marc levy vous revoir - ekladata.comekladata.com/j-z7fujt-dngmtfnbg0abd8pqti/marc-levy... · marc...
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Arthur régla sanoteaucomptoirde l’hôtel. Il avait encore le tempsde fairequelquespasdans le
quartier.Lebagagisteluiremitunticketdeconsignequ’ilenfouitdanslapochedesaveste.IltraversalacouretremontalaruedesBeaux-Arts.Lespavéslavésàgrandsjetsd’eauséchaientsouslespremiersrayonsdesoleil.Dans la rueBonaparte,quelquesdevanturess’animaientdéjà.Arthurhésitadevant lavitrined’unepâtisserieetpoursuivitsonchemin.Unpeuplushautleclocherblancdel’églisedeSaint-Germain-des-Préssedécoupaitdanslescouleursdecettejournéenaissante.Ilmarchajusqu’àlaplacedeFürstenberg,encoredéserte.Unrideaudeferselevait.Arthursalualajeunefleuristevêtued’uneblouseblanche qui lui donnait une ravissante allure de chimiste.Les bouquets anarchiques qu’elle composaitsouventavec luifleurissaient les troispiècesdupetitappartementqu’Arthuroccupait ilyadeuxjoursencore.
Lafleuristeluirenditsonsalut,sanssavoirqu’ellenelereverraitpas.Enrendantlesclésàlagardiennelaveilleduweek-end,ilavaitrefermélaportesurplusieursmois
de vie à l’étranger, et le plus extravagant projet d’architecture qu’il avait réalisé : un centre culturelfranco-américain.
Peut-être reviendrait-il un jour en compagnie de la femme qui occupait ses pensées. Il lui feraitdécouvrirlesruesétroitesdecequartierqu’ilaimaittant,ilsmarcheraientensemblelelongdesbergesdelaSeineoùilavaitprisgoûtàsepromener,mêmelesjoursdepluie,fréquentsdanslacapitale.
Ils’installasurunbancpourrédigerlalettrequiluitenaitàcœur.Quandellefutpresqueachevée,ilrefermal’enveloppeenfeuilledeRivessansencollerlerabatetlarangeadanssapoche.Ilregardasamontreetrepritlechemindel’hôtel.
Letaxinetarderaitpas,sonaviondécollaitdanstroisheures.Cesoir,autermedelalongueabsencequ’ils’étaitimposée,ilseraitderetourdanssaville.
1.
Le ciel de la baie de SanFrancisco était rouge flamboyant.Au travers du hublot, leGoldenGateémergeait d’un nuage de brume. L’appareil s’inclina à la verticale de Tiburon, il perdit lentement del’altitude,capausud,etviraànouveauensurvolantleSanMateoBridge.Depuisl’intérieurdelacabine,on avait l’impression qu’il allait se laisser glisser ainsi vers lesmarais salants qui luisaient demilleéclats.
*
LecabrioletSaabsefaufilaentredeuxcamions,coupatroisfilesendiagonale,ignorantlesappelsde
phares de quelques conducteurs mécontents. Il abandonna la Highway 101 et réussit à emprunter dejustesse la bretelle quimenait à l’aéroport international de San Francisco.Au bas de la rampe, Paulralentit pour vérifier son chemin sur les panneaux indicateurs. Il râla après s’être trompéd’embranchementetfitunemarchearrièresurplusdecentmètresafinderetrouverl’entréeduparking.
*
Dans lecockpit, l’ordinateurdebordannonça l’altitudedeseptcentsmètres.Lepaysagechangeait
encore.Unemultitudede tours,plusmodernes lesunesquelesautres,sedécoupaitdans la lumièreducouchant.Lesvoletsd’ailessedéployèrent,augmentantlavoiluredel’appareiletl’autorisantàréduireencoresavitesse.Lebruitsourddestrainsd’atterrissagenetardapasàsefaireentendre.
*
Àl’intérieurduterminal,lepanneaud’affichageindiquaitdéjàquelevolAF007venaitdeseposer.
Pauldéboulahorsd’haleinedel’escalatoretseprécipitadansl’allée.Lemarbreétaitglissant,ildérapadanslevirage,serattrapadejustesseàlamanched’uncommandantdebordquimarchaitensensinverse,eutàpeineletempsdes’excuseretrepritsacoursefolle.
*
L’airbusA340d’AirFranceavançaitlentementsurletarmac,sondrôledemuseauserapprochaitde
façonimpressionnantedelavitreduterminal.Lebruitdesturbiness’étouffadansunlongsifflementetlapasserelledequaisedéployajusqu’aufuselage.
*
Derrièrelacloisondesarrivéesinternationales,Paulsecourba,mainsenappuisurlesgenoux,àla
recherche d’un second souffle. Les portes coulissantes s’effacèrent et le flot des premiers passagerscommençadesedéverserdanslehall.
Auloin,unemains’agitaitdanslafoule,Paulsefrayauncheminàlarencontredesonmeilleurami.—Tumeserresunpeufort,ditArthuràPaul,quiluidonnaitl’accolade.
Unekiosquièrelesregardait,attendrie.—Arrête,çadevienttrèsgênant,insistaArthur.—Tum’asmanqué,tusais,ditPaulenl’entraînantverslesascenseursquimenaientauparking;son
amileregarda,moqueur.—Qu’est-cequec’estquecettechemisehawaïenne,tut’esprispourMagnum?Paulseregardadanslemiroirdelacabineetfitunemoueenrefermantunboutondesachemise.— Je suis allé ouvrir la porte de ton nouveau chez-toi à Delahaye Moving, reprit Paul. Les
déménageursontlivrétescartonsavant-hier.J’aimisunpeud’ordre,commejepouvais.TuasachetétoutParisoutuaslaisséquandmêmedeuxoutroischosesdansleursmagasins?
—Mercidet’êtreoccupédeça;l’appartementestbien?—Tuverras,jepensequetuvasaimer,etpuistun’espasloindubureau.Depuisqu’Arthuravaitachevél’imposanteconstructionducentreculturel,Paulavaittoutfaitpourle
convaincrederevenirvivreàSanFrancisco.Rienn’avaitcompensélevidequ’avaitcreusédanssavieledépartdeceluiqu’ilaimaitcommeunfrère.
—Lavillen’apastantchangé,ditArthur.—Nousavonsconstruitdeuxtoursentrela14eetla17eRue,unhôteletdesbureaux,ettutrouves
quelavillen’apaschangé?—Commentseportelecabinetd’architecture?—Si l’onmetdecôté lesproblèmesquenousavonsavec tesclientsparisiens, toutvaàpeuprès
bien. Maureen rentre de vacances dans deux semaines, elle t’a laissé un mot au bureau, elle boutd’impatienceàl’idéedeteretrouver.
PendantladuréeduchantieràParis,Arthuretsonassistanteseparlaientplusieursfoisparjour,elleavaitgérépourluitouteslesaffairescourantes.
Paulfaillitmanquerlasortiedel’autorouteettraçaunenouvellediagonalepourrejoindrelabretellequidesservaitla3eRue.UnconcertdeKlaxonssaluasamanœuvrepérilleuse.
—Jesuisdésolé,dit-ilenregardantdanssonrétroviseur.—Oh,net’inquiètepas,unefoisquetuasconnulaplacedel’Étoile,tun’aspluspeurderien.—C’estquoi?—Leplusgrandcircuitd’autostamponneusesaumonde,etc’estgratuit!Arthuravaitprofitéd’unarrêtaucroisementdeVanNessAvenuepourouvrirlacapoteélectrique.La
toileserepliadansungrincementterrible.—Jen’arrivepasàm’enséparer,ditPaul,elleaquelquesrhumatismesmaiselletientlecoup,cette
voiture.Arthurbaissalavitreethumal’airquivenaitdelamer.—Alors,Paris?demandaPaulpleind’enthousiasme.—BeaucoupdeParisiens!—EtlesParisiennes?—Toujoursélégantes!—EttoietlesParisiennes?Tuaseudesaventures?Arthurmarquauntempsavantderépondre.—Jenesuispasentrédanslesordres,sic’estlesensdetaquestion.—Jeteparled’histoiressérieuses.Tuesamoureux?—Ettoi?demandaArthur.—Célibataire!LaSaabbifurquadansPacificStreet,remontantverslenorddelaville.AucroisementdeFillmore,
Paulserangealelongdutrottoir.
—Nousvoilàdevanttonnouveauhomesweethome;j’espèrequ’ilteplaira,situnetesenspasbienici, onpourra toujours s’arranger avec l’agence immobilière.Cen’estpas évidentdechoisirpour lesautres…
Arthurinterrompitsonami,ilaimeraitcetendroit,ilenétaitdéjàsûr.Ils traversèrent le hall du petit immeuble, chargés de bagages. L’ascenseur les hissa au troisième
étage.Enpassantdanslecouloirdevantl’appartement3B,PaulinformaArthurqu’ilavaitrencontrésavoisine,«unebeauté»chuchota-t-ilenfaisanttournerlaclédanslaserruredelaported’enface.
*
Depuislesalon,lavueplongeaitsurlestoitsdePacificHeights.Lanuitétoiléeentraitdanslapièce.Les déménageurs avaient disposé ici et là les meubles arrivés de France et remonté la table
d’architectequifaisaitfaceàlafenêtre.Lescartonsdelivresavaientétévidésetleurcontenugarnissaitdéjàlesétagèresdelabibliothèque.
Arthurdéplaçaaussitôt lemobilier, réorientant lecanapé faceà labaievitrée, repoussant l’undesdeuxfauteuilsverslapetitecheminée.
—Tunet’espasdébarrassédetamaniaquerie,àcequejevois.—C’estmieuxcommeça,non?—C’estparfait,réponditPaul.Maintenanttuaimes?—Jemesenschezmoi!—Tevoilàderetourdanstaville,danstonquartier,etavecunpeudechance,danstavie!Paul luifitvisiter lesautrespièces, lachambreàcoucherétaitdebonnesdimensions,ungrandlit,
deuxtablesdenuitetuneconsolelameublaientdéjà.Unrayondelunefiltraitparlapetitefenêtredelasalledebainsattenante,Arthurl’ouvritaussitôt,laperspectiveyétaitbelle.
Paulenrageaitdedevoirl’abandonnerlesoirmêmedesonarrivée,maisilavaitcedînerdetravail;lecabinetconcouraitpourunimportantprojet.
—J’auraisvoulut’accompagner,ditArthur.—Avectatêtededécalagehoraire,j’aimemieuxqueturestescheztoi!Jepasseteprendredemain
etjet’emmènedéjeuner.PaulserraArthurdanssesbrasetluireditàquelpointilétaitheureuxqu’ilsoitrevenu.Enquittantla
salledebains,ilseretournaetpointadudoigtlesmursdelapièce.—Ah!Ilyaunechoseformidablequetun’aspasencoreremarquée,danscetappartement.—Quoi?demandaArthur.—Aucunplacard!
*AucœurdeSanFrancisco,uneTriumphverterutilantes’engageaitàvivealluredansPotreroAvenue.
JohnMackenzie, gardien-chef du parking du San FranciscoMemorialHospital, reposa son journal. Ilavait reconnu le bruit dumoteur si particulier de la voiture de la jeune doctoresse dès qu’elle avaitfranchi l’intersection de la 22e Rue. Les pneus du cabriolet crissèrent devant sa guérite, Mackenziedescenditdesontabouretetregardalecapot,engagésouslabarrièrepresquejusqu’auniveaudupare-brise.
—Vousdevezopérerledoyendetouteurgenceouvousnefaitesçaquepourm’énerver?demandalegardienensecouantdelatête.
— Une petite décharge d’adrénaline ne peut pas faire de mal à votre cœur, vous devriez meremercier,John.Vousmelaissezentrermaintenant,s’ilvousplaît?
—Vousn’êtespasdegardecesoir,jen’aipasdeplaceréservéepourvous.—J’aioubliéunmanueldeneurochirurgiedansmoncasier,j’enaipouruneminute!—Entrevotreboulotetcebolide,vous finirezparvous tuer,docteur.La27,au fondàdroite,est
libre.Laurenremercialegardiend’unsourire,labarrièreselevaetelleappuyaaussitôtsurl’accélérateur;
nouveaucrissementdepneus.Leventsoulevaquelquesmèchesdesescheveux,découvrantsurlefrontlacicatriced’uneancienneblessure.
*
Seulaumilieudesonsalon,Arthurapprivoisaitleslieux.Paulavaitinstalléunepetitechaînestéréo
surl’unedesétagèresdelabibliothèque.Ilallumalaradioets’affairaàdéballerlesdernierscartonsempilésdansuncoin.Lasonneriedela
porteretentit,Arthurtraversalapièce.Uneravissantevieilledameluitendaitlamain.—RoseMorrison,jesuisvotrevoisine!Arthurluiproposad’entrer,elledéclinal’invitation.—J’auraisadorépapoteravecvous,dit-elle,maisj’aiunesoiréetrèschargée.Bon,alorsmettons-
nousd’accord,pasderap,pasdetechno,éventuellementduR&Bmaisuniquementdubonetpourlehiphop, c’est àvoir.Sivous avezbesoindequoique ce soit, sonnez àmaporte, insistezunpeu, je suissourdecommeunpot!
MissMorrisonretraversaaussitôtlecouloir.Amusé,Arthurrestaquelquesinstantssurlepalieravantdeseremettreàlatâche.
Uneheureplustard,quelquescrampesàl’estomacluirappelèrentqu’iln’avaitrienmangédepuislerepas servi dans l’avion. Il ouvrit le réfrigérateur sans grand espoir et découvrit avec surprise unebouteilledelait,uneplaquettedebeurre,unpaquetdetoasts,unsachetdepâtesfraîchesetunpetitmotdePaulquiluisouhaitaitbonappétit.
*
Le hall des Urgences était plein à craquer. Civières, chaises roulantes, fauteuils, banquettes, le
moindreespaceyétaitoccupé.Derrièrelavitredel’accueil,Laurenconsultait lalistedesadmissions.Lesnomsdespatientsdéjàtraitésavaientàpeineletempsd’êtreeffacésdugrandtableaublancqu’ilsétaientdéjàremplacéspard’autres.
—J’airatéuntremblementdeterre?demanda-t-elleàlastandardisted’untonironique.—Votrearrivéeestprovidentielle,noussommesdébordés.—Jevoisça!Ques’est-ilpassé?ditLauren.— Une remorque s’est détachée d’un camion, elle a terminé sa course dans la vitrine d’un
supermarché.Vingt-troisblessésdontdixgraves.Septsontdanslesboxesderrièremoi,troisauscanner,j’aibipél’étagederéanimationpourqu’ilsnousenvoientdurenfort,poursuivitBettyenluitendantunepilededossiers.
—C’estunebellesoiréequicommence!conclutLaurenenenfilantuneblouse.Elleentradanslapremièresalled’examens.La jeune femme endormie sur le lit devait avoir trente ans. Lauren consulta rapidement sa fiche
d’admission.Untraitdesangfilaitdel’oreillegauche.L’interneaguerries’emparadupetitstylo-lampeaccrochéàlapochedesablouseetsoulevalespaupièresdesapatiente,maislespupillesneréagissaientpasaufaisceaudelumière.Elleexaminalesextrémitésbleutéesdesdoigtsetreposadoucementlamainde la jeune femme. Par acquit de conscience, elle plaça son stéthoscope à la base du cou, avant deremonterledrapjusqu’àlatête.Laurenregardal’horlogeaccrochéeaumur,annotalacouverturedesondossier et sortit de la pièce pour se rendre dans le boxvoisin.Sur la feuille de service qu’elle avaitlaissée sur le lit, elle avait établi l’heure du décès à 20 h 21, l’heure d’unemort se doit d’être aussiprécisequecelled’unenaissance.
*
Arthurinspectaittouslesrecoinsdelacuisine,ilouvritchaquetiroiretfinitparcouperlefeusous
l’eaufrémissante.Ilsortitdechezluiettraversalepalierpoursonnerchezsavoisine.N’obtenantaucuneréponse,ils’apprêtaitàfairedemi-tourquandlaportes’ouvrit.
—Vousappelezcela«sonnerfort»?ditMissMorrison.—Jenevoulaispasvousdéranger,auriez-vousdusel?MissMorrisonleregarda,consternée.—J’aidumalàcroirequeleshommesutilisentencoredesficellesaussigrossespourdraguer!L’inquiétudeselisaitdanslesyeuxd’Arthur.Lavieilledameéclatad’unrirefranc.—Vousdevriezvoirvotre tête!Entrez, lesépicessontdans lapanièreprèsde l’évier,dit-elleen
désignant lakitchenetteattenanteausalon.Preneztoutcedontvousavezbesoin, jevouslaisse, jesuistrèsoccupée.
Etellesedépêchad’allerretrouversaplacedanslegrosfauteuil,faceàlatélévision.Arthurpassaderrièrelecomptoir,etregarda,intrigué,lachevelureblanchedeMissMorrisonquis’agitaitderrièreledosseretdufauteuil.
—Bon,monpetit,vousrestez,vouspartez,vousfaitescequevousvoulezmaissansbruit.Dansuneminute,BruceLeeva faireunKata incroyableetmettreunebonne racléeàcepetit chefde triadequicommenceàmetapersurlesnerfs.
Lavieilledameluifitsignedes’installerdanslefauteuilvoisin,ensilence!—Àlafindecettescèneprenezl’assiettedeviandefroidedanslefrigoetvenezregarderlafindu
filmavecmoi, vousn’allezpas le regretter !Et puisundîner àdeux, c’est toujoursmeilleurque toutseul!
*
L’hommesangléàlatabled’interventionsouffraitdemultiplesfracturesauxjambes;àobserverles
traitsblêmesdesonvisage,«souffrir»étaitlemotjuste.Laurenouvritl’armoireàpharmaciepours’emparerd’unepetiteampouleenverreetd’uneseringue.—Jenesupportepaslespiqûres,gémitsonpatient.—Vousavezlesdeuxjambescasséesetuneaiguillevousfaitpeur?Leshommesmesurprendront
toujours!—Qu’est-cequevousm’injectez?—Leplusvieuxremèdedumondepourluttercontreladouleur.—C’esttoxique?— La douleur provoque stress, tachycardie, hypertension et des traces mnésiques irréversibles…
croyez-moi,elleestplusnocivequequelquesmilligrammesdemorphine.—Mnésique?—Quelestvotremétier,monsieurKowack?—Garagiste!—Alors je vous propose unmarché, faites-moi confiance pour votre santé et le jour où je vous
amèneraimaTriumph,jevouslaisserailuifairetoutcequevousvoudrez.Lauren enfonça l’aiguille dans le cathéter et appuya sur le piston de la seringue. En libérant
l’alcaloïdedanssonsang,elleallaitdélivrerFrancisKowackdesonsupplice.Leliquideopiacépénétralaveinebasilique,dèsqu’ilatteignitletronccérébral, il inhibaaussitôtlemessageneurologiquedeladouleur.Laurens’assitsurunpetittabouretàroulettesetépongealefrontdesonpatient,surveillantsarespiration.Ils’apaisait.
—Onappelleceproduitmorphineen référenceàMorphée,alors, reposez-vousmaintenant !Vousavezeubeaucoupdechance.
Kowacklevalesyeuxauciel.— Je faisaismes courses tranquillement,marmonna l’homme. J’ai été renversé par un camion au
rayondessurgelés,mesjambessontenmorceaux,quelleestexactementladéfinitiondelachancedansvotreprofession?
—Quevousnesoyezpasdansleboxjusteàcôté!Lerideaudelasalled’examensglissasursonrail.LeprofesseurFernsteinavaitsonairdesmauvais
jours.—Jecroyaisquevousétiezdereposceweek-end?ditFernstein.—Lacroyanceestuneaffairedereligion! réponditLaurendu tacau tac.Jenefaisaisquepasser
maiscommevouspouvezleconstatercen’estpasletravailquimanque,ajouta-t-elleenpoursuivantsonexamen.
—Le travailmanque rarement dansun serviced’Urgences.En jouant avecvotre santévous jouezaussiaveccelledevospatients.Combiend’heuresdegardeavez-vouseffectuéescettesemaine?Jenevoispaspourquoijevousposecettequestion,vousallezencoremerétorquerquequandonaimeonnecomptepas,ditFernsteinensortantdubox,furieux.
—C’est le cas, grommela Lauren en apposant son stéthoscope sur la poitrine du garagiste qui laregardait,terrorisé.Rassurez-vous,jesuistoujoursenpleineforme,etluitoujoursbougoncommeça.
Bettyentraàsontour.—Jem’occupedelui,dit-elleàLauren.Onabesoindetoiàcôté,onestvraimentdébordés!Laurenselevaetdemandaàl’infirmièredetéléphoneràsamère.Elleallaitresterlàtoutelanuitetil
faudraitquequelqu’unprennesoindesachienneKali.
*MissMorrisonétaitentraindelaverlesassiettes,Arthurs’étaitassoupidanslecanapé.—Jecroisqu’ilestgrandtempsd’allervouscoucher.—Jelecroisaussi,ditArthurens’étirant.Mercipourcettesoirée.—Bienvenue au 212Pacific Street. Je suis d’une nature souvent trop discrète,mais si vous avez
besoindequoiquecesoitvouspouveztoujourssonneràmaporte.Alorsqu’ilquittaitleslieux,Arthurremarquaunpetitchienblancetnoirallongésouslatable.—C’estPablo,ditMissMorrison,quandonleregardecommeça,oncroiraitqu’ilestmortmaisil
secontentededormir,c’estsonactivitépréférée.D’ailleursilesttempsquejeleréveillepourallerlepromener.
—Vousvoulezquejem’enoccupe?—Allezplutôtvouscoucher,dansl’étatdanslequelvousêtes,j’aipeurdevousretrouvertousles
deuxdemainmatinentrainderonfleraupiedd’unarbre.Arthurlasaluaetrentrachezlui.Ilauraitvoulufaireencoreunpeuderangementmaislafatigueeut
raisondesonélan.Allongésurlelit,mainssouslatête,ilregardaparlaporteentrebâilléedelachambre.Lescartons
empilés dans le salon ravivaient le souvenir d’une nuit, où en d’autres temps il s’installait au dernierétaged’unemaisonvictorienne,nonloind’ici.
*
Ilétaitdeuxheuresdumatinpasséeset l’infirmièreenchefcherchaitLauren.LehalldesUrgences
avait enfin fini par se vider. Profitant de cette accalmie, Betty décida d’aller réapprovisionner lesarmoires à pharmacie des salles d’examens. Elle remonta le couloir et tira le rideau du dernier box.Recroquevillée sur le lit, Lauren dormait du sommeil du juste. Betty referma le voile et s’éloigna enhochantlatête.
2.
Arthur s’éveilla vers midi. La douceur d’un soleil au zénith entrait par la fenêtre du salon. Il sepréparaunpetitdéjeunersommaireetappelaPaulsursonportable.
—SalutBaloo,ditsonamiendécrochant,tuasfaitletourducadranàcequejevois.Paulluiproposad’allerdéjeuner,maisArthuravaitunautreprojetentête.—Enrésumé,ditPaul,j’ailechoixentretelaisserpartiràpiedàCarmelout’yconduire?—Mêmepas!JevoudraispasserrécupérerlaFordaugaragedetonbeau-pèreetquenousallions
là-basensemble.—Ellen’apasroulédepuislanuitdestempstavoiture,tuveuxpasserleweek-endsurl’autorouteà
attendreunedépanneuse?MaisArthurluifitremarquerquelebreakavaitconnudepluslongssommeilsetpuisilconnaissaitla
passiondubeau-pèredePaulpourlesvoituresanciennes,ilavaitdûlabichonner.—MavieilleForddesannées1960estenmeilleuresantéquetoncabrioletdelapréhistoire.Paul regarda sa montre, il lui restait quelques minutes pour appeler le garage. Sauf controverse,
Arthurn’auraitqu’àlerejoindrelà-bas.Àquinzeheures,lesdeuxamisseretrouvèrentdevantlaportedel’établissement.Paulfittournerla
clédans laserrureetentradans l’atelier.Aumilieudesvéhiculesdepoliceenréparation,Arthurcrutreconnaîtreunevieilleambulancequidormaitsoussabâche.Ils’enapprochapoursouleverunpandelatoile.Lacalandreavaitunairdenostalgie.Arthurcontournalefourgon,hésitaetfinitparouvrirlehayon.À l’intérieur de la cabine arrière, sous une épaisse couche de poussière, une civière ravivait tant desouvenirsqu’ilfallutquePaulhausseletonpoursortirArthurdesarêverie.
—Oublielacitrouilleetviensparici,Cendrillon,ilfautdéplacertroisvoiturespoursortirtaFord.QuitteàalleràCarmel,neratonspaslecoucherdusoleil!
Arthurremitledrapenplace,ilcaressalecapotetmurmura«aurevoirDaisy».Quatrepressionssurlapédaled’accélérateur,àpeinetroistoussotements,etlemoteurdelaFordse
mitàronronner.Aprèsquelquesmanœuvresd’Arthur,etautantd’invectivesdePaul,lebreakquittaitlegarageetremontaitverslenorddelaville,pouremprunterlarouteN°1quilongeaitlePacifique.
—Tupensesencoreàelle?demandaPaul.Pourtouteréponse,Arthurouvritlafenêtre;unventtièdeentradansl’habitacle.Paultapotasurlerétroviseurcommes’ilallaittesterunmicro.—Un,deux,undeuxtrois,ahsi,çamarche,attendsjerefaisunessai…Tupensesencoreàelle?—Celam’arrive,réponditArthur.—Souvent?—Unpeulematin,unpeuàmidi,unpeulesoir,unpeulanuit.—TuasbienfaitdepartirenFrancepourl’oublier, tuas l’air toutàfaitguéri!Et lesweek-ends
aussituypenses?— Je ne t’ai pas dit que je m’interdisais de vivre, tu voulais savoir si je pensais à elle, je t’ai
répondu, c’est tout. J’ai eudes aventures si celapeut te rassurer ; etpuis changede sujet, jen’aipasenviedeparlerdeça.
LavoitureroulaitverslabaiedeMonterey,PaulregardaitlesplagesduPacifiquedéfilerderrièrelavitre;leskilomètressuivantssedéroulèrentdansleplusgrandsilence.
—J’espèrequetunecomptespasessayerdelarevoir?demandaPaul.
Arthurneditmotetunnouveausilences’installaàbord.Lepaysagealternaitentreplagesetmaraisquelaroutebordaitd’untraitd’asphalte.Paulcoupala
radioquigrésillaitchaquefoisqu’ilspassaiententredeuxcollines.—Accélère,onvaraterlecoucherdesoleil!—Nousavonsdeuxheuresd’avanceetdepuisquandas-tul’âmebucolique?—Maisjem’enficheducrépuscule!Cequim’intéressecesontlesfillessurlaplage!
*Le soleil déclinait déjà et ses rayons filtraient entre les étagères d’une petite bibliothèque qui
occultaitlafenêtreàl’angledusalon.Laurenavaitdormiunebonnepartiedel’après-midi.Elleregardasamontreetserenditdanslasalledebains.Elleserafraîchitlevisagesousl’eau,ouvritleplacardethésitadevantunpantalondejogging.Elleavaitàpeineletempsd’allercouriràlaMarinasiellevoulaitreprendresonservicedenuitàl’heure,maiselleavaitbesoindes’aérer.
Elleenfilasa tenue, tantpispoursondîner,seshorairesétaientabsurdes,ellegrignoteraitquelquechoseen route.Elle appuya sur la touchedu répondeur téléphonique.Unmessagede sonpetit ami luirappelaitqu’ilsdevaienttousdeuxassistercesoiràuneprojectiondudernierdocumentairequ’ilavaitréalisé.ElleeffaçalemessageavantmêmequelavoixdeRobertn’aiteuletempsdepréciserl’heuredurendez-vous.
*
La Ford avait quitté la route N°1 depuis un bon quart d’heure. Les barrières de la propriété se
découpaientauloinsurlacolline,ArthurbifurquadanslevirageetpritladirectiondeCarmel.—Nousavonstoutletemps,déposonsnossacsd’abord,ditPaul.MaisArthurrefusadefairedemi-tour,ilavaitautrechoseentête.—J’auraisdûacheterdespincesàlinge,repritPaul.Enimaginantquenousarrivionsànousfrayer
uncheminaumilieudestoilesd’araignées,çavasentiruntoutpetitpeulerenfermédanslamaison,non?—Ilyadesmomentsoùjemedemandesitugrandirasjamais.Elleestentretenuerégulièrement,ily
amêmedesdrapspropresdansles lits. Ilsont le téléphoneenFrance, tusais,etpuisdesordinateurs,Internetetlatélévisionaussi.Iln’yaqu’àlacafétériadelaMaisonBlanchequel’oncroitencorequelesFrançaisn’ontpasl’eaucourante!
Ils’engageadansuncheminquigrimpaitverslehautd’unecolline,devanteuxsedessinaitlagrilleenferforgéducimetière.
Dèsqu’Arthurdescenditdelavoiture,Paulseglissaderrièrelevolant.—Dis-moi,danscettemaisonmagiquequis’entretientpendantquetun’espaslà,lefouretlefrigo
nesesontquandmêmepasmisd’accordpournousfaireàdîner?—Non,pourçarienn’estprévu.—Bon,alorsilfautfairequelquescoursesavantquetoutnesoitfermé.Jeterejoins,ditPauld’une
voixenjouée,etpuisjepréfèretelaisserunpetitmomentd’intimitéavectamaman.Ilyavaituneépicerieàdeuxkilomètres,Paulpromitderevenirtrèsvite.Arthurregardalavoiture
s’éloigner,unvoiledepoussières’élevaitderrièrelesroues.Ilseretournaetmarchaversleportail.Lalumièreétaitdouce, l’âmedeLili semblaitplanerautourde lui, commesi souventdepuis samort.Auboutdel’allée,ilretrouvalapierretombaleblanchieparlesoleil.Arthurfermalesyeux,lejardinsentait
lamenthesauvage.Ilsemitàparleràvoixbasse…Jemesouviensd’unjouraujardindesroses.Je jouaisassisparterre, j’avaissixans,peut-être
sept.C’étaitl’aubedenotredernièreannée.Tuessortiedelacuisinepourt’installersouslavéranda.Jenet’avaispasvue.Antoineétaitdescenduverslameralorsjeprofitaisdesonabsencepourjoueràl’interdit.Jetaillaislesrosiersavecsonsécateurbientropgrandpourmamain.Tuasabandonnélabalancelleettuasdescendulesmarchesduperronpourmeprotégerd’uneblessureàvenir.
Quandj’aientendutespasj’aicruquetuallaiscrier,parcequej’avaistrahilaconfiancequetume donnais bien volontiers,m’enlever l’outil comme on ôte unemédaille à celui qui n’en est plusdigne.Maisriendecela,tut’esassiseprèsdemoiettum’asregardé.Puistuasprismamaindanslatienne pour la guider le long de la tige. De ta voix adoucie de sourires tum’as dit qu’il faudraittoujourscouperau-dessusdesyeux,aurisquedeblesserlarose;etunhommenedoitjamaisblesserunerose,n’est-cepas?Maisquipenseàcequiblesseleshommes?
Nosregardssesontcroisés.Tuaspassétondoigtsousmonmentonettum’asdemandésijemesentaisseul.J’aibalancématêtepourdirenon,avectoutelaforcequ’ilfallaitpourmieuxchasserunmensonge. Tu ne pouvais pas toujoursme rejoindre dans l’écart de nos âges que je peuplais àmamanière.Maman,crois-tuàunefatalitéquinouspousseàreproduire lesmêmescomportementsquenosparents?
Jeme souviens de tesmots dans la dernière lettre que tum’as laissée.Moi aussi j’ai renoncé,maman.
Jen’imaginaispaspouvoiraimercommejel’aiaimée.J’aicruàellecommeoncroitàunrêve.Quand il s’est évanoui, j’ai disparu avec lui. Je pensais agir par courage, par abnégation, maisj’aurais pu refuser d’entendre tous ceux quim’ordonnaient de ne pas la revoir. Sortir du coma estcommeunerenaissance.Laurenavaitbesoindesafamilleauprèsd’elle.Etsaseulefamillec’étaitsamèreetunpetitamiaveclequelellearenoué.Quisuis-jepourelled’autrequ’uninconnu?Entoutcas,pasceluiquiluiferadécouvrirquetousceuxquil’entourentontacceptéqu’onlalaissemourir!Jen’avaispasledroitdebriserleséquilibresincertainsdontelleavaittantbesoin.
Samèremesuppliaitdenepasluidirequ’elleaussiavaitrenoncé.Leneurochirurgienmejuraitquecelaprovoqueraitunchocdontellepouvaitnepasseremettre.Sonpetitami,quiestrevenudanssavie,aétéladernièrebarrièrequisedressaitentreelleetmoi.
Je saisceque tupenses.Lavéritéestailleurs, lapeurestplurielle. Ilm’a falludu tempspourm’avouerquej’aieupeurdenepassavoirl’entraînerauboutdemesrêves,peurdenepasêtreàleurhauteur,peurdenepaspouvoirlesréaliser,peurdenepasêtrefinalementl’hommequ’elleattendait,peurdem’avouerqu’ellem’avaitoublié.
J’aipensémillefoislaretrouver,maislàaussij’aieupeurqu’ellenemecroiepas,peurdenepassavoirréinventerlerireàdeux,peurqu’ellenesoitpluscellequej’avaisaimée,etsurtout,peurdelaperdreànouveau,ça,jen’enauraispaseulaforce.Jesuispartivivreàl’étrangerpourm’éloignerd’elle.Maisiln’yapasdedistanceassezlointainequandonaime.Ilsuffisaitqu’unefemmedanslarueluiressemblepourquejelavoiemarcher,quemamaingriffonnesonnomsurunefeuilledepapierpourla faireapparaître,queje fermelesyeuxpourvoir lessiens,quejem’enfermedanslesilencepourentendresavoix.Etpendantcetemps,j’airatéleplusbeauprojetdemacarrière.J’aiconstruituncentrecultureldontlafaçadeesttoutencarrelage,ondiraitunhôpital!
Enpartantlà-bas,c’estaussimalâchetéquejefuyais.J’airenoncé,maman,etsitusavaiscommejem’enveux.Jevisdanslacontradictiondecetespoiroùlavienousremettraitenprésencel’undel’autre,sanssavoirsij’oseraisluiparler.Maintenant,ilfautquej’avance,jesaisquetucomprendrascequejesuisentraindefaireavectamaisonetquetunem’envoudraspas.Maisnet’inquiètepas,
maman,jen’aipasoubliéquelasolitudeestunjardinoùriennepousse.Mêmesiaujourd’huijevissanselle,jenesuisplusjamaisseul,puisqu’elleexistequelquepart.
Arthurcaressalemarbreblancets’assitsurlapierreencoreempreintedelatiédeurdujour.Lelong
dumurquibordelatombedeLili,pousseunevigne.Elledonnechaqueétéquelquesgrappesd’unraisinquepicorentlesoiseauxdeCarmel.
Arthurentenditcrisserdespassurlegravier,ilseretournapourvoirPaulquis’asseyaitdevantunestèleàquelquesmètresdelui.Sonamisemettait,luiaussi,àparlersurletondelaconfidence.
—Çanevapastrèsfort,hein,madameTarmachov!Votresépultureestdansunétat,c’estunehonte!Ça fait si longtemps, mais je n’y suis pour rien, vous savez. À cause d’une femme dont il voyait lefantôme,l’abrutilà-basavaitdécidéd’abandonnersonmeilleurami.Bon,enfinvoilà,iln’estjamaistroptard,etj’aiapportétoutcequ’ilfallait.
D’un sac d’épicerie, Paul sortit une brosse, du savon liquide, une bouteille d’eau et commença àfrotterénergiquementlapierre.
— Je peux savoir ce que tu es en train de faire ? demanda Arthur. Tu la connais, cette MmeTarmachov?
—Elleestmorteen1906!—Paul,tuneveuxpasarrêtertesidiotiesdeuxsecondes?C’estunlieuderecueillementiciquand
même!—Ehbienjemerecueille,ennettoyant!—Surlatombed’uneinconnue?—Maiscen’estpasuneinconnue,monvieux,ditPaulenserelevant.Aveclenombredefoisoùtu
m’asforcéàt’accompagneraucimetièrepourrendrevisiteàtamère,tunevasquandmêmepasmefaireunescènedejalousieparcequejesympathiseunpeuavecsavoisine!
Paulrinçalapierrequiavaitretrouvédesablancheuretcontemplasontravail,satisfaitdelui.Arthurleregarda,consterné,etselevaàsontour.
—Donne-moilesclésdelavoiture!—Aurevoir,madameTarmachov,ditPaul,nevousinquiétezpas,particommeilest,onsereverra
aumoinsdeuxfoisd’iciàNoël.Detoutefaçon,là,vousêtesproprejusqu’àl’automne.Arthurpritsonamiparlebras.—J’avaisdeschosesimportantesàluidire.Paull’entraînasurlecheminquimenaitàlagrandeporteenferforgéducimetière.—Allez,viensmaintenant,j’aiachetéunecôtedebœufdonttuvasmediredesnouvelles.Dansl’alléeoùLilireposaitfaceàl’océan,l’ombred’unvieuxjardinierratissaitlegravier.Arthuret
Paulmarchèrentjusqu’àlavoituregaréeencontrebas.Paulregardasamontre,lesoleilnetarderaitpasàdéclinerderrièrelaligned’horizon.
—Tuconduisoujeconduis?demandaPaul.—LavieilleForddemaman?Turigoles,toutàl’heure,c’étaituneexception!Lavoitures’éloignaitsurlaroutequidescendlelongdelacolline.—Jem’enmoquedelaconduire,tavieilleFord.—Alorspourquoitumeledemandesàchaquefois?—Tum’emmerdes!—Tuveuxlafairedanslacheminéetacôtedebœufcesoir?—Non,jepensaisplutôtlacuiredanslabibliothèque!—Etsiaprèslaplage,nousallionsplutôtdégusterdeslangoustessurleport?proposaArthur.
L’horizons’étoffaitdéjàd’unesoierosepâle,tresséeenlongsrubansquisemblaientjoindrelecielàl’océan.
*
Lauren avait couru à perdre haleine. Elle reprenait son souffle, le temps demanger un sandwich,
assise sur un banc face au petit port de plaisance. Lesmâts des voiliers se balançaient sous la briselégère.Robertapparutdansl’allée,mainsdanslespoches.
—Jesavaisquejetetrouveraislà.—Tuesextralucideoutumefaissuivre?—Pasbesoind’êtreundevin,ditRobertens’asseyantsur lebanc.Je teconnais, tusais,quandtu
n’espasàl’hôpitaloudanstonlit,tuesentraindecourir.—J’évacue!—Moiaussitum’évacues?Tun’aspasréponduàmesappels.—Robert,jen’aiaucuneenviedereprendrecetteconversation.Moninternatsetermineàlarentrée
etj’aiencorebeaucoupdetravailàaccomplirsijeveuxavoirunechanced’êtretitularisée.—Tun’asd’ambitionquepourtonmétier.Depuistonaccidentleschosesontchangé.Laurenlançalerestedesonsandwichdansunecorbeilleàpapier,elleselevapourrenouerleslacets
deseschaussuresdesport.—J’aibesoindemedéfouler,tunem’enveuxpassijecontinueàcourir?—Viens,ditRobertenretenantsamain.—Où?—Pourunefois,situtelaissaisfaire,ceseraitbien,non?Ilabandonnalebancpourl’entraînersousunbrasprotecteurversleparking.Quelquesinstantsplus
tard,lavoitures’éloignaitversPacificHeights.
*Lesdeuxcompèresavaientprisplaceauboutdelajetée.Lesvaguesavaientdesrefletsd’huile,le
cielétaitmaintenantcouleurdefeu.—Jememêledecequinemeregardepasmaisaucasoùtunel’auraispasremarqué,lesoleilse
coucheexactementdel’autrecôté,ditArthuràPaulquiétaittournéendirectiondelaplage.—Tuferaisbiendetemêlerjustement!Tonsoleilatoutesleschancesd’êtrelàdemainmatin,alors
quelesdeuxfilleslà-bas,c’estbeaucoupmoinssûr.Arthurétudialesdeuxjeunesfemmesassisessurlesable,ellesriaient.Uncoupdeventsoulevalacheveluredel’une,l’autrechassaitlesablequientraitdanssesyeux.—C’estunebonneidéeces langoustes,s’exclamaPaulen tapotantsur legenoud’Arthur.Detoute
façonjemangetropdeviande,unpeudepoissonmeferaleplusgrandbien.Lespremièresétoiless’élevaientdanslecieldelabaiedeMonterey.Surlaplage,quelquescouples
profitaientencoredel’instantcalme.—Cesontdescrustacés,repritArthurenabandonnantlajetée.—Quellesfrimeusesceslangoustes!Cen’estpasdutoutcequ’ellesm’avaientdit!Bon,lafillede
gauche c’est tout à fait ton genre, elle ressemble un peu à ladyCasper,moi j’aborde celle de droite,ajoutaPaulens’éloignant.
*—Tuastaclé?demandaRobertenfouillantsespoches,j’ailaissélamienneaubureau.Elleentralapremièredansl’appartement.ElleavaitenviedeserafraîchiretabandonnaRobertau
salon.Assissurlecanapé,ilentenditaussitôtcoulerl’eaudansladouche.Robertpoussadoucementlaportedelachambre.Iljetaunàunsesvêtementssurlelitetavançaà
pasdeloupjusqu’àlasalledebains.Lemiroirétaitrecouvertdebuée.Ilrepoussalerideauetentradanslacabine.
—Tuveuxquejetefrotteledos?Laurenne réponditpas,elle seplaquaà laparoicarrelée.Lasensationsur sonventreétaitdouce.
Robertposasesmainssursanuqueetmassasesépaulesavantdel’enlacerbeaucoupplustendrement.Ellebaissalatêteets’abandonnaàsescaresses.
*
Lemaîtred’hôtellesavaitinstallésdevantlabaievitrée.OnegariaitdurécitdePaul.L’adolescence
partagéeavecArthuraupensionnat,lesannéesdefaculté,lespremièresheuresducabinetd’architecturequ’ilsavaient fondéensemble…L’histoire luipermettraitdedivertir seshôtes jusqu’à la findu repas.Arthur,silencieux,avaitleregardperduversl’océan.Lorsquelechefderangprésentalesgigantesqueslangoustes,Paulluiadministrauncoupdepiedsouslatable.
—Vousavezl’airailleurs,chuchotaMathilde,savoisine,pournepasinterromprePaul.—Vouspouvezparlerplus fort, ilnenousentendrapas ! Je suisdésolé, c’estvrai, j’étaisunpeu
absent,maisjeviensdefaireunlongvoyageetjeconnaiscettehistoireparcœur,j’yétais!—Etvotreamilaracontechaquefoisquevousinvitezdesfemmesàdîner?s’amusaMathilde.—Àquelquesvariantesprèsetenenjolivantsouventmonrôle,oui,réponditArthur.Mathildeledétaillalonguement.—Quelqu’unvousmanquen’est-cepas?C’estécritengroscaractèresdansvosyeux,dit-elle.—Cesontjusteceslieuxunpeuhantésquifontresurgirquelquessouvenirs.—Ilm’aurafallusixlonguessemainespourmeremettredemadernièreséparation.Onditqueguérir
d’unehistoireprendlamoitiédutempsqu’elleaduré.Etpuisonseréveilleunmatin,lepoidsdupasséadisparu,commeparenchantement.Vousn’imaginezpasàquelpointonsesentalorsléger.Encequimeconcernejesuislibrecommel’air.
ArthurretournalamaindeMathildecommepourenlireleslignesdelapaume.—Vousavezbeaucoupdechance,dit-il.—Etvous,depuiscombiendetempsdurecetteconvalescence?—Quelquesannées!—Vousétiezrestéssilongtempsensemble?demandalajeunefemmed’unevoixattendrie.—Quatremois!MathildeBerkanebaissalesyeuxetcoupasauvagementsalangouste.
*Robertétaitallongésurlelit,ils’étirapourprendresonjean.—Qu’est-cequetucherches?interrogeaLaurenenseséchantlescheveuxavecuneserviette.—Monpaquet!
—Tun’aspasl’intentiondefumerici?— Chewing-gum ! dit Robert en montrant fièrement la petite boîte extraite de la poche de son
pantalon.—Tuveuxbienlesmettredansdupapieravantdelesjeter,c’estvraimentdégoûtantpourlesautres.ElleenfilaunpantalonetunechemisebleueausigleduSanFranciscoMemorialHospital.— C’est drôle quand même, reprit Robert, les mains derrière la tête. Tu ne vois que des trucs
horriblesdanstonhôpitaletmeschewing-gumstedégoûtent.Lauren enfila sa blouse et ajusta le col devant le miroir. À l’idée de retrouver son travail et
l’atmosphèredesUrgences, sabonnehumeur revenait.Elle attrapa ses clés sur ladesserte etquitta lachambre;elles’arrêtaaumilieudusalonetrevintsursespas.ElleregardaRobert,allongénusursonlit.
—Nefaispas ta têted’épagneul,dans le fond, tuas justebesoind’unefemmeà tonbraspour tonavant-premièrecesoir.Tuesvraimentcentrésurtoi…etmoijesuisdegarde!
Ellerefermalaportedel’appartementetdescenditversleparking.Quelquesminutesplustard,ellerepartaitdanslanuittièdeauvolantdesaTriumph.Lesréverbèress’allumaientunàunsurGreenStreet,commes’ilsvoulaientsaluersonpassage.L’idéelafitsourire.
3.
LavieilleFordgrimpait lacôtesousuneluneroussequi illuminait toutelabaiedeMonterey.Pauln’avait dit mot depuis qu’ils avaient raccompagné les deux jeunes femmes à leur petit hôtel. Arthuréteignit la radio et se rangea sur l’aire de stationnement qui bordait la falaise. Il coupa lemoteur etappuyasonmentonsursesmains,accrochéesauvolantenbakélite.L’ombredelamaisonsedétaillaitencontrebas.Ilbaissalavitre,laissantentrerdansl’habitacleleparfumdelamenthesauvagequitapissaitlescollines.
—Pourquoifais-tucettetête?demandaArthur.—Tumeprendspourunimbécile?Paulfrappaletableaudebord.—Etcettevoiture,tucomptesaussit’endébarrasser?Tuvastedélesterdetoustessouvenirs?—Dequoituparles?—Jeviensdecomprendretonmanège,«passonsd’abordparlecimetière,etpuislaplageetallons
plutôtmanger des langoustes…».Tu croyais que de nuit je ne verrais pas le panneau à vendre sur laclôture?Depuisquandas-tupriscettedécision?
—Depuisquelquessemaines,maisjen’aipasencoreeud’offressérieuses.—Jet’aiditdetournerlapagesurunefemme,pasdebrûlerlabibliothèquedetonpassé.Situte
séparesdelademeuredeLili,tuleregretteras.Unjourtureviendrasmarcherlelongdecetteclôture,tusonnerasauportail,desinconnusteferontvisitertapropremaison,etquandilsteraccompagnerontàlaportedecequiaététonenfance,tutesentirasseul,trèsseul.
ArthurmitlaFordenroute,lemoteurronronnaaussitôt.Leportailvertdelapropriétéétaitouvert,etlebreaks’arrêtabientôtsouslescanissesquiremplaçaientlatoitureduparking.
—Tuesplustêtuqu’unâne!ronchonnaPaulensortantdelavoiture.—Tuenasfréquentébeaucoup?Le ciel était sans nuages. À la clarté de la lune Arthur devinait le paysage qui l’entourait. Ils
empruntèrentlepetitescalierdepierrequibordaitlechemin.Àmi-courseArthurdevinalesrestesdelaroseraiesursadroite.Leparcétaitàl’abandonmaisunemultitudedeparfumsmêlésréveillaitàchaquepasunefarandoledesouvenirsolfactifs.
Lamaison endormie était telle qu’il l’avait laissée, au dernier matin partagé ici avec Lauren. Lafaçadeauxvoletsclosavaitencorevieilli,maissurletoitlestuilesétaientintactes.
Paulavançajusqu’auperron,grimpalesmarchesetappelaArthurdepuislavéranda.—Tuaslesclés?—Ellessontàl’agence.Attends-moilà,j’aiundoubleàl’intérieur.—Tucomptespasseràtraverslesmurspourallerlesrécupérer?Arthurne réponditpas. Il sedirigeavers la fenêtred’angleet retirasanshésitationunepetitecale
coincéesouslevoletquipivotasursesgonds.Puisilsoulevalechâssisàbaïonnettedelafenêtreenledéboîtant légèrement et le fit coulisser sur ses cordeaux. Plus rien ne l’empêchait de se glisser àl’intérieurdelamaison.
Lepetitbureauétaitplongédansl’obscurité,Arthurn’avaitaucunbesoindelumièrepours’ydiriger.Samémoired’enfantétait intacteet ilenconnaissaitchaquerecoin.Évitantdeseretournerdepeurdevoirlelit,ils’approchaduplacard,ouvritlaporteets’agenouilla.IlluisuffisaitdetendrelebraspoursentirsoussamainlecuirdelapetitevalisenoirequirenfermaittoujourslessecretsdeLili.Ilfitriper
lesdeuxloquetsetrepoussalentementlerabat.L’essencededeuxparfumsqueLilimélangeaitdansungrandcarafondecristaljauneaucabochonenargentdépolis’enéchappaitencore.Maiscen’étaitplusleseulsouvenirdesamèrequivenaitdesubmergersoncœur.
Arthur prit la longue clé qui se trouvait là où il l’avait laissée, le jour où il avait refermé cettedemeurepour ladernière fois.C’était justeaprès ledépartd’un inspecteurdepolicequiavait ramenéLauren vers la chambre d’hôpital d’où Arthur et Paul l’avaient enlevée pour la sauver d’une mortprogrammée.
Arthursortitdupetitbureau.Unefoisdanslecouloir,ilallumalalumière.Leparquetcraquaitsoussespas,ilintroduisitlaclédanslaserrureetlafittourneràl’envers.Paulentradanslamaison.
—Tuterendscompte?MagnumetMacGyverdanslamêmemaison!Dèsqu’ilsfurentdanslacuisine,Arthurouvritlerobinetdelabouteilledegaz,sousl’évier,etalla
s’asseoir à la grande table en bois. Penché sur la gazinière, Paul surveillait la cafetière italienne quifrémissait sur le brûleur. L’arôme suave se dispersait déjà dans la pièce. Paul attrapa deux bols surl’étagèreenboisbrunetvints’asseoirenfacedesonami.
—Gardecesmursetsorscettefemmedetoncrâne,elleyafaitsuffisammentdedégâtscommeça.—Onnevapasrecommencercetteconversation?—Cen’estpasmoiquifaisunetêted’enterrementquandondîneavecdeuxcréaturesderêve,reprit
Paulenservantleliquidebrûlant.—Tesrêves,paslesmiens!Pauls’insurgea.—Ilesttempsderemettreunpeud’ordredanstavie.Tuasunnouvelappartement,unmétierquite
passionne,unassociégénialet lesfillesquejedraguemeregardentencroisant lesdoigtspourquecesoittoiquilesrappelles.
—Tuparlesdecellequitedévoraitdesyeux?—Jeneparlepasd’Onegamaisdel’autre!Ilesttempsquetut’amuses!—Maisjem’amuse,Paul,peut-êtrepascommetoi,maisjem’amuse.Laurenn’estplusdansmavie,
mais elle fait partie de moi. Et puis je te l’ai déjà dit, je ne m’interdis pas de vivre. C’était notrepremièresoiréedepuismonretouretnousn’avonspasdînéseulsàcequejesache.
Paulfaisaittournersansfinsapetitecuillèredanssatasse.—Tuneprendspasdesucredanstoncafé…soufflaArthurenposantsamainsurcelledesonami.Aumilieudelanuitclaire,dansl’intimitédelacuisined’unevieillemaisonauborddel’océan,deux
complicesseregardaientensilence.—Dèsquejerepenseàcettehistoireabsurdequenousavonsvécue,j’aienviedetemettredesgifles
pourteréveillerunebonnefoispourtoutes,ditPaul.Etsituavaislafolied’essayerdelarevoir,qu’est-cequetuluidirais?Quandtum’asracontécequetuvivais,jet’aifaitpasserunscanner…etjesuistonmeilleur ami ! Elle, elle est médecin, si tu lui avais dit la vérité, tu crois qu’elle t’aurait passé lacamisoleavecousanslacagouled’HannibalLecter?Tuasfaitcequetudevaisfaire,etjet’admirepourça.Tuaseulecouragedelaprotégerjusqu’aubout.
—Jecroisqu’ilvautmieuxquej’aillemecoucher,jesuisfatigué,ditArthurenselevant.Ils’éloignaitdéjàdanslecouloirquandPaullerappela,Arthurrepassalatêteparlaporte.—Jesuistonami,tulesais?ditPaul.—Oui!Arthur sortit par la porte arrière et contourna la maison. Il effleura l’armature rouillée de la
balancelleetregardatoutautourdelui.Leslattesduplancherdelavérandaétaientdisjointes,cellesdelafaçadeécailléespar lesbrûluresd’étéet lesembrunssalésd’hiveret le jardinenfricheavait triste
mine.Arthurfrissonnaauventquivenaitdeselever.Ilpritdanssonvestonl’envelopped’unelettrequ’ilavaitcommencéeàParis,surunbanc,placedeFürstenberg, ilenécrivit ladernièrepageet la rangeadanssapoche.
*
LesbrumesduPacifiqueétiraientleurvoiledenuitjusqu’àlaville.AucomptoirdésertduParisian
Coffeequifaisaitfaceàl’entréedesUrgences,Laurenlisaitlemenudujour.—Qu’est-cequevouspouvezencorebienfaireàcetteheuredelanuit,seuleàmonbar?demandale
patronenluiservantunsoda.—Unepause,parexemple?—La soirée a été chargée à en croire le ballet des ambulances ! reprit-il en essuyant ses verres.
C’estbiendesauverlaterreentière,maisvousavezdéjàpenséàavoirunevie?Laurensepenchaversluicommepourluifaireuneconfidence.—Rassurez-moi,jesuisl’objetdetouteslesconversationsouest-cequeFernsteinestvenudînerici
cesoir?—Ilestassislà-bas,avoualerestaurateurendésignantlefonddelasalle.Laurenabandonnasontabouretetallarejoindreleprofesseurdansleboxqu’iloccupait.—Sivouscontinuezàfairecettetête,jeretournedînerseuleaucomptoir,ditLaurenenposantson
verresurlatable.—Asseyez-vousaulieudediredesbêtises.—Vos remontrances devant mon patient hier n’étaient pas indispensables. Par moments vous me
traitezcommesij’étaisvotrepetitefille.—Vousêtesplusqueça,vousêtesmacréature!Aprèsvotreaccidentj’aitoutrecousu…—Mercidem’avoirenlevélesboulonsdechaquecôtéducrâne,professeur.—J’aimieux réussimoncoupqueFrankenstein, saufpour lecaractèrepeut-être.Partageriez-vous
uneassiettedecrêpesavecunvieuxtoubibetbeaucoupdesiropd’érable?—Danscetordre,oui.—Combienavons-noustraitédepatientscettenuit?demandaFernsteinenpoussantsonassiettevers
elle.— Une petite centaine, répondit-elle en se servant une portion généreuse de pancakes. Et vous,
qu’est-ce que vous faites encore ici, vous n’avez quandmêmepas besoin de cumuler les gardes pourarrondirvosfinsdemois?
—Joliscorepourunsamedi,consentitFernstein,labouchepleine.Derrière la vitrine d’un bistrot sans âge, un vieux professeur de médecine et son élève dînaient,
complices,goûtanttousdeuxl’instantderépitqueleuroffraitlafindelanuit.Surletrottoird’enface,leservicedesUrgencesignoreraitleurabsencepourquelquesheuresencore.
Lalumièred’unlampadairequivacillaitdanslaruedésertes’éteignit.Lepetitmatinaucielpâlevenaitdeselever.
*
Arthurs’étaitassoupisurlabalancelle.Lejournaissantenveloppaitleslieuxdedouceur.Ilouvritles
yeuxetregardalamaisonquisemblaitdormir,paisible.Encontrebasl’océanléchaitlesable,achevantson ouvrage de la nuit. La plage avait retrouvé son habit lisse, immaculé. Il se releva et inspira
profondémentl’odeurdumatinfrais.Ilseprécipitaversleperron,traversalecouloirpourgraviràtoutehâtel’escalier.Àl’étage,ArthurtambourinaàlaporteetentraessoufflédanslachambredePaul.
—Tudors?Paulsursautaetseredressad’unbonddanssonlit.IlcherchatoutautourdeluietaperçutArthurdans
l’entrebâillementdelaporte.—Tuvasallerterecoucher,maintenant!Tuvasoublierquej’existejusqu’àcequelapetiteaiguille
deceréveilatteigneunchiffredécent,disonsonzeheures.Alors,etseulementalors,tumereposerastaquestionstupide.
Paulseretournaetsatêtedisparutsouslegrosoreiller.Arthurquittalachambre,ilfitdemi-touraumilieuducouloiretrevintsursespas.
—Tuveuxquej’aillechercherunebaguettepourlepetitdéjeuner?—Dehors!hurlaPaul.
*Lauren actionna la télécommande de la porte de son garage et coupa le contact aussitôt la voiture
garée.Kalidétestait laTriumphet aboyait auxpremièrespétaradesdumoteur.Passantpar le corridorintérieur,ellegravitquatreàquatrelesmarchesdel’escalierprincipaletentradanssonappartement.
Leschiffresdelapenduletteposéesurlacheminéemarquaientlademiedesixheuresdumatin.Kaliabandonnalecanapépourvenirfêtersamaîtresse,Laurenlapritdanssesbras.Aprèscecâlin,lachiennes’enallareprendrelecoursdesanuitsurletapisdecocoaumilieudusalonetLaurenserenditderrièrele comptoir pour infuser une tisane.Un petitmot de samère, fixé à la porte du réfrigérateur par unegrenouille aimantée, l’informait queKali avait dîné et fait sa promenade. Elle enfila une chemise depyjamabientropgrandepourelleetallaseblottirsoussacouette.Elles’endormitaussitôt.
4.
Pauldescenditl’escalier,sonbagageàlamain.Ilpritceluid’Arthurdanslecouloiretl’informaqu’ill’attendaitdehors.Ilallas’installerdanslaFordàlaplacedupassager,regardaautourdeluietsemitàsiffloter.Ilenjambadiscrètementlelevierdevitessesetsefaufiladerrièrelevolant.
Arthurrefermalaported’entréedepuisl’intérieur.IlentradanslebureaudeLili,ouvritleplacardetregardalavaliseencuirnoirquireposaitsur l’étagère. Ileffleuradudoigt lesfermeturesencuivreetdéposal’enveloppecachéedanssapocheavantderemettrelacléenplace.
Ilsortitparlafenêtre.Enremettantlacalequicoinçait lapersienne,ilentenditsamèrequipestaitchaquefoisqu’ilspartaient tousdeuxfairedescoursesenville,parcequ’Antoinen’avait toujourspasréparé ce fichu volet. Et il revit Lili dans le jardin, haussant les épaules et disant qu’après tout lesmaisonsaussiavaient ledroitd’avoirdesrides.Cepetitboutdeboiscontre lapierre témoignaitd’untempsquineseraitjamaistoutàfaitrévolu.
—Pousse-toi!dit-ilàPaulenouvrantlaportière.Ilentradanslavoitureetfronçalenez.—Ilyauneodeurbizarre,non?Arthurdémarra.Unpeuplushautdanslechemin,lavitredePaulsebaissa.Samainapparut,tenant
duboutdesdoigtsunsacenplastiqueausigled’uneboucheriequ’ilabandonnadansunepoubelleàlasortiedudomaine.Ilsétaientpartisbienavantl’heuredudéjeuneretéviteraientainsilesembouteillagesdesretoursdeweek-end.Endébutd’après-midi,ilsseraientàSanFrancisco.
*
Lauren étira ses bras vers le plafond. Elle abandonna son lit et sa chambre à regret. Comme à
l’accoutumée,ellecommençaparpréparerlerepasdesachiennedanslalourdegamelleenterrecuiteetcomposa ensuite son propre plateau. Elle alla s’asseoir dans l’alcôve du salon où le soleil dumatinentraitparlafenêtre.Delà,ellepouvaitadmirerleGoldenGate,tenducommeuntraitd’unionentrelesdeuxrivesdelabaie,lespetitesmaisonsaccrochéessurlescollinesdeSausalitoetmêmeTiburonetsonpetit port de pêche. Seules les cornes de brume des grands cargos en partance, mêlées aux cris desmouettes,venaientrythmerlalangueurdecedimanchematin.
Après avoir dévoré une bonne partie de son copieux petit déjeuner, elle déposa le plateau dansl’évieretserenditdanssasalledebains.Lepuissantjetd’eaudeladouche,quin’effaceraitjamaislescicatricessursapeau,achevadelaréveiller.
—Kali,arrêtedetournerenrondcommeça,jevaist’emmenertepromener.Lauren enroula une serviette autour de sa taille, laissant libres ses seins nus. Elle renonça à tout
maquillage, ouvrit le placard, enfila un jean et un polo, enleva le polo, passa une chemise, enleva lachemiseetremitlepolo.Elleregardasamontre,samèrenelarejoindraitàlaMarinaquedansuneheureetKalis’étaitrendormiesurlecanapéécru.AlorsLaurens’assitàcôtédesachienne,attrapaunépaismanueldeneurochirurgieaumilieudesdossierséparpilléssurlatablebasseetplongeadanssalectureenmâchonnantsoncrayon.
*
LaFord se rangeadevant le 27CervantesBoulevard.Paul prit son sac sur la banquette arrière etdescenditdelavoiture.
—Tuveuxalleraucinémacesoir?dit-ilensepenchantàlaportièred’Arthur.—Impossible,j’aipromismasoiréeàquelqu’un.—Quelqu’unouquelqu’une?s’exclamaPaul,radieux.—Plateautéléentêteàtête!—Maisenvoilàunebonnenouvelle,etavecquisansêtreindiscret?—Tul’es!—Quoi?—Indiscret!Lavoitures’éloignadansFillmoreStreet.Àl’intersectiond’UnionStreet,Arthurmarqual’arrêtpour
laisser passer un camion qui avait atteint le stop avant lui. Un cabriolet Triumph caché derrière laremorqueenprofitapoursefaufilersansmarquerl’arrêt,lavoiturevertedescendaitverslaMarina.Unchien ceinturé sur la place du passager aboyait à tue-tête. Le camion traversa le carrefour et la FordgrimpalacollinedePacificHeights.
*
Lesmouvements saccadésde saqueue témoignaientqueKali étaitheureuse.Elle reniflait legazon
avecbeaucoupdesérieux,cherchantquelanimalavaitbienpufoulerl’herbeavantelle.Detempsàautre,ellerelevaitlatêteetcouraitrejoindresafamille.AprèsavoirtracéquelqueslacetsentrelesjambesdeLaurenetdeMmeKline,elles’enallaitouvrirlarouteetinspecterunautrelopindeterre;lorsqu’elletémoignaitd’unpeutropd’affectionàdescouplesdepromeneurs,ouàleursenfants,lamèredeLaurenlarappelaitàl’ordre.
—Tuasvucommeseshanchesluifontmal,ditLaurenenregardantKalis’éloigner.—Ellevieillit!Nousaussid’ailleurs,situnet’enrendspascompte.—Tuesdemerveilleusehumeur,tuasperdutontournoidebridge?—Tuplaisantes,j’aibattutoutescesvieillesfilles!Jemefaisjustedusoucipourtoi.—Ehbien,c’estinutile,jevaisbien,jefaisunmétierquej’aime,jen’aipresqueplusdemigraines
etjesuisheureuse.—Oui, tuasraison, jedevraisvoir leschosesduboncôté,c’estunebellesemaine, tuasréussià
prendredeuxheurespourt’occuperdetoi,c’estbien!Laurendésignaunhommeetunefemmequimarchaientdevantellessurlajetéedupetitport.—Ilétaitunpeucommeça?demanda-t-elleàsamère.—Qui?—Jenesaispaspourquoi,mais je repenseànouveauà luidepuishier.Etarrêted’esquivercette
conversationchaquefoisquej’abordecesujet.MmeKlinesoupira.—Jen’airienàtedire,machérie.Jenesaispasquiétaitcetypequivenaittevoiràl’hôpital.Il
étaitgentil,trèspoli,sansdouteunpatientquis’ennuyait,heureuxd’êtrelà.—Lespatientsnesepromènentpasdanslescouloirsdel’hôpitalhabillésd’unevesteentweed.Et
puisj’aicontrôlélalistedetouslesgenshospitalisésdanscetteailedubâtimentàcettepériode,aucunneluicorrespondait.
—Tu es allée vérifier une chose pareille ?Ce que tu peux être têtue !Qu’est-ce que tu cherchesexactement?
—Cequetumecachesenmeprenantpouruneidiote.Jeveuxsavoirquiilétait,pourquoiilétaitlàtouslesjours.
—Àquoibon!C’estdupassétoutça.LaurenappelaKaliquis’éloignaitunpeutrop.Lachiennefitdemi-touretregardasamaîtresseavant
derevenirencourantverselle.—Quandjesuissortieducoma,ilétaitlà;lapremièrefoisquej’aipufairebougermamain,ill’a
prisedans la siennepourmerassurer ;aumoindresursautaumilieude lanuit ilétaitencore là…Unmatin,ilm’apromisdemeraconterunehistoireincroyableetiladisparu.
—Cethommeestunprétextepourignorertaviedefemmeetnepenserqu’àtontravail.Tuasfaitdelui une sorte de prince charmant.C’est facile d’aimer quelqu’unque l’onne peut pas atteindre, onneprendaucunrisque.
—C’estpourtantbiencequetuasréussiàfairependantvingtansdevieàcôtédepapa.—Situn’étaispasmafille,jet’auraisdonnéunegifleettunel’auraispasvolée.—Tuesétrange,maman.Jamaistun’asdoutéquejetrouvelaforcedemesortirtouteseuledemon
coma,alorspourquoimefais-tuaussipeuconfiancemaintenantquejesuisenvie?Etsipourunefoisjecessaisd’écoutermonbonsensetma logique,pourentendrecettepetitevoixquimeparleau fonddemoi?Pourquoimoncœurs’emporte-t-ilchaquefoisquejecroislereconnaître?Çanevautpaslapeinedeseposerlaquestion?Jesuisdésoléequepapaaitdisparu,désoléequ’ilt’aittrompée,maiscen’estpasunemaladiehéréditaire.Tousleshommesnesontpasmonpère!
MmeKlineritauxéclats.Elleposalamainsurl’épauledesafilleetlatoisa.—Tuveuxmedonnerdesleçons,toiquin’asjamaisfréquentéquedebravesgarçonsquiteregardent
commelaViergeMarie,unmiracledansleurproprevie!C’estrassurantn’est-cepasdesavoirl’autreincapabledetequitter,quoiquetufasses?Moiaumoinsj’aiaimé!
—Situn’étaispasmamèrec’estmoiquitegifleraismaintenant.MmeKlinepoursuivitsamarche.Elleouvritsonsac,ensortitunpaquetdebonbonsetenoffritunà
safillequilerefusa.—Laseulechosequimetouchedanscequetudis,c’estdeconstaterqu’endépitdelaviequetu
mènes brille encore en toi une toute petite étincelle de romantisme, ce quime désole c’est que tu lagâchesavecunetellenaïveté.Attendrequoi?Sicetypeétaitvraimentl’hommedetavie,ilseraitvenutechercher,mapauvrefille!Personnenel’achassé,iladisparutoutseul.Alorsarrêted’envouloiràlaterreentièreetplusparticulièrementàtamèrecommesic’étaitmoilafautive.
—Ilavaitpeut-êtresesraisons?—Commeuneautrefemmeoudesenfantsparexemple?repritMmeKlined’unevoixsournoise.OnauraitpucroirequeKali enavait assezde la tensionqui régnait entre lamèreet la fille.Elle
ramassaunbâton,leposaaupieddeLaurenetaboyaavecinsistance.Laurensaisitlejouetimproviséetlelançaauloin.
—Tun’asrienperdudetonsavoir-fairepourrendrecouppourcoup.Jenevaispasm’attarder,jedoisrelireundossierpourdemain,ditLauren.
—Tuasdesdevoirsledimanche,àtonâge?Jemedemandequandtuseraslasséedetacourseàlaréussite ! Peut-être t’ennuies-tu àmourir avec ton petit amimais, suis-je bête, tu ne t’ennuies jamaispuisquejustementledimanchetudorsoutufaistesdevoirs!
Laurensecampadevantsamèreavecuneirrésistibleenviedel’étrangler.—L’hommedemavieserafierquej’aimemonmétieretilnecompterapasmesheures!Lacolèrefroidefaisaitsaillirdepetitesveinessoussestempes.—Demainmatin,nousallonsessayerd’enleverunetumeurdanslecerveaud’unepetitefille,reprit
Lauren.Ditcommeça,çaapeut-êtrel’aird’untrucderiendutoutmaisimagine-toiquecettetumeurlarendaveugle.Alorsàlaveilledel’interventionj’hésitaisentreallervoirunbonfilmetroulerdespellesàRobertenbouffantdupop-cornoubienréviseràfondlaprocédurepourdemain!
Laurensifflasachienne.Ellequittalapromenadequilongeaitleportdeplaisanceetsedirigeaversleparking.
Lachiennepritsaplacesurlesiègeavantdroit,Laurenbouclalaceinturedesécuritéàsonharnaisetla Triumph quitta Marina Boulevard dans un concert d’aboiements. Elle bifurqua dans Cervantes etremontaFillmore.AucroisementdeGreenwich,Laurenralentit,hésitantàs’arrêterpourlouerunfilm.Elle rêvait de revoirCaryGrant etDeborahKerr dansElle et lui, et puis repensant à samatinée dulendemain,elleenclenchalasecondeetaccéléraenpassantdevantunevieilleFord1961quiétaitgaréedevantlevidéoclub.
*
Arthurétudiaitunàunlestitresdelasection«Artsmartiaux».—Jevoudraisfaireunesurpriseàuneamiecesoir,quepourriez-vousmeconseiller?demanda-t-ilà
l’employé.Levendeurdisparutderrièresoncomptoirpourenressortirtriomphantavecunpetitcartondansles
bras.Ilouvritl’emballaged’untraitdecutteretprésentaunfilmàArthur.—LaFureurdudragonenéditioncollector!Ilyatroisscènesdecombatsinédites!Ilestarrivé
hier,aveccelui-làvousallezlarendredingue!—Vouscroyez?—BruceLeeestunevaleursûre,elleestforcémentgroupie!Levisaged’Arthurs’éclaira.—Jeleprends!—Votreamien’auraitpasunesœur,parhasard?Il quitta le vidéoclub, ravi. La soirée s’annonçait bien. En chemin, il fit une courte halte chez le
traiteur,choisitentréesetplats,plusappétissantslesunsquelesautres,etrentrachezluilecœurléger.IlgaralaForddevantlepetitimmeubleaucroisementdePacificetdeFillmore.
Aussitôtlaportedesonappartementrefermée,ilposalepaquetdesescoursessurlecomptoirdelacuisine,allumalachaînestéréo,inséraundisquedeFrankSinatraetsefrottalesmains.
Lapiècebaignaitdanslalumièrerougedecesoird’été.Chantantàtue-têtel’airdeStrangersintheNight,Arthurdressaitunélégantcouvertpourdeuxsurlatablebassedusalon.Ildébouchaunebouteilledemerlot1999,réchauffalegratindelasagnesetdisposalesassortimentsd’entréesitaliennesdansdeuxassiettesenporcelaineblanche.Enfinprêt, il traversa le living-room,sortit sur lepalieren laissant laporte de son appartement entrouverte et traversa le couloir. Il tambourina à la porte et entendit serapprocherlespaslégersdesavoisine.
—Jesuissourdemaispasàcepoint-là!ditlavieilledameenl’accueillantavecungrandsourire.—Vousn’aviezpasoubliénotresoirée?demandaArthur.—Tuplaisantes!—Vousn’emmenezpasvotrechien?—Pablodortàpoingsfermés,ilestaussivieuxquemoi,tusais.—Vousn’êtespassivieille,MissMorrison.—Si,si,crois-moi!dit-elleenl’entraînantparlebrasdanslecouloir.ArthurinstallaconfortablementMissMorrisonetluiservitunverredevin.
—J’aiunesurprisepourvous!dit-ilenprésentantlapochettedufilm.LedélicieuxvisagedeMissMorrisons’illumina.
—Lascènedecombatsurleportestunmorceaud’anthologie!—Vousl’avezdéjàvu?—Uncertainnombredefois!—Etvousn’enêtespaslassée?—TuasdéjàvuBruceLeetorsenu?
*Kaliselevad’unbond,elleattrapasalaissedanslagueuleetcommençaàtournerenronddansle
salonenremuantlaqueue.Lauren était lovée sur le canapé, en peignoir et grosses chaussettes de laine. Elle abandonna sa
lecture pour suivre d’un regard amusé Kali qui faisait les « cent pattes », referma le traité deneurochirurgieetembrassatendrementlatêtedesachienne.«Jem’habilleetonyva.»
Quelquesminutes plus tardKali gambadait dansGreenStreet ; un peu plus loin, sur le trottoir deFillmore,unjeunepeuplieravaitl’airdesentirdrôlementbon,Kaliyentraînasamaîtresse.Laurenétaitsongeuse,leventdusoirlafitfrissonner.
L’intervention du lendemain l’inquiétait, elle pressentait que Fernstein lamettrait aux commandes.Depuisqu’ilavaitdécidédeprendresaretraiteàlafindel’année,levieuxprofesseurlasollicitaitdeplusenplus,commes’ilcherchaitàaccélérersaformation.Toutàl’heureenrentrant,àlalumièredesalampedechevet,ellereliraitsesnotes,encoreetencore.
*
MissMorrisonétaitraviedesasoirée.Danslacuisine,elleessuyaitlesassiettesqu’Arthurlavait.—Jepeuxteposerunequestion?—Toutescellesquevousvoulez.—Tun’aimespaslekaraté,etnemedispasqu’unjeunehommecommetoin’atrouvéqu’unevieille
femmedequatre-vingtsanspourpartagersondimanchesoir.—Iln’yavaitpasdequestiondanscequevousvenezdedire,MissMorrison.Lavieilledameposasamainsurcelled’Arthuretfitlamoue.—Ohsi,ilyavaitunequestion!Elleétaitinduiteettul’astrèsbiencomprise.Etpuisarrêteavec
tonMissMorrison,appelle-moiRose!—J’aimepassercedimanchesoirenvotrecompagniepourrépondreàvotrequestioninduite.—Toi,mongrand,tuaslatêtedequelqu’unquisecacheàl’abridelasolitude!ArthurdévisageaMissMorrison.—Voulez-vousquejepromènevotrechien?—C’estunemenaceouunequestion?repritRose.—Lesdeux!MissMorrisonallaréveillerPabloetluipassasoncollier.—Pourquoil’avez-vousappeléainsi?demandaArthursurlepasdelaporte.Lavieilledamesepenchaàsonoreillepourluiconfierquec’étaitleprénomduplusmémorablede
sesamants.—…J’avaistrente-huitans,luicinqdemoinsoudixpeut-être?Àmonâgelamémoirefaitdéfaut,
quandçanousarrange.L’originalétaitunsublimeCubain.IldansaitcommeundieuetilétaitbienpluséveilléqueceJackRussell,crois-moisurparole!
—Jevouscroisvolontiers,ditArthur,entirantsurlalaissedupetitchienquifreinaitdetoutessespattesdanslecouloir.
—Ah,LaHavane!soupiraMissMorrisonenrefermantsaporte.ArthuretPablodescendaientFillmoreStreet.Lechiens’arrêtaaupiedd’unpeuplier.Pouruneraison
qui échappait totalement àArthur, l’arbre éveillait soudain chez l’animalunvif intérêt.Arthurmit sesmains dans ses poches et s’adossa au muret, laissant Pablo profiter de ce rare moment d’éveil. Sontéléphoneportablevibradanssapoche,ildécrocha.
—Tupassesunebonnesoirée?demandaPaul.—Excellente.—Etlà,qu’est-cequetufais?—Àtonavis,Paul,combiendetempsunchienpeut-ilresteràreniflerlepiedd’unarbre?—Jevaisraccrocher,ditPaulperplexe,jevaisviteallermecoucheravantquetumeposesuneautre
question!
*Àdeuxblocsdelà,audeuxièmeétaged’unepetitemaisonvictorienneperchéesurGreenStreet,la
lumièredelachambred’unejeuneneurochirurgiennes’éteignit.
5.
Le réveil posé sur la tabledenuit tiraitLaurend’un sommeil si profondqu’il lui était douloureuxd’ouvrir les yeux.La fatigue accumulée au long de l’année la plongeait certainsmatins dans l’humeurgrisedespremièresheuresdu jour. Iln’étaitpasencoreseptheuresquandellegarasaTriumphsur leparkingdel’hôpital.Dixminutesplustard,vêtuedesablouse,elleabandonnaitlerez-de-chausséedesUrgenceset se renditchambre307.Lepetit singe reposait sous lecouprotecteurd’unegirafe.Unpeuplus loin,unoursblancveillait sur eux.Les animauxdeMarciadormaient encore sur le rebordde lafenêtre.Laurenregardalesdessinsaccrochésaumur,habilespouruneenfantquidepuisquelquesmoisnevoyaitquedemémoire.
Laurens’assitsurlelitetcaressalefrontdeMarcia,quis’éveilla.—Coucou,ditLauren,c’estlegrandjour.—Pasencore,réponditMarciaenouvrantlespaupières.Pourl’instantc’estencorelanuit.—Pluspourlongtemps,machérie,pluspourlongtemps.Onvavenirtecherchertrèsbientôtpourte
préparer.—Turestesavecmoi?demandaMarcia,inquiète.—Jedoisallermeprépareraussi,jeteretrouveraiàl’entréedubloc.—C’esttoiquivasm’opérer?—J’assisteleprofesseurFernstein,celuiquialavoixtrèsgravecommetudis.—Tuaspeur?questionnalapetitefille.—Tum’asprisedevitesse,c’estmoiquivoulaisteposerlaquestion.L’enfantditqu’ellen’avaitpaspeur,puisqu’elleavaitconfiance.—Jemonteetjeteretrouvetrèsbientôt.—Cesoirj’auraigagnémonpari.—Qu’as-tuparié?—J’aidevinélacouleurdetesyeux,jel’aiécritesurunpapier,ilestpliédansletiroirdematable
denuit,nousl’ouvrironstouteslesdeuxaprèsl’opération.—Jetelepromets,ditLaurenenpartant.Marcia se pencha, ignorant totalement la présence deLaurenqui s’était retournée sur le pas de la
portepourlaregarder,silencieuse.L’enfantglissasoussonlit.—Jesaisbienquetut’escachéquelquepart,maistun’asaucuneraisond’avoirpeur,ditlapetite
fille.Samaintâtaitlesol,àlarecherched’unepeluche.Sesdoigtseffleurèrentlafourrureduhibou,elle
l’installafaceàelle.— Tu dois sortir d’ici, tu n’as aucune raison d’avoir peur de la lumière, dit-elle. Si tu me fais
confiancejetemontrerailescouleurs;tuasconfianceenmoi,n’est-cepas?Maintenantc’estchacunsontour,tucroisquejen’avaispaspeurdunoir,moi?Tusais,c’estdifficiledetedécrirelejour,c’estjustebeau.Jepréfèrelevert,maisj’aimebienlerougeaussi,lescouleursontdesodeurs,c’estcommecelaqu’onlesreconnaît,attends,nebougepas,jevaistemontrer.
Lapetitefillesortitdesonabrietsedirigeadumieuxqu’ellelepouvaitverssatabledenuit.Ellepritunecoupelleetunverrequ’elleavaitcachéslà.Unefoisréinstalléesouslesommier,elleprésentafièrementunefraiseàsonhibouetditd’unevoixdéterminée«voilàlerouge»«etpuisçac’estlevert»,dit-elleenavançantleverredementhe.«Tuvois,commelescouleurssententbon!Situveux,tupeux
goûter,moijen’aipasledroit,c’estàcausedel’opération,jedoisavoirleventrevide.»Laurenavançaverslelit.—Àquiparles-tu?demanda-t-elleàMarcia.—Jesavaisquetuétaislà.Jeparleàunami,maisjenepeuxpastelemontrer,ilsecachetoutle
tempsparcequ’ilapeurdelalumièreetqu’ilapeurdesgensaussi.—Comments’appelle-t-il?—Emilio!Maistoitunepeuxpasentendrecequ’ildit.—Pourquoi?—Tunepeuxpascomprendre.Laurens’agenouilla.—Jepeuxvenirsouslelitavectoi?—Situn’aspaspeurdunoir.Lapetitefilles’écartaetlaissaLaurensefaufilersouslesommier.—Jepeuxl’emmeneravecmoilà-haut?—Non,c’estunvieux règlement idiot, lesanimauxne sontpasadmisdans les sallesd’opération,
maisnet’inquiètepas,unjourtoutcelachangera.
*Lajournées’annonçaitradieuse.Arthuravaitpréférémarcherjusqu’àsoncabinetd’architecturesur
JacksonStreet.Paull’attendaitdanslarue.—Alors? luidemandaPauldont levisagehilarevenaitd’apparaîtredans l’entrebâillementde la
porte.—Alorsquoi?interrogeaArthurenappuyantsurleboutondelamachineàcafé.—Combiendetempspourlechien?—Vingtminutes!—J’envietessoirées,monvieux!J’aieunosdeuxamiesdeCarmelautéléphone,ellessontrentrées
etassezpartantespourundîneràquatrecesoir,amèneletoutousituaspeurdet’ennuyer.Paultapotasurlecadrandesamontre,ilétaittempsdepartir.Tousdeuxavaientrendez-vouschezun
importantclientdeleurétude.
*Lauren entra dans le sas de stérilisation. Bras tendus, elle enfila la blouse que lui présentait une
infirmière.Unefoispasséeslesmanches,ellenoualescordonsdanssondosetavançaverslavasqueenacier.Letracauventre,lajeuneneurochirurgiennecommençalenettoyageminutieuxdesesmains.Aprèslesavoirséchées,l’infirmièreluisaupoudralespaumesdetalcetouvritunepairedegantsstérilesqueLaurenpassaaussitôt.Lecalotbleupâleposésursatête,lemasquesursabouche,elleinspiraàfondetentradanslasalled’opération.
Assisderrièresonpupitre,AdamPeterson,spécialisteenneuro-imageriefonctionnelle,contrôlaitlebon fonctionnement du système d’échographie préopératoire. Les clichés IRM du cerveau deMarciaétaientdéjàdanslamachine.Encomparantcesimagesàcellesquiseraientacquisesentempsréelparl’échographe, l’ordinateur pourrait établir avec précision la portion de la tumeur enlevée au cours del’opération.
*Au fil du processus, le système d’imagerie renseigné par Adam délivrerait de nouvelles images,
révisées, du cerveau de la petite fille. Le professeur Fernstein entra quelques minutes plus tard,accompagnédesonconfrère,ledocteurRichardLalonde,quiavaitfaitledéplacementdepuisMontréal.
LedocteurLalondesalua l’équipe, s’installaderrière l’appareildeneuronavigationetensaisit lesdeux poignées. Manipulés savamment par le chirurgien, les bras mécaniques couplés à l’ordinateurprincipaltrancheraientaumillimètreprèslamassetumorale.Toutaulongdel’intervention,laprécisionde l’acte chirurgical serait critique. Une infime déviation de trajectoire pouvait priver Marcia de laparole ou de la capacité demarcher, et, à l’inverse, un excès de prudence rendrait l’opération vaine.Silencieuseetconcentrée,Laurenrevoyaitdanssatêtechaquedétaildelaprocédurequinetarderaitpasàdébuteretpourlaquelleellesepréparaitsansrelâchedepuisplusieurssemaines.
Apprêtée dans une salle voisine, Marcia arriva enfin au bloc, allongée sur un lit civière. Lesinfirmièresl’installèrentavecbeaucoupd’attentionsurlatabled’opération.Lapochedeperfusionreliéeàsonbrasfutsuspendueàlaperche.
Norma, ladoyennedes infirmièresde l’hôpital, racontaàMarciaqu’ellevenaitd’adopterunbébépanda.
—Etvousl’avezramenécomment?Vousavezeuledroit?demandaMarcia.—Non,réponditNormaenriant,ilvaresterchezlui,enChine,maisc’estnousquidonnonsdequoi
lesoignerjusqu’àcequ’ilpuisseêtresevré.Normaajoutaqu’ellen’avaitpasréussiàtrouverunprénomàl’animal;quelnomfallait-ildonnerà
unpanda?Pendantquelapetitefilleréfléchissaitàlaquestion,Normarelialespastillescolléessursonthorax
àl’électrocardiographeetlemédecinanesthésistepiquauneminusculeaiguilleàsonindex.Cettesondeluipermettraitdecontrôlerentempsréellasaturationdesgazsanguinsdesapatiente.Ilfituneinjectiondans la poche de perfusion et assura à Marcia qu’elle pourrait réfléchir au nom du panda aprèsl’opération, il fallait maintenant compter avec lui jusqu’à dix. L’anesthésique descendit le long ducathéteretpénétradanslaveine.Marcias’endormitentreleschiffresdeuxettrois.Leréanimateurvérifiaaussitôt les constantes vitales sur les différentsmoniteurs. Norma referma le cerclage sur le front deMarciaafindeprévenirtoutmouvementdesatête.
Tellechefd’unorchestresavant,leprofesseurFernsteinfituntourd’horizondesonéquipe.Depuissonposte,chaqueintervenantréponditqu’ilétaitprêt.FernsteindonnalesignalaudocteurLalondeetcedernierappuyaalorssurlespoignéesdel’appareildeneuronavigation,sousleregardattentifdeLauren.
L’incision initiale fut pratiquée à 9 h 27, un voyage de douze heures dans les régions les plus
profondesducerveaud’uneenfantvenaitdedébuter.
*LeprojetprésentéparPauletArthursemblaitplaireàleursclients.Lesdirecteursduconsortiumqui
lesfaisaientconcourirpour laréalisationd’unnouveausiègesocialétaientréunisautourdel’immensetableenacajoudelasalleduconseil.Aprèsqu’Arthureutdétaillétoutelamatinéelesperspectivesdufuturhalld’entrée,cellesdesespacesderéunionetdespartiescommunes,Paulpritlarelèveàmidi.Ilcommentaitdessinsettableauxprojetéssurunécranderrièresondos.Lorsquelapenduleaccrochéeaumurdelasalleindiquaseizeheures,leprésidentdeséanceremercialesdeuxarchitectespourletravail
qu’ils avaient accompli. Les membres du directoire se réuniraient d’ici à la fin de la semaine pourdéciderlequeldesdeuxprojetsfinalistesremporteraitlemarché.
Arthur et Paul se levèrent et saluèrent leurs hôtes avant de prendre congé.Dans l’ascenseur, Paulbâillalonguement.
—Jecroisqu’ons’enestbientiré,non?—Probablement,réponditArthuràvoixbasse.—Quelquechosetetracasse?questionnasonami.—Tucroisqu’ilsvendentdeslaissesextensibleschezMacy’s?Paullevabrasetyeuxauciel.Lasonnetteretentitetlesportesdelacabines’ouvrirentautroisième
sous-solduparking.Avantdeprendreplacederrièrelevolant,Paulfitquelquesflexions.—Jesuisvidé,dit-il.Desjournéescommeçasonttropcrevantes.Arthurentradanslavoituresansfairedecommentaire.
*Le rythme cardiaque de Marcia était stable. Fernstein demanda l’augmentation progressive de
l’anesthésie. Une deuxième série d’échographies confirma que l’exérèse suivait son cours normal.Millimètreparmillimètre, lesbrasélectroniquesmanipuléspar ledocteurLalonde taillaient la tumeursituée dans le lobe occipital du cerveau de Marcia et remontaient les coupes vers la surface. À laquatrièmeheure,illevalatête.
—Relève!demandalechirurgiendontlesyeuxavaientatteintleseuillimitedefatigue.FernsteinfitsigneàLaurendes’asseoirdevantl’appareil.Elleeutunmomentd’hésitationettrouva
laforcequiluimanquaitdansleregardapaisantdesonprofesseur.Millefoiselleavaitrépétécesgestesaucoursdesimulations,maisaujourd’huiuneviedépendaitdesaperformance.
Dès qu’elle fut aux commandes, le trac disparut. Lauren rayonnait. Du bout de deux pinces, elletouchaitàunrêve.
Sonmaniementétaitexcellent,sonhabiletéprobante.Toutel’équipelaregardaitàl’œuvreetNormasutliredanslesyeuxduprofesseurlafiertéqu’ilressentaitpoursonélève.
Laurenopérasansrelâchejusqu’àlaseptièmeheure.Quandellesouhaitaêtreremplacéeàsontour,l’ordinateurindiquaitquel’exérèseétaitaccomplieàsoixante-seizepourcent.Lalonderepritsaplace.D’unclind’œil,ilcongratulasajeunecollèguepoursaperformance.
*
—Jetedéposeaubureauetjefileàlamaison,ditPaul.—Laisse-moisurUnionSquare,jedoisfaireunecourse.—Jepourraissavoirpourquoituveuxacheterunelaissealorsquetun’aspasdechien?—Pouruneamie!—Rassure-moi,elleaunchienaumoins?—Elleasoixante-dix-neufanssicelapeuttetranquilliser.—Pasvraiment,soupiraPaulenserangeantlelongdutrottoirdevantlegrandmagasinMacy’s.—Oùseretrouve-t-onpournotredîner?demandaArthurendescendantdelavoiture.—AuCliff House, à vingt heures, et fais un effort, on ne peut pas dire que tu aies brillé par ta
courtoisieladernièrefois.Tuasunedeuxièmechancedefaireunepremièrebonneimpression,essaiede
nepaslarater!Arthur regarda le cabriolet s’éloigner, il jeta un coup d’œil à la vitrine et entra dans la porte à
tambourdugrandmagasin.
*L’anesthésisteremarqual’inflexiondutracésurlemoniteur.Ilvérifiaaussitôtlasaturationsanguine.
L’équipenota lechangementquivenaitde s’opérer sur les traitsdumédecin.Son instinctvenaitde lemettreenalerte.
—Vousavezunsaignement?interrogea-t-il.—Rienàl’imagepourl’instant,ditFernsteinensepenchantsurlemoniteurdudocteurPeterson.—Quelquechosenevapas!affirmal’anesthésiste.—Jerefaisuneécho,repritlespécialisteenchargedel’imagerie.L’atmosphèresereinequirégnaitdansleblocopératoirevenaitsoudaindedisparaître.—Lapetiteplonge!repritsèchementledocteurCobblerenaugmentantledébitd’oxygène.Laurensesentitimpuissante.EllefixaFernsteinduregardetcompritdanslesyeuxduprofesseurque
lasituationétaitenpassededevenircritique.—Prenezsamain,luimurmurasonpatron.—Quefait-on?demandaLalondeàFernstein.—Oncontinue!Adam,quenousditl’échographie?—Pasgrand-chosepourl’instant,réponditlemédecin.—J’aiundébutd’arythmie,indiquaNormaenavisantl’électrocardiographequiclignotait.RichardLalondetaparageusementduplatdelamainsursaconsole.—Dissectionsurl’artèrecérébralepostérieure!énonça-t-ilsèchement.Touslesmembresdel’équipeseregardèrent.Laurenretintsonsouffleetfermalesyeux.Il était dix-septheuresvingt-deux.Enuneminute, laparoi endommagéede l’artèrequi irriguait la
partiepostérieureducerveaudeMarciasedéchirasurdeuxcentimètres.Sous lapressiondusangquijaillit en trombe, la déchirure s’allongea encore.La vague qui déferlait par la plaie béante envahit lacavité crânienne. En dépit du drain que Fernstein implanta aussitôt, le niveau ne cessa de monter àl’intérieurducrâne,noyantlecerveauàunevitessefulgurante.
À dix-sept heures vingt-sept, sous les yeux impuissants de quatremédecins et infirmières,Marciacessa de respirer pour toujours.Lamainde la petite fille queLauren retenait dans la sienne s’ouvrit,commepourlibérerunultimesouffledeviequ’elleauraitcachéaucreuxdesapaume.
Silencieuse, l’équipe sortitdublocopératoireet sedispersadans lecouloir.Personnen’ypouvaitrien. La tumeur, dans sa malignité, avait caché aux appareils les plus sophistiqués de la médecinemodernel’anévrismed’unepetiteartèredanslecerveaudeMarcia.
Lauren resta seule, retenant quelque temps encore les doigts inertes de la petite fille. Normas’approchaetdesserralesdoigtsdelamaindelajeuneneurochirurgienne.
—Venezmaintenant.—J’avaispromis,murmuraLauren.—C’estbienlaseuleerreurquevousaurezcommiseaujourd’hui.—OùestFernstein?demanda-t-elle.—Iladûallervoirlesparentsdelapetite.—J’auraisvoululefaire,moi.—Jecroisquevousavezeuvotrecompted’émotionspouraujourd’hui.Etsijepeuxmepermettreun
conseil,avantderentrerchezvous,alleztraînerdansungrandmagasin.—Pourquoifaire?—Pourvoirdelavie,pleindevies!LaurencaressalefrontdeMarciaetrecouvritlesyeuxdel’enfantdudrapvert;ellequittalasalle.Norma la regardait s’éloigner dans le couloir. Elle hocha la tête et éteignit le bloc de lumière
suspenduau-dessusdelatabled’opération,lapièceplongeadanslapénombre.
*Arthuravaittrouvésonbonheurautroisièmeétagedugrandmagasin:lalaisseàenrouleurquiferait
lajoiedeMissMorrison.Lesjoursgris,ellepourraitrestersousl’auventdel’immeubleàl’abridelapluietandisquePabloiraitvaqueràsongrédanslecaniveau.
Ilquittalacaissecentraleoùilvenaitderéglersonachat;encheminunefemmequichoisissaitdespyjamaspourhommesluiadressaunsourire,Arthurleluirenditetsedirigeaversl’escalator.
Sur l’escaliermécanique,unemaindélicateseposasursonépaule.Arthurseretournaet lafemmedescenditunemarchepourserapprocherdelui.
Detoutessesliaisonsamoureuses,iln’yenavaitqu’unequ’ilregrettaitd’avoirvécue…—Nemedispasquetunem’aspasreconnue?demandaCarol-Ann.—Pardonne-moi,j’étaisailleurs.—Jesais,j’aiapprisquetuvivaisenFrance.Tuvasmieux?demandasonexd’unaircompatissant.—Oui,pourquoi?—J’aiaussiapprisquecettefillepourlaquelletum’avaisquittée…enfinj’aisuquetuétaisveuf,
quelletristesse…—Dequoiparles-tu?répliquaArthurperplexe.—J’aicroiséPauldansuncocktaillemoisdernier.Jesuisvraimentdésolée.—J’aiétéravidetecroisermaisjesuisunpeuenretard,repritArthur.Il voulut descendre quelquesmarchesmaisCarol-Ann agrippa son bras et luimontra fièrement la
baguequibrillaitàsondoigt.—Nouscélébronslasemaineprochainenotrepremièreannéedemariage.TutesouviensdeMartin?— Pas très bien, répondit Arthur en contournant la rambarde pour emprunter l’escalator qui
descendaitverslepremierétage.—Tun’aspaspuoublierMartin!Capitainedel’équipedehockey!leréprimandaCarol-Annavec
beaucoupdefierté.—Ahoui,ungrandtypeblond!—Trèsbrun.—Brun,maisgrand?—Trèsgrand.—Voilà,ditArthurenregardantleboutdeseschaussures.—Alorstun’astoujourspasrefaittavie?demandaCarol-Annl’aircompatissant.—Si!Faitetpuisdéfait,laviequoi!ditArthurdeplusenplusexaspéré.—Tunevaspasmedirequ’ungarçoncommetoiesttoujourscélibataire?—Non,jenevaispasteledireparcequetul’aurasprobablementoubliédansdixminutesetçan’a
pasgrandeimportance,marmonnaArthur.Nouvellerambarde,nouvelespoirqueCarol-Annaitd’autrescoursesàfaireàcetétage,maisellele
suivitverslerez-de-chaussée.
— J’ai plein d’amies célibataires ! Si tu viens à notre fête d’anniversaire je te présenterai à laprochainefemmedetavie.Jesuisuneextraordinairemarieuse,j’aiundonpoursavoirquivaavecqui.Tuaimestoujourslesfemmes?
—J’enaimeune!Jeteremercie,cefutunplaisirdeterevoiretmesamitiésàMartin.ArthursaluaCarol-Annets’échappaàviveallure.Ilpassaitdevantlerayond’unemarquefrançaise
decosmétiquesquandunsouvenirresurgit,aussidouxqueceparfumévadéd’unflaconquemanipulaitlavendeusedevantsacliente.Ilfermalesyeuxetsesouvintd’unjouroùilmarchaitdanscetteallée,fortd’unamourinvisibleetcertain.Àcemoment,ilétaitheureuxcommeilnel’avaitjamaisétédesavie.Ils’engouffradanslaporteàtambour.
Le tourniquet l’abandonna sur le trottoir d’UnionSquare.Lemannequin dans la vitrine portait unerobedusoir,éléganteetcintréeàlataille.Lafinemainenboispointaitd’undoigtnonchalantlepassantdelarue.Danslesrefletsorangésdusoleil,lachaussuresemblelégère.Arthurestimmobile,absent.Iln’entendpasleside-carquiarrivedanssondos.LepiloteenaperdulecontrôledansleviragedePolkStreet,l’unedesquatreruesquibordentlagrandeplace.Lamototented’éviterlafemmequitraverse,sepenche,zigzague,lemoteurrugit.Danslarue,lesgenspaniquent;unhommeencompletsejetteàterrepour esquiver l’engin, un autre recule et trébuche en arrière, une femme crie et s’abrite derrière unecabine téléphonique. Le side-car poursuit sa course folle. La nacelle franchit le parapet, arrachant unpanneau,mais le parcmètre qu’elle heurte est solidement ancré dans le sol et la sépare, d’une sectionfranche,delamoto.Plusriennelaretient,ellealaformed’unobusetpresquesavitesse,ellefiledroitdevant.Lorsqu’elle atteint les jambesd’Arthur elle le soulèveet leprojette en l’air.Le temps sembleprendresonaiseet s’étire toutàcoupcommeun longsilence.L’avant fuseléde lamachinepercute leverre.L’immensevitrineexploseenunemyriaded’éclats.Arthurrouleausoljusqu’aubrasdumannequindésormaisallongésurletapisdeverre.Unvoiles’estposésursesyeux,lalumièreestopaque,saboucheaprislegoûtferreuxdusang.Danslatorpeurquil’envahitilvoudraitdireauxgensquecen’estqu’unbêteaccident.Lesmotssontbloquésdanssagorge.
Ilveutselevermaisc’esttroptôtencore.Sesgenouxvacillentunpeu,etcettevoixquicriesifortderesterallongé.Lessecoursvontvenir.
Paulserafurieuxs’ilestenretard. Il fautallerpromener lechiendeMissMorrison,noussommesdimanche?Non,peut-êtrelundi?Ildoitrepasseràl’agencesignerlesplans.Oùestleticketduparking?Sapocheestcertainementdéchirée,ilavaitlamaindedans,elleestmaintenantsoussondosetluifaitunpeumal.Nepassefrotterlatête,tousceséclatsdeverresontcoupants.Lalumièreestaveuglante,maislessonsreviennentpeuàpeu.L’éblouissements’estompe.Ouvrirlesyeux.C’estlevisagedeCarol-Ann.Ellenevadoncpaslelâcher,ilneveutpasqu’onluiprésentelafemmedesavie,illaconnaîtdéjàbonsang!Ildevraitporterunealliancepourqu’onluifoutelapaix.Toutàl’heureilretourneraenacheterune.Pauldétesteraça,maisluiçal’amuserabeaucoup.
Auloinunesirène,ilfautabsolumentseredresseravantquel’ambulancearrive,ilestinutiledelesinquiéter,iln’amalnullepart,peut-êtreunpeudanslabouche,ils’estmordulajoue.Cen’estpasgravela joue,c’estdésagréableàcausedesaphtesmaiscen’estvraimentpasgrave.Quellebêtise,savestedoitêtrefichue,Arthuradorecettevesteentweed.Sarahtrouvaitqueletweedfaisaitvieux,maisilsemoquaitdecequepensaitSarah,elleportaitlesescarpinslesplusvulgairesdelaterreavecdesboutsbientroppointus.C’estbiend’avoirditàSarahquecettenuitpasséeensembleétaitaussiunaccident,ilsn’étaientpasfaitsl’unpourl’autre,cen’étaitlafautedepersonne.Est-cequelemotardvabien?C’estsûrementcethommeaveclecasque.Ilal’airdes’enêtrebientiréavecsonaircontrit.
« Je vais tendre lamain à Carol-Ann, elle racontera à toutes ses amies qu’ellem’a sauvé la viepuisquec’estellequim’auraaidéàmerelever.»
—Arthur?—Carol-Ann?— J’étais certaine que c’était toi aumilieu de cette épouvantable catastrophe, dit la jeune femme
affolée.Il épousseta calmement les épaules de sa veste, arracha le morceau de poche qui pendouillait
tristement,secoualatêtepoursedébarrasserdeséclats.—Quellepeur!Tuaseubeaucoupdechance,repritCarol-Annd’unevoixperchée.Arthurladévisagea,l’airgrave.— Tout est relatif, Carol-Ann. Ma veste est foutue, j’ai des coupures partout et j’enchaîne les
rencontresdésastreuses,mêmelorsquejevaisjusteacheterunelaisseàmavoisine.—Unelaisseàtavoisine…Tuaseubeaucoupdechancedesortirpresqueindemnedecetaccident!
s’indignaCarol-Ann.Arthur la regarda, il adopta un air pensif, tentant dumieux qu’il le pouvait de rester civilisé. Ce
n’étaitpasseulementlavoixdeCarol-Annquil’agaçait,toutenelleluiétaitinsupportable.Ilessayaderetrouverunsemblantd’équilibreetparlad’untonvolontaireetcalme.
—Tuasraison,jenesuispastrèsjuste.J’aieulachancedetequitter,puisderencontrerlafemmedemavie,mais elle était dans le coma !Sapropremèrevoulait qu’on l’euthanasie,mais j’ai euunechancefolleparcequemonmeilleuramiabienvoulumedonneruncoupdemainpourallerlakidnapperàl’hôpital.
Inquiète,Carol-Annfitunpasenarrière,Arthurunpasenavant.—Qu’est-cequetuveuxdirepar«allerlakidnapper»?demanda-t-elled’unevoixtimideenserrant
sonsaccontresapoitrine.—Nousavonsvolésoncorps!C’estPaulquiasubtilisél’ambulance,c’estpourcelaqu’ilsesent
obligéderaconteràtoutlemondequejesuisveuf;maisenfaitCarol-Ann,jenesuisquedemi-veuf!C’estungenretrèsparticulier.
Lesjambesd’Arthurmanquaientdeforce,ilchancelalégèrement,Carol-AnnvoulutlesoutenirmaisArthurseredressaseul.
—Non,lavraiechance,c’estqueLaurenpouvaitm’aideràlamaintenirenvie.C’estquandmêmeunavantaged’êtremédecinquandtoncorpsettonespritsedissocient.Tupeuxt’occuperdetoi-même!
La bouche de Carol-Ann s’entrouvrit à la recherche d’un peu d’air. Arthur n’avait nul besoin dereprendre souffle, juste de l’équilibre. Il s’accrocha à lamanchedeCarol-Annqui sursauta et poussaaussitôtuncri.
—Etpuiselles’estréveillée,etfinalementçaaussi,c’étaitunesacréechance!Alorsvoilà,Carol-Ann,tuvois,lavraiechance,cen’étaitpasnotrerupture,cen’étaitpascemuséeàParis,cen’étaitpasleside-car,c’étaitelle,lavraiechancedansmavie!dit-ilépuisé,ens’asseyantsurlacarcassedel’engin.
Lefourgonflambantneufducentrehospitaliervenaitdeserangerlelongdutrottoir.Lechefd’équipeseprécipitaversArthur,queCarol-Annfixait,béate.
—Çava,monsieur?demandalesecouriste.—Pasdutout!affirmaCarol-Ann.Lesecouristelepritparlebrasetvoulutl’accompagnerversl’ambulance.—Toutvabien,jevousassure,ditArthurensedégageant.—Ilfautsuturercetteplaiesurvotrefront, insistal’ambulancieràquiCarol-Annfaisaitdegrands
signespourqu’ilembarqueArthurauplusvite.—Jen’aimalnullepart,jemesenstrèsbien,soyezgentil,laissez-moirentrerchezmoi.—Avectoutceverreéparpillé,ilestfortprobablequevousayezdesmicro-éclatsdanslesyeux.Je
doisvousemmener.Fatigué,Arthurselaissafaire.Lesecouristel’allongeasurlacivière.Ilrecouvritsesyeuxdedeux
gazes stériles, tant qu’ils ne seraient pas nettoyés, il fallait leur éviter un mouvement susceptible dedéchirerlacornée.Lebandagequientouraitmaintenantlevisaged’Arthurleplongeaitdansuneobscuritéinconfortable.
L’ambulance remonta Sutter Street sirènes hurlantes, elle tourna dans Van Ness Avenue et prit ladirectionduSanFranciscoMemorialHospital.
6.
Un tintement de clochette retentit. Les portes de l’ascenseur s’ouvraient sur le troisième palier.L’inscriptionsurlaplaqueapposéeaumurindiquaitl’entréeduservicedeneurologie.Laurensortitdelacabine sans saluer ses collègues qui descendaient vers les étages inférieurs de l’hôpital. Les néonssuspendus au plafond du long couloir se reflétaient dans les vernis colorés du sol. Ses chaussurescrissaientsurlelinoléumàchacundesespas.Ellelevalamainpourgratterdoucementàlaporte307,maissonbrasretombalelongducorps,lourd.Elleentra.
Il n’y avait plusdedrapsni d’oreiller à la têtedu lit.Laperche àperfusion se tenait, nue, droitecommeunsquelette,pousséedansuncoinprèsdurideauimmobiledelasalledebains.Laradioposéesurlatabledenuitétaitmuette,lespeluchesquisouriaientencorecematinaureborddelafenêtreétaientpartiesremplirleurofficedansd’autreschambres.Desdessinsd’enfantsaccrochésauxmurs,ilnerestaitquequelquesboutsdescotch.
La petite Marcia s’était évanouie dans l’après-midi, diront certains, d’autres diront simplementqu’elleétaitmorte,maispourtousceuxquitravaillaientàl’étage,cettechambreseraitencorelasiennepourquelquesheures.Laurens’assitsurlematelas,ellecaressal’alèse.Samainfébrileavançajusqu’àla tabledenuit et ouvrit le tiroir.Elle prit la feuille pliée enquatre et attendit unpeupour en lire lesecret.Lapetitefillequis’étaitenvoléeaveugleavaitvujuste.LacouleurdesyeuxdeLaurens’effaçasousleslarmes.Ellesecourbapourchasserunspasme.
Laportes’entrouvrit,maisLaurenn’entenditpas lesoufflede l’hommeauxtempesblanchesqui la
regardaitpleurer.Aussidignequ’élégantdanssoncostumenoir,labarbegrisetailléetoutprèsdesjoues,Santiagovint
àpasfeutréss’asseoiràcôtéd’elle,ilposasamainsursonépaule.—Vousn’yêtespourrien,murmura-t-ild’unevoixteintéed’unaccentargentin.Vousn’êtesquedes
médecins,pasdesdieux.—Etvous,quiêtes-vous?murmuraLaurenentredeuxsanglots.—Sonpère,jesuisvenucherchersesdernièresaffaires,samèren’apluslaforce.Ilfautquevous
vousressaisissiez.D’autresenfantsiciontbesoindevous.—Çadevraitêtrelecontraire,ditLaurendansunhoquetdelarmes.—Lecontraire?interrogeal’homme,perplexe.—C’estmoiquidevraisvousconsoler,pleura-t-elledeplusbelle.L’homme,prisonnierdesapudeur,hésitauninstant;ilpritLaurenaucreuxdesesbrasetlaserratout
contrelui.Sesyeuxridésauxirisazurs’embuèrentàleurtour;alors,pouraccompagnerLauren,commeparcourtoisie,ilacceptaenfindelaisserlibresapeine.
*
L’ambulance s’arrêta sous l’auvent des Urgences. Le chauffeur et le secouriste guidèrent les pas
d’Arthurjusqu’àlavitredubureaudesadmissions.—Vousêtesarrivé,ditlebrancardier.—Vousnevoulezpasm’ôtercebandeau?Jevousassurequejen’airien,jevoudraisjusterentrer
chezmoi.
—Çatombebien!repritBettyd’unevoixautoritaireenconsultantlafiched’interventionquevenaitde lui remettre le secouriste. Moi aussi je voudrais que vous rentriez chez vous, poursuivit-elle, jevoudraisquetouslesgensquiattendentdanscehallrentrentchezeuxetpourfinir,moiaussijerentreraisbien chezmoi.Mais en attendant queDieunous exauce, onvadevoir vous examiner et eux aussi.Onviendravouschercher.
—Danscombiendetemps?demandaArthurd’unevoixpresquetimide.Bettyregardaleplafond,ellelevalesbrasaucielets’exclama.—Luiseullesait!Installez-ledanslasalled’attente,dit-elleauxbrancardiersens’éloignant.
*LepèredeMarciaselevaetouvritlaporteduplacard.Ilpritlepetitcartonquicontenaitlesaffaires
desapetitefille.—Ellevousaimaitbeaucoup,dit-ilsansseretourner.Laurenbaissalatête.—Enfait,cen’estpascequejevoulaisdire,repritl’homme.EtcommeLaurenrestaitsilencieuse,illuiposauneautrequestion.—Quoiquejediseentrecesmurs,vousêtestenueausecretmédical,n’est-cepas?Laurenréponditqu’ilavaitsapromesse,alorsSantiagoavançajusqu’aulit, ils’assitprèsd’elleet
murmura:—Jevoulaisvousremercierdem’avoirpermisdepleurer.Ettouslesdeuxrestèrentlà,presqueimmobiles.—VousracontiezparfoisdeshistoiresàMarcia?demandaLaurenàvoixbasse.—Jevivaisloindemafille,jesuisrevenupourl’opération.Maischaquesoir,jeluitéléphonaisde
BuenosAires,elleposaitlecombinésursonoreilleretjeluiracontaisl’histoired’unpeupled’animauxetdevégétauxquivivaientaumilieud’uneforêt,dansuneclairièrejamaisdécouverteparleshommes.Etce conte a duré plus de trois ans.Entre le lapin aupouvoirmagique, les cerfs, les arbres qui avaientchacunleurnom,l’aiglequitournaittoujoursenrondparcequ’ilavaituneailepluscourtequel’autre,ilm’arrivait parfois de me perdre dans mon récit, mais Marcia me reprenait à la moindre erreur. Pasquestionderetrouverlatomatesavante,ouleconcombreauxfousriresimpossibles,ailleursquelàoùnouslesavionsquittéslaveille.
—Ilyaunhiboudanscetteclairière?Santiagosourit.—Celui-là c’était un drôle de numéro ! Emilio était gardien de nuit. Pendant que tous les autres
animauxdormaient,ilrestaitéveillépourlesprotéger.Enfait,ceboulot,c’étaitunprétexte,cehibouestunsacré trouillard.Au leverdu jour, ilvolaità toutevitesse jusqu’àunegrotte. Il secachait là,parcequ’ilapeurdelalumière.Maislelapinatoujoursétéuntypebien,illesavaitetiln’ajamaistrahisonsecret.Marcias’endormaitsouventavantlafindel’histoire,moij’écoutaissonsoufflependantquelquesminutesavantquesamèreraccrochelecombiné.Sapetiterespiration,c’étaitcommedelabellemusique,j’emmenaissesnotesdansmanuit.
Lepèredelapetitefillesetut.Ilselevaetavançajusqu’àlaporte.—Voussavez,là-bas,enArgentine,jeconstruisdesbarrages,cesontdegrandsouvrages,maisma
fierté,c’étaitelle!—Attendez!ditLauren,d’unevoixdouce.Ellesepenchaetregardasouslelit.Àl’ombredusommier,unpetithiboublancattendait,lesailes
croisées.Elleprit lapelucheet la tendit àSantiago.L’homme revintvers elle, il recueillit l’oiseauetcaressadélicatementsafourrure.
—Tenez,dit-ilàLaurenenluirendantlehiboublanc.Réparez-luilesyeux,vousêtesmédecin,vousdevriezpouvoirfaireça.Rendez-luilaliberté,faitesqu’iln’aitplusjamaispeur.
Illasaluaetquittalapièce.Lorsqu’ilfutseuldanslecouloirilserracontreluilepetitcarton.LebiperdeLaurenvibrait,onlacherchaitàl’accueildesUrgences.Elleserenditdanslasalledes
infirmièresd’étageetdécrochaletéléphone.Bettyremercialecielqu’ellesoitencoredanslesmurs,leservicenedésemplissaitpas,elleavaitbesoinderenfortimmédiat.
—Jedescendstoutdesuite,ditLaurenenraccrochant.Avantdesortirdelachambre,elleenfouitdanslapochedesablouseundrôledehibou; lapetite
bêteavaitbienbesoindechaleurhumaine,cetteaprès-midi,elleavaitperdusameilleureamie.
*Arthur n’en pouvait plus d’attendre, il chercha son téléphone portable dans la poche droite de sa
veste,maisiln’yavaitplusdepochedroiteàsaveste.Les yeux bandés, il essayait de deviner l’heure qu’il était. Paul allait être furieux, il se souvenait
d’avoirdéjàpenséaujourd’huiquePaulseraitfurieuxmaisilavaitoubliépourquoi.Ilselevaetavançaàl’aveugletteverslabanqued’accueil.Bettyseprécipitaàsarencontre.
—Vousêtesimpossible!—J’aihorreurdeshôpitaux.—Bon,puisquevousêteslà,profitons-enpourremplirlequestionnaired’admission.Vousêtesdéjà
venu?—Pourquoi?réponditArthur,inquiet,quisetenaitaucomptoir.—Parcequesivoscoordonnéessontdéjàdansl’ordinateur,çavaplusvite.Arthur répondit par la négative. Betty avait la mémoire des visages et, malgré le bandage qui
recouvrait les yeux, les traits de cet homme lui disaient quelque chose. Peut-être l’avait-elle croiséailleurs?Etfinalementpeuluiimportait,elleavaittropàfairepourréfléchiràcelamaintenant.
Arthur voulait rentrer chez lui, l’attente n’avait que trop duré et il voulut se débarrasser de sonpansement.
—Vousêtesdébordésetmoijemesensvraimentbien,dit-il,jevaisrentrerchezmoi.Bettyluiimmobilisalesmainssansménagement.—Essayezpourvoir!—Etqu’est-cequejerisque?demandaArthurpresqueamusé.—Lamoindrepetitedouleurquisurgiraitdanslessixàdouzemoisetencasdesoinsnécessaires
vouspouvezfaireunecroixsurvotreassurance!Sivousfranchissiezlaportedecesas,neserait-cequepourallerallumerunecigarettedehors, jerenverraisvotrequestionnaireenmentionnantquevousavezrefusédefaireunbilanmédical.Mêmepourunepetiteragededentsvotrecompagnievousdirad’allervousfairevoir.
—Jenefumepas!ditArthurenreposantsesbrassurlecomptoir.—Jesaisquec’estangoissantd’êtredanslenoir,maissoyezpatient,voilàledocteur,ellevientde
sortirdel’ascenseurderrièrevous.Lauren s’approcha de l’accueil.Depuis qu’elle avait quitté la chambre deMarcia, elle n’avait pu
prononcer aucunmot. Elle prit le dossier des mains de l’infirmière et se plongea dans la lecture du
rapportdel’ambulanciertoutenguidantArthurparlebrasverslasallenuméro4.Elletiralerideauduboxetl’aidaàs’installersurlelit.Dèsqu’ilfutallongé,ellecommençaàdéroulerlebandage.
—Gardezlesyeuxferméspourl’instant,dit-elle.Lesquelquesmotsqu’elle avait prononcésd’unevoixpourtant apaisante avaient suffi à élancer le
cœurd’Arthur.Elleretiralesdeuxmorceauxdegazeetsoulevalespaupières,inondantlesyeuxdesérumphysiologique.
—Vousavezmal?—Non.—Vousavezeul’impressionderecevoirunéclat?—Aucunement,cepansementc’étaituneidéedel’ambulancier,jen’aivraimentrien.—Ilabienfait.Vouspouvezrouvrirlesyeuxmaintenant!Quelques secondes furent nécessaires pour dissiper le liquide. Quand la vision d’Arthur redevint
nette,soncœursemitàbattreplusfortencore.Levœuqu’ilavaitformulésurlatombedeLilivenaitdeseréaliser.
—Çava?demandaLauren,quiremarquaitlapâleursurlevisagedesonpatient.—Oui,dit-illagorgeserrée.—Détendez-vous!Laurensepenchaau-dessusdeluipourétudierlesdeuxcornéesàlaloupe.Pendantqu’ellepratiquait
cetexamen,leursvisagesétaientsiprochesqueleurslèvressefrôlaientpresque.—Vousn’avezabsolumentrienauxyeux,vousavezeubeaucoupdechance!EtArthurnefitaucuncommentaire…—Pasdepertedeconnaissance?—Pasencore,non!—C’étaitdel’humour?—Unevaguetentative.—Desmigraines?—Nonplus.Laurenpassasamainsousledosd’Arthuretpalpalacolonnevertébrale.—Aucunedouleur?—Absolumentrien.—Vousavezunebelleecchymoseàlalèvre.Ouvrezlabouche!—C’estindispensable?—Puisquejeviensdevousledemander.Arthurs’exécuta,Laurenpritsapetitelampe.—Ohlà,ilyaaumoinscinqpointsàfairepourrecoudreça.—Tantqueça?—C’étaitdel’humouraussi!Unbaindebouchependantquatrejourssuffiraamplement.Elledésinfectalablessureaufrontetensoudalesbordsavecungel.Elleouvritensuiteuntiroiret
déchiralapochetted’unpansementqu’ellecollasurlaplaie.—J’aiunpeumordusurlesourcil,vousaurezunmomentdifficileàpasserquandvousenlèverezce
sparadrap. Les autres coupures sontmineures, elles cicatriseront toutes seules. Je vais vous prescrirequelquesjoursd’unantibiotiqueàspectrelarge,justeenprévention.
Arthurboutonnalepoignetdesachemiseetseredressa,ilremerciaLauren.—Passivite,dit-elleenlerepoussantcontrelatabled’examen.Jedoisaussiprendrevotretension.Elle décrocha l’appareil demesure de son supportmural et le passa autour du bras d’Arthur. Le
tensiomètreétait automatique.Lebrassard segonflait et sedégonflait à intervalles réguliers.Quelquessecondessuffirentpourqueleschiffress’inscriventsurlecadranfixéàlatêtedelatabled’examens.
—Vousêtessujetàdelatachycardie?demandaLauren.—Non,réponditArthur,trèsembarrassé.—Pourtantvousfaitesunebellecrise,votrecœurbatàplusdecentvingtpulsationsparminuteet
votretensionestàdix-huit,cequiestbeaucouptropélevépourunhommedevotreâge.ArthurregardaLauren,ilcherchaituneexcuseàsoncœur.—Jesuisunpeuhypocondriaque,etl’hôpitalmeterrorise.—Monextournaitdel’œilrienqu’envoyantmablouse.—Votreex?—Aucuneimportance.—Etvotreactuel,ilsupportelestéthoscope?—J’aimeraisquandmêmemieuxquevousconsultiezuncardiologue,jepeuxenbiperunsivousle
souhaitez.—C’estinutile,ditArthurd’unevoixchevrotante.Cen’estpaslapremièrefoisquecelam’arrive;
enfin dans un hôpital, c’est la première fois ; lorsque je présente des concours, j’ai la poitrine quis’emballeunpeu,jesuissujetautrac.
—Qu’est-cequevousfaitescommemétierpourprésenterencoredesconcours?questionnaLauren,amusée,enrédigeantuneordonnance.
Arthur hésita avant de répondre. Il profitait de ce qu’elle était concentrée sur sa feuille pour laregarder,silencieuxetattentif.Laurenn’avaitpaschangé,àpartlacoiffurepeut-être.Lapetitecicatricequ’ilavaittantaiméesursonfrontavaitpresquedisparu.Ettoujourscemêmeregard,indescriptibleetfier. Il reconnaissaitchaqueexpressiondesonvisage,commelemouvementde l’arcdeCupidon,soussonnez,quandelleparlait.Labeautédesonsourireleramenaitauxsouvenirsheureux.Était-ilpossibleque quelqu’un vous manque à ce point ? Le brassard se regonfla aussitôt et de nouveaux chiffress’affichèrent.Laurenrelevalatêtepourlesconsulter.
—Jesuisarchitecte.—Etvoustravaillezaussileweek-end?—Parfoismêmelanuit,noussommestoujours«charrette».—Jesaisdequoivousparlez!Arthurseredressasurlatable.—Vousavezconnuunarchitecte?demanda-t-ild’unevoixfébrile.— Pas que je m’en souvienne, non, mais je parlais de monmétier, nous avons cela en commun,
travaillersanscompterlesheures.—Etquefaitvotreami?—Celafaitdeuxfoisquevousmedemandezsijesuiscélibataire…Votrecœurbatbeaucouptrop
vite,jepréféreraisvousfaireexaminerparundemescollègues.Arthurarrachalebrassarddutensiomètreetsereleva.—Là,c’estvousquiêtesangoissée!Il voulait rentrer se reposer.Demain tout irait bien. Il promit de faire vérifier sa tension dans les
prochainsjours,ets’ilyavaitquoiquecesoitd’anormal,ilconsulteraitaussitôt.—C’estunepromesse?insistaLauren.Arthursupplialecielqu’ellecessedeleregarderainsi.Sisoncœurn’explosaitpasd’uneminuteà
l’autre,illaprendraitdanssesbraspourluidirequ’ilétaitfoud’elle,qu’ilétaitimpossiblederevivredanslamêmeville,etdenepasseparler.Illuiraconteraittout,enimaginantqu’ilaitletempsdelefaire
avantqu’ellen’appellelasécuritéetlefasseinternerpourdebon.Ilpritsaveste,ouplutôtcequ’ilenrestait,serefusaàlapasserdevantelleetlaremercia.Ilsortaitduboxquandill’entenditl’appelerdanssondos.
—Arthur?Cettefois,ilsentitpulsersoncœurjusquedanssatête.Ilseretourna.—C’estbienvotreprénom,n’est-cepas?—Oui,articula-t-ild’unebouchequinecontenaitplusdesalive.—Votreordonnance!ditLaurenenluitendantlafeuillerose.—Merci,réponditArthurenprenantlepapier.—Vousm’avezdéjà remerciée.Mettezvotreveste,àcetteheure les soirées sont fraîchesetvotre
organismeaeusadosed’agressionspouraujourd’hui.Arthur enfila une manche maladroitement, juste avant de s’en aller il se retourna et regarda
longuementLauren.—Qu’est-cequ’ilya?demanda-t-elle.—Vousavezunhiboudanslapoche,dit-ilavecunsouriretristeauxlèvres.EtArthurquittalebox.Alorsqu’iltraversaitlehall,Bettyl’appeladederrièrelavitre.Ilrevintverselle,hébété.—Signezetvousêteslibre,dit-elleenluiprésentantungroscahiernoir.ArthurparaphaleregistredesUrgences.—Vousêtescertainquevousallezbien?s’enquitl’infirmièreenchef.Vousavezl’airsonné.—C’estbienpossible,répondit-ilens’éloignant.Arthurguettait un taxi devant le sas desUrgences, et depuis la guérite oùBetty classait ses fiches
d’admissions,Laurenleregardaitsansqu’ils’enaperçoive.—Tunetrouvespasqu’illuiressembleunpeu?— Je ne sais pas de qui tu parles, répondit l’infirmière, la tête plongée dans ses dossiers. Par
moments,jemedemandesinoustravaillonsdansunhôpitaloudansuneadministration.—Lesdeux,jecrois.Regarde-leviteetdis-moicommenttuletrouves.Ilestplutôtpasmalnon?Bettysoulevaseslunettes,ellejetaunregardbrefetreplongeadanssespapiers.Unvéhiculedela
YellowCabCompanyvenaitdes’arrêter,Arthurgrimpaàbordetlavoitures’éloigna.—Aucunrapport!ditBetty.—Tul’asregardédeuxsecondes!—Ouimaisc’estlacentièmefoisquetumedemandesça,alorsj’aidel’entraînement,etpuisjet’ai
déjà dit que j’avais un don pour lamémoire des visages. Si c’était ton type, je l’aurais tout de suitereconnu,jen’étaispasdanslecoma,moi.
Laurenpritunepiledefeuillesetaidal’infirmièredanssonclassement.—Toutàl’heure,pendantquejel’examinais,j’aieuunvraidoute.—Pourquoineluias-tupasposélaquestion?— Jeme vois bien dire à un patient : « Pendant que je sortais du coma, vous n’auriez pas passé
quinzejoursassisaupieddemonlit,parleplusgranddeshasards?»Bettyritdebonnegrâce.—Jecroisquejel’aiencorerêvécettenuit.Maisauréveiljen’arrivejamaisàmesouvenirdeses
traits.—Sic’était lui, il t’aurait reconnue.Tuasvingt«clients»qui t’attendent, tudevrais tesortirces
idéesdelatêteetallertravailler.Etpuistournelapage,tuasquelqu’undanstavie,non?
—Maistuescertainequecen’étaitpaslui?insistaLaurenàvoixbasse.—Toutàfait!—Parle-moiencoredelui.Bettyabandonnasapilededocumentsetpivotasursontabouret.—Qu’est-cequetuveuxquejetedise!—C’estquandmêmeincroyable,s’insurgeaLauren.Unserviceentieracôtoyécethommependant
deuxsemainesetjen’arrivepasàtrouveruneseulepersonnequisachequoiquecesoitdelui.—Il faut croirequ’il était d’unnatureldiscret !grommelaBetty enagrafantune liassede feuilles
roses.—Etpersonnenesedemandaitcequ’ilfaisaitlà?—Àpartirdumomentoù tamère tolérait saprésence,nousn’avionspasànousenmêler.Tout le
mondeicipensaitquec’étaitundetesamis,tonpetitamimême!Tuasfaitdesjalousesàl’étage.Ilyenaplusd’unequitel’auraitbienpiqué.
—Mamanpensequec’étaitunpatient,Fernsteinquec’étaitunparentdelafamilleettoiqu’ilétaitmonpetitami.Décidément,personnen’arriveàsemettred’accord.
Bettytoussota,etselevapourprendreuneramettedepapier.EllelaissaretomberseslunettessursonnezetregardaLaurend’unairgrave.
—Toiaussituétaislà!—Qu’est-cequevouscherchezàmecacher,tous?Masquantsonembarras,l’infirmièrereplongealatêtedanssapaperasserie.—Riendutout!Jesaisqueçaparaîtbizarremaislaseulechoseincroyable,c’estquetut’ensois
sortiesansséquellesettudevraisremercierlecielaulieudet’entêteràt’inventerdesmystères.Bettyassenauncoupàlapetiteclochedevantelleetappelalenuméro125.Ellemitundossierdans
lesbrasdeLaurenetluifitsignederetourneràsonposte.—Maismerde,c’estmoilemédecinchefici,râlaLaurenenentrantdansleboxnuméro4.
7.
LetaxidéposaArthuraupieddesonimmeuble.Ilcherchasescléssanspouvoirlestrouverethésitaàsonneràl’interphonedeMissMorrison,ellenel’entendraitpas.Unfiletd’eaucoulaitd’unbalcon,illeva la têteetaperçutsavoisinequiarrosait sesplantes. Il lui fitunsignede lamain.MissMorrisons’inquiétaenlevoyantencepiteuxétat.Lagâchedelaportegrésilla.
MissMorrison l’attendait sur le palier. Elle avait posé sesmains sur ses hanches et le regardait,circonspecte.
—Vousflirtezavecuneboxeuse?—Non,c’estunside-carquiesttombéamoureuxdemoi,ditArthur.—Vousavezeuunaccidentdemoto?—Depiéton!Etpourcouronnerletout,jenetraversaismêmepaslarue,jemesuisfaitrenverser
devantchezMacy’s.—Qu’est-cequevousfaisiezlà-bas?Lalaisseétantenseveliedanslesdécombresdelavitrine,Arthurpréféraneriendireàsavoisine.
MissMorrisonregardalavestedéchiréed’uneépauleàl’autre.—J’aibienpeurqu’onvoielareprise!Vousn’avezpasgardélapoche?—Non,ditArthurensouriant,maisladouleurs’élançaitdéjàsursalèvregonflée.—Laprochainefoisquevousfaitesuncâlinàvotrepetiteamie,passez-luidesgantsoucoupez-lui
lesongles,c’estquandmêmeplusprudent.—Nemefaitespasrire,Rose,çamefaitunmaldechien!—Si j’avaissuqu’ilsuffisaitqu’unemotovousrenversepourquevousm’appeliezenfinparmon
prénom,j’auraisappeléundemesvieuxcopainsHell’sAngel.Àproposdechien,Pabloaaboyécetteaprès-midi,j’aicruqu’ilétaitentraindemourir,maisnon,ilaboyaittoutsimplement.
—Jevouslaisse,Rose,jevaismemettreaulit.—Jevousapporteraiunetisaneetpuisjedoisavoirdel’arnicaquelquepart.Arthur la remerciaetprit congémais il avait àpeine faitquelquespasque savoisine l’appelait à
nouveau.Elletenaitunjeudeclésentresesdoigts.—J’imaginequevousn’avezpasdûretrouverlesvôtresdansl’ascenseur?C’estledoublequevous
m’avezconfié,vousallezenavoirbesoinsivousvoulezrentrerchezvous.Ilouvritsaporteetrendit le trousseauàsavoisine ; ilenavaitunautreaubureauetpréféraitque
celui-ci reste chez elle. Il entradans sonappartement, alluma le lampadairehalogènedans le salonetl’éteignitaussitôt,éblouiparunemigrained’unerareintensité.Ilserenditdanslasalledebainsetpritdeux sachets d’aspirine dans l’armoire à pharmacie.Une double dose était nécessaire pour calmer latempêtequiselevaitsoussoncrâne.Ilfitglisserlapoudresouslalangue,pourqueleproduitsediffusedirectement dans son sang et agisse plus vite. Quatre mois d’une vie partagée avec une étudiante enmédecine lui avaient permisd’apprendrequelquespetites astuces.Legoût amer le fit frissonner. Il sepenchaaurobinetpourboire.Toutsemità tournerautourde luiet ildutprendreappuisur lavasque.Arthursesentait faible.Celan’avait riend’étonnant,depuiscematin iln’avait rienavalé.Endépitdecette nausée naissante, il fallait se forcer à manger quelque chose. Estomac vide et mal de cœurs’entendaientàmerveille.Iljetasavestesurlecanapéetserenditdanslacuisine.Enouvrantlaporteduréfrigérateur, il frissonna de tout son corps. Arthur prit la petite assiette où reposait un morceau defromage et attrapa sur la clayette un paquet de toasts. Il composa un vague sandwich mais, dès la
premièrebouchée,ilrenonçaàlemanger.Ilvalaitmieuxcesserdelutter,ilétaitKO.Ilentradanssachambre,avançajusqu’àlatabledenuit,
suivit le cordon de la lampe de chevet et appuya sur l’interrupteur. Il tourna la tête vers la porte, unfusibleavaitdûsauter,lesalonétaitplongédanslenoir.
Arthur ne comprit pas ce qui se passait, sur sa gauche, la lampe de chevet semblait être presqueéteinte,lalumièrequ’ellediffusaitétaittroubleetpâle,presqueorangée,maisdèsqu’illaregardaitdeface,toutredevenaitnormal.Lanauséeredoublait,ilauraitvouluseprécipiterverslasalledebainsmaissesjambessedérobèrentsousluietiltombaàterre.
Allongé au pied du lit, incapable de se relever, il tenta de se traîner jusqu’au téléphone.Dans sapoitrine, son cœurbattait à rompre les amarres, chaquepulsation résonnait d’unedouleur indicible. Ilcherchal’airquiluimanquaitetentenditlasonneriedelaporte,justeavantdeperdreconnaissance.
*
Paulconsultasamontre,furieux.Ilfitsigneaumaîtred’hôteletdemandal’addition.Quelquesinstants
plus tard, traversant leparkingdu restaurant, il s’excusaencoreauprèsde seshôtes.Cen’étaitpas safautes’ilétaitassociéàunmufle.
Onegapritladéfensed’Arthur:àuneépoqueoùl’engagementamoureuxressemblaitàunvestigedupassé, quelqu’un qui avait voulu épouser sa petite amie au bout de quatre mois ne devait pas êtrefoncièrementmauvais.
—Ilsn’étaientpastoutàfaitmariés,bougonnaPaulenouvrantlaportièredelavoitureàOnega.
*Arthurdevaitêtrecouché,maisMissMorrisonn’étaitpastranquille,ilavaitunedrôledeminetoutà
l’heure. Elle referma la porte de son appartement, posa le tube d’arnica sur la table de la cuisine etretournadanssonsalon.Pablodormait,paisible,danssonpanier.Elle lepritdanssesbraset secaladans legros fauteuil faceà la télévision.Sonouïen’étaitplus trèsbonnemaissesyeuxn’avaient rienperdudeleuracuitéetelleavaitbienremarquécommeArthuravaitleteintpâle.
*
—Tufaislanuit?demandaBetty.—Jeterminemagardeàdeuxheuresdumatin,réponditLauren.—Unlundisoir,pasunegouttedepluie,noussommesencoreloindelapleinelune,tuverras,lanuit
seracalme.—Croisonslesdoigts,ditLaurenenattachantsescheveux.Bettyallaitprofiterdecetteaccalmiepourrangersesarmoiresàmédicaments.Laurenseproposade
l’aidermaissonbipretentitdanslapochedesablouse.Ellereconnutlenumérosurlecadran,onavaitbesoind’elledansunechambreausecondétage.
*
PauletOnegaavaientraccompagnéMathilde,avantd’allerfaireunepromenadenocturneauboutdu
Pier 39. C’est Onega qui avait choisi cet endroit, au grand étonnement de Paul. Les commerces à
touristes,lesrestaurantsbruyantsetlesattractionstropéclairéessesuccédaientlelongdelagrandejetéeenboissurplombantl’océan.Toutauboutduponton,surl’esplanadebattueparlesembruns,unebatteriedejumellessurpiedoffraient,moyennantvingt-cinqcents,unevuerapprochéedelaprisond’Alcatraz,perchée sur son îlot aumilieude labaie.Devant lesoptiques,quelquesplaquesencuivre rivées à labalustrade rappelaient aux visiteurs que les courants et les requins qui sillonnaient la baie n’avaientjamaispermisàunprisonnierdes’évaderàlanage,«saufClintEastwood»,précisaitentreparenthèsesl’inscription.
PaulpritOnegaparlataille.Elleseretournapourleregarderdroitdanslesyeux.—Pourquoivoulais-tuvenirlà?demanda-t-il.— J’aime cet endroit. Les émigrants demon pays racontent souvent leur arrivée àNewYork par
bateauetlebonheurquilesaenvahislorsque,entasséssurlepontdunavire,ilsontenfinvuManhattansedévoilerdans labrume.Moi je suisvenuepar l’Asieenavion.Lapremièrechoseque j’aivuepar lehublot quand nous avons traversé la couche de nuages, c’est la prison d’Alcatraz. Je l’ai interprétéecommeunsignequelaviem’envoyait.CeuxquiàNewYorkontvulalibertél’ontsouventcompromiseougâchée,moij’auraitoutàgagner!
—TuarrivaisdeRussie?demandaPaul,ému.—D’Ukraine,malheureux!ditOnegaenroulantlesravecbeaucoupdesensualité.Nedisjamaisà
l’undemescompatriotesqu’ilestrusse!Pourunetelleignorance,tuméritesquejenet’embrasseplus,pendantquelquesheuresaumoins,ajouta-t-elleenadoucissantsavoix.
—Quelâgeavais-tuquandtuesarrivée?questionnaPaul,souslecharme.Onegas’éloignaversleboutdelajetée.Elleritauxéclats.—JesuisnéeàSausalito,idiot!J’aifaitmesétudesàBerkeleyetjesuisjuristeàl’hôteldeville.Si
tum’avaisposéunpeuplusdequestionsaulieudeparlertoutletemps,tulesauraisdéjà.Paulsesentitridicule,ils’appuyaàlabalustradeetregardaverslegrandlarge.Onegas’approchaet
seserracontrelui.—Pardonne-moi,mais tu étais tellementmignonque je n’ai pas pum’empêcher de continuer à te
fairemarcher.Etpuiscen’étaitpasungrosmensonge ; àunegénérationprès, cettehistoireestvraie,c’estarrivéàmamère.Tumeramènes?Jetravailletôtdemain,dit-ellejusteavantdeposerseslèvressurcellesdePaul.
*
Latélévisionétaitéteinte.MissMorrisonauraitdûregardersonfilm,maiscesoirlecœurn’yétait
pas.ElledéposaPabloàsespiedsetpritledoubledesclésdesonvoisin.Elle trouvaArthur inconscient, allongé au pied du canapé. Elle se pencha sur lui et lui tapota les
joues. Il ouvrit les yeux. Le visage calme deMissMorrison se voulait rassurant,mais c’était tout lecontraire.Ilentendaitsavoixdanslelointainetnelavoyaitpas.Ilessayaenvaindeprononcerquelquesparoles,illuiétaitdifficiled’articuler.Saboucheétaitdesséchée.MissMorrisonallaremplirunverred’eau,ethumectaseslèvres.
—Resteztranquille,jevaisappelerlessecourstoutdesuite,luidit-elleencaressantsonfront.Ellesedirigeaverslebureauàlarecherchedutéléphone.Arthurréussitàtenirleverredesamain
droite, la gauche n’obéissait à aucune commande. Le liquide glacé coula dans sa gorge, il déglutit. Ilvoulutserelevermaissajamberestaitimmobile.Lavieilledameseretournapourlesurveiller,ilavaitreprisquelquescouleurs.Elleallaitsouleverlecombinéquandlasonneriedutéléphoneretentit.
—Tutefousdemagueule!hurlaPaul.
—Parquiai-jel’honneurdemefaireengueuler?demandaMissMorrison.—JenesuispaschezArthur?
*Lerépitavaitétédecourtedurée.BettyentraentrombedansleboxoùLaurendormait.—Dépêche-toi,ledispatchvientdenousprévenir,dixambulancesarrivent.Unebagarredansunbar.—Lessallesd’examenssontlibres?questionnaLaurenenserelevantd’unbond.—Unseulpatient,riendegrave.—Alorssors-moicetypedelàetappelledurenfort,dixunitésmobilespeuventnousamenerjusqu’à
vingtblessés.
*Paulentenditlasirènehurlerdanslelointain,iljetauncoupd’œilàsonrétroviseur.Parinstants,il
pouvaityvoirscintillerlesgyropharesdessecoursquiserapprochaientdelui.Ilaccéléra,tambourinantd’inquiétudesursonvolant.Savoitures’immobilisaenfindevantlepetitimmeubleoùvivaitArthur.Laporteduhallétaitouverte,ilseprécipitaverslacaged’escalier,grimpalesmarchesencourantetarriva,haletant,dansl’appartement.
Arthurétaitallongéaupiedducanapé,MissMorrisonluitenaitlamain.—Ilnousa faitune sacréepeur,dit-elleàPaul,mais jecroisquecelavamieux. J’ai appeléune
ambulance.—Ellearrive,ditPaulens’approchantdelui.Commenttesens-tu?demanda-t-ilàsonami,d’une
voixquimasquaitmalsoninquiétude.ArthurtournalatêtedanssadirectionetPaulréalisaaussitôtquequelquechoseclochait.—Jenetevoispas,murmuraArthur.
8.
Lesecouristes’assuraquelacivièreétaitbienenplaceetrefermalaceinturedesûreté.Ilcognaàlavitre qui le séparait du conducteur, l’ambulance semit en route. Penchée au balcon de l’appartementd’Arthur,MissMorrisonregardalevéhiculedesecourstourneraucarrefouravantdedisparaîtretoutessirèneshurlantes.Ellerefermalafenêtre,éteignit les lumièresetrentrachezelle.Paulavaitpromisdel’appelerdèsqu’ilensauraitunpeuplus.Elles’assitdanssonfauteuil,attendantdanslesilencequeletéléphonesonne.
Paulavaitprisplaceaucôtédusecouristequisurveillaitlatensiond’Arthur.Sonamiluifitsignedes’approcher.
— Il ne faut pas qu’ils nous emmènent auMemorial, murmura-t-il à son oreille. J’y étais tout àl’heure.
—Raison de plus pour y retourner et leur faire un scandale.T’avoir laissé sortir dans cet état-làrelèvedelafauteprofessionnelle.
Pauls’interrompit,letempsderegarderArthurd’unaircirconspect.—Tul’asvue?—C’estellequim’aexaminé.—Jenetecroispas!Arthurtournalatête,sansrépondre.—C’estpourçaquetuasfaitcemalaise,monvieux;tuaslesyndromeducœurbrisé,tusouffres
depuistroplongtemps.Paulouvritlapetitelucarnedeséparationetdemandaauchauffeurversquelhôpitalilssedirigeaient.—MissionSanPedro,réponditleconducteur.—Parfait,maugréaPaulenrefermantlavitre.—Tusais,j’aicroiséCarol-Anncetteaprès-midi,murmuraArthur.Paulleregarda,cettefoisl’aircompatissant.—Cen’estpasgrave,détends-toi,tudéliresunpetitpeuettucroisrevoirtoutestesex-petitesamies,
maisçavapasser.L’ambulancearrivaàdestinationdixminutesplustard.Dèsquelesbrancardiersentrèrentdanslehall
désertduMissionSanPedroHospital,Paulréalisal’idiotiequ’ilavaitcommiseenleslaissantvenirici.L’infirmière Cybile abandonna son livre et sa guérite pour conduire les ambulanciers vers une salled’examens.IlsinstallèrentArthursurlelitetprirentcongé.
Pendant ce temps, Paul complétait le rapport d’accident au comptoir de l’accueil. Il était plus deminuitquandCybilerevintverslui;elleavaitdéjàbipél’internedeserviceetjuraqu’ilnetarderaitpasàvenir.LedocteurBrissonachevaitsavisited’étage.Danslasalled’examens,Arthurnesouffraitplus,ilplongeait doucementdans les limbesd’un sommeil abyssal.Lamigraine avait enfin cessé, commeparenchantement.Etdepuisqueladouleurs’étaitenvolée,Arthur,heureux,voyaitànouveau…
La roseraie était splendide, éclatante de roses demille couleurs.UneCardinale blanche, d’une
taillecommeiln’enavaitencorejamaisvu,s’ouvraitdevantlui.MissMorrisonarrivaenfredonnant.Elle prit soin de couper la fleur bien au-dessus du nœud formé sur la tige et l’emporta sous lavéranda.Elles’installaconfortablementsurlabalancelle,Pablodormaitàsespieds.Elleprélevalespétalesunàunetsemitàlescoudresurlavesteentweedavecuneinfiniedélicatesse.C’étaitune
belleidéedelesutiliserainsipourremplacerlapochemanquante.Laportedelamaisons’ouvrit,samère descendit les marches du perron. Elle portait, sur un plateau en osier, une tasse de café etquelquesbiscuitspourlechien.Ellesepenchaversl’animalpourlesluidonner.
—C’estpourtoi,Kali,dit-elle.PourquoiMissMorrisonnedisait-ellepas lavéritéàLili?Cepetitchienrépondaitaunomde
Pablo,quelleidéeétrangedel’appelerKali.Mais Lili ne cessait de répéter de plus en fort « Kali, Kali, Kali », et Miss Morrison qui se
balançaitdeplusenplushautrépétaitàsontourenriant:«Kali,Kali,Kali.»LesdeuxfemmesseretournèrentversArthuretsignifièrentd’undoigtautoritaireposésurleurslèvresqu’ilfallaitqu’ilsetaise.Arthurétaitfurieux.Cettecomplicitésoudainel’agaçaitauplushautpoint.Ilselevaetleventfitdemême.
L’oragearrivait de l’océan,àgrandevitesse.De lourdesgouttes ricochèrent sur la toiture.Lesnuagesgorgésd’eauqui s’étalaientdans lecieldeCarmeléclataient sansmanièreau-dessusde laroseraie.Souslesimpactsdelapluie,desdizainesdepetitscratèresseformaientdanslaterre,toutautour de lui. Miss Morrison abandonna la veste sur la balancelle et rentra pour se protéger àl’intérieurdelamaison.Pablolasuivitaussitôt,laqueueentrelesjambes,maissurlepasdelaporte,l’animal fitvolte-face,aboyantcommepourprévenird’undanger.Arthurappelasamère, ilcriadetoutessesforcespourluttercontreleventquirepoussaitlesmotsdanssagorge.Liliseretourna,elleregardason fils, sonvisage semblait sidésolé, etpuiselledisparut,avaléepar l’ombreducouloir.Grinçantdetoussesgonds, levoletaccrochéàlafenêtredubureaugiflait lafaçade.Pabloavançajusqu’àlapremièremarcheduperron,ilhurlaitàlamort.
En contrebas de la demeure, l’océan se déchaînait. Arthur pensa qu’il serait impossibled’atteindrelagrotteaupieddelafalaise.C’étaitpourtantl’endroitidéalpoursecacher.Ilregardaauloin,verslabaie,lahoulevoluptueuseluicommuniquauneviolentenausée.
Ileutunhaut-le-cœuretsepenchaenavant.—Jenesuispassûrquejevaissupporterçalongtemps,ditPaul,lebassinetàlamain.L’infirmièreCybile retenaitArthurpar lesépaulespourqu’ilne tombepasde la tabled’examenà
chacundesspasmesquilesecouaient.—Ilvabientôtvenirceconnarddemédecinouilfautquej’aillelechercheravecunebattedebase-
ball?tempêtaPaul.
*AudernierétageduMissionSanPedroHospital,assissurunechaisedansl’obscuritédelachambre
d’unmalade,l’interneBrissonétaitenconversationtéléphoniqueavecsapetiteamie.Elleavaitdécidédelequitteretl’appelaitdechezlui,détaillantlalistedesincompatibilitésquineleurlaissaientd’autreissue que de se séparer.Le jeune docteurBrisson refusait d’entendre qu’il était égoïste et arriviste etVéraZlickerrefusait,elle,deluiavouerquesonex-petitamil’attendaitenbasdansunevoiturependantqu’elleétaiten trainde fairesavalise.Etpuiscetteconversationnepouvait sepoursuivredepuisunechambre d’hôpital, même leur rupture aurait manqué d’intimité, conclut-elle. Brisson approcha sonportabledumoniteurcardiaquepourfaireentendreàVéra lesbipsfaibleset réguliersducœurdesonpatient.Ilprécisad’unevoixpincéeque,danssonétat,celui-cinerisquaitpasdelesdéranger.
Sedemandantsi le tee-shirtqu’elleétaitentraindeplierétaitbienàelle,Véramarquaunecourtepause. Il lui était très difficile de se concentrer sur deux sujets enmême temps. Brisson crut qu’elle
hésitaitenfin,maisVérademandaalorss’iln’étaitpasimprudentdecontinuercetteconversation,onluiavait toujours dit que les téléphones portables perturbaient les appareilsmédicaux. L’interne vociféraqu’àcetteminutepréciseils’enfichaitpasmaletordonnaàsadéjàex-petiteamied’avoiraumoinslacourtoisied’attendresonretourdegarde,aumatin.Exaspéré,Brissoncoupalebiperquiretentissaitpourlatroisièmefoisdanssapoche;àl’autreboutdelalignetéléphonique,Véravenaitderaccrocher.
*
Laveinulesituéeà l’arrièreducerveauavaitsouffertaumomentduchocdans lavitrine.Aucours
des trois premières heures qui suivirent l’accident, une quantité minime de sang filait du vaisseauendommagé,maisendébutdesoiréel’hémorragieétaitsuffisantepourprovoquerlespremierstroublesdel’équilibreetdelavision.Millemilligrammesd’aspirineingérésparvoiesublingualeavaientmodifiéla donne de façon significative. Dix minutes suffirent aux molécules d’acide acétylsalicylique pourfluidifierlesangauquelellessemélangeaient.Autraversdelablessure,leliquides’épanchatoutautourducerveaucommeunfleuvedébordedesonlitAlorsqu’Arthurétaitenrouteversl’hôpital,l’hémorragiene trouva plus de territoire pour accueillir sa progression sous la voûte du crâne, elle semit alors àcomprimerlesméninges.
La première des trois membranes qui recouvrent l’encéphale réagit aussitôt. Croyant à une formed’infection,ellejoualerôlequiluiétaitattribué.Àvingt-deuxheuresdix,elles’enflammaitpourtenterdecontenirl’agresseur.Dansquelquesheures,l’hématomequiseformaitauraitsuffisammentcomprimélecerveaupourentraînerl’arrêtdesfonctionsvitales.Arthursombraitdansl’inconscience.Paulretournachercherl’infirmière;ellelepriadebienvouloirattendresurunfauteuil,l’internedegardeétaittrèsàchevalsurlerespectdurèglement.Pauln’avaitpasledroitdesetrouverdececôtédelavitre.
Brissonappuya,rageur,surleboutondurez-de-chaussée.
*Non loin de là, les portes de l’ascenseur s’ouvraient sur le hall desUrgences d’un autre hôpital.
Laurenavançajusqu’àlaguéritedel’accueiletpritunnouveaudossierdesmainsdeBetty.L’homme âgé de quarante-cinq ans était arrivé avec une plaie profonde à l’abdomen, suite à un
fâcheuxcoupdecouteau.Justeaprèssonadmission, lasaturationavaitchutéendeçàduseuilcritique,signed’uneimportantehémorragie.Soncœurmontrait lessignesd’unefibrillationimminenteetLaurens’étaitdécidéeàintervenirchirurgicalementavantqu’ilnesoittroptard.Elleavaitpratiquéunefrancheincisionpourallerclamperlaveinequisaignaitabondamment;maisenseretirant,l’armeblancheavaitcommisd’autresdégâts.Dèsquelapressionsanguinedublesséremonta,plusieursautresdissectionssedéveloppèrentenavaldelapremièreblessure.
Laurenavaitdûplongersamaindansleventredel’homme;dupouceetdel’index,elleavaitpincétouteunepartiedel’intestingrêlepourstopper lesprincipauxsaignements.Lapriseavaitétéhabileetdéjà la tension remontait.Bettyavaitpu reposer lespoignéesdudéfibrillateurqu’elle tenait àboutdebras et augmenter le débit de la perfusion de molécules. Lauren se trouvait dans une posture peuconfortable,illuiétaitdésormaisimpossibledeselibérer,lapressionqu’ellemaintenaitétaitvitale.
Quandl’équipedechirurgiearriva,cinqminutesplustard,Laurendutlesaccompagnerjusqu’aubloc,lamaintoujoursdansl’abdomendesonpatient.
Vingtminutesaprès,lechirurgienenchargeluisignifiaqu’ellepouvaitretirersamainetleslaisserfinir,l’hémorragieétaitcontenue.Lepoignetengourdi,LaurenétaitredescendueverslehalldesUrgences
oùl’encombrementdeblessésétait,lui,loindeserésorber.
*Brissonentradans lebox. Ilpritconnaissancedudossieret releva lesconstantesvitalesd’Arthur,
elles étaient stables. Dès lors, seul l’état de somnolence pouvait être inquiétant. N’obéissant pas auxconsignesdel’infirmière,Paulinterpellal’internedèsqu’ilsortitdelasalled’examens.
Lemédecindegardelepriaaussitôtd’allerattendredanslazoneréservéeaupublic.Paulrétorquaquedanscethôpitaldésert,lesmursnes’offusqueraientpasqu’ilfranchissedequelquesmètresunelignejaune tracée sur un sol assez défraîchi d’ailleurs. Brisson gonfla le torse et lui montra d’un doigtautoritairequesiconversationildevaityavoir,ellesetiendraitdel’autrecôtédelaligneenquestion.Hésitant entreétrangler l’interne toutde suiteouattendred’avoirpris connaissancede sondiagnostic,Paul obtempéra. Satisfait, le jeune médecin indiqua qu’il ne pouvait rien prédire pour l’instant. IlenverraitArthuràlaradiographiedèsquepossible,Paulparladescanner,maisl’hôpitaln’endisposaitpas.Brissonlerassuradumieuxqu’illepouvait,silesclichésradiographiqueslaissaientapparaîtrelemoindreproblème,ilferaittransférerArthurdèslelendemainversuncentred’imageriemédicale.
Pauldemandapourquoionnepouvaitpasletransférermaintenant,maislejeunemédecinopposasonveto.Depuis son admission auMissionSanPedroHospital,Arthur était sous sa seule responsabilité.CettefoisPaulréfléchitàl’endroitoùilpourraitbiencacherlecorpsdel’interneaprèslastrangulation.
Brissonfitdemi-touretremontaverslesétages.Ilallaitchercherunappareilderadiographiemobile.Dèsqu’ileutdisparu,PaulentradansleboxetsecouaArthur.
—Net’endorspas,tunedoispastelaisseraller,tum’entends?Arthurouvritlespaupières,ilavaitleregardvitreuxetcherchaàtâtonslamaindesonami.—Paul,tutesouviensdujourprécisdelafindenotreadolescence?—Cen’estpastrèsdifficile,c’étaittoutàl’heure!…Tuasl’aird’allermieux,tudevraistereposer
maintenant.—Quandnoussommesrevenusdelapension,leschosesn’étaientplusàleurplace;tuasdit«un
jouronn’estpluschezsoilàoùonagrandi».Moi,jevoulaisrevenirenarrièremaispastoi.—Gardetesforces,nousauronsletempsdeparlerdetoutcelaplustard.PaulregardaArthur,ilprituneservietteetfitcoulerl’eauaurobinetdelavasque.Ilserralelingeet
leposasurlefrontdesonami.Arthursemblaitsoulagé.—Je lui aiparlé aujourd’hui.Pendant tout ce temps,quelquechoseau fonddemoimedisaitque
j’entretenaispeut-êtreuneillusion.Qu’elleétaitunrefuge,unefaçondeserassurer,parcequ’àvouloiratteindrel’inaccessibleonnecourtpasderisque.
—C’estmoiquit’aiditçaceweek-end,crétin,maintenantoubliemesâneriesphilosophiques,j’étaisjusteencolère.
—Qu’est-cequitemettaitencolère?—Quenousn’arrivionsplusàêtreheureuxaumêmemoment.Pourmoi,c’estçavieillir.—C’estbiendevieillir,tusais,c’estunedrôledechance.Ilfautquejeteconfieunsecret.Quandje
regardedespersonnesâgées,souventjelesenvie.—Deleurvieillesse?—D’yêtrearrivé,d’avoirvécujusque-là!Paulregardaletensiomètre.Lapressionsanguineavaitencorebaissé,ilserralespoings,convaincu
qu’ilfallaitagir.Cetoubiballaittuercequ’ilavaitdeplusprécieuxaumonde,l’amiquivalaitpourluitouteunefamille.
—Mêmesijenem’ensorspas,nedisrienàLauren.—Sic’estpourraconterdestrucsaussiidiots,économisetesmots.EtArthursombraànouveau,satêteroulasurlecôtédelacivière.Ilétaituneheurecinquante-deux
et,àlapenduledelasalled’examens,latrotteusecontinuaitsontic-tacsournois.PaulselevaetforçaArthuràrouvrirlesyeux.
— Tu vas vieillir encore longtemps,mon crétin, je vaism’en occuper et quand tu seras pétri derhumatismes,quandtunepourrasmêmeplussoulevertacannepourmetaperdessus,jetediraiquec’estàcausedemoiquetusouffres,qu’undespiressoirsdemaviej’auraisput’évitertoutça.Maistun’avaisqu’àpascommencer.
—J’aicommencéquoi?murmuraArthur.—Àneplust’amuserdesmêmeschosesquemoi,àêtreheureuxd’unefaçonquejenecomprenais
pas,àm’obligeràvieilliraussi.Brisson entra dans la salle d’examens accompagné de l’infirmière qui poussait le chariot de
radiographie.—Vous,sorteztoutdesuite!cria-t-ilàPauld’untoncourroucé.Paulleregardadepiedencap,jetaunœilàlamachinequel’infirmièreCybilemettaitenplaceàla
têtedulitets’adressaàelled’unevoixposée.—Çapèsedanslescombienscetruc-là?—Bientroplourdpourmesreinsquandjedoispoussercesatanéappareil.PaulseretournabrusquementetsaisitBrissonparlecoldesablouse.Illuidétaillad’unefaçonun
peufermelesamendementsaurèglementduMissionSanPedroHospitalquientreraientenvigueuràlaminuteoùilrelâcheraitsonemprise.
—Et là,vousavezbiencomprisceque j’aidit ?ajouta-t-il, sous le regardamuséde l’infirmièreCybile.
Libéré,BrissonexagéraunequintedetouxquicessaaupremiermouvementdesourcildePaul.—Rien quim’inquiète, dit l’interne, dixminutes plus tard, en consultant les clichés accrochés au
panneaulumineux.—Maisest-cequecelainquiéteraitunmédecin?demandaPaul.—Toutcelapeutattendredemainmatin,réponditBrissond’untonpincé.Votreamiestjustesonné.Brissonordonnaàl’infirmièrederamenerl’appareilensallederadiologie,maisPauls’interposa.—L’hôpitaln’estpeut-êtrepas ledernier refugede lagalanterie,maisonva faireunessaiquand
même!dit-il.Dissimulantmal sa rage,Brisson s’exécuta et reprit le chariot desmains deCybile.Dès qu’il eut
disparudansl’ascenseur,l’infirmièretapotaàlavitredesaguériteetfitsigneàPauldevenirlavoir.—Ilestendanger,n’est-cepas?demandaPauldeplusenplusanxieux.—Jenesuisqu’infirmière,monaviscomptevraiment?—Plusqueceluidecertainstoubibs,l’assuraPaul.—Alorsécoutez-moibien,murmuraCybile.J’aibesoindecejob,siunjourvousfaitesunprocèsà
cetabruti,jenepourraipastémoigner.Ilssontaussicorporatistesquelesflics;ceuxquiparlentencasdebavurepeuventensuitechercherduboulotàvie.Plusaucunhôpitalnelesengage.Iln’yadeplacequepour ceuxqui se serrent les coudesquand il y aunpépin.Les colsblancsoublientque cheznous lespépinssontdesêtreshumains.Celadit,tirez-vousd’icitouslesdeuxavantqueBrissonneletue.
—Jenevoispascomment,etoùvoulez-vousqu’onaille?—Jeseraistentéedevousdirequeseullerésultatcompte,maisfiez-vousàmoninstinct,dansson
casletempscompteaussi.
Paulfaisaitlescentpas,furieuxcontrelui-même.Dèsqu’ilsétaiententrésdanscethôpital,ilavaitsuquec’étaituneerreur.Ilessayaderetrouversoncalme,lapeurl’empêchaitdetrouverunesolution.
—Lauren?Paul se précipita au chevet d’Arthur qui gémissait. Il avait les yeux grands ouverts et son regard
semblaitsefixersurunautremonde.—Désolé,cen’estquemoi,ditPaulenluiprenantlamain.Lavoixd’Arthurétaitsaccadée.—Jure-moi…surmatête…quetuneluidirasjamaislavérité.—Encemomentjepréfèrejurerplutôtsurlamienne,ditPaul.—Dumomentquetutienstapromesse!Cefurentlàlesdernièresparolesd’Arthur.L’hémorragienoyaitmaintenanttoutelapartiearrièrede
soncerveau.Pourprotégerlescentresvitauxencoreintacts,laformidablemachinedécidademettrehorsservicetoussesterminauxpériphériques.Lescentresdelavue,delaparole,del’ouïeetdelamotricitéavaientcesséd’êtreopérationnels.Ilétaitdeuxheuresvingtàlapenduledelasalled’examens.Arthurétaitdésormaisdanslecoma.
9.
Paularpentaitlehall.IlpritsontéléphoneportableaufonddesapochemaisCybileluifitaussitôtcomprendrequ’ilétaitinterditd’enfaireusagedansl’enceintedel’établissement.
—Etquelappareil scientifiquepourraitbienêtreperturbé ici, àpart ledistributeurdeboissons?cria-t-il.
Cybileréitéral’interdictiond’unmouvementdetêteetluidésignaleparkingdesUrgences.—Article2dunouveaurèglementintérieur,insistaPaul.Montéléphoneestautorisédanslehall!—Çanemarchequ’avecBrisson,votrerèglement,allezdonctéléphonerdehors.Silasécuritépasse,
jemefaisvirer.Paulrâlaavantdefranchirlesportescoulissantes.Pendant de longues minutes, Paul continua à faire les cent pas sur le parking des ambulances,
regardantdéfilerlerépertoiretéléphoniquesurl’écrandesonportable.—Etmerde,grommela-t-ilàvoixbasse,c’estuncasdeforcemajeure!Ilappuyasurunetoucheetleportablecomposaaussitôtunnuméropréenregistré.—MemorialHospital,quepuis-jefairepourvous?interrogealastandardiste.Paul insistapourqu’onluipasselesUrgences.Ilpatientaquelquesminutes.Bettyprit l’appel.Une
ambulance,luiexpliqua-t-il,avaitconduitchezeux,endébutdesoirée,unjeunehommepercutéparunside-carsurUnionSquare.
Betty demanda aussitôt à son interlocuteur s’il était unmembre de la famille de la victime, Paulrépondit qu’il était son frère, ilmentait à peine. L’infirmière se souvenait très bien de ce dossier. Lepatientavaitquittél’hôpitalparsespropresmoyensversvingtetuneheures.Ilétaitenbonnesanté.
—Pasvraiment,repritPaul,pouvez-vousmepasserlemédecinquis’estoccupédelui?Jecroisquec’étaitunefemme.C’esturgent,ajouta-t-il.
Betty comprit qu’il y avait un problème, ou plutôt que l’hôpital risquait d’avoir un problème.DixpourcentdespatientsreçusauxUrgencesrevenaientdanslesvingt-quatreheures,enraisond’uneerreurou d’une sous-estimation de diagnostic. Le jour où les procès coûteraient plus d’argent que n’enéconomisaient les réductionsd’effectifs, lesadministrateursprendraientenfin lesmesuresque lecorpsmédicalnecessaitderéclamer.Ellereplongeadanssesfichesàlarecherchedudoubledecelled’Arthur.
Bettynedécelaaucunmanquementauprotocoled’examen ; rassurée, elle tapotaà lavitre,Laurenremontaitlecouloir.Elleluifitsignedevenirlavoir,ilyavaitunappelpourelle.
—Sic’estmamère,dis-luiquejen’aipasletemps.Jedevraisêtrepartiedepuisunedemi-heureetj’aiencoredeuxpatientsàtraiter.
—Si c’était tamère qui appelait à deux heures trente dumatin, je te la passeraismême au blocopératoire.Prends-moicetéléphone,çasembleimportant.
Perplexe,Laurenportalecombinéàsonoreille.—Vousavezexaminécesoirunhommequiaétérenverséparunside-car,vousvousensouvenez?
ditlavoixdansl’appareil.—Oui,trèsbien,réponditLauren,vousêtesdelapolice?—Non,jesuissonmeilleurami.Votrepatientafaitunmalaiseenrentrantchezlui.Ilestinconscient.Laurensentitsoncœuraccélérerdanssapoitrine.—Appelezimmédiatementle911etamenez-lemoiicitoutdesuite,jel’attendrai!—Ilestdéjàhospitalisé.NoussommesauMissionSanPedroHospitaletçanevapasbiendutout.
— Je ne peux rien faire pour votre ami s’il est déjà dans un autre hôpital, répondit Lauren.Mescollèguess’occuperonttrèsbiendelui,j’ensuiscertaine.Jepeuxleurparlersivouslesouhaitezmaisàpartsignalerunelégèretachycardie,jen’airiendeparticulieràleurindiquer,toutétaitnormalquandilestpartid’ici.
PauldécrivitlaconditiondanslaquelleArthursetrouvait;ledocteurenchargeprétendaitqu’iln’yavaitpasdedangeràattendrejusqu’aumatin,maisilnepartageaitpasdutoutcetavis,ilfallaitêtreunânepourignorerquesonmeilleuramin’allaitpasbiendutout.
—Ilm’estdifficiledecontredireunconfrèresansavoiraumoinspuconsultermoi-mêmelesradios.Queditlescanner?
—Iln’yapasdescanner!ditPaul.—Quelestlenomdel’internedegarde?demandaLauren.—UncertaindocteurBrisson,ditPaul.—PatrickBrisson?—Ilyavaitécrit«Pat»sursaplaque,çadoitêtreça,vousleconnaissez?—Jel’aiconnuenquatrièmeannéedemédecine,c’esteffectivementunâne.—Qu’est-cequejedoisfaire?suppliaPaul.—Jen’aiabsolumentpasledroitd’intervenir,maisjepeuxessayerdeluiparlerautéléphone.Avec
l’accorddeBrisson,nouspourrionsorganiserletransfertdevotreamietluifairepasserunscannerdèscettenuit.Lenôtreestouvertvingt-quatreheuressurvingt-quatre.Pourquoin’êtes-vousdoncpasvenutoutdesuiteici?
—C’estunelonguehistoireetnousavonspeudetemps.Paul aperçut l’interne qui entrait dans la guérite de Cybile ; il pria Lauren de rester en ligne et
traversalehallencourant.IlarrivahaletantdevantBrissonetluicollasonportablesousl’oreille.—C’estunappelpourvous,dit-il.Brissonleregarda,étonné,etpritl’appareil.L’échangedepointsdevueentre lesdeuxmédecins futbref.BrissonécoutaLaurenet la remercia
d’uneaidequ’iln’avaitpassollicitée.L’étatdesonpatientétaitsouscontrôle,cequiétaitloind’êtrelecasde lapersonnequi l’accompagnait ; cet hommequi l’avait inutilementdérangée avait une certainetendanceàl’hystérie.Poursedébarrasserdelui,ilavaitmêmefailliappelerlapolice.
Maintenant que Lauren était rassurée, il allait raccrocher, ravi d’avoir eu de ses nouvelles aprèstoutes ces années, et avec l’espoir de la revoir, pour un café ou pourquoi pas un dîner. Il coupa lacommunicationetrangeal’appareildanssapoche.
—Alors?demandaPaul,lespiedsquimordaientlalignejaune.—Jevousrendraivotretéléphonequandvouspartirezd’ici!ditBrissond’unairhautain.Leurusage
estinterditdansl’enceintedel’établissement.Cybilevousl’aprobablementdéjàsignifié.Paulsepostadevantlemédecinetluibarralaroute.—Bon,d’accord,jevouslerestitue,maisvousmejurezdesortirsurleparkingsivousavezd’autres
appels?repritBrissonbeaucoupmoinsfier.—Qu’aditvotreconfrère?demandaPaulenarrachantsonportabledesmainsdel’interne.—Qu’ellemefaisaitconfiance,cequid’évidencen’estpaslecasdetoutlemonde.Brisson pointa du doigt l’inscription qui délimitait la zone réservée exclusivement au personnel
médical.—Sivousrepassezencoreunefoisdel’autrecôtédecetteligne,neserait-cequepourparcourirdix
centimètresdanscecorridor,Cybileappellera lapoliceet jevous feraiévacuer. J’espèreque j’aiétéassezclair.
EtBrissontournalestalonsavantdes’éloignerdanslecouloir.L’infirmièreenchefCybilehaussalesépaules.
*
Laurenvenaitdefairehospitaliserledernierdesblessésdelarixedubar.Une infirmière stagiaire lui demandad’examiner sapatiente. Il suffisait de regarder le tableaudes
horaires,explosaLauren,pourvérifierquesagardes’achevaitàdeuxheuresdumatin.Àpresquetroisheures, il était donc impossible que la personne à laquelle s’adressait la jeune infirmière soit encoreLauren.EmilySmithlaregarda,interdite.
—Bon,d’accord,dansquelboxestvotremalade?demanda-t-elleenlasuivant,résignée.Unpetitgarçonquisouffraitd’unefortefièvreseplaignaitdedouleursàl’oreille.Laurenl’examina
etdiagnostiquauneotitecarabinée.ElleprescrivituneordonnanceetpriaBettyd’aiderlajeunestagiaireàadministrerlessoinsappropriés.Fourbue,ellequittaenfinlesUrgences,sansmêmeprendreletempsd’enleversablouse.
En traversant le parking désert, Lauren rêvait d’un bain, d’une couette et d’un gros oreiller. Elleconsultasamontre,saprochainegardedébutaitdansmoinsdeseizeheures,illuiauraitfalluledoubledesommeilpourtenirlecoupjusqu’àlafindelasemaine.
Ellepritplaceauvolantetattachasaceinture.Lavoitures’engageadansPotreroAvenueetbifurquadansla23eRue.
Lauren aimait rouler dansSanFrancisco aumilieude la nuit quand la ville calme s’offrait à elle.L’asphaltedéfilaitsouslesrouesdesoncabriolet.Elleallumalaradioetpassalatroisièmevitesse.LaTriumphfilaitsouslavoûteétoiléed’unmagnifiquecield’été.
Les services de la ville réparaient des canalisations au croisement de MC Allister Street, la
circulationétaitbloquée.LechefdechantiersepenchaàlaportièredelaTriumph,sonéquipen’enavaitplusquepourquelquesminutes.Larueétaitàsensunique,Laurensongeaàfairemarchearrière,maislaprésenced’unevoituredepolicequibalisaitlazoneoùlesouvriersintervenaientlafitrenoncer.
La silhouette duMission San PedroHospital se dessinait dans son rétroviseur, l’établissement sesituaitàdeuxpâtésdemaisonsderrièreelle.
Lechauffeurrefermalabâcheducamionmunicipalavantderemonterdanssacabine.Surlecôtéduvéhicule,unepublicitédelapréventionroutièremettaitengardelecitoyen.«Ilsuffitd’unesecondedenégligence…»
LepolicierfitsigneàLaurenqu’ellepouvaitenfinpasser.Ellesefaufilaentrelesenginsdechantierquiabandonnaientlecentredelachausséepourseregrouperlelongdutrottoir.Maisaufeu,ellechangead’itinéraire. De mémoire d’interne, elle n’avait jamais connu d’étudiant plus imbu de lui-même queBrisson.
Appuyé à la vitre qui donnait sur le parking désert, Paul réfléchissait. Gyrophares éteints, une
ambulanceausigledel’établissementhospitaliers’immobilisasurunemplacementréservéauxvéhiculesdesecours.Lechauffeurdescendit,verrouillalesportièresetentradanslehalldel’hôpital.Aprèsavoirsaluél’infirmièredegarde,ilaccrochasontrousseauàunpetitclouplantéaumurdelaguérite.Cybileluiremitlacléd’unesalled’examens,illaremerciaetallasecoucherdansundesboxinoccupés.
Parlabaievitrée,Paulcontemplaitl’ambulance.UneTriumphvertevintserangerjusteàcôté.Ilreconnutaussitôtlajeunefemmequisedirigeaitd’unpasdécidéverslesportesautomatiquesdu
sasdesUrgences.Ellefitdemi-touraumilieuduparking,ôtasablouseetlajetaenbouledanslecoffredesavoiture.Quelquesinstantsplustard,elleentraitdanslehall.Paulvintàsarencontre.
—DocteurKline,jeprésume?—C’estvousquim’avezappelée?—Oui,commentlesavez-vous?—Iln’yaquevousdanscehall.Etvous,commentavez-voussuquij’étais?Gêné,Paulfixaleboutdeseschaussures.—Jeprietouslesdieuxdelaterredepuisdeuxheurespourqu’onmevienneenaide,vousêtesle
premiermessieàseprésenter…jevousaivueenlevervotreblousesurleparking.—Brissonestdanslesparages?interrogeaLauren.—Pasloin,danslesétages.—Etvotreami?Pauldésignalepremierboxderrièrelaguéritedel’infirmière.—Allons-y!ditLaurenenl’entraînant.Mais Paul hésita, il avait eu une petite altercation avecBrisson et ce dernier lui avait interdit de
franchirlalignejauneàl’entréeducouloir,souspeinedelefaireexpulserparlapolice.Ilsedemandaitsi en cas d’infraction Cybile mettrait la sentence à exécution. Lauren soupira ; cette attitude de petitcaporalcollaitbienàl’internequ’elleavaitcôtoyéenquatrièmeannéedefaculté.ElleinvitaPaulànepascompliquerlasituation,elleiraitletrouverseuleetseprésenteraitcommelapetiteamiedupatient.
—Ilsmelaisserontpasser,lerassura-t-elle.— Essayez quand même de l’appeler plutôt par son prénom, « Patient », ça peut éveiller des
soupçons.PaulcraignaitqueBrissonnesoitpasdupedelasupercherie.—Nousnenoussommespascroisésdepuisdenombreusesannées,etvuletempsqu’ilpasseàse
regarderlui-même,jedoutequ’ilreconnaisselevisagedesapropremère.Laurenallaseprésenterà laguéritedeCybile.L’infirmièredegardeposason livreetsortitdesa
cagedeverre.La zonederrière elle n’était accessible qu’aupersonnelmédical.Mais envingt ans decarrièreelleavaitacquisunflairinfaillible:quelajeunefemmequ’elleaccompagnaitversleboxsoitounonlapetiteamiedupatientimportaitpeu,elleétait,avanttout,médecin.Brissonnepourraitluifaireaucunreproche.
LaurenentradanslapièceoùArthurreposait.Elleétudialesmouvementsdelacagethoracique.La
respirationétait lenteetrégulière, lacouleurdelapeau,normale.Sousprétextedeprendrelamaindesonpetitami,elleétudiasonpouls.Lecœursemblaitbattremoinsviteque lorsduprécédentexamen,bienquelerythmepulsatifaitaugmentésoussesdoigts.Sielleréussissaitàletirerdecemauvaispas,elleluiferaitpasserunélectrocardiogrammedecontrôleetce,degréoudeforce.
Elles’approchadupanneaulumineuxoùétaientsuspendueslesradiographiesducrâne.ElledemandaàCybilesic’était«desphotos»ducerveaudesonfiancéquiétaientexposéessurcemur.
Cybilelaregarda,dubitative,etlevalesyeuxauciel.—Jevaisvouslaisseravecvotre«fiancé»;vousdevezavoirbesoind’intimité.Laurenlaremerciadufondducœur.Surlepasdelaporte,l’infirmièreseretournaetregardaànouveauLauren.—Vouspouvezétudierlesclichésdeplusprès,docteur,laseulechosequejevousrecommandec’est
de finir votre bilan avant que Brisson redescende. Je ne veux pas avoir d’ennuis. Et cela étant dit,j’espèrequevousêtesmeilleurmédecinquecomédienne.
Lauren entendit les pas s’éloigner dans le couloir. Elle s’approcha du tableau pour étudierattentivement les radios.Brissonétaitencoreplus incapablequ’ellene l’avait imaginé.Unbon interneaurait suspecté l’épanchement hémorragique à l’arrière du crâne. Cet homme sur la table devait êtreopéré au plus vite, elle redoutait déjà que le cerveau ne souffre du temps perdu. Pour confirmer sondiagnostic,ilfallaitluifairepasserunscannerdetouteurgence.
Lesmainsdanslespochesdesablouse,BrissonentradanslaguéritedeCybile.—Ilestencorelà,celui-là?s’étonna-t-ilendésignantPaulassissurunechaiseàl’autreboutduhall.—Oui,etsonamiesttoujoursdanslebox,docteur.—Ils’estréveillé?—Non,maisilrespiretrèsbienetsesconstantessontstables,jeviensdelesprendre.—Vouscroyezàunrisqued’hématomeintracrânien,vous?s’enquitBrissond’unevoixfaible.Cybilefouilladanssespapierspournepascroiserleregarddumédecin,safoidanslegenrehumain
approchaitsonseuildetolérance.—Jenesuisqu’uneinfirmière,vousmel’avezsuffisammentfaitremarquerdepuisquevousêteschez
nous,docteur.Brissonadoptaaussitôtuneattitudeplusassurée.—Nesoyezpasinsolente!Jepeuxvousfairemuterquandjeveux!Cetypeest justesonné, ilva
récupérer. Au matin, nous lui ferons passer un scanner, par précaution. Remplissez-moi une fiche detransfertetcherchez-moiunscanlibredansunecliniqueduquartieroudansuncentred’imagerie.DitesbienqueledocteurBrissonenpersonnesouhaitequel’examensoitpratiquédanslamatinée.
—Jen’ymanqueraipas,grommelaCybile.Ens’engageantdanslecouloir,ilentenditl’infirmièreluicrierqu’elleavaitautorisélacompagnedu
patientàluirendrevisitedanslasalled’examens.—Safemmeestlà?demandaBrissonenseretournant.—Sapetiteamie!—Nehurlezpascommeça,Cybile,noussommesdansunhôpital!—Iln’yaquenous,docteur,ditCybile.Etheureusement,murmura-t-elledèsqueBrissons’éloigna.L’infirmièreretournaàsaguérite.Paullafixaitduregard,ellehaussalesépaules.Ilentenditlaporte
de la salle d’examens se refermer sur les pas de l’interne, hésita quelques secondes et se leva pourfranchird’unpasvolontairelafameuselignejaune.
Brissonseprésentaàlajeunefemmeassisesurletabouretàcôtédesonfiancé.—Bonjour,Lauren.Çafaitunsacrébail.—Tun’aspaschangé,répondit-elle.—Toinonplus.—Àquoijoues-tuaveccepatient?—Qu’est-cequecelapeutbientefaire?TumanquesdeclientsauMemorial?— Je suis là parce que cet homme était mon patient en début de soirée, je sais que cela peut te
paraîtredéroutant,maiscertainsd’entrenousfontcemétierparamourdelamédecine.— Tu veux dire, ont peur d’avoir des ennuis parce qu’ils ont peut-être sous-estimé la condition
cliniqued’unblesséavantdelelaisserquitterleurservice.LetondeLaurenmontad’uncran,etsavoixrésonnadanslecouloir.—Tutetrompes,maisapparemmentceneserapaslaplusgraveerreurd’appréciationquetuauras
faitecesoir.Jesuisiciparcequelecopaindecetypem’aappeléeausecours,etmêmepartéléphonej’aipumerendrecomptequetut’étaisencoregourédediagnostic.
—Tuaspeut-êtrequelquechoseàmedemanderpourêtreaussiaimable?
—À te demander, certainement pas, à te conseiller ! Je vais appeler leMemorial et les prier dem’envoyer une ambulance pour rapatrier cet homme à qui l’on doit probablement faire une ponctionintracrâniennedans lesplusbrefsdélais.Tuvasmelaisser intervenir,etencontrepartie je te laisseraimodifier ton rapport d’examen. Tu auras prescrit le transfert toi-même et ton chef de service tecongratulera.Penses-y,unpatientsauvé,çanepeutpasfairedetortàtacarrière.
Brissonaccusalecoup,ils’avançaversLaurenetluiôtadesmainslesclichésderadiographie.—C’estcequej’auraisfaitsij’avaispenséquesonétatdesantéjustifiaitdetellesdépenses.Mais
cen’estpas lecas, ilvabienet il se réveillerademainmatinavecunesalemigraine.Enattendant, jet’autoriseàsortirdemonhôpitaletàretournerdansletien.
—Cetendroitestaumieuxundispensaire!repritLauren.EllearrachauneradiodesmainsdeBrissonet l’accrochaautableaulumineux.Leclichéétaitpris
depuis la face.Elle délimita l’épiphyse calcifiée.La petite glande aurait dû se trouver parfaitement àchevaldelalignemédianequidélimitelesdeuxhémisphèresducerveau,maissurcetteimageelleétaitdécalée.Cequilaissaitprésumerunecompressionanormaleàl’arrièreducerveau.
—Tun’espascapabled’interprétercetteanomalie?reprit-elleencriant.—Cen’estqu’undéfautsurlecliché,l’appareilportableestdemauvaisequalité!réponditBrisson
aveclavoixd’unpetitgarçonsurprislamaindansunpotdeconfiture.—L’épiphyseestdécaléedelalignemédiane,etlaseuleexplicationpossibleestlaformationd’un
hématomepariéto-occipital.Tonentêtementvatuercethommeetjetejurequejeteleferairegretter.Brisson se ressaisit, gonfléd’orgueil, il avançaversLauren, l’obligeant à reculervers laportedu
box.—Ilfaudrad’abordquetujustifiestonintrusiondansceslieux,taprésencedansunesalled’examens
où tu n’as ni autorité ni légitimité.Dans cinqminutes je téléphone aux flics pour te faire déguerpir, àmoinsquetunepréfèresquenousallionsprendreuncaféquelquepart?C’esttrèscalmecesoir,jepeuxm’absenterquelquesinstants.
Laurentoisalerésident,seslèvrestremblaientdecolère.Appuyéaumur,lebrasnégligemmentposéau-dessusdesonépaule,Brissonapprochasonvisage.Ellelerepoussasansménagement.
—Àlafaculté,Patrick,tutranspiraisdéjàlaconcupiscenceetlajalousie.Lapersonnequetuasleplusdéçuedans laviec’est toi-mêmeet tuasdécidéde le fairepayerauxautres.Si tucontinues,cethommes’ensortirasurunechaiseroulantedanslemeilleurdescas.
D’ungestebrutal,Brissonlachassaverslaporte.—Fouslecampd’iciavantquejetefassearrêter.Barre-toi,ettransmetsmesamitiésàFernstein;
dis-luiqu’endépitdesonjugementsévèrejem’ensorstrèsbien.Quantàlui,dit-ilendésignantArthur,ilrestelà,c’estmonpatient!
Les veines de Brisson saillaient de rage. Lauren avait retrouvé son calme. Elle posa une maincompatissantesurl’épauledel’interne.
—Dieuquejeplainstonentourage;jet’ensupplie,Patrick,s’ilyaencoreentoiunbrind’humanité,restecélibataire!
Paulentrabrusquementdanslapièce,lesyeuxivresd’émotion.Brissonsursauta.—Est-cequejeviensdevousentendredirequ’Arthurallaitêtreparalysé?Il regardait Brisson avec l’envie irrésistible de l’étrangler pour de bon quand l’infirmière Cybile
apparutàsontour.Elles’excusaauprèsdurésident,elleavaitfaittoutsonpossiblepourretenirPaul,ellen’avaitpaseulaforcephysiquenécessairepourluiinterdirel’accèsaucouloir.
—Cettefoisvousêtesalléstroplointouslesdeux,Cybile,appelezlesflicstoutdesuite!Jeporteplainte.
Brissonjubilait,l’infirmières’approcha,sortitlamaindesapocheetglissaquelquechosedanscellede Lauren. La jeune interne identifia aussitôt l’objet et comprit l’intention de l’infirmière. Elle laremerciad’unœilcompliceet,sansaucunehésitation,elleplantalaseringuedanslecoudeBrissonetappuyasurlepiston.
Lerésidentlaregarda,stupéfait, ilrecula,cherchantàôter l’aiguilledesanuque,maisilétait troptardetdéjàlesolsedérobaitsoussespieds.Laurenfitunpaspourleretenirdanssachute.
—ValiumetHypnovel!Ilvafaireuntrèsgrandvoyage,annonçaCybile,humblement.AidéedePaul,LaurenallongeaBrissonàterre.Cen’étaitplusunnéonquipendaitauplafond,maisunpetitavionaccrochéaumanège.Pourquoi
sonpèrenevoulait-ilpasqu’ilmontedanslanacelle?Danssacabine,leforainadéjàfaittinterlaclochette,letourvacommencer.Touslesenfantss’amusentetluidoitresterlà,àjouerdanslesable.Parcequ’untasdesableçanecoûterien.Untouràtrentecentsc’estbeaucoupd’argent,quelestleprixàpayerpourallerjusqu’auxétoiles?
LaurenglissasouslatêtedeBrissonlacouverturepliéequeluitendaitCybile.Elle est belle, cette femme devantmoi, avec sa queue-de-cheval, ses pommettes et ses yeux qui
pétillent.Ellemeregardeàpeine.Cen’estpasuncrimededésirer.Jevoudraisqu’elleviennedansl’avionavecmoi.Jelaisseraismesparentsàcettemédiocritéquilesrassurel’unl’autre.Jehaiscesgensautourdemoiquirientderienets’amusentdetout.Ilfaitnoir.
—Ildort?chuchotaPaul.—Ilenatoutl’air,réponditLaurenquivérifiaitlepoulsdeBrisson.—Qu’est-cequ’onfaitmaintenant?—Ilenapourunepetitedemi-heure,j’aimeraismieuxavoirtoutnettoyéàsonréveil.Ilseradetrès
mauvaisehumeur.Partezd’ici tousles trois.Jevaischerchermavoiture,nousinstalleronsvotreamiàl’arrièreetnousfileronsauMemorial,iln’yapasuneminuteàperdre.
Ellesortitdelapièce.L’infirmièredéverrouillalesfreinsdulitoùreposaitArthuretPaull’aidaàlepousserhorsdelasalled’examensenveillantànepasroulersurlesdoigtsdeBrissonquisomnolaitparterre.Lesrouescouinaientsurlelinoléumduhall.Paull’abandonnasubitement.
Lauren referma le coffre de la Triumph, et fut surprise de voir Paul qui traversait le parking en
courant. Ilpassaàsahauteurencriant« j’arrive»etcontinuasonsprint.Elleenfilait sablouseen leregardants’éloigner,perplexe.
—Paul,cen’estvraimentpaslemoment…Quelquesminutesplustard,uneambulances’arrêtadevantelle.Laportièrecôtépassagers’ouvritet
Paul,assisàlaplaceduconducteur,l’accueillittoutsourire.—Jevousemmène?—Voussavezconduirecegenred’engin?demanda-t-elleengrimpantàbord.—Jesuisunspécialiste!Ils s’arrêtèrent sous l’auvent. Cybile et Paul transbordèrent Arthur sur le brancard, à l’arrière de
l’ambulance.—Jevousauraisbienaccompagnés,soupiraCybile,penchéeàlavitredePaul.—Mercipourtout,dit-il.—Derien,jevaisperdremonjob,maisjemesuisrarementautantamusée.Sivossoiréessonttoutes
aussidrôles,passez-moiuncoupdefil,jevaisavoirdutempslibre.Paulsortituntrousseaudesapocheetleremitàl’infirmière.
—J’aifermélaportedelasalled’examens,justeaucasoùilseréveilleraitunpeuplustôt!Cybile récupéra lesclés,unsourireaux lèvres.Elledonnaunpetitcoupsur laportièrecommeon
claquelacrouped’unchevalpourluiordonnerdeprendrelaroute.Seuleaumilieuduparkingdésert,devantlelitcivière,Cybilevitl’ambulancetourneraucoindela
rue. Elle s’arrêta devant les portes automatiques. Sous ses pieds, une grille métallique permettaitl’écoulementdeseauxdepluie.Elleprit lesclésquePaul luiavait remiseset les laissaglisserdesamain.
—Avecmavoiture,ditLaurennousaurionsgagnéendiscrétion.—Vousm’avezditquenousn’avionspasuneminuteàperdre!objectaPaulenallumant larampe
gyropharedel’ambulance.Ils filaient à vive allure, si tout allait bien, ils seraient auMemorialHospital dans un petit quart
d’heure.—Quellenuit!s’exclamaLauren.—Vouscroyezqu’Arthursesouviendradequelquechose?—Quelquesfragmentsdeconscienceserecollerontlesunsauxautres.Jenepeuxpasvousgarantir
queletoutformeunesériecohérente.—Est-ildangereuxderéveillerlessouvenirsdequelqu’unquiestrestélongtempsdanslecoma?— Pourquoi est-ce que ce serait dangereux ? demanda Lauren. Les comas sont consécutifs à des
traumatismescrâniens.Soit le cerveauest endommagé, soit il ne l’estpas. Il arriveaussiquecertainspatients restent comateux sansque l’on sachepourquoi.Lamédecineest encorepeu savanteencequiconcernelecerveau.
—Vousparlezdeçacommed’uncarburateurdevoiture.Amusée, Lauren pensa à sa Triumph qu’elle avait abandonnée sur le parking, et pria pour ne pas
croiserBrissonquandelleiraitlarécupérer.Cetypeétaitcapablededormirdanssoncabrioletjusqu’àcequ’ellerevienne.
— Donc si on essaye de stimuler la mémoire d’un ancien comateux, on ne lui fait courir aucunrisque?
—Neconfondezpasamnésieetcoma,celan’arienàvoir.Ilestfréquentqu’unindividun’arrivepasàsesouvenirdesévénementsprécédantlechocquil’aplongédansl’inconscience.Maissilapertedemémoires’étendàunepériodepluslarge,ellerelèved’unautredommagequel’onappelleamnésie,etquiasesproprescauses.
PendantquePaulréfléchissait,LaurenseretournapourobserverArthur.—Votreamin’estpasencoredanslecoma,ilestjusteinconscient.—Vouscroyezquel’onpeutsesouvenirdecequis’estpassépendantqu’onétaitdanslecoma?— Peut-être de certains bruits autour de vous ? C’est un peu comme quand on dort, sauf que le
sommeilestplusprofond.Paulréfléchitmillefoisavantdesedécideràposercettequestionquiluibrûlaitleslèvres.—Etsivousêtessomnambule?Intriguée,Laurenleregarda.Paulétaitsuperstitieuxetunepetitevoixluirappelaitqu’ilavaitjuréde
garderunsecret;sonmeilleuramiétaitallongésurunecivière,inconscient,alorsàcontrecœur,ilmituntermeàsesquestions.
Laurenseretournaànouveau.Larespirationd’Arthurétaitampleetrégulière.Silesradiographiesdesoncrânen’avaientétédesimauvaisaugure,onauraitpucroirequ’ildormaitpaisiblement.
—Ilal’airplutôtbien,dit-elleenreprenantsaplace.—Ahmaisc’estuntypetrèsbien!Mêmes’illuiarrivedem’emmerderdumatinausoir!
—Jeparlaisdesonétatdesanté!Àvousvoirensemble,vousavezl’aird’unvieuxcouple.—Noussommescommefrères,bougonnaPaul.—Vousn’avezpassouhaitéprévenirsapetiteamie,enfinjeveuxdirelavraie?—Ilestcélibataire,etsurtoutnemedemandezpaspourquoi!—Pourquoi?—Ilaundonpoursemettredansdessituationscompliquées.—Comme?PaulregardalonguementLauren,c’estvraiquelesourirequ’elleportaitdanssesyeuxétaitunique.—Laisseztomber!dit-ilenhochantlatête.—Tournez à droite, il y a des travaux par là, reprit Lauren. Pourquoime posiez-vous toutes ces
questionssurlecoma?—Commeça!—Qu’est-cequevousfaitesdanslavie?—Jesuisarchitecte.—Commelui?—Commentlesavez-vous?—Ilmel’aditcetteaprès-midi.—Nousavonsfondénotrecabinetensemble.Vousavezunebonnemémoirepourvoussouvenirainsi
dumétierdetousvospatients.—Architecte,c’estunjolimétier,murmuraLauren.—Çadépenddesclients.—Pournous,c’estunpeupareil,dit-elleenriant.L’ambulance approchait de l’hôpital. Paul donna un petit coup de sirène et se présenta devant la
ramperéservéeauxvéhiculesdesecours.L’officierdesécuritéactionnalabarrière.—J’adorelespasse-droits,jubila-t-il.— Arrêtez-vous sous le porche, vous jouerez à nouveau avec votre klaxon et les brancardiers
viendrontcherchervotreami.—Quelluxe!—C’estjusteunhôpital.Ilarrêtalefourgonàl’endroitdésignéparLauren.Deuxbrancardiersvenaientdéjààleurrencontre.—Jevaisaveceux,ditLauren.Allezvousgarer,jevousretrouveraiplustarddanslasalled’attente.—Mercipourtoutcequevousfaites,ditPaul.Elleouvritlaportièreetdescenditduvéhicule.—Quelqu’unprochedevousaétédanslecoma?Paullafixaduregard.—Vraimenttrèsproche!réponditPaul.LaurenaccompagnalebrancardetentradanslesUrgences.—Vousavezquandmêmeunedrôledefaçondevousfréquentertouslesdeux.Vousétiezfaitspour
vousentendre!murmura-t-ilenlaregardants’éloignerdanslehall.
10.
Lesroulettesduchariottournaientsivitequeleursmoyeuxtremblaientsurleuraxe;LaurenetBettysefrayaientunchemindanslescouloirsencombrésdesUrgences.Ellesévitèrentdejustesseunearmoireàpharmacieetlarencontredansunviraged’uneéquipedebrancardiersquiarrivaitenfaces’avéradespluspérilleuses.Auplafond,lesnéonss’étiraientenuntraitcontinudecouleurlaiteuse.Auloin,lesignalde l’ascenseur retentit.Lauren hurla qu’on l’attende.Elle accéléra encore sa course,Betty l’aidant dumieuxqu’ellelepouvaitàmaintenirlechariotenlignedroite.UninterneenORLquiretenaitlesportesdelacabinelesaidaàsefaufilerentredeuxautreslitsquimontaientverslesblocsdechirurgie.
—Scanner!haletaLaurenalorsquelacabines’élevait.Une infirmière appuya sur le bouton du cinquième.La course reprit sa folle allure de corridor en
corridor,où lesportespalièresvirevoltaientà leurpassage.L’unitéd’imageriemédicaleétaitenfinenvue.Àboutdesouffle,LaurenetBettyrassemblèrentleursdernièresforces.
—JesuisledocteurKline,j’aiprévenul’appariteurdenotrearrivée,j’aibesoind’unscancrânientoutdesuite.
—Nousvousattendions,réponditLucie,vousavezledossierdupatient?Lapaperasserie attendrait,Lauren poussa le chariot dans la salle d’examens.Depuis sa cabine de
contrôleisoléeduscanner,ledocteurBernsepenchasurlemicro.—Quecherchons-nous?—Unehémorragieprobabledanslelobeoccipital,j’aibesoind’unesériedeclichéspréopératoires
pouruneponctionintracrânienne.—Vouscomptezintervenircettenuit?demandaBern,surpris.—Dansmoinsd’uneheuresij’arriveàmonterl’équipe.—Fernsteinestprévenu?—Pasencore,murmuraLauren.—Maisvousavezbiensonavalpourcesscansenurgence?—Évidemment,mentitLauren.Aidée de Betty, elle installaArthur sur la table de thérapie et le sangla au support de tête. Betty
injectalasolutioniodéependantquel’opérateurinitiaitlesprotocolesd’acquisitiondepuissonterminal.Dansunbruissementàpeineaudible,latableavançajusqu’aucentredel’anneau.LeStatifeffectuasespremièresrotationstandisquelacouronnededétecteurstournaitautourdelatêted’Arthur.LesrayonsXcaptésétaienttransmisàunechaîneinformatiquequirecomposaitl’imagedesoncerveauencoupes.
Lespremièresplanchesapparaissaientdéjàsurlesdeuxécransdel’opérateur.Ellesconfirmaientle
diagnostic de Lauren, infirmaient celui de Brisson. Arthur devait être opéré immédiatement. Il fallaitsuturerauplusviteladissectiondelaveineendommagéeetréduirel’hématomeàl’intérieurdelacavitécrânienne.
—Àtonavis,quelestlepotentielderécupération?demandaLaurenàsoncollègue,enparlantdanslemicrodelasalleduscanner.
— C’est toi l’interne en neurochirurgie ! Mais si tu veux mon pronostic je dirais que, si vousintervenezdans l’heure, toutestencorepossible. Jenevoispasde lésionmajeure, il respirebien, lescentresneurofonctionnelssemblentintacts,ilpeuts’ensortirindemne.
LeradiologuefitsigneàLaurendelerejoindredanslacabine.Ilpointadudoigtsurl’écranunezone
ducerveau.—Jevoudraisqueturegardesdeplusprèscettecoupe,dit-il,jepensequenousavonsiciunepetite
malformation étrange, je vais compléter ses examenspar un IRM. J’enverrai les imagespar leDicom(Serveur informatique) ; tu les récupéreras directement sur le neuronavigateur. Tu pourrais presquelaisserlerobotopérerpourtoi.
—Mercipourtout.—C’étaitcalmecettenuit,tesvisitesmefonttoujoursplaisir.Un quart d’heure plus tard, Lauren quittait le département d’imageriemédicale, conduisantArthur
versledernierétagedel’hôpital.Bettyl’abandonnadevantlesascenseurs,ilfallaitqu’elleredescendeauxUrgences.Delà,elleferaittoutcequiluiétaitpossiblepourréuniruneéquipechirurgicaledanslesmeilleursdélais.
Leblocopératoirebaignaitdansl’obscurité;aumur,lapenduleluminescenteindiquaittroisheures
quarante.Lauren tenta d’installer Arthur sur la table d’opération, mais sans aide l’exercice se révélait
complexe.Elleenavaitassezdecettevie,deceshoraires,d’êtretoujoursàladispositiondetous,alorsquepersonnen’étaitjamaislàpourelle.Sonbiperlarappelaàl’ordre,elleseprécipitaverslecombinédutéléphonemural.Bettydécrochaaussitôt.
—J’airéussiàjoindreNorma,elleaeudumalàmecroire.Elles’occupedejoindreFernstein.—Tucroisquecelavaluiprendredutemps?—Celuiqu’ilfautpourallerdelacuisineàlachambre;sil’appartementdeFernsteinestaussigrand
qu’onledit,ellemettracinqpetitesminutes!—TuveuxdirequeNormaetFernstein…?—Tum’asdemandédelejoindreaumilieudelanuit,c’estchosefaite!Etmoij’aidemandéqu’ilte
rappelledirectement,j’ailestympansfragiles.Jetelaisse,jechercheunanesthésiste.—Tucroisqu’ilviendra?—Jepensequ’ilestdéjàenroute,tuessaprotégée,ondiraitquetueslaseuleànepasvouloirt’en
rendrecompte!Betty coupa la communication et chercha dans son carnet personnel un médecin réanimateur qui
vivrait non loin de l’hôpital et dont elle sacrifierait la nuit.Lauren reposa lentement le combiné.ElleregardaArthursurlacivièrequidormaitd’unsommeiltrompeur.
Elleentenditdespasderrièreelle.Pauls’approchadulitetpritlamaind’Arthur.—Vouscroyezqu’ilvas’ensortir?demanda-t-ild’unevoixangoissée.— Je fais demonmieux,mais seule je ne peux pas grand-chose. J’attends la cavalerie et je suis
fatiguée.— Je ne sais pas comment vous remercier,murmura Paul. Il est la seule chose au-dessus demes
moyensquejemesoisjamaisaccordée.AusilencedeLauren,Paulajoutaqu’ilnepouvaitsepermettredeleperdre.Laurenleregardafixement.—Venezm’aider,chaqueminutecompte!ElleentraînaPaulverslasalledepréparation,ouvritl’armoirecentrale,etpritdeuxblousesvertes.—Tendezlesbras,dit-elle.Ellenoualescordonsdelatuniquedanssondosetluiposauncalotsurlatête.L’entraînantversla
vasque,elleluimontracommentlaversesmainset l’aidaàenfilerunepairedegantsstériles.Pendantque Lauren s’habillait, Paul se contemplait dans le miroir. Il se trouvait très élégant en tenue de
chirurgien.S’iln’avaitpasunesaintehorreurdusang,lamédecineluiauraitconvenuàmerveille.—Lorsquevousaurezfinidevousregarderdanslaglace,vousmedonnerezunpetitcoupdemain?
demandaLaurenlesbrastendus.Paul l’aida à se préparer et, dès qu’ils furent tous deux vêtus de leur combinaison, il la suivit à
l’intérieur du bloc. Lui qui s’enorgueillissait de la haute technicité des équipements de son cabinetd’architecture était émerveillé par la multitude d’appareils électroniques. Il s’approcha duneuronavigateurpourencaresserleclavier.
—Netouchezpasàça!criaLauren.—Jenefaisaisqueregarder.—Regardezavecvosyeux,pasavecvosdoigts!Vousn’avezpasledroitd’êtrelà,siFernsteinme
voitdanscettesalleavecvousjevaisenprendre…—…pourdeuxbonnesheuresderéprimande,poursuivitlavoixduvieuxprofesseurquisortaitd’un
haut-parleur.Vousavezdécidédesabotervotrecarrièrepourcontrariermaretraiteouvousagissezparpureinconscience?
Laurenseretourna,Fernsteinladévisageaitdepuislesasdepréparationdel’autrecôtédelavitre.—C’est vous quim’avez fait prêter le serment d’Hippocrate, je respectemes engagements, voilà
tout!réponditLaurendansl’intercom.Fernsteinsepenchasurlaconsole,ilappuyasurleboutondumicropours’adresseràce«médecin»
qu’ilneconnaissaitpas.—Jeluiaifaitjurerdedonnersoncorpsàlamédecine,jepensequelorsquelesgénérationsfutures
étudieront son cerveau, la science fera de grands progrès dans la compréhension du phénomène del’entêtement.
—Ne vous inquiétez pas, depuis qu’il m’a sauvée sur la table d’opération, il me prend pour sacréature!repritLaurenàl’attentiondePaulenignoranttotalementFernstein.
Elle s’empara d’un rasoir stérile dans un tiroir et d’une paire de ciseaux, découpa la chemised’Arthur et en jeta les lambeaux dans une corbeille. Paul ne put réfréner un sourire en la voyantdébarrasserletorsed’Arthurdetoutepilosité.
—Cettecoupevabeaucoupluiplaireàsonréveil!dit-il.Laurenapposadesélectrodesauxpoignets,auxchevillesetenseptpointsautourducœurd’Arthur.
Ellerelialesfilsélectriquesàl’électrocardiographeetvérifialebonfonctionnementdelamachine.Untracélentetréguliers’affichasurl’écranvertluminescent.
—Jesuisdevenusongrandjouet!Jemefaisengueulersijefaistropd’heures,jemefaisengueulersijenesuispasaubonétageaubonmoment,jemefaisengueulersinousnetraitonspasassezdepatientsauxUrgences,jemefaisengueulerparcequej’arrivetropvitesurleparking,jemefaismêmeengueulerparcequej’aimauvaisemine!Lejouroùj’étudieraisoncerveau,lamédecineferaungrandpasdanslacompréhensiondumachismechezlestoubibs!
Paultoussota,gêné.FernsteininvitaLaurenàlerejoindre.—Jesuisenmilieustérilisé,protesta-t-elle;jesaisdéjàcequevousvoulezmedire!—Vouscroyezquejemesuislevéaumilieudelanuitpourleseulplaisirdevouspasserunsavon?
J’aimeraism’entreteniravecvousduprotocoleopératoire,dépêchez-vous,c’estunordre!Laurenfitclaquersesgantsetsortitdubloc,laissantPaulseulencompagnied’Arthur.—Quiestleréanimateur?demanda-t-ellealorsquelaportedusascoulissaitsursesglissières.—Jecroyaisquec’étaitcemédecin,avecvous!—Non,cen’estpaslui,murmuraLaurenenregardantleboutdeseschaussures.—Normas’enoccupe,ellenousrejoindradansquelquesminutes.Bon,vousavezréussiàformerune
équipedepointeaumilieudelanuit,dites-moiqu’ilnes’agitpasd’uneappendicite.LestraitsdeLaurensedétendirent,elleposaunemainsurl’épauledesonvieuxprofesseur.—Ponctionintracrânienneetréductiond’unhématomesous-dural.—Àquandremontentlespremierssaignements?—Dix-neufheures, avecuneaugmentationprobablede l’intensitéversvingt etuneheures, suiteà
l’absorptiond’unefortedosed’aspirine.Fernsteinregardasamontre,ilétaitquatreheuresdumatin.—Quelestvotrepronosticderécupération?—L’opérateurduscanestoptimiste.—Jenevousaipasdemandésonavismaislevôtre!— Je n’en sais rien, pour tout vous dire,maismon instinctme dit que ça valait le coup de vous
réveiller.—Alorssinousnelesortonspasdelà,jeblâmeraivotreinstinct.Oùsontlesclichés?—Déjàintroduitsdansleneuronavigateur,lespérimètresdeschampsopératoiressontétablis,nous
lesavonsenvoyésparleDicom.J’aiallumél’échographeetinitialisélesprotocolesopératoires.—Bien,nousdevrionspouvoiropérerdanslequartd’heure.Vousalleztenirlecoup?interrogeale
professeurenenfilantsablouse.—Précisezvotrequestion!lenarguaLaurenenluinouantlescordonsdansledos.—Jeparledevotrefatigue.—C’estuneobsessionchezvous ! râla-t-elleenprenantunenouvellepairedegants stérilesdans
l’armoire.—Sijedirigeaisunecompagnieaérienne,jem’inquiéteraisdelavigilancedemespilotes.—Nevousinquiétezpas,j’ailespiedssurterre.—Alors qui est ce chirurgien dans la salle d’opération ? Je ne le reconnais pas sous son calot,
questionnaFernsteinenselavantlesmains.—C’estunelonguehistoire,dit-elle,embarrassée,ilvas’enaller,ilestjustevenum’aider.—Quelleestsaspécialité?Nousneseronspastropcesoir,touteaideseralabienvenue.—Psychiatre!Fernsteinrestainterloqué.Normaentradanslasalledepréparation.Elleaidaleprofesseuràenfiler
sesgantsetajusta le restedesa tenue.L’infirmière regarda levieuxprofesseur, fièredesonélégance.Fernsteinsepenchaàl’oreilledesonélèveetmurmura:
—Elletrouvequ’envieillissantjeressembleàSeanConnery.EtLaurenputvoirlesourirequis’étiraitsouslemasqueduchirurgien.LedocteurLorenzoGranelli,réanimateurréputé,fituneentréefracassante.Installédepuisvingtans
enCalifornie,titulaired’unechaireaucentrehospitalieruniversitaire,ilnes’étaitjamaisdépartidecetaccentélégantetensoleilléquisoulignaitsesoriginesvénitiennes.
—Alors, s’exclama-t-il lesbrasgrandsouverts.Qu’est-cedoncquecetteurgencequinepeutpasattendre?
L’équipeentradanslebloc.AugrandétonnementdePaul,chacunlesaluaenl’appelantdocteur.Duregard, Lauren lui suggéra fermement de sortir, mais alors qu’il se dirigeait vers la porte du sas,l’anesthésiste luidemandade l’aider à installer lapochedeperfusion.Granelli regarda,perplexe, lesgouttesquiperlaientsouslecalotdePaul.
—Monpetitdoigtmeditquevousavezdéjàchaud,chercollègue.Paulréponditd’unmouvementdetêteetaccrocha,tremblotant,lesacdeplasmaàlaperche.Deson
côté, Lauren exposait rapidement la situation au reste de l’équipe. Elle fit défiler sur l’écran de
l’ordinateurlesdifférentescoupesduscanner.—Jedemanderaiunenouvelleéchographielorsquenousauronssoulagélapressionintracrânienne.Fernsteinsedétournadel’écranets’approchadupatient.Endécouvrantlevisaged’Arthur,ilrecula
d’unpasetremercialecielquelemasquechirurgicalqu’ilportaitdissimulesestraits.—Toutvabien?luidemandaNormaquiressentaitletroubleduprofesseur.Fernsteins’écartadelatabled’opération.—Commentcejeunehommeest-ilarrivécheznous?—C’estunehistoirequivoussembleradifficileàcroire,réponditLaurend’unevoixàpeineaudible.— Nous allons avoir tout le temps de l’entendre, insista-t-il en prenant place derrière le
neuronavigateur.LaurenexpliqualeparcourschaotiquequiavaitconduitArthurpourladeuxièmefoisauxUrgencesdu
MemorialHospitaletl’avaitsoustraitauxmainsmalheureusesdeBrisson.— Pourquoi ne pas avoir pratiqué un contrôle neurologique plus approfondi lorsque vous l’avez
examinélapremièrefois?demandaFernsteinenvérifiantlebonfonctionnementdesonappareil.—Iln’yavaitpasdetraumatismecrânien,pasdepertedeconnaissance,lebilanneuromoteurétait
satisfaisant.Nousavonspourconsignesdelimiterlesexamensinutilementcoûteux…—Vousn’avez jamaisrespecté lesconsignes,nemeditespasquevousavezsubitementdécidéde
vousyplieraujourd’hui,pourunepremièrefoisceneseraitvraimentpasdechance!—Jen’avaisaucuneraisond’êtreinquiète.—EtBrisson…—Fidèleàlui-même,rétorquaLauren.—Ilvousalaisséeemmenersonpatient?—Pasvraiment…Paulsimulauneincroyablequintedetoux.Toutel’équipechirurgicaleleregarda.Granelliabandonna
sonposteetvintluitapoterledos.—Vousêtessûrquevousallezbien,cherconfrère?Paulrassural’anesthésisted’unsignedelatêteets’éloignadelui.— Alors voilà une excellente nouvelle ! s’exclama Granelli. Maintenant et tout à fait
confidentiellement,sivouspouviezéviterdebadigeonnercettepiècedevosbacilles,lecorpsmédicaldontjefaispartievousenseraitinfinimentreconnaissant.Jeparleaunomdececherpatientquisouffredéjààl’idéequevousvousapprochiezdelui.
Paul, qui avait l’impression qu’une colonie de fourmis avait élu domicile dans ses jambes, serapprochadeLaurenetmurmuraàsonoreille,suppliant:
—Sortez-moid’iciavantqueçanecommence,jenesupportepaslavuedusang!—Jefaisdemonmieux,chuchotalajeuneinterne.—Maviese transformeencalvairequandvousêtes réunis tous lesdeux, siun jourvouspouviez
essayerdevousfréquenteruntoutpetitpeucommetoutlemonde,çam’arrangeraitbeaucoup.—Dequoiparlez-vous?demandaLauren,étonnée.—Jemecomprends!Trouvez-moiunmoyendequittercetendroitavantquejetournedel’œil.Laurens’écartadePaul.—Vousêtesprêt?demanda-t-elleàGranelli.—Plusprêtseraitpresqueimpossible,machère,j’attendslesignal,réponditl’anesthésiste.—Encorequelquesminutes,annonçaFernstein.Normaposalechampopératoiresurlatêted’Arthur.Sonvisagedisparutsousunlingevert.Fernsteinvoulait vérifierunedernière fois les clichés, il se retournavers lepanneau rétro éclairé
maiscedernierétaitviergedetouteimage.IlfustigeaLaurenduregard.—Ellessontrestéesdel’autrecôtédelavitre,jesuisdésolée.Laurenressortitdelapiècepourchercherlesplanchesd’IRM.Laportedublocopératoiresereferma
pendantqueNormaapaisaitFernsteind’unsourirecomplice.—Toutcelaestinadmissible,dit-ilenprenantlespoignéesduneuronavigateur.Ellenousréveilleau
milieudelanuit,personnen’estprévenudecette intervention,nousavonsàpeineeule tempsdenouspréparer,ilyaquandmêmeunminimumdeprocéduresàrespecterdanscethôpital!
—Maismonchercollègue, s’exclamaGranelli, le talent s’exprimesouventdans la spontanéitédel’imprévu.
Touslesvisagessetournèrentversl’anesthésiste.Granellitoussota.—Enfinquelquechosecommeça!Non?Lesportesde la salledepréparationoùLauren recueillait lesderniers comptes rendusd’analyses
s’ouvrirent brusquement. Un policier en uniforme précédait un inspecteur de police. Lauren reconnutaussitôtlemédecinenblousequilapointaitdudoigt.
—C’estelle,arrêtez-latoutdesuite!—Commentêtes-vousarrivésjusque-là?demandaLauren,stupéfaite,aupolicier.— Il semblait y avoir urgence, nous l’avons emmené avec nous pour qu’il nous guide, répondit
l’inspecteurendésignantBrisson.—Jesuisvenuassisteràvotre interpellationpour tentatived’assassinat, séquestrationdemédecin
dansl’exercicedesesfonctions,enlèvementd’undesespatientsetvold’uneambulance!—Sivouslepermettez,docteur,jevaisfairemonmétier,repritl’inspecteurErikBrameàl’attention
deBrisson.IldemandaàLaurensiellereconnaissaitlesfaits.Elleinspiraprofondémentetjuraqu’ellen’avait
agiquedansl’intérêtdublessé.Ils’agissaitd’uncasdelégitimedéfense…L’inspecteurBrameétaitdésolé,ilneluiappartenaitpasdejugerdecela,etiln’avaitd’autrechoix
quedeluipasserlesmenottes.—C’estvraimentnécessaire?suppliaLauren.—C’estlaloi!jubilaBrisson.—J’enaiunedeuxièmepaire;sivousparlezencoreunefoisàmaplace,dit l’inspecteur, jevous
embarquepourusurpationdelafonctiond’agentdelaforcepublique!—Çaexistecedélit?demandal’interne.—Vousvoulezlevérifier?réponditBramed’untonferme.Brissonreculad’unpas,laissantlepolicierpoursuivresoninterrogatoire.—Qu’avez-vousfaitdel’ambulance?—Elleestsurleparking.Jel’auraisramenéeaupetitmatin.Lehaut-parleurcrépita,LaurenetlepolicierseretournèrentpourvoirFernsteinquis’adressaitàeux
depuisleblocopératoire.—Pouvez-vousmedirecequisepasse?Lesjouesdelajeuneneurologueavaientviréaupourpre,ellesepenchasurlepupitre, lesépaules
lourdes,etappuyasurlatouchedel’interphone.—Pardon,murmura-t-elle,jesuistellementdésolée.—Est-cequecetteintrusionpolicièreaunrapportaveclepatientquisetrouvesurcettetable?—Enquelquesorte,avouaLauren.Granellis’approchadelavitre.—S’agit-ild’unbandit?demanda-t-il,presqueextatique.
—Non,réponditLauren.Toutestdemafaute,jesuistellementconfuse.—Nesoyezpasconfuse,repritl’anesthésiste,moi-mêmelorsquej’avaisvotreâge,j’aifaitdeuxou
trois plaisanteries quim’ont valu quelques soirées en compagnie des carabinieri, leurs costumes sontbienplusélégantsqueceuxdevotrepolice,d’ailleurs.
Leréanimateurfutcoupédanssonélanparl’inspecteurBramequis’approchadumicro.—Elleavoléuneambulanceetenlevécepatientdansunautrehôpital.—Touteseule?s’exclamal’anesthésisteaucombledel’excitation,maiscettefilleestépatante!—Elleavaituncomplice,soufflaBrisson,jesuiscertainqu’ilestdanslehall,ilfautl’embarquer,
luiaussi.FernsteinetNormasetournèrentversleseulmédecinquines’étaittoujourspasprésenté,maisàleur
grande surprise il avait disparu. Recroquevillé dans le compartiment qui se trouvait sous la tabled’opération,Paulnecomprenaitpascommentsasoiréeavaitpuvireràuntelcauchemar.Ilyaquelquesheures,ilétaitunhommeheureuxetsereinquidînaitencompagnied’unefemmeravissante.
Fernstein s’approcha de la vitre et demanda à Lauren pourquoi elle avait commis un acte aussistupide.Sonélèverelevalatêteetleregarda,lesyeuxpleinsdetristesse.
—Brissonallaitletuer.—Bonsoir,professeur,ditlejeuneinterne,ravi.Jeveuxrécupérermonpatienttoutdesuite!Jevous
interdisdecommencercetteintervention,jeleramèneavecmoi.—J’endoutefort,objectaFernsteinfurieux.—Monsieurleprofesseur,jevousinviteàlaisserfaireledocteurBrisson,ditl’inspecteurdepolice,
embarrassé.Granelli recula à pas feutrés jusqu’à la table d’intervention. Il vérifia la condition d’Arthur et
débrancha une électrode à son poignet. Aussitôt le signal d’alarme de l’électrocardiographe retentitGranellilevalesbrasauciel.
—Etvoilà!Onparle,onparleetcejeunehommevadeplusenplusmal.Àmoinsquecemonsieurqui nous enquiquine ne prenne la responsabilité de l’aggravation inévitable de la condition de notremalade,jepensequ’ilseraittempsd’opérer.Detoutefaçon,l’anesthésieadéjàcommencéetiln’estplustransportable!conclut-il,triomphal.
LemasquechirurgicaldeNormanepouvaitcachersonsourire.Brisson,fouderage,pointaundoigtrageurversFernstein.
—Vousmelepaiereztous!—Jecroisquenousn’avonspasfinidefairenoscomptes,jeunehomme,maintenantpartezd’iciet
laissez-noustravailler!ordonnaleprofesseur,enseretournantsansadresserlemoindreregardàLauren.L’inspecteurBramerangeasapairedemenottesetpritlajeuneneurologueparlebras.Brissonleur
emboîtalepas.—Lemoinsquel’onpuissedire,repritGranellienremettantl’électrodeaupoignetd’Arthur,c’est
quecettesoiréeesttrèsoriginale.Leronronnementdesappareilsrecouvritlesilencequis’installadanslasalled’opération.Leliquide
anesthésiantdescenditlelongdutubedeperfusionetentradanslesveinesd’Arthur.GranellivérifialasaturationdesgazsanguinsetfitsigneàFernsteinquel’interventionpouvaitenfincommencer.
*
Laurenavaitprisplaceàborddelavoiturebanaliséedel’inspecteurErikBrame,Brissonétaitmonté
danscelledupolicierenuniforme.AucroisementdeCaliforniaStreet,lesdeuxvéhiculesseséparèrent.
BrissonrentraitfinirsagardeauSanPedro.Ilviendraitsignersaplaintedanslamatinée.—Ilétaitvraimentendanger?demandal’inspecteur.—Ill’esttoujours,réponditLaurendepuislabanquettearrière.—EtceBrissonyestpourquelquechose?—Cen’estpasluiquil’aprojetédansunevitrine,maisdisonsquesonincompétenceaaggravéla
situation.—Alors,vousluiavezsauvélavie?—J’allaisl’opérerquandvousm’avezarrêtée.—Etvousfaitescegenredechosespourtousvospatients?—Ouietnon,enfinessayerdelessauveroui,lesenleverdansunautrehôpital,non.—Vousavezpristouscesrisquespouruninconnu?poursuivitl’inspecteur.Là,vousm’épatez.—Ce n’est pas ce que vous faites tous les jours dans votremétier, prendre des risques pour des
inconnus?—Si,maismoijesuispolicier.—Moi,médecin…Lavoiture entradansChinatown,Laurenpria l’officierd’ouvrir la fenêtre, cen’était pasvraiment
réglementairemaisilaccepta,cesoirilenavaitassezdurèglement.—Cetypem’étaittrèsantipathique,maisjen’avaispaslechoix,vouscomprenez?Laurenneréponditpas,latêtepenchéeàlafenêtre,ellerespiral’airmarinquigagnaitlesquartiers
estdelaville.—J’aimecetendroitplusquetout,dit-elle.—Dansd’autrescirconstancesjevousauraisemmenéemangerlemeilleurcanardlaquédumonde.—ChezlesfrèresTang?—Vousconnaissezl’endroit?—C’estmacantine,enfinc’était,depuisdeuxansjen’aipluseuletempsd’ymettrelespieds.—Vousêtesinquiète?— Je préférerais être avec eux dans la salle d’opération, mais Fernstein est le meilleur
neurochirurgiendecetteville,alorsnonjenedevraispasêtresoucieuse.—Vousavezdéjàréussiàrépondreàunequestionseulementparouiouparnon?Ellesourit.—Vousavezvraimentfaitcecoup-là,touteseule?repritl’inspecteur.—Oui!Lavoiture se rangea sur le parkingdu7e district.L’inspecteurBrame aidaLauren à descendre du
véhicule.Dèsqu’ilsentrèrentdanslecommissariat,ilconfiasapassagèreàl’officierdepermanence.Nathalian’aimaitpaspasserlanuitloindesoncompagnon,maislesheuresentreminuitetsixheures
dumatincomptaientdouble.Plusquetroismoisetelleaussiprendraitsaretraite.Sonvieuxflicbourruluiavaitpromisde l’emmener fairecegrandvoyagedontelle rêvaitdepuis tantd’années.À la findel’automneilss’envoleraientpourl’Europe.Ellel’embrasseraitsouslatourEiffel,ilsvisiteraientParisetils partiraient àVenise pour s’unir enfin devantDieu.En amour la patience a ses vertus. Il n’y auraitaucunecérémonie,ilsentreraientsimplementtouslesdeuxdansunepetitechapelle,lavilleencomptaitdesdizaines.
Nathaliaentradans la salled’interrogatoirepour relever l’identitédeLaurenKline,une interneenneurochirurgiequiavaitdérobéuneambulanceetenlevéunpatientdansunhôpital.
11.
Nathaliaposasonbloc-notessurlatable.—J’aivudeschosesoriginalesdansmonmétier,maislàvousbattezunrecord,dit-elleenprenantla
cafetièresurleréchaud.Elle regarda longuement Lauren. En trente ans de carrière elle avait assisté à un grand nombre
d’interrogatoiresetpouvaitjugerdelasincéritéd’unprévenuenmoinsdetempsqu’iln’enavaitfalluàcedernierpourcommettresondélit.Lajeuneinternedécidadecoopérer;hormislacomplicitédePaul,elle n’avait rien à cacher. Elle assumait ses actes. Si une situation identique se représentait, elleadopteraitlamêmeattitude.
Unedemi-heures’écoula,Laurenracontait,Nathalial’écoutait,resservantducafédetempsàautre.—Vousn’avezpasnotéunmotdemadéposition,réponditLauren.—Jen’étaispaslàpourça,uninspecteurviendrademainmatin.Jevousrecommanded’attendreun
avocat avant de raconter à quiconque d’autre ce que vous venez de me dire. Votre patient a-t-il deschancesdes’ensortir?
—Onnelesauraqu’àlafindel’intervention,pourquoi?Si Lauren lui avait vraiment sauvé la vieNathalia pensait que cela dissuaderait probablement les
administrateursduMissionSanPedrodeseporterpartiecivile.—Iln’yaaucunmoyendemelaissersortir,letempsdel’opération?Jejuredemereprésenterici
demainmatin.— Il faudrad’abordqu’un juge fixe lemontantdevotre caution.Dans lemeilleurdes cas il vous
recevradanslecourantdel’après-midi,saufsivotrecollègueretiraitsaplainte.—N’ycomptezpas,iln’apaspum’avoirquandnousétionsàlafaculté,vouspensezbienqu’iltient
làsarevanche.—Vousvousconnaissiez?—J’aieuàlesupportercommevoisindebancenquatrièmeannée.—Etilprenaitunpeutropdeplace?—Lejouroùilaposésesmainssurmescuisses,jel’aiéconduitassezbrusquement.—Maisencore?—Jepeuxvousraconterçasanslaprésencedemonavocat?rétorquaLaurend’untonamusé.Jel’ai
gifléenpleincoursdebiologiemoléculaire,laclaquearésonnédanstoutl’amphithéâtre.—Àl’Académiedepolice,jemesouviensd’avoirmenottéunjeuneinspecteurquiavaitessayéde
m’embrasserdefaçonunpeucavalière. Ilapasséune trèsmauvaisenuit,accrochéà laportièredesavoiture.
—Etvousnel’avezjamaisrecroisé?—Nousallonsbientôtnousmarier!Nathalia s’excusa auprès de Lauren,mais le règlement l’obligeait à l’enfermer. Lauren regarda le
réduitgrillagéaufonddelasalled’interrogatoire.—C’estcalmecesoir!repritNathalia.Jevaislaisserlacelluleouverte.Sivousentendezdespas,
enfermez-vous toute seule, sinon c’est moi qui aurai des ennuis. Il y a du café dans le tiroir sous leréchaudetdestassesdanslepetitplacard.Nefaitespasdebêtises.
Laurenlaremercia.Nathaliaquittalapièceetretournaàsonbureau.Ellepritleregistredenuitpouryreporterl’identitédelajeunefemmeinterpelléeetconduiteau7edistrictàquatreheurestrente-cinq.
*
—Quelleheureest-il?demandaFernstein.—Vousêtesfatigué?réponditNorma.—Jenevoispaspourquoi je leserais, j’aiétéréveilléaumilieudelanuitet j’opèredepuisplus
d’uneheure,bougonnalevieuxchirurgien.—Leschiensnefontpasdeschats,n’est-cepasmachèreNorma?repritl’anesthésiste.—Quelestlesensdevotrepropos,cherconfrère?interrogeaFernstein.—Jemedemandaisoùvotreélèveavaitacquiscephrasé,siparticulier.—Faut-ilendéduirequevosétudiantspratiquerontlamédecineavecunlégeraccentitalien?Fernstein introduisit un drain par l’incision pratiquée dans le crâne d’Arthur. Déjà, le sang
s’épanchait dans le tube. L’hématome sous-dural commençait enfin à se résorber. Une fois lesmicrodissections cautérisées il resterait à s’attaquer à la petitemalformation vasculaire. La sonde duneuronavigateuravançaitmillimètreparmillimètre.Lesvaisseauxsanguinsapparaissaientsurlemoniteurdecontrôle, semblablesàdes rivièressouterraines.L’extraordinairevoyageaucentrede l’intelligencehumainesedéroulaitpourl’instantsansencombre.Pourtant,departetd’autredelaprouedunavigateur,s’étendait l’immensité grise de la matière cérébelleuse, tel un amas nuageux parcouru de millionsd’éclairs.Minuteaprèsminute,lasondesefrayaitunevoieverssonobjectiffinal,maisilfaudraitencorebeaucoupdetempsavantqu’ellen’atteignelesveinescérébralesinternes.
*
Nathalia reconnut les pas qui grimpaient l’escalier. La tête de l’inspecteur Pilguez apparut dans
l’entrebâillementdelaporte.Lescheveuxenbataille,levisagegriséparlabarbenaissante,ilposaunpetitpaquetblancferméd’unrubanmarron.
—Qu’est-cequec’est?demandaNathalia,curieuse.—Unhommequin’arrivepasàdormirquandtun’espasdanssonlit.—Jetemanqueàcepoint-là?—Pastoi,maistarespiration,ellemeberce.—Tuvasyarriverunjour,j’ensuiscertaine.—Àquoi?—Àmediresimplementquetunepeuxplusvivresansmoi.Levieil inspecteur s’assit sur lebureaudeNathalia. Il sortit sonpaquetdecigarettesde sapoche
pourenporteruneàseslèvres.— Puisque tu es en service actif pour quelques mois encore, je vais exceptionnellement te faire
partagerlefruitd’uneexpériencerudementacquisesurleterrain.Pourarriveràuneconclusion,tudoisregroupertesindices.Danslecasquitepréoccupe,tuesenfaced’untypeàlasoixantainebientassée,quiaquittéNew-Yorkpourpartagertavie; lemêmebonhommesortdesonlit,quiestaussi letien,àquatre heures du matin, il traverse la ville en voiture alors qu’il n’y voit rien la nuit, s’arrête pourt’acheter des beignets alors que son taux de cholestérol lui interdit de fréquenter le trottoir d’unepâtisserie–cesontdesbeignetsausucredanscepaquet–etilvienttelesdéposersurtonbureau.Tuasbesoind’unedépositionenplus?
—J’aimeraisquandmêmequetupassesauxaveux!NathaliaôtalacigarettecoincéeentreleslèvresdePilguez,etl’échangeacontreunbaiser.
—C’estpasmaldutout,ça, tuprogressesdanstonenquête!reprit lepolicierà laretraite.Tumerendsmacigarette?
—Tuesdansunétablissementpublic,c’estinterdit!—Àparttoietmoi,jenevoispasgrandmonde.—Détrompe-toi,ilyaunejeunefemmedanslacellule2.—Elleestallergiqueautabac?—Elleesttoubib!—Vousavezcoffréunmédecin?Qu’est-cequ’elleafait?— Une histoire à dormir debout, j’aurai décidément tout vu dans ce métier. Elle a piqué une
ambulanceetenlevéunpatientdanslecoma…Nathalian’avaitpaseuletempsdeterminersaphrase,Pilguezs’étaitlevéd’unbondetsedirigeait
d’unpasdécidédanslecouloir.—George!cria-t-elle,tuesàlaretraite!Maisl’inspecteurneseretournapasetouvritlaportedelasalled’interrogatoire.—J’aicommeunpressentiment,marmonna-t-ilenrefermantlaportederrièrelui.
*—Jecroisquenousnesommesplustrèsloin,ditFernsteinenfaisantpivoterlapoignéedurobot.L’anesthésistesepenchasursonécran,etaugmentaaussitôtledébitd’oxygène.—Vousavezunproblème?demandalechirurgien.—Lasaturationbaisse,laissez-moiquelquesminutesavantdecontinuer.L’infirmière s’approcha de la patère, elle régla le débit de la perfusion et vérifia les tubes
d’admissiond’airquientraientdanslenezd’Arthur.—Toutestenplace,dit-elle.—Celasemblesestabiliser,repritGranelli,d’unevoixpluscalme.—Jepeuxcontinuer?demandaFernstein.— Oui, mais je ne suis pas tranquille, je ne sais même pas si cet homme a des antécédents
cardiaques.—Jevaispasserunseconddrain,l’hématomeestunpeuencalotté.Latensiond’Arthuravaitchuté,lesconstantesaffichéessurl’écrann’étaientpasalarmantes,maisde
nature àmaintenir l’anesthésiste en état d’alerte.La compositiondesgaz sanguinsn’était pasdesplussatisfaisantes.
—Plustôtnousleréveilleronsetmieuxcesera;ilneréagitpasbienauDiprivan,repritGranelli.Le tracéde l’électrocardiogrammemarquaunenouvelle inflexion.L’ondeQétaitanormale.Norma
retintsonsouffleenregardantlepetitmoniteur,maisletracévertrepritsesondulationsrégulières.—Nousnesommespaspassésloin,ditl’infirmièreenreposantlespoignéesdudéfibrillateur.—J’auraissouhaitéuneéchographiedecomparaison,ditàsontourFernstein,hélasilnousmanque
unmédecincesoir.Maisqu’est-cequ’ellefaitbonsang?Ilsnevontquandmêmepaslagardertoutelanuit!
EtFernsteinsejurades’occuperpersonnellementdececrétindeBrisson.
*Laurenallas’asseoirsurlabanquetteaufonddelacagegrillagée.Pilguezouvritlaporte,souriten
remarquantquelaserruren’étaitpasferméeetsedirigeaversladesserte.Ilpritlacafetièreetseservitunetasse.
—Jenedis rienpour la cellule, et vousnedites rienpour le lait. J’ai du cholestérol, elle seraitfurieuse.
—Ellen’auraitpastort!Queltaux?— Les spécificités du décor qui vous entoure vous échappent ? Je ne suis pas venu pour une
consultation.—Vousprenezvosmédicamentsaumoins?—Ilsmecoupentl’appétitetj’aimemanger.—Demandezunchangementdetraitement.Pilguezparcourutlerapportdepolice,lecompterendudeNathaliaétaitvierge.—Elledoitvoustrouversympathique.Quevoulez-vous,elleestcommeça,elleasestêtes!—Dequiparlez-vous?—Demafemme,c’estellequiaoubliédereportervosdéclarationsetc’estellequiaaussioublié
de refermer la grille de votre cellule, c’est fou ce qu’elle devient distraite avec l’âge.Et qui était cepatientquevousavezenlevé?
—UncertainArthurAshby,simamémoireestbonne.Pilguezlevalesbrasauciel,ilavaitl’airconsterné.—Passibonnequeça,sivousvoulezmonavis!—Vouspourriezêtreplusclair?interrogeaLauren.— Il a déjà failli gâchermes derniersmois de service, nemedites pas que vous avez décidé de
prendrelarelèveetdemepourrirmaretraite?—Jen’aipaslamoindreidéedecedontvousmeparlez.—C’estbiencequejecraignais!soupiral’inspecteur.Etoùest-il?—AuMemorialHospital,aublocopératoiredeneurochirurgie, làoù jedevraisme trouverence
moment,aulieudeperdremontempsdanscecommissariat.J’aiproposéàvotrefemmedemelaisseryretournerenluipromettantderevenirdèsl’interventionachevée,maisellen’apasvoulu.
L’inspecteurserelevapourallerremplirsatasse.IltournaledosàLaurenetversaunecuillèredesucreenpoudredanslebreuvage.
—Ilnemanqueraitplusqueça!dit-ild’unevoixquicouvraitlebruitdelacuillère.ElleestàtroismoisdelafindesacarrièreetnousavonsdéjànosbilletspourParis,jesaisquec’estpresqueunsportchezvousdeux,maisvousn’allezpasfoutreçaenl’airaussi.
—Jen’aipaslesouvenirquenousnoussoyonsdéjàrencontrésetjenecomprendsrienàvospetitesremarques,vouspouvezm’éclairer?
PilguezposaungobeletdecafésurlatableetlepoussadevantLauren.—Faitesattention,c’estbrûlant.Buvezçaetjevousemmène.—J’aicausédéjàpasmald’ennuisauxgensautourdemoicesoir,vousêtessûrque…—Jesuisàlaretraitedepuisquatreans,qu’est-cequevousvoulezqu’ilsmefassentmaintenant,ils
m’ontdéjàpiquémonjob!—Alorsjepeuxvraimentretournerlà-bas?—Têtueetsourde!—Pourquoivousfaitesça?—Vous êtesmédecin, votremétier est de soigner des gens, je suis flic, faisons en sorte que les
questionsrestentmaprérogative.Partons,jedoisvousramenericiavantlarelèvequialieudansquatreheures.
Laurensuivitlepolicierdanslecouloir,Nathalialevalatêteetregardasoncompagnon.—Qu’est-cequetufais?—Tuaslaissélaportedelacageouverteetl’oiseaus’envole,machérie.—Tuveuxrire?—Toi qui te plains que je ne le fais jamais ! Je viens te chercher à la fin de ton service et j’en
profiteraipourramenerlapetite.Pilguez ouvrit la portière à Lauren, il contourna le véhicule et s’installa derrière le volant de la
MercuryGrandMarquis.Unparfumdecuirfauveflottaitdansl’habitacle.—Ellesentunpeuleneuf,maismavieilleToronadoarendul’âmecethiver,vousauriezdûentendre
lebruitdestroiscentquatre-vingt-cinqchevauxquigalopaientsoussoncapot.Onafaitquelquesbellespoursuiteselleetmoi.
—Vousaimezlesvieillesvoitures?—Non,c’étaitjustepourfairelaconversation.Unepluiefinesemitàtombersurlaville,unekyrielledepetitesgouttessedéposaientsurlepare-
briseenunvoilebrillant.—Jesaisquejen’aipasledroitdevousposerdequestions,maispourquoim’avez-voussortiede
macellule?—Vous l’avezditvous-même,vousserezplusutiledansvotrehôpitalqu’àboiredumauvaiscafé
dansmoncommissariat.—Etvousavezunsensaigudel’utilitépublique?—Vouspréférezquejevousramèneauposte?Lestrottoirsdésertsluisaientdanslanuit.—Etvous,reprit-il,pourquoiavez-vousfaittoutçacettenuit:unsensaigududevoir?Laurensetutettournalatêteverslafenêtre.—Jen’enaipaslamoindreidée.Levieilinspecteursortitsonpaquetdecigarettes.—Nevousinquiétezpas,jenefumeplusdepuisdeuxans.Jemecontentedelesmastiquer.—C’estbien,vousprolongezvotreespérancedevie.—Jenesaispassijevaisvivreplusvieux,maisentoutcas,entrelaretraite,monrégimecontrele
cholestéroletl’arrêtdutabac,letempsmeparaîtdéjàbeaucouppluslong.Iljetasacigaretteparlafenêtre.Laurenenclenchalesessuie-glaces.—Vousest-ilarrivédevoussentirbienencompagniedequelqu’unquevousneconnaissiezpas?—UnefemmeestarrivéeunjourdanslecommissariatàManhattanoùj’étaisjeuneinspecteur.Elle
s’est présentée à moi, mon bureau était près de l’entrée. Elle venait d’être affectée au dispatching.PendanttoutescesannéesoùjesillonnaislesruesdeMidtown,elleétaitcettevoixquicrépitaitdansmaradiodebord.Jemedébrouillaispourquemesheuresdeservicecollentaveclessiennes,j’étaisdingued’elle.Commejenelavoyaisquetrèsrarement,j’avaistendanceàinterpellerunpeun’importequipourn’importequoi,simplementpourreveniraucommissariatetdéférermondétenudevantelle.Ellearepérémonmanègeassezviteetm’aproposéd’allerboireunverreavantquejenecoffreleburalisteaucoindelaruepourvented’allumetteshumides.Noussommesallésdansunpetitcaféderrièrelecommissariat,ons’estassisàunetable,etvoilà.
—Voilàquoi?questionnaLauren,amusée.—Sij’enallumeunevousnedirezrien?—Deuxboufféesetvouslajetez!
—Marchéconclu!Lepolicierportaunenouvellecigaretteàsabouche,ilappuyasurl’allume-cigareetrepritsonrécit.—Ilyavaitquelquescollèguesaucomptoirdubar,ilsfaisaientsemblantdenepasnousvoir,mais
noussavionselleetmoiquedèslelendemainçajaserait.J’aimisdutempsàm’avouerquejeressentaisunmanquequandellen’étaitpasaucommissariat.J’airéponduàvotrequestion,maintenant?
—Etquandvousavezcomprisça,qu’est-cequevousavezfait?—J’aicontinuéàperdrebeaucoupdetemps,réponditl’inspecteur.Unsilences’installaàbord.Pilguezfixaitlaroute.—Cethommequej’aienlevé,jel’aiàpeinevu.Jel’aiexaminébrièvement,ilestrepartiavecsa
drôledemineet sonairunpeuperdu.Etpuis sonamim’a téléphoné, lesnouvellesn’étaientpas trèsbonnes.
L’inspecteurtournalentementlatête.—Jenepeuxpasvousexpliquerpourquoi,dit-elle,maisenraccrochant,j’étaisheureusedesavoir
oùilétait.Pilguezregardasapassagère,unsourireauxlèvres,ilsepenchapourouvrirlaboîteàgants,etsortit
ungyropharerougequ’ilaimantasurletoitdesavoiture.—Jouonsunpetittouràvotreimpatience.Ilallumasacigarette.Lavoiturefilaitdanslanuit,etaucunfeuneviendraitinterrompresacourse.
*Normaépongealefrontduprofesseur.Encorequelquesminutesetlasondeatteindraitsadestination,
lapetiteanomalievasculaireétaitenvue.L’électrocardiographeémitunsonbref.Toutel’équiperetenaitsonsouffle.Granellisepenchasurl’appareiletregardaletracéquidéfilaitdevantlui.Iltapaduplatdelamainsurlehautdumoniteuretl’onderepritsacourburenormale.
—Cettemachineestaussifatiguéequevous,professeur,dit-ilenretournantàsaplace.Maiscetteremarquen’apaisapasl’inquiétudequirégnaitdanslasalle.Normavérifialeniveaude
chargedudéfibrillateur.Ellechangealapochequirecueillaitlesangépanchédel’hématome,désinfectadenouveaulespourtoursdel’incisionetretournaàsaplacesurlecôtédelatable.
—L’accèsestbeaucouppluscompliquéquejenel’imaginais,précisaFernstein,cettecirconvolutionneressembleàriendeconnu.
— Vous croyez que c’est un anévrisme ? demanda l’anesthésiste en regardant l’écran duneuronavigateur.
—Certainementpas,ondiraitplutôtunepetiteglande,jevaislacontournerpourenétudierlespointsd’attachement,jenesuisplusdutoutcertainqu’ilfaillel’ôter.
AlorsquelasondeatteignaitlazonedélimitéeparFernstein,l’électroencéphalographequimesuraitl’activitéélectriqueducerveaud’Arthurattiral’attentiondeNorma.L’unedesondessemettaitàoscillerétrangement, elle marqua un brusque pic d’une amplitude inégalée. L’infirmière imita le geste del’anesthésisteettapotasurlemoniteur.L’ondeplongead’unefaçonvertigineuseavantderemonteràunealtituderaisonnable.
—Vousavezunproblème?interrogealeprofesseur.À la première anomalie, l’imprimante de l’appareil aurait dûmarquer la bande de papier témoin,
maisellen’avaitpasréagi.Déjàl’étrangetracéfuyaitàladroitedel’écran.Normahaussalesépaulesetpensaquedanscettesalletoutétaitaussifatiguéqu’elle.
—Jecroisquejevaispouvoir inciser, jenesuispascertaindevouloirenlevercettechose,dit le
professeur,maisaumoinsnouspourronspratiquerunebiopsie.—Vousnevoulezpasfaireunepause?suggéral’anesthésiste.—Jepréfèreenfinirleplusvitepossible,nousn’aurionspasdûentreprendreunetelleintervention
avecuneéquipeaussiréduite.Granelli,quiaimaittravaillerenpetitnombre,nepartageaitpasl’avisdesonconfrère.Lesmeilleurs
praticiensdelavilleétaientréunisdanscettesalle.Ildécidadegardercepointdevuepourlui.Ilpensaqueceweek-endiliraitnaviguersursonvoilierdanslabaiedeSanFrancisco.Ilvenaitd’acheterunegrandevoileneuve.
*
LaMercuryGrandMarquis se rangeasur leparkingde l’hôpital.Pilguezsepenchapourouvrir la
portièredeLauren.Elledescenditdesonvéhiculeetrestaàl’observerquelquesinstants.—Fichez-moi le camp d’ici, ordonna l’inspecteur, vous avezmieux à faire que de regarder cette
voiture. Je vais aller prendre un café en face, je compte sur vous pourm’y retrouver avant quemoncarrossesetransformeencitrouille.
—C’étaitvousquejeregardais.Jecherchaislesmotspourvousremercier!Lauren s’enfuit vers le sas des Urgences, elle traversa le hall en courant et s’engouffra dans
l’ascenseur.Plus lacabine s’élevaitvers lesétages,plus soncœur tambourinaitdans sapoitrine.Elles’affairaàlahâte,passauneblousequ’ellenouaseule,etenfilasesgants.
Essoufflée,ellepressaducoudelepoussoirquicommandaitl’accèsaublocopératoireetlaportedusas coulissa aussitôt. Personne ne semblait lui porter attention. Lauren patienta quelques instants ettoussotasoussonmasque.
—Jedérange?—Non,vousêtesinutile,c’estpresquepire,réponditFernstein.Jepeuxsavoircequivousaretenue
toutcetemps?—Lesbarreauxd’unecelluledansuncommissariatdepolice!—Etilsontfiniparvouslibérer?—Non,c’estmonfantômequiestlà!dit-elled’untonsec.CettefoisFernsteinrelevalatête.—Épargnez-moivotreinsolence,repritleprofesseur.Laurens’approchadelatabled’opération,ellebalayaduregardlesdifférentsmoniteursets’inquiéta
auprèsdeGranellidel’étatgénéraldupatient.L’anesthésistelarassuraaussitôt.Unepetitealertel’avaitinquiététoutàl’heure,maisleschosessemblaientêtrerentréesdansl’ordre.
—Nousn’enavonspluspourtrèslongtemps,ditFernstein,jerenonceàlabiopsie,lerisqueesttropimportant.Cejeunehommedevracontinueràvivreaveccette légèreanomalieet lascienceaveccetteinconnue.
Unbip strident retentit.Norma se précipita sur le défibrillateur.L’anesthésiste consulta l’écran, lerythmecardiaquedevenaitcritique.LaurenpritlespoignéesdesmainsdeNorma,ellelesfrottal’uneàl’autreavantdelesplaquersurletorsed’Arthur.
—Troiscents!cria-t-elleenenvoyantlecourant.Sous l’impulsionde ladécharge, lecorpssecourbaavantde retomber lourdementsur la table.Le
tracésurl’écranrestaitinchangé.—Onleperd!ditNorma.—Chargezàtroiscentcinquante!demandaLaurenenappuyantànouveausurlespoignées.
Lethoraxd’Arthursehissaversleciel.Cettefois,laligneverteplongeaavantderedessineruntraitaussitristequedroit.
—Onrechargeàquatrecents,passez-moicinqmilligrammesd’adrénalineetcentvingt-cinqdeSolu-Médroldanscetteperfusion,hurlaLauren.
L’anesthésiste s’exécuta sur-le-champ. En un instant, sous l’œil avisé d’un professeur à qui rienn’échappait,lajeuneurgentistevenaitdereprendrelescommandesdelasalleopératoire.
Dèsqueledéfibrillateureutrecouvrésacharge,Laurenappuyasurlespoignées.Lecorpsd’Arthurselevadansunultimeeffort,pourretenirlaviequis’enallait.
—Norma,uneautreampouledecinqmilligrammesd’adrénalineetuneunitédeLidocaïne, toutdesuite!
Fernstein regarda le tracéquin’avait pas évolué. Il s’approchadeLauren et posa lamain sur sonépaule.
—Jecrainsquenousayonsfaitplusquelenécessaire.MaislajeuneurgentistearrachalaseringuedesmainsdeNormaetlaplantasansaucunehésitation
danslecœurdesonpatient.Legestefutd’uneprécisionredoutable,l’aiguilleglissaentredeuxcôtes,elletraversalepéricardeet
pénétradequelquesmillimètreslaparoiquientouraitlecœur.Aussitôt,lesolutésedistilladanstouteslesfibresdumyocarde.
—Jetedéfendsd’abandonner,murmuraLaurenencolère,accroche-toi!EllerepritlespoignéesdudéfibrillateurmaisFernsteinretintsongesteetlesluiôtadesmains.—Çasuffit,Lauren,laissez-lepartir.Ellerepoussasonprofesseuravecvéhémenceetl’attaquadefront.—Çanes’appellepaspartir,ças’appellemourir!Quandva-t-onaccepterd’utiliserdevraismots?
Mourir,mourir,mourir,répéta-t-elleenfrappantd’uncoupdepoingletorseinerted’Arthur.Lesoncontinuquis’échappaitde l’électrocardiographes’interrompitbrusquement, laissantplaceà
unesuccessiondebipscourts.L’équiperestaimmobile,tousfixaientletracévertquiétaitpresqueplat.Àson extrémité, l’onde semit à osciller, elle s’arrondit et finit par reformer une courbe dont le dessinretrouvaitunaspectpresquenormal.
—Et ça, ça ne s’appelle pas revenir,mais vivre ! tempêta Lauren en reprenant les poignées desmainsdeFernstein.
Le professeur quitta aussitôt la salle en criant qu’elle n’avait pas besoin de lui pour suturer. Il lalaissait à son patient et retournait retrouver son lit qu’il n’aurait jamais dû quitter. Un silence pesants’installa, interrompupar lesbipsde l’électrocardiographequi répondaient en échoauxbattementsducœurd’Arthur.
LedocteurGranelliretournaderrièresaconsoleetvérifialasaturationdesgazsanguins.—Lemoinsquel’onpuissedire,c’estquenotrejeunehommerevientdeloin.Personnellement,j’ai
toujours trouvé qu’une certaine dose d’entêtement pouvait avoir du charme. Je vous laisse dix petitesminutes,chèreconsœur,pourrefermerlesincisions,etjevousleramèneàlasurfacedumonde.
Normapréparaitdéjàlesagrafes,quandLaurenentenditungémissementàsespieds.Ellesepenchaetaperçutunbrasquis’agitaitsouselle.S’agenouillant,ellevitPaul,leteintblanccommeunlinceul,recroquevillésousletablierduplateau
d’opération.—Qu’est-cequevousfaiteslà?demanda-t-elle,stupéfaite.—Vousêtesrevenue?réussitàdirePauld’unevoixàpeineaudible,avantdes’évanouir.Laurenappuyafortementsur lespointsd’ancragedesesmandibules,causantunedouleurbienplus
efficacequen’importequelsselsd’ammoniaque.Paulrouvritlesyeux.—Jevoudrais sortir, supplia-t-il,mais j’ai les jambes terriblement faibles, jenemesenspas très
bien.Lauren résistaà l’enviede rireetdemandaà l’anesthésistedebienvouloir luipréparerunesonde
d’oxygène.—Çadoitêtrel’odeurdel’éther,ditPauld’unevoixtremblante.Çasentunpeul’étherici,non?Granelli haussa les sourcils, il appareilla la sonde et ouvrit le débit d’air au maximum. Lauren
appliqualemasquesurlevisagedePaulquirepritquelquescouleurs.—Ah!C’esttrèsagréable,dit-il,çafaitbeaucoupdebien,c’estunpeucommeàlamontagne.—Taisez-vousetrespirezàfond.—C’estaffreux, lesbruitsque j’aientendus,etpuis lapoche là-basaubout,elles’est rempliede
sang…Etdenouveau,Paulperditconnaissance.—Jeneveuxpasinterromprecetête-à-tête,machère,maisilesttempsdesuturerlepatientquise
trouvesurlacouchettedudessus!Norma remplaçaLauren.Quand Paul se sentitmieux, elle lui banda les yeux, l’aida à se lever et
l’escortachancelantjusqu’àlasortiedubloc.L’infirmière l’installa sur un lit dans une pièce voisine, elle jugea préférable de lemaintenir sous
oxygène. Alors qu’elle lui apposait unmasque sur le visage, elle ne résista pas à la curiosité de luidemanderquelleétaitsaspécialité.PaulregardalablousetachéedeNormaetsesyeuxvirèrentencoreaublanc.Normaluitapotalesjoues.Dèsqu’ilrevintàlui,ellel’abandonnaetretournaaubloc.
Il était six heures dumatin quand LorenzoGranelli s’attaqua au délicat processus de la phase deréveil. Vingtminutes plus tard, Norma entraînait Arthur, emmailloté dans un drap, vers le service deréanimation.
Laurenquittaleblocencompagniedel’anesthésiste.Tousdeuxserendirentdanslasalleadjacente.Ils ôtèrent leurs gants et se lavèrent les mains sans un mot. Alors qu’il allait quitter la salle depréparation,GranelliseretournaversLaurenetlaregarda,attentif,avantdeluiconfierqu’ilréopéreraitavecellequandellelesouhaiterait,ilaimaitbeaucoupsafaçondetravailler.
La jeune neurologue s’assit sur le rebord de la vasque, épuisée. La tête au creux desmains, elleattenditd’êtrevraimentseuleetsemitàpleurer.
*
Lasallederéanimationbaignaitdanslesilencedupetitmatin.Normaajustalasondenasaleetvérifia
ledébitd’oxygène.Leballonauboutdumasqueenflaitetdésenflaitaurythmerégulierdelarespirationd’Arthur.Ellerefermalepansement,vérifiantqueledrainn’étaitpascompriméparlagaze.Lapochedeperfusions’écoulaitdanslaveine.Elleremplitlafeuilledubilanpostopératoireetconfiasonpatientàl’infirmierdepermanencequiprenaitdésormaissarelève.Auboutdulongcouloir,ellevitFernsteinquiavançaitd’unpaslourd.Leprofesseurpoussalesportesbattantesquimenaientaublocopératoire.
*
Laurenrelevalatêteetsefrottalesyeux.Fernsteins’assitàsescôtés.—Lanuitaétédifficile,n’est-cepas?Laurenregardaleschaussonsstérilesqu’elleportaitencoreauxpieds.Ellelesfitbougercommedeux
marionnettes absurdes et ne répondit pas. Elle avait pris des risques inconsidérés mais la fin del’intervention lui avait donné raison, poursuivit le professeur. Il l’invitait à en tirer une satisfactionpersonnelle. Ce soir, elle avait recueilli les fruits de l’enseignement qu’il lui avait dispensé. Laurenregardasonprofesseur,perplexe.Ilseredressaetpassasonbrasautourdesonépaule.
—Vousavezsauvéuneviequej’auraisperdue!Vousvoyez,ilesttempsquejeprennemaretraiteetquejevousapprenneunedernièrechose.
Lesridesautourdesesyeuxtrahissaientcettetendressequ’ils’efforçaitdecacher,ilsereleva.—Ayezlasérénitéd’acceptercequevousnepouvezpaschanger,lecouragedechangercequevous
pouvezet,surtout,lasagessed’enconnaîtreladifférence.—Etàquelâgearrive-t-onàfaireça?demandaLaurenauvieilhomme.—MarcAurèleyaréussiàlafindesavie,dit-ilens’éloignantlesmainsdansledos.Çavouslaisse
encoreunpeudetemps,dit-ilavantdedisparaîtrederrièrelesportesquiserefermèrentsursespas.Lauren resta seule quelques instants. Elle consulta sa montre et se souvint de sa promesse. Un
inspecteurdepolicel’attendaitdansuncaféenfacedel’hôpital.Elles’engageadanslecouloirets’arrêtadevantlavitredelasallederéanimation.Surunlit,prèsde
la fenêtre aux stores baissés, un homme bardé de tubes et de fils revenait à cette vie, décidément sifragile.Elleleregardait,etchaquefoisqu’Arthurinspirait,lapoitrinedeLaurens’emplissaitdejoie.
12.
Àl’accueil,unejeuneinfirmièreremplaçaitBetty.Laureneffaçasonnomdutableaudesmédecinsenservice.Leradiologuequil’avaitreçueauserviced’imageriemédicaleachevaitaussisagarde,ilvintàsa rencontre et demanda comment s’était déroulée l’intervention, si son patient s’en était sorticorrectement.Enl’accompagnantverslasortie,Laurenluifituncompterendudesévénementsdelanuit,elle nementionnapas l’épisodequi l’avait opposée àFernstein et ajouta que cedernier avait préférélaisserlapetiteanomalievasculaireenplace.
Le radiologue avoua ne pas être surpris.L’irrégularité lui avait semblé d’une taille infime, qui nejustifiaitpaslesrisquesopératoires.«Etpuis,onvittrèsbienaveccegenredepetitdéfaut,tueneslapreuvevivante»,ajouta-t-il.L’expressiondeLauren trahissait sonétonnement, le radiologue l’informaqu’elleavait,elleaussi,unepetitesingularitédansle lobepariéto-occipital.Fernsteinavaitpréférénepasytoucherlorsqu’ill’avaitopéréeaprèssonaccident.Leradiologues’ensouvenaitcommesic’étaithier.Jamaisiln’avaiteuàfaireautantdeclichésdescanneretd’IRMpourunemêmepatiente;bienplusque nécessaire. Mais les examens avaient été exigés par le chef du département de neurologie enpersonneetcertainesdemandesnesediscutaientpas.
—Pourquoinem’ena-t-iljamaisriendit?— Je n’en ai pas la moindre idée, mais je préfèrerais que vous ne lui rapportiez pas notre
conversation.Secretmédicaloblige!—C’estquandmêmeuncomble,jesuismédecin!—Pourmoi,vousétiezsurtoutlapatientedeFernstein!Leprofesseurouvrit lafenêtredesonbureau.Ilaperçutsonélèvetraverserlarue;Laurencédale
passageàuneambulanceetentradanslepetitbistrotenfacedel’hôpital.Unhommel’attendaitdansleboxoùFernsteinetelleavaientl’habitudedeprendreleursrepas.Fernsteinretournas’asseoirdanssonfauteuil,Normavenaitd’entrerpour lui remettreundossier. Il souleva le rabatetpritconnaissancedel’identitédupatientqu’ilvenaitd’opérer.
—C’estbienlui,n’est-cepas?—J’enaibienpeur,réponditNorma,levisagefermé.—Ilestensallederéveil?Normarepritledossierdesmainsduprofesseur.—Ses fonctions sont stables, le bilan neurologique est parfait. Le chef du service de réanimation
penselefaireredescendredansvotreunitédèscesoir,ilabesoindeseslits,conclutl’infirmière.—Iln’estpasquestionqueLaurens’occupedelui;sinon,ilfiniraparrompresapromesse.—Ilnel’apasfaitjusqu’àprésent,pourquoicéderait-ilmaintenant?—Parcequ’iln’apaseuàlacôtoyertouslesjours,cequiseralecassielleletraite.—Quecomptes-tufaire?Songeur,Fernsteinretournaàlafenêtre.Lauren quittait le café, elle montait à bord d’une Mercury Grand Marquis rangée devant
l’établissement. Seul un policier pouvait avoir eu l’audace de se garer le long du trottoir en face desUrgences.Ilfallaitaussiqu’ils’occupedesincidentsdecettenuit.Normaletiradesespensées.
—Force-laàprendredesvacances!—Tuasdéjàréussiàconvaincreunarbredeseplierendeuxpourcéderlepassageauxoiseaux?—Non,maisj’enaicoupéunquigênaitl’accèsàmongarage!réponditNormaens’approchantde
Fernstein.Ellereposalachemisedecartonsurlebureauetenlaçalevieuxprofesseur.—Tun’asjamaiscessédet’inquiéterpourelle,ellen’estpastafille!Aprèstout,qu’adviendrait-il
desigravesielleapprenaitlavérité?Quesamèreétaitd’accordpourl’euthanasier?—Quejesuislemédecinquil’enavaitconvaincue!grommelaleprofesseurenrepoussantNorma.L’infirmière récupéra le dossier et sortit de la pièce sans se retourner.Dès qu’elle eut refermé la
porte,Fernsteindécrocha le téléphone. Il appela le standard et demandaà ceque l’on joigne chez luil’administrateurduMissionSanPedroHospital.
*
L’inspecteur Pilguez se rangea sur la place de stationnement qui lui avait été réservée pendant de
nombreusesannées.—DitesàNathaliaquejel’attendsici.LaurendescenditdelaMercuryetdisparutdansl’enceinteducommissariat.Quelquesminutesplus
tard, laresponsableduDispatchgrimpaitàbord.Pilguezlançalemoteuret laGrandMarquisremontaverslenorddelaville.
—Àquelquesminutesprès,ditNathalia,vousmemettieztousdeuxdansunesituationdélicate.—Maisnoussommesarrivésàtemps!—Tupeuxm’expliquercequisepasseaveccettefille?Tulasorsdesacellulesansmonavisettu
disparaislamoitiédelanuitavecelle.—Tuesjalouse?demandalevieilinspecteur,ravi.—Sijecessedel’êtreunjour,c’estlàquetuaurasdusouciàtefaire.—Tutesouviensdemadernièreaffaire?—Commesic’étaitdemain!soupirasapassagère.Pilguez s’engagea sur leGeary Expressway, son petit sourire au coin des lèvres n’échappa pas à
Nathalia.—C’étaitelle?—Quelquechosecommeça.—Etc’étaitlui?—D’aprèscequej’aipuliredanslerapportdepolice,c’estbienlemêmehomme.Lemoinsqu’on
puissedire,c’estquecesdeuxlousticsontuncertaintalentpourfairelemur.Levisageradieux,Pilguezcaressaitlajambedesacompagne.—Jesaisquetun’accordespasdesensauxpetitssignesdelavie,maislà,avouequ’onfriselefeu
d’artifice.Ellen’amêmepas fait le rapprochement,poursuivit l’inspecteur. Je suis fasciné.Commesipersonneneluiavaitrienracontédecequecethommeafaitpourelle.
—Etdecequetuasfaittoiaussi!—Moi?Jen’airienfait!—ÀpartlaretrouverdanscettemaisondeCarmeletlarameneràl’hôpital,nontuasraison,tun’as
rienfait.Etjeneteferaiaucuneallusionaufaitqueledossierdecetteenquêtesesoitvolatilisé.—Là,jen’yétaisabsolumentpourrien!—C’estprobablementpourçaquejel’airetrouvéaufonddelapenderieenfaisantdurangement.Pilguezouvritlafenêtreetenguirlandaunpiétonquitraversaithorsdesclous.—Ettoi,tuneluiasriendit,àlapetite?poursuivitNathalia.—Çamebrûlaitleslèvres.
—Ettun’aspaséteintl’incendie?—Moninstinctm’apousséàmetaire.—Tumeleprêteraisdetempsentempstoninstinct?—Pourquoifaire?LaMercury entra dans le garage de lamaison où vivaient l’inspecteur et sa compagne.Un soleil
couleur tournesol se levait sur labaiedeSanFrancisco.Bientôt ses rayons chasseraient labrumequienveloppaitleGoldenGateauxpremièresheuresdujour.
*
Allongéesurlacouchetted’unecelluleducommissariatdepolice,Laurensedemandaitcommentelle
avaitpu,enunenuit,ruinerseschancesd’obtenirsoninternatdeneurochirurgieet,ainsi,septannéesdetravailacharné.
*
Kali abandonna le tapis en laine.La chambredeMmeKline lui était interdite, la porte-fenêtre du
balconétantentrouverte,ellesefaufilaetpassasonmuseauentrelesbarreauxdugarde-corps.Ellesuivitduregardunemouettequiplanaitaurasdesflots,reniflal’airfraisdupetitmatinetretournasecoucherdanslesalon.
*
Fernsteinreposalecombinésursonsocle.Laconversationavecl’administrateurduSanPedros’était
dérouléecommeill’avaitprévue.SonconfrèreordonneraitàBrissonderetirersaplainteetignoreraitl’empruntde l’ambulance,quant à lui, il nemettrait pas à exécution samenacede faire intervenirunecommissiond’inspectiondeleurserviced’Urgences.
*
Paul avait, discrètement, récupéré savoiture sur leparkingduMissionSanPedro, aprèsunehalte
dansuneboulangeriefrançaisesurSutterStreetetconduisaitmaintenantendirectiondePacificHeights.Ilserangeadevant l’immeubleoùvivaitunevieilledameaucharmeravageur.Hiersoir,elleavait
sauvélaviedesonmeilleurami.MissMorrisonpromenaitPablo.Pauldescenditdesavoitureetl’invitaàpartagerdescroissantschaudsetquelquesnouvellesrassurantesd’Arthur.
*
Uneinfirmièreentrasansfairedebruitdanslasalle102duservicederéanimation.Arthurdormait.
Ellechangealapochequirecueillaitlesderniersépanchementsdel’hématomeetvérifialesconstantesvitales de son patient. Satisfaite, elle reporta ses relevés sur un feuillet rose qu’elle rangea dans ledossierd’Arthur.
*
Normafrappaàlaportedubureau.Fernsteinpritladoyennedesinfirmièresparlebrasetl’entraînadans le couloir. C’était la première fois qu’il s’autorisait un geste complice dans l’enceinte del’établissementhospitalier.
—J’aiuneidée,dit-il.Allonsprendreunpetitdéjeunerauborddel’océan,etpuisnousironspiquerunpetitsommesurlaplage.
—Tunetravaillespasaujourd’hui?—J’aifaitmonquotacettenuit,jeprendsmajournée.—Ilfautquej’informeleplanningquejeprendslamienne.—Jeviensdelefaireàtaplace.Lesportesdel’ascenseurs’ouvrirentdevanteux.Deuxanesthésistesetunchirurgienorthopédiqueen
pleineconversationsaluèrentleprofesseurqui,contrairementàcequ’avaitpenséNorma,nequittapassonbrasenentrantdanslacabine.
*
À dix heures dumatin, un officier de police entra dans la cellule où Lauren s’était endormie. Le
docteurBrissonavait retiré saplainte.LeMissionSanPedroHospitalne souhaitaitpas lapoursuivrepour«l’emprunt»d’unedesesambulances.UnedépanneusedelafourrièreavaitrapatriésaTriumphsurleparkingducommissariat.Laurenn’avaitplusqu’às’acquitterdesfraisd’enlèvementetelleseraitlibrederentrerchezelle.
Sur le trottoirdevant lecommissariat, lesoleil l’éblouit.Autourd’elle, lavilleavait reprisvie,etpourtantLaurensesentaitétrangementseule.EllemontaàborddesaTriumphet reprit lechemindontelles’étaitécartéepourfaireundétouraumilieudelanuit.
*
—Jepourrailuirendrevisite?demandaMissMorrisonenraccompagnantPaulauboutdupalier.—Jevousappelleraidèsquejel’auraivu.—Passezplutôtmevoir,dit-elleens’accrochantaubrasdePaul.Jeluiauraipréparéuneboîtede
sablés,vouspourrezlesluiapporterdemain.Roserentrachezelle,prit ledoubledesclésde l’appartementd’Arthuretallaarrosersesplantes.
Sonvoisinluimanquaitbeaucoup.Àsongrandétonnement,Pablodécidadel’accompagner.
*NormaetleprofesseurFernsteinétaientallongéssurlesableblancdeBakerBeach.Il luitenait la
main et regardait unemouette virevolter dans le ciel. L’oiseau déploya ses ailes pour jouer avec lescourantsascendants.
—Qu’est-cequit’inquièteainsi?demandaNorma.—Rien,réponditFernstein.— Tu feras plein d’autres choses quand tu arrêteras l’hôpital, tu voyageras, tu donneras des
conférences,etpuistut’occuperasdetonjardin,c’estcequefontlesretraités,non?—Tutemoquesdemoi,là?FernsteinsetournapourregarderattentivementNorma.—Tucomptesmesrides?luidemanda-t-elle.
— Tu sais, je n’ai pas fait quarante années de neurochirurgie pour finir ma vie à tailler desbougainvilléesetdesthuyas.Maistonidéedeconférencesetdevoyagesçameplaîtbien,àconditionquetum’accompagnes.
—Tuaspeurdelaretraiteàcepoint-là,pourmeproposerdeschosespareilles?—Non,paslemoinsdumonde,c’estmoiquil’aiavancéecetteretraite,j’aimeraisrattraperletemps
perdu,jevoudraisqu’ilterestequelquechosedenous.Normaseredressaetregardatendrementl’hommequ’elleaimait.—WallaceFernstein,pourquoivousentêtez-vousàrefusercetraitement?Pourquoinepasaumoins
essayer?—Jet’ensupplie,Norma,nereprenonspascetteconversation,faisonscesvoyagesetoublionsles
conférences.Lejouroùle«crabe»auraeuraisondemoi,tum’enterrerasoùjetel’aidemandé.Jeveuxmourirenvacances,pasdanslethéâtreoùj’aiopérétoutemavie,etencoremoinscôtéspectateurs.
Normaembrassa levieuxprofesseuràpleinebouche.Tous lesdeuxsurcetteplageétaientcommedeuxvieuxamantsmagnifiques.
*
Laurenrefermalaportedesonappartement.Kalin’étaitpaslàpourluifairelafête.Lalumièredu
répondeurclignotait,elleenclenchala lecturemaisn’écoutapas jusqu’aubout lemessagequesamèreavaitlaissé.Elleserenditdansl’alcôvequidominaitlabaieetpritsontéléphoneportable,effleurantlestouches du clavier. Une mouette qui arrivait tout droit de Baker Beach vint se poser sur le poteautélégraphiquedressédevantsafenêtre.L’oiseaupenchaitlatêtedecôté,commepourmieuxlaregarder,ilagita ses ailes et regagna le large. Elle composa le numéro de Fernstein, obtint sa messagerie etraccrocha.ElleappelaleMemorial,déclinasonidentitéetdemandaàparleràl’internedegarde.Ellevoulait obtenir des nouvelles d’un patient qu’elle avait opéré cette nuit. Le neurologue de serviceeffectuaitsavisite,ellelaissasonnuméropourqu’illarappelle.
*
Paulattendaitdepuisplusd’uneheure,assissurunechaise,lelongd’unmurdelasalled’attente.Les
visitesn’étaientautoriséesqu’àpartirdetreizeheures.Unefemmeàlatêtebandéeenserraitdanssesbrasunepochettederadiographiescommeontientun
trésor.Un enfant turbulent jouait sur le tapis, faisant rouler une petite voiture le long des motifs
rectangulairesorangeetviolets.Un vieuxmonsieur à l’allure élégante, lesmains croisées dans le dos, regardait, attentif, quelques
reproductions d’aquarelles accrochées aux murs. Hormis l’odeur si caractéristique des hôpitaux, onauraitpul’imaginervisitantunmusée.
Dans le couloir, une jeune femme emmitouflée dans une couverture dormait sur une civière, uneperfusionaccrochéeàunepatères’écoulaitdanslaveinedesonbras.Deuxambulanciersadossésaumurdechaquecôtédubrancardveillaientsurelle.
L’enfants’emparad’unjournaletcommençaàdéchirerlespages,produisantunbruitaussirégulierqu’irritant.Samèreneluiportaitaucuneattention,profitantcertainementd’unprécieuxmomentderépit.
Paulregardaitlapenduleaccrochéeenfacedelui.Enfin,uneinfirmièrevintàsarencontre,maisellepoursuivitsoncheminversledistributeurdeboissons,cen’étaitqu’unsouriredecourtoisie.Commeelle
fouillaitlespochesdesablouseàlarecherched’unpeudemonnaie,Paulselevaetavançaverselle.Ilintroduisitunepiècedanslafentedumonnayeuretregardal’infirmièred’unairinterrogatif,ledoigtsurleclavierdelamachine.
—UnRedBull!ditlajeunefemme,surprise.—Vous êtes si fatiguéeque ça ?demandaPaul en composant la sériede chiffresqui libérerait la
boissondesoncompartiment.Unressortsemità tourner, lacanetteavançavers lavitreavantdedescendredans lebac.Paul la
récupéraetlatenditàl’infirmière.—Voilàvotrepotionénergisante.—Nancy!dit-elleenleremerciant.—C’estécritsurvotreblouse,réponditPaul,maussade.—Çanevapas?—J’attends!—Unmédecin?—L’heurelégaledesvisites.L’infirmièreconsultasamontre.—Quivenez-vousvoir?—Arthur…Mais il n’eut pas le temps de prononcer son nom,Nancy l’interrompit et le prit par le bras pour
l’entraînerdanslecouloir.—Jesaisdequivousparlez,suivez-moi!Jevousemmène,lesrèglementsn’ontdesensquesionles
enfreintdetempsentemps.Elleleconduisitjusqu’àlaportedelachambre307.—Ilsauraientdûlegarderenréanimationjusqu’àcesoir,maisl’interneajugésonétatsatisfaisant,
alorsilestcheznous.Nousavonstiréàlacourtepailleetj’aigagné.Paulladévisagea,interdit.—Vousavezgagnéquoi?—C’estmoiquim’occupedelui!dit-elle,enluifaisantunclind’œil.Unearmoire,unechaiseenpailletresséeetunetableroulantecomposaientlemobilierdelapièce.
Arthurdormait,untubed’oxygènedanslesnarines,uneperfusiondanslaveinedesonbras.Ilavaitlatête penchée sur le côté, un pansement entourait son crâne. Paul s’approcha à pas lents, contenantl’émotionquilesubmergeait.
Ilapprochalachaisedulit.EnregardantArthurainsimurédanssonsilence,millesouvenirsetautantdemomentspartagésluirevinrentenmémoire.
—Dequoij’ail’air?murmuraArthurlesyeuxclos.Paultoussota.—D’unmaharadjaquiauraitprisunecuite.—Commentvas-tu?—Ons’enficheunpeu,ettoi?—Unpeumalàlatête,jemesenstrèsfatigué,réponditArthurd’unevoixpâteuse.Jet’aigâchéta
soiréenon?—Onpeutvoirçasouscetangle-là,tum’assurtoutfichuunesacréetrouille.—Arrêtedefairecettetête-là,Paul.—Tuaslesyeuxfermés!—Je te vois quandmême.Et cessede t’inquiéter, lesmédecinsm’ont dit qu’une fois l’hématome
résorbéonrécupéraitàtoutevitesse.Lapreuve!Paul avançavers la fenêtre.Lavuedonnait sur les jardinsde l’hôpital.Uncouple avançait, àpas
lents,lelongd’unealléebordéedemassifsdefleurs.L’hommeportaitunerobedechambre,safemmel’aidaitdanssamarche. Ilss’assirentsurunbanc,sousun tilleulargenté.Paul resta le regard fixéau-dehors.
—J’aiencoretropdedéfautspourrencontrerlafemmedemavie,maisjevoudraischangertusais.—Tuvoudraischangerquoi?—Cet égoïsme quime fait te parler demoi alors que je suis au chevet de ton lit d’hôpital, par
exemple.Jevoudraisêtrecommetoi.—Tuveuxdireavecunturbansurlatêteetunemigrainedecachalot?—Réussiràm’abandonnersansavoirlatrouilleauventre,àvivrelesdéfautsdel’autrecommedes
fragilitéssublimes.—C’estd’aimerdonttuparles?—Quelquechosecommeça,oui.C’esttellementincroyablecequetuasfait.—M’êtrefaitpercuterparunside-car?—Avoircontinuéàl’aimersansretour.Avoirsutenourrirduseulsentimentquetuluiportais,avoir
respectésaliberté,tecontenterdufaitqu’elleexistesanschercheràlarevoir,justepourlaprotéger.—Cen’estpaspourlaprotéger,Paul,c’estpourluilaisserletempsdes’accomplir.Sijeluiavais
ditlavérité,sinousavionsvécucettehistoire,jel’auraiséloignéedesavie.—Tul’attendrastoutcetemps-là?—Autantquejelepourrai.L’infirmière qui était entrée sans qu’ils l’entendent fit signe à Paul que le temps de visite
réglementairetiraitàsafin,Arthurdevaitsereposer.PourunefoisPaulnecherchapasàdiscuter.Quandilarrivaaupasdelaporte,ilseretournaetregardaArthur.
—Nemerefaisjamaisuncoupcommeça.—Paul?—Oui.—Elleétaitlàcettenuit,n’est-cepas?—Repose-toi,nousenreparleronsplustard.Paulavançaitdans lecouloir, lesépaules lourdes.Nancylerejoignitdevant l’ascenseur.Elleentra
dans la cabine avec lui et appuya sur le bouton du second. Tête baissée,Nancy fixait le bout de sessandales.
—Vousn’êtespassimalqueça,voussavez.—Etvousnem’avezpasvuentenuedechirurgien!—Non,maisj’aientenduvotreconversation.EtcommePaulsemblaitnepascomprendrecequ’elleessayaitdeluidire,elleleregardadroitdans
les yeux et ajouta qu’elle aurait aimé avoir un ami comme lui. Alors que les portes de la cabines’ouvraient sur le palier, elle se hissa sur la pointe des pieds et posa un baiser sur sa joue, avant dedisparaître.
*
LeprofesseurFernsteinavaitlaisséunmessagesurlerépondeurdeLauren.Ilvoulaitlavoirauplus
vite.Ilpasseraitàsondomicileenfindejournée.Sanslaisserd’autreexplication,ilraccrocha.—Jenesaispassinousavonsraisondefaireça,ditMmeKline.
Fernsteinrangeasontéléphoneportable.—Ilestunpeu tardpourchangerde lignedeconduite,vousne trouvezpas?Vousnepouvezpas
risquerdelaperdreunesecondefois,c’estbiencequevousm’aveztoujoursdit?—Jenesaisplus,peut-êtrequeluiavouerenfinlavériténousdélivreraittouslesdeuxd’unpoids
énorme.— Avouer sa faute à l’autre pour soulager sa conscience, c’est une belle idée, mais c’est tout
simplementdel’égoïsme.Vousêtessamère,vousavezvosraisonsdecraindrequ’ellenevouspardonnepas.Moi,jenesupportepasl’idéequ’elleapprenneunjourquej’airenoncé,quec’estmoiquiaivoululadébrancher.
—Vousavezagiselonvosconvictions,vousn’avezrienàvousreprocher.—Cen’estpascettevéritéquicompte,repritleprofesseur.Sij’avaisétédanssasituation,simon
sortavaitdépendudesadécisionmédicale,jesaisqu’ellen’auraitjamaisrenoncé.La mère de Lauren s’assit sur un banc. Fernstein prit place à côté d’elle. Le regard du vieux
professeurseperdaitdansleseauxcalmesdupetitportdeplaisance.—J’enaiencorepourdix-huitmois,aumieux!Aprèsmondépart,faitescommebonvoussemble!—Jecroyaisquevouspreniezvotreretraiteàlafindel’année?—Jeneparlaispasdemaretraite.MmeKlineposa samain surcelleduvieuxprofesseur.Lesdoigts tremblaient. Ilpritunmouchoir
danssapocheets’épongealefront.—J’aisauvédestasdegensdansmavie,maisjecroisquejen’aijamaissulesaimer,laseulechose
quim’intéressaitétaitdelessoigner.Jegagnaisdesvictoirescontrelamortetlamaladie,j’étaisplusfortqu’elles, enfin jusqu’à maintenant. Je n’ai même pas été foutu d’avoir un enfant. Quel revers pourquelqu’unquiprétends’êtrevouéàlavie!
—Pourquoiavez-vousfaitdemafillevotreprotégée?—Parcequ’elleest toutcequej’auraisvouluêtre.Elleestcourageuselàoùjen’étaisqu’obstiné,
elleinventelàoùjenefaisaisqu’appliquer,elleasurvéculàoùjevaismourir,etj’aiunepeurbleue.Jemeréveillelanuitlatrouilleauventre.J’aienviededonnerdescoupsdepieddanscesarbresquivontmesurvivre;j’aioubliédefairetantdechoses.
MmeKlinepritleprofesseurparlamainetl’entraînadansl’allée.—Oùallons-nous?—Suivez-moietneditesrien.Ils remontèrent le long de la Marina. Devant eux, près de la jetée, un petit parc accueillait une
ribambelled’enfantsenbasâge.Troisbalançoiress’élevaientdanslecielauprixdeseffortssurhumainsdeparentsépuisés,quipoussaientsansrelâche;letoboggannedésemplissaitpas,endépitdelabonnevolontéd’ungrand-pèrequitentaitd’enrégulerl’accès;uneconstructiondeboisetdecordagessouffraitdes assauts de Robinsons en herbe, un petit garçon s’était coincé dans une tubulure rouge, il hurlait,paniqué.Unpeuplusloin,unemèretentait,sansrésultat,deconvaincresonchérubind’abandonnerlebacàsableetdevenirprendresongoûter.Assortiedechantsindiens,unerondeinfernaletournaitsanspitiéautourd’unejeunefilleaupairtandisquedeuxgarçonssedisputaientunballon.Leconcertdepleurs,dehurlementsetdecrisviraitàlacacophonie.
Accoudée à la barrière, Mme Kline épiait cet enfer miniature ; le visage éclairé d’un sourirecomplice,elleregardaleprofesseur.
—Vousvoyez,vousn’avezpastoutperdu!Une petite fille, qui chevauchait un cheval à ressort, leva la tête. Son père venait de pousser le
portillondel’airedejeu.Elleabandonnasamonture,seprécipitaàsarencontreetsautadanssesbras
grandsouverts.L’homme lahissaà sahauteuret l’enfant seblottit contre lui, enenfouissant sa têteaucreuxdesanuque,avecuneinfinietendresse.
—C’étaitbiententé,ditleprofesseurensouriantàsontour.Ilregardasamontreets’excusa,l’heuredesonrendez-vousavecLaurenapprochait.Sadécisionla
mettraithorsd’elle,mêmes’ill’avaitprisedanssonintérêt.MmeKlineleregardas’éloigner,seuldansl’allée;iltraversaleparkingetmontadanssavoiture.
*
LesarbresalignéssurlestrottoirsdeGreenStreetpliaientsouslepoidsdeleurfeuillage.Encette
saison, la rue éclatait de couleurs. Les jardins des maisons victoriennes étaient bordés de fleurs. Leprofesseursonnaàl’interphonedel’appartementdeLaurenetgrimpaàl’étage.Assissurlecanapédusalon,ilpritsonairleplusgraveetl’informaqu’elleétaitmiseàpied;illuiétaitinterditdes’approcherduMemorialHospitalpendantdeuxsemaines.Laurenrefusadelecroire,unetelledécisiondevaitêtrevalidéeparunconseildedisciplinedevantlequelellepourraitdéfendresacause.Fernsteinluidemandad’entendresesarguments.Ilavaitobtenusanstropdedifficultésdelapartdel’administrateurduMissionSanPedroqu’ils’abstienned’engagertoutepoursuite,maispourconvaincreBrissonderetirersaplainte,illuiavaitfalluunemonnaied’échange.L’interneavaitexigéunepunitionexemplaire.Deuxsemainesdecongésanssoldeétaientunmoindremalauregarddusortencourus’iln’avaitpuétoufferainsil’affaire.EtmêmesilacolèrelagagnaitàpenserauxexigencesamèresdeBrisson.Lauren,scandaliséeparcetteinjusticequilaissaitsonsaloparddecollègueàl’abridetoutesanctionpoursesnégligencesinavouables,savaitquesonprofesseurvenaitdeprotégersacarrière.
Elleserésignaetacceptalasentence.Fernsteinluifitjurerqu’ellerespecteraitlemarchéàlalettre:en aucun cas elle ne s’aventurerait près de l’hôpital, pas plus qu’elle n’entrerait en contact avec lesmembresdesonéquipe.MêmeleParisianCoffeeluiétaitinterdit.
QuandLauren lui demandacequ’elle aurait ledroit de fairependant sesquinze journéesperdues,Fernsteinluifituneréponseironique:elleallaitenfinpouvoirsereposer.Laurenregardasonprofesseur,reconnaissante et furieuse, elle était sauvée et vaincue. L’entretien n’avait pas duré plus d’un quartd’heure.Fernsteinlacomplimentapoursonappartement,iltrouvaitl’ensemblebienplusfémininquecequ’il s’était imaginé,Lauren lui désigna la porte d’un doigt autoritaire. Sur le palier, Fernstein ajoutaqu’ilavaitdonnédesinstructionsprécisesaustandardpourqu’onrefusetoutappelémanantd’elle,illuiétait interdit de pratiquer lamédecine le temps de la sanction,même par téléphone. En revanche ellepouvaitmettrecettepériodeàprofitpourcompulsersesdernierscoursdefind’internat.
Enreprenantlaroute,Fernsteinressentituneviolentedouleur.Le«crabe»quilerongeaitvenaitde
mordre.Ilprofitad’unfeurougepouressuyersonfrontquiperlaitdesueur.Derrièrelui,unautomobilisteimpatientavaitbeauuserdesonavertisseurpourl’inviteràavancer,ilnetrouvaitpaslaforced’appuyersurl’accélérateur.Levieuxmédecinouvritsavitreetaspiraàpleinspoumons,cherchantàreprendreunpeudecesoufflequiluimanquait.Lasouffranceétaitsaisissanteetsavuesetroublait.Dansunultimeeffort,ilchangeadefileetréussitàserangersurunparkingréservéàlaclientèled’unmagasindefleurs.
Lecontactcoupé, ildesserrasacravate,défit leboutonducoldesachemiseetposasatêtesur levolant.Cethiver,ilvoudraitemmenerNormadanslesAlpesetvoirencoreunefoislaneige,etpuisillaconduirait jusqu’en Normandie. L’oncle médecin qui avait marqué son enfance y reposait dans uncimetière,entourédeneufmilleautrestombes.Ladouleurreculaitenfin,ilrelançalemoteuretrepritsaroute,remerciantlecielquecettecrisen’aitpaseulieupendantuneopération.
*
Une Audi grise roulait vers la Marina, la température de cette fin de journée était douce. De
ravissantescréaturesvenaientfréquemmentcouriràcetteheuredanslesalléesquilongentlepetitportdeplaisance. Une jeune femme s’y promenait en compagnie de son chien. Paul se rangea sur l’aire destationnementetlarejoignitàpied.
Laurenétaitperduedanssespensées,ellesursautaquandill’aborda.—Jenevoulaispasvousfairepeur,dit-il,jesuisdésolé.—Mercid’êtrevenuaussivite.Commentva-t-il?—Mieux,ilaquittélaréanimation,ils’estréveilléetilnesemblepassouffrir.—Vousavezparléàl’internedegarde?Pauln’avaitpus’entretenirqu’avecune infirmière,elleétaitconfiante.Arthur récupérait trèsbien.
Demain,elleenlèveraitlaperfusionetcommenceraitàleréalimenter.—C’estbonsigne,ditLaurenenlibérantlalaissedeKali.La chienne partit gambader derrière quelques mouettes qui volaient en rase-mottes au-dessus des
pelouses.—Vousprenezunejournéederepos?LaurenexpliquaàPaulquelesauvetageluiavaitcoûtédeuxsemainesdemiseàpied.Paulnesavait
quoidire.Ilsfirentquelquespas,côteàcôte,aussisilencieuxl’unquel’autre.— Jeme suis conduit commeun lâche, finit par avouer Paul. Je ne saismêmepas comment vous
remercier de ce que vous avez fait cette nuit. Tout est de ma faute. Demain j’irai me présenter aucommissariatetleurdirequevousn’yêtespourrien.
—Vousarrivezcommelacavalerie,Brissonaretirésaplainte,ill’atroquéecontreunepunition.Lesfayotsdespremiersrangsdel’écolecontinuent,adultes,àleverledoigtàlapremièreoccasion.
—Jesuisdésolé,ditPaul.Est-cequejepeuxencorefairequelquechose?Laurens’arrêtapourleregarderattentivement.—Moijenesuispasdésolée!Jecroisquejenemesuisjamaissentieautantenviequ’aucoursde
cesdernièresheures.Àquelquesmètresd’eux,unebuvetteproposaitdesglacesetdesrafraîchissements.Paulcommanda
unsoda,Laurenuncornetàlafraiseet,pendantqueKalifaisaitducharmeàunécureuilquilalorgnaitdepuislabranchedesonarbre,ilss’assirentautourd’unedestablesenbois.
—C’estunebelleamitiéquivousunittouslesdeux.—Nousnenoussommespasquittésdepuisl’enfance,hormisquandArthurestpartivivreenFrance.—Amourouvoyaged’affaires?—Lesaffairessontplutôtdemonressortetl’évasiondusien.—Ilfuyaitquelquechose?Paullaregardadroitdanslesyeux.—Vous!—Moi?demandaLauren,stupéfaite.Paulbutunelonguegorgéedesonsodaets’essuyalabouched’unreversdelamain.—Lesfemmes!enchaînaPaul,maussade.—Touteslesfemmes?répliquaLaurenensouriant.—Uneenparticulier.
—Unerupture?—Ilesttrèssecret,ilmetrucideraits’ilm’entendaitparlerainsi.—Alorschangeonsdesujet.—Etvous,demandaPaul,vousavezquelqu’undansvotrevie?—Vousn’êtespasentraindemedraguer?repritLauren,amusée.—Certainementpas!jesuisallergiqueauxpoilsdechien.—J’aiquelqu’un ;unehistoirequin’occupepasbeaucoupdeplacedansmavie, réponditLauren,
maisj’imaginequejetrouveuneformed’équilibreàcettesituationbancale.Meshorairesdetravailnelaissentpasbeaucoupdeplaceàd’autreviequecelledemédecin.Êtredeuxréclamebeaucoupdetemps.
—Ehbienvousvoyez,plusletempspasse,etplusjetrouvequelasolitude,mêmebienmasquée,enfaitperdrebeaucoup!Vivrepoursonmétiernedevraitpasêtreunefinalitéensoi.
LaurenappelaKaliquis’éloignaitunpeutrop.ElleseretournaversPaul.—Auregarddelanuitquejeviensdepasser,jenesuispassûrequevotreamipartagecetavis.Et
puisnousnesommespasassezintimespourpoursuivrecetteconversation.—Jesuisdésolé,jenevoulaispasfairelemoralisateur,c’estjusteque…—Quequoi?l’interrompitLauren.—Rien!LaurenselevaetremerciaPauldelaglacequ’illuiavaitofferte.—Jepeuxvousdemanderquelquechose?dit-elle.—Toutcequevousvoulez.— Je sais que cela peut paraître cavalier,mais si je pouvais vous appeler de temps à autre pour
prendredesnouvellesdemonpatient,jen’aipasledroitd’appelerl’hôpital…LevisagedePauls’illumina.—Pourquoisouriez-vouscommeça?demandaLauren.—Pourrien, jecrainsquenousnesoyonspassuffisammentintimespourquecesujetfassel’objet
d’uneconversationentrenous.Unsilences’installaquelquesminutes.—Appelez-moiquandvousvoulez…Vousavezmonnuméro!—Jesuisdésolée, jel’aieuparBetty, ilétaitsurlafiched’admissiondevotreami,«personneà
contacterencasd’urgence».Paulgriffonnaceluidesondomicilesurledosd’unreçudecartebancaireetletenditàLauren,elle
pouvait le joindrequandbonluisemblait.Ellemit lepapierdans lapochedesonjean, leremerciaets’éloignadansl’allée.
—Votrepatients’appelleArthurAshby,ditPaul,presquenarquois.Laurenhocha la tête ;elle lesaluad’ungesteamicaletpartit retrouverKali.Dèsqu’elle futassez
loindelui,PaulappelaleMemorialHospital.Ildemandaqu’onluipasselebureaudesinfirmièresduservicedeneurologie.Ilavaitunmessagetrèsimportantàcommuniqueraupatientdelachambre307.Ilfaudraitleluidélivrerdèsquepossible,mêmedanslanuits’ilvenaitàseréveiller.
—Quelestcemessage?interrogeal’infirmière.—Dites-luiqu’ilafaitunetouche!Et Paul raccrocha, heureux. Non loin de lui, une femme le regardait, l’air triste et furieux. Paul
reconnutlasilhouettequiselevaitd’unbancets’enallaitverslarue.Àquelquesmètresdelui,Onegahéla un taxi. Il courut vers elle, mais ne put la rejoindre avant qu’elle s’engouffre dans un taxi quis’éloignaitdéjà.
—Etmerde!dit-il,seulsurleparkingdelaMarina.
13.
Lebarétaitpresquedésert.Danslefonddelasalle,unpianistejouaitunemélodieduDuke.OnegarepoussasacoupevideetinvitalebarmanàluiresservirunDryMartini.
— Il est encore un peu tôt pour un troisième verre, non ? demanda le serveur en lui servant saboisson.
—Tuasdesheurespourlemalheur,toi?—Mesclientsviennentplutôtcuverleurchagrinenfindejournée.—Mais moi je suis ukrainienne, dit Onega en soulevant son verre, et nous avons un culte de la
nostalgieaveclequelaucunOccidentalnepeutrivaliser.Ilfautuntalentàl’âmequevousn’avezpas!Onegaabandonnalecomptoiretvints’accouderaupianooùlemusicienentamaitunechansondeNat
KingCole.Ellelevasonverreetlebut,culsec.Lepianistefitsigneaubarmandelaresserviretrepritsonrefrain.Lebarsepeuplaaufildesheures.LanuitétaittombéequandPaulentradansl’établissement.Ils’approchad’Onega,faisantmined’ignorerqu’elleétaitdéjàivre.
—L’animalvientserepentirlaqueueentrelesjambes,dit-elle.—Jecroyaisqu’àl’Estvousteniezmieuxl’alcool.—Tun’ascesséde te trompersurmoncompte,alorsunpeuplus,unpeumoins,quelledifférence
celafait.—Jet’aicherchéepartout,reprit-ilenlaretenantparl’épaulealorsqu’ellevacillaitsursontabouret.—Ettum’astrouvée,tuasduflair!—Viens,jeteraccompagne.—Tun’aspaseutonsaouldesensations,alorstuviensjoueravectapoupéerusse;c’estpratique,il
tesuffitd’ouvrirunedesgigognesetdeprendrelatailleendessous?—Maisqu’est-ceque tu racontes?Jesuispasséchez toi, je t’aiappeléesur tonportable, jesuis
passépartouslesrestaurantsdonttum’avaisparléetjemesuissouvenudecetendroit.Onegaseleva,s’appuyantaucomptoir.—Pourquoifaire,Paul?Jet’aivuàlaMarinaaveccettefille,toutàl’heure.Jet’ensupplie,neme
dispasquecen’étaitpascequejecrois,ceseraitterriblementbanaletdécevant.—Cen’étaitpascequetucrois!Cettefemme,c’estArthurquil’aimedepuisdesannées.Onegaledévisagea.Sesyeuxbrillaientdedésespoir.—Ettoi,quiaimes-tu?dit-elle,fière,enrelevantlatête.Pauldéposaquelquesbilletssurlecomptoiretlapritsoussonépaule.—Jecroisquejevaisêtremalade,ditOnegaenparcourantlesquelquesmètresdetrottoirquiles
séparaientdelavoiture.Sur leurgauche,unepetite ruelle s’enfonçaitdans lanuit.Paul l’yconduisit.Lespavésdéglingués
brillaientd’unéclatsombre;unpeuplusloin,quelquescaissesdeboislesmettraientàl’abridesregardsindiscrets.Au-dessusd’unegrilled’égout,PaulsoutenaitOnegaquisevidaitd’untrop-pleindechagrin.Auderniersoubresaut,ilpritunmouchoirdesapocheetluiessuyaleslèvres.Onegaseredressa,fièreetdistante.
—Ramène-moichezmoi!LecabrioletremontaitO’Farell.Cheveuxauvent,Onegareprenaitdescouleurs.Paulroulaunlong
moment,avantdes’arrêterdevantlepetitimmeubleoùvivaitsonamie.Ilcoupalemoteuretlaregarda.—Jenet’aipasmenti,ditPaulenbrisantlesilence.
—Jesais!murmuralajeunefemme.—Est-cequetoutcelaétaitbiennécessaire?—Unjourtuapprendraspeut-êtreàmeconnaître.Jenet’invitepasàmonter,jenesuispasenétatde
terecevoir.Elle descendit de la voiture et avança vers l’entrée de l’immeuble. Au pas de la porte elle se
retourna,brandissantlemouchoirdePaul.—Jepeuxlegarder?—Net’enfaispaspourça,jette-le!—Cheznous,onnesedébarrassejamaisd’unpremiermotd’amour.Onega entra dans le corridor et gravit l’escalier. Paul attendit que la fenêtre de son appartement
s’éclaire,lavoitures’éloignadanslaruedéserte.
*L’inspecteurPilguezrefermaitlesboutonsdesavestedepyjama,ilseregardaitdanslelongmiroir
delachambreàcoucher…—Iltevatrèsbien,ditNathalia,jel’aisudèsquejel’aivudanslaboutique.—Merci,ditGeorgeenl’embrassantsurlenez.Nathaliaouvritletiroirdelatabledenuitetensortitunpetitpotenverreetunecuillère.—George!dit-elled’unevoixdéterminée.—Ohnon!supplia-t-il.—Tuavaispromis,reprit-elleenforçantlacuillèredanssabouche.Lamoutardeforteenvahitsespapillesgustativesetlesyeuxdel’inspecteurrougirentaussitôt.Iltapa
d’unpiedrageureninspirantàfondparlenez.—BonDieuquec’estfort,cemachin!—Jesuisdésolée,monchéri,sinonturonflestoutelanuit!ditNathaliadéjàallongéesouslesdraps.
Allez,vienstecoucher!
*Audernierdestroisétagesd’unemaisonvictorienneperchéesurleshauteursdePacificHeights,une
jeune interne lisait,allongéedansson lit.SachienneKalidormaitsur le tapis,bercéepar lapluiequifrappaitauxcarreaux.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,Laurenavaitdélaissésestraitéshabituelsdeneurologiepourunethèsequ’elles’étaitprocuréeàlalibrairiedelafaculté.Lesujetenétaitlecoma.
*
Pablovintseblottiraupieddufauteuiloùs’étaitendormieMissMorrison.LedragondeFuManChu
avaiteubeauréaliserl’unedesesplusbellescascades,cesoirMorphéeavaitgagnélecombat.
*Penchée sur la vasque,Onega recueillit l’eau au creux de sesmains.Elle frictionna son visage et
relevalatête,regardantsonimagedanslaglace.Ellelaissasesmainsglissersursesjoues,rehaussasespommettesetsoulignadudoigtunepetiterideaupourtourdesesyeux.Duboutdel’index,ellesuivitle
contourdesabouche,descenditlelongdesagorgeettirasursoncou,seforçantàsourire.Elleéteignitlalumière.
Quelqu’un grattait à la porte du petit studio ;Onega traversa la pièce unique qui faisait office dechambre et de salon, vérifia que la chaîne de sécurité était passée dans son fourreau, et ouvrit. Paulvoulait juste s’assurer que tout allait bien. Tant qu’on n’est pas mort, lui répondit Onega, rien n’estvraimentgrave.Ellelefitentrer,etquandellerefermalaportelesourirequisedessinaitsurseslèvresneressemblaitenrienàceluiquis’effaçaitdéjàdanslabuéeimpriméesurlemiroirdelasalledebains.
*
Une infirmière entra dans la chambre 307 duMemorial Hospital, elle prit la tension d’Arthur et
ressortit.Lespremièreslueursdujourentraientparlafenêtrequidonnaitsurlejardin.
*Laurens’étiradetoutsonlong.Lesyeuxencoreengourdisdesommeil,elleattrapasonoreilleretle
serradanssesbras.Elleregardalepetitréveil,repoussalacouetteetroulasurlecôté.Kaligrimpasurlelitetvintseblottircontreelle.Robertouvritlesyeuxetlesrefermaaussitôt.Laurenavançalamainversl’épauledesonami,elleretintsongesteetsetournaverslafenêtre.Lalumièredoréequifiltraitparlespersiennesannonçaitunebellejournée.
Elles’assitsurlereborddulitetréalisaseulementalorsqu’ellen’étaitpasdegarde.Ellequittalachambre,passaderrièrelecoincuisine,appuyasurleboutondelabouilloireélectrique
etattenditquel’eaufrémisse.Samainglissavers le téléphone.Elleregarda lapenduledufouretseravisa. Iln’étaitpasencore
huitheures,Bettyneseraitpasàsonposte.Uneheureplus tard, elle courait enpetites foulées, le longdes alléesde laMarina.Kali trottinait
derrièreelle,lalanguepantelante.Laurensuivitduregarddeuxambulancesquipassaienttoutessirèneshurlantes.Ellepritleportable
quipendaitàsoncou.Bettydécrocha.Le personnel des Urgences avait été informé de la sanction prise à son encontre. L’ensemble du
serviceavaitvoulufairecirculerunepétitionexigeantsaréincorporationimmédiate,maisl’infirmièreenchef,quiconnaissaitbienFernstein, lesenavaitdissuadés.Toutencontinuantsacourse,Laurenneputs’empêcherde sourire, touchéeque saprésenceau seinde l’équipene soitpasaussi anonymequ’ellel’imaginait.Alorsquel’infirmièreenchefserépandaitenanecdotes,elleenprofitapourluidemanderdesnouvellesdiscrètesdupatientdela307.Bettys’interrompit.
—Ilnet’apascauséassezd’ennuiscommeça?—Betty!—Commetuvoudras.Jen’aipasencoreeuderaisondemonterdanslesétages,maisjet’appellerai
dèsquej’aiduneuf.C’estassezcalmecematin,ettoi,commentvas-tu?—Jeréapprendsàfairedeschosestotalementinutiles.—Commequoi?—Cematin,jemesuismaquilléependantdixbonnesminutes.—Etalors?demandaBetty,brûlantdecuriosité.—Jemesuisdémaquilléejusteaprès!Bettyrangeaitunepilededossiersdanslecasierdesinternes,lecombinécoincéentrelanuqueetla
joue.—Tuverras,quinzejoursdereposteferontreprendregoûtauxpetitsplaisirsdelavie.Lauren s’arrêta à la hauteur de la buvette pour acheter une bouteille d’eauminérale, qu’elle vida
presqued’untrait.—Souhaite-le-moi,unematinéeànerienfairemerenddéjàdingue,jemesuismêléeauxjoggersen
priantlecielpourqu’ilyaitaumoinsunepetitefoulureautourdemoi.Betty lui promit de la rappeler dès qu’elle aurait des informations, deux ambulances venaient
d’arriverdevantlesasdesUrgences.Laurenraccrocha.Lepiedposésurunbanc,renouantlelacetdesachaussure, elle se demanda si c’était vraiment par conscience professionnelle qu’elle se souciait à cepointdelasantéd’unhomme,qu’hierelleneconnaissaitpasencore.
*
Paulprit lesclésdesavoitureetquittasonbureau.Il informaMaureenqu’ilseraitenrendez-vous
toutl’après-midi,ilferaittoutsonpossiblepourrepasserenfindejournée.Unedemi-heureplustard,ilentraitdanslehallduSanFranciscoMemorialHospitaletmontaitquatreàquatrelavoléedemarchesjusqu’aupremierétage,troisàtroisjusqu’ausecondetuneàunejusqu’autroisième,sejurantenavançantdans le couloirqu’il retournerait à la salledegymdès leweek-end. Il croisaNancyqui sortaitd’unechambre,luifitunbaisemainetpoursuivitsonchemin,lalaissantstupéfaiteaumilieuducouloir.Ilentradanslachambreets’approchadulit.
Il fitsemblantderégler ledébitdelaperfusion,prit lepoignetd’Arthuretregardasamontrepourreleversonpouls.
—Tirelalangue,pourvoir,dit-ilgoguenard.—Jepeuxsavoiràquoitujoues?demandaArthur.—Volerdesambulances,kidnapperdesgensdanslecoma,maintenantj’aiprisunvraicoupdemain.
Maistuasratélemeilleur,tuauraisdûmevoirenblouseverte,avecmonmasqueetmoncalotsurlatête.L’éléganceabsolue!
Arthurseredressadanssonlit.—Tuasvraimentassistéàl’intervention?—Franchement,on fait toutunplatde lamédecine,maischirurgienouarchitecte, toutçac’estdu
pareil au même, c’est une question de travail en équipe ! Ils manquaient de personnel, j’étais là, jen’allaispasrestersansrienfaire,alorsj’aiaidé.
—EtLauren?— Elle est impressionnante. Elle anesthésie, elle coupe, elle recoud, elle réanime, et avec quel
tempérament!C’estunplaisirdebosseravecelle.Levisaged’Arthurs’assombrit.—Qu’est-cequ’ilyamaintenant?questionnaPaul.—Ilyaqu’ellevaavoirdesennuisàcausedemoi!—Oui,ehbienvousêtesquittes!C’estquandmêmefascinant,leseulauquelvousnepensezjamais
quandvousorganisezvossoiréesdébiles,c’estmoi!—Ettoi,tun’aspaseud’ennuis?Paultoussotaetsoulevaunepaupièred’Arthur.—Tuasbonnemine!dit-ilsuruntonempruntéaumédecin.—Commentt’enes-tusorti?insistaArthur.— Jeme suis comporté commeunemerde si tu veux tout savoir.Quand la police est arrivée aux
portes du bloc, jeme suis caché sous la table d’opération, c’est pour ça que j’ai dû assister à toutel’intervention. Cela dit, en décomptant les périodes où j’étais dans les pommes, j’ai quandmême dûparticipercinqbonnesminutes.C’estàelleque tudoisd’avoir laviesauve,moi jen’ysuispaspourgrand-chose.
Nancyentradanslachambre.Ellevérifialatensiond’Arthuretluidemandas’ilvoulaitessayerdeseleveretdemarcher.Paulseproposadel’aider.
Ilsfirentquelquespasjusqu’auboutducouloir.Arthursesentaitbien,ilavaitretrouvésonéquilibreetileutmêmeenviedepoursuivrelapromenade.Dansl’alléedujardindel’hôpital,ilpriaPauldeluirendredeuxservices…
Paulrepartitdèsqu’Arthurfutcouché.Enchemin,ils’arrêtachezunfleuristed’UnionStreet.Ilyfitcomposer un bouquet de pivoines blanches, et glissa la carte qu’Arthur lui avait confiée dansl’enveloppe. Les fleurs seraient livrées avant la soirée. Puis il redescendit vers laMarina et se garadevantunvidéoclub.Versdix-neufheures, il sonna à l’interphonedeRoseMorrison, il lui donnadesnouvellesd’ArthuretledernierépisodedesaventuresdeFuManChu.
*
Laurenétaitallongéesur le tapis,plongéedanssa thèse.Samère, installéesur lecanapédusalon,
feuilletaitlespagesd’unmagazine.Detempsàautre,ellerelevaitlesyeuxdesalecturepourregardersafille.
—Qu’est-cequit’aprisdefaireunechosepareille?demanda-t-elleenjetantsonjournalsurlatablebasse.
Laurenreportaquelquesnotessuruncahieràspirale,sansrépondre.—Tuauraispu ruiner ta carrière, toutescesannéesde travailperduesaunomdequoi?argua sa
mère.—Tuasbienperdutoutescesannéesavectonmariage.Ettun’aspassauvélaviedepapa,queje
sache?LamèredeLaurenseleva.—JevaispromenerKali,dit-ellesèchementendécrochantsontrench-coatduportemanteau.Etellequittal’appartementenclaquantlaporte.—Aurevoir,murmuraLaurenensuivantd’uneoreillelespasquis’éloignaient.MmeKlinecroisauncoursieraubasdel’escalier.Ilportaitunénormebouquetdepivoinesblanches
etcherchaitl’appartementdeLaurenKline.—JesuisMmeKline,dit-elle,enprenantlapetiteenveloppeaccrochéeaupapierdecellophane.Il n’avait qu’à laisser les fleurs dans le hall, elle les récupérerait à son retour. Elle lui donna un
pourboireetlejeunehommes’enalla.Endescendantlarue,ellesoulevalerabatdelapetiteenveloppe.Deuxmotsétaientrédigéssurla
cartedecorrespondance:«Vousrevoir»,ilsétaientsignés«Arthur».MmeKlinefroissalacarteetl’abandonnaaufonddelapochedesonimperméable.Danslequartieriln’yavaitqu’unseulsquarequiacceptaitlesanimaux.Siledestinavaitsesraisons,
l’homme sans imagination les trouverait toujours imparfaites.MmeKline s’assit sur un banc ; à côtéd’elle,lavieilledamequilisaitsonjournaleutenviedefairesaconnaissance.
Dansl’enclosréservéauxchiens,Kaligrimpaitsurunjackrussellquisereposaitàl’ombredouced’untilleul.
—Vousn’avezpasl’aird’allerbien,ditlavieilledame.MmeKlinesursauta.—Simplementsongeuse,réponditlamèredeLauren.Noschiensontl’airdebiens’entendre…—Pabloatoujoursétéattiréparlesgrandesperches;jevaisquandmêmeluirelirelemanuel,j’ai
l’impressionqu’ilssontàl’envers.Qu’est-cequivouspréoccupe?—Rien!—Sivousavezbesoindevousconfier,jesuislapersonneidéale,jesuissourdecommeunpot!MmeKlineregardaRose,quin’avaitpasquittésalecture.—Vousavezdesenfants?dit-elled’unevoixabandonnée.MissMorrisonfitnondelatête.—Alorsvousnepourrezpascomprendre.—Maisj’aiaimédeshommesquienavaient!—Celan’arienàvoir.—Cequeçapeutm’agacer!protestaRose.Lesgensquiontdesenfantsregardentceuxquin’enont
pascommes’ilsappartenaientàuneautreplanète.Aimerunhommeestaussicompliquéqued’éleverdesgamins!
—Jenepartagepastoutàfaitvotrepointdevue.—Etvousêtestoujoursmariée?MmeKlineregardasamain,letempsavaiteffacélamarquedesonalliance.—Alors,quelssontcessoucisquevouscausevotrefille?—Commentsavez-vousqu’ilnes’agitpasd’ungarçon?—Unechancesurdeux!—Jecroisquej’aifaitquelquechosedemal,murmuralamèredeLauren.La vieille dame replia son journal et écouta attentivement ce que Mme Kline avait tant besoin
d’avouer.—C’estmochelecoupdesfleurs!Etpourquoiredoutez-voustantqu’ellerevoiecejeunehomme?—Parcequ’ilrisquederéveillerunpasséquipeutnousfairedutortàtouteslesdeux.Lavieilledamereplongeadanssonquotidien,letempsderéfléchir,etlereposasurlebanc.—Jenesaispasdequoivousparlez,maisonneprotègepersonneàl’abrid’unmensonge.—Jesuisdésolée,ditMmeKline,jevousparledechosesquevousnepouvezpascomprendre.RoseMorrisonavait tout le tempsdecomprendre.LamèredeLaurenhésita,maisaprès tout,quel
risquecourait-elledeseconfieràuneinconnue?L’enviedechassersasolitudefutlaplusforte,elleserassit et raconta l’histoire d’unhommequi avait enlevéune jeune femmepour la sauver, alors que sapropremèreavaitrenoncé.
—Votrejeunehommen’auraitpasungrand-pèrecélibataire,parhasard?—Quandilm’arendulesclésdel’appartement,jen’aiplusjamaiseudesesnouvelles.—Etiladisparu,commecela?—Disonsquenousl’avonsunpeuaidé.—Nous?—Un neurochirurgien réputé s’est chargé de lui expliquer à quel point la santé dema fille était
fragile.Ilasutrouvermilleraisonsdeleconvaincredes’éloignerd’elle.—Alorsdevanttantd’évidences,cethommes’esteffacé?LamèredeLaurensoupira.—Oui.— Je croyais qu’il en avait plus que ça ! reprit la vieille dame. Remarquez, quand ils sont fous
d’amour,ilsperdentbeaucoupdeleurscapacités!Etcequedisaitceprofesseurétaitsincère?—Sincèresûrement,vrai, jen’ensaistroprien.Laurenarécupérétrèsvite,enquelquesmoiselle
étaitànouveauelle-même.—Vouspensezqu’ilesttroptardmaintenantpourparleràvotrefille?—Jemeposecettequestiontouslesjours,etjen’arrivepasàimaginersaréaction.— J’ai vu pasmal de vies gâchées par des secrets de famille. Je n’ai pas eu la chance d’avoir
d’enfants, et endépit de ceque je vousdisais tout à l’heurepourmedonner une contenance, vousnesavez pas à quel point celamemanque.Mais j’aimais trop souvent pourm’en croire capable, enfin,c’étaitmonexcusepournepasregardermonégoïsmeenface.Jecomprendsvosréticences,mêmesijesuisconvaincuequevousaveztort.L’amourestfaitdetolérance,c’estcequiluidonnesaforce.
—J’aimeraistellementquevousayezraison.—On quitte un homme, on croit l’oublier… jusqu’à ce qu’un souvenir nous rappelle à lui, alors
commentimaginersedéfairedel’amourquenousportonsànosparents.Onperduntempsfouànepasleurdirequ’onlesaime,pourfinirparserendrecompte,aprèsleurmort,commeilsnousmanquent.
LavieilledamesepenchaversMmeKline.—Sicejeunehommeasauvévotrefille,vousluiêtesredevable.Allezdoncletrouver.EtRosereplongeadanslalecturedesonjournal.MmeKlineattenditquelquesinstants,ellesaluasa
voisinedebanc,appelaKaliets’éloignadansl’alléeduparc.Enrentrant,ellerécupéralebouquetdefleursaupieddesmarches.L’appartementétaitdésert.Elle
arrangealespivoinesdansunvasequ’elleposasurlatablebassedusalonetrefermalaportederrièreelle.
*
Lesjoursdelasemaines’écoulaientaveclarégularitéd’unmétronome.Touslesmatins,Laurenallait
faire une longue promenade sous les arbres du parc du Presidio. Il lui arrivait demarcher jusqu’à laplagequibordaitleversantpacifique.Elles’installaitalorssurlesableetplongeaitdanssathèsequ’elleretrouvaitchaquesoir.
L’inspecteur Pilguez avait fini par s’adapter aux horaires de Nathalia. Chaque jour, à midi, ils
partageaient un repas où se rencontraient leurs appétits, celui d’un petit déjeuner pour l’une, d’undéjeunerpourl’autre.
Aumilieud’une journéeentrecoupéede réunionsavec lebureaud’étudesetdevisitesdechantier,
PaulretrouvaitOnegaquil’attendaitsurunbancauboutd’unejetée,faceàlabaie.MissMorrisonemmenaitPabloprofiterdesbellesaprès-midid’étédanslepetitparcsituéprèsde
chezelle.IlluiarrivaitdecroiserMmeKlineetreconnutunjourLaurenauchienquisuivaitsespas.Cejeudidegrandsoleil,ellefuttentéedel’abordermaisrenonçafinalementàdistrairelajeunefemmedesalecture.QuandLaurenquittal’alléecentrale,ellelasuivitd’unregardamusé.
Chaquedébutdesoirée,GeorgePilguezdéposaitNathaliadevantlecommissariat.JusteavantderetrouverOnegapourdîner,Paulrendaitvisiteàsonami;illuiprésentaitesquisseset
projetsqu’Arthur corrigeait d’un trait de crayonouamendait dequelques annotations sur les choixde
colorisetdematériaux.Cevendredi,Fernsteinsefélicitadel’étatdesantédesonpatient.Illuiferaitpasserunscannerde
contrôledèsqu’ilyauraituncréneaude libre, et si, comme il enétait convaincu, tout étaitnormal, ilsignerait sonbondesortie.Plus rienne justifiaitqu’iloccupeun litd’hôpital.Ensuite, il faudraitêtreraisonnablequelquetemps,maislavienetarderaitpasàreprendresoncoursnormal.Arthurleremerciadetouslessoinsqu’illuiavaitapportés.
*
Paul était parti depuis longtemps, les couloirs ne résonnaient déjà plus des pas tumultueux de la
journée,l’hôpitalavaitrevêtusonhabitdenuit.Arthurallumaletéléviseurperchésurunetabletteenfacedesonlit.Ilouvritletiroirdesatabledenuitetpritsontéléphoneportable.Leregardperdudanssespensées,ilfitdéroulerlesnomsdurépertoireetrenonçaàdérangersonmeilleurami.Letéléphoneluiéchappalentementdelamainetroulasurlesdraps,satêteglissasurl’oreiller.
Laporte s’entrebâilla, une interne entra dans la chambre.Elle se dirigea aussitôt au pieddu lit et
consultaledossiermédical.Arthurentrouvritlesyeuxetlaregarda,silencieux,ellesemblaitconcentrée.—Unproblème?dit-il.—Non,réponditLaurenenrelevantlatête.—Quefaites-vousici?demanda-t-il,stupéfait.—Neparlezpassifort,chuchotaLauren.—Pourquoiparleràvoixbasse?—J’aimesraisons.—Etellessontsecrètes?—Oui!—Alors,ilfautquejevousavoue,mêmeàvoixbasse,quejesuiscontentdevousvoir.—Moiaussi,enfin,jeveuxdirequejesuiscontentequevousalliezmieux.Jesuisvraimentdésolée
denepasavoirdiagnostiquécettehémorragieaupremierexamen.—Vousn’avezaucuneraisondevousenvouloir.Jecroisquejenevousaipasbeaucoupfacilitéla
tâche,ditArthur.—Vousétiezsipressédepartir!—L’obsessiondutravail,unjourçametuera!—Vousêtesarchitecte,c’estça?—C’estça!—C’estunmétiertrèspointu,beaucoupdemathématiques!—Oui,enfincommeenmédecineàlafac,etpuisaprèsonlaisselesautresfairelesmathspourvous.—Lesautres?—Lescalculsdeportances,derésistances,toutçac’estsurtoutleboulotdesingénieurs!—Etquefontlesarchitectespendantquelesingénieursbossent?—Ilsrêvent!—Etvousrêvezàquoi?ArthurregardalonguementLauren,ilsouritetpointadudoigtl’angledelachambre.—Avancezjusqu’àlafenêtre.—Pourquoifaire?s’étonnaLauren.
—Unpetitvoyage.—Unpetitvoyageàlafenêtre?—Non,unpetitvoyagedepuislafenêtre!Elleobéit,unsourirepresquemoqueuraucoindeslèvres.—Etmaintenant?—Ouvrez-la?—Quoi?—Lafenêtre!EtLaurenfitexactementcequ’Arthurluiavaitdemandé.—Quevoyez-vous?demanda-t-ilenchuchotanttoujours.—Unarbre!répondit-elle.—Décrivez-le-moi.—Commentça?—Ilestgrand?—Ilesthautcommedeuxétages,maisiladegrandesfeuillesvertes.—Alorsfermezlesyeux.Laurensepritaujeuetlavoixd’Arthurlarejoignitdansuneobscuritéimprovisée.—Lesbranchessontimmobiles,àcetteheuredelajournée,lesventsdelamernesontpasencore
levés.Approchez-vousdutronc, lescigalessecachentsouventdans lesrecoinsd’écorces.Aupieddel’arbres’étenduntapisd’épinesdepin.Ellessontroussiesparlesoleil.Maintenant,regardeztoutautourde vous. Vous êtes dans un grand jardin, il est parsemé de larges bandes de terre ocre plantées dequelquespinsparasols.Àvotregauchevousenverrezdesargentés,àdroitedesséquoias,devantdesgrenadiers et un peu plus loin des caroubiers qui semblent couler jusqu’à l’océan. Empruntez le petitescalierdepierrequibordelechemin.Lesmarchessontirrégulières,maisnecraignezrien,lapenteestdouce.Regardezsurvotredroite,vousdevinez les restesd’uneroseraie,maintenant?Arrêtez-vousenbas,etregardezdevantvous.
Et Arthur inventait un univers, fait juste de mots ; Lauren vit la maison aux volets clos qu’il luidécrivait. Elle avança vers le perron, grimpa les marches et s’arrêta sous la véranda. En contrebas,l’océan semblait vouloir briser les rochers, les vagues charriaient des amas d’algues mariées à desentrelacsd’épines.Leventsoufflaitdanssescheveux,elleeutpresqueenviedelesrepousserenarrière.
Ellecontournalamaison,etsuività la lettreles instructionsd’Arthurqui laguidaitpasàpasdanssonpaysimaginaire.Samaineffleuraitlafaçade,àlarecherched’unepetitecale,aubasd’unvolet.Ellefitcommeildisaitetlaretiraduboutdesdoigts.Lepanneaudeboiss’ouvritetellecrutmêmel’entendregrincersursesgonds.Ellesoulevalafenêtreàguillotineendéboîtantlégèrementlechâssisquiacceptadecoulissersursescordeaux.
—Nevous arrêtezpasdans cettepièce, elle est trop sombre, traversez-la, vous arriverezdans lecouloir.
Elleavançaitàpaslents,derrièrelesmurs,chaquepièceparaissaitcontenirunsecret.Elleentradanslacuisine.Surlatable,ilyavaitunevieillecafetièreitalienne,onyfaisaitunexcellentcafé,etdevantelle,unecuisinièrecommeonentrouvaitautrefoisdanslesvieillesdemeures.
—Ellefonctionneavecdubois?demandaLauren.—Si vous le voulez, vous trouverezmême des bûches, à l’abri d’un appentis juste au-dehors, en
passantpar-derrière.—Jeveuxresterdanslamaisonetcontinueràlavisiter,murmura-t-elle.—Alorsressortezdelacuisine.Ouvrezlaporte,justeenface.
Elleentradans le salon.Un longpianodormaitdans l’obscuritédu lieu.Elle alluma la lumièreets’approchaassezprèspours’asseoirsurletabouret.
—Jenesaispasjouer.—C’estuninstrumentparticulier,rapportéd’unlointainpays;sivouspenseztrèsfortàunemélodie
quevousaimez,ilvouslajouera,maisuniquementsivousposezvosmainssursonclavier.Laurenseconcentradetoutessesforces,et lapartitiondu«Clairdelune»deWertherenvahitsa
tête.Elle avait l’impressionquequelqu’un jouait à côtéd’elle, etplus elle se laissait entraînerdans le
songe, plus la musique était profonde et présente. Elle visita ainsi chaque endroit, grimpant jusqu’àl’étage, allant de chambre en chambre ; et, petit à petit, les mots qui décrivaient la maison setransformaientenunemultitudededétailsquiinventaientunevietoutautourd’elle.Elleretournadanslaseulepiècequ’ellen’avaitpasencorevisitée.Elleentradanslepetitbureau,regardalelitetfrissonna,elleouvritlesyeux,etlamaisons’évanouit.
—Jecroisquejel’aiperdue,dit-elle.—Cen’estpasgrave,maintenantelleestàvous,vouspourrezy retournerquandvousvoudrez, il
voussuffirad’ypenser.— Je ne pourrais pas recommencer toute seule, je ne suis pas très douée pour les mondes
imaginaires.—Vousaveztortdenepasvousfaireconfiance.Jetrouvequepourunepremièrefoisvousvousêtes
plutôtbiendébrouillée.—Alorsc’estçavotremétier.Vousfermezlesyeuxetvousimaginezdeslieux?—Non,j’imaginelaviequ’ilyauraàl’intérieur,etc’estellequimesuggèrelereste.—C’estunedrôledefaçondetravailler.—C’estplutôtunefaçondrôledetravailler.—Ilfautquejevouslaisse,lesinfirmièresnevontpastarderàfaireleurronde.—Vousreviendrez?—Sijelepeux.Ellesedirigeaverslaportedelachambreetseretournajusteavantdesortir.—Mercipourcettevisite,c’étaitbien,j’aiaimécemoment.—Moiaussi.—Elleexistecettemaison?—Toutàl’heure,vousl’avezvue?—Commesij’yétais!—Alorssielleexistedansvotreimagination,c’estqu’elleestvraie.—Vousavezuneétrangefaçondepenser.—Àforcedefermer lesyeuxsurcequi lesentoure,certainssontdevenusaveuglessansmêmele
savoir.Jemesuiscontentéd’apprendreàvoir,mêmedanslenoir.—Jeconnaisunhibouquiauraitbienbesoindevosconseils.—Celuiquiétaitdansvotreblousel’autresoir?—Vousvoussouvenez?—Jen’aipaseul’occasiondefréquenterbeaucoupdemédecins,maisilestdifficiled’enoublierun
quivousexamineavecunepeluchedanslapoche.—Ilapeurdujouretsongrand-pèrem’ademandédeleguérir.—Ilfaudraitluitrouverunepairedelunettesdesoleilpourenfant,j’enpossédaisunequandj’étais
petit,c’estincroyablecequel’onpeutvoirautravers.
—Commequoi?—Desrêves,faitsdepaysimaginaires.—Merciduconseil.—Maisattention,quandvousaurezguérivotrehibou,dites-luibienqu’ilsuffitdecesserdecroire
uneseulesecondepourquelerêvesebriseenmillemorceaux.—Jeleluidirai,comptezsurmoi.Reposez-vous,maintenant.EtLaurensortitdelachambre.Unclairdeluneentraitparlespersiennes.Arthurrepoussasesdraps,etserenditàlafenêtre.Ilresta
là, appuyé au rebord, à regarder les arbres du jardin, immobiles. Il n’avait aucune envie de suivre leconseildesonami.Depuistroplongtempsilsenourrissaitdepatience,etrienn’avaitpuledétacherdusouvenirdecettefemme,niletempsnilesvoyagespeuplésd’autresregards.Bientôtilsortiraitd’ici.
14.
Leweek-ends’annonçaitbeau,pasunnuagenevenaittroublerl’horizon.Toutétaitcalme,commesilavilleseréveillaitd’unenuitd’ététropcourte.Piedsnus,lescheveuxenbataille,vêtued’unvieuxpull-overqu’elleportaitcommeunerobelégère,Laurentravaillaitàsonbureau,reprenantsesrechercheslàoùellelesavaitlaisséeslaveille.
Elle continua jusqu’aumilieu de lamatinée, guettant l’heure du courrier.Elle attendait un ouvragescientifiquecommandédepuisdeuxjours,elleletrouveraitpeut-êtreenfindanssaboîteauxlettres.Elletraversalesalon,ouvritlaportedesonappartementetsursautaenpoussantuncri.
—Jesuisdésolé,jenevoulaispasvousfairepeur,ditArthur,lesmainscroiséesdansledos.J’aieuvotreadressegrâceàBetty.
—Qu’est-cequevousfaiteslà?demandaLaurenentirantsursonpull.—Jen’ensaistroprienmoi-même.—Ilsn’auraientjamaisdûvouslaissersortir,c’estbeaucouptroptôt,dit-elleenbafouillant.— Je vous avoue que je ne leur ai pas vraiment donné le choix… vousme laissez entrer quand
même?Elleluicédalepassageetluiproposades’installerdanslesalon.—J’arrivetoutdesuite!lança-t-elleens’enfuyantverslasalledebains.«J’ail’aird’unGremlin!»sedit-elleenessayantderemettreunpeud’ordredanssescheveux.Elle
seprécipitadansledressingetcommençaàsedébattreaveclescintres.—Toutvabien?demandaArthur,étonnédubruitquiémanaitdelapenderie.—Vous voulez un café ? cria Lauren qui cherchait désespérément ce qu’elle allait bien pouvoir
mettre.Elleregardadeplusprèsunsweateretlejetaparterre,lechemisierblancn’allaitpasnonplus,il
virevolta en l’air, une petite robe ne tarda pas à le rejoindre. Seconde après seconde, un amas devêtementss’empilaitderrièreelle.
Arthuravançaaumilieudusalon,ilregardatoutautourdelui.Dieuquecelieuluiétaitfamilier.Lesétagèresd’unebibliothèqueenboisclairpliaientsouslesouvrages,ellesfiniraientparcédersiLaurencomplétait sa collection d’encyclopédiesmédicales.Arthur sourit en voyant qu’elle avait installé sonbureauexactementlàoùilavaitmisjadissatabled’architecte.
Àtraverslesportesentrouvertes,ildevinaitlachambreàcoucheretlelitquifaisaitfaceàlabaie.IlentenditLaurentoussoterdanssondosetseretourna.Elleportaitunjeanetuntee-shirtblanc.—Cecafé,aveclaitetsucre,sanslaitetavecsucreousanssucreetaveclait?demanda-t-elle.—Commevousvoudrez!réponditArthur.Ellepassaderrièrelecomptoirdelacuisine,l’eaufuyaitdurobinet,ellesemitàjailliràgrandjet.—Jecroisquej’aiunproblème,dit-elleententantdecontenirl’inondationentresesmains.Arthur lui indiqua aussitôt la vanne d’arrêt général dans le petit placard situé juste à côté d’elle.
Laurenseprécipitapourlafermer.Levisageéclaboussé,elleregardafixementArthur.—Commentlesaviez-vous?—Jesuisarchitecte!—C’estunmétierquipermetdevoirautraversdesmurs?—Laplomberied’unemaisonestmoinscomplexequecelleducorpshumain,maisnousaussi,nous
avonsnospetitstrucspourarrêterleshémorragies.Vousavezdesoutils?
Laurenséchasonvisageavecuneservietteenpapieretouvrituntiroir.Ellesortitunvieuxtournevis,unecléàmoletteetunmarteau.
Elleposalesoutilssurlecomptoir,l’airdésolé.—Ondevraitquandmêmepouvoiropérer,ditArthur.—Jenecroispasêtrequalifiéepourça!—C’estuneinterventionmoinscompliquéequecequevousfaitesaublocopératoire.Vousavezun
jointneuf?—Non!—Regardezdansl’armoireàfusibles,jenesaispaspourquoi,maisonentrouvetoujoursunoudeux
quitraînentau-dessusducompteurélectrique.—Etoùtraînel’armoireélectrique?Arthurluimontradudoigtlepetitcoffragejusteàcôtédelaported’entrée.—Çac’estledisjoncteur,ditLauren.—C’estlàqueçasetrouve,ditArthurd’untonamusé.Laurensecampadevantlui.—Ehbien,puisquelesplacardsdemamaisonn’ontaucunsecretpourvous,allezcherchercesjoints
vous-même,çanousferagagnerdutemps!Arthursedirigeaversl’entrée.Ilavançalamainverslecoffrageetseravisa.—Qu’est-cequevousavez?demandaLauren.—Mesmainssontencoremalhabiles,murmuraArthur,visiblementembarrassé.Laurens’avançaverslui.—Cen’estpasgrave,dit-elled’unevoixrassurante.Soyezpatient,vousn’aurezpasdeséquelles,
maisilfautunpeudetempspourrécupérer,c’estlanaturequiveutça.—Pourlaréparation,jepeuxquandmêmevousguidersivousvoulez?ditArthur.—J’avaisd’autresprojetscematinquedesoignerunrobinet.Monvoisinestunbricoleurdegénie,
c’estluiquim’apresquetoutinstalléici,ilseraravides’enoccuper.—C’estluiquiaeul’idéedemettrelabibliothèquecontrecettefenêtre?—Pourquoi,ilnefallaitpas?—Si,si,ditArthurenretournantdanslesalon.—Ça,c’estun«si,si»quiveutdireexactementlecontraire!—Non,pasdutout!insistaArthur.—Qu’est-cequevousmentezmal!IlinvitaLaurenàs’installersurlecanapé.—Retournez-vous,ditArthur.Laurens’exécuta,necomprenantpasbienoùilvoulaitenvenir.—Vousvoyez,sicesétagèresn’occultaientpaslafenêtre,vousauriezunetrèsjolievued’ici.— J’aurais une très jolie vue,mais dansmon dos ! En général, jem’assieds à l’endroit surmon
canapé!—C’estpourcelaqu’ilseraitplusjudicieuxdeleretourner;honnêtement,laported’entréecen’est
pascequ’ilyadeplusbeau,non?Laurenseleva,posasesmainssurleshanchesetledévisagea.—Jen’yavaisjamaisprêtéattention.Vousêtesvenuchezmoiàl’improvisteensortantdel’hôpital,
pourrefaireladécoration?—Jesuisdésolé,ditArthurenbaissantlatête.—Non,c’estmoiquisuisdésolée,repritLaurend’unevoixcalme.Jem’emporteunpeufacilement
cestemps-ci.Jevouspréparececafé?—Vousn’avezplusd’eau!Laurenouvritleréfrigérateur.—Jen’aimêmepasunjusdefruitsàvousoffrir.—Alors,jevousemmènepetitdéjeuner?Elle lui demanda juste de l’attendre le temps qu’elle descende chercher son courrier. Dès qu’il
l’entendits’éloignerdanslecouloir,Arthurfutprisdel’envieirrésistiblederenoueraveccelieuqu’ilavaithabité.Ilentradanslachambreàcoucherets’approchadulit.Lesouvenird’unmatind’étéresurgitcommeévadédespagesd’unlivretombéd’unebibliothèque.Ilauraitvouluqueletempsremonteàcejouroùillaregardaitdormir.
Ileffleuralacouvertureduboutdesdoigts,l’écheveaudelainesesoulevalentementsoussamain.Ilpassadanslasalledebainsetregardalesflaconsposésprèsdelavasque.Unlait,unparfum,quelquesraresproduitsdemaquillage.Uneidéeluitraversal’esprit,iljetauncoupd’œilau-dehorsetsedécidaàassouviruntrèsvieuxrêve.Ilentraàl’intérieurdelapenderieattenanteetrefermalaportederrièrelui.
Cachéentrelescintres,ilregardaitlesvêtementsausol,ceuxencoreaccrochésettentaitd’imaginerLauren,dansl’uneoul’autredestenues.Ilauraitvouluresterlà,attendrequ’elleletrouve.Peut-êtrequelamémoire lui reviendrait, ellehésiterait, justeun instant, se souviendrait desmotsqu’ils sedisaient.Alors,illaprendraitaucreuxdesesbras,etl’embrasseraitcommeavant,ouplutôtd’unbaiserdifférent.Plusriennipersonnenepourraitlaluienlever.C’étaitidiot,s’ilrestaitlà,ellecommenceraitparavoirpeur.Quin’auraitpaspeurdequelqu’unquisecachedansleplacarddevotresalledebains?
Ilfallaitsortird’iciavantqu’ellenerevienne;uncourtinstantencore,quipourraitluienvouloir?Qu’elleremontel’escalierlentement,quelquessecondesvoléesaubonheurd’êtreaumilieud’elle.
—Arthur?—J’arrive.Ils’excusad’êtreentrédanslasalledebainssansautorisation,ilavaitvouluselaverlesmains.—Iln’yapasd’eau!—Jem’ensuissouvenuenouvrantlerobinet!dit-ilconfus.Votrelivreestarrivé?—Oui,jerangecepavédanslabibliothèqueetonyva?Jemeursdefaim.Enpassantdevantlacuisine,ArthurregardalagamelledeKali.—C’estl’écuelledemachienne,elleestchezmaman.Laurenpritsescléssurlecomptoiretilsquittèrentl’appartement.Larueétaitinondéedesoleil.ArthureutenviedeprendreLaurenparlebras.—Oùvoulez-vousaller?demanda-t-ilencroisantsesmainsdanssondos.Elleétaitaffaméeethésitait,parpureféminité,àluiavouerqu’ellerêvaitd’unhamburger.Arthurla
rassura,c’étaitbeauunefemmequiavaitdel’appétit.—Et puis àNewYork, c’est déjà l’heure dudéjeuner, et àSydney, celle dudîner ! ajouta-t-elle,
radieuse.—C’estunefaçondevoirleschoses,ditArthurenmarchantàsoncôté.—Interne,onfinitparmangern’importequoi,àn’importequelleheure.Elle l’entraîna jusqu’à Ghirardelli Square, ils longèrent les quais et s’engagèrent sur une jetée ;
perchéesurdespilotis,lasallederestaurantduSimbadétaitouvertenuitetjour.L’hôtessed’accueillesinstallaàunetable,elletenditunmenuàLaurenetdisparut.Arthurn’avaitpasfaim,ilrenonçaàlirelacartequeLaurenluitendait.
Unserveur seprésentaquelques instantsplus tard, ilnota lacommandedeLaurenet s’en retournaverslescuisines.
—Vousnemangezvraimentrien?—J’aiéténourritoutelasemaineàcoupsdeperfusions,etjecroisquemonestomacarétréci.Mais
j’adorevousregardermanger.—Ilfaudraquandmêmevousréalimenter!Leserveurdéposauneénormeassiettedepancakessurlatable.—Pourquoiêtes-vousvenuchezmoicematin?—Pourréparerunefuited’eau.—Sérieusement!—Pourvousremercierdem’avoirsauvélaviejecrois.Laurenreposalafourchettequ’elletenaitdanssamain.—Parcequej’enavaisenvie,avouaArthur.Elleleregarda,attentive,etarrosasonplatdesiropd’érable.—Jen’aifaitquemonmétier,dit-elleàvoixbasse.— Je ne suis pas sûr qu’anesthésier un de vos collègues et voler une ambulance soit votre lot
quotidien.—L’ambulance,c’étaituneidéedevotremeilleurami.—Jem’endoutaisunpeu.LeserveurrevintverslatabledemanderàLaurensielleavaitbesoindequelquechose.—Non,pourquoi?ditLauren.—Jecroyaisquevousm’aviezappelé,réponditlegarçond’untonhautain.Laurenleregardas’éloigner,ellehaussalesépaulesetrepritsaconversation.—Votreamim’aditquevousvousétiezconnusaupensionnat.—Mamanestmortequandj’avaisdixans,nousétionstrèsproches.—C’estcourageux,laplupartdesgensneprononcentjamaiscemot, ilsdisent«parti»ouencore
«quitté».—Quitteroupartirsontdesactionsvolontaires.—Vousavezgrandiseul?—Lasolitudepeutêtreuneformedecompagnie.Etvous?vousaveztoujoursvosparents?—Mamère seulement, depuismon accident nos relations sont plutôt tendues, elle est unpeu trop
présente.—L’accident?— Un tonneau en voiture, j’ai été éjectée, laissée pour morte, mais l’acharnement d’un de mes
professeursm’aramenéeàlavieaprèsquelquesmoisdecoma.—Vousn’avezgardéaucunsouvenirdecettepériode?—Jemesouviensdesdernièresminutesavant l’impact,aprèsilyauntroudeonzemoisdansma
vie.—Personnen’a jamaisréussiàsesouvenirdecequisepassependantcesmoments-là?demanda
Arthurlavoixchargéed’espoir.Laurensourit,elleregardaunchariotàdessertrangénonloind’elle.—Pendantqu’onestdanslecoma?C’estimpossible!reprit-elle.C’estlemondedel’inconscience,
ilnesepasserien.—Pourtantlaviecontinuetoutautour,non?—Çavousintéressevraiment?Vousn’êtespasobligéd’êtrepoli,voussavez.Arthurpromitquesacuriositéétaitsincère.Laurenluiexpliquaqu’ilyavaitbiendesthéoriesàce
sujet,etpeudecertitudes.Lespatientsavaient-ilsuneperceptiondecequilesentourait?D’unpointde
vuemédical,ellen’ycroyaitpasbeaucoup.—Vousavezditd’unpointdevuemédical?Pourquoicettedistinction?—Parcequej’aivéculachosedel’intérieur.—Etvousenaveztirédesconclusionsdifférentes?Laurenhésitaàrépondre,ellemontralechariotdedessertsauserveurquis’empressad’accouriràsa
table.Ellechoisitunemousseauchocolatpourelle,etcommeArthurnedemandaitrien,ellecommandaunéclairauchocolatpourlui.
—EtdeuxmerveilleuxdessertspourMiss,ditlegarçonenservantlesassiettes.— Je fais parfois des rêves étranges qui ressemblent à des fragments de mémoire, comme des
sensationsquimereviennent,maisjesaisaussiquelecerveauestcapabledetransformerensouvenirscequ’onluiaraconté.
—Etquevousa-t-ondit?—Rien de particulier, la présence demamère, tous les jours, celle de Betty, une infirmière qui
travailledansmonserviceetd’autreschosessansréelleimportance.—Comme?—Monréveil,maisnousavonsassezparlédetoutça,ilfautquevousgoûtiezàcesdeuxdesserts!—Nem’enveuillezpasmaisjesuisallergiqueauchocolat.—Vousnevoulezriend’autre?Vousn’aveznibunimangé.—Jecomprendsvotremère,elledoitêtreunpeuexcessivedanssescomportements,maiscen’est
quedel’amour.—Ellevousadoreraitsiellevousentendait.—Jesais,c’estundemesgrandsdéfauts.—Lequel?—Jesuislegenred’hommedontlesbelles-mèressesouviennent,maispastoujoursleurfille.—Etdesbelles-mèrescommevousdites, ilyenaeubeaucoup?demandaLaurenenprenantune
grandecuillèredemousseauchocolat.Arthur la regarda, amusé ; elle avait un trait de chocolat au-dessusde la lèvre. Il avança lamain,
commepoureffacerlaflèchedel’arcdeCupidon,maisiln’osapas.Derrièresoncomptoir,unbarmanregardaitleurtable,intrigué.—Jesuiscélibataire.—J’aidumalàvouscroire.—Etvous?repritArthur.Laurencherchasesmotsavantderépondre.—J’aiquelqu’undansmavie,nousnevivonspasvraimentensemble,enfinilest là.C’estparfois
commecela,lessentimentss’éteignent.Vousêtescélibatairedepuislongtemps?—Assezlongtemps,oui.—Là,jenevouscroisplusdutout.—Qu’est-cequivoussembleimpossible?—Qu’untypecommevousresteseul.—Jenesuispasseul!—Ah,vousvoyez!—Onpeutaimerquelqu’unetêtrecélibataire!Ilsuffitquelesentimentnesoitpasréciproque,ou
quelapersonnenesoitpaslibre.—Etonpeutresterfidèleàquelqu’untoutcetemps?—Sicequelqu’unestlafemmedevotrevie,celavautlapeined’attendre,non?
—Doncvousn’êtespascélibataire!—Pasdansmoncœur.Laurenpritunegrandegorgéedesoncaféetgrimaça.Leliquideétaitfroid.Arthurauraitvoululuien
commanderunautremaiselleledevançaetmontraauserveurlacafetièreposéesurlaplaquechauffanted’unedesserte.
—Missvoudrauneoudeuxtasses?demandaleserveur,unsourireironiqueauxlèvres.—Vousavezunproblème?répliquaLauren.—Moi,pasdutout,ditlegarçonenrepartantverssonoffice.—Vouscroyezqu’ilesténervéparcequevousn’avezrienpris?demanda-t-elleàArthur.—C’étaitbon?répondit-il.—Affreux,ditLaurenenriant.—Alorspourquoiavez-vouschoisicetendroit?répliquaArthurenlarejoignantdanssonrire.—J’aimesentirlesouffledelamer,mesurersatension,sonhumeur.Lerired’Arthursemutenunsourirechargédemélancolie,ilyavaitdelatristessedanssesyeux,des
étoilesdechagrinavecungoûtdesel.—Qu’est-cequevousavez?questionnaLauren.—Rien,justeunsouvenir.Laurenfitsigneauserveurdeluiporterl’addition.—Elleadelachance,dit-elleenreprenantunegorgéedecafé.—Quiça?—Cellequevousattendezdepuislongtemps.—Vraiment?demandaArthur.—Oui,vraiment!Qu’est-cequivousaséparés?—Problèmedecompatibilité!—Vousnevousentendiezplus?—Si,trèsbien.Nouspartagionsdesfousrires,desenvies.Nousnousétionsmêmejuréderédigerun
jourunelistedeschosesheureusesàfaire,ellel’appelaitçalahappytodoliste.—Qu’est-cequivousaempêchédel’écrire?—Letempsnousaséparésavant.—Vousnevousêtespasrevus?Leserveurposal’additionsurlatable,ArthurvoulutlaprendremaisLaurenl’enlevad’ungesteplus
rapidequelesien.— J’apprécie votre galanterie, dit-elle,mais n’y pensezmême pas, la seule chose que vous avez
consomméeici,cesontmesparoles,jenesuispasféministe,maisilyadeslimitesquandmême!Arthur n’eut pas le tempsd’argumenter,Lauren avait déjà remis sa carte de crédit à l’employédu
restaurant.—Jedevraisrentrerettravailler,ditLauren,etenmêmetempsjen’enaipasdutoutenvie.—Alorsallonsnouspromener, la journéeestmagnifiqueetmoi jen’aipasdu tout enviedevous
laisserallertravailler.Ellerepoussasachaiseetseleva.—J’acceptelabalade.Leserveurhochalatêtequandellequittal’établissement.EllevoulaitmarcherdansleparcduPresidio,elleaimaityflânersouslesgrandsséquoias.Souvent,
elle descendait jusqu’à l’avancée de terre où vient s’ancrer l’une des piles du Golden Gate. Arthurconnaissaitbienl’endroit.Delà,lepontsuspendus’étendaitcommeuntraitdanslecielentrelabaieet
l’océan.Laurendevaitrécupérersachienne.Arthurpromitdelaretrouverlà-bas.Laurenlequittaauboutde
lajetée,illaregardas’éloignersansriendire.Certainsmomentsontungoûtd’éternité.
15.
Ill’attendaitaupieddugrandpont,assissurunmuretenbrique.Àcetendroit,lesvaguesdel’océanaffrontaientcellesdelabaie,dansuncombatquiduraitdepuislanuitdestemps.
—Jevousaifaitattendre?s’excusa-t-elle.—OùestKali?—Jen’enaipaslamoindreidée,mamann’étaitpaslà.Vousconnaissezsonnom?—Venez,allonsmarcherdel’autrecôtédupont,j’aienviedevoirl’océan,réponditArthur.Ilsgravirentunecollineetlaredescendirentparsonautreversant.Encontrebas,laplages’étendait
surdeskilomètres.Ilsmarchèrentlelongdel’eau.—Vousêtesdifférent,ditLauren.—Dequi?—Depersonneenparticulier.—Alorscen’estpastrèsdifficile.—Nesoyezpasidiot.—Quelquechosechezmoivousgêne?—Non,riennemegêne,voussembleztoujoursserein,c’esttout.—C’estundéfaut?—Non,maisc’esttrèsdéroutant,commesirienn’avaitl’airdevousposerdeproblème.—J’aimechercherdessolutions,c’estdefamille,mamèreétaitcommemoi.—Vosparentsvousmanquent?—J’aiàpeineeuletempsdeconnaîtremonpère.Mamanavaituncertainregardsurlavie,différent,
commevousdites.Arthurs’agenouillapourramasserdusable.—Unjour,dit-il,j’avaistrouvédanslejardinunepièced’undollar,jecroyaisêtredrôlementriche.
J’aicouruverselle,montrésorserrédanslapaume.Jeleluiaimontré,j’étaissifierdemadécouverte.Après m’avoir écouté lui dicter la liste de tout ce que j’allais acheter avec une telle fortune, elle arefermémesdoigtssurlapièce,retournédélicatementmamainetm’ademandédel’ouvrir.
—Etalors?—Ledollaresttombéparterre.Mamanm’adit«voilà,c’estcequiarrivequandonmeurt,mêmeà
l’homme le plus riche de la terre. L’argent et le pouvoir ne nous survivent pas. L’homme n’inventel’éternitédesonexistencequedanslessentimentsqu’ilpartage».Etc’étaitvrai;elleestmortehier,ilyadesannéesdecela,depuissi longtempsque j’aicesséd’encompter lesmoissansenperdreunseuljour.Elle apparaîtparfoisdans l’instantd’un regardqu’ellem’aappris àposer sur les choses, surunpaysage,unvieillardquitraverselarueenportantsonhistoire;ellesurgitdansunrayondepluie,dansunrefletdelumière,audétourd’unmotdansuneconversation,elleestmonimmortelle.
Arthur laissa filer les grains de sable entre ses doigts. Il y a des chagrins d’amour que le tempsn’effacepasetquilaissentauxsouriresdescicatricesimparfaites.
Laurens’approchad’Arthur,ellepritsonbrasetl’aidaàserelever,ilscontinuèrentàmarchersurlaplage.
—Commentfait-onpourattendrequelqu’unaussilongtemps?—Pourquoimereparlez-vousdeça?
—Parcequecelam’intrigue.—Nousavonsvéculedébutd’unehistoire,elleétaitcommeunepromessequelavien’apastenue;
moijetienstoujoursmespromesses.Laurenlâchasonbras,Arthurlaregardas’éloignerseule,verslagrève.Ilattenditquelquesinstants
pourlarejoindre,ellejouaitàeffleurerlesvaguesduboutdupied.—J’aiditquelquechosequ’ilnefallaitpas?—Non,murmuraLauren,aucontraire.Jecroisqu’ilesttempsquejerentre,j’aivraimentdutravail.—Etçanepeutpasattendredemain?—Demainoucetteaprès-midi,qu’est-cequecelachange?—Uneenviepeuttoutchanger,vousnecroyezpas?—Etdequoiavez-vousenvie?—Decontinueràmarchersurcetteplageavecvousàaccumulerlesgaffes.—Nouspourrionsdînerensemblecesoir?suggéraLauren.Arthurplissalesyeuxcommes’ilhésitait.Elleluidonnaunetapesurl’épaule.—Jechoisisl’endroit,dit-ilenriant,justepourvousprouverquetourismeetgastronomienefontpas
toujoursmauvaisménage.—Oùallons-nous?—AuCliffHouse,là-bas,dit-ilenmontrantauloinunefalaise.—J’habitecettevilledepuistoujoursetjen’yaijamaismislespieds!—J’aiconnudesParisiensquin’étaientjamaismontéssurlatourEiffel.—VousêtesdéjàalléenFrance?demanda-t-elle,lesyeuxémerveillés.—ÀParis,àVenise,àTanger…Et Arthur entraîna Lauren tout autour du monde, le temps de quelques pas que la mer montante
effaceraitderrièreeuxàlatombéedujour.
*La salle aux boiseries sombres était presque vide. Lauren entra la première.Unmaître d’hôtel en
livrée vint l’accueillir. Elle demanda une table pour deux. Il lui suggéra d’attendre son hôte au bar.Étonnée,Laurense retourna,Arthuravaitdisparu.Elle revintsursespaset lecherchadans l’escalier,elleletrouvasurlaplushautemarche,ill’attendait,unsourireauxlèvres.
—Qu’est-cequevousfaiteslà?—Lasalledubasestsinistre,celle-ciestbeaucoupplusgaie.—Voustrouvez?—Toutl’endroitestsinistre,n’est-cepas?Laurenhochalatête,partagée.—C’estexactementcequejemedisais.Allonsailleurs.—J’airéservéauprèsdumaîtred’hôtel!dit-elle,gênée.— Alors ne lui dites surtout rien, cette table sera la nôtre, nous essaierons de nous en souvenir
toujours,ceseralàl’endroitoùnousn’auronspaspartagénotrepremierdîner!ArthurentraînaLaurensurleparkingdel’établissement.Illuidemandasiellevoulaitbienappelerun
taxi.Iln’avaitpasdetéléphonesurlui.Laurenpritlesienetappelalacompagnie.Unquartd’heureplustard,ilssefirentdéposersurlajetéeduPier39,décidésàtestertousleslieux
àtouristesdelaville.S’ilsn’étaientpastropfatigués,ilsiraientmêmeprendreunverredansChinatown,Arthur connaissait un immense bar où des autocars d’étrangers se déversaient du début à la fin de la
soirée.Ils marchaient sur les planches quand Lauren crut reconnaître Paul au loin, il était accoudé à la
balustrade,enpleineconversationavecuneravissantejeunefemmeauxjambesinfinies.—Cen’estpasvotreami?demanda-t-elle.—Si,c’estbienlui,réponditArthurenfaisantdemi-tour.Laurenlerejoignit.—Vousnevoulezpasquenousallionslesaluer?—Non,jenetienspasàinterrompreleurtête-à-tête,venez,allonsplutôtparlà.—C’estvousquiredoutezqu’ilsnousvoientensemble?—Quelleidée,pourquoipensez-vousunechosepareille?—Parcequevousavezeul’aird’avoirpeur.—Jevous assurequenon. Il serait terriblement jalouxquemapremièrevisite ait étépourvous ;
suivez-moi,jevousemmèneàGhirardelliSquare,l’anciennechocolaterieesttrufféedeJaponaisàcetteheuredelasoirée.
Lelongdelapromenade,lafêtebattaitsonplein.Chaqueannée,lespêcheursdelavilleyfêtaientl’ouverturedelasaisondelapêcheaucrabe.
Lejouravaitperdusesderniersrefletslumièredefeuetdéjàlalunes’élevaitdanslecielétoilédelabaie.Surdesbûchers,degrandschaudronsd’eaudemerregorgeaientdecrustacésquel’ondistribuaitauxpassants.Laurendégustaduplusbelappétit sixgigantesquespincesqu’unmarinbienveillantavaitdécortiquéespourelle.Arthurlaregardaitserégaler,émerveillé.Ellearrosacerepasimprovisédetroisgobeletspleinsàrasbordd’uncabernetsauvignondelaNappaVallee.Aprèss’êtreléchélesdoigts,ellesependitaubrasd’Arthur,l’aircoupable.
—Jecroisquejeviensdecompromettrenotredîner,dit-elle,uncarrédechocolatetjemeurs!—Jecroissurtoutquevousêtesunpeupompette!—Cen’estpasdutoutimpossible,lamers’estlevéeouest-cequec’estmoiquitangue?—Lesdeux!Venez,allonsprendrel’airunpeuplusloin.Ill’entraînaàl’écartdelafouleetlafitasseoirsurunbancéclairéparunvieuxréverbèresolitaire.Laurenposasamainsurlegenoud’Arthur,elleemplitsespoumonsdel’airfraisdusoir.—Vousn’êtespasvenumevoircematinjustepourmediremerci?—Jesuisvenuvousvoirparceque,sansquejepuissevousl’expliquer,vousmemanquiez.—Ilnefautpasdirecegenredechoses.—Pourquoi?Cesmotsfontpeur?—Monpèreaussidisaitdejoliesphrasesàmamèrequandilvoulaitlaséduire.—Maisvousn’êtespaselle.—Non,j’aiunmétier,unecarrière,unbutàatteindre,etriennem’enécarte,c’estmaliberté.—Jesais,c’estpourcelaque…—Quequoi?dit-elleenl’interrompant.—Rien,mais jepensequecen’estpasseulement l’endroitoù l’onvaquidonneunsensà lavie,
maisaussilafaçondontons’yrend.—C’estcequevousdisaitvotremère?—Non,c’estcequejepense.— Alors pourquoi avoir rompu avec cette femme qui vous manque tant ? Pour quelques
incompatibilités?—Disonsquenoussommespasséstrèsprèsl’undel’autre.Jen’étaisquelocatairedecebonheur,
ellen’apaspurenouvelermonbail.
—Lequeldesdeuxarompu?—Ellem’aquittéetmoijel’ailaisséepartir.—Pourquoinepasvousêtrebattu?—Parcequec’estuncombatquiluiauraitfaitdumal.C’étaitunequestionposéeàl’intelligencedu
cœur.Privilégierlebonheurdel’autreaudétrimentdusien,c’estunejolieraison,non?—Vousn’enêtestoujourspasguéri.—Jen’étaispasmalade!—Jeressembleàcettefemme?—Vousavezquelquesmoisdeplusqu’elle.Del’autrecôtédelarue,unmagasinierfermaitsonéchoppeàtouristes.Ilrentraitlestourniquetsà
cartespostales.—Nous aurions dû en acheter une, ditArthur, je vous aurais écrit quelquesmots et vous l’aurais
postée.—Vouscroyezvraimentquel’onpeutaimertouteunevielamêmepersonne?demandaLauren.—Jen’ai jamaiseupeurduquotidien, l’habituden’estpasunefatalité.Onpeut réinventerchaque
jourleluxeetlebanal,ladémesureetlecommun.Jecroisàlapassionquisedéveloppe,àlamémoiredusentiment.Jesuisdésolé,toutcelaestdelafautedemamère,ellem’agavéd’idéauxamoureux.Celaplacelabarretrèshaut.
—Pourl’autre?—Non,poursoi-même,jefaisvieuxjeu,n’est-cepas?—Lavieillesseasescharmes.—J’aiprissoindeconserverunepartd’enfance.Lauren releva la tête et regarda Arthur dans les yeux. Imperceptiblement leurs deux visages se
rapprochaient.—J’aienviedet’embrasser,ditArthur.—Pourquoiest-cequetumeledemandesaulieudelefaire?réponditLauren.—Jet’aiditquej’étaisterriblementvieuxjeu.Le rideaudumagasingrinçait sur ses railsde fer.Unealarme retentit.Arthur se redressa, interdit,
retenantlamaindeLaurendanslasienne,ilselevad’unbond.—Ilfautquejeparte!Lestraitsd’Arthuravaientchangé,Laurendevinasursonvisagelesmarquesd’unedouleursoudaine.—Qu’est-cequinevapas?L’alarmedumagasinsonnaitdeplusenplusfort,bourdonnantjusquedansleursoreilles.—Jenepeuxpast’expliquermaisilfautquejem’enaille.—Jenesaispasoùtuvas,maisjet’accompagne!dit-elleenselevant.Arthurlapritdanssesbras, ilnelaquittapasdesyeux, ilétait incapablederesserrersonétreinte
autourd’elle.—Écoute-moi,chaquesecondecompte.Toutcequejet’aiditestvrai.Situlepeux,jevoudraisque
tu te souviennes demoi,moi je ne t’oublierai pas.Un autre instant de toi,même si court, cela valaitvraimentlapeine.
Arthurs’éloignaàreculons.—Pourquoidis-tuunautreinstant?demandaLauren,paniquée.—Lamerestpleinedemerveilleuxcrabesmaintenant.—Pourquoidis-tuunautreinstant,Arthur?hurlaLauren.—Chaqueminute de toi fut commeunmoment volé.Rien ne pourrame l’enlever. Fais bouger le
monde,Lauren,tonmonde.Ils’éloignaencoredequelquespasetsemitàcouriràtoutesjambes.Laurenhurlasonnom.Arthurse
retourna.—Pourquoias-tuditunautreinstantdetoi?—Jesavaisquetuexistais!Jet’aimeetçaneteregardepas.EtArthurdisparutdansl’ombreaucoindelaruelle.Lerideaudeferachevalentementsacoursecontre labutéedutrottoir.Lemagasinier tournasaclé
danslepetitboîtieraccrochéaumur,lasirèneinfernalesetut.Àl’intérieurdumagasin, lacentraledel’alarmecontinuaitd’émettreunbipàintervallesréguliers.
*
Un moniteur diffusait un halo de lumière verte dans la pénombre de la chambre.
L’électroencéphalographeémettaitunesériedebipstridentsà intervalles réguliers.Bettyentradans lapièce,elleallumalalumièreetseprécipitaverslelit.Elleconsultalabandedepapierquisortaitdelapetiteimprimanteetdécrochaaussitôtletéléphone.
—J’aibesoind’unchariotde réa à la307,bipez-moiFernstein, trouvez-le,oùqu’il se trouve, etdites-lui de venir ici dans les plus brefs délais.Mettez le bloc de neuro en alerte et faitesmonter unanesthésiste.
*
Unebruines’étendaitsurlesbasquartiersdelaville.Laurenabandonnasonbanc,ettraversalarue
oùtoutluisemblaitennoiretblanc.QuandelleentradansGreenStreet,lanuitsechargeaitdenuages.Lapluiefinecédalaplaceàunoraged’été.Laurenlevalatêteetregardaleciel.Elles’assitsurunpetitmuret d’enceinte et resta là un long moment, sous l’averse, à contempler la maison victorienne quis’élevaitdansleshauteursdePacificHeights.
Quand l’ondée cessa, elle pénétra dans le hall, gravit lesmarches de l’escalier et entra dans sonappartement.
Ses cheveux étaient trempés, elle abandonna ses vêtements dans le salon, se frotta la tête avec unchiffonarrachéaucrochetdelacuisineets’emmitoufladansunplaidempruntéaudosseretd’unfauteuil.
Danslacuisine,elleouvritunplacardetdébouchaunebouteilledebordeaux.Elleseservitungrandverre,avançajusqu’àl’alcôveetcontemplalestourellesdeGhirardelliSquare,encontrebas.Auloin,lacornedebrumed’ungrandcargoenpartancepourlaChinerésonnadanslabaie.Laurenjetaunregardencoinaucanapéquiluitendaitlesbras.Ellel’ignoraetavançad’unpasdécidéverslapetitebibliothèque.Elle prit un livre, le laissa tomber à ses pieds, recommença avec un autre et, gagnée par une colèrefroide,ellepoussatouslesmanuelsàterre.
Quand les étagères furent vidées de leur contenu, elle repoussa la bibliothèque, libérant la petitefenêtrequi se cachaitderrière.Elle s’attaquaaucanapé, etusantde toutes ses forces le fit pivoterdequatre-vingt-dix degrés. Titubante, elle récupéra le verre qu’elle avait abandonné sur le rebord del’alcôve et s’affala sur les coussins.Arthur avait raison ; de là, la vue sur les toits desmaisons étaitsplendide.Ellebutsonvinpresqued’untrait.
Danslarueencorehumide,unevieilledamepromenaitsonchien,ellerelevalatêteversunepetitemaison où seule une fenêtre versait encore un rai de lumière dans la nuit grise. La main de Lauren,engourdiedesommeil,s’ouvritlentement,etleverrevideroulaaupiedducanapé.
*
—Jel’emmèneaubloc,criaBettyàl’internederéanimation.—Laisse-moifaireremonterlasaturationd’abord.—Nousn’avonspasletemps.—BordelBetty,c’estmoil’interneici.—DocteurStern,j’étaisinfirmièrequandvousétiezencoreenbarboteuse.Etsinousremontionssa
saturationsanguineenmêmetempsquelesétages?Bettypoussaitlelitdanslecouloir,ledocteurPhilippSternlasuivait,entraînantdansleursillagele
chariotderéanimation.—Qu’est-cequ’ila?demanda-t-il,toutétaitnormal.—Si toutétaitnormal ilseraitchez luietconscient ! Ilétaitsomnolentcematin,et j’aipréféré le
remettresousmonitoringencéphalique,çac’estlemétierd’infirmière,quantàsavoircequ’ila,çac’estvotreboulotdemédecin!
Lesrouesdulittournaientàtoutevitesse,lesportesdel’ascenseurallaientserefermer.Bettyhurla.—Attendez-nous,c’estuneurgence!Uninterneretintlesbattantsmétalliques,Bettys’engouffradanslacabine,ledocteurSternfitpivoter
sonchariotderéanimationpoursetrouverunepetiteplace.—Dequeltypecetteurgence?interrogealemédecin,curieux.Bettyleregardadehautetrépondit«dutypequiestallongésurcelit»etelleappuyasurlebouton
ducinquièmeétage.Pendant que la cabine s’élevait, elle voulut s’emparer du téléphone portable enfoui au fond de la
pochede sablouse,mais lesportes s’ouvrirent sur lepalierdu servicedeneurologie.Ellepoussadetoutessesforceslelitverslesblocsopératoiressituésàl’autreboutducorridor.Granellil’attendaitàl’entréedelasalledepréparation.Ilsepenchasurlepatient.
—Onseconnaît,non?EtcommeArthurnerépondaitpas,GranelliregardaBetty.—Onleconnaît,non?—Réductiond’unhématomesous-duralfulgurantlundidernier.—Ah,alorsnousavonslàunpetitproblème.Fernsteinestprévenu?—Maisilestencoreici,celui-là!ditlechirurgienenentrantàsontour,onnevaquandmêmepas
l’opérertouteslessemaines.—Opérez-leunebonnefoispourtoutes!râlaBettyenquittantleslieux.Ellecourutdanslecouloir,etdescenditentoutehâteverslestandarddesUrgences.
*LasonneriedutéléphonetiraLaurendesonsommeil.Ellecherchalecombinéàtâtons.—Enfin!ditlavoixdeBetty,c’estlatroisièmefoisquej’appelle,oùétais-tu?—Quelleheureest-il?—JevaismefairetuersiFernsteinapprendquejet’aiprévenue.Laurenseredressadanssoncanapé,Bettyexpliquaqu’elleavaitdûremonteraubloclepatientdela
307,celuiqu’elleavaitopérérécemment.LecœurdeLaurensemitàbattreàtoutrompre.—Maispourquoil’avez-vouslaissésortiraussitôt?demanda-t-elleencolère.
—Dequoiparles-tu?l’interrogeaBetty.—Vousn’auriezjamaisdûl’autoriseràquitterl’hôpitalcematin,tusaistrèsbiendequoijeparle
c’esttoiquiluiasditoùj’habitais!—Tuasbu?—Untoutpetitpeu,pourquoi?—Qu’est-cequeturacontes?Jen’aipascessédem’occuperdetonpatient,iln’estmêmepassorti
desonlitaujourd’hui!Etpuisjeneluiairienditdutout.—Maisj’aidéjeunéaveclui!Ilyeutunmomentdesilence,Bettytoussota.—Jelesavais,jen’auraisjamaisdûteprévenir!—Maisbiensûrquesi,pourquoidis-tuça?—Parcequetellequejeteconnais,tuvasdébarquerdanslademi-heureetivremorte,çanevarien
arranger.Lauren regarda labouteille posée sur le comptoir de la cuisine, ilmanquait le contenud’ungrand
verredevin,pasplus.—Betty,lepatientdonttumeparles,c’estbien…?—Oui!Etsitumedisquetuasdéjeunéavecluialorsqu’ilestsousmonitoringdepuiscematin,je
t’hospitalisedèsquetuarrives,etpasdanssachambre!Betty raccrocha. Lauren regarda autour d’elle. Le canapé n’était plus à lamême place, à voir les
livresamoncelésaupieddelabibliothèqueonauraitcruquesonappartementavaitétécambriolé.Ellerefusadeselaisseralleràlasensationabsurdequil’envahissait.Ilyavaituneexplicationrationnelleàcequ’elleétaitentraindevivre,ilsuffisaitdelatrouver,ilyenavaittoujoursune!Enselevant,ellemarchasurleverrevideetsefituneprofondeentailleautalon.Unsangrougejaillitsurletapisdecoco.
—Ilnemanquaitplusquecela.Ellesautillasurunejambejusqu’àlasalledebains,maisiln’yavaitpasd’eauaurobinet.Ellemit
sonpieddans labaignoire, tendit lebrasvers l’armoireàpharmacieetattrapa labouteilled’alcoolà90°;ellelavidasurlaplaie.Ladouleurétaitsaisissante,elleinspiraàfondpourrepousserlevertigeetretira un à un les éclats enfichés dans sa chair. Soigner les autres était une chose, intervenir sur sonproprecorps,uneautre.Dixminutess’écoulèrentsansqu’ellearriveàstopperl’hémorragie.Elleregardaànouveaulablessure,unesimplecompressionnesuffiraitpasàenrefermerlesbords,ilfaudraitsuturer.Ellesereleva,fitdégringolertouslesflaconsd’uneétagère,àlarecherched’uneboîtedegazesstériles,envain.Elleenroulasachevilled’uneserviettedetoilette,fitunnœudqu’elleserradumieuxqu’ellelepouvaitetrepartitàcloche-piedverslapenderie.
*
—Ildortcommeunange!ditGranelli.Fernsteinconsultalesclichésdel’IRM.—J’aicraintquecenesoitcettepetiteanomaliequejen’avaispasopérée,maiscen’estpaslecas;
lecerveauasuinté,nousavonsretiré lesdrainstroptôt.C’estunepetitesurpressionintracrânienne, jereposeunevoied’extractionettoutdevraitrentrerdansl’ordre.Donnez-moiuneheured’anesthésie.
—Trèsvolontiers,chercollègue,repritGranelli,d’excellentehumeur.—J’espéraislefairesortirlundi,maisnousallonsprolongersonséjourd’aumoinsunesemaineet
celanem’arrangepasdutout,râlaFernsteinenpratiquantsonincision.—Etpourquoicela?demandaGranellienvérifiantlesconstantesvitalessursesmoniteurs.
—J’aimesraisons,ditlevieuxprofesseur.
*Enfilerunjeannefutpasunesimpleaffaire.Unpullpasséàmêmelapeau,unpiedchaussé,l’autre
nu,Lauren referma laportede son appartement.L’escalier lui semblait soudaindesplus inamical.Ausecondpalier, ladouleurse fitbien tropvivepourcontinuerdebout.Elles’assitsur lesmarchesetselaissaglissercommesurlapented’unejournéechaotique.Elleclaudiquajusqu’àsavoitureetactionnalatélécommandedugarage.Sousuncield’orage,lavieilleTriumphfilaitversleSanFranciscoMemorialHospital.Chaquefoisqu’illuifallaitchangerdevitesse,ladouleurl’élançaitàenperdreconscience.
Elleouvritlavitreàlarecherched’unpeud’airfrais.
*LaSaabdePauldescendaitCaliforniaStreetàviveallure.Depuisqu’ilsavaientquittélerestaurant,
iln’avaitpasditunmot.Onegaposasamainsursajambeetcaressadoucementsacuisse.—Net’inquiètepas,cen’estpeut-êtrepassigravequecela.Paulneréponditpas,ilbifurquasurMarketStreetetremontaversla20eRue.Tousdeuxdînaientau
sommetdelatourdelaBankofAmericaquandleportabledePaulavaitsonné.Uneinfirmièrel’avaitprévenuque l’étatde santéd’ArthurAshbys’était aggravé, lepatientn’étaitpasenmesured’accepterl’interventionqu’ildevaitsubir.Paulfigurantsursafiched’admission,ilfallaitqu’ilvienneaussitôtquepossible signer l’autorisation d’intervention chirurgicale. Il avait donné son accord par téléphone et,aprèsavoirquittéprécipitammentlerestaurant,ilfilaitdanslanuitencompagnied’Onega.
*
LaTriumphserangeasous l’auventduhalldesUrgences ;unofficierdesécurités’approchade la
portièrepourindiqueràlaconductricequ’ellenepouvaitpasstationneràcetendroit.Laureneutàpeineletempsderépondrequ’elleétaitinternedel’hôpital,etblessée.L’agentdemandadel’assistancedanssontalkie-walkie,Laurenvenaitdes’évanouir.
*
Granellisepenchasursonmoniteurdecontrôle,Fernsteinremarquaaussitôtl’inquiétudequifigeait
lestraitsdel’anesthésiste.—Vousavezunproblème?interrogealechirurgien.—Une légère arythmie ventriculaire, plus vite vous aurez fini etmieux ce sera, je souhaiterais le
réveillerdèsquepossible.—Jefaisdemonmieux,chercollègue.Derrièrelavitre,Betty,quiavaitréussiàsefaireremplacerquelquesminutes,neperdaitriendece
quisedéroulaitdanslasalled’opération.Elleregardasamontre,Laurennetarderaitpasàarriver.
*Paul entra dans le hall desUrgences, il se présenta à l’accueil. L’hôtesse le pria de bien vouloir
patienterdanslasalled’attente.L’infirmièreenchefétaitmontéedanslesétages,ellenetarderaitpasàrevenir.Onegal’enlaçaparlatailleetl’entraînaversunechaise.Ellelelaissaquelquesinstantsetinséraune pièce dans la fente du distributeur de boissons chaudes. Elle choisit un café court sans sucre etrejoignitPaul,legobeletàlamain.
—Tiens,dit-elledesabellevoixéraillée,tun’aspaseuletempsd’enprendreaurestaurant.—Jesuisdésolépourcettesoirée,ditPaulenrelevantlatête,triste.—Tun’aspasàêtredésolé,etpuiscepoissonn’étaitpastrèsbon.—C’estvrai?demandaPaul,l’airinquiet.—Non.Maisiciouailleurs,nouspassonsquandmêmelanuitensemble.Bois,çavaêtrefroid.—Ilafalluquecelaarriveleseuljouroùjen’aipaspuvenirlevoir!OnegapassasamaindanslachevelureébourifféedePaul,ellelecaressaavecuneinfinietendresse.
Illaregardaitavecl’aird’unenfantoubliéaumilieud’unmonded’adultes.—Jenepeuxpasleperdre,jen’aiquelui.Onegaencaissalecoupsansriendire,elles’assitàsescôtésetlepritaucreuxdesesbras.—Ilyaunchantcheznousquiditquetantquel’onpenseàunepersonne,ellenemeurtjamais,alors
penseàluietpasàtonchagrin.
*LedocteurSternentradansleboxnuméro2,ilavançajusqu’aulitetpritlafeuilled’admissiondesa
patiente.—Votrevisagem’estfamilier,dit-il.—Jetravailleici,réponditLauren.—Oui,maismoijeviensd’arriver,j’étaisencorerésidentàBostonvendredidernier.—Alorsnousnenoussommesjamaisvus,jesuisencongéforcédepuishuitjoursetjen’aijamais
mislespiedslà-bas.—Àproposdepied,levôtreestdansunsaleétat,commentvousêtes-vousfaitcetteblessure?—Bêtement!—Maisencore?—Enmarchantsurunverre…àpied!—Etlecontenudeceverreestdansvotreestomac?—Enquelquesorte.—Vosanalysessontéloquentes,j’aiquandmêmeréussiàtrouverunpeudesangdansvotrealcool.—Ilnefautrienexagérer,ditLaurenenessayantdeseredresser,jen’aibuquequelquesgorgéesde
bordeaux.Latête lui tourna,ellesentitsoncœursesouleveret l’interneeut juste le tempsdeluiprésenter le
bassinet.Illuitenditunmouchoirenpapieretsourit.—J’endoute,chèrecollègue,d’après lesrésultatsdu laboque j’aidevantmoi, jediraisquevous
avezaussiingurgitélamoitiédescrabesdelabaieetunebonnebouteilledecabernetsauvignonàvoustouteseule.Trèsmauvaiseidéedemélangercesdeuxcouleursdanslamêmesoirée.Rougesurblanctoutfoutlecamp!
—Qu’est-cequevousvenezdedire?demandaLauren.—Moirien,votreestomac,enrevanche…Laurens’allongeaetpritsatêteentresesmains,necomprenantplusriendecequ’illuiarrivait.—Ilfautquejesorted’iciauplusvite.
—Jevaisfairedemonmieux,repritStern,maisjedoisd’abordvousrecoudreetaussivousfaireunrappelantitétanique.Vouspréférezuneanesthésielocaleou…
Laurenl’interrompitpourlesommerderefermercetteplaieauplusvite.Lejeunerésidents’emparad’unkitdesutureetpritplacesurlepetittabouretàcôtéd’elle.IlresserraitsontroisièmepointquandBettyentradanslebox.
—Maisqu’est-cequit’estarrivé?demandal’infirmièreenchef.—Unecuite,jecrois!réponditSternàsaplace.—Saleblessure,repritBettyenregardantlepiedqueSternopérait.—Commentva-t-il?demandaLaurenenignorantl’interne.—Jeredescendsàl’instantdubloc,cen’estpasencoregagnémaisjepensequ’ilvas’ensortir.—Ques’est-ilpassé?—Sudationencéphaliquepostopératoire,onaretirélesdrainstroptôt.—Betty,jepeuxteposerunequestion?—Ai-jevraimentlechoix?LaurensaisitlepoignetdudocteurSternetlepriadeleslaisserseulesquelquesinstants.Lerésident
tenaità terminerd’abordsontravail.Betty luienleval’aiguilledesdoigts,ellefiniraitdesuturerelle-même. Il y avait dans le hall des Urgences une foule de patients qui avaient plus besoin de sescompétencesqueLauren.
SternregardaBetty.Ilabandonnasontabouret,aprèstout,ellen’avaitqu’àsechargerdupansementetdurappeldetétanos.Lesinfirmièresenchefdesserviceshospitaliersavaientunecertaineautoritésurlesjeunesrésidents.
Bettys’assitprèsdeLauren.—Jet’écoute,dit-elle.—Jesaisquecequejevaistedemandervateparaîtrebizarre,maisest-ilpossiblequelepatientde
la307aitéchappéàtonattentionaucoursdelajournée?Jetejurequecelaresteraentrenous.—Précisetaquestion!répliquaBettyd’untonpresqueindigné.—Jenesaispas,est-cequ’ilauraitpumettreunpolochondanssonlitpourfairecroireàsaprésence
etdisparaîtrequelquesheuressansquetut’enrendescompte,ilal’airtrèsdouépourça?Bettyjetaunregardaubassinetposéprèsdelavasqueetlevalesyeuxauciel.—J’aihontepourtoi,machérie!Sternréapparutdanslebox.—Vousêtesabsolumentcertainequenousnenoussommespasvusquelquepart?J’aifaitunstage
iciilyacinqans…—Dehors!ordonnaBetty.
*LeprofesseurFernsteinconsultasamontre.—Cinquante-quatreminutes!Vouspouvezleréveiller,ditFernsteinens’éloignantdelatable.Leprofesseursalual’anesthésisteetquittaleblocopératoiredemauvaisehumeur.—Qu’est-cequ’ila?demandaGranelli.—Ilestfatiguéencemoment,réponditNormad’unevoixtriste.L’infirmièresechargeadupansement,pendantqueGranelliramenaitArthuràlavie.Les portes de la cabine d’ascenseur s’ouvrirent sur le palier des Urgences. Fernstein traversa le
couloir d’un pas pressé.Unevoix dans un box attira son attention ; suspicieux, il passa la tête par le
rideauetdécouvritLaurenassisesurunlitenconversationavecBetty.—Quelquechosevousaéchappé?L’accèsàcethôpitalvousestinterdit,bonsang!Vousn’êtespas
encoreréintégréedansvosfonctionsdemédecin!—Jemesuisréintégréetouteseuleenpatiente.Fernstein la regarda, dubitatif. Lauren leva fièrement la jambe en l’air, et Betty confirma au
professeurqu’onvenaitdeluifaireseptpointsdesutureautalon.Fernsteingrommela.—Vousêtesvraimentcapabledefairen’importequoipourleplaisirdemecontrarier.LaureneutenviederépliquermaisBetty,quitournaitledosauprofesseur,luifitlesgrosyeuxpour
qu’ellesetaise;Fernsteinavaitdéjàdisparu,sespasrésonnaientdanslecouloir.Il traversalehalletprévintlastandardisted’untonautoritairequ’ilrentraitchezlui;ilnefallaitplusledéranger,mêmesilegouverneurdeCaliforniesecassaitlagueulependantsagymnastique.
—Qu’est-cequejeluiaifait?demandaLauren,secouée.—Tu luimanques !Depuis qu’il t’amise à l’écart, il en a après la terre entière. Tout lemonde
l’emmerdeici,àparttoi.—Ehbienjepréféreraisluimanquerunpeumoins,tuasentenducommentilm’aparlé?Bettyrécupéralesbandagesinutilisésetcommençaàlesrangerdanslestiroirsdeladesserte.—Là,machérie,onnepeutpasdireque tumanquesdevocabulairenonplus!Tonpansementest
terminé,tupeuxallergambaderoùbontesemble,hormisdanslesétagesdecethôpital.—Tucroisqu’ilsl’ontredescendudanssachambre?—Qui?interrogeaBettyd’unevoixhypocriteenrefermantlaportedel’armoireàpharmacie.—Betty!…—Jevaisallervoir,situmejuresquetuparsd’icidèsquej’aieutonrenseignement.Laurenpromitd’unsignedelatêteetBettyquittalasalled’examens.Fernstein traversa le parking. La douleur le saisit à nouveau, à quelques mètres de son véhicule.
C’était la première fois qu’elle s’étaitmanifestée au coursd’uneopération. Il savait queNormaavaitdevinésursestraitslamorsurequilesaisissaitaubasduventre.Lessixminutesqu’ilavaitgagnéessurl’interventionnefurentpassalvatricesquepoursonpatient.Degrossesgouttesperlaientàsonfront,savuesetroublaitunpeuplusàchaquepas.Ungoûtdemétalenvahitsonpalais.Pliéendeux,ilportalamainàlabouche;unequintedetouxetlesangcoulaentresesdoigts.Quelquesmètresencore,Fernsteinpriaitpourquelegardiennelevoiepas.Ils’adossaàlaportièreetcherchadanssapochelepetitboîtierquiencommandaitl’ouverture.Réunissantlepeudeforcesquiluirestait,ils’assitderrièrelevolantetattenditquelacrisepasse.Lepaysagedisparutderrièreunvoilesombre.
*
Bettyn’était pas là.Lauren se faufiladans le couloir et claudiquavers levestiaire.Elleouvrit un
casieretemprunta lapremièreblousequ’elle trouvaavantde ressortiraussidiscrètementqu’elleétaitentrée.Elleouvrituneportedeservice, traversaun longcorridoroù filaitunemultitudede tuyauxau-dessusdesatêteetréapparutauservicedepédiatrie,dansuneautreailedel’immeuble.Elleempruntalesascenseursouestdubâtimentjusqu’autroisièmeétage,repritunecoursivetechniqueensensinverseetseretrouvaenfindansleservicedeneurologie.Elles’arrêtadevantlaportedelachambre307.
*
Paulselevad’unbond,levisagepétrid’inquiétude.MaislesouriredeBettyquivenaitversluiétaitapaisant.
—Lepireestderrièrenous,dit-elle.L’intervention s’était bien déroulée, Arthur se reposait déjà dans sa chambre, il n’étaitmême pas
restéenréanimation.L’incidentdecesoirn’étaitqu’unpetittroublepostopératoiresansconséquence.Ilpourraitluirendrevisitedèslelendemain.Paulauraitvoulurestertoutelanuitàsescôtés,maisBettylerassura à nouveau, il n’y avait aucune raison de continuer à s’inquiéter. Elle avait son numéro etl’appelleraits’ilarrivaitquoiquecesoit.
—Maisvousmepromettezqu’il nepeutplus rien sepasserdegrave?demandaPauld’unevoixfébrile.
—Viens,ditOnegaenleprenantparlebras,rentrons.—Toutestsouscontrôle,affirmaBetty,allezvousreposer,vousavezuneminedepapiermâché,une
bonnenuitdesommeilvousferaleplusgrandbien.Jeveillesurlui.Paulpritlamaindel’infirmièreetlasecouaénergiquement,seconfondantenmercisetenexcuses.Onegadutpresqueletirerdeforceverslasortie.— Si j’avais su, j’aurais choisi le rôle du meilleur ami ! Tu es bien plus démonstratif dans ce
domaine!dit-elleentraversantleparking.—Maisjen’aijamaiseul’occasiondem’occuperdetoimalade,répondit-ilavecunemauvaisefoi
redoutableenluiouvrantlaportière.Pauls’installaderrièrelevolantetregardad’unairperplexelavoiturestationnéeàcôtédelasienne.—Tunedémarrespas?demandaOnega.—Regardecetypeàdroite,iln’apasl’aird’allerbien.—Noussommessurleparkingd’unhôpital,ettun’espasmédecin!TontonneletdeSaint-Bernard
estvidepourcesoir,rentrons.LaSaabquittasonemplacementetdisparutàl’angledelarue.
*Laurenpoussa laporteetentradans lapièce.Lachambresilencieuseétaitplongéedansunesemi-
obscurité.Arthurentrouvritlesyeux,ilsemblaluisourireetserendormitaussitôt.Elleavançaaupieddulitetleregarda,attentive.QuelquesmotsdeSantiagosurgirentdesamémoire;enquittantlachambredesapetitefille,l’hommeauxcheveuxblancss’étaitretournéunedernièrefoispourdireenespagnol:«Silavieétaitcommeunlongsommeil,lesentimentenseraitlarive.»Laurenavançadanslapénombre,ellesepenchaàl’oreilled’Arthuretmurmura:
—J’aifaitundrôledesongeaujourd’hui.Etdepuisquejesuisréveillée,jerêved’yretourner,sanssavoirpourquoinicommentfaire.Jevoudraisterevoir,làoùtudors.
Elleposaunbaisersursonfrontetlaportedelachambreserefermalentementsursespas.
16.
LejourselevaitsurlabaiedeSanFrancisco.FernsteinrejoignitNormadanslacuisine,ils’assitaucomptoir,pritlacafetièreetremplitdeuxtasses.
—Tuesrentrétardhier?ditNorma.—J’avaisdutravail.—Tuaspourtantquittél’hôpitalbienavantmoi?—Jedevaisréglerquelquesaffairesenville.Normasetournaverslui,lesyeuxrougis.—Moiaussij’aipeur,maistunelavoisjamaismapeur,tunepensesqu’àlatienne,tucroisqueje
necrèvepasdetrouilleàl’idéedetesurvivre?LevieuxprofesseurabandonnasontabouretetpritNormadanssesbras.—Jesuisdésolé,jenepensaispasquemourirseraitsidifficile.—Tuascôtoyélamorttoutetavie.—Celledesautres,paslamienne.Normaserralevisagedesonamantdanslecreuxdesmains,seslèvresseposèrentsursajoue.—Jetedemandejustedetebattre,unerallonge,dix-huitmois,unan,jenesuispasprête.—Pournerientecacher,moinonplus.—Alorsacceptecetraitement.Levieuxprofesseurs’approchadelafenêtre.LesoleilapparaissaitderrièrelescollinesdeTiburon.
Ilinspiraprofondément.—DèsqueLaurenseratitularisée,jedonneraimadémission.NousironsàNewYork,j’aiunvieil
amilà-basquiveutbienmeprendredanssonservice.Tentonslecoup.—C’estvrai?demandaNorma,enlarmes.—Jet’aidrôlementfaitchiermaisjenet’aijamaismenti!—Pourquoipastoutdesuite?Partonsdèsdemain.—Jet’aiditdèsqueLaurenseratitularisée.Jeveuxbiendémissionnerdemesfonctions,maispas
toutlaisserenfrichequandmême!Maintenant,tumelafaiscettetartine?
*PauldéposaOnegaenbasdechezelle.Ilsegaraendoublefile,descenditetcontournalavoitureen
toutehâte.Ilsecollaàlaportière,empêchantsapassagèredel’ouvrir.Onegaleregarda,necomprenantpasàquoiiljouait.Iltapaaucarreauetluifitsignedebaisserlavitre.
—Jetelaisselavoiture,jevaisprendreuntaxipouralleràl’hôpital.Surletrousseaudeclésilyacelledelamaison.Garde-la,c’estlatienne,j’enaiuneautredansmapoche.
Onegaleregarda,intriguée.— Bon, j’avoue que c’est une façon idiote de te dire que j’aimerais bien que nous vivions plus
souventensemble,ajoutaPaul.Enfin,encequimeconcernetouslessoirs,celam’iraitmêmetrèsbien,maismaintenantquetuastaclé,c’esttoiquidécides,tufaiscommetuveux.
—Oui,tuasraison,c’estunefaçonidiote,répondit-elled’unevoixdouce.—Jesais,j’aiperdupasmaldeneuronescettesemaine.—Tumeplaisquandmêmebeaucoup,mêmeaussistupide.
—C’estunebonnenouvelle.—File,tuvasratersonréveil.Paulsepenchadansl’habitacle.—Faistrèsattention,elleestfragile,enfinsurtoutl’embrayage.Il embrassa Onega avec fougue et courut vers le carrefour. Un taxi l’emmenait déjà vers le San
FranciscoMemorialHospital ;quandildiraitàArthurcequ’ilvenaitdefaire,cedernier luiprêteraitcertainementsavieilleFord.
*
Laurenseréveillaaurythmedesmarteaux-piqueursquifrappaientdanssatête.Sonpiedl’élançaitet
elleneputs’empêcherdedéfairelepansementpourvérifierlaplaie.—Etmerde!dit-elle,enconstatantquelacicatricesuintait.Ilnemanquaitplusqueça!Elle se leva à cloche-pied et se rendit vers la salle de bains ; elle ouvrit l’armoire à pharmacie,
déboucha une bouteille d’antiseptique et arrosa son talon. La douleur fut si violente qu’elle lâcha leflacond’alcoolquirouladanslabaignoire.Laurensavaittrèsbienqu’ellenes’ensortiraitpascommeça. Il fallait nettoyer à nouveau cette plaie en profondeur et prescrire un traitement antibiotique. Uneinfection de cette nature pouvait avoir des conséquences redoutables. Elle s’habilla et appela lacompagniedetaxis.Iln’étaitpasenvisageabledeconduiredanscetétat.
Ellearrivadixminutesplustardàl’hôpital,claudiquantaumilieuduhall.Unpatientquiattendaitsontour depuis deux heures lui suggéra avec véhémence de faire la queue comme tout lemonde. Elle luimontrasonbadgeetfranchitlaportevitréequiouvraitsurlessallesd’examens.
—Qu’est-cequetufaislà?demandaBetty.SiFernsteintevoit…—Occupe-toidemoi,j’aiunmaldechien.—Pourquetuteplaignesçadoitêtresérieux,installe-toidanscefauteuilroulant.—N’exagéronsrien,quelboxestlibre?—Le3 !Etdépêche-toi, je suis làdepuisvingt-sixheures, jene saismêmepascomment je tiens
encoredebout.—Tuasputereposerunpeucettenuit?—Quelquesminutesderépitàl’aube.Bettylafits’asseoirsurlelitetdéfitlepansementpourinspecterlaplaie.—Commentas-tufaitpourqueças’infecteaussivite?L’infirmièrepréparauneseringuedeLidocaïne.Dèsquel’anesthésiquelocaleutdélivréLaurendela
douleur,Bettyécartalesbordsdelacicatriceetcommençauncuretageenprofondeurdestissusinfectés.Ellepréparaensuiteunnouveaukitdesuture.
—Tuterecoudstoi-mêmeoutumefaisconfiance?—Fais-le,maismets-moiundraind’abord,jeneveuxprendreaucunrisque.—Tuvasavoirunebellecicatrice,jesuisdésolée.—Unedeplus,unedemoins!Pendantquel’infirmièreopérait,Laurentrituraitledrapdulitentresesdoigts.QuandBettyluitourna
ledos,elleenprofitapourluiposerunequestionquiluibrûlaitleslèvres.—Commentva-t-il?— Il s’est réveillé en pleine forme. Ce type a failli mourir dans la nuit et la seule chose qui
l’intéresse, c’est de savoir quand il va sortir d’ici. Je te jure, nous avons de sacrés numéros dans ceservice!
—Neserrepastroplepansement.—Jefaiscequejepeuxettoi,jetedéfendsdemonterdanslesétages!—Mêmesijemeperdsdanslescouloirs?—Lauren, ne fais pas l’andouille ! Tu joues avec le feu. Tu es à quelquesmois de la fin de ton
internat,nevapastoutmettreenpérilmaintenant!—J’aibeaucouppenséàluicettenuit,d’unefaçonassezétranged’ailleurs.—Ehbienpenses-yencorecettesemaineettuleverrasdimancheprochain.Apriorionlelibérera
samedi.Contrairementàtonfantômedel’Opéra,celui-làauneidentité,uneadresseetuntéléphone,situveuxlerevoir,appelle-lequandilsortira!
—C’esttoutàfaitmongenre!repritLaurend’unevoixtimide.Bettyluisoulevalementonetlaregarda,attendrie.—Maisdis-moi toi, tun’espasen traindeme faireunpetit épanchement sentimental ? Jene t’ai
jamaisentendueparleraussidoucement!LaurenrepoussalamaindeBetty.—Jenesaispasbiencequim’arrive,j’ai justeenviedelevoiretdevérifiermoi-mêmequ’ilva
bien.C’estmonpatientquandmême!—Moij’aiunepetiteidéedecequit’arrive,tuveuxquejet’explique?—Arrêtedetemoquerdemoi,cen’estpasaussisimple!Bettyéclataderire.—Jenememoquepas,jetrouveçadéroutant;bon,jetelaisse,jefilemecoucher.Nefaispasde
bêtises.ElleprituneattelleetlaposasouslepieddeLauren.—Voilàquit’aideraàmarcher.Passeàlapharmaciecentralecherchertesantibiotiques.Ilyaune
pairedebéquillesdansleplacard.Bettydisparutderrièrelerideau,ellerevintaussitôt.—Etaucasoù tunesauraisplus te repérerdanscethôpital, lapharmaciecentraleestaupremier
sous-sol,netetrompepasavecleservicedeneurologie,cesontlesmêmesascenseurs!Laurenl’entendits’éloignerdanslecouloir.
*Paulétaitdevantlelitd’Arthur.Ilouvritunsachetpleindecroissantsetdepainsauchocolat.—C’estmochederetourneraublocopératoireenmonabsence.J’espèrequ’ilsontpusedébrouiller
sansmoi!Commenttesens-tucematin?—Trèsbien,àpartquej’enaiassezd’êtreici.Toi,tun’aspasbonnemine.—Tum’asfaitpasserunesalenuit.
*Laurenpritleblocd’ordonnancessurlecomptoiretseprescrivitunantibiotiquepuissant.Ellesigna
lafeuilleetlatenditaupréposé.—Vousn’yallezpasdemainmorte,voussoignezunesepticémie?—Monchevalaunegrossefièvre!—Avecça,ildevraitêtreremissursessabotsdanslajournée!L’employéseretiraderrièresesrayonnages,ilrevintquelquesinstantsplustard,unflaconàlamain.
—Allez-ydoucementquandmême,j’aimelesanimaux;avecçavouspourriezletuer.Lauren ne répondit pas, elle récupéra lesmédicaments et retourna vers les ascenseurs.Elle hésita
avantd’appuyersurleboutondutroisièmeétage.Aurez-de-chaussée,untechnicienentradanslacabine,poussantunappareild’électroencéphalographie.L’écranétaitentouréd’unebandedeplastiquejaune.
—Quelétage?demandaLauren.—Neurologie!—Ilestenpanne?—Cesmachinessontdeplusenplussophistiquéesmaisaussideplusenpluscapricieuses.Celle-ci
a déroulé toute sa bobine de papier hier avec un tracé incompréhensible. Ce n’était plus del’hyperactivité cérébralemais le courantd’unecentrale électriquequ’elle enregistrait.Les typesde lamaintenanceontpassétroisheuresdessusetilsdisentqu’ellen’arien!Probablementdesinterférences.
*
—Qu’est-cequetufaisaishiersoir?demandaArthur.—Jetetrouvebiencurieux,jedînaisencompagnied’unejeunefemme.Arthurregardasonamid’unairinquisiteur.—Onega,avouaPaul.—Vousvousrevoyez?—Enquelquesorte.—Tuasunedrôledevoix.—J’aipeurd’avoirfaituneconnerie.—Dequelgenre?—Jeluiaidonnélesclésdechezmoi.Levisaged’Arthurs’éclaira,ilauraitpresquevoulutaquinerPaul,maissonamiselevaetseposta
devantlafenêtre,l’airsoucieux.—Tuleregrettesdéjà?—J’aipeurdel’avoireffrayée,jesuispeut-êtrealléunpeuvite.—Tuestombéamoureux?—Cen’estpasimpossible.—Alors fie-toi à ton instinct, si tu as fait ce pas c’est que tu en avais envie, et c’est ce qu’elle
ressentira.Iln’yapasdehonteàpartagersessentiments,crois-moi.—Alorstupensesquejen’aipaseutort?demandaPaul,levisagepleind’espoir.—Jenet’aijamaisvudanscetétat,tun’asaucuneraisond’êtreinquiet!—Ellenem’apastéléphoné.—Depuiscombiendetemps?Paulregardasamontre.—Deuxheures.—Toutce temps-là?Tuesgravementatteint!Laisse-lui le tempsdeprofiterde tongeste,etpuis
aussidelibérersalignedetéléphone,elledoitappelertoutessescopinespourleurdirequ’ellearéussiàfairecraquerlecélibatairelepluscoriacedeSanFrancisco.
—Oui,ben,faislemariole,j’aimeraist’yvoir;jenesaispasdutoutcequim’arrive,j’aichaud,j’aifroid,j’ailesmainsmoites,j’aimalauventreetjemanquedesalive.
—Tuesamoureux!—Jesavaisbienquejen’étaispasfaitpourça,çamerendmalade.
—Tuverras,leseffetssecondairessontmagnifiques.Uneinternepassaitdevantlavitredelachambre,Paulécarquillalesyeux.—Jevousdérange?demandaLaurenenentrantdanslapièce.—Non,ditPaul.Il s’apprêtait justement à aller chercher un café au distributeur. Il en proposa un àArthur, Lauren
réponditàsaplacequecen’étaitpasrecommandé.Pauls’éclipsa.—Vousêtesblessée?s’inquiétaArthur.—Unaccidentstupide,confiaLaurenendécrochantlafeuilledesoinsaupieddulit.Arthurregardal’attelle.—Qu’est-cequivousestarrivé?—Uneindigestionàlafêteducrabe!—Etonpeutsecasserlepiedcommeça?—Cen’estqu’uneméchantecoupure.—Ilsvousontpincée?—Vousn’avezaucuneidéedecequejevousraconte,n’est-cepas?—Pasvraiment,maissivousvoulezbienm’endireunpeuplus…—Etvous,comments’estdérouléevotrenuit?—Assezagitée.—Vousavezquittévotrelit?demandaLauren,pleined’espoir.—Jem’ysuisplutôtenfoncé;moncerveauasurchaufféàcequ’ilparaît,ilsontdûmeremonterau
blocenurgence.Laurenleregardaattentivement.—Qu’est-cequ’ilya?demandaArthur.Vousallezl’airétrange.—Non,rien,c’estidiot.—Ilyaunproblèmeavecmesrésultats?—Non,rassurez-vous,çan’arienàvoir,dit-elled’unevoixdouce.—Alorsdequois’agit-il?Elles’appuyaàlarambardedulit.—Vousn’avezaucunsouvenirde…—Dequoi?l’interrompitArthur,fébrile.—Non,c’estvraimentridicule,çan’aaucunsens.—Dites-le-moiquandmême!insistaArthur.Laurensedirigeaverslafenêtre.—Jeneboisjamaisd’alcool,etlà,jecroisquej’aiprislaplusgrandecuitedemavie!Arthurrestaitsilencieux,elleseretourna,etlesmotssortirentdesagorgesansmêmequ’ellepuisse
lesretenir.—Cequejevoudraisvousdiren’estpasfacileàentendre…Une femmeentradans lapièce,portantune immensegerbede fleursquimasquait sonvisage.Elle
posalebouquetsurlatableroulanteetavançajusqu’aulit.—MonDieuquej’aieupeur!ditCarol-AnnenprenantArthurdanssesbras.Laurenregardal’anneausertidediamantsquelafemmeportaitàl’annulairedelamaingauche.—C’étaitabsurde,murmuraLauren, jevoulais justeprendredevosnouvelles, jevous laisseavec
votrefiancée.Carol-AnnserraitArthurencoreplusfort,ellecaressasesjoues.—Tusaisquedanscertainspays,onappartientpourtoujoursàceluiquivousasauvélavie!
—Carol-Ann,tum’étouffes.La jeune femme, un peu confuse, desserra son étreinte, elle se redressa et ajusta sa jupe. Arthur
cherchaleregarddeLaurenmaisellen’étaitdéjàpluslà.
*Paulremontaitlecouloir,auloinilvitLaurenquiavançaitverslui.Enlacroisant,illuifitunsourire
complicequ’elleneluirenditpas.Ilhaussalesépaules,poursuivitsoncheminverslachambred’Arthuretn’encrutpassesyeuxquandildécouvritCarol-Annassisesurlachaiseprèsdelafenêtre.
—Bonjour,Paul,ditCarol-Ann.—MonDieu!criaPaulenlâchantsoncafé.Ilsebaissapourramasserlegobelet.—Unecatastrophen’arrivejamaisseule,dit-ilenseredressant.—Jedoisprendrecelacommeuncompliment?demandaCarol-Annd’untonpincé.—Sij’étaisbienélevéjetediraisoui,maistumeconnais,j’aiunenaturegrossière!Carol-Annselevadesachaise,offusquée,etfixaArthurduregard.—Ettoi,tunedisrien?—Carol-Ann,jemedemandevraimentsitunemeportespaslapoisse!Carol-Annrepritlebouquetdefleursetquittalachambreenclaquantlaporte.—Etmaintenant,quecomptes-tufaire?repritPaul.—Sortird’iciauplusvite!Paultournaitenronddanslapièce.—Qu’est-cequetuas?—Jem’enveux,ditPaul.—Dequoi?—D’avoirétéaussilongàcomprendre…EtPaulrecommençadefairelescentpasdanslachambred’Arthur.—Tureconnaîtras,àmadécharge,quejen’avaisjamaispuvousvoirvéritablementensemble,enfin
je veux dire, conscients tous les deux aumêmemoment.C’est quandmême quelque chose qui a l’aird’êtreassezcompliquéentrevous.
Maisen lesregardant tousdeuxau traversde lavitre,Paulavaitcompris :sanspeut-êtremêmelesavoireux-mêmes,LaurenetArthurcomposaientunepartitionunique,uneévidence.
—Alorsjenesaispascequetudoisfaire,maisnepassepasàcôtéd’elle.—Etqueveux-tuquejeluidise?Quenousnoussommesaimésaupointdefaireensembletousles
projetsdumonde,maisqu’ellenes’ensouvientplus!—Dis-luiplutôtquepourlaprotégertuesparticonstruireunmuséedel’autrecôtédel’océanenne
pensantqu’àelle,dis-luiquetuesrevenudecevoyagetoujoursatteintdelamêmefolied’elle.Arthur avait lagorgenouée, et il nepouvait répondreauxmotsde sonami.Alors lavoixdePaul
s’élevaunpeuplusencoredanslachambred’hôpital.—Tuas tellement rêvé cette femmeque tum’as convaincud’entrerdans ton rêve.Tum’asdit un
jour:«Pendantqu’oncalcule,qu’onanalyselespouretlescontre,laviepasse,etilnesepasserien»,alors réfléchis vite. C’est grâce à toi que j’ai donné mes clés à Onega. Elle ne m’a toujours pastéléphoné,etpourtantjenemesuisjamaissentiaussilégerdemavie.Àchargederevanche,monvieux.NerenoncepasàLaurenavantmêmed’avoireuletempsdel’aimerdanslavraievie.
—Jesuisdansuneimpasse,Paul.Jenepourraijamaisvivreàsescôtésdanslemensonge,etjene
peuxpasluiraconter toutcequis’estvraimentpassé…et la listeest longue!Étrangement,onenveutsouventàlapersonnequivousditunevéritédifficileàentendre,impossibleàcroire.
Pauls’approchadulit.—C’estdedirelavéritésursamèrequitefaitpeur,monvieux.Souviens-toidecequenousdisait
Lili:ilvautmieuxsebattrepourréaliserunrêvequ’unprojet.Paulselevaetavançaàlaporte,ilmitungenouàterre,etunsouriremalicieuxauxlèvresdéclama:—Sil’amourvitd’espoirilpéritaveclui!Bonnenuit,DonRodrigue!Etilsortitdelachambred’Arthur.
*Paulcherchaitlesclésdesavoitureaufonddesapoche,ilnetrouvaquesontéléphoneportable.Une
petiteenveloppeclignotaitsurlecadran.Lemessaged’Onegadisait:«Àtoutàl’heure,faisvite!»Paulregardalecieletpoussauncridejoie.
—Qu’est-cequivousrendsiheureux?demandaLaurenquiattendaituntaxi.—J’aiprêtémavoiture!réponditPaul.—Qu’est-cequevousprenezcommecéréalesaupetitdéjeuner?dit-elleenlerejoignantdansson
sourire.UnbreakdelaYellowCabCompanys’arrêtadevanteux,LaurenouvritlaportièreetfitsigneàPaul
degrimper.—Jevousdépose!Pauls’installaàcôtéd’elle.—GreenStreet!dit-ilauchauffeur.—Voushabitezcetterue?demandaLauren.—Moinon,maisvousoui!Laurenleregarda,interloquée.Paulavaitl’airsongeur,ilchuchotad’unevoixàpeineaudible«Ilva
metuer,sijefaisça,ilvametuer!»—Sivousfaitesquoi?repritLauren.—Mettezd’abordvotreceinture,conseillaPaul.Elle le dévisageait, de plus en plus intriguée. Paul hésita quelques secondes, il prit une grande
inspirationets’approchad’elle.—Toutd’aborduneprécision ; la folle furieusedans lachambred’Arthuravecsagerbedefleurs
immondes,c’étaitunedesesex,uneexquidatedelapréhistoire,bref,uneerreur!—Etensuite?—Jenepeuxpas,ilvavraimentm’assassinersijecontinue.—Ilestdangereuxàcepoint-là,votrecopain?s’inquiétalechauffeurdetaxi.—Dequoijememêle?Arthursauvemêmelesinsectes!rétorquaPauld’untonagacé.—Ilfaitvraimentça?demandaLauren.—Ilestconvaincuquesamères’estréincarnéeenmouche!—Ah!ditLaurenenregardantauloin.—C’est complètement idiot de vous avoir dit ça, vous allez vraiment le trouver bizarre, n’est-ce
pas?poursuivitPauld’unevoixinquiète.—Celadit, interrompitlechauffeurdetaxi, lasemainedernière,j’emmenaismesenfantsauzooet
monfilsm’afaitremarquerqu’unhippopotameressemblaittraitpourtraitàsagrand-mère,jevaispeut-êtreyretournerpourvoir!
Paullefustigead’unregarddanslerétroviseur.—Bonetpuistantpis,jemelance,dit-ilenprenantlamaindeLauren…dansl’ambulancequinous
ramenaitduSanPedro,vousm’avezdemandésil’undemesprochesavaitétédanslecoma,vousvoussouvenez?
—Oui,trèsbien.—Ehbien à cet instant précis, cette personne est assise à côté demoi ! Il est tempsque je vous
racontedeuxoutroischoses.LavoitureabandonnaleSanFranciscoMemorialHospitaletremontaversPacificHeights.Ledestin
aparfoisbesoind’untoutpetitcoupdepouce,aujourd’hui,l’amitiéconsistaitàluitendrelamain.Paul expliqua à Lauren comment, par une nuit d’été, il s’était déguisé en infirmier et Arthur en
médecinpourenleveràbordd’unevieilleambulance lecorpsd’une jeune femmedans lecomaqu’onvoulaitdébrancherdesappareilsquilamaintenaientenvie.
Les rues de la ville défilaient derrière la vitre. De temps à autre, le chauffeur lançait un regardperplexe dans son rétroviseur. Lauren écouta le récit, sans jamais l’interrompre. Paul n’avait pasvraimenttrahilesecretdesonami.SiLaurenconnaissaitdésormaisl’identitédel’hommequilaveillaitàsonréveil,elleignoraittoujourstoutdecequ’elleavaitvécuavecluiquandelleétaitdanslecoma.
—Arrêtez-vous!suppliaLaurend’unevoixtremblante.—Maintenant?demandalechauffeur.—Jenemesenspasbien.Lavoiturefituneembardéeavantdeserangersurlebas-côtédansunstridentcrissementdepneus.
Laurenouvritlaportièreetclaudiquaversuncarrédepelousequibordaitletrottoir.Elle se courba en deux pour mieux résister à la nausée qui montait. Son visage était assailli de
picotements, une sensation de chaleur l’envahissait, pourtant elle frissonnait. Elle eut un haut-le-cœur,elle n’arrivait plus à respirer. Ses paupières étaient lourdes, les sons qui lui parvenaient, feutrés. Sesjambessedérobaient,ellevacilla,lechauffeuretPaulquiseprécipitaienteurentàpeineletempsdelaretenir.Elletombaàgenouxsurl’herbeetpritsatêtedanssesmains,justeavantdeperdreconscience.
—Ilfautappelerlessecours!ditPaul,paniqué.—Laissez-moim’en occuper, j’ai un brevet de secouriste, je vais lui faire du bouche-à-bouche !
repritlechauffeurd’untonassuré.—Onvaêtretrèsclair!Situapprochesteslèvresadipeusesdecettejeunefemme,jet’assomme!—Jedisaisçapouraider,réponditlechauffeurd’unairrenfrogné.Pauls’agenouillaprèsdeLaurenettapotasesjouesdoucement.—Mademoiselle?susurraitPauld’unevoixdouce.—Ahben!Commeça,ellenerisquepasdeseréveiller!râlalechauffeur.—Toi,tuvasallerfairedubouche-à-boucheàtagrand-mèrehippopotameettum’oublies!Paulposasesmainssurlementonetappuyadetoutessesforcessurlajonctiondesmandibulesde
Lauren.—Maisqu’est-cequevousfaites?Vousallezluidéboîterlamâchoire!—Jesaisparfaitementcequejefais!hurlaPaul.Jesuischirurgienintérimaire!LaurenouvritlesyeuxetPaultoisalechauffeurd’unregardplusquesatisfait.Lesdeuxhommesl’aidèrentàremonteràbord.Elleavaitretrouvédescouleurs.Elleouvritsavitre
etaspiraunegrandeboufféed’oxygène.—Jesuisdésolée,çavamieuxmaintenant.—Jen’auraispasdûvousracontertoutça,n’est-cepas?poursuivitPauld’unevoixfébrile.— Si vous avez d’autres choses à me raconter, au point où nous en sommes… allez-y, c’est le
moment!—Jecroisquej’aifaitletour.QuandletaxientradansGreenStreet,Laurenlequestionnaitsurlesmotivationsd’Arthur.Pourquoi
avait-ilpristouscesrisques?—Cesecret-là,jenepeuxpasletrahir!Jemedemandes’ilvamenoyeroum’immolerparlefeu
quand il sauraque jevousaiparlé…vousnevoulezpasque j’achèteaussi l’urnepour recueillirmescendres!
— Moi je pense que c’est parce qu’il avait le béguin pour vous, affirma le chauffeur que laconversationpassionnaitdeplusenplus.
Lavoitureserangeadevantl’immeubledeLauren,etlechauffeurseretournaverssesclients.—Sivousvoulez,onpeutrefaireuntourdepâtédemaisons,jecoupelecompteur.Oncontinueun
peu,justeaucasoùvousauriezd’autrestrucsàvousraconter!Laurensepenchaau-dessusdePaulpourouvrirsaportière,illaregarda,étonné.—C’estvousquivivezlà,pasmoi.—Jesais,dit-elle,maisc’estvousquidescendez,j’aichangédedestination.—Oùallez-vous?questionnaPaul,inquiet,ensortantdutaxi.LavitreserefermaetletaxidisparutdansGreenStreet.—Etmoi,jepeuxsavoiroùnousallons?interrogealechauffeur.—D’oùnousvenons,réponditLauren.
*MissMorrisonavaitcachéPablodanssonsacentraversantlehalldel’hôpital.Lepetitchiens’était
installésur lesgenouxd’Arthur.Sur l’écrandutéléviseuraccrochéaumur,ScarlettO’Haradescendaitlesmarchesd’ungrandescalieretsurlelitPabloremuaitlaqueue.DèsqueRhettButlerentradanslamaisonets’approchadeMissScarlett,lepetitchiensedressasursespattesarrièreetsemitàgrogner.
—Jenel’avaisencorejamaisvudanscetétat,ditArthurenregardantPablo.—Oui,çam’étonnemoiaussi,iln’avaitpasdutoutaimélelivre!répliquaRose.ScarlettfixaitRhett,défiante,quandletéléphonesonna.Arthurdécrochasansdétournerlesyeuxdu
film.—Jetedérange?demandaPauld’unevoixtremblante.—Jesuisdésolé,jenepeuxpasteparler,jesuisaveclesmédecins,jeterappelle!EtArthurraccrocha,laissantPaul,seul,aumilieudeGreenStreet.—Etpuismerde!ditcedernierenredescendantGreenStreetàpied,lesmainsdanslespoches.
*Lefilmauxdixoscarsvenaitdeseterminer.MissMorrisonfitentrerPablodanssonsacetpromità
Arthurderevenirlevoirtrèsvite.—Nevousdonnezpascettepeine,jesorsdansquelquesjours.Ensortant,Rosecroisadanslecouloiruneinternequimarchaitensensinverse,d’unpaspressé.Où
l’avait-elledéjàvue?
17.
—Toutvabien?demandaLaurenaupieddulit.Çanevousdérangepasquejem’asseyesurcettechaise?ajouta-t-elled’untonunpeucassant.
—Paslemoinsdumonde,ditArthurenseredressant.—Etsijerestequinzejours,çanevousdérangerapasnonplus?Arthurlaregarda,interloqué.—J’airamenévotreamiPaulentaxietnousavonseuunepetiteconversation…—Ah?Qu’est-cequ’ilvousadit?—Presquetout!Arthurbaissalesyeux.—Jesuisdésolé.—Dequoi?Dem’avoirsauvé lavieoud’avoir faitcommesiderienn’était?Quand jevousai
soigné la première fois, vous m’aviez déjà reconnue, n’est-ce pas ? Parce que, rassurez-moi, vousn’enlevezpasdesfemmestouteslessemaines,pourquemonvisagevoussoitanonyme?
—Jenevousaijamaisoubliée.Laurencroisalesbras.—Maintenant,ilvafalloirmeraconterpourquoivousavezfaittoutça.—Pourqu’onnevousdébranchepas!—Çajelesaisdéjà,c’estlerestequevotrecamaradearefusédemedire!—Quelreste?—Pourquoimoi?Pourquoiavez-vouspristouscesrisquespouruneinconnue.—Vousavezfaitlamêmechosepourmoi,non?—Maisvousétiezmonpatient,bonsang!Quiétais-jepourvous?Arthur ne répondit pas. Lauren s’approcha de la fenêtre.Dans le jardin, un jardinier ratissait une
allée.Elleseretournabrusquement,lestraitsdesonvisagetrahissaientsacolère.—Laconfiance,c’estcequ’ilyadeplusprécieuxaumondeetaussideplusfragile.Sansellerien
n’estpossible.Personnenemefaitconfiancedansmonentourage,sivousvousymettezvousaussi,nousn’avonsplusgrand-choseànousdire.Cequiseconstruitsurlemensongenepeutpasdurer.
—Jesais,justement,maisj’aimesraisons.—J’auraisvoulurespectervosraisons,maisellesmeconcernentaussi,non?C’estuncomble,c’est
quandmêmemoiquevousavezkidnappée!—Vousaussivousm’avezkidnappé,noussommesquittes!Laurenlefusilladuregardetsedirigeaverslaporte.Avantdequitterlachambre,elleseretournaet
ditàArthurd’unevoixrésolue:—Vousmeplaisiez,imbécile!ElleclaqualaporteetArthurentenditsespass’éloigner.Letéléphonesonna.—Là,jetedérange?questionnalavoixdePaul.—Tuavaisquelquechoseàmedire?—Tuvasrire,maisjecroisquej’aifaitunegaffe.—Enlèvele«tuvasrire»,ellesortd’ici.ArthurpouvaitentendrelesouffledePaulquicherchaitsesmots.—Tumehais?
—Onegat’aappelé?demandaArthurpourtouteréponse.—Jedîneavecellecesoir,murmuratimidementPaul.—Alorsjetelaissetepréparerettoitumelaissesréfléchir.—Faisonscommeça.Etlesdeuxcompèresraccrochèrent.
*—Touts’estbienpassé?demandalechauffeurdetaxiàLauren.—Jen’ensaisencorerien.—Pendantvotreabsence,j’aiappelémafemmeetjel’aiprévenuequej’allaisrentrertard,jesuisà
votreentièredisposition.Alors,oùva-t-onmaintenant?Lauren lui demanda si elle pouvait lui emprunter son téléphone. Ravi, le chauffeur lui tendit
l’appareil, et Lauren composa le numéro d’un appartement situé non loin de la Marina. Mme Klinedécrochaàlapremièresonnerie.
—Tuastapartiedebridgecesoir?interrogeaLauren.—Oui,réponditMmeKline.—Alorsannule-laet fais-toibelle, je t’emmènedînerau restaurant, jepasse techercherdansune
heure.LechauffeurdéposaLaurenenbasdechezelle,etl’attenditpendantqu’ellesechangeait.Laurentraversa lesalonet fitglissersesvêtementssur leparquet.Sonvoisinavait réparé lafuite.
Dans ladouche,elleveillaàmaintenirsonpieddroitbienau-dehors.Quelques instantsplus tard,elleressortit,uneserviettenouéeautourde la taille,uneautreretenaitsescheveux;elleouvrit laporteduplacarddelasalledebainsetsemitàfredonnersachansonfavorite:FeverdePeggyLee.Ellehésitaentreunjeanetunerobelégère,et,pourplaireàsoninvitéedusoir,elleenfilalarobe.
Habilléeetàpeinemaquillée,ellesepenchaàlafenêtredusalon,letaxiétaittoujoursdanslarue.Elles’installaalorssursoncanapé,songeuse,etprofitapourlapremièrefoisd’unmagnifiquecoucherdesoleildansl’axed’unepetitefenêtred’angle.
Ilétaitdix-neufheuresquandle taxiklaxonnaenbasdechezMmeKline.LamèredeLaurenentra
danslavoitureetregardasafille.Ellenel’avaitpasvuehabilléeainsidepuisdesannées.— Je peux te poser une question ?murmura-t-elle à son oreille. Pourquoi est-ce qu’il y a quatre-
vingtsdollarsaucompteur?—Je t’expliqueraià table, je te laisse régler lacourse, jen’aipasde liquide,maisc’estmoiqui
t’inviteàdîner.—J’espèrequenousn’allonspasdansunfast-food!—AuCliffHouse,ditLaurenauchauffeur.
*Paul grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier qui menait à son appartement. Onega était
allongéesuruntapis,pleurantàchaudeslarmes.—Qu’est-cequ’ilt’arrive?demanda-t-ilens’agenouillantàsescôtés?—C’estTolstoï,dit-elleenrefermantlelivre,jen’arriveraijamaisàfinirAnnaKarénine!
Paullapritdanssesbrasetlançal’ouvrageàl’autreboutdelapièce.—Lève-toi,nousavonsquelquechoseàfêter!—Quoi?dit-elleens’essuyantlesyeux.Paulserenditdanslacuisineetrevintavecdeuxverresetunebouteilledevodkaàlamain.—ÀAnnaKarénine,dit-ilentrinquant.Onegabutsonverreculsec,etamorçalegestedelelancerderrièreelle.—Tuaseupeurpourtamoquette?—C’estuntapispersande1910!Jet’emmènedîner?—Situveux,jesaismêmeoùjeveuxaller.EtOnegaentraînaPaulet labouteilledevodkadans lachambre.Elle referma laporteduboutdu
pied.
*LeprofesseurFernsteinposa lavalisedeNormadans la ravissantechambreduWineCountry Inn.
Voilà des mois qu’ils s’étaient promis cette escapade dans la Nappa Vallee. Après avoir déjeuné àSonoma,ilsavaientreprislaroutepourCalistoga,cesoirilsdormaientàSt.Helena.Ladécisionméritaitd’êtrefêtée.Laveille,FernsteinavaitrédigéunenoteauprésidentduconseilduMemorialHospitalluiannonçantsavolontéd’avancersaretraitedequelquesmois.DansuneautrelettreadresséeàladirectiongénéraleduservicedesUrgences,ilavaitrecommandéquel’interneLaurenKlinesoittitulariséeauplusvite,ilseraitregrettablequ’unautrehôpitalprofitedesqualitésdelameilleuredesesélèves.
Lundiprochain,Normaetluiprendraientl’avionpourNewYork.Maisavantderetrouverlavillequil’avaitvunaître,ilétaitrésoluàprofiterdesesderniersjoursenCalifornie.
*
Àvingtetuneheuresprécises,GeorgePilguezdéposaNathaliadevantlaportedu7edistrict.—Jet’aipréparédescookies,jelesaimisdanstonsac.Elledéposaunbaisersurseslèvresetsortitdelavoiture.Pilguezouvritlavitreetl’apostrophaalors
qu’ellemontaitlesmarchesducommissariat.—Siundemesancienscollèguesveutsavoirquiafaitcesmerveilleuxbiscuits,tutienslecoup:la
gardeàvuenedurequequarante-huitheures…Nathalia esquissa un petit signe de la main et disparut à l’intérieur du bâtiment ; Pilguez resta
quelquesinstantssurleparking,sedemandantsic’étaitlaretraiteoul’âgequirendaientlasolitudedemoinsenmoinssupportable.«Peut-êtreunmélangedesdeux»,sedit-ilenrepartant.
*
Lanuitétaitétoilée.LaurenetMmeKlinepromenaientKalilelongdelaMarina.—C’étaitdélicieuxcedîner.Jenem’étaispasrégaléeautantdepuislongtemps.Merci.—Jevoulaist’inviter,pourquoinem’as-tupaslaisséefaire?—Parcequetonsalaireyseraitpassé,etquejesuisencoretamère.Danslepetitportdeplaisance,leshaubansdesvoiliersgrinçaientaurythmedelabriselégère.L’air
étaitdoux.MmeKlinejetaauloinlebâtonqu’elletenaitàlamainetKalis’élançaàsapoursuite.—Tuvoulaisfêterunebonnenouvelle?
—Pasparticulièrement,réponditLauren.—Alorspourquoicedîner?Laurens’arrêtapourfairefaceàsamèreetpritsesmainsdanslessiennes.—Tuasfroid?—Pasparticulièrement,réponditMmeKline.— J’aurais pris lamêmedécision que toi si j’avais été à ta place, si j’avais pu, c’estmoi qui te
l’auraisdemandé.—Tum’auraisdemandéquoi?—Dedébrancherlesmachines!Lesyeuxd’EmilyKlines’emplirentdelarmes.—Depuisquandlesais-tu?—Maman,jeneveuxplusjamaisquetuaiespeurdemoi,nousavonschacunenotrecaractère,nous
sommesdifférentesetnosviesneserontpaslesmêmes.Maisendépitdemescoupsdegueule,jenet’aijamaisjugéeetjeneleferaijamais.Tuesmamère,c’estainsiquetuesdansmoncœur,etquoiqu’ilnousarrive,c’estlaplacequetuytiendrasjusqu’àlafindemesjours.
MmeKlinepritsafilleaucreuxdesesbrasetKalirevintàgrandesfouléespoursefaufilerentrelesdeuxfemmes;aprèstout,elleaussiavaituneplaceàpréserver.
—Tuveuxque je te redépose avecmavoiture ? demandaMmeKline, en essuyant ses yeuxd’unreversdelamain.
—Non,jevaismarcher,j’aiundrôlededîneràéliminer.Laurens’éloigna,saluantsamèred’unsignedelamain.Kalihésitaquelquesinstants,tournantlatête
de droite à gauche. Enserrant le bâton de toutes ses forces entre sesmâchoires, elle s’élança vers samaîtresse.Laurens’agenouilla,caressalatêtedesachienne,etmurmuraàsonoreille.
—Vaavecelle,jeneveuxpasqu’elleresteseulecesoir.Ellepritleboutdeboisetlelançaverssamère.KaliaboyaetrepartitencourantversEmilyKline.—Lauren?—Oui?—Personnen’ycroyaitplus,c’étaitunmiracle.—Jesais!Samèreserapprochadequelquespas.—Lesfleursdanstonappartement,cen’estpasmoiquitelesavaisoffertes.Laurenlaregarda, intriguée.MmeKlineplongealamaindanssapocheetensortitunepetitecarte
froisséequ’elletenditàsafille.Entrelespliuresdupapier,Laurenlutlesdeuxmotsquiyétaientinscrits.Ellesouritetembrassasamèreavantdes’éloignerencourant.
*Lespremières lueursdu jour irisaient labaie.Arthur était éveillé. Il se leva et s’aventuradans le
couloir.Ilarpentaitlelinoléum,sautantd’unedallenoireàuneblanchecommesurunéchiquier,quin’enfinissaitpas.
L’infirmièred’étage sortit de savigiepour aller à sa rencontre.Arthur lui assuraqu’il allait bien.Elle accueillit la nouvelle avec satisfaction et le raccompagna jusqu’à sa chambre. Il fallait qu’il soitencorepatient,ilsortiraitàlafindelasemaine.
Dèsqu’elles’éclipsa,Arthurpritlecombinédutéléphone,etcomposaunnuméro.
Pauldécrocha.—Jetedérange?—Pasdutout,mentitPaul,jeneveuxmêmepasregardermamontre!—C’esttoiquiasraison!ditArthur,enthousiaste.Jevaisrendresescouleursàcettemaison,ravaler
lafaçade,réparerlesfenêtres,ponceretrevernirtouslesplanchers,ycomprisceuxdelavéranda;onferadécaperlestomettesdelacuisineparl’artisandonttum’avaisparlé,jevaistoutrestaurer,ceseracommeavant,mêmelabalancellevaretrouversajeunesse.
Pauls’étira.Lesyeuxplissésdesommeililregardaleréveilsurlatabledenuit.—Tuesentraindefaireuneréuniondechantierà5h45dumatin?—Jevaisreconstruirelatoituredugarageenhautdujardin,replanterlaroseraieetredonnervieà
cetendroit.—Tuvasfairetoutçalàmaintenant,ouçapeutattendreunpetitpeu?demandaPauldeplusenplus
énervé.—Tucommences le chiffragedès lundi, poursuivitArthur enthousiaste, débutdes travauxdansun
moisetjeviendraisuivrel’avancementlesweek-ends,jusqu’àcequetoutsoitachevé!Tum’aideras?—Je retournedansmon rêve, si je croiseunmenuisier, je lui demandeundevis et je te rappelle
quandjemeréveille,andouille!Paulraccrocha.—Quiétait-ce?interrogeaOnegaenseblottissantcontrelui.—Unfou!
*L’après-midis’alanguissaitdans lachaleurde l’été.Laurensegaraderrière leparkingréservéaux
véhiculesdepolice.Elleentradanslecommissariatetexpliquaàl’officierdegardequ’ellecherchaitàjoindreuninspecteuràlaretraite;ilrépondaitaunomdeGeorgePilguez.Lepolicierdésignaunbancenfacedelui.Ildécrochasontéléphoneetcomposaunnuméro.
Après quelquesminutes de conversation, il griffonna une adresse sur son bloc-notes et fit signe àLaurendeselever.
—Tenez,dit-ilenluitendantunefeuille.Ilvousattend.
*Lapetitemaisonsetrouvaitàl’autreboutdelaville,entrela15eetla16eRue.Laurensegaradans
l’allée.GeorgePilguezétaitdanssonjardin,ilcachadanssondoslesécateuretlesrosesqu’ilvenaitdecouper.
—Vousavezgrillécombiendefeux?dit-ilenregardantsamontre.Jen’aijamaisréussiàfairecetemps-là,mêmeavecmasirène.
—Joliesfleurs!réponditLauren.Gêné,l’inspecteurproposaàLaurendes’asseoirsouslatonnelle.—Quepuis-jefairepourvous?—Pourquoinel’avez-vouspasarrêté?—J’aidûraterquelquechose,jen’aipascomprisvotrequestion.—L’architecte!Jesaisquec’estvousquim’avezramenéeàl’hôpital.LevieilinspecteurregardaLaurenets’assitengrimaçant.
—Vousvoulezunelimonade?—J’aimeraismieuxquevousrépondiezàmaquestion.—Deuxansderetraiteet lemondetournedéjààl’envers.Lestoubibsqui interrogent lesflics,on
auratoutvu!—Laréponseestsiembarrassantequeça?—Toutdépenddecequevoussavezetdecequevousnesavezpas.—Jesaisàpeuprèstout!—Alorspourquoiêtes-vouslà?—J’aihorreurdel’à-peu-près!— Je savais bien que je vous trouvais sympathique ! Je vais chercher ces rafraîchissements et je
reviens.Ilposa les rosesdans l’évierde lacuisineet sedébarrassade son tablier.Aprèsavoir sortideux
canettesdesodaduréfrigérateur,ilfitunecourtehaltedevantlaglaceducouloir,letempsderemettreunpeuenordrelesdernierscheveuxquiluirestaient.
—Ellessontfraîches!dit-ilens’asseyantàlatable.Laurenleremercia.—Votremèren’apasportéplainte,jen’avaisaucuneraisondelecoffrervotrearchitecte!—Pour un enlèvement, l’État aurait dû se porter partie civile, n’est-ce pas ? demandaLauren en
buvantunegorgéedelimonade.—Oui,maisnousavonseuunpetitproblème, ledossier s’est égaré.Vous savezcequec’est, les
commissariatssontparfoistrèsendésordre!—Vousnevoulezpasm’aider,n’est-cepas?—Vousnem’aveztoujourspasditcequevouscherchiez!—Jechercheàcomprendre.—Laseulechoseàcomprendre,c’estquecetypevousasauvélavie.—Pourquoia-t-ilfaitça?—Cen’estpasàmoidevousrépondre.Posez-luilaquestion.Vousl’avezsouslamain…c’estvotre
patient.—Ilneveutrienmedire.—Ilasesraisons,j’imagine.—Etquellessontlesvôtres?—Jesuiscommevous,docteur,tenuausecretprofessionnel.Jedoutequ’aumomentdeprendrevotre
retraitevousvouslibériezdecetteobligation.—Jeveuxjusteconnaîtresesmotivations.—Voussauverlavienevoussuffitpas?Vousfaitesbiençatouslesjourspourdesinconnus…vous
n’allezpasluienvouloird’avoirvouluessayerunefois!Laurenabandonnaitlapartie.Elleremercial’inspecteurpoursonaccueiletsedirigeaverssavoiture.Pilguezlasuivit.—Oubliezma leçondemorale,c’étaitde l’esbroufe.Jenepeuxpasvousraconterceque jesais,
vousmeprendriezpourunfou,vousêtesmédecin,moiunvieilhomme,jenetienspasdutoutàmefaireembarquerparlesservicessociaux.
—Jesuistenueausecretprofessionnel,souvenez-vous!L’inspecteur la jaugea. Il se pencha à la portière pour raconter l’aventure la plus folle qu’il avait
vécuedesavie;l’histoirecommençaitunenuitd’été,dansunemaisonauborddelamer,danslabaiedeCarmel…
—Qu’est-ce que je peux vous dire d’autre ? poursuivit Pilguez, il faisait trente degrés dehors etpresqueautantau-dedans.Etj’aifrissonné,docteur!Vousdormiezdanslelitdecepetitbureau,toutprèsdel’endroitoùnousnoustrouvions,etpendantqu’ilmeracontaitsonhistoireabracadabrante,j’aisentivotreprésence,tantôtàsescôtés,parfoismêmecommesivousétiezassiseprèsdemoi.Alorsjel’aicru.Probablementparceque j’enavais envie.Cen’estpas lapremière foisque je repenseàcette affaire.Maiscommentvousexpliquer?Elleachangémonregard,etpeut-êtremêmeunpeumavie.Alorstantpissivousmeprenezpourunvieuxcinglé.
Laurenposasamainsurcelledupolicier.Sonvisagerayonnait.—Moiaussij’aicrudevenirfolle.Unjour,jevousprometsquejevousraconteraiunehistoiretout
aussiincroyable,elles’estpasséelejourdelafêtedelapêcheaucrabe.Ellesehissapourl’embrassersurlajoueetlavoituredisparutdanslarue.—Qu’est-cequ’ellevoulait?demandaNathaliaquivenaitd’apparaîtredevantlaportedelamaison,
levisageensommeillé.—C’estausujetdecettevieillehistoire.—Ilsontrouvertl’enquête?—Elle,oui!Allezviens,jevaistepréparertonpetitdéjeuner.
18.
Lejoursuivant,Paulseprésentaàl’hôpitalenmilieudematinée.Arthurl’attendaitdanssachambre,déjàtouthabillé.
—Tuenasmisdutemps!—Çafaituneheurequejesuisenbas.Ilsm’ontditquetunepouvaispassortiravantlavisitedes
médecins,etlavisitedesmédecinsestàdixheures,alorsjenepouvaispasmonterplustôt.—Ilssontdéjàpassés.—Levieuxrâleurn’estpaslà?—Non,jenel’aipasvudepuismonopération,c’estundesescollèguesquis’occupedemoi.Ony
va?Jen’enpeuxplusd’êtreici.Laurentraversaitlehalld’unpasdécidé.Elleinsérasonbadgedanslelecteurmagnétiqueetpassa
derrièrelecomptoirdel’accueil.Bettyrelevalatêtedesesdossiers.—OùestFernstein?demanda-t-elled’unevoixdéterminée.—Jeconnaissaisl’expression«allerau-devantdesennuis»maistoituycours!—Répondsàmaquestion!—Jel’aivumonterdanssonbureau,ilavaitdespapiersàprendre,ilm’aditqu’ilrepartaitbientôt.LaurenremerciaBettyetsedirigeaverslesascenseurs.
*Leprofesseurétaitassisderrièresonbureau.Ilrédigeaitunelettre.Onfrappaàlaporte.Ilposason
styloetselevapourouvrir.Laurenentrasansattendre.—Jecroyaisquecetétablissementvousétaitinterditpendantencorequelquesjours?J’aipeut-être
dûmalcompter,ditleprofesseur.—Quelleseraitlasanctioninfligéeàunmédecinquimentiraitàsespatients?—Toutdépend,sic’estdansl’intérêtdumalade.—Maissic’étaitdansl’intérêtdumédecin?—J’essaieraidecomprendrecequil’amotivé.—Etsilepatientestaussiunedesesélèves?—Alorsilperdraittoutecrédibilité.Danscecas,jecroisquejeluiconseilleraisdedémissionner,
oudeprendresaretraite.—Pourquoim’avez-vouscachélavérité?—J’étaisentraindevousl’écrire.—Jesuisenfacedevous,alorsparlez-moi!—Vous songez probablement à cet hurluberlu qui passait ses journées dans votre chambre.Après
avoirhésitéàl’internerpourdémenceprécoce,jemesuiscontentédeleneutraliser.Sijel’avaislaissévousracontersonhistoire,vousauriezétécapabledefairedesséancesd’hypnosepourenavoirlecœurnet!Jevousaisortieducoma,cen’étaitpaspourquevousyreplongieztouteseule.
— Foutaise ! cria Lauren en tapant du poing sur le bureau du professeur Fernstein. Dites-moi lavérité!
—Vouslavoulezvraiment,lavérité?Jevouspréviensqu’ellen’estpasfacileàentendre.—Pourqui?
—Pourmoi!Pendantquejevousmaintenaisenviedansmonhôpital,ilprétendaitvivreavecvousailleurs !Votremèrem’a assuré qu’il ne vous connaissait pas avant votre accidentmais, quand ilmeparlait de vous, chacun de ses mots me prouvait le contraire. Vous voulez entendre la chose la plusincroyable?Ilétaitsiconvaincantquej’aifaillicroireàcettefable.
—Etsic’étaitvrai?—C’estbienlàleproblème,çam’auraitdépassé!—C’estpourcelaquevousm’avezmentitoutcetemps?—Jenevousaipasmenti,jevousaiprotégéed’unevéritéimpossibleàadmettre.—Vousm’avezsous-estimée!—Ceseraitbienlapremièrefois,vousn’allezpasmelereprocher?—Pourquoin’avez-vouspasessayédecomprendre?—Oh,etpuisàquoibon!C’estmoiquimesuissous-estimé.Vousaveztoutelaviedevantvouspour
ruiner votre carrière à élucider cemystère. J’ai connu quelques étudiants brillants qui ont voulu faireprogresserlamédecinetropvite.Ilssesonttousbrisélesreins.Vousréaliserez,unjour,quedansnotreprofessionlegénienesedistinguepasenrepoussantleslimitesdusavoir,maisenréussissantàlefaireàunrythmequinebousculenilamoralenil’ordreétabli.
—Pourquoiavoirrenoncé?—Parcequevousallezvivrelongtempsetquejevaismourirbientôt.Simpleéquationdetemps.Laurensetut.Elleregardasonvieuxprofesseur,auborddeslarmes.—Jevousensupplie,épargnez-moiça !C’estpourcelaque jepréféraisvousécrire.Nousavons
passédemerveilleusesannéesensemble,jenevaispasvouslaissercommederniersouvenirceluid’unvieuxprofesseurpathétique.
LajeuneinternecontournalebureauetserraFernsteincontreelle.Ilrestalesbrasballants.Etpuis,unpeugauche,ilfinitparenlacersonélèveetchuchotaàsonoreille.
— Vous êtes ma fierté, ma plus grande réussite, ne renoncez jamais ! Tant que vous serez là jecontinueraiàvivreàtraversvous.Plustard,ilfaudraquevousenseigniez;vousenavezl’envergureetletalent;votreseulennemic’estvotrecaractère,maisavecletemps,ças’arrangera!Regardez,jenem’ensuis pas si mal sorti ; si vous m’aviez connu à votre âge ! Allez, maintenant partez d’ici sans vousretourner.Jeveuxbienpleureràcausedevousmaisjeneveuxpasquevousvousenrendiezcompte.
LaurenserraFernsteindetoutessesforces.—Commentjevaisfairesansvous?Avecquijevaispouvoirm’engueuler?dit-elleensanglotant.—Vousfinirezbienparvousmarier!—Vousneserezpluslàlundi?—Jeneseraipasencoremort,maisjeseraipartid’ici.Nousn’allonsplusnousrevoir,maisnous
penseronssouventl’unàl’autre,j’ensuissûr.—Jevousdoistellementdemercis.—Non,ditFernsteinens’éloignantunpeu.Vousne lesdevezqu’àvous-même.Ceque jevousai
appris, tout autre professeur vous l’aurait enseigné, c’est vous qui avez fait la différence. Si vous necommettezpaslesmêmeserreursquemoi,vousserezungrandmédecin.
—Vousn’enavezcommisaucune.—J’aifaitattendreNormabientroplongtemps,si jel’avaislaisséeentrerplustôtdansmavie,si
j’étaisentrédanslasienne,j’auraisétébienplusqu’ungrandprofesseur.Il luitournaledosetfitunsignedelamain,ilétait tempsqu’elleparte.Etcommepromis,Lauren
quittasonbureausansseretourner.
*PaulavaitconduitArthurchezlui.DèsqueMissMorrisonapparutencompagniedePablo,ilfilaau
bureau.Lajournéeduvendrediétaittoujourstropcourteetilavaitunepilededossiersenretard.Avantsondépart,Arthurluidemandauneultimefaveur,quelquechosedontilrêvaitdepuisquelquesjours.
—Nousverronscommenttutesensdemainmatin.Jepasseraitevoircesoir.Maintenant,repose-toi.—Jenefaisqueçamereposer!—Ehbien,continue!
*Laurentrouvauneenveloppeenkraftdanssaboîteauxlettres.Elledécachetaleplienmontant les
marchesdel’escalier.Enentrantdansl’appartementellesortitdel’enveloppeunegrandephoto,elleétaitaccompagnéed’unpetitmot.
Aucoursdemacarrière,j’airésolulaplupartdesénigmesencherchantlasolutionsurleslieux
du crime. Voici la photo et l’adresse de la maison où je vous ai retrouvée. Je compte sur votrediscrétion.Cedossiers’estégaréparmégarde…
Bonnechance.GeorgePilguez.InspecteurdepoliceàlaretraitePS:Vousn’avezpaschangé.Laurenrefermal’enveloppe,consultasamontreetserenditaussitôtdanssapenderie.Pendantqu’elle
préparaitsonsacdevoyage,elleappelasamère.—Cen’estpasunetrèsbonneidée,tusais.Ladernièrefoisquetuespartieenweek-endàCarmel…—Maman,jetedemandejustedegarderKaliencoreunpeudetemps.—Tum’asfaitpromettredenepasavoirpeurdetoi,maistunepeuxpasm’interdired’avoirpeur
pourtoi.Soisprudenteetappelle-moidelà-baspourmedirequetuesbienarrivée.Laurenraccrocha.Elle retournadans lapenderieetsehissapourattraperd’autressacsdevoyage.
Ellecommençaàlesremplir,empilantvêtements…etunequantitéd’autresaffaires.
*Arthuravaitenfiléunpantalonetunechemise. Il fit sespremierspasdans la rueaubrasdeRose.
Derrièreeux,Pablotiraitsursalaisse,freinantdesquatrepattes.—Nousverronslafindufilmquandtuaurasfaitcequetuasàfaire!ditMissMorrisonàsonchien.
*Laportedel’appartements’ouvrit.Robertentradanslesalon.IlarrivadansledosdeLaurenetla
pritdanssesbras.Laurensursauta.—Jenevoulaispastefairepeur!
—C’estraté.Robertregardalesbagagesentassésaumilieudelapièce.—Tuparsenvoyage?—Enweek-endseulement.—Ettuasbesoindetouscessacs?—Uniquementdupetitrougequiestdansl’entrée,touslesautressontlestiens.Elles’approchadeluietposasesmainssursesépaules.—Tumedisais que les choses avaient changédepuismon accident,mais c’est faux.Même avant
nousn’étionspassiheureux.Moi j’aimonmétierquim’empêchaitdem’enrendrecompte.Cequimefascinec’estquetoitunet’ensoispasaperçu.
—Parcequejet’aime?—Non,c’estnotrecouplequetuaimes,nousnousprotégeonsl’unl’autredelasolitude.—Cen’estdéjàpassimal.—Situétaissincère,tuseraispluslucide.Jevoudraisquetut’enailles,Robert.J’airegroupétes
affairespourquetulesremportescheztoi.Robertlaregarda,l’airdésemparé.—Alorsçayest,tuasdécidéquec’étaitfini?—Non,jecroisquenousavonsdécidéçaensemble,jesuislapremièreàleformuler,c’esttout.—Tuneveuxpasnouslaisserunesecondechance?—Ceseraitunetroisième.Celafaittrèslongtempsquenousnouscontentonsd’êtreensemble,mais
c’estunconfortquinesuffitpas,aujourd’huij’aibesoind’aimer.—Jepeuxrestercettenuitici?—Tuvois,l’hommedemavien’auraitjamaisposécettequestion.Laurenpritsonsac.ElleembrassaRobertsurlajoueetsortitdel’appartementsansseretourner.Lemoteurdelavieilleanglaiseréponditauquartdetour.LaportedugaragesesoulevaetlaTriumph
s’élançadansGreenStreet.Elletournaaucoindelarue.Surletrottoir,unjackrusselltrottinaitverslepetitparc;unhommeetunevieilledamepassaientderrièreunplatane.
Il était presque seize heures quand elle emprunta la route N°1, celle qui borde le Pacifique. Au
lointain,lesfalaisessemblaientsedécouperdanslabrume,commeunedentelled’ombrebordéedefeu.Ellearrivaàlatombéedujourdansunevillepresquedéserte.Ellesegarasurleparkinglelongde
laplageets’installa,seule,surlajetée.Degrosnuagesmasquaientl’horizon.Auloin,lecielviraitdumauveaunoir.
En début de soirée, elle descendit auCarmelValley Inn. La réceptionniste lui remit les clés d’un
bungalowquidominelabaiedeCarmel.Laurendéfaisaitsonsacquandlespremierséclairsdéchirèrentle ciel. Elle courut au-dehors pour mettre sa Triumph à l’abri d’un auvent et rentra sous une pluiediluvienne.Enfouie dans un peignoir au coton épais, elle commanda un plateau et s’installa devant latélévision.ABCdiffusaitsonfilmpréféré,AnAffairtoRemember.(TitreoriginaldeElleetlui).Elleselaissabercerparlesgouttesquifrappaientauxcarreaux.AubaiserqueCaryGrantposaitenfinsurleslèvresdeDeborahKerr,ellepritsonoreilleretleserracontreelle.
La pluie cessa au petit matin. Les arbres s’égouttaient dans le grand parc et Lauren ne trouvait
toujourspaslesommeil.Elles’habilla,passaunegabardinesursesépaulesetquittasachambre.La voiture parcourait les dernièresminutes de cette longue nuit, les phares éclairaient les bandes
orangeetblancquialternaiententrechaqueviragetailléaucreuxdesfalaises.Auloin,elledevinalesborduresdelapropriétéets’engageadansunchemindeterrebattue.Audétourd’unecourbe,ellesegaradans un renfoncement, cachant sa voiture derrière un rang de cyprès. Le portique vert en fer forgé sedressait devant elle. Elle repoussa la grille, fermée par la cordelette d’un panneau indiquant lescoordonnéesd’uneagenceimmobilièredelabaiedeMonterey.Laurensefaufilaentrelesdeuxvantaux.
Ellecontemplalepaysagequil’entourait.Delargesbandesdeterreocre,plantéesdequelquespinsparasolsouargentés,deséquoias,degrenadiersetdecaroubiers,semblaientcoulerjusqu’àl’océan.Elleemprunta le petit escalier de pierre qui bordait le chemin. À mi-course elle devina les restes d’uneroseraie sur sa droite. Le parc était à l’abandonmais unemultitude de parfumsmêlés provoquaient àchaquepasunefarandoledesouvenirs.Lesgrandsarbressecourbaientauxventslégersdel’aube.
Face à elle, elle vit lamaison aux volets clos.Elle avança vers le perron, grimpa lesmarches ets’arrêta sous la véranda.L’océan semblait vouloir briser les rochers, les vagues charriaient des amasd’alguesentrelacésd’épines.Leventsoufflaitdanssescheveux,ellelesrepoussaenarrière.
Elle contourna la maison, cherchant le moyen d’y entrer. Sa main effleurait la façade, ses doigtss’arrêtèrentsurunecale,aubasd’unvolet.Ellelaretiraetlepanneaudeboiss’ouvritengrinçantsursesgonds.
Lauren appuya sa tête contre la vitre.Elle essaya de soulever la fenêtre à guillotine ; elle insista,déboîtantlégèrementlechâssisquiacceptadecoulissersursescordeaux.Plusriennel’empêchaitdeseglisseràl’intérieur.
Ellerefermalevoletetlafenêtrederrièreelle.Puiselletraversalepetitbureau,jetauncoupd’œilfurtifaulitetsortit.
Elle avançait à pas lents dans le couloir, derrière les murs, chaque pièce contenait un secret. Et
Laurensedemandaitsicettesensationintimeémanaitd’unrécitentendudansunechambred’hôpitaloudeplusloinencore.
Elleentradanslacuisine,soncœurbattaitplusfort;elleregardaautourd’elle,lesyeuxhumides.Sur
latable,unevieillecafetièreitalienneluisemblaitfamilière.Ellehésita,pritl’objetetlecaressaavantdelereposer.
La porte suivante ouvrait sur le salon. Un long piano dormait dans l’obscurité du lieu. Elle
s’approchad’unpastimide,s’assitsurletabouret;sesdoigtsposéssurleclavierdélièrentlespremièresnotesfragilesd’un«Clairdelune»deWerther.Elles’agenouillasurletapisetfitflottersamainsurlesécheveauxdelaine.
Elle revisitait chaqueendroit,grimpant jusqu’à l’étage,courantdechambreenchambre ; etpetit à
petitlessouvenirsdelamaisonsemuaienteninstantsprésents.Unpeuplustard,elledescenditl’escalieretretournadanslebureau.Elleregardalelit,s’approcha
pasàpasduplacardetavançalamain.Àpeinel’effleura-t-ellequelapoignéesemitàtourner.Soussesyeux,brillaientlesdeuxserruresd’unepetitevalisenoire.
Laurens’assitentailleur,ellefitglisserlesdeuxloquetsetlerabats’ouvrit.Lavalisedébordaitd’objetsdetoutestailles,ellecontenaitdeslettres,quelquesphotos,unavionen
pâte de sel, un collier de coquillages, une cuillère en argent, des chaussons de bébé et une paire delunettesdesoleild’enfant.UneenveloppeenfeuilledeRivesportaitsonprénom.Elle lapritdanssesmains,humalepapier,ladécachetaetsemitàlalire.
Aufildesmotsqu’elledécouvraitd’unemaintremblante,lesfragmentsdesouvenirsrecomposaientenfinl’histoire…
Elleavançajusqu’aulitetposasatêtesurl’oreiller,pourrelireencoreetencoreladernièrepage,
quidisait:…Ainsi se referme l’histoire, sur tes sourires et le temps d’une absence. J’entends encore tes
doigtssurlepianodemonenfance.Jet’aicherchéepartout,mêmeailleurs.Jet’aitrouvée,oùquejesois, jem’endorsdans tesregards.Tachairétaitmachair.Denosmoitiés,nousavions inventédespromesses;ensemblenousétionsnosdemains.Jesaisdésormaisquelesrêveslesplusfouss’écriventàl’encreducœur.J’aivéculàoùlessouvenirsseformentàdeux,àl’abridesregards,danslesecretd’uneseuleconfidenceoùturègnesencore.
Tum’asdonnécequejenesoupçonnaispas,untempsoùchaquesecondedetoicompteradansmavie bien plus que toute autre seconde. J’étais de tous les villages, tu as inventé un monde. Tesouviendras-tu,unjour?Jet’aiaiméecommejen’imaginaispasquecelaseraitpossible.Tuesentréedansmaviecommeonentreenété.
Je ne ressens ni colère ni regrets. Les moments que tu m’as donnés portent un nom,l’émerveillement.Ils leportentencore, ilssont faitsdetonéternité.Mêmesanstoi, jeneseraiplusjamaisseul,puisquetuexistesquelquepart.
ArthurLaurenfermalesyeux;elleserralepapiercontreelle.Bienplustard,lesommeilquiavaitmanquéà
lanuitarrivaenfin.
*Ilétaitmidi,unelumièredoréefiltraitpar lespersiennes.Lespneusd’unevoiturecrissèrentsur le
gravier,justedevantleporche.Laurensursauta.Ellecherchaaussitôtunendroitsûrpoursecacher.
*—Jevaischercherlacléetjerevienst’ouvrir,ditArthurenouvrantlaportièredelaSaab.—Tuneveuxpasquej’yaille,moi?proposaPaul.—Non,tunesauraspasouvrirlevolet,ilyauneastuce.Pauldescenditdelavoiture,ilouvritlecoffreets’emparadelatrousseàoutils.—Qu’est-cequetufais?demandaArthurens’éloignant.—Jevaisallerdémonterlepanneau«àvendre»,ilgâchelavue.—Uneminuteetjet’ouvre,repritArthurens’éloignantverslevoletclos.—Prendstouttontemps,monvieux!réponditPaul,unecléanglaiseàlamain.
*
Arthur referma la fenêtre et alla récupérer la longue clé dans la valise noire. Il ouvrit la porte duplacardetsursauta.Unpetithiboublanctenuàboutdebraslefixaitdanslenoir,leregardàl’abrid’unepairedelunettesd’enfant,qu’Arthurreconnutaussitôt.
— Je crois qu’il est guéri, il n’aura plus jamais peur du jour, dit une voix timide cachée dansl’obscurité.
—Jeveuxbienlecroire,ceslunettes,c’estmoiquilesportais;onyvoitdesmerveillesencouleurs.—Ilparaît!réponditLauren.—Jeneveuxsurtoutpasêtreindiscret,maisqu’est-cequevousfaiteslà,touslesdeux?Elleavançad’unpasetellesortitdel’ombre.—Cequejevaisvousdiren’estpasfacileàentendre,impossibleàadmettre,maissivousvoulez
bienécouternotrehistoire,situveuxbienmefaireconfiance,alorspeut-êtrequetufinirasparmecroire,et c’est très important, carmaintenant je le sais, tu es la seule personne aumonde avec qui je puissepartagercesecret.
EtArthurentraenfindansleplacard…
Épilogue
PauletOnegaemménagèrentàNoëldansunappartementquibordaitlaMarina.MmeKlinegagnaletournoidebridgedelaville,l’étésuivantceluidel’ÉtatdeCalifornie.Elles’est
mise au poker et, à l’heure où s’écrivent ces lignes, elle dispute la demi-finale des championnatsnationauxàLasVegas.
Le professeur Fernstein est mort dans la chambre d’un hôtel, à Paris. Norma l’a conduit en
Normandiepourqu’ilreposenonloindesononcle,tombéenterredeFranceunjourdejuin1944.George Pilguez et Nathalia se sont mariés dans une petite chapelle de Venise. Chez Da Ivo, une
merveilleuse petite trattoria, ils ont dîné sans le savoir en face du docteur Lorenzo Granelli. Ilspoursuiventun longvoyageenEurope.Lecommissariatdu7e district aurait reçu récemmentunecartepostéed’Istanbul.
MissMorrisonaréussil’impossibleparidefiancerPabloàunefemellejackrussellquis’estrévélée
être,aprèsnaissancedeleurschiots,unfoxterrier.Pabloélèvedeuxdesessixenfants.BettyesttoujoursinfirmièreenchefdesUrgencesduSanFranciscoMemorialHospital.QuantàArthuretLauren,ilsontdemandéàcequ’onnelesdérangepas…Pendantquelquetemps…
FIN