej’ôtaisdudoigtunéclatdechocolatsurseslèvres,ellem’avaitembrassé.Peut-êtreétait-cecejour-làquenotreamitiéavaitdérapé.Était-ilsiimportantdesesouvenirdupremierinstant?

—Tucomptesconstruirequelquechoseavecelle ?questionnaLuc. Je veuxdire quelque chose de sérieux ? Pardon, c’est peut-être indiscret, s’excusa-t-ilaussitôt.

— Avec nos horaires de dingues, lui dis-je, si nous arrivons à passer deuxsoiréesensembledanslasemaine,c’estdéjàuneprouesse.

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—Possible,mais avec ses horaires de dingue, elle a quandmême trouvé letempsdeteconsacrertoutunweek-endetdevenirlepasserdanscetrouperdu,çaveutbiendirequelquechose.Çaméritemieuxquederesterseuleavectamèrependant que tu papotes avec un vieux copain. Moi aussi j’aimerais bien avoirquelqu’undansmavie,maislesjoliesfillesdel’écoleontdésertécepatelin.Etpuis,qui voudrait faire sa vie avec quelqu’un qui se couche à 8 heures et se lève aumilieudelanuitpourallerpétrirlelevain?

—Tamèreabienépouséunboulanger.—Mamèrenecessedemedirequelestempsontchangé,mêmesilesgens

onttoujoursbesoindemangerdupain.—Vienscesoiràlamaison,Luc,nousrepartonsdemainetjevoudrais...—Jenepeuxpas,jecommenceà3heuresdumatin,ilfautquejedorme,sinon

jenefaispasdubonboulot.Luc,oùes-tupassémonvieux,oùas-tucachénosfousriresd’antan?—Tuasrenoncéàlamairie?— Il faut un minimum d’études pour faire de la politique, répondit Luc en

ricanant.Nosombress’étiraientsurletrottoir.Aucoursdemascolaritéj’avaistoujours

veilléànejamaisdéroberlasienne,etsiinvolontairementcelam’étaitarrivéenderaresoccasions,jelaluiavaisrendueaussitôt.Unamid’enfance,c’estsacré.C’estpeut-êtreenpensantàcelaquej’aifaitunpasenavant,parcequejel’aimaistroppourfairesemblantdenepasavoirentenducequ’ils’interdisaitdemedire.

Lucn’yavuquedufeu.L’ombrequimeprécédaitn’étaitpluslamienne,maiscomment aurait-il pu s’en rendre compte ? Nos ombres étaient maintenant detaillesidentiques.

J’ailaissémoncopaindevantlaportedesaboulangerie.Ilm’aprisànouveaudanssesbrasetm’aditcombiencela luiavait faitplaisirdem’avoir revu.Nousdevrionsnoustéléphonerdetempsàautre.

JesuisrentréàlamaisonavecuneboîtedepâtisseriesqueLucavaittenuàm’offrir.Ensouvenirdubonvieuxtemps,avait-ilditenmetapantsurl’épaule.

***

Aucoursdudîner,mamanengagealaconversationavecSophie.Àtraversles

questions qu’elle lui posait, c’était ma vie qu’elle interrogeait, Maman est sipudique.Sophieluidemandaquelgenred’enfantj’avaisété.C’esttoujoursétrangelorsquel’onparledevousenvotreprésence,plusencorequandlesprotagonistesfeignentd’ignorerquevousêtesàcôtéd’eux.Mamanassuraquej’étaisungarçontranquille,maiselleignoraittantdechosesdel’enfancequej’avaisvraimentvécue.Ellemarquaunecourtepauseetdéclaraquejenel’avaisjamaisdéçue.

J’aimelesridesquisesontforméesautourdesaboucheetdesesyeux.Jesaisqu’ellelesdéteste;moi,ellesmerassurent.C’estnotrevieàtouslesdeuxquejelis sur son visage.Cen’était peut-êtrepasmonenfancequimemanquait depuismonretourici,maismamère,nosmomentscomplices,nossamedisaprès-midiau

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supermarché, les repas que nous partagions le soir, parfois dans le plus grandsilencemaissiprochesl’undel’autre,lesnuitsoùellevenaitmerejoindredansmachambre,s’allongeantàcôtédemoi,glissantlamaindansmescheveux.Lesannéesnepassentqu’enapparence.Lesmoments lesplussimplessontancrésennousàjamais.

Sophieluiparladeladisparitiond’unpetitgarçonqu’ellen’avaitpusauver,deladifficultéàdonner lemeilleurdesoiensepréservantduchagrinqu’engendrel’échec. Maman lui répondit qu’avec les enfants, le renoncement était unesouffranceencoreplusterrible.Certainsmédecinsréussissaientàs’endurcirplusqued’autresmaisellejuraque,pourchacund’eux,ladifficultédeperdreunpatientétaitlamême.Ilm’estarrivédemedemandersijen’avaispasfaitmédecinedansl’espoirdeguérirunjourmamèredesblessuresdesonexistence.

Le dîner passé, maman se retira discrètement. J’entraînai Sophie vers lejardin,à l’arrièrede lamaison.Lanuitétaitdouce,Sophieposasa têtesurmonépauleetmeremerciadel’avoiréloignéequelquesheuresdel’hôpital.Jem’excusaides bavardages de ma mère, de n’avoir su trouver une idée de week-end plusintime.

—Quevoulais-tutrouverdeplusintimequ’ici?Jet’aiparlécentfoisdemoi,cent fois tum’asécoutéemais toi tunedis jamais rien.Ce soir, j’ai l’impressiond’avoirrattrapéunpeudemonretard.

Laluneselevait,Sophiemefitremarquerqu’elleétaitpleine.Jeredressailatêteetregardailatoituredelamaison.L’ardoiseluisait.

—Viens,luidis-jeenl’entraînantparlamain,nefaispasdebruitetsuis-moi.Lorsquenousarrivâmesaugrenier,j’invitaiSophieàsemettreàgenouxpour

se faufiler sous les combles. Assis devant la lucarne, je l’ai embrassée. Noussommesrestésunlongmomentàécouterlesilencequinousenveloppait.

Le sommeil eut raison de Sophie. Elle me laissa et, avant de refermer latrappe,meditquesimonlitétaittroppetit, jepouvaisvenir larejoindredanslesien.

***

Plusaucunbruitdans lamaison. J’aiouvertuneboîteencartonet, fouillant

parmicestrésorsd’enfance,j’aieusoudainuneétrangeimpression.Commesimesmains redevenaient plus petites, comme si un monde que j’avais délaissé sereformaitautourdemoi.Lespremiersrayonsdelunevinrenteffleurerleplancherdugrenier.Jemeredressaietmecognailatêteàunepoutre,retouràlaréalité,maisdevantmoi,jevisapparaîtreuneombre,elles’allongeait,aussifinequ’untraitdecrayon.Ellesehissasurunemalle,j’auraisjuréqu’elles’yétaitassise.Ellemeregardait,attendantpardéfiquejeparlelepremier.Jetinsbon.

—Ainsituasfiniparrevenir,medit-elle.Jesuisheureusequetusoislà,noust’attendions.

—Vousm’attendiez?—C’étaitinévitable,noussavionsquetôtoutardtureviendrais.

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—J’ignoraishierencorequejeseraislàcesoir.—Tucroisque taprésence iciestunhasard?Lapetite fillequi jouaità la

marelleétaitnotreémissaire.Nousavionsbesoindetoi.—Quies-tu?— Je suis la déléguée.Même si la classe s’est dispersée, nous continuons à

veillersurvous,lesombresnevieillissentpasdelamêmefaçon.—Qu’attendez-vousdemoi?—Combien de fois t’a-t-il tiré des griffes deMarquès ? Te rappelles-tu tes

momentsdesolitudequ’ilcomblaitàgrandrenfortdeblagues,àgrandrenfortderires?Tesouviens-tudesaprès-midioùilsejoignaitàtoisurlechemindel’école,decesheuresquevouspassiezensemble?Ilétaittonmeilleurami,n’est-cepas?

—Pourquoimedis-tucela?—Unsoir,danscegrenier,turegardaisunephotoquejet’avaisofferteetje

t’aientendudemander:«Oùestpassétoutcetamour?»Alorsàmontourdeteposerunequestion.Cetteamitié,qu’enas-tufait?

—Tuesl’ombredeLuc?—Situmetutoies,c’estquetusaisàquij’appartiens.La lune déclinait vers la droite de la lucarne. Je vis l’ombre glisser

subrepticementdelamalleversleplancher,sestraitss’affinaient.—Attends,neparspas,qu’est-cequejedoisfaire?—Aide-le à changer de vie, emmène-le avec toi. Souviens-toi, celui de vous

deuxquidevaitfairemédecine,c’étaitlui.Iln’estpastroptard,iln’estjamaistroptard quand on aime, aide-le à devenir ce qu’il voulait être. Tu le sais depuistoujours.Désoléededevoirtefaussercompagniemaisl’heuretourne,jen’aipaslechoix.Aurevoir.

La lune avait quitté la lucarne et l’ombre s’estompa entre deux boîtes encarton.

Jerefermai la trappedugrenieretallairejoindreSophie. Jemeglissaidansson lit, elle se blottit contre moi et se rendormit aussitôt. Je restai de longuesminutes lesyeuxouvertsdans lenoir.Lapluies’étaitmiseà tomber, j’écoutai leclapotis de l’eau sur l’ardoise, le bruissement des feuilles dans les haiesd’églantiers.Chaquebruitdelanuitdanscettemaisonm’étaitfamilier.

***

Il devait être 9 heures quand Sophie s’étira. Ni elle ni moi n’avions autant

dormidepuisdesmois.Nousdescendîmesàlacuisineoùunesurprisenousattendait.Àlatable,Luc

discutaitavecmamère.—Normalementàcetteheure-làjevaismecoucher,maisjen’allaispasvous

laisserrepartirsansvenirvousdireaurevoir.Tiens,medit-il,jevousaiapportéunpetitquelquechose.Jelesaifaitstôtcematinenpensantàvous,c’estunefournéespéciale.

Luc nous tendit un panier en osier rempli de croissants et de pains au lait

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encoretièdes.—Alors?interrogea-t-il,attendri,enregardantSophieserégaler.—Alors,c’estlemeilleurpainaulaitquej’aiejamaismangé,répondit-elle.Mamans’excusadedevoirnouslaisser,elleavaitàfaireaujardin.Sophies’emparad’uncroissantetjevisdanslesyeuxdeLucquel’appétitde

monamieluiprocuraitunimmenseplaisir.—C’estunbontoubib,moncopain?demanda-t-ilàSophie.—Pasforcémentceluidotédumeilleurcaractèremaisoui,ilserauntrèsbon

médecin,dit-elle,labouchepleine.Lucvoulaittoutsavoirdenotrequotidienàl’hôpital,toutapprendre.Et,tandis

queSophieluiracontaitnosjournées,jevoyaiscombiennosvieslefaisaientrêver.À son tour Sophie l’interrogea sur les quatre cents coups évoqués la veille,

devantlagrilledel’école.Malgrélesregardsquejeluilançais,LucluiracontamesmésaventuresavecMarquès, l’épisodeducasier, la façondont ilm’aidaitchaqueannéeàremporterl’électiondudélégué,mêmel’épisodedel’incendiedelaremiseypassa.AufildelaconversationleriredeLucredevinttelqu’ilétaitjadis,sifranc,sicommunicatif.

—Àquelleheurerepartez-vous?s’enquit-il.Sophie reprenait son service à minuit et moi le lendemain matin. Nous

prendrions un train en début d’après-midi. Luc bâilla, il luttait contre la fatigue.Sophiemontapréparersonsac,nouslaissantseulstouslesdeux.

—Tureviendras?medemandaLuc.—Biensûr,luirépondis-je.—Essaiequecesoitun lundi,enfinsi tupeux, laboulangerieest fermée le

mardi,tut’ensouviens?Nouspourronspasserunevraiesoiréeensemble,çameferaitplaisir.Onn’apaseubeaucoupdetemps,j’aimeraisquetucontinuesdemeracontercequetufaislà-bas.

—Luc,pourquoitunevienspasavecmoi?Pourquoinepastentertachance?Tu rêvais de faire des études de médecine. En attendant que tu obtiennes unebourse, jepourraistetrouverunemploidebrancardierpourarrondir lesfinsdemois,etpuistun’auraispasàt’inquiéterdepayerunloyer,monstudion’estpasbiengrandmaisnouspourrionslepartager.

—Tuveuxquejereprennedesétudesmaintenant?C’étaitilyacinqansqu’ilfallaitmeproposerça,monvieux!

— Qu’est-ce que ça peut bien faire si tu t’y mets un peu plus tard que lesautres?Tuasdéjàvuquelqu’undemanderl’âged’unmédecinenentrantdanssoncabinet?

—Jemeretrouveraisencoursavecdesgensbienplus jeunesquemoiet jen’aipasenvied’êtreleMarquèsdelaclasse.

—PenseàtouteslesÉlisabethquisuccomberontaucharmedetamaturité.—Évidemment,répliquaLucsongeur,vusouscetangle...Etpuisarrêtedeme

fairerêver.Quelquessecondescommeça,çamefaitdubien,maisquandtuaurasrepristontrain,çameferaencoreplusmal.

—Qu’est-cequit’enempêche?Réfléchis,c’estdetaviequ’ils’agit.— Et de celles demon père, demamère, dema petite soeur, ils ont tous

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besoindemoi.Unebagnoleàtroisroues,c’estunebagnolequipartdanslefossé.Tunepeuxpascomprendrecequec’estqu’unefamille.

Lucbaissalatêteetplongealenezdanssatassedecafé.—Pardon,medit-il,cen’estpascequejevoulaisdire.Lavérité,monvieux,

c’estquemonpaternelnemelaisseraitjamaispartir.Ilabesoindemoi,jesuissonbâtondevieillesse,ilcomptesurmoipourreprendrelaboulangeriequandilseratropvieuxpourseleverlanuit.

—Dansvingtans,Luc!Tonpèreseratropvieuxdansvingtans,etpuistuasunepetitesoeur,non?

Lucéclataderire.—Tiens,j’aimeraisbienvoirmonpèreluiapprendrelemétier,c’estellequile

mèneraitàlabaguette.Avecmoiilestintraitablemaiselle,elleréussitàenfairecequ’elleveut.

Lucselevaetsedirigeaverslaporte.—Çam’afaitplaisirdeterevoir,tusais.N’attendspasaussilongtempsavant

derepasser.Aprèstout,mêmesiunjourtudeviensungrandprofesseur,mêmesituhabitesunbelappartementdanslesbeauxquartiersd’unegrandeville,cheztoi,ceseratoujoursici.

Lucmedonnal’accoladeets’apprêtaàpartir.Alorsqu’ilsetenaitsurlepasdelaporte,jeleretinsuncourtinstant.

—Àquelleheuretucommencestonboulot?—Qu’est-cequeçapeutbienfaire?—Moi aussi je travaille de nuit, alors si je connais tes horaires, lorsque je

seraiauxUrgences,jemesentiraimoinsseul.Ilmesuffiraderegarderlapenduleetjepourraiimaginercequetuesentraindefaire.

Lucmeregardaavecundrôled’air.—Tum’asposédesquestionssurcequenousfaisionsàl’hôpital,tupeuxbien

meracontercommentsepassetaviedanstonfournil.—Dès3heuresdumatinonnourritlelevainmaître,ilfautlemélangeràla

farine, à l’eau, au sel et à la levure pour démarrer la pâte. Après un premierpétrissage, on la poussedansune fermentationqui permet au levaind’entrer enaction.Vers4heuresdumatin,onfaitunepausependantlepointage.Quandilfaitdoux, j’ouvre laportequidonnesur la ruellederrière laboulangerieet j’installedeux tabourets. Papa et moi y prenons un café. On ne se dit pas grand-chosependant cesmoments-là,mon père prétend qu’il ne faut pas faire de bruit pourlaisser lapâtereposer,c’estsurtout luiquiserepose, ilenabesoinmaintenant.Aussitôt mon café avalé, je le laisse sommeiller une petite heure sur sa chaise,adosséaumurdepierre.Jerentrenettoyerlesplaquesetj’étendslesfeuillesdelinsurlesquellesoncoucheralepain.

«Lorsquemonpèremerejoint,onfaitl’apprêtpourladeuxièmefermentation.Ondiviselapâte,onlafaçonne,onlamechaquemichepouravoirunebellegrigne,etpuisenfin,onenfourne.

« Chaque nuit, nous reprenons les mêmes gestes, chaque fois, le défi estdifférent, le résultat jamais acquis. S’il fait froid, la pâte prend plus de temps àfermenter, il faut rajouter de l’eau chaude et de la levure ; s’il fait chaud, elle

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réclamedel’eauglacéesinonellesèchetropvite.Onnepeutpasfairedubonpainsans prêter attention à chaque détail, même au temps qu’il fait dehors ; lesboulangersn’aimentpaslapluie,çarendletravailpluslong.

«À6heures,noussortonslapremièrefournéedumatin.Letempsdelaisserrefroidirlespainsetonlesmonteàlaboulangerie.Voilà,monvieux,maissitucroisque ce que je viens de te dire fera de toi un boulanger, eh bien tu te trompes.Remarque, tes récits d’hôpital ne feront pas de moi un médecin. Allez, il fautvraimentquej’ailledormir,embrassetamèrepourmoietsurtouttacopine.C’estdrôlement joli la façon dont elle te regarde, tu as de la chance, et je suissincèrementheureuxpourtoi.

Après le départ de Luc, je rejoignismamère dans son jardin. Je la trouvai

accroupiedevantunerangéederosiers.Lapluieavaitcouchésesfleursetellelesredressaitméticuleusement.

—Mesgenouxmefontmal,gémit-elleenserelevant.Toi,tuasmeilleureminequ’hier.Tudevraisresterquelquesjourspourreprendredesforces.

Je n’ai pas répondu, je regardais tes yeux qui me souriaient. Si tu savaiscombienj’auraisvouluquetumefassesunmotd’excusecommelorsquetuavaislepouvoirdetoutpardonner,mêmel’absence.

—Vousallezbienensemble,meditmamèreenmeprenantparlebras.Commejenerépondaistoujourspas,ellepoursuivitsonmonologue.— Sinon tu ne l’aurais pas emmenée visiter ton grenier hier soir. Tu sais,

j’entends tout dans cettemaison, j’ai toujours tout entendu. Après ton départ, ilm’est arrivé d’y monter. Quand tu me manquais trop, je soulevais la trappe etj’allaism’asseoir devant la lucarne. Je ne sais pas pourquoi,mais là-haut j’avaisl’impressiondemerapprocherdetoi,commesienregardantàtraverslavitrejetedevinaisdanslelointain.Celafaitlongtempsquejen’ysuisplusretournée;jetel’aidit,mesgenouxmefontmaletilfautavanceràquatrepattesaumilieudetoutcebric-à-brac.Oh,nefaispascettetête-là,jeteprometsquejen’aijamaisouvertunedetesboîtes.Tamèreasesdéfauts,maisjenesuispasindiscrète.

—Jenetereprocherien,luidis-je.Mamanposasamainsurmajoue.—Soishonnêteavectoietsurtoutavecelle;sicen’estpasdel’amourquetu

ressens,nelalaissepasespérer,c’estunefillebien.—Pourquoimedis-tuça?—Parcequetuesmonfilsetquejeteconnaiscommesijet’avaisfait.Maman m’a prié d’aller rejoindre Sophie et de la laisser à la taille de ses

rosiers. Je suis remontédans la chambre.Sophie était accoudée à la fenêtre, leregarddanslevide.

—Tum’envoudraisdetelaisserrentrerseule?Sophieseretourna.—Pourlescours,jepourraiprendredesnotespourdeux,maistuesdegarde

lundisoirsijenemetrompepas?— Justement, c’est le deuxième service que je voulais te demander. Si tu

pouvaisallerdireauresponsableduservicequejesuismalade,riendegrave,une

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anginequej’aipréférésoignerpournepascontaminerlespatients.J’aijustebesoindevingt-quatreheures.

—Nonjenet’envoudraispas,tun’aspresquepasvutamèreetunesoiréeenta compagnie lui ferait sûrement plaisir. Puisque je voyagerai seule, je trouveraibienletempsderéfléchiràuneexcuseplusvalable.

Mamanseréjouitquejeresteunpeuplusqueprévu.J’empruntaisavoitureetraccompagnaiSophieàlagare.

Ellem’embrassasur la joueetsouritmalicieusementavantdegrimperdanssoncompartiment.Lesfenêtresdestrainsnes’ouvrentplus,onnepeutpassedireaurevoircommeavant.Leconvois’ébranla,Sophiem’adressaunpetitsignedelamainetj’attendissurlequaiquelesfeuxdudernierwagondisparaissent.

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Chapitre6

—Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquitmamère alors que je rentrais dans la

maison.—Toutvabien,dequoit’inquiètes-tu?—Tuas retardé ton retouret laissé tonamie, justepourpasserunesoirée

avectamère?Je m’assis à côté d’elle à la table de la cuisine et pris ses mains dans les

miennes.—Tumemanques,luidis-jeenl’embrassantsurlefront.—Bon,j’espèrequetumedirasplustardcequitepréoccupe.Nous avons dîné au salon, maman nous avait préparé mon plateau-repas

préféré,jambonetcoquillettes,commeautrefois.Elles’estassisesurlecanapéàcôtédemoietm’aregardémerégaler,sanstoucheràsonassiette.

Jem’apprêtais à débarrasser quand ellem’a pris lamain etm’a dit que lavaissellepouvaitattendre.Ellem’ademandési jevoulaisbien l’inviterdansmongrenier. Je l’ai accompagnée jusqu’aux combles, j’ai tiré l’échelle, repoussé latrappe,etnoussommesallésnousinstallerfaceàlalucarne.

J’aihésitéunmomentavantdeluiposerunequestionquimebrûlaitleslèvresdepuissilongtemps.

—Tun’asjamaiseudenouvellesdepapa?Mamanplissalespaupières.J’airetrouvédanssesyeuxceregardd’infirmière

qu’elle prenait lorsqu’elle cherchait à savoir si je couvais quelque chose ou si jefeignaisd’êtremaladepouréchapperàuncontrôled’histoireoudemathématiques.

—Tupensesencoresouventàlui?mequestionna-t-elle.—Lorsqu’unhommedesonâgeseprésenteauxUrgences,jeressenstoujours

uneappréhension,j’aipeurquecesoitlui,etjemedemandechaquefoiscequejeferaiss’ilnemereconnaissaitpas.

—Iltereconnaîtraittoutdesuite.—Pourquoin’est-iljamaisrevenumevoir?—J’aimislongtempsàluipardonner.Probablementtroplongtemps.Celam’a

faitdiredeschosesquejeregrette,maisc’estparcequejel’aimaisencore.Jen’aijamais cessé d’aimer ton père. On fait des choses terribles quand l’amour et lahaine se confondent, des choses que l’on se reproche plus tard. Ce dont jel’accablaisleplusn’étaitpasdem’avoirquittée,j’avaisfiniparenacceptermapartde responsabilité.Mondésespoir était de l’imaginer heureux auprès d’une autrefemme.J’enai tantvouluàtonpèrede l’avoiraiméeàcepoint. Il fautque jete

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fasseuneconfidence,etjesaisquetamèreteparaîtradémodéeentedisantcela,mais il est le seul homme que j’ai connu. Si je le revoyais aujourd’hui, je leremercieraisdem’avoirfaitlepluscadeauquisoit:toi.

Cen’estpasl’ombredemamèrequimefitcetteconfidence,maisbienelle.Jel’aiprisecontremoietjeluiaiditquejel’aimais.Certainsinstantsprécieuxdelavietiennentfinalementàpeudechose.Sije

n’étais pas resté ce soir-là, je crois que jamais je n’aurais eu cette conversationavec ma mère. Lorsque nous avons quitté le grenier, je me suis retourné unedernièrefoisverslalucarneet,silencieusement,j’airemerciémonombre.

***

J’avaisréglémonréveilpourqu’ilsonneà3heuresdumatin.Jem’habillaiet

quittai lamaison sur la pointe des pieds pour emprunter le cheminde l’école. Àcette heure-là, la ville était déserte. Le rideau de fer occultait la vitrine de laboulangerie, je la dépassai et tournai discrètement dans la ruelle adjacente.Debout,danslapénombre,àcinquantemètresd’unepetiteporteenbois,jeguettailebonmoment.

À4heures,Lucetsonpèresontsortisdufournil.Commeilmel’avaitraconté,

jel’aivuinstallerdeuxchaisescontrelemur,sonpères’estassisenpremier.Lucluiaserviducaféetilssontrestéslàtouslesdeux,sansriendire.LepèredeLucavidésatasse,l’aposéeparterreetafermélesyeux.Lucleregardait,ilasoupiré,ramassélatassedesonpèreetestrentrédanslefournil.C’étaitlemomentquejeguettais,j’aiprismoncourageàdeuxmainsetjemesuisavancé.

Lucestmonamid’enfance,monmeilleurami;pourtant,aussiétrangequecelapuisseparaître,jen’aijamaisconnusonpère.Lorsquejemerendaischezlui,nousdevions veiller à ne pas faire de bruit. Cet homme qui vivait la nuit et dormaitl’après-midimeterrorisait.Jel’imaginaistelunfantômerôdantau-dessusdenousdèsqu’on levait la têtedenosdevoirs.Ceboulangerque jen’ai jamaisvraimentrencontré, je lui dois certainement une part demon assiduité scolaire et d’avoiréchappéàquelques-unesdecescollesqueMmeSchaefferprenaittantdeplaisiràdistribuer. Sans la crainte qu’il m’inspirait, un bon nombre de mes devoirsn’auraientpasétérendusàtemps.Cesoir,jem’adresseraisenfinàlui,lapremièrechoseàfaireétaitdeleréveilleretdemeprésenter.

J’avais peur qu’il sursaute et attire l’attention de Luc. J’ai tapoté sur sonépaule.

Il a cligné des yeux sans avoir l’air plus étonné que cela, et, à ma grandesurprise,m’adit:

—C’esttoilecopaindeLuc,non?Jetereconnais,tuasunpeuvieillimaispastantqueça.Tonamiestàl’intérieur.Jeveuxbienquetuailleslesaluermaispastroplongtemps,cen’estpasletravailquimanque.

Je lui ai confié que ce n’était pas Luc que je venais voir. Le boulangerm’aregardé longuement, il s’est levéetm’a fait signede l’attendreplus loindans la

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ruelle.Entrebâillantlaportedufournil,ilacriéàsonfilsqu’ilallaitsedégourdirunpeulesjambes.Puisilm’arejoint.

LepèredeLucm’aécoutésansm’interrompre.Lorsquenoussommesarrivés

auboutdelaruelle,ilm’aserrélamainavecforceetm’adit:—Maintenantfous-moilecamp!Etilestrepartisansseretourner.Je suis rentré tête basse, furieux d’avoir échoué dans lamission quim’était

confiée.C’étaitlapremièrefois.

***

Deretouràlamaisonj’aiprismilleprécautionspourfairetournerleloquetde

laportesans fairedebruit.Peineperdue, la lumières’allumaet jevismamère,deboutenrobedechambre,devantlaportedelacuisine.

—Tusais,medit-elle,àtonâge,tun’asplusbesoindefairelemur.—Jesuisjusteallémarcher,jen’arrivaispasàdormir.—Parcequetucroisquejen’aipasentendusonnertonréveiltoutàl’heure?Mamèreallumaunfeuàlagazinièreetmitlabouilloireàchauffer.—Ilesttroptardpourretournersecoucher,medit-elle,assieds-toi,jevaiste

faireducafé,ettoi,tuvasmedirepourquoituesrestéunenuitdeplusetsurtoutcequetufaisaisdehorsàcetteheure-là.

JemesuisinstalléàlatableetluiairacontémavisiteaupèredeLuc.Quand j’eus fini le récitdema lamentableexpédition,mamanposa sesdeux

mainssurmesépaulesetmeregardadroitdanslesyeux.—Tunepeuxpastemêlerainsidelaviedesautres,mêmepourleurbien.Si

Lucapprenaitquetuesallévoirsonpère,ilpourraitt’envouloir.C’estàluietàluiseuldedéciderdesavie.Ilfautquetutefassesuneraisonetquetuterésignesàgrandir. Tu n’es pas obligé de soigner les maux de tous ceux qui croisent tonchemin.Mêmeendevenantlemeilleurdesmédecins,tun’yarriveraispas.

—Maistoi,cen’estpascequetuasessayédefairetoutetavie?Cen’étaitpaspourçaqueturentraissifatiguéelesoir?

— Je crois,monchéri,medit-elle en se levant, que tu ashélashéritéde lanaïvetédetamèreetducaractèretêtudetonpère.

***

J’aiprislepremiertraindumatin.Mamèrem’araccompagnéàlagare.Surle

quai,jeluiaipromisderevenirlavoirbientôt.Elleasouri.—Quandtuétaisgosseetquejevenaiséteindretalumière,tumedemandais

chaquesoir:«Maman,c’estquandleprochainjour?»Jeterépondais«Bientôt»etchaquefois,enrefermant laportedetachambre, j’avais laconvictionquemaréponsenet’avaitpasconvaincu.Jecroisqu’ànosâges,lesrôlessesontinversés.

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Alors«àbientôt»moncoeur,prendssoindetoi.Je suis monté dansmon wagon et j’ai regardé par la vitre la silhouette de

maman,emportéeparladistancealorsqueletrains’éloignait.

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Chapitre7

Je reçus lapremière lettredemamèredix joursaprèsmon retour.Comme

dans chacune de ses correspondances, elle me demandait de mes nouvelles,espérantuneréponserapide.Ils’écoulaitsouventplusieurssemainesavantquejetrouvelaforce,enrentrantchezmoi,deluifaireceplaisir.Lepeud’empressementquemontrent lesenfantsenvers leursparentsengrandissantconfineà l’égoïsmepur.Jem’ensentaisd’autantpluscoupablequejegardaistoussesmessagesdansune boîte posée sur une étagère de ma bibliothèque, telle une présencebienveillante.

Sophieetmoinenousétionspresquepasrevusdepuisnotreescapade,nousn’avionspasmêmepasséunenuitensemble.Durantcecourtséjourdanslamaisonde mon enfance, une ligne s’était tracée entre nous, que ni elle ni moi neréussissionsàfranchir.Lorsquejeprislestylopourécrireàmamère,mesderniersmotsétaientpour luidirequeSophie l’embrassait.Le joursuivantcemensonge,j’allailachercherdanssonserviceetluiavouaiqu’ellememanquait.Lelendemain,elle acceptaque je l’emmèneau cinéma,mais à la finde la séance, ellepréférarentrerchezelle.

Depuisunmois,Sophieselaissaitséduireparuninterneenpédiatrie,décidantpournousdeuxdemettrefinaurègnedenosincertitudes.Peut-êtreplusencoredesmiennes.Savoirqu’unautrehommerisquaitdes’emparerdecequejenemedécidaispasàpossédermerenditfurieux.Jefistoutpourlareconquériret,deuxsemaines plus tard, nos corps se retrouvaient dans mes draps. J’avais chassél’intrus,laviereprenaitsoncours,etlesouriremerevint.

Audébutdumoisdeseptembre,enrentrantd’unelonguegarde,jedécouvrisunedrôledesurprisesurmonpalier.

Lucétaitassissurunepetitevalise,l’airhagardetlamineréjouie.—Tum’as fait attendre,monsalaud !dit-il en se levant. J’espèreque tuas

quelquechoseàmanger,parcequejecrèvedefaim.—Qu’est-ce que tu fais là ? lui demandai-je en lui ouvrant la porte demon

studio.—Monpèrem’aviré!Lucaôtésonvestonets’estlaissétomberdansl’uniquefauteuildelapièce.

Pendantquejeluiouvraisuneboîtedethonetdressaisuncouvertsurlamallequifaisaitofficedetablebasse,Lucseracontaavecfrénésie.

—Jenesaispascequiluiestarrivé,àmonvieux.Tusais,lanuitquiasuivitondépart,aprèslepointage,jemesuisétonnédenepaslevoirreveniraufournil.J’ai

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penséqu’ilnes’étaitpasréveillé,j’étaismêmeunpeuinquietpourtouttedire.J’aiouvert la porte qui donne sur la ruelle et je l’ai trouvé assis sur sa chaise, ilpleurait.Jeluiaidemandécequin’allaitpas,iln’apasvoulumerépondre.Ilajustemurmuréquec’étaituncoupdefatigueetm’afaitpromettred’oublierquejel’avaisvucommeçaetdeneriendireàmamère.J’aipromis.Maisdepuiscesoir-là, iln’étaitplus lemême.D’habitude, ilestplutôtduravecmoiautravail, jesaisquec’estsafaçonàluidem’apprendrelemétier,jenepeuxpasluienvouloir.Jecroisquemongrand-pèren’étaitpasbienfacileaveclui.Maislà,chaquejourjelevoyaisde plus en plus gentil, presque aimable. Lorsque je ratais lamise en forme despains, au lieu deme houspiller, il venait près demoi etmemontrait à nouveaucomment faire, me disant chaque fois que ce n’était pas grave, que lui aussicommettaitdeserreurs.Jetejurequejen’enrevenaispas.Unsoir,ilm’amêmeprisdanssesbras.J’aicruqu’ilperdaitlatête.Jenedevaispasêtreloinducompteparcequeavant-hierilm’alicenciécommeunsimpleapprenti.À6heuresdumatin,ilm’aregardédroitdanslesyeuxetilm’aditquesi j’étaisaussimalhabile,c’estque la boulangerie ne devait pas être faite pourmoi, qu’au lieu de perdremontempsetdeluifaireperdrelesien,jeferaismieuxd’allertentermachanceenville.Jen’avaisqu’àchoisirmavoiepuisquec’étaitcommeçadenosjoursqu’ondevenaitheureux.Ilétaitencolèreenmedisantça.Àl’heuredudéjeuner,ilaannoncéàmamèrequejepartaisetilafermélaboulangeriepourlerestedelajournée.Lesoir,àtable,personnen’ariendit,mamanpleurait.Enfin,côtésalleàmangerelleétaitenlarmes,maischaquefoisquej’allaisdanslacuisine,ellemerejoignaitpourmeprendre dans ses bras en me chuchotant qu’elle n’avait pas été aussi heureusedepuislongtemps.Mamèreseréjouissantquemonpèremefouteàlaporte...Jetejure,mes parents ont perdu la boule ! J’ai regardé trois fois le calendrier pourvérifierquenousn’étionspasle1eravril.

«Aumatin,monpèreestvenumechercherdansmachambre, ilm’aditdem’habiller.Onaprissavoitureetonarouléhuitheures,huitheuressanséchangerlemoindremot. Sauf àmidi quand ilm’a demandé si j’avais faim.Nous sommesarrivésendébutde soirée, ilm’adéposédevant cet immeubleetm’adit que tuhabitais là. Comment il l’a su ? Même moi je l’ignorais ! Il est descendu de lavoiture, a sortimon sacdu coffre et l’a poséàmespieds.Puis ilm’a tenduuneenveloppeenmedisantquecen’étaitpasgrand-chosemaisquec’était lemieuxqu’il pouvait faire et qu’avec ça je pourrais tenir quelque temps. Et puis il estremontéderrièresonvolantetilestparti.

—Sansrientedired’autre?demandai-je.—Si.Justeavantdedémarrer,ilm’aannoncé:«Situdevaist’apercevoirque

tuesaussipiètremédecinqueboulanger,alorsreviensetcettefoisjet’apprendrailemétierpourdebon.»Tuycomprendsquelquechose?

J’ai débouché mon unique bouteille de vin, un cadeau de Sophie que nous

n’avionspasbulesoiroùellemel’avaitoffert.Jenousaiservideuxgrandsverreset,entrinquant,j’aidéclaréàLucquenon,jen’ycomprenaisrien.

*

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**J’aiaidémonamiàremplirtouslesformulairesnécessairesàsoninscription

enpremièreannéedemédecine,jel’aiaccompagnéaubureaudesadmissionsoùilasacrifiéunegrandepartiedupéculequeluiavaitremissonpère.

La reprisedes coursaurait lieuenoctobre.Nousallions refairedes étudesensemble.Nousneserionsplusassiscôteàcôtedanslamêmeclasse,maisnouspourrionsnousvoirdetempsàautredanslepetit jardindel’hôpital.Mêmesansmarronnier ni panier de basket, nous en referions vite notre nouvelle cour derécréation.

Lapremièrefoisquenousnousysommesretrouvés,c’estmoiquiairemerciésonombre.

***

Lucs’installachezmoi.Notrecohabitationétaitdesplusfaciles,nousvivions

enhorairesdécalés.Ilprofitaitdemonlitpendantquejefaisaismesgardesdenuitetpartaitencourslorsquejerentrais.Lesraresfoisoùnousdevionspartagerlestudio,ilétendaitunecouettesouslafenêtre,roulaitunecouvertureenbouleenguised’oreilleretdormaitcommeunloir.

Ennovembre,ilmeconfiaqu’ils’étaitentichéd’uneétudianteaveclaquelleilrévisait souvent. Annabelle avait cinq ans demoins que lui,mais il jurait qu’ellefaisaitplusfemmequesonâge.

Début décembre, Luc me demanda de lui rendre un immense service. Jefrappaicesoir-lààlaportedeSophiequim’accueillitdanssonlit.LarelationqueLucentretenaitavecAnnabelle finitparmerapprocherdeSophie. Jedormaisdeplusenplussouventchezelle,etAnnabelledeplusenplussouventchezmoi.Lesdimanchessoir,Lucnousconviaitdansmonstudioetsemettaitauxfourneaux,nousfaisantprofiterdesestalentsdepâtissier.Jenecomptepluslesquichesettourtesquenousavonsdégustées.Àlafindudîner,SophieetmoilaissionsLucetAnnabelle«réviserleurscours»entouteintimité.

***

Jen’avaispasrevumamèredepuisl’été,elleavaitannulésavisiteautomnale.

Ellesesentaitfatiguéeetavaitpréférés’épargnerlevoyage.Danssalettre,ellem’écrivait que, tout comme elle, lamaison vieillissait. Elle avait commencé à larepeindre, et lesodeursde solvantsavaient fini par l’incommoder.Au téléphone,ellem’avaitassuréqu’iln’yavaitaucuneraisondes’inquiéter.Quelquessemainesdereposettoutiraitbienànouveau.Ellem’avaitfaitjurerdevenirlavoiràNoël,etNoëlapprochait.

J’avaisachetésoncadeau,prismonbilletdetrainetnégociédenepasêtredegardele24décembre.Unchauffeurd’autobusetuneplaquedeverglasruinèrent

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mesprojets.Uneembardéeincontrôlable,audiredestémoins,lebusavaitheurtéunparapetavantde secoucher sur le flanc.Quarante-huit victimesà l’intérieur,seizesurletrottoir.Jepréparaismonsacquandmonbipers’étaitmisàvibrersurlatabledenuit.J’appelail’hôpital,touslesexternesétaientmobilisés.

Le hall des Urgences était plongé dans un véritable chaos, les infirmièresétaientdébordées, lesboxd’examentousoccupéset lepersonnelcouraitentoutsens. Les blessés les plus graves attendaient leur tour pour entrer au blocopératoire,lesmoinsatteintspatientaientsurdescivièresdanslecouloir.Luc,enqualité de brancardier, faisait la navette entre les ambulances qui ne cessaientd’arriver et la salle de triage. C’était la première fois que nous travaillionsensemble. Il était pâle et, dès qu’il passait devant moi, je le surveillaisattentivement.

Lorsque les pompiers lui confièrent un homme dont le tibia et le péronésortaientàangledroitdumollet,jelevisseretournerversmoi,levisageverdâtre,etglisserlentementcontrelesportesdusasavantdes’effondrerdetoutsonlongsur le carrelage à damier. Je me précipitai pour le relever et l’installai sur unfauteuildelasalled’attente,letempsqu’ilrecouvresesesprits.

Latourmenteduraunebonnepartiedelanuit.Aupetitmatin, lesUrgencesressemblaientàunhôpitalmilitairequelquesheuresaprèslabataille.Lesolétaitmaculédesanget jonchédecompresses.Lecalmerevenu, l’équiped’urgentistess’affairaitàremettreunpeud’ordre.

Lucn’avaitpasquittélefauteuiloùjel’avaislaissé.Jevinsm’asseoiràcôtédelui.Ilsetenaitlatêteentrelesgenoux.Jeleforçaiàseredresseretàmeregarder.

—C’estfini,luidis-je.Tuviensdevivretonbaptêmedufeuet,contrairementàcequetupenses,tut’enesplutôtbientiré.

Luc soupira, il fit un tour d’horizon et se précipita au-dehors pour se viderl’estomac.Jelesuivisafind’allerlesoutenir.

—Qu’est-cequetudisaissurlafaçondontjem’ensuistiré?demanda-t-ilens’adossantaumur.

—C’étaitunesacréenuitdeNoël,jet’assurequetuasététrèsbien.—Jemesuiscomportécommeunemerde,tuveuxdire,j’aitournédel’oeilet

jeviensdevomir ;pourunétudiantenmédecine, j’imaginequec’estduplusbeleffet.

—Sicelapeutterassurer,jemesuisévanouilepremierjouroùjesuisentréensallededissection.

—Merci de m’avoir prévenu, mon premier cours de dissection a lieu lundiprochain.

—Toutsepasserabien,tuverras.Lucmelançaunregardincendiaire.—Non,riennesepassebien.Jepétrissaisdelapâte,pasdelachairfraîche,

jedécoupaisdespains,pasdeschemisesetdespantalonsensanglantéset,surtout,jen’aijamaisentenduunebriochehurleràlamort,mêmequandjeluiplantaisuncouteaudanslebonnet.Jemedemandesijesuisvraimentfaitpourça,monvieux.

—Luc,laplupartdesétudiantsenmédecineconnaissentcegenrededoute.Tut’habituerasavec letemps.Tun’imaginespascombienc’estgratifiantdesoigner

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quelqu’un.—Jesoignaislesgensavecdespainsauchocolat,etjepeuxtegarantirqueça

marchaitàtouslescoups,réponditLucenôtantsablouse.Jeleretrouvaichezmoiunpeuplustarddanslamatinée.Ilvidaitsonsacet,

toujours en colère, rangeait ses affaires dans les tiroirs de la commode qui luiétaientréservés.

—C’estlapremièrefoisquemapetitesoeurpasseunNoëlsansmoi.Qu’est-cequejevaisdireautéléphonepourluiexpliquermonabsence?

—Lavérité,monvieux,racontetanuit,tellequ’elles’estdéroulée.—Àmapetite soeurdeonzeans ?Tuasuneautre idéedecegenreàme

proposer?—TuasconsacrétasoiréedeNoëlàsecourirdesgensendétresse,queveux-

tuquetafamilletereproche?Etpuistuauraispuêtredanscebus,alorsarrêtedeteplaindre.

—J’auraisaussipuêtrechezmoi!J’étouffeici,j’étouffedanscetteville,dansl’amphithéâtre,danscesmanuelsqu’ilfautavaleràlongueurdenuitetdejournée.

—Situmedisaiscequinevapas?demandai-jeàLuc.—Annabelle,voilàcequinevapas.Jerêvaisdevivreunehistoireavecune

femme,tunepeuxpassavoiràquelpoint.Chaquefoisquemonpèremerappelaitàl’ordreparceque j’avais la tête ailleurs, j’étais en traindem’imaginer avecunefille. Et maintenant que cela m’arrive, je n’ai plus qu’une envie, redevenircélibataire. Je t’enaimêmevouludenepas t’investirplusdans ta relationavecSophie.Lapremière foisque je l’ai vue, chez tamère, jeme suisdit quec’étaitvraimentdonnerdelaconfitureauxcochons.

—Merci.— Je suis désolé, mais je voyais bien que tu la regardais à peine, une fille

commeça,c’esttellementinouï.—Tuesentraindemedireàdemi-motquetuaslebéguinpourSophie?—Nesoispasidiot,sic’étaitlecas,jen’emploieraispasdesdemi-mots,jete

dis juste que je ne comprends plus rien à rien. Jem’ennuie avecAnnabelle, ellen’estpasfranchementdrôle.Elleseprendausérieuxetmeregardedehautparcequej’aigrandienprovince.

—Qu’est-cequitefaitdireça?—Elleestpartiepasserlesfêtesenfamille, jeluiaiproposédelarejoindre

mais j’ai bien senti que l’idéedemeprésenter à ses parents la gênait.Nousnesommespasdumêmemonde.

—Tunecroispasquetudramatisesunpeu?Elleapeut-êtreeupeurducôtéengageant de la chose ? Présenter quelqu’un à sa famille, ce n’est pas sansconséquence,enfin,celasignifiequelquechose,c’estuneétapedansunerelation.

—Tuaspenséàtoutça,quandtuasemmenéSophiecheztamère?J’ai regardéLucen silence.Non, jen’avaispenséà riende tout celaquand

j’avais proposé spontanément à Sophie de venir avec moi, et je réfléchissaisseulementmaintenantàcequ’elleavaitdûenconclure.Monégoïsmeetmabêtisejustifiaientsadistanceàmonégarddepuisledébutdel’automne.EtjeneluiavaisrienproposépourNoël.Notreamitiéamoureusesefanait,etj’étaisleseulànepas

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m’enrendrecompte.JelaissaiLucàsamorositéetmeprécipitaisurletéléphonepour appeler Sophie. Aucune réponse. Peut-être avait-elle vu apparaître monnumérosurlecadranetrefusait-ellededécrocher?

J’aijointmamèrepourm’excuserdeluiavoirfaitfaux-bond.Ellem’aditdene

pasm’inquiéter,qu’ellecomprenait trèsbien.Ellem’assuraquenoséchangesdecadeauxpouvaientattendre,elle tâcheraitd’avancer sonvoyagedeprintempsetviendraitmevoirdanslecourantdumoisdefévrier.

***

Lesoirdujourdel’An,j’étaisofficiellementdegarde,j’avaistroquécettenuit

contremalibertéàNoëletj’avaisperduauchange.Lucsautadansuntrainpourrejoindrelessiens.Jen’avaistoujoursaucunenouvelledeSophie.Jem’installaisurunfauteuildanslesasdesUrgencesenattendantquelespremiersfêtardsarriventdansmonservice.Cettenuit-là,jefisunerencontredesplusinsolites.

LavieilledameavaitétéamenéeauxUrgencesparlespompiersà23heures.

Elleétaitarrivéesurunecivièreetsamineréjouiem’avaitsurpris.—Qu’est-cequivousmetdesibonnehumeur?luidemandai-jeenprenantsa

tension.—C’esttropcompliqué,vousnepourriezpascomprendre,rétorqua-t-elleen

ricanant.—Donnez-moiunepetitechance!—Jevousassure,vousmeprendriezpourunefolle.Lavieilledameseredressasurlebrancardetmeregardaattentivement.—Jevousreconnais!s’exclama-t-elle.—Vousdevezvoustromper,luidis-jeenm’interrogeantsurlanécessitédelui

fairepasserunscanner.— Vous, vous êtes en train de vous dire que je suis gâteuse et vous vous

demandezsivousnedevriezpaspousserplusloinvosexamens.Pourtant, leplusgâteuxdesdeux,c’estvous,moncher.

—Sivousledites!— Vous habitez au quatrième droite et moi, juste au-dessus. Alors, jeune

homme,quelestleplusdistraitdenousdeux?Depuis ledébutdemamédecine, je redoutais de renouerun jour avecmon

père dans des circonstances similaires. Ce soir-là, c’était ma voisine que jerencontrais,nonpasdanslacaged’escalierdenotreimmeuble,maisauxUrgences.Cinqansquej’avaisemménagé,cinqansquej’entendaissespasau-dessusdematête,lesifflementdesabouilloirelematin,sesfenêtresquandellelesouvrait,etjamaisjenem’étaisdemandéquivivaitlàniàquoiressemblaitlapersonnedontlequotidiensemblaitsiprochedumien.Lucaraison,lesgrandesvillesrendentfou,ellesvoussucentl’âmeetlarecrachentcommeunechique.

—Nesoyezpasgêné,mongrand,cen’estpasparcequej’airéceptionnédeux,

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troispaquetspourvousquevousm’étiezredevabled’unepetitevisite.Nousnoussommescroisésplusieursfoisdansl’escalier,maisvouslesgrimpeztellementvitequesivotreombrevoussuivait,vouslaperdriezdanslesétages.

—C’estdrôlequevousdisiezcela,répondis-jeenobservantsespupillesàlalampe.

—Qu’est-cequ’ilyadedrôle?s’étonna-t-elleenfermantlespaupières.—Rien.Etsivousmedisiezenfincequivousmetdesibonnehumeur?—Ahnon,encoremoinsmaintenantquejesaisquevousêtesmonvoisin.Àce

sujet,j’auraisd’ailleursunefaveuràvousdemander.—Toutcequevousvoudrez.—Sivouspouviezsuggéreràvotrecopaindemettreunesourdinequandilfait

desgalipettesavecsonamie,jevousenseraisreconnaissante.Jen’airiencontrelesébatsdelajeunesse,maisàmonâge,hélas,onalesommeilléger.

—Sicelapeutvousrassurer,vousn’entendrezplusrien,j’aicrucomprendrequeleurruptureétaitimminente.

—Ah,fitlavieilledamesongeuse,j’ensuisdésolée.Bon,sijen’airien,jepeuxrentrerchezmoi?

—Jedoisvousgarderenobservation,j’ysuisobligé.—Qu’est-cequevousvoulezobserver?—Vous!—Ehbien je vais vous fairegagnerdu temps. Je suisunevieilledamed’un

certain âge qui ne vous regarde pas et j’ai glissé dansma cuisine. Il n’y a riend’autreàvoirniàfairequedemebandercettechevillequigonfleàvued’oeil.

—Reposez-vous,nousallonsvousenvoyeràlaradioet,sirienn’estcassé,jevousraccompagneraiàlafindemagarde.

—Parcequenoussommesentrevoisins,jevousdonnetroisheures.Sinonjerentreparmespropresmoyens.

J’airédigéuneprescriptionpouruneradiographieetconfiémapatienteàunbrancardieravantderetourneràmontravail.LesnuitsderéveillonsontlespiresdetoutesauxUrgences,dèsminuittrentearriventlespremiersmalades.Alcoolsetnourriture en surabondance, le sens de la fête chez certains me dépasseratoujours.

J’airetrouvémavoisineaupetitmatin,assisesurunechaiseroulante,sonsacsurlesgenouxetlepiedbandé.

— Heureusement que vous avez choisi la médecine, parce que commechauffeurvousauriezétérecalé.Vousmeramenezmaintenant?

— Je termine mon service dans une demi-heure. Votre cheville vous faitsouffrir?

— Une foulure, pas besoin d’être toubib pour le savoir. Si vous allez mechercheruncaféaudistributeur,jeveuxbienvousattendreencoreunpeu;unpeu,maispasplus.

Jemerendisaudistributeurdeboissonsetluirapportaisoncafé.Elletrempales lèvresdans le gobelet etme le rendit avecunair dedégoût endésignant lapoubelleaccrochéeàunpoteau.

LehalldesUrgencesétaitdésert.J’ôtaimablouse,attrapaimonmanteaudans

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lelocaldegardeetpoussailachaiseroulanteau-dehors.Je guettais un taxi quand un ambulancier me reconnut et me demanda où

j’allais. Il terminaitsonserviceetacceptagentimentdenousdéposer.Toutaussigénéreusement,ilm’aidaàportermavoisinedansl’escalier.Arrivésaucinquièmeétage,nousétionsàboutdesouffle.Mavoisinemetenditsesclés.L’ambulanciernouslaissaetj’aidailavieilledameàs’installerdanssonfauteuil.

Je luipromisderevenir luiapportertoutcedontellepourraitavoirbesoin;avecsacheville fragilisée, ilétaitpréférablequ’elle renonceà lacaged’escalierpendantquelquetemps.Jegriffonnaimonnumérodetéléphonesurunefeuilledepapier,laposaienévidencesurunguéridonetluifispromettredenepashésiteràme joindre si elle avait le moindre problème. J’allais me retirer lorsqu’ellem’appela.

— Vous n’êtes pas très curieux, vous ne m’avez même pas demandé monprénom.

—Alice,vousvousappelezAlice,c’étaitinscritsurvotrefeuilled’admission.—Madatedenaissanceaussi?—Également.—C’estfâcheux.—Jen’aipasfaitlecalcul.—Vousêtesgalantmaisjenevouscroispas.Oui,j’aiquatre-vingt-douzeans

etjesais,jen’enfaisquequatre-vingt-dix!—Bienmoins,j’auraisjuréquevousaviez...—Taisez-vous,quoiquevousdisiezceseratoujourstrop.Vousn’êtesquand

même pas très curieux, je ne vous ai toujours pas dit ce qui m’amusait tant enarrivantàl’hôpital.

—J’avaisoublié,luiavouai-je.— Allez donc dans la cuisine, vous y trouverez un paquet de café dans le

placardau-dessusdel’évier,voussavezvousservird’unecafetière?—J’imaginequeoui.—Detoutefaçon,çanepourrapasêtrepirequelepoisonquevousm’avez

servitoutàl’heure.Jepréparailecafédumieuxpossibleetrevinsdanslesalonunplateaudans

lesmains. Alice nous servit, elle but sa tasse sans faire de commentaire, j’avaisréussil’épreuve.

—Alors,pourquoicettebonnehumeurhiersoir?repris-je.Se fairemaln’arienderéjouissant.

Alicesepenchaverslatablebasseetmeprésentauneboîtedebiscuits.—Mesenfantsm’emmerdent,sivoussaviezàquelpoint!Leursconversations

m’insupportent,lafemmedel’unetlemaridel’autrem’insupportentencoreplus.Ils passent leur temps à se plaindre, ne s’intéressent à rien d’autre qu’à leurspetitesvies.Cen’estpasfautedeleuravoirenseignélapoésie.J’étaisprofesseurde français figurez-vous,mais ces deux imbéciles n’avaient de goût quepour leschiffres. Je voulais échapper au réveillon chez ma belle-fille, autant dire à uncalvaire,ellecuisineavecsespieds,mêmeunedindes’autocuiraitmieux.Pournepas prendre le train hier matin et les rejoindre dans leur sinistre propriété de

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campagne,j’aiprétendum’êtrefoulélacheville.Ilsonttousprétenduêtredésolés;jevousrassure,cinqminutes,pasplus.

—Etsil’und’euxavaitdécidédevenirvouschercherenvoiture?—Aucunrisque,mafilleetmonfils fontunconcoursd’égoïsmedepuisqu’ils

ont seizeans. Ils enontquarantedeplusetpersonnen’aencorepudésigner legagnant.J’étaisdansmacuisineentraindemedirequ’àleurretourdevacancesilfaudraitque jeporteunbandageautourde la chevillepourdonner corpsàmonmensongequand j’aiglisséetmesuisretrouvée lesquatre fersen l’air.Àminuitmoinslequart,lespompierssontarrivés.J’airéussiàleurouvrirlaporte,sixbeauxgarçonsdansmonappartement,rienquepourmoi lesoirduréveillon,en lieuetplacedeladindedemabelle-fille,jen’endemandaispastant!Ilsm’ontexaminéeetsangléesurleurcivièrepourdescendrel’escalier.Ilétaitminuitpile,alorsquenousallionspartirpourl’hôpital,j’aidemandéaucapitaines’ilvoulaitbienattendrequelques instantsdeplus.Monétatne justifiait aucuneurgence. Il a accepté, jeleuraioffertdeschocolats,nousavonsattenduletempsqu’ilfallait...

—Qu’est-cequevousattendiez?—Àvotreavis?Queletéléphonesonne!Cen’estpasencorecetteannéeque

l’ondépartageramesdeuxoisillons.Enarrivantàl’hôpital,jeriaisàcausedemacheville qui gonflait dans le camion de pompiers. Finalement je l’ai eu, monbandage.

J’aiaidéAliceàs’allongersursonlit,j’aiallumésonpostedetélévisionetl’ailaisséesereposer.Aussitôtrentréchezmoi,jemesuisprécipitésurletéléphonepourappelermamère.

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Chapitre8

Janvierétaitglacial.Lucrentradesonséjourplusmotivéquejamaisparses

études.Sonpèreluiavaittapésurlesnerfsetsapetitesoeuravaitpasséplusdetempsavecsaconsoledejeuxqu’àluiparler.Àmademande,Lucétaitallérendrevisiteàmamère.Illuiavaittrouvéunepetitemine.ElleluiavaitconfiéunelettreetuncadeaudeNoëlàmeremettre.

Monchéri,Je sais combien ton travail t’accapare. Ne regrette rien, j’étais un peu

fatiguéelesoirdeNoëletmesuiscouchéetôt.Lejardinestcommemoi,endormisouslegivredel’hiver.Leshaiessontblanchesetlespectacleestmagnifique.Levoisinestvenumeporterplusdeboisqu’iln’enfautpourtenirunsiège.Lesoir,j’allumemacheminéeetregardelefeucrépiterdansl’âtreenpensantàtoietàlavietrépidantequetumènes.Celamerappelletantdesouvenirs.Tudoismieuxcomprendrepourquoiilm’arrivaitderentrerépuiséeàlamaisonetj’espèrequetumepardonnesmaintenantcessoiréesoùjenetrouvaispastoujourslaforcedete parler. J’aimerais te voir plus souvent, ta présencememanque,mais je suisfièreetheureusedecequetuaccomplis.Jeviendraitevoirdèslespremiersjoursduprintemps.Jesaisquejet’avaispromisunevisiteenfévriermaisaveclegelqui perdure, je préfère être prudente ; je ne voudrais pasm’imposer à toi enpatienteéclopée.Siparchanceturéussissaisàprendrequelquesjours,etbienqu’ent’écrivantcelajesachelachoseimpossible,j’enseraislaplusheureusedesmères.

C’est une belle année qui nous attend, en juin tu seras diplômé et toninternatcommencera.Tulesaismieuxquemoimaisleseulfaitd’écrirecesmotsmerendsifièrequejepourraislesrecopiercentfois.

Alors,bonneetheureuseannée,monenfant.Tamamanquit’aime.P-S:Situn’aimespaslacouleurdecetteécharpe,tantpis,tunepourraspas

lachanger,c’estmoiquitel’aitricotée.Sielleestunpeudetraviole,c’estnormal,c’estlapremièrefoisquejetricoteetladernièreaussi,j’aieuhorreurdeça.

J’aidéfait lepaquetetpassél’écharpeautourdemoncou.Lucs’estaussitôt

payématête.Elleétaitvioletteetpluslargeàuneextrémitéqu’àl’autre.Maisunefoisnouée,onn’yvoyaitquedufeu.Cetteécharpe,jel’aiportéetoutl’hiver.

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***

Sophieavaitréapparuàlafindelapremièresemainedejanvier.J’étaispassé

chaquenuitdanssonservice,sansjamaisl’ytrouver.C’estellequivintmerendrevisiteauxUrgences,lejourdesonretour.Lacouleurhâléedesapeaudétonnaitaumilieude lapâleurdesvisagesenvironnants.Elleavaiteu,medit-elle,besoindeprendrel’air.Jel’entraînaidanslepetitcaféenfacedel’hôpitaletnousdînâmestousdeuxavantdereprendrenotreservice.

—Tuétaisoù?—Commetupeuxleconstater,ausoleil.—Seule?—Avecuneamie.—Qui?—Moiaussij’aidesamiesd’enfance.Commentvatamère?Elle me laissa parler un longmoment et, soudain, elle posa samain sur la

mienneetmeregardaavecinsistance.—Celafaitcombiendetemps,toietmoi?medemanda-t-elle.—Pourquoicettequestion?—Réponds-moi.C’étaitquand,notrepremièrefois?— Le jour où nos lèvres ont glissé alors que j’étais venu te voir dans ton

service,dis-jesansaucunehésitation.Sophiemeregarda,l’airdésolé.—Lejouroùjet’aioffertuneglaceauparc?continuai-je.Samines’assombritencoreplus.—Jetedemandeunedate.J’avais besoin de quelques secondes de réflexion, elle nem’en laissa pas le

temps.—Lapremière foisquenousavons fait l’amour, c’était il y adeuxans, jour

pourjour.Tunet’ensouviensmêmepas.Nousnenoussommespasvusdepuisdeuxsemainesetnousfêtonscetanniversairedansunbarmiteuxenfacede l’hôpital,justeparcequ’ilfautbienavalerquelquechoseavantdeprendrenotregarde.Jenepeuxplusêtretantôttameilleureamie,tantôttamaîtresse.Tuesprêtàtedévoueràlaterreentière,àunétrangerrencontrélematinmême,etmoi,jenesuisquelabouéeàlaquelletut’accrocheslesjoursd’oragemaisquetudélaissesaussitôtqu’ilfaitbeau.Tuaseuplusd’attentionpourLucenquelquesmoisquepourmoidepuisdeux ans.Que tu refuses de le voir oupas, nousne sommesplus dansune courd’écoleàfairelesquatrecentscoups.Jesuisuneombredanstavie,tuesbienplusque ça dans lamienne et çame fait dumal. Pourquoim’as-tu emmenée chez tamère, pourquoi ce moment si intime dans ton grenier, pourquoi m’avoir laisséeentrerdanstaviesicen’étaitqu’ensimplevisiteuse?J’aipensécentfoistequittermaisjen’yarrivepastouteseule.Alorsjetedemandeunservice,fais-lepournous,ousitucroisquenousavonsquelquechoseàpartager,mêmesicen’estquepouruntemps,donne-nousvraimentlesmoyensdevivrecettehistoire.

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Sophie s’est levée et a quitté la salle.À travers la vitrine, je l’ai vue sur letrottoirattendantquelefeupasseaurougepourtraverserlarue,ilpleuvait,ellearemontélecoldesablousesursanuqueet,sansquejesachepourquoi,cegestesianodinm’adonnéterriblementenvied’elle.J’aividémespochessurlatablepourpayer l’addition et je me suis précipité à sa poursuite. Nous nous sommesembrasséssousuneaverseglaciale,etentrenosbaisers,jemesuisexcusédumalque je luiavais fait.Si j’avais su, je luiauraisaussidemandépardondumalquej’allaisbientôtluifaire,maisjel’ignoraisencoreetmondésirétaitsincère.

Unebrosseàdentsdansunverre,deuxoutroisaffairesdansunplacard,un

réveilsurunetabledenuit,quelqueslivresemportés,j’ailaissémonstudioàLucetmesuisinstalléchezSophie.Jerepassaistouslesjourschezmoi,unepetitevisitederiendutout,commeunmarinquivientàquaivérifierlesamarres.J’enprofitaischaquefoispourmonterunétagedeplus.Aliceseportaitcommeuncharme.Nousfaisionsunbrindeconversation,elledébitaitdeshorreurssursesenfantsetcelalaréjouissait.J’avaislaissédesconsignesàLucpourque,enmonabsence,ils’assureàsontourqu’ellenemanquaitderien.

Unsoir,alorsquenousnousretrouvions tous lesdeuxparhasardchezelle,ellenousfituneremarquepourlemoinssurprenante.

—Au lieudemettredesenfantsaumondeetde s’évertuerà lesélever, onferaitmieuxdelesadopterà l’âgeadulte,aumoinsonsauraitàquionaaffaire.Vousdeux,jevousauraistoutdesuitechoisis.

Lucmeregarda,stupéfait,etAlice,folledejoiedevantsoneffet,enchaîna.—Nesoyonspashypocrites,tum’asbienditquetesparentstetapaientsur

lesnerfs,alorspourquoilesparentsn’auraient-ilspasledroitderessentirlamêmechoseàl’égarddeleurprogéniture?

Et, comme Luc demeurait sans voix, je l’entraînai dans la cuisine et luiexpliquaienapartéqu’Aliceavaituneformed’humourparticulière.Ilnefallaitpasluienvouloir,elleseconsumaitdechagrin.Elleavaitbeautoutessayerpourresterdigne devant tant de peine, etmême tenter de les haïr, rien n’y faisait, l’amourqu’elleportaitàsesenfantsétaitleplusfort.Ellesouffraitlemartyred’avoirétéabandonnée.

Cen’estpasAlicequim’avaitconfiécesecret,maisunmatin,alorsquejeluirendaisvisite,lesoleilétaitentrédanssonsalonetnosombress’étaientcôtoyéesd’unpeutropprès.

***

Aux premiers jours de mars, le personnel des Urgences fut convoqué en

assemblée générale. On avait découvert que les dalles des faux plafondscontenaientdel’amiante.Deséquipesspécialiséesdevaientvenirlesremplacer,lestravaux dureraient trois jours et trois nuits. Pendant ce temps, un autre centrehospitalier prendrait la relève. Le personnel était au chômage technique tout leweek-end.

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J’appelai aussitôt ma mère pour lui faire part de la bonne nouvelle, j’allaispouvoir lui rendre visite, j’arriverais le vendredi. Mamère resta silencieuse uninstant et m’annonça qu’elle était désolée, elle avait promis à une amie del’accompagnerdansleSud.L’hiveravaitétéparticulièrementrigoureuxetquelquesjoursdesoleilnepouvaientpasleurfairedemal.Levoyageétaitorganisédepuisdes semaines, les arrhes déjà versées à l’hôtel et les billets d’avion nonremboursables.Ellenevoyaitpascommentannuler.Elleavaittellementenviedeme voir, c’était vraiment idiot, elle espérait que je comprendrais et ne lui envoudrais pas. Sa voix était si pâle que je la rassurai aussitôt, non seulement jecomprenaismais jeme réjouissais qu’elle sorte de chez elle pour faire un petitvoyage.Leprintempsarriveraitavec la findumoiset, lorsqu’elleviendrait,nousrattraperionsletempsperdu.

Cesoir-là,Sophieétaitdegarde,moipas.Lucétaitenpleinesrévisionsetil

avaitbesoind’uncoupdemain.Aprèsavoirdévoréuneassiettedepâtes,nousnousinstallâmesàmonbureau, je jouai auprofesseur, il endossa le rôlede l’élève.Àminuit, il envoya son manuel de biologie valdinguer à l’autre bout de la pièce.J’avaisconnu,àl’approchedesexamensdepremièreannée,unetensionsimilaire,l’enviedetoutplaquer,defuirlerisqued’échouer.J’allairécupérerlelivreetrepriscommesiriennes’étaitpassé.MaisLucétaitailleursetsondésarroim’inquiétaitunpeu.

—Sijenequittepascetendroitpendantaumoinsdeuxjours,jevaisimploser,dit-il. Je donnerai ce qui restera de mon corps à la médecine. Le premierincubateurhumainàavoirpétédel’intérieur,çadevraitlesintéresser.Jemevoisdéjàallongésurlatablededissection,entourédejeunesétudiantes.Aumoins,desfillesm’auronttripotélesroubignolesjusteavantquejefinissesixpiedssousterre.

Decettetirade,jeconclusquemonamiavaitvraimentbesoindeprendrel’air.Je réfléchis à la situation et lui proposai d’aller poursuivre ses révisions à lacampagne.

—J’aimepaslesvaches,merépondit-il,lugubre.Unsilences’installa,jenequittaispasLucdesyeuxtandisqu’ilcontinuaitde

regarderdanslevague.—Lamer,dit-il.Jeveuxvoirlamer,l’horizonjusqu’àl’infini,legrandlarge,les

embruns,entendrelesmouettes...—Jecroisquej’aicomprisletableau,luidis-je.Lespremièrescôtessetrouvaientàtroiscentskilomètres,leseultrainquis’y

rendaitétaitunomnibus,levoyageprendraitsixheures.—Louonsunevoiture,tantpis,monsalairedebrancardierypassera,c’estmoi

quirégale,maisjet’ensupplie,emmène-moiàlamer.AumomentoùLucachevaitsasupplique,Sophiepoussalaporteetentradans

lestudio.—C’étaitouvert,dit-elle,jenevousdérangepas?—Jecroyaisquetuétaisdegarde?—Moiaussijelecroyais,jemesuistapéquatreheurespourrien.Jemesuis

trompéedejour,etilm’afallutoutcetemps-làpourmerendrecomptequ’onétait

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deuxdansleservice.Quandjepensequej’auraispupasserunevraiesoiréeavectoi.

—Eneffet,fis-je.Sophiemeregarda longuement, samoueprésageaitdupire. J’ouvraisgrand

lesyeux,unefaçonsilencieusedeluidemandercequin’allaitpas.—Tuparsà lamerceweek-end,si j’aibiencompris?Oh,nefaispascette

tête, je n’écoute pas aux portes, Luc beuglait tellement qu’on l’entendait depuisl’escalier.

—Jenesaispas,répliquai-je.Puisquetuasprofitédenotreconversation,tuaurasremarquéquejen’aiencorerienrépondu.

Lucsuivaitl’échangeduregard,telunspectateurdanslesgradinsd’uncourtdetennis.

—Tufaiscequetuveux,sivousavezenviedepasserleweek-endensemble,jetrouveraibienàm’occuper,nevousinquiétezpaspourmoi.

Lucavaitdûdevinerledilemmeauquelj’étaisconfronté.Ilselevad’unbond,sejetaauxpiedsdeSophieet,s’accrochantàseschevilles,semitàlasupplier.Jemesouvenaisdel’avoirvufaireunnumérosimilairepouréchapperunjouràunecolledeMmeSchaeffer.

— Je t’en supplie, Sophie, viens avec nous, ne fais pas ta bêcheuse, ne leculpabilisepas, jesaisquetuauraisvoulupassercesdeux joursavec lui,mais ilétaitsurlepointdemesauverlavie.Àquoisertdefairemédecinesiturefusesdeporterassistanceàunepersonneendanger,surtoutquandlapersonneenquestion,c’estmoi? Jevaismourirasphyxiésous les livressivousnemesortezpasd’ici.Viensavecnous,aiepitié,j’iraim’installersurlaplageetvousnemeverrezpas,jeserai invisible. Je te promets deme tenir à distance, je ne dirai pas unmot, tufiniras par en oublier que je suis là.Deux jours à lamer, rien que vous deux etl’ombredemoi,disoui, je t’enprie, jepaie la locationde lavoiture, l’essenceetl’hôtel. Tu te souviensdes croissantsque je n’avais faits quepour toi ? Jene teconnaissaispas, et je savaisdéjàqu’onallait bien s’entendre.Si tudis oui, je teferaideschouquettescommejamaistun’enasmangé.

Sophiebaissalesyeux,etdemandad’unevoixtrèssérieuse.—C’estquoi,d’abord,deschouquettes?—Raisondepluspourvenir,repritLuc,tunepeuxpaspasseràcôtédemes

chouquettes!Etsiturefuses,cecrétinneviendrapasnonplus,etsijenevaispasprendre l’air, jenepourraipasreprendremesrévisions, jerateraimesexamens,brefmacarrièredemédecinestentretesmains.

—Arrêtedefairel’imbécile,dittendrementSophieenl’aidantàserelever.Ellehochalatêteetconclutqu’iln’yenavaitpasunpourracheterl’autre.—Deuxgamins!dit-elle.Vapourlamer,etjeveuxmeschouquettesdèsnotre

retour.Nousavons laisséLucàsesrévisions, ilpasseraitnouschercher levendredi

matin.Alorsquenousmarchionsverschezelle,Sophiemepritparlamain.—Tuauraisvraimentrenoncéàceweek-endsi j’avaisrefusédevenir?me

demanda-t-elle.

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—Tuauraisrefusé?luirépondis-je.Enentrantdanssonstudio,ellemeconfiaqueLucétaitquandmêmeuntype

uniqueensongenre.

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Chapitre9

Lucavaitsansnuldouteréussiàdénicherlavoituredelocationlamoinschère

de la ville.Un vieux break aux ailes toutes de couleurs différentes. La calandremanquante,lesdeuxpharesséparésparunradiateurrouilléévoquaientunepaired’yeuxaustrabismeprononcé.

—Bon,elleloucheunpeu,ditLucalorsqueSophiehésitaitàmonterdanscetasde ferraille,mais lemoteurronronneet lesplaquettesde freinssontneuves.Même si l’embrayage craque un peu, elle nousmènera à bon port, et puis vousverrez,elleestspacieuse.

Sophiepréféras’installeràl’arrière.— Je vous laisse devant, dit-elle en refermant sa portière dans un affreux

grincement.Lucfittournerlaclédecontactetseretournaversnous,ravi.Ilavaitraison,

lemoteurronronnaitgentiment.Les amortisseurs étaient d’origine et lemoindre virage nous faisait tanguer

dans un balancement digne d’un manège. Après cinquante kilomètres, Sophiesuppliapourquel’ons’arrêteàlapremièrestation-service.Ellemedélogeasansménagement,ellepréféraitencoretentersachanceàlaplacedumortqued’avoirà supporter lemal de coeur qu’elle ressentait sur la banquette arrière, glissantd’unefenêtreàl’autreàchaquecoupdevolant.

Nousenprofitâmespourfairelepleind’essenceetavalerchacununsandwichavantdereprendrelaroute.

Quant au reste du voyage, je nem’en souviens plus. Allongé àmon aise etbercé par la route, je sombrai dans un profond sommeil. Il m’arrivait parfoisd’entrouvrir les yeux, Sophie et Luc étaient en pleine conversation, leurs voixcontribuaientàmebercerencoreetjemerendormais.

Cinqheuresaprèsnotredépart,Lucmesecoua,nousétionsarrivés.Il gara la voiture devant la façade d’un vieil hôtel aussi décrépi qu’elle. À

croirequecetteépaveavaitretrouvélechemindesamaison.—Jevousl’accorde,cen’estpasunquatreétoiles,maisjemesuisengagéà

payerlanoteetc’esttoutcequejepeuxvousoffrir,ditLucensortantnossacsducoffre.

Nous le suivîmes jusqu’à la réception sans commentaire. La propriétaire del’établissementbalnéaireavaitdûenprendrelagérancel’annéedesesvingtans,elle en avait cinquante de plus et son allure se confondait parfaitement avec ladécorationdulieu.J’auraisimaginéque,horssaison,nousserionslesseulsclients,

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maisunequinzainedepersonnesâgéessepenchèrentàlabalustrade,curieusesdevoirlatêtedesnouveauxvisiteurs.

—Cesontdesréguliers,ditlapatronneenhaussantlesépaules.Lamaisonderetraiteducoinaperdusalicence, j’aibienétéobligéederécupérertoutce jolipetitmonde,onn’allaitpasleslaisseràlarue.Vousavezdelachance,undesmeslocataires est mort la semaine dernière, sa chambre est libre, je vais vous yconduire.

—Là, jedoisdirequenousavonsvraimentde lachance !soufflaSophieenempruntantl’escalier.

Lapatronnedemandaàsespensionnairesdebienvouloirnousfaireunpeudeplacedanslecouloirafindenouslaisserpasser.

Sophiedistribuasouriresursourireàchacund’eux.Sil’hôpitalvenaitànousmanquer,balança-t-elleàLuc,aumoinsnousneserionspastropdépaysés.

— Comment crois-tu que j’ai eu le tuyau ? rétorqua-t-il. Une copine depremièreannéem’afilél’adresse,pendantlesvacancesellevientdonneruncoupdemainpoursefaireunpeud’argent.

Laportede la chambre11 s’ouvrit surunepièceàdeux lits.SophieetmoinousretournâmesversLuc.

—Jevousprometsdemefairediscret,s’excusa-t-il.Leshôtelssontfaitspourdormir,non?Etpuissivousvoulezavoirlapaix,j’iraicoucheràl’arrièredubreak,voilàtout.

Sophieposasamainsurl’épauledeLucetluiditquenousétionsvenusicipourvoirlameretquec’étaittoutcequicomptait.Rassuré,Lucnousproposadechoisirlelitquenouspréférions.

—Aucun,marmonnai-jeenluidonnantuncoupdecoude.Sophieoptapourceluiquisetrouvait lepluséloignéde la fenêtreet leplus

prochedelasalled’eau.Nossacsposés,ellesuggéradenepasnousattarderpluslongtemps.Elleavait

faimetenviedevoirlegrandlarge.Lucneselefitpasrépéterdeuxfois.Laplagese trouvaitàsixcentsmètresàpied,nousexpliqua lapatronneen

nousgriffonnantunplansurunefeuilledepapier.Enchemin,noustrouverionsunebrasseriequiservaittoutelajournée.

—C’estmoiquivousinvite,proposaSophie,déjàenivréeparlesembrunsquivenaientjusqu’ànous.

C’estalorsquenousnousengagionsdans la ruedumarchéque je ressentisune impression de déjà-vu, j’aurais juré être venu ici auparavant. Je haussai lesépaules, toutes les petites stations balnéaires se ressemblent, mon imaginationdevaitencoremejouerdestours.

LucetSophieétaientaffamés, lemenudu journe lesavaitpas rassasiésetSophiecommandaunetournéedecrèmescaramel.

Lorsquenoussortîmesdelabrasserie,lanuitétaittombée.Lamern’étaitpasbien loin,mêmesinousnepourrionspasvoirgrand-chosedans l’obscurité,nousdécidâmesd’allerfaireuntoursurlaplage.

La digue était à peine éclairée, trois vieux réverbères scintillaient à bonnedistancelesunsdesautres,puislerestedelajetéeplongeaitdanslenoir.

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—Voussentezça?s’exclamaLucenécartantlesbras.Voussentezceparfumd’iode?Jeviensenfindemedébarrasserdelapuanteurdudésinfectantdel’hôpitalquinem’apasquittédepuisquejetravaillecommebrancardier.Jesuisalléjusqu’àmefrotterl’intérieurdesnarinesavecunebrosseàdentspourm’endébarrasser,rien n’y fait, mais là, quelle merveille ! Et ce bruit, vous entendez le bruit desvagues?

Lucn’attenditpasnotreréponse,ilôtachaussuresetchaussettesetsemitàcourirsurlesable,fonçantverslaligned’écume.Sophieleregardas’éloigner,elleme fit un petit clin d’oeil, se déchaussa et fila rejoindre Luc qui pourchassait lamaréedescendanteencriantàtue-tête.J’avançaiàmontour,laluneétaitpresquepleineetjeviss’étirermonombredevantmoi.Audétourd’uneflaque,j’auraisjurévoir,danslesrefletsd’eausalée,lasilhouetted’unepetitefillequimeregardait.

Je retrouvaiLucetSophie,aussi essoufflés l’unque l’autre.Nousavions lespieds glacés, Sophie commençait à grelotter. Je la pris dans mes bras pour luifrotter le dos, il était temps de rentrer. Nous retraversâmes la station, noschaussuresàlamain.Touslesoccupantsdel’hôteldormaientdéjà,nousgrimpâmesl’escalieràpasdeloup.

Unefoisdouchée,Sophieseglissadanslesdrapsets’endormitaussitôt.Luclaregardadanssonsommeil,ilmefitunpetitsigneetéteignitlalumière.

***

Aumatin,l’idéedeprendrenotrepetitdéjeunerdanslasalleàmangernenous

enchantait guère. L’ambiance n’y était pas d’une gaieté folle et les bruits demasticationétaientpeuragoûtants.

—C’estinclusdansleprix,insistaLuc.Mais, devant la mine déconfite de Sophie qui rechignait à tartiner ses

biscottes,Lucrepoussasachaise,nousordonnade l’attendreetdisparutdans lacuisine.Quinzelonguesminutesplustard,lespensionnairesattablésrelevèrentlatêtedeleursassiettes,lenezalertéparuneodeurinhabituelle.Plusunbruitnesefitentendre,touslespetitsvieuxavaientreposéleurscouvertsetchacunfixaitlaportedelasalleàmanger,l’oeilvif.

Lucarrivaenfin,latêteenfarinée,portantunpanierremplidegalettes.Ilfitletourdes tables,enoffritdeuxàchacun,puis ilnousrejoignit,enposa troisdansl’assiettedeSophie,ets’installa.

—Jemesuisdébrouilléaveccequej’aitrouvé,dit-ilens’asseyant.Ilfaudraquenouspensionsàallerachetertroispaquetsdefarine,etautantdebeurreetdesucre,jecroisquej’aidévalisélesréservesdenotretaulière.

Sesgalettesétaientsavoureuses,tièdesetfondantes.—Çamemanque,tusais,ditLucenfaisantuntourd’horizon.J’aimaisça,voir

les premiers clients du matin arriver de bon appétit à la boulangerie. Regardeautour de nous comme ils semblent heureux, ce n’est pas de la médecine àproprementparler,maisçaal’airdeleuravoirfaitdubien.

Jerelevailatête,lespensionnairesserégalaient.Ausilencedumatin,lorsque

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nousétionsentrés,avaientsuccédédesconversationsanimées.—Tuasdesmainsenor,ditSophielabouchepleine,aprèstoutc’estpeut-être

uneformedemédecine.— Celui-là, dit Luc en désignant un vieillard qui se tenait droit comme un

piquet,çapourraitêtreMarquèsdansquelquesannées.Chacun de nos voisins avait au moins trois fois nos âges. Aumilieu de ces

visagesbadins – on entendaitmêmepar-ci par-là fuserquelques éclatsde rire –j’eus l’étrange impression d’être de retour dans la cantine d’une école où mescopainsdeclasseauraientprisunlégercoupdevieux.

—Onvavoiràquoiressemblelameraugrandjour?proposaSophie.Le tempsde remonterdansnotre chambre,d’enfilerunpull etunmanteau,

nousquittionslapension.Enarrivantsurlaplage,jecomprisenfincequej’avaisressentilaveille.Cette

petite stationbalnéairenem’étaitpas inconnue.Auboutde la jetée, la lanterned’un phare émergea de la brume dumatin, un petit phare abandonné, fidèle ausouvenirquej’enavaisgardé.

—Tuviens?medemandaLuc.—Pardon?—Ilyauntroquetouvertauboutdelaplage.Sophieetmoirêvonsd’unvrai

café;celuidel’hôtel,c’étaitdelalavasse.—Allez-y,jevousrejoindrai,j’aibesoind’allervérifierquelquechose.—Tuasbesoind’allervérifierquelquechosesurlaplage?Situesinquietque

lamersoitpartie,jeteprometsqu’ellereviendracesoir.—Tupeuxmerendrecepetitservicesansmeprendrepourunimbécile?—Etdemauvaispoilenplus!VotreserviteuraccompagneradoncMadame,

pendant que Monsieur ira compter les coquillages. Dois-je transmettre unmessage?

N’écoutantpluslesâneriesdeLuc,jerejoignisSophie,m’excusaideluifaussercompagnieetpromisdelesretrouvertrèsvite.

—Oùvas-tu?—Unsouvenirquim’estrevenu,jevousrejoinsdansunquartd’heuretoutau

plus.—Quelgenredesouvenir?— Je crois être déjà venu ici, avec ma mère, pour quelques jours qui ont

beaucoupcomptédansmavie.—Ettut’enrendscompteseulementmaintenant?—C’étaitilyaquatorzeansetjenesuisjamaisrevenudepuis.Sophie tourna les talons. Tandis qu’elle s’éloignait au bras deLuc, j’avançai

versladigue.Lepanneaurouillépendaittoujoursauboutdesachaîne.D’Accèsinterdit,on

nepouvaitpluslirequelescetlesi.Jel’aienjambé,j’aipoussélaporteenferdontlaserrurerongéeparleselavaitdisparudepuislongtempsetj’aimontél’escalierjusqu’au balcon de veille. Lesmarches semblaient avoir rapetissé, je les croyaisplushautes.J’aigrimpéàl’échellemenantàlacoupole,lesvitresétaientintactes

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maisnoiresdecrasse.Jelesaiessuyéesavecmespoingsetj’aiposémesyeuxsurles deux cercles que j’avais fait apparaître, deux cercles comme des jumellespointéesversmonpassé.

Monpiedbuta sur quelque chose.Au sol, sous unmanteaudepoussière, jedécouvrisunecaisseenbois.Jemesuisagenouilléetl’aiouverte.

À l’intérieurgisait un très vieux cerf-volant. L’armatureétait intactemais lavoilure de l’aigle en trèsmauvais état. J’ai pris l’oiseau dansmes bras et lui aicaressélesailesavecmilleprécautions,ilsemblaitsifragile.Puisj’airegardéaufonddelacaisse,etj’enaieulesoufflecoupé.Unlongfiletdesableformaitencorelatraced’undemi-coeur.Àcôté,setrouvaitunefeuilledepapierrouléeencône.Jel’aidépliéeetj’ailu:

Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu ta promesse, tu n’es jamaisrevenu. Le cerf-volant est mort, je l’ai enterré ici, qui sait si un jour tu letrouveras.

LemotétaitsignéCléa.Quarantemètres.Ledévidoiravaitétéenrouléavecuneparfaiteminutie.Je

redescendis vers la plage, étendis mon aigle sur le sable et en assemblai lesbâtonnetsdebois.Jevérifiailenoeudquiretenaitl’ensemble,déroulaicinqmètresdeligneetmemisàcourircontrelevent.

Les ailes de l’aigle se gonflèrent, il partit sur la gauche, vira à droite et sedressadansleciel.J’essayaisdeluifairefairedes«S»etdes«8»parfaitsmaissavoilure trouéerépondaitmalàmescommandes. Je lâchaiunpeudemouet ils’éleva d’autant. Son ombre zigzaguait sur le sable et, dans sa danse, ellem’enivrait. J’aientenducerire incontrôlablemegagner,unrirequiremontaitduplusprofonddemonenfance,unriresanspareil,autimbredevioloncelle.

Qu’étaitdevenuemaconfidented’unété,lapetitefilleàquij’avaisavouésanspeurtousmessecrets,puisqu’ellenepouvaitpaslesentendre?

J’aifermélesyeux,nouscourionsàperdrehaleine,entraînésparnotreaiglequinousouvraitlamarche.Tulefaisaisvolermieuxquepersonneet,souvent,despromeneurss’arrêtaientpouradmirertadextérité.Combiendefoist’ai-jepriseparlamainàcetendroitmême?Qu’es-tudevenue?Oùvis-tudésormais?Surquelleplagevas-tupassertesétés?

—Àquoitujoues?Jen’avaispasentenduarriverLuc.—Iljoueaucerf-volant,réponditSophie.Jepeuxessayer?demanda-t-elleen

approchantsamaindelapoignée.Ellemelaconfisquasansmelaisserletempsderéagir.Lecerf-volantfitune

pirouetteetpiquaverslaplage.Enheurtantlesable,ilsebrisa.—Ah!désolée,s’excusaSophie,jenesuispastrèsdouée.Je me précipitai vers l’endroit où mon cerf-volant était tombé. Ses deux

suspentes étaient cassées, les ailes brisées, repliées sur le torse. Il avait piètreallure.Jem’agenouillaietleprisentremesmains.

—Ne faispascette tête-là,ondiraitque tuvas temettreàpleurer,meditSophie.Cen’estqu’unvieuxcerf-volant,situveuxonpeutallert’enacheteruntout

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neuf.Jen’airienrépondu.Peut-êtreparcequeluiraconterl’histoiredeCléaaurait

étélatrahir.C’estsacré,unamourd’enfance,riennepeutvousl’enlever.Çarestelà,ancréaufonddevous.Qu’unsouvenirlelibèreetilremonteàlasurface,mêmeaveclesailesbrisées.J’airepliélavoilureetrembobinélefil.Puisj’aidemandéàLucetàSophiedem’attendreetjesuisallélereplacerdanssonphare.Unefoisdanslatourelle,jel’aidéposédanssacaisseetjeluiaidemandépardon;jesais,c’est idiot deparler àun vieux cerf-volant,mais c’est commeça. J’ai refermé lecouvercle de la boîte et je me suis bêtement mis à pleurer, sans pouvoir m’enempêcher.

J’airejointSophie,incapabledeluiparler.—Tuaslesyeuxtoutrouges,a-t-ellemurmuréenmeprenantdanssesbras.

C’étaitunaccident,jenevoulaispasl’abîmer...— Je sais, répliquai-je. C’est un souvenir, il dormait là-haut paisiblement, je

n’auraispasdûleréveiller.— J’ignore de quoi tu me parles, mais cela semble te causer tellement de

peine. Si tu voulais te confier, nous pourrions allermarcher unpeuplus loin, ceseraitbiendepasserunmomentensemble,rienquetoietmoi.Depuisquenoussommessurcetteplage,j’ail’impressiondet’avoirperdu,tuesailleurs.

J’aiembrasséSophieetmesuisexcusé.Nousavonsmarchélelongdelamer,seuls,côteàcôte,jusqu’àcequeLucnousrejoigne.

Nous l’avons vu arriver de loin, il criait de toutes ses forces pour que nousl’attendions.

Lucestmonmeilleurami;cematin-là,j’enaieulapreuve,unefoisdeplus.—Tutesouviensde la foisoùtu t’étaiscassé la figureàvélo?medit-ilen

s’approchant,mainsdansledos.Bon,jevaisterafraîchirlamémoire,ingratquetues.Tamèret’avaitachetéunebicyclettejaune.J’avaisprismonvieuxvéloetnousnousétionsattaquésà la côtederrière le cimetière.Quandnous sommespassésdevant les grilles, je n’ai jamais su si tu voulais vérifier qu’un fantôme ne noussuivaitpasmaistuastournélatêteettut’espayéunnid-de-poule.Tuasfaitunmagnifiquesoleilettut’esétalédetouttonlong.

—Oùveux-tuenvenir?—Tais-toiettuverras.Taroueavantétaitvoiléeetçatemettaitdansunétat

encorepirequeceluidetesgenouxsanguinolents.Tun’arrêtaispasderépéterquetamèreallaittetuer.Tonvélon’avaitpastroisjoursetsitulerapportaiscommeça chez toi, elle ne te le pardonnerait pas. Elle avait dû faire des heuressupplémentairespourtelepayer,c’étaitunecatastrophe.

Lesouvenirdecetaprès-midimerevintenmémoire.Lucavaitsortiuneclédelapetitetrousseàoutilsaccrochéeàsaselleetavaitéchangénosroues.Celledesonvélos’ajustaitàmabicyclette.Quandilavaiteufinidelaremonter, ilmeditquemamèren’yverraitquedufeu.Lucavaitfaitréparermaroueparsonpèreetlesurlendemainnousavionsprocédéàl’échange.Mamèren’yavaitvuquedufeu.

—Enfin,çaterevient!Bon,maisjetepréviens,c’estladernièrefois,fautquetutedécidesàgrandirquandmême.

Lucfitapparaîtrecequ’iltenaitcachéderrièresondosdepuisunmoment,il

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metendituncerf-volanttoutneuf.—C’esttoutcequej’aitrouvéaubazardelaplage,ettuasdelachance,le

typem’aditquec’était sondernier, ilsontarrêtéd’envendredepuis longtemps.C’estunechouette,pasunaigle,maisnefaispastondifficile,c’estaussiungenred’oiseauetenplus,çavoledenuit.Tuescontentmaintenant?

Sophiel’aassemblésurlesable,ellem’atendulaficelleetm’afaitsignedelefairedécoller. Jemesentaisunpeuridicule,maisquandLucacroisé lesbrasentapantdupied,j’aicomprisquej’étaismisàl’épreuve,alorsjemesuisélancéetlecerf-volants’estélevédansleciel.

Celui-làvolaitparfaitement.Lemaniementducerf-volant,c’estcommelevélo,çanes’oubliepas,mêmesionn’apaspratiquédepuisdesannées.

Chaque fois que la chouette faisait des « S » et des « 8 » parfaits, Sophieapplaudissaitetchaquefois,j’avaisl’impressiondeluimentirunpeu.

Lucavaitsiffléentresesdents,ilmefitsignederegarderverslajetée.Nos

quinze pensionnaires avaient pris place sur lemuret en pierre et admiraient lespirouettesaériennesdelachouette.

Nous sommes rentrés à l’hôtel avec eux, l’heure du retour approchait. JeprofitaidecequeLucetSophieétaientmontésfaireleurssacspourréglerlanoteetlepetitsupplémentpourleravitaillementdelacuisinedévaliséelematinmême.

Lapatronneencaissasondûsansbroncheretmedemandaàvoixbassesijepouvaisluiobtenirlarecettedesgalettes.Ellel’avaitréclaméeàLuc,sanssuccès.Jepromisd’essayerdeluiarrachersonsecretetdelaluiposter.

Levieuxmonsieurquisetenaitdroitcommeunpiquetdanslasalleàmangerpendant notre petit déjeuner, celui en qui Luc avait vu l’incarnation deMarquèsquandilauraitatteintcetâge,vintversmoi.

—Tut’esbiendébrouillésurlaplage,mongarçon,medit-il.Jeleremerciaidesoncompliment.—Jesaisdequoijeparle,descerfs-volants,j’enaivendutoutemavie.Dansle

temps,jetenaislebazardelaplage.Qu’est-cequetuasàmeregardercommeça,ondiraitquetuasvuunfantôme?

— Si je vous disais qu’il y a longtemps vous m’en avez offert un, vous lecroiriez?

—Jecroisquetademoiselleabesoind’aide,meditlevieuxmonsieurenmedésignantl’escalier.

Sophiedescendaitlesmarches,portantsonsacetlemien.Jelesluiôtaidesmains et allai les déposer dans le coffre de la voiture. Luc s’installa au volant,Sophieàsescôtés.

—Onyva?medit-elle.—Attendez-moiuneminute,jerevienstoutdesuite.Jemeprécipitaiversl’hôtel,levieuxmonsieuravaitregagnésonfauteuildans

lesalonetregardaitlatélévision.—Lapetitefillemuette,vousvoussouvenezd’elle?Leklaxondelavoituresefitentendreàtroisreprises.—J’ail’impressionquetesamissontpressés.Reveneznousvoirunjour,nous

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serons tous heureux de vous accueillir, surtout ton copain, ses galettes cematinétaientexceptionnelles.

Lebruitduklaxonsefitcontinuet jem’enallaiàcontrecoeur,mefaisant lapromesse, pour la deuxième fois, de revenir un jour dans cette petite stationbalnéaire.

***

Sophie fredonnait des mélodies sur lesquelles Luc plaquait des paroles en

chantant à tue-tête. Vingt fois ilme reprocha de ne pasme joindre à eux, vingtfois Sophie lui dit de me laisser tranquille. Après quatre heures de route, Lucs’inquiéta du brusque plongeon de la jauge d’essence, l’aiguille avait piqué d’uncoupsurlagauche.

—Dedeuxchosesl’une,annonça-t-ild’untongrave,soitletémoinduréservoirestmort,soitnousallonsbientôtdevoirpousser.

Vingtkilomètresplustard, lemoteurtoussotaavantdes’étoufferàquelquesmètresdelapompeàessence.Ensortantdelavoiture,Luctapotasurlecapotetfélicitalebreakdesaprouesse.

Je remplissais le réservoir, Luc était allé acheter de l’eau et des biscuits,Sophies’approchaetmepritparlataille.

—Tuesplutôtsexyenpompiste,medit-elle.Ellem’embrassadanslanuqueavantderejoindreLucdanslaboutique.—Tuveuxuncafé?medemanda-t-elleenseretournant.Et,avantquej’aieeuletempsdeluirépondre,ellemesouritetajouta:—Quand tu voudrasmedire ce qui ne va pas, je serai là, tout près de toi,

mêmesitunet’enrendspluscompte.Nous rencontrâmes la pluie peu de temps après être repartis. Les essuie-

glacespeinaientà lachasseret leurchuintement sur lepare-briseavaitquelquechose de lancinant. Nous arrivâmes en ville bien après la nuit tombée. SophiedormaitprofondémentetLuchésitaitàlaréveiller.

—Qu’est-cequ’onfait?chuchota-t-il.—Jenesaispas;onsegareetonattendqu’elleseréveille.— Ramenez-moi chezmoi, au lieu de dire des bêtises, murmura Sophie les

yeuxfermés.Mais Luc ne l’entendait pas ainsi, il prit le chemin de notre studio. Pas

question,décréta-t-il,decéderàlasinistrosedesdimanchessoir,etpartempsdepluieilfallaitredoublerdevigilance.Nousallionstouslestroisnousattaquerunefoispourtoutesàlamorositédesfinsdeweek-end.Ilnouspromettaitdepréparerdespâtescommenousn’enavionsjamaismangé.

Sophieseredressaetsefrottalevisage.—Vapourlespâtesetaprès,vousmeraccompagnez.Nousavonsdînéassisentailleursurletapis.Lucs’estendormisurmonlitet

Sophieetmoiavonsfinilanuitchezelle.Lorsquejemesuisréveillé,elleétaitdéjàpartie.J’aitrouvéunpetitmotdans

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lacuisine,posécontreunverreàcôtéd’uncouvertdepetitdéjeuner.Mercidem’avoiremmenéevoirlamer,mercipourcesdeuxjoursimprovisés.

Jevoudraissavoirtementir,tedirequejesuisheureuseetquetumecroies,maisjen’yarrivepas.Cequimefaitleplusmalc’estdetevoirsiseulquandtuesavecmoi.Jenet’enveuxpas,maisjen’airienfaitpourmériterderesterderrièrelaporte.Jetetrouvaisplusséduisantquandnousétionsamis.Jeneveuxpasperdremonmeilleurami,j’aitropbesoindesatendresse,desasincérité.Ilfautquejeteretrouvetelquetuétais.

Plustard,à lacafétéria, tumeraconterastes journées, je teraconterai lesmiennesetnotrecomplicitérenaîtra,làoùnousl’avionsabandonnée.Unpeuplustard...nousyarriverons,tuverras.

Enpartant,laisselaclésurlatable.Jet’embrasse,Sophie.J’airepliélemotetl’aimisdansmapoche.J’airécupérédanssacommodeles

quelquesaffairesquim’appartenaient,saufl’unedemeschemisessurlaquelleelleavaitépingléunepetitenote:«Pascelle-là,elleestàmoi,maintenant.»

J’ai laissé la clé de son studio où elle me l’avait demandé et je suis parti,persuadéd’êtreledernierdesimbécilesoupeut-êtrelepremier.

***

Lesoir,j’aitentédejoindremamèreautéléphone,j’avaisbesoindeluiparler,

demeconfieràelle,d’entendresavoix.Le téléphoneasonnédans levide.Ellem’avaitpourtantditqu’ellepartaitenvoyage.J’avaisoubliéladatedesonretour.

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Chapitre10

Trois semaines s’étaient écoulées. Lorsque nous nous croisions à l’hôpital,

Sophieetmoi ressentionsunecertainegêne,mêmesinous faisionscommesiderienn’était.Unfourireidiotfitrenaîtrenotreamitié.Nousnoustrouvionsdanslejardinde l’hôpital,profitanttousdeuxd’unmomentderépit,SophiemeracontaitunemésaventurearrivéeàLuc.DeuxblessésavaientétéamenésenmêmetempsauxUrgences. Luc faisait la course avec son brancard pour conduire le sien enpremier au bloc opératoire. Au détour d’un couloir, il avait dû faire un brusqueécartpouréviter l’infirmièreenchef, et lepatientavaitglisséde la civière.Lucs’était jetéàterrepouramortirsachute,opérationréussie,mais lebrancard luiavaitroulésurlafigure.Ilavaithéritédetroispointsdesutureaufront.

—Tonmeilleuramiaététrèscourageux.Bienplusquetoi lejouroùtut’esouvertledoigtavecunscalpelensallededissection,avait-elleajouté.

J’avaisoubliécetépisodedenotrepremièreannéed’études.JecomprisenfincommentLucs’étaitfaitcetteblessurequej’avaisconstatée

laveille.Ilavaitvoulumefairecroireàunehistoiredeportesbattantesprisesenpleinefigure.Sophiemefitjurerdenepasluirévélerqu’elleavaitvendulamèche.Aprèstout,puisquec’étaitellequil’avaitrecousu,ilétaitdefaitsonpatientetelleétaittenueausecretmédical.

Jepromisdenepaslatrahir.Sophieseleva,elledevaitreprendresonservice,jelarappelaipourluifaireàmontouruneconfidenceausujetdeLuc.

—Tuneluiespasinsensible,tusais?—Jesais,medit-elleens’éloignant.Lesoleildiffusaitunedoucechaleur, letempsdemaposen’étaitpasencore

totalementpassé,jedécidaidem’attarderunpeu.Lapetitefilleàlamarelleentradanslejardin.Derrièrelesvitresducouloir,

ses parents s’entretenaient avec le chef du service d’hématologie. La gamineavançaversmoi,àsafaçondefaireunpasenavant,unpasdetravers,jedevinaiqu’ellecherchaitàattirermonattention.Quelquechoseluibrûlaitleslèvres.

—Jesuisguérie,meconfia-t-ellefièrement.Combiende foisavais-jevucettepetite fille jouerdans le jardinde l’hôpital

sansjamaismesoucierdumaldontellesouffrait?—Jevaispouvoirrentrerchezmoi.—J’ensuistrèsheureuxpourtoi,mêmesituvasunpeumemanquer.J’avais

prisl’habitudedetevoirjouerdanscejardin.—Ettoi,tuvasbientôtpouvoirrentrercheztoiaussi?

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Justeaprèsm’avoirditcela,lapetitefilleéclataderire,unrireautimbredevioloncelle.

Ilestdespetiteschosesquel’onlaissederrièresoi,desmomentsdevieancrésdanslapoussièredutemps.Onpeuttenterdelesignorer,maiscespetitsriensmisboutàboutformentunechaînequivousraccrocheaupassé.

Lucavaitpréparéàdîner. Ilm’attendait, affalédans le fauteuil.Enarrivant

danslestudio,jemepenchaisursablessure.—Çava,arrêtedejouerautoubib,jesaisquetusais,dit-ilenrepoussantma

main.Alorsvas-y,jetelaissecinqminutespourtemoquerdemoietaprèsonpasseàautrechose.

—Lavoiturequ’onaprisepourpartirenweek-end,tum’aideraisàlalouer?—Tuvasoù?—Jevoudraisretournerauborddelamer.—Tuasfaim?—Oui.—Tantmieux,parcequesituveuxquejetefassequelquechoseàmanger,tu

vas me dire pourquoi tu veux retourner là-bas. Si tu préfères jouer les grandsmystérieux,lastation-serviceestencoreouverte.Àcetteheure-ci,avecunpeudechance,tutrouverasunsandwich.

—Qu’est-cequetuveuxquejetedise?—Cequit’estarrivésurcetteplage,parcequemonmeilleuramimemanque.

Tu as toujours été un peu ailleurs. J’en ai toujours pris mon parti, mais là, jet’assure,c’estplussupportable.Tuavaislafillelaplusformidablequisoitettuasététellementcrétinque,depuiscefameuxweek-end,elleaussiestailleurs.

—Tutesouviensdecesvacancesoùmamèrem’avaitemmenéauborddelamer?

—Oui.—TutesouviensdeCléa?— Jeme souviensqu’à la rentrée tumedisaisquedésormais tu temoquais

biend’Élisabeth,quetuavaisrencontrél’âmesoeur,qu’elleseraitunjourlafemmedetavie.Maisnousétionsdesgosses,tut’ensouviensaussi?Tucroisqu’ellet’aattendudanscettestationbalnéaire?Revienssurterre,monvieux.Tut’esconduitcommeunimbécileavecSophie.

—Çadoitt’arranger,non?—Cettepiqueestsupposéevouloirdirequelquechose?—Jetedemandaisjusteuntuyaupourlouerunevoiture.—Tulatrouverasvendredisoirgaréedanslarue,jetelaisserailescléssurle

bureau.Ilyaungratindanslefrigo,tun’asplusqu’àleréchauffer.Bonnenuit,jevaisfaireuntour.

Laportedustudiosereferma.Jem’approchaidelafenêtrepourappelerLucetm’excuser.J’eusbeaucriersonnom,ilneseretournapasetdisparutaucoindelarue.

*

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**Jem’étaisarrangépourprendremagardelevendrediafind’êtrelibérédèsles

premièresheuresdusamedi.Jerentraichezmoiaupetitmatinettrouvailesclésdubreak,commeLucmel’avaitpromis.

Letempsdemeglissersousladoucheetdemechanger,jeprislarouteenfindematinée. Jenem’arrêtaiquepour refaire leplein.La jaugeavaitbel etbienrendul’âmeetjedevaisfairedescalculsdeconsommationmoyenneafind’estimerlemomentoù il faudrait ravitailler lavoitureenessence.Aumoins,cetexercicem’occupait.Depuisquej’étaisparti, j’avais ladésagréablesensationdesentir lesombresdeLucetdeSophiesurlabanquettearrière.

J’arrivai devant la pension de famille en début d’après-midi. La gérante futétonnée de ma visite. Elle était désolée, la chambre que nous occupions avaittrouvéunnouveaulocataireetellen’enavaitaucuneautredelibre.Jen’avaispasl’intentiondepasserlanuitici.Jeluiexpliquaiêtrerevenuletempsdem’entreteniravecl’undesespensionnaires,unvieuxmonsieurquisetenaittrèsdroitetàquijevoulaisposerunequestion.

—Vousavezfaittoutecetteroutepourluiposerunequestion!Voussavezquenous avons le téléphone ?M.Morton est resté debout toute sa vie derrière lecomptoirdesonbazar,voilàpourquoiilsetienttoujourssidroit.Vousletrouverezdanslesalon,ilypasselaplupartdesesaprès-midi,ilnesortpresquejamais.

Jeremerciailagérante,m’approchaideM.Mortonetm’assisdevantlui.—Bonjour,jeunehomme,quepuis-jefairepourvous?—Vousnevoussouvenezpasdemoi? Jesuisvenu ilyaquelquetemps,en

compagnied’unejeunefemmeetdemonmeilleurami.—Çanemeditrien,quandcela,dites-vous?— Il y a trois semaines, Luc vous avait cuisiné des galettes pour le petit

déjeuner,vousenaviezraffolé.— J’aimebeaucoup lesgalettes, enfin, j’aime toutes les sucreries.Vous êtes

qui,déjà?—Souvenez-vous, jefaisaisvoleruncerf-volantsurlaplage,vousm’avezdit

quejemedébrouillaisplutôtbien.— Des cerfs-volants, j’en vendais dans le temps, vous savez. C’est moi qui

tenaislebazardelaplage.Jevendaisaussidestasd’autresarticles,desbouées,descannesàpêche...yarienàpêcherparicimaisj’envendaisquandmême,descrèmes solaires aussi. J’en ai vu des baigneurs dansma vie, de toutes sortes...Bonjour,jeunehomme,qu’est-cequejepeuxfairepourvous?

— Lorsque j’étais enfant, je suis venu passer une dizaine de jours ici. Unepetite fille jouait avecmoi, je saisqu’elle venait tous lesétés, cen’étaitpasunepetitefillecommelesautres,elleétaitsourdeetmuette.

— Je vendais aussi des parasols et des cartes postales, onm’en chapardaitbeaucouptropalorsj’aiarrêtélescartespostales.Jem’enapercevaisparcequ’àlafindelasemainej’avaistoujoursdestimbresentrop.Cesontlesgossesquimelesvolaient...Bonjour,jeunehomme,quepuis-jefairepourvous?

Je désespérais d’arriver à mes fins, quand une dame d’un certain âge

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s’approcha.—Vousn’entirerezrienaujourd’hui,cen’estpasunbonjourpourlui.Hieril

étaitpluslucide,çavaçavient,iln’aplustoutesatête.Lapetitefille,jesaisdequiils’agit,j’aitoutemamémoire,moi.C’estdelapetiteCléaquevousparlez,jelaconnaissaisbien,maisvoussavez,ellen’étaitpassourde.

Et,devantmonairahuri,ladamecontinua.— Jevous raconteraisbien tout çamais j’ai faimet jen’arrivepasàparler

l’estomacvide.Sivousm’emmeniezprendreunthéàlapâtisserie,nouspourrionsdiscuter.Voulez-vousquej’aillecherchermagabardine?

J’aidai la vieille dame àmettre sonmanteau et nousmarchâmes à son pasjusqu’à la pâtisserie.Elle s’installa en terrasse etmedemandaune cigarette. Jen’enavaispas.Ellecroisalesbrasetregardafixementlebureaudetabacsurletrottoird’enface.

—Desblondesferontl’affaire,medit-elle.Jerevinsavecunpaquetetdesallumettes.—Jeseraimédecinà la finde l’année, luidis-jeen les luiremettant.Simes

professeursmevoyaientvousdonnerça,j’enprendraispourmongrade.— Si vos professeurs perdaient leur temps à surveiller ce que nous faisons

danscetrouperdu,jevousrecommanderaisvivementdechangerd’école,répondit-elleenfaisantcraqueruneallumette.Quantautemps,pourcequim’enreste,jemedemandebienpourquoionfaittoutpournousemmerder.Interditdeboire,interditdefumer,interditdemangertropgrasoutropsucré,àforcedevouloirnousfairevivrepluslongtemps,c’estlegoûtdevivrequ’ilsvontnousenlever,touscessavantsquipensentànotreplace.Qu’est-cequ’onétaitlibrequandj’avaisvotreâge,librede se tuer plus vite certes, mais de vivre aussi. Alors je vais profiter de votrecharmante compagnie pour défier la médecine, et si vous n’y voyez pas tropd’inconvénientsjeneseraispascontreunbonbabaaurhum.

Jecommandaiunbabaaurhum,unéclairaucaféetdeuxchocolatschauds.— Ah la petite Cléa, tu parles si je m’en souviens. Je tenais la librairie à

l’époque.Vous voyez, les commerçants, c’est comme ça que ça finit.On sert lesgenspendantdesannéesetlejourdelaretraitepluspersonnenevientvousvoir.J’enaidonnédesbonjours,desmercis,desaurevoir.Depuisdeuxansquej’ailâchémoncomptoir,pasuneseulevisite.Dansunbleddecettetaille...Vouscroyezqu’ilspensentquejesuispartiesurlalune?LapetiteCléa,elleétaitbiengentille.J’enaivuaussidesgossesmalélevés;remarquez,lesenfantsmalélevésnelesontjamaisautantque leursparents.Elle, j’auraispu luipardonnerdenepasdiremerci,aumoinselleavaitunebonneexcuse,ehbienfigurez-vousqu’ellel’écrivait.Ellevenaitsouventàlalibrairie,elleregardaitleslivres,enchoisissaitunets’asseyaitdansuncoinpourlelire.Monmaril’aimaitbiencettepetite,illuimettaitdeslivresdecôté,rienquepourelle.Quandellerepartait,ellesortaitunpetitpapierdesapocheoùelleavaitgriffonnéun«Mercimadame,mercimonsieur».Incroyable,d’imaginerqu’elle n’était ni vraiment sourde nimuette. Eh oui, la petiteCléa était atteinted’une forme d’autisme, c’est dans sa tête que ça bloquait. Elle entendait tout,seulement lesmotsnevoulaientpassortir,et savez-vouscequi l’a libéréedesaprison?Lamusique,figurez-vous.C’estunehistoirebelleettristeàlafois.

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«Vousvousdemandezsijen’aipasinventétoutçapourquevousm’offriezunpaquetdecigarettesetunbabaaurhum?Rassurez-vous,jen’ensuispaslà,toutdumoinspasencore.Dansquelquesannéespeut-être,maissiceladevaitarriverj’aimeraismieuxqueDieum’aitôtélavieavant.Jeneveuxpasdevenircommelemarchanddubazar.Ohlui,cen’estpassafaute,moiaussij’auraisperdulatêteàsaplace.Quandvousaveztrimétoutevotreviepourélevervosenfantsetqu’aucund’euxnevientjamaisvousvoirounetrouveletempsdevousappeler,ilyadequoivousrendrefou,dequoivouloireffacertouslessouvenirsdevotremémoire.Maisc’estlapetiteCléaquivouspréoccupe,paslemarchanddubazar.Toutàl’heure,jevousparlaisdel’ingratitudedesclients,decesgensqu’onaservistouteunevieetquifontsemblantdenepasvousreconnaîtreaumarché,ehbien,jen’auraispasdûgénéraliser.Le jouroùonaportémonmarien terre,elleétait là.Parfaitement,commejevousledis,elleestvenuetouteseule.Jenel’avaispasreconnue,àmadéchargeelleabeaucoupgrandi,commevousd’ailleurs.Jesaisquivousêtesvousaussi,lepetitgarçonaucerf-volant!Jelesaisparcequechaqueannée,dèsquelapetiteCléaarrivaitdanslastation,ellevenaitmevoiretmetendaitunpapierpourmedemandersilegarçonaucerf-volantétaitrevenu.C’estbienvous,non?Lejourdel’enterrementdemonmari,ellesetenaitàl’arrièreducortège,toutefine,toutediscrète.Jemedemandaisquielleétait,alorsimaginezmasurprisequandelles’estpenchéeàmonoreilleetm’adit:«C’estmoi,c’estCléa,jesuisdésolée,madamePouchard,jel’aimaisbeaucoupvotremari,ilaétésigentilavecmoi.»J’avaisdéjàleslarmesauxyeux,ehbiençalesafaitmonterd’uncran;tiens,rienquedevousenreparlerçam’émeutencore.

Mme Pouchard s’essuya les yeux d’un revers de la main, je lui tendis unmouchoir.

—Ellem’aprisedanssesbrasetpuiselleestrepartie.Troiscentskilomètresde routeà l’aller, trois centsau retour, justepourvenir rendrehommageàmonépoux.Elleestconcertiste,votreCléa.Ah,jeracontetoutdansledésordre,jesuisdésolée.Attendez,laissez-moireprendrelàoùj’enétais.L’étéoùvousn’êtesplusrevenu, la petite Cléa a demandé à ses parents quelque chose de terrible, ellevoulait semettreauvioloncelle. Imaginez la têtede samère !Vous rendez-vouscompte du chagrin que ça lui a fait ? Votre enfant sourde qui veut devenirmusicienne, c’est comme si vous aviezmis aumondeun cul-de-jattequi voudraitêtrefunambule.Àlalibrairie,ellenechoisissaitplusquedeslivressurlamusique,etchaquefoisquesesparentsvenaientlachercher,çaleschamboulaitunpeuplus.C’est lepapadeCléaquia trouvé lecourage, iladitàsa femme :«Sic’estcequ’elleveut,on trouveraunmoyend’yarriver.» Ils l’ont inscritedansuneécolespécialisée, avec un professeur qui fait écouter les vibrations de lamusique auxenfants en leurmettant des écouteurs sur le cou. Ah, je vous demande bien oùs’arrêteraleprogrès.D’habitude,jesuisplutôtcontre,maislà,jedoisreconnaîtrequec’étaitutile.LeprofesseurdeCléaacommencéàluifaireapprendrelesnotessur lespartitions,etc’est làque lemiracles’estproduit.Cléa,quin’avait jamaisrépétéunmotcorrectement,aprononcé«Do,ré,mi,fa,sol,la,si,do»toutàfaitnormalement.Lagammeluiestsortiedelabouchecommeuntraind’untunnel.Etjepeuxvousdirequecesontsesparentsquipour lecoupensontrestésmuets.

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Cléaapprenaitlamusique,ellesemettaitàchanteretlesparolessesontgrefféesauxnotes.C’estlevioloncellequil’asortiedesaprison,uneévasionauvioloncelle,c’estquandmêmepasdonnéàtoutlemonde!

MmePouchardatournésacuillèredanssonchocolatchaud,elleatrempéseslèvresdanssatasseetl’areposée.Nousnoussommestusquelquesinstants,tousdeuxperdusdansnossouvenirs.

—Elle est entrée auConservatoire national, c’est là qu’elle étudie. Si vousvoulezlaretrouver,àvotreplacejecommenceraisparallervoirlà-bas.

J’aifaituneprovisiondesablésetdechocolatspourMmePouchard,nousavonstraversé la rue pour lui acheter une cartouche de cigarettes et jel’airaccompagnéeàsapensionde famille. Je luiaipromisderevenir lavoirauxbeaux jours et de l’emmener sepromener sur laplage.Ellem’a conseillé d’êtreprudentsurlarouteetdemettremaceinture.Àmonâge,a-t-elleajouté,çavalaitquandmêmelapeinedefaireunpeuattentionàsoi.

Jesuisrepartiàlatombéedujouretj’airouléunebonnepartiedelanuit,jesuisarrivéjusteàtempspourrendrelavoitureetprendremontourdegarde.

***

Deretourenville,j’aitroquémablouseblanchecontrel’habitdedétective.Le

conservatoire ne se situait pas tout près de l’hôpital mais je pouvais y aller enmétro, il n’y avait que deux changements pour arriver place de l’Opéra. Leconservatoire se trouvait juste derrière. Le problème, c’étaitmes horaires. Lesexamensdefindesemestreapprochaient :entre lesrévisionsetmesgardes, lesseulsmomentsdelibertédontjedisposaisétaientbientroptard.Jedusattendredix jours pour pouvoir m’y rendre avant l’heure de la fermeture, et les portesfermaient quand j’y arrivai, essoufflé d’avoir couru à perdre haleine dans lescouloirsdumétro.Legardienmepriaderevenirlelendemain,jelesuppliaidemelaisserentrer,jedevaisabsolumentrejoindrelesecrétariat.

— Il n’y a plus personne à cette heure-là, si c’est pour déposer un dossierd’admission,ilfaudrareveniravant17heures.

Jeluiavouaiquejen’étaispasvenupourcela.J’étaisétudiantenmédecineetmaprésenceicin’avaitd’autreraisonquel’espoirderetrouverunejeunefemmepourquilamusiquecomptaitbeaucoup.Leconservatoireétaitlaseulepistedontjedisposais,maisilfallaitquequelqu’unveuillebienmerenseigner.

—Vousêtesenquelleannéedemédecine?medemandalegardien.—Àquelquesmoisdemoninternat.—Àquelquesmoisde son internat, onestassezqualifiépour jeteruncoup

d’oeilàunegorge?Depuisdeuxjours,lamiennemebrûlequandj’avaleetjen’aipasletempsnilesmoyensd’allervoirunmédecin.

J’acceptaibienvolontiersdel’ausculter.Ilmelaissaentreretlaconsultationse fitdanssonbureau.Enmoinsd’uneminute jediagnostiquaiuneangine. Je luiproposai de passer me voir le lendemain aux Urgences, je lui remettrais uneordonnanceetilpourraitallerretirerdesantibiotiquesàlapharmaciedel’hôpital.

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Ceservicerendu,legardienmedemandalenomdecellequejecherchais.—Cléa,luidis-je.—Cléacomment?—Jeneconnaisquesonprénom.—Vousplaisantez,j’espère.L’expressiondemonvisageindiquaitlecontraire.— Écoutez, docteur, j’aimerais beaucoup vous aider à mon tour mais

comprenez que cet établissement accueille deux cents élèves à chaque rentrée,certainsnerestentquequelquesmois,d’autresypoursuiventleursétudesplusieursannées,etquelques-unsentrentmêmedanslesdifférentesformationsmusicalesquidépendentduconservatoire.Neserait-cequesurlescinqdernièresannées,prèsdemillepersonnesontétérecenséesdansnosregistres,etleclassementnesefaitpasparlesprénomsmaisparlesnomsdefamille.Ceseraituntravaildefourmiquederetrouvervotre...comments’appelle-t-elledéjà?

—Cléa.—Oui,maishélas,Cléasansnom... jenepeuxrienfairepourvous,j’ensuis

désolé.Je repartais aussi dépité que j’avais pu être heureux quand le gardien avait

consentiàm’ouvrirsaporte.Cléa sans nom. Voilà ce que tu étais dans ma vie, une petite fille de mon

enfance,devenuefemmeaujourd’hui,unsouvenircomplice,unvoeuque letempsn’avaitpasexaucé.Enmarchantdans lescouloirsdumétro je terevoyaiscourirdevantmoisurladigue,tirantcecerf-volantquitournoyaitdanslesairs;Cléasansnom,maisquifaisaitdes«8»etdes«S»parfaitsdansleciel.Lapetitefilleauriredevioloncelle,dontl’ombrem’avaitappeléàl’aidesanstrahirsonsecret;Cléasansnommaisquim’avaitécrit:Jet’aiattenduquatreétés, tun’aspastenutapromesse,tun’esjamaisrevenu.

Deretourchezmoi,jeretrouvaiLucquifaisaittoujourslatête.Ilmedemanda

pourquoij’avaisunemineaussiblafarde.Jeluiracontaimavisiteauconservatoireetpourquoij’avaisfaitchoublanc.

—Tuvasratertesexamenssitucontinues.Tunepensesplusqu’àcela,qu’àelle.Tuperdslaboule,àpoursuivreunfantôme,monvieux.

Jel’accusaid’exagérer.—J’aifaitunpeudeménagependantquetuallaisperdretontemps.Tusais

combiendefeuillesj’aitrouvéesdanslacorbeilleàpapier?Desdizaines,etcenesontnidesrésumésdecours,nidesformulesdechimiemaisdesvisagesdessinés,toujourslemême.Tuasunjolicoupdecrayon,tuferaismieuxd’utilisertestalentspourfairedescroquisd’anatomie.As-tuaumoinspenséàdireàcegardienquetaCléaétudiaitlevioloncelle?

—Non,jen’yaipaspensé.—Etabrutienplus!grommelaLucenselaissantchoirdanslefauteuil.—Commentas-tuapprisqueCléajouaitduvioloncelle,jenetel’aijamaisdit?— Dix jours que je suis réveillé par Rostropovitch, que je dîne avec

RostropovitchetmecoucheenentendantduRostropovitch.Onneseparleplus,le

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violoncellearemplacénosconversations,ettumedemandescommentj’aideviné!EtquandbienmêmeturetrouveraiscetteCléa,quiteditqu’elletereconnaîtrait?

—Siellenemereconnaissaitpas,jemerésignerais.Lucmeregardauninstantet,soudain,tapadupoingsurlebureau.— Jure-le-moi ! Jure-le sur ma tête, non, mieux encore, jure-moi sur notre

amitiéquesivousvouscroisiezetqu’ellenetereconnaissaitpastutireraisuntraitsurcettefilleunefoispourtoutesetqueturedeviendraisimmédiatementceluiquej’aiconnu.

J’acquiesçaid’unmouvementdetête.—Jenetravaillepasdemain,jepasseraiàl’hôpitalchercherlesantibiotiques

et j’irai les porter de ta part au gardien du conservatoire, j’en profiterai pouressayerd’ensavoirplus,promitLuc.

Je le remerciai et lui proposai de l’emmener dîner. Nos moyens étaientrestreints, mais au restaurant, aussi modeste soit-il, nous n’entendrions plus levioloncelle.

Nousavonséchouédansunbistrotdequartier.Noussommesrentrésunpeuplus qu’éméchés et, alors que Luc s’asseyait sur un banc parce que la tête luitournait,ilmeconfiasonembarras.Ilavaitfaitunegaffe,medit-il,jurantaussitôtqu’ilnel’avaitpasfaitexprès.

—Quelgenredegaffe?—J’aidéjeunéavant-hieràlacafétéria,Sophies’ytrouvaitetjemesuisassisà

satable.—Et?—Etellem’ademandécommenttuallais.—Qu’as-turépondu?—Quetuallaisaussimalquepossible.Et,commeelles’inquiétait,j’aivoulula

rassurer.Jecroisavoirlaissééchapperunmotoudeuxsurtespréoccupations.—TuneluiastoutdemêmepasparlédeCléa?—Jen’aipasdonnésonnom,maisjemesuistrèsviterenducomptequej’en

avaistropdit. J’aipulaisserentendrequetut’étaismisentêtederetrouvertonâmesoeur. J’ai toutdesuiteajouté,enrigolant,quetuavaisdouzeansquandtul’avaisrencontrée.

—CommentSophiea-t-elleréagi?—CommeSophieréagitàtout,tuescensélaconnaîtremieuxquemoi.Ellea

ditqu’elleespéraitquetuseraisheureux,quetuleméritais,quetuétaisuntypeformidable.Jesuisdésolé,jen’auraispasdû.Maisnevapast’imaginerquej’aifaitcettebourdeavecuneidéederrièrelatête.Jen’aipascetteintelligence-là.J’étaisjusteencolèrecontretoietj’aibaissémagarde.

—Pourquoiétais-tuencolèrecontremoi?—ParcequeSophieétaitsincèreenmedisantcela.J’aiprisLucsousmonépaulepourl’aideràremonterl’escalier.Jel’aicouché

dansmonlit,ilétaitivremort,etjemesuisallongésursacouettesouslafenêtredenotrestudio.

*

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**Luctintsapromesse.Lelendemaindenotrebeuverie,endépitd’unegueule

de bois persistante, il vint me voir à l’hôpital, récupéra les antibiotiques à lapharmacie et se rendit au conservatoire. Le don qu’a Luc pour s’attirer lasympathie de ceux dont il espère quelque chose reste un mystère pour moi.Personnenerésisteàsafaçondevousenjôler.

Lucremitsesmédicamentsaugardienetlefitparlerdesonmétier,lepoussaàluiraconterquelquesanecdotessursavieetobtintenuneheurelapossibilitédeconsulteràloisirlesregistresduconservatoire.Legardienl’installaàunetableetLucprocédaàsesrecherchesaveclarigueurd’unenquêteurprofessionnel.

Il s’attaqua aux cahiers d’admission des deux années oùCléa s’était le plusvraisemblablement inscrite. Ilenétudiachaquepage,suivantminutieusement leslistesd’élèves à l’aided’une règlequ’il faisait glisser sur le papier.Aumilieudel’après-midi,ils’arrêtasuruneligneoùfiguraitlenomdeCléaNorman,premièreannéesectionclassique,instrumentmaître,levioloncelle.

Le gardien lui permit de consulter son dossier et Luc promit de venir leravitailler en médicaments si sa gorge le faisait toujours souffrir dans quelquesjours.

***

Lasoiréecommençaitetjeprofitaid’unmomentdecalmeauxUrgencespour

allerme restaurer dans le petit café en face de l’hôpital, quand Luc apparut. Ils’installaàmatable,pritlemenuetcommandaentrée,platetdessertavantmêmedemedirebonsoir.

—C’esttoiquim’invites,dit-ilenrendantlacarteàlaserveuse.—Enquelhonneur?luidemandai-je.— Parce que des amis comme moi, tu n’es pas près d’en trouver d’autres,

crois-moi.—Tuasdécouvertquelquechose?—Sijetedisaisquej’aideuxplacespourlematchdesamedi,j’imaginequetu

t’enmoqueraiscomplètement?Çatombebien,parcequesamedi,taCléajoueauthéâtredelamairie.Dvorak,concertopourvioloncellesuividelasymphonieno8.J’airéussiàt’obteniruneplaceautroisièmerang,tupourraslavoirdeprès.Nem’enveuxpasdenepast’accompagner,j’aieumoncomptedevioloncellepourlescentansàvenir.

***

J’aicherchédansmonplacardcommentm’habillerpourlesoir.Ilm’avaitsuffi

d’enouvrirlaportepourfaireletourdemesaffaires.Jen’allaisquandmêmepasmerendreàunconcertenpantalonvertetblouseblanche.

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***

Lavendeusedugrandmagasinmeconseillaunechemisebleueetuneveste

sombrepouralleravecmonpantalondeflanelle.

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Chapitre11

Le théâtre de la mairie était une petite salle : cent fauteuils disposés en

hémicycle,unescèned’unevingtainedemètresdelongàpeine.Laformationquijouaitcesoir-làcomptaitautantdemusiciens.Lechefd’orchestresalualepublicsouslesapplaudissements,lesmusiciensentrèrentengroupeparlecôtédroitdescoulisses.Mon coeur semit à battre un peuplus fort, je le sentais tambourinerjusqu’à mes tempes. Uneminute à peine avait suffi pour que chacun prenne saplace,tropvitepourdiscernerlasilhouettedecellequejecherchais.

Lasallefutplongéedanslenoir, lemaîtrelevasabaguetteet lespremièresnotess’élevèrent.Huitfemmesétaientassisesaudeuxièmerangdelaformation,unseulvisageattiramonattention.

Tuétaistellequejet’avaisimaginée,plusfemmeetbienplusbelleencore.Tes

cheveuxdescendaientauxépaulesetsemblaienttegênerquandtumaniaisl’archetdetonvioloncelle.Impossibledediscernertapartitionaumilieuduconcert.Puisvint le moment de ton solo, quelques portées seulement, quelques notes quenaïvementj’imaginaisdestinéesàmoiseul.Uneheures’écouladurantlaquellemesyeuxnetequittèrent jamais.Etquandlasallese levapourvousapplaudir, jefusceluiquicriabravoleplusfort.

J’ai cru que ton regard avait croisé le mien, je te souriais et te faisaismaladroitement un petit signe de lamain. Tu t’inclinas face au public enmêmetempsquetoustesconfrèresetlerideautomba.

J’allai t’attendre, le coeur fébrile, à la sortie des artistes. Au bout de cetteimpassejeguettaislemomentoùlaporteenfers’ouvrirait.

Tu apparus dans une robe noire, un foulard rouge nouait ta chevelure. Unhommetetenaitparlataille,tuluisouriais.Jen’avaisjamaispenséquejepourraismesentiraussifragile.Jet’aivueencompagniedecethomme,etleregardquetuluiportaisétaitceluiquej’auraisrêvévoirdanstesyeuxalorsquetumeregardais.Ilavaitl’airsigrandàtescôtés,etmoisipetitdanscetteallée.Sij’avaispuêtrecethomme,jet’auraistoutdonné,maisjen’étaisquemoi,l’ombredeceluiquetuavaisaiméalorsquenousétionsenfants,l’ombredel’adultequej’étaisdevenu.

Enarrivantàmahauteurtum’asdévisagé.«Nousnousconnaissons?»m’as-tudemandé.Tavoixétaitclaire, telleque je l’entendaisquand tunepouvaispasparler,celledetonombrequandellem’avaitappeléàl’aide,ilyavaitdesannées.Je t’ai répondu que j’étais simplement venu t’écouter. Un peu gênée, tu m’asdemandé si je voulaisunautographe. Jebafouillais, tu as réclaméun stylo à ton

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ami.Tuasgriffonnétonprénomsurunefeuilledepapier,jet’airemerciéeettuespartieàsonbras.Ent’éloignant,tuaslaissééchapperquetuavaistonpremierfanetcettepenséet’aamusée.Cerirequej’entendaisauboutdel’alléen’avaitplusletimbreduvioloncelle.

***

Jesuisrentréchezmoi,Lucm’attendaitdansl’entréedel’immeuble.—J’étaisàlafenêtre,jet’aivuarriveretàtatête,jemesuisditqueceserait

mieuxquetunemontespasseull’escalier.J’imaginequeleschosesnesesontpaspassées comme tu l’avais espéré. Je suis désolé, mais tu sais, c’était courud’avance.Net’enfaispas,monvieux.Allezviens,nerestepaslàcommeça,allonsmarcher,çateferadubien.Onn’estpasobligésdeparler,maissituenasenvie,jesuis là. Demain, tu verras, la douleur sera moins forte, et après-demain, tu n’ypenserasmêmeplus,crois-moi,leschagrinsd’amourçafaitmallespremiersjours,avecletemps,toutfinitpars’arranger,mêmemal.Viens,monvieux,nerestepaslààtelamenter.Demain,tuserasunmédecinformidable.Ellenesaitpasàcôtédequielleestpassée,maistuverras,tulatrouverasunjour,lafemmedetavie.Iln’yaurapasquedesÉlisabethoudesCléa,tuméritesbienmieuxqueça.

***

J’ai tenumapromesseàLuc, j’ai tiréuntraitsurmonenfanceet jemesuis

consacréàmesétudes.Lesoir,ilarrivaitparfoisquenousnousretrouvions,Luc,Sophieetmoi.Nous

révisionsensemble,Sophieetmoinotreinternat,Lucsestestsdefindepremièreannée.

Nousavonstouslestroisréussinosexamensetfêtécelacommeilsedevait.

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Chapitre12

Cetété-là,Sophieetmoin’avionspasdevacances.Lucétaitpartipasserdeux

semainesauprèsdessiens.Ilrentraenpleineforme,avecquelqueskilosdeplus.À l’automne,maman vintme voir. Elleme remit une petite valise pleine de

chemisesneuves,s’excusantdenepasmonterdansmonstudiopouryremettredel’ordre.Lesescalierslafatiguaient,sesgenouxlafaisaientdeplusenplussouffrir.Alors que nous nous promenions sur les berges, je m’inquiétai de la voirs’essouffler.Elleposa samain surma joueetmedit en souriantqu’il fallait quej’acceptel’idéedelavoirvieillir.

—Çat’arriveraaussiun jour,medit-ellealorsquenousterminionsdedînerdanssonrestaurantfavori.Enattendant,profitedetajeunesse,situsavaisàquellevitesseelleficheralecamp.

Et,unefoisdeplus,elles’emparadel’additionavantquejen’aieeuletempsdelasaisir.

Alorsquenousmarchionsverssonhôtel,ellemeparladelamaison.Repeindrechaquepièceoccupaitsesjournées,mêmesil’énergiequ’elleydépensaitl’épuisaitunpeutropàsongoût.Ellemeconfiaavoirremisdel’ordredanslegrenieretm’yavoirlaisséuneboîtequ’elleavaitretrouvée.Àmaprochainevisite,ilfaudraitquej’ymonte.Jetentaid’ensavoirplusmaismamèrerestamystérieusesurlesujet.

—Tuverrasbienle jouroùtuviendras,medit-elleenm’embrassantdevantsonhôtel.

Lelendemaindecedîner,jelaraccompagnaiàlagare.Elleavaiteusadosedegrandevilleetpréféraitécourtersonséjour.

***

Enamitié,certaineschosesnesedisentpas,ellessedevinent.LucetSophie

passaient de plus en plus de temps ensemble. Luc trouvait toujours un prétextepour l’inviter à nous rejoindre. C’était un peu comme lorsque Élisabeth serapprochaitdeMarquèsenglissantdiscrètementde semaineen semainevers lefonddelaclasse,àceciprèsque,cettefois,jem’enrendaiscompte.Endehorsdecesquelquessoiréesoùilnousfaisaitlacuisine,jevoyaisLucdemoinsenmoins.Mon internat m’accaparait et ses horaires de brancardier ne cessaient des’allongerpourluipermettredepayersesétudes.

Ilnousarrivaitdenouslaisserunmotsurlebureaudelachambreàcoucher,

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souhaitant une bonne journée à l’un ou une bonne nuit à l’autre. Luc rendaitsouventvisiteànotrevoisinedudessus.Unjour,ilavaitentenduunbruitsourdet,redoutantqu’ellesoittombée,ils’étaitprécipitéàl’étagesupérieur.Aliceseportaitcommeuncharme,ellefaisait justeungrandménage,sedélestantdetoutcequiappartenaitàsonpassé.Elleenvoyaitvaldingueràtraverslapiècedesalbumsdephotos, quantité de dossiers, des souvenirs en tout genre glanés au long d’uneexistencequ’ellebalayaitfurieusement.

— Je n’emporterai rien de tout ça dans la tombe, avait-elle clamé à Luc, lamineréjouieenluiouvrantlaporte.

Amuséparledésordrequirégnait,Lucavaitconsacrésonaprès-midientieràaider notre voisine. Elle remplissait des sacs en plastique et Luc descendait lesjeterdanslespoubellesdel’immeuble.

— Je ne vais tout de même pas donner la satisfaction à mes enfants decommenceràm’aimerquandjeseraimorte!Ilsn’avaientqu’àlefaireavant!

Decettejournéeinsoliteétaitnéeentreeuxunecertainecomplicité.Chaquefoisquejecroisaisnotrevoisinedansl’escalier,jelasaluaisetellemerépondaitdesaluer Luc. Luc était conquis par son caractère bien trempé et il lui arrivait dem’abandonnerpourallerpasserledébutdesasoiréeavecelle.

***

Noëlapprochait.J’avaisbienessayéd’obtenirquelquesjoursdecongéspour

allerrendrevisiteàmamère,maismonchefdeservicemelesavaitrefusés.—Danslemotinterne,quelquechosevouséchappe?m’avait-ilrépondualors

quejeluifaisaismademande.Lorsquevoussereztitularisé,vouspourrezrentrerchezvouspendantlesfêteset,commemoi,vousnommerezdesinternespourvoussuppléer. Patience et persévérance, avait-il ajoutéd’un ton àmériter desbaffes,vousn’avezplusquequelquesannéesàtrimeravantdepouvoirdégusteràvotretourdeladindeenfamille.

J’avaisprévenumaman,quim’avaitaussitôtexcusé.Quimieuxqu’ellepouvaitcomprendrelescontraintesdel’internat.Afortioriquandvotrechefdecliniqueestaussi imbudelui-mêmequ’arrogant.Commeàchacunedemescolères,mamèreavaittrouvélesmotspourm’apaiser.

—Tutesouviensdecequetum’avaisditunjourparcequej’étaissitristeden’avoirpuassisteràtaremisedeprixdefind’année?

— Qu’il y aurait une autre cérémonie l’année suivante, répondis-je dans lecombiné.

—IlyaurasansnuldouteunautreNoëll’annéeprochaine,monchéri,etsitonchefesttoujoursaussibuté,net’inquiètepas,nousfêteronsNoëlenjanvier.

Àquelquesjoursdesfêtes,Lucpréparaitsavalise,ilyrangeaitplusd’affairesqu’à l’accoutumée. Dès que j’avais le dos tourné, il empilait dans son sac pulls,chemises et pantalons, y compris ceux qui n’étaient pas de saison. Je finis parremarquersonmanègeetsonpetitairgêné.

—Tuvasoù?

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—Jerentrechezmoi.— Et tu as besoin de ce déménagement pour seulement quelques jours de

vacances?Lucselaissatomberdanslefauteuil.—Quelquechosemanqueàmavie,medit-il.—Qu’est-cequitemanque?—Mavie!Ilcroisalesmainsetmeregardafixementavantdepoursuivre.—Jenesuispasheureuxici,monvieux.Jecroyaisqu’endevenantmédecinje

changeraisdecondition,quemesparentsseraientfiersdemoi.Lefilsduboulangerqui devient docteur, tu vois la belle histoire ! Seulement voilà, même si jeréussissaisunjouràêtreleplusgranddeschirurgiens,jen’arriveraisjamaisàlachevilledemonpère.Papanefaitpeut-êtrequedupain,maissituvoyaiscommeilssontheureux,ceuxquiviennentàlaboulangerieauxpremièresheuresdumatin.Tutesouviensdespetitsvieuxdanscethôteldeborddemeroù j’avaiscuisinédesgalettes ? Lui, c’est tous les jours qu’il reproduit ce prodige. C’est un hommemodeste et discret, il ne dit pas grand-chose mais ses yeux parlent à sa place.Quandjetravaillaisavecluiaufournil,nousrestionsparfoissilencieuxtoutelanuitetpourtant,enpétrissantlafarine,côteàcôte,onpartageaittantdechoses.C’estàluiquejeveuxressembler.Cemétierqu’ilavoulum’apprendre,c’estceluiquejeveuxfaire.Jemesuisditqu’unjour,j’auraispeut-êtremoiaussidesenfants,jesaisque si je suis aussi bon boulanger quemon père, ils pourront être fiers demoi,commejesuisfierdelui.Nem’enveuxpas,maisaprèsNoël,jenerentreraipas,j’arrêtelamédecine.Attends,nedisrien,jen’aipasfini,jesaisquetuyétaispourquelquechose,que tuavaisparléàmonpère.Cen’estpas luiquime l’aavoué,mais ma mère. Chaque jour que j’ai passé ici, même quand tu m’emmerdaissérieusement,jet’airemerciéenmonforintérieurdem’avoirdonnécettechanced’étudieràlafaculté;grâceàtoi,jesaismaintenantcequejeneveuxpasfaire.Quandtureviendrasauvillage,jeteprépareraidespainsauchocolatetdeséclairsaucaféetnous lespartageronscommeavant,commedans letemps.Non,mieuxquecela,nous lesdégusteronscommedemain.Alorsnecroispasquece soitunadieu,c’estjusteunaurevoir,monvieux.

Lucm’aprisdanssesbras.Jecroisqu’ilpleuraitunpeu,et jecroisquemoiaussi.C’est idiot,deuxhommesquisanglotentdanslesbras l’undel’autre.Peut-êtrepas,finalement,quandcesontdeuxamisquis’aimentcommedesfrères.

Avantdepartir,Lucavaitunedernièreconfidence.Jel’avaisaidéàchargerlevieuxbreak, il s’était installéauvolantetavait refermésaportière.Puis ilavaitbaissélavitrepourmedired’untonsolennel:

—Tusais,çam’embêtedetedemanderça,maismaintenantque leschosessontclairesentreSophieettoi,enfin,jeveuxdiremaintenantqu’elleestsûrequevousn’êtesquedesamis,ça t’ennuieraitque je la rappellede tempsen temps?Parcequetunet’enespeut-êtrepasrenducompte,maisaucoursdecefameuxweek-endauborddelamer,pendantquetujouaisaugardiendephareetaucerf-volant,onabeaucoupdiscutétouslesdeux.Jepeuxmetromper,biensûr,maisj’aieul’impressionquelecourantpassait,unesorted’affinitésituvoiscequejeveux

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dire. Donc si ça ne te dérange pas, je reviendrais bien te rendre visite et j’enprofiteraispourl’inviteràdîner.

—Parmitoutes les fillescélibatairesaumonde, il fallaitquetut’entichesdeSophie?

—J’aidit:siçanetedérangepas,qu’est-cequejepeuxfairedeplus...LavoituredémarraetLucagitalamainparlavitre,ensigned’aurevoir.

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Chapitre13

Jen’aipasvupasserlesmois,dévoréparletravail.Lesmercredis,Sophieet

moipassionslasoiréeensemble,undînerenamis,parfoisprécédéd’uneséancedecinémaoùnossolitudesseconfondaientdansl’obscuritédelasalle.Lucluiécrivaitchaquesemaine.Unpetitmotqu’ilrédigeaitpendantquesonpèresommeillaitsursachaise,adosséaumurdelaboulangerie.Chaquefois,Sophiemetransmettaitlesquelques lignes qui m’étaient adressées, Luc s’excusait de ne pas avoir plus detempspourm’écrire.Jecroisquec’étaitunefaçonbienàluidemeteniraucourantdesacorrespondanceavecSophie.

Lestudioétaitcalme,beaucouptropàmongoût.Ilm’arrivaitdecontemplercettepièceoùnousavions tous troispassé tantdesoirées,deregarder laporteentrouvertedelacuisineetd’espérerqueLucensurgirait,portantunplatdepâtesou l’un de ses fameux gratins. Je lui avais fait une promesse et je veillais à larespecterscrupuleusement.Lesmardisetsamedis,jemontaisvoirnotrevoisineetpassaisuneheureensacompagnie.Aufildesmois,j’enavaisplusapprissursaviequesespropresenfants,mejurait-elle.Cesvisitesavaientdubon:ellequirefusaitdeprendresesmédicamentscédaitdevantl’autoritémédicalequejereprésentais.

Unlundisoir, j’eusl’immensesurprisedevoirs’exaucerundemesvoeux.Jerentraischezmoiquandjesentisdansl’escalieruneodeurfamilière.Enouvrantlaporte,jetrouvaiLucentablier,ettroiscouvertsposésàmêmelesol.

—Benoui,j’avaisoubliédeterendrelaclé!Jen’allaisquandmêmepasrestersurlepalieràt’attendre.Jet’aipréparétonplatpréféré,ungratindemacaronisdont tume diras des nouvelles. Je sais, il y a trois assiettes, jeme suis permisd’inviterSophie.D’ailleurssitupouvaissurveiller lacuisine, il faudraitquej’aillemedoucher,ellearrivedansunedemi-heureetjen’aimêmepaseuletempsdemechanger.

—Bonjourquandmême,luirépondis-je.—Surtoutn’ouvrepas laportedu four ! Jecomptesur toi, j’enaipourcinq

minutes.Tuauraisunechemiseàmeprêter?Tiens,dit-ilenfouillantmonarmoire,la bleue fera l’affaire. J’ai profité du jour de fermeture, tu te souviens que laboulangerie ferme lemardi? J’aidormidans le trainetmevoilà fraiscommeungardon.Çamefaitquandmêmeundrôled’effetd’êtreici.

—Etmoidrôlementplaisirdetevoir.—Ah,toutdemême,jemedemandaissituallaisfinirparledire!Unpantalon,

tuauraisaussiunpantalonquejepourraist’emprunter?Lucabandonnamonpeignoirsurlelitetenfilalepantalonqu’ilavaitchoisi,il

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serecoiffadevantlemiroiretajustalamèchequitombaitsursonfront.—Ilfaudraitquejemecoupelescheveux,tunecroispas?J’aicommencéàen

perdre, tu sais. C’est génétique, il paraît. Mon père se paye un bel aéroport àmoustiquesàl’arrièreducrâne,jecroisquejesuisbonpourhériterbientôtd’unepisted’atterrissagesurlefront.Tumetrouvescomment?medemanda-t-ilenseretournantversmoi.

—Àsongoût,sic’estcequetuveuxsavoir.Sophietetrouveratrèssexydansmesvêtements.

—Qu’est-cequetuvasimaginer?C’estjustequejen’aipassouventl’occasiondequittermontablier,alorspourunefoisquejepeuxmemettresurmontrenteetun,çamefaitplaisir,voilàtout.

Sophiesonnaàlaporte,Lucseprécipitapourl’accueillir.Sesyeuxpétillaientencoreplusquelorsque,enfants,nousréussissionsàjouerunsaletouràMarquès.

Sophieétaitvêtued’unpetitpullbleumarineetd’unejupeàcarreauxquiluidescendaitauxgenoux.Ellelesavaitachetésl’après-midimêmedansunefriperieetnousdemandanotreavissursonlookuntantinetrétro.

—Çatevaàmerveille,réponditLuc.Sophiesemblasecontenterdesonaviscarelle lerejoignità lacuisinesans

attendrelemien.Au cours du repas, Luc nous avoua qu’il lui arrivait parfois de regretter

certains aspects de sa vie d’étudiant, pas les salles de dissection, précisa-t-ilaussitôt,lescouloirsdel’hôpitalnonplusetencoremoinslesUrgences,maisdessoiréescommecelle-là.

Lorsqueledîners’acheva,jerestaichezmoi.Cettefois,c’estLucquiallafinirlanuit chezSophie.Avantdepartir, il promit de revenirme voir avant la finduprintemps.Lavieenavouluautrement.

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Chapitre14

Mamanm’avaitannoncédansunelettresavenueauxpremiersjoursdemars.

Enprévisiondesonarrivée,j’avaisréservéunetabledanssonrestaurantpréféréetnégociéâprementavecmonchefdeserviceunejournéedecongé.Cemercredimatin, j’allai la chercherà ladescentedu train.Leswagonssevidaientde leurspassagers,maismamèren’étaitpasparmieux.Soudain,Lucm’apparutsurlequai.Ilneportaitaucunbagageetsetenait immobilefaceàmoi.Auxlarmesdanssesyeux, je compris aussitôt qu’unmonde venait de disparaître et que plus rien neseraitcommeavant.

Luc s’approcha lentement. J’aurais voulu qu’il nem’atteigne jamais, qu’il nepuissepasprononcerlesmotsqu’ils’apprêtaitàdire.

Unefoulem’entourait,celledesvoyageursquiavançaientverslesportesdelagare.J’auraisvouluêtreceuxdontlaterrecontinuaitdetournercommesiderienn’étaitquandlamiennevenaittoutjustedes’arrêter.

Lucadit:«Tamèreestmorte,monvieux»,etj’aisentilecoupdepoignarddéchirer mes entrailles. Il me retenait dans ses bras, tandis que les sanglotsm’emportaient.J’aipousséuncrisurcequaidegare,jem’ensouviensencore,unhurlementsurgidel’enfance;Lucmeserraitplusfortpourm’empêcherdetomber,enchuchotant:«Gueule,gueuletantquetuveux,jesuislàpourça,monvieux.»

Je ne te reverrai plus jamais, je ne t’entendrai plusm’appeler comme tu le

faisais autrefois lematin, je ne sentirai plus ce parfumd’ambre qui t’habillait sibien.Jenepourraipluspartageravectoimesjoiesetmeschagrins,nousnenousraconterons plus rien. Tu n’arrangeras plus dans le grand vase du salon lesbranchesdemimosaque j’allais te chercher auxderniers joursde janvier, tuneporterasplustonchapeaudepailleenété,nil’étoleencachemirequetuposaissurtes épaules aux premiers froids d’automne. Tu n’allumeras plus le feu dans lacheminée lorsque les neiges de décembre recouvriront ton jardin. Tu es partieavantqueleprintempsnevienne,tum’aslaissé,sansprévenir,etjamaisdemaviejenemesuissentiaussiseulquesurcequaidegareoùj’apprisquetun’étaisplus.

« Ma mère est morte aujourd’hui », cette phrase, cent fois je me la suisrépétée,centfoissansjamaispouvoirycroire.L’absencenéeaujourdesondépartnem’ajamaisquitté.

SurlequaidelagareLucm’aexpliquécequiétaitarrivé.Ilavaitproposéàmamère de venir la chercher pour l’accompagner à son train. C’est lui qui l’adécouverte, inanimée devant sa porte. Luc avait appelé les secoursmais il était

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troptard,elleétaitpartielaveilleausoir.Sortantprobablementpourfermersesvolets,elles’étaitécroulée,foudroyéeparunarrêtcardiaque.Mamanapassésadernière nuit sur cette terre allongée dans son jardin, les yeux ouverts sur lesétoiles.

Nous avons repris le train ensemble. Lucme regardait en silence etmoi jeregardaisdéfilerlepaysageparlafenêtre,pensantaunombredefoisoùmamèrel’avaitcontempléenvenantmevoir.J’aioubliédedécommandernotretabledanssonrestaurantpréféré.

Ellem’attendait au funérarium.Maman était incroyablement prévenante, leresponsable des pompes funèbres m’apprit qu’elle s’était occupée de tout. Ellem’attendait, allongée dans son cercueil. Sa peau était pâle, elle avait ce sourirerassurant,cettefaçonsimaternelledemedirequetoutiraitbien,qu’elleveillaitsurmoi,commeaupremierjourdelarentréedesclasses.J’aiposémeslèvressurses joues. Un dernier baiser à sa mère est comme un rideau qui tombe pourtoujourssurlascènedevotreenfance.Jesuisrestétoutelanuitàlaveiller,elleenavaittantpasséesàveillersurmoi.

Àl’adolescence,onrêvedujouroùl’onquitterasesparents,unautrejourcesontvosparentsquivousquittent.Alors,onnerêveplusqu’àpouvoirredevenir,neserait-cequ’uninstant,l’enfantquivivaitsousleurtoit,lesprendredansvosbras,leur dire sans pudeur qu’on les aime, se serrer contre eux pour qu’ils vousrassurentencoreunefois.

J’aiécoutélesermonduprêtrequiofficiaitdevantlatombedemamère.Onneperdjamaissesparents,mêmeaprèsleurmortilsviventencoreenvous.Ceuxquivousontconçu,quivousontdonnétoutcetamourafinquevousleursurviviez,nepeuventpasdisparaître.

Leprêtreavaitraison,mais l’idéedesavoirqu’iln’estplusd’endroitdans lemondeoùilsrespirent,quevousn’entendrezplusleurvoix,quelesvoletsdevotremaison d’enfance seront clos à jamais, vous plonge dans une solitude quemêmeDieun’avaitpuconcevoir.

Je n’ai jamais cessé de penser à mamère. Elle est présente à chacun desmomentsdemavie.Ilm’arrivedevoirunfilmenpensantqu’ellel’auraitapprécié,d’écouterunechansondontellefredonnaitlesparoles,etcertainsjoursmerveilleuxdesentirdansl’air,aupassaged’unefemme,unparfumd’ambrequimerappelleàelle ; ilm’arrivemêmeparfoisde luiparleràvoixbasse.Leprêtreavait raison,qu’oncroieenDieuoupas,unemèrenemeurtjamaistoutàfait,sonimmortalitéestlà,danslecoeurdel’enfantqu’elleaaimé.J’espèreunjourgagnermaparcelled’éternitédanslecoeurd’unenfantqu’àmontourj’auraiélevé.

Presque tout le village était présent à l’enterrement, même Marquès quiportaitàmagrandesurpriseuneécharpeenbandoulière.Ceconavaitréussiàsefaireéliremaireduvillage.LepèredeLucavaitfermésaboulangeriepourvenirauxobsèques.Mmeladirectriceétaitprésenteelleaussi,elleavaitraccrochésontalkie-walkie depuis longtemps mais elle pleurait encore plus que les autres etm’appelait«sonpetit».Sophieestvenue,Lucl’avaitprévenueetelleavaitprislepremier traindumatin.De lesvoir tous lesdeuxse tenirpar lamainm’apportaun immenseréconfort,sansque jepuissedirepourquoi.Lorsque lecortèges’est

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dispersé,jesuisrestéseuldevantlatombe.J’ai pris dans mon portefeuille une photo qui ne m’avait jamais quitté, une

photodemonpèremetenantdanssesbras.Jel’aiposéesurlatombedemamère,pourquecejour-lànoussoyons,uneultimefois,réunistouslestrois.

Aprèslacérémonie,Lucm’adéposéàlamaisondanssonvieuxbreak.Ilavaitfiniparachetercettevoitureautypequilaluilouait.

—Tuveuxquejet’accompagneàl’intérieur?—Non,jeteremercie,resteavecSophie.—Onnevapastelaissertoutseulquandmême,pasunsoircommeça.—Jecroisquec’estcedontj’aienvie.Tusais, jen’aipasremislespiedsici

depuis desmois, et puis, je sens encore sa présencedans cesmurs. Je t’assure,mêmesielledortaucimetière,jevaispassercettedernièrenuitavecelle.

Luchésitaitàpartir,ilasourietm’adit:—Tusais,àl’école,nousétionstousamoureuxdetamère.—Jenelesavaispas.—Elleétaitdeloinlaplusbelledetouteslesmèresdelaclasse,jecroisque

mêmececondeMarquèsavaitlebéguinpourelle.Cette andouille avait réussi àm’arracherun sourire. Je suis descendude la

voiture,j’aiattenduqu’ils’enailleetjesuisentrédanslamaison.

***

J’ai découvert que maman n’avait jamais repeint la maison. Son dossier

médicalse trouvaitsur la tablebassedusalon, je l’aiconsulté.Enregardant lesdatesquifiguraientsurseséchographies,j’aialorstoutcompris.CettesemainedevacancesdansleSud,qu’elles’étaitsoi-disantofferteavecuneamie,n’avaitjamaiseulieu;àlafindel’hiverelleavaitfaitunmalaisecardiaqueetpendantqueLuc,Sophie etmoi partions au bord de lamer, elle était hospitalisée pour subir desexamens. Elle avait inventé ce voyage parce qu’elle ne voulait pas que jem’inquiète.J’aifaitmamédecine,espérantsoignermamèredetoussesmaux,etjen’aipassudécelerqu’elleétaitmalade.

Jemesuis rendudans la cuisine, j’ai ouvert le réfrigérateur, j’yai trouvé ledînerqu’elles’étaitpréparéjusteavant...

Je suis resté comme un idiot devant ce réfrigérateur ouvert et je n’ai puretenir mes larmes. Je n’avais pas pleuré pendant l’enterrement, comme si ellem’interdisaitdelefaire,parcequ’ellevoulaitquejetiennebondevantlesautres.Maiscesontdespetitsdétailsquifontsoudainprendrevraimentconsciencedeladisparitiondeceuxqu’onaaimés.Unréveil surune tabledenuitquicontinueàfairetictac,unetaied’oreillerdépassantd’unlitdéfait,unephotoposéesurunecommode, une brosse à dents dans un verre, une théière sur le rebord d’unefenêtredecuisine,lebectournéverslafenêtrepourregarderlejardin,et,surlatable,lesrestesd’unquatre-quartsauxpommesnappédesiropd’érable.

Mon enfance était là, évanouie dans cette maison pleine de souvenirs, lessouvenirsdemamèreetdesannéesquenousavionsvécuesensemble.

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***

Je me suis rappelé que maman m’avait parlé d’une boîte qu’elle avait

retrouvée.Laluneétaitpleineetjesuismontéaugrenier.Elleétaitposéeenévidencesur leplancher.Sur lecouvercle, j’ai trouvéun

motécritdelamaindemamère.Monamour,La dernière fois que tu es venu, je t’ai entendumonter au grenier. Jeme

doutaisbienquetuallaist’yrendre,c’estpourcelaquejet’aidonnécedernierrendez-vousici.Jesuiscertainequeparmoments, il t’arriveencoredeparleràtes ombres. Ne crois pas que je me moque, seulement, cela me rappelle tonenfance. Quand tu partais à l’école, j’allais dans ta chambre sous prétexte d’yremettredel’ordreetlorsquejefaisaistonlit,jeprenaistonoreillerpoursentirtonodeur.Tuétaisàcinqcentsmètresdelamaisonettumemanquaisdéjà.Tuvois,unemère, c’estaussi simplequecela, çanecesse jamaisdepenserà sesenfants;dupremierinstantoùs’ouvrentvosyeux,vousoccupeznospensées.Etrien ne nous rend plus heureuses. J’ai essayé en vain d’être la meilleure desmères,maisc’esttoiquiasétéunfilsdépassanttoutesmesattentes.Tuserasunmerveilleuxmédecin.

Cette boîte t’appartient, elle n’aurait jamais dû exister, je te demandepardon.

Tamèrequit’aimeett’aimeencore.J’aiouvertlaboîte;àl’intérieur,j’yaitrouvétoutesleslettresquemonpère

m’avaitenvoyées,àchaqueNoëletpourtousmesanniversaires.Jemesuisassisen tailleurdevant la lucarneet j’ai regardé la lunese lever

dans la nuit. Je serrais les lettres de mon père contre moi, et j’ai murmuré :«Maman,commentas-tupumefaireça!»

Alorsmonombres’estétiréesurleplancheretj’aicruvoiràsescôtéscelledema mère, elle me souriait et pleurait à la fois. La lune a continué sa ronde etl’ombredemamans’enestallée.

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Chapitre15

Je n’arrivais pas à trouver le sommeil. Ma chambre était silencieuse, plus

aucun son ne provenait de l’autre côté de la cloison. Les bruits auxquels j’étaishabitué avaient disparu, les plis des rideaux restaient tristement immobiles. J’airegardémamontre.À3heuresdumatinLucprenaitsapause,j’avaisenviedelevoir.Cette idéem’aguidéet j’ai refermé laportede lamaison sans soupçonnerjusqu’oùmespasmeconduiraient.

Je tournai au coin de la ruelle. Caché dans l’ombre de la nuit, je vis monmeilleuramiassissursachaiseenpleineconversationavecsonpère.Jen’aipasvoulu les interrompre, j’ai fait marche arrière et j’ai continué mon chemin. Nesachantoùaller,j’aimarchéjusqu’auxgrillesdel’école,leportailétaitentrouvert,jel’aipousséetsuisentré.Lacourétaitsilencieuseetdéserte,dumoinsc’estcequejecroyais.Enm’approchantdumarronnier,j’aientenduunevoixm’appeler.

—J’étaissûrdetetrouverici.J’aisursautéetmesuisretourné.Yvesétaitassissurlebancetmeregardait.—Viensdoncàcôtédemoi.Depuistoutcetemps,nousavonssûrementdes

chosesànousdire.Jemesuisinstalléprèsdeluietluiaidemandécequ’ilfaisaitlà.—J’étaisprésentauxobsèquesdetamère.Jesuisdésolépourtoi,c’étaitune

femmequej’appréciaisbeaucoup.Jesuisarrivéunpeuenretard,alorsjemesuisplacéàl’arrièreducortège.

Çametouchaitsincèrementqu’Yvessoitvenuàl’enterrementdemaman.— Qu’est-ce que tu es venu chercher dans cette cour d’école ? m’a-t-il

demandé.—Jen’enaiaucuneidée,j’aivécuunejournéedifficile.— Je savais que tu viendrais. Il n’y a pas que l’enterrement de tamère qui

m’aitramenéici,j’avaisenviedeterevoir.Tuasgardécemêmeregard;çaaussi,j’enétaiscertain,mêmesijevoulaisquandmêmelevérifier.

—Pourquoi?— Parce que je pense que nous sommes tous les deux à la recherche de

quelquessouvenirs,avantqu’ilsnedisparaissent,euxaussi.—Qu’est-cequevousêtesdevenu?—Commetoi,j’aichangéd’horizon,jemesuisconstruitunenouvellevie.Mais

c’était toi l’écolier, alorsqu’as-tu fait après avoir quitté cesmurs et cettepetiteville?

— Je suis médecin, enfin... presque. Je n’ai même pas su détecter que ma

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propremèreétaitmalade.Jecroyaisvoirdeschosesinvisiblesauxyeuxdesautres,j’étaisencoreplusaveuglequ’eux.

—Tutesouviens, je t’aipromisun jourquesi tuavaisquelquechosesur lecoeur,quelquechosedonttunetesentaispaslecouragedeparler,tupouvaisteconfieràmoi,etquejenetetrahiraispas.C’estpeut-êtrelanuitoujamais...

—J’aiperdumamèrehier,ellenem’avaitrienditdesamaladie,etj’aitrouvéce soir dans le grenier de notremaison des lettres demon père qu’ellem’avaitcachées.Oncommenceparunmensongeetonnesaitplusoùs’arrêter.

—Quet’écrivaittonpère,sicen’estpasindiscret?—Qu’ilétaitvenumevoirchaqueannéeàlaremisedesprix.Qu’ilsetenaitau

loinderrièrecesgrilles.J’étaissiprèsdeluietsiloinàlafois.—Ilnetedisaitriend’autre?—Si,ilm’aavouéavoirfiniparrenoncer.Cettefemmepourlaquelleilaquitté

ma mère, il a eu un autre fils avec elle. J’ai un demi-frère. Il paraît qu’il meressemble.J’aiunevraieombrecettefois,c’estamusant,non?

—Qu’est-cequetucomptesfaire?—Jenesaispas.Danssadernièrelettre,monpèremeparledesalâcheté,il

meditqu’àvouloiroffrirunfuturàcettenouvellefamille,iln’ajamaiseulecouragedeleurimposersonpassé.Jesaismaintenantoùtoutcetamourestparti.

— Quand tu étais petit, ce qui faisait de toi un enfant différent, c’était tonpouvoiràressentirlemalheur,passeulementceluiquit’affectait,maisaussiceluiquitouchaitlesautres.Tuesjustedevenuadulte.

Yvesmesouritetpoursuivitenmeposantuneétrangequestion.—Sil’enfantquetuétaisrencontraitl’hommequetuesdevenu,crois-tuqu’ils

s’entendraientbienensemble,qu’ilspourraientêtrecomplices?—Quiêtes-vousvraiment?luidemandai-je.—Unhommequirefusaitdegrandir,ungardiend’écoleàquituasrendusa

liberté,ouuneombrequetuasinventéequandtuavaisbesoind’unami,àtoidechoisir.Maisj’aiunedetteenverstoi,etjecroisquecettenuitseralebonmomentpourl’acquitter.Àproposdebonmoment,tuterappellescequejet’avaisditunjour au sujet des rencontres amoureuses ? Je crois qu’à l’époque tu vivais tapremièredésillusion.

—Oui,jem’ensouviens,jen’étaispastrèsheureuxnonplus,cejour-là.—Tusais,lebonmoment,çamarcheaussipourdesretrouvailles.Tudevrais

aller traîner derrière ma remise. Je crois que tu y avais laissé quelque chose,quelquechosequit’appartenait.Va!Jet’attendsici.

Je me suis levé et suis allé derrière la cabane en bois, mais j’avais beauregarderautourdemoi,jenetrouvaisriendeparticulier.

J’entendislavoixd’Yvesmecrierdemieuxchercher.Jemesuisagenouillé,lalune éclairait suffisammentpourqu’on y voiepresque commeenplein jour,maistoujoursrien.Leventsemitàsouffler,unebourrasquesoulevadelapoussièreetj’en reçus plein la figure. Les paupières closes, je cherchai un mouchoir pourm’essuyer les yeux et recouvrer un semblant de vision. Dans la poche de monblazer, celuique j’avaisportéunsoirenallantauconcert, je trouvaiunboutdepapier,unautographesignédelamaind’unevioloncelliste.

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Jesuisretournéverslebanc,Yvesnes’ytrouvaitplus,lacourétaitànouveaudéserte.Àlaplaceoùilétaitassis,uneenveloppeétaitcaléesousunpetitcaillou.Je l’ai décachetée, il y avait à l’intérieur une photocopie faite sur un très beaupapierqueletempsavaitunpeujauni.

Seulsurcebanc,j’enaireluleslignes.C’estpeut-êtrecettephraseoùmamanm’écrivaitquesonplusgrandsouhaitétaitque jesoisépanouiplus tard ;qu’elleespéraitquejetrouveunmétierquimerendeheureuxetquequelsquesoientleschoixquejeferaisdansmavie,tantquej’aimeraisetseraisaimé,j’auraisréalisétous lesespoirsqu’elle fondait enmoi.Ce sontpeut-êtreces lignes-làquiàmontourm’ontlibérédeschaînesquimeretenaientàmonenfance.

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Chapitre16

Le lendemain, j’ai refermé les volets de la maison et je suis passé dire au

revoiràLuc.Danslavieillevoituredemamère,j’airoulétoutelajournée.Enfind’après-midi,jesuisarrivédansunepetitestationbalnéaire.Jemesuisgarédevantladigue.J’aienjambélachaîneduvieuxphare,jesuismontéjusqu’àlacoupoleetj’airécupérémoncerf-volant.

Enmevoyantarriver,ladirectricedelapensiondefamilleavaitl’airencoreplusdésoléqueladernièrefois.

—Jen’aitoujourspasdechambre,medit-elleensoupirant.—Cela n’a aucune importance, je suis juste venu rendre visite à un de vos

pensionnairesetjesaisoùletrouver.Mme Pouchard était assise dans son fauteuil, elle se leva et vint à ma

rencontre.— Je ne pensais pas que vous tiendriez votre promesse, c’est une bonne

surprise.Jeluiavouaiquecen’étaitpasvraimentellequej’étaisvenuvoir.Ellebaissa

lesyeux,vitlesacquejetenaisdansunemainetjetaunoeilaucerf-volantquejetenaisdansl’autre.Ellemesourit.

—Vousavezde la chance, jenediraispasqu’il a toute sa têteaujourd’hui,maisilestplutôtdansunbonjour.Ilestdanssachambre,jevousyemmène.

Nousavonsmontél’escalierensemble,elleafrappéàlaporteetnoussommesentrésdanslachambredel’ancienmarchanddubazar.

—Vousavezdelavisite,Léon,aditMmePouchard.—Ahoui?Jen’attendspersonne,répondit-ilenposantsonlivresurlatablede

chevet.Jem’approchaideluietluimontraimonaigle,enpiteuxétat.Ill’observaunlongmomentetsonvisages’éclaira.—C’estdrôle, j’enavaisdonnéunsemblableàunpetitgarçondont lamère

étaitsiradinequ’ellerefusaitdeluifaireuncadeaud’anniversaire.Touslessoirslegaminmeleramenaitetlereprenaitlematin,pournepaslagênerdisait-il.

—Jevousaimenti,mamèreétaitlaplusgénéreusedesfemmes,ellem’auraitofferttouslescerfs-volantsdumondesijelesluiavaisdemandés.

—Enfait,jecroisquec’étaitunbobardqu’ilavaitinventé,poursuivitlevieilhommequinem’avaitpasécouté.Maiscepetitgosseavaitl’airsimalheureuxsanssoncerf-volantquejen’aipaspurésisteràl’enviedeleluioffrir.Ahj’enaivudesgaminsrêverdevantl’étaldemonbazar.

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—Vouspourriezleréparer?luidemandai-je,fébrile.— Il faudrait le réparer,medit-il, comme si seule lamoitié demesphrases

l’atteignait.Danscetétat,iln’estpasprèsdevoler.—C’estexactementcequecejeunehommevousdemande,Léon,faitesunpeu

attentiontoutdemême,c’estagaçant.—MadamePouchard,siaulieudemefairelaleçon,vousalliezm’acheterde

quoi rafistoler ce cerf-volant, je pourraismemettre à l’ouvrage puisque c’est laraisonpourlaquellecejeunehommeestvenumerendrevisite.

Léonnotasurunefeuilletoutcedont ilavaitbesoin.Jerécupérai la listeetfonçaiàlaquincaillerie.MmePouchardmeraccompagnaàlaporteetmeglissaàl’oreillequesijepassaisparhasarddevantlebureaudetabac,elleseraitlaplusheureusedesfemmes.

Jerevinsuneheureplustard,mesdeuxmissionsaccomplies.Levieuxmarchanddubazarmedonnarendez-vouslelendemain,àmidisurla

plage,ilnepromettaitrien,maisilferaitdesonmieux.J’ai invitéMme Pouchard à dîner.Nous avons parlé deCléa et je lui ai tout

raconté. Alors que je la raccompagnais à la pension, ellem’a soufflé une idée àl’oreille.

J’aitrouvéunechambredansunpetithôtelducentre-ville.Jemesuisendormiàpeinelatêteposéesurl’oreiller.

***

À midi, je me tenais devant la grève. Le marchand du bazar arriva en

compagnie de Mme Pouchard, pile à l’heure. Il déplia le cerf-volant et me leprésenta fièrement. Les ailes étaient rafistolées, l’armature réparée etmême simonaigleavaitunpeul’airéclopé,ilavaitquandmêmeretrouvéunebelleallure.

—Tupeuxluifairefaireunpetitvold’essai,maissoisprudent,cen’estplusunperdreaudel’année.

Deuxpetits«S»etungrand«8».Aupremiercoupdevent,ils’estenvolé.LedévidoirfilaitàtoutevitesseetLéonapplaudissaitàtout-va.MmePouchardlepritparlebrasetposasatêtesursonépaule.Ilenrougit,elles’excusamaisrestadanslamêmeposition.

—Cen’estpasparcequ’onestveuve,dit-elle,qu’onn’apasenvied’unpeudetendresse.

Je les ai remerciés tous les deux et les ai laissés sur la plage. J’avais de larouteàfaireetj’étaispresséderentrer.

***

J’aiappelémonchefdeservice,j’aiprétenduquelesobsèquesdemamèreme

retenaientunpeuplusqueprévu, jereprendraismonserviceavecdeux joursderetard.

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Jesais,oncommenceparunmensongeetonnesaitpluscomments’arrêter,mais je m’en fiche, chacun a ses raisons et pour une fois moi aussi j’avais lesmiennes.

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Chapitre17

Jeme suisprésentéauconservatoireendébutd’après-midi.Legardienm’a

toutdesuitereconnu.Sagorgeétaitguérie,m’a-t-ilditenmefaisantentrerdanssonbureau.Jeluidemandais’ilpouvaitm’aiderànouveau.

Cette fois, je cherchais où et quand Cléa Norman jouerait son prochainconcert.

—Jen’ensais rien,maissivousvoulez lavoir,elleest salle105aurez-de-chaussée au fond du couloir. Il faudra attendre un peu, à cette heure-ci, elleenseigneetlescoursseterminentà16heures.

Je n’étais pas habillé comme il le fallait.Mal coiffé,mal rasé, jeme seraisinventémilleraisonspournepasyaller.Jen’étaispasencoreprêt.Maisjen’aipaspurésisteràl’enviedelavoir.

Sa salle de classe était vitrée, je suis resté quelques instants à la regarderdepuislecouloir,elleenseignaitàdejeunesenfants.J’aiposémamainsurlavitre,undesesélèvesatournélatêteversmoiets’estarrêtédejouer.Jemesuisbaisséetsuisrepartiàquatrepattescommeunidiot.

J’ai attenduCléa dans la rue. Lorsqu’elle est sortie du conservatoire, elle a

nouésescheveuxetamarchéverslastationdebussoncartableàlamain.Jel’aisuivie,commeonsuitsonombre,lalumièrederrièresoi.Pourtant,cejour-là,Cléaétaitmaseulelumière,elleavançaitàquelquespasdevantmoi.

Elleestmontéedansl’autobus,jemesuisassissurlepremierfauteuiletj’aitournélatêteverslavitre.Cléas’estinstalléesurlabanquettearrière.Àchaquearrêtj’avaisl’impressionquemoncoeurallaitcesserdebattre.Aprèssixstations,Cléaestdescendue.

Elle a remonté la rue sans jamais se retourner. Je l’ai vuepousser la portecochère d’un petit immeuble. Quelques instants après, deux fenêtres se sontalluméesautroisièmeetdernierétage,sasilhouetteallaitdelacuisineausalon,sachambredevaitdonnersurlacour.

J’aiattenduassissurunbancsansquitteruninstantcesfenêtresduregard.À18heures,uncoupleestentrédansl’immeuble,ledeuxièmeétages’estilluminé,à19heures,unvieuxmonsieurquihabitaitaupremier.À22heures,leslumièresdel’appartementdeCléasesontéteintes.Jesuisrestéencoreunpeuavantdepartir,lecoeurenliesse.Cléavivaitseule.

Jesuisrevenuauxpremièresheuresdujour.Unjoliventsoufflaitsurlematin.J’avais apporté mon cerf-volant. Aussitôt dépliées, les ailes se sont gonflées et

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l’aigle s’est envolé. Quelques passants s’arrêtaient, amusés, avant de poursuivreleurchemin.L’aiglerafistolésehissalelongdelafaçadeetsemitàfairequelquespirouettesdevantlesfenêtresdutroisièmeétage.

Cléasepréparaitunthédanssacuisinequandellel’aperçut.Ellen’encrutpassesyeuxetsatassedepetitdéjeunerenfitlesfraisensebrisantsurlecarrelage.

Quelques instants plus tard, la porte de l’immeuble s’ouvrit et Cléa avançajusqu’àmoi,mefixantduregard.Ellemesouritetposasamainsurlamienne,paspourlaretenirmaispours’emparerdelapoignéeducerf-volant.

Danslecield’unegrandeville,ellefitfaireàunaigleenpapierdegrands«S»etdes«8»parfaits.Cléaavaittoujoursledondelapoésieaérienne.Quandj’aienfincompriscequ’elleécrivait,j’ailu:«Tum’asmanqué.»

Unefemmequiréussitàvousécrire«Tum’asmanqué»avecuncerf-volant,onnepeutjamaisl’oublier.

Lesoleilselevait.Surletrottoirnosombress’étiraientcôteàcôte.Soudain,j’aivulamiennesepencheretembrassercelledeCléa.

Alors,bravantmatimidité,j’aiôtémeslunettesetjen’aipluseuqu’àl’imiter.Ilparaîtquecematin-là,surunedigue,lalanterned’unpetitphareabandonné

s’estremiseàtourner,c’estl’ombred’unsouvenirquimel’araconté.

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Mercià

Pauline.Louis.SusannaLea.EmmanuelleHardouin.Raymond,DanièleetLorraineLevy.NicoleLattès,LeonelloBrandolini,AntoineCaro,ÉlisabethVilleneuve,Anne-MarieLenfant,AriéSberro,SylvieBardeau,TineGerber,LydieLeroy,JoëlRenaudat,ettoutesleséquipesdesÉditionsRobertLaffont.PaulineNormand,NathalieLepage.LéonardAnthony,RomainRuetsch,DanielleMelconian,KatrinHodapp,MarkKessler,LauraMamelok,LaurenWendelken,KerryGlencorse,MoïnaMacé.BrigitteetSarahForissier.