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MarcLEVY

Levoleurd’ombres

Roman

VERSILIO

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ÀPauline,LouisetGeorges

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« Il est des gensqui n’embrassent quedes ombres ; ceux-làn’ont

quel’ombredubonheur.»

WilliamSHAKESPEARE

«L’amour,tusais,cedontilaleplusbesoin,c’estl’imagination.Ilfaut que chacun invente l’autre avec toute son imagination, avec toutesses forcesetqu’ilnecèdepasunpoucede terrainà la réalité ;alors là,lorsquedeuximaginationsserencontrent...iln’yariendeplusbeau.»

RomainGARY

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J’ai eu peur de la nuit, peur des formes qui s’invitaient dans les

ombres du soir, qui dansaient dans les plis des rideaux, sur le papierpeint d’une chambre à coucher. Elles se sont évanouies avec le temps.Mais il me suffit de me souvenir de mon enfance pour les voirréapparaître,terriblesetmenaçantes.

Unproverbe chinoisditqu’unhommecourtoisnemarchepas surl’ombre de son voisin, je l’ignorais le jour où je suis arrivé dans cettenouvelle école. Mon enfance était là, dans cette cour de récréation. Jevoulaislachasser,deveniradulte,ellemecollaitàlapeaudanscecorpsétroitettroppetitàmongoût.

«Tuverras,toutvabiensepasser...»Rentréedesclasses.Adosséàunplatane,jeregardaislesgroupesse

former.Jen’appartenaisàaucund’eux.Jen’avaisdroitàaucunsourire,aucune accolade, pas le moindre signe témoignant de la joie de seretrouver à la fin des vacances et personne à qui raconter lesmiennes.Ceuxquiontchangéd’écoleontdûconnaîtrecesmatinéesdeseptembreoù, gorge nouée, on ne sait que répondre à ses parents quand ils vousassurent que tout va bien se passer. Comme s’ils se souvenaient dequelquechose!Lesparentsonttoutoublié,cen’estpasdeleurfaute,ilsontjustevieilli.

Sous le préau, la cloche retentit et les élèves s’alignèrent en rangsdevantlesprofesseursquifaisaientl’appel.Nousétionstroisàporterdeslunettes,cen’étaitpasbeaucoup.J’appartenaisaugroupe6C,etunefoisencore,j’étaislepluspetit.Onavaiteulemauvaisgoûtdemefairenaîtreen décembre, mes parents se réjouissaient que j’aie toujours six moisd’avance,çalesflattait,moijem’endésolaisàchaquerentrée.

Être le plus petit de la classe, ça signifiait : nettoyer le tableau,ranger les craies, regrouper les tapis dans la salle de sport, aligner lesballonsdebasketsurl’étagèretrophauteet,lepiredupire,devoirposertoutseul,assisentailleuraupremierrangsurlaphotodeclasse;iln’yaaucunelimiteàl’humiliationquandonestàl’école.

Tout celaaurait été sans conséquence s’iln’y avaitpas eu,dans legroupe6C,ledénomméMarquès,uneterreur,monparfaitopposé.

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Si j’avais quelques mois d’avance dans ma scolarité – au grandbonheur de mes parents –, Marquès avait deux ans de retard et sesparentsà lui s’en fichaient totalement.Dumomentque l’écoleoccupaitleurfils,qu’ildéjeunaitàlacantineetneréapparaissaitqu’àlafindelajournée,ilss’ensatisfaisaient.

Jeportaisdeslunettes,Marquèsavaitdesyeuxdelynx.Jemesuraisdix centimètres demoins que les garçons demon âge,Marquès dix deplus, ce qui créait unedifférenced’altitudenotoire entre lui etmoi ; jedétestaislebasket-ball,Marquèsn’avaitqu’às’étirerpourplacerleballondans le panier ; j’aimais la poésie, lui le sport, nonque les deux soientincompatibles,maistoutdemême;j’aimaisobserverlessauterellessurletronc des arbres, Marquès adorait les capturer pour leur arracher lesailes.

Nous avions pourtant deux points en commun, un seul en fait :Élisabeth!Nousétionsamoureuxd’elle,etÉlisabethn’avaitd’yeuxpouraucun de nous. Cela aurait pu créer une sorte de complicité entreMarquèsetmoi,cefuthélaslarivalitéquipritledessus.

Élisabeth n’était pas la plus jolie fille de l’école,mais elle était deloincellequiavait leplusdecharme.Elleavaitunefaçonbienàelledenouer ses cheveux, ses gestes étaient simples et gracieux et son souriresuffisait à éclairer les plus tristes journées d’automne, quand la pluietombesanscesse,quandvoschaussuresdétrempées font flic flocsur lemacadam,ces journéesoù lesréverbèreséclairent lanuitsur lechemindel’école,matinetsoir.

Monenfanceétaitlà,désolée,danscettepetitevilledeprovinceoùj’attendaisdésespérémentqu’Élisabethdaignemeregarder,oùj’attendaisdésespérémentdegrandir.

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Partie1

Chapitre1

Ilasuffid’unejournéepourqueMarquèsmeprenneengrippe.Une

petite journée pour que je commette l’irréparable. Notre professeurd’anglais, Mme Schaeffer, nous avait expliqué que le prétérit simplecorrespondaitd’unemanièregénéraleàunpassérévolun’ayantplusderelation avec le présent qui n’a pas duré et que l’on peut parfaitementsituerdansletemps.Labelleaffaire!

Aussitôt dit, Mme Schaeffer me désigna du doigt, me demandantd’illustrersonproposparunexempledemonchoix.Lorsquejesuggéraique ce serait drôlement chouette que l’année scolaire fût au prétérit,Élisabeth laissa échapper un franc éclat de rire.Ma blague n’ayant faitmarrer que nous, j’en déduisis que le reste de la classe n’avait riencomprisausensduprétéritenanglaisetMarquèsenconclutquej’avaismarqué des points avec Élisabeth. C’en était fait du reste de montrimestre.Àcompterdecelundi,premierjourderentréedesclasses,etplusprécisémentdemoncoursd’anglais,j’allaisvivreunvéritableenfer.

J’héritaiillicod’unecolledeMmeSchaeffer,sentenceapplicabledèslesamedimatinsuivant.Troisheuresàramasserlesfeuillesdanslacour.Jedétestel’automne!

Lemardietlemercredi,j’eusdroitàunesériedecroche-pattesdelapartdeMarquès.Chaquefoisquejem’étalaisdetoutmonlong,lemêmeMarquès récupérait son retard dans la course à celui qui faisait le plusrire les autres. Il prit même une certaine avance, mais Élisabeth netrouvait pas cela drôle et son appétit de vengeance était loin d’êtrerassasié.

Le jeudi,Marquèspassaà lavitesse supérieure, etmoi, l’heureducoursdemathscloîtrédansmoncasier,dont ilavaitcadenassé laporte

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aprèsm’yavoirfaitentrerdeforce.Jesoufflailacombinaisonaugardienquibalayaitlesvestiairesetavaitfiniparm’entendretambouriner.Pournepasm’attirerplusd’ennuisenpassantpouruncafteur,jejuraim’êtrebêtement enfermé tout seul en cherchant à me cacher. Le gardien,intrigué,medemandacomment j’avaispuverrouiller le cadenasdepuisl’intérieur, je fis semblantdenepasavoir entendu laquestionet filai àtoutesjambes.J’avaismanquél’appel.Macolledusamedifutprolongéed’uneheureparleprofesseurdemathématiques.

Le vendredi fut la pire journée de ma semaine. MarquèsexpérimentasurmoilesprincipesélémentairesdelaloidelagravitationdeNewtonappriseaucoursdephysiquede11heures.

La loi de l’attraction universelle, découverte par Isaac Newton,explique en gros que deux corps ponctuels s’attirent avec une forceproportionnelle à chacune de leurs masses, et inversementproportionnelleaucarrédeladistancequilessépare.Cetteforceapourdirectionladroitepassantparlecentredegravitédecesdeuxcorps.

Voilà pour l’énoncé qu’on peut lire dans le manuel. Dans lapratique,c’estuneautrehistoire.Prenezunindividuquisubtiliseraitunetomateàlacantine,avecuneautreintentionquedelamanger;attendezque sa victime se trouve à unedistance raisonnable, qu’il appliqueunepoussée sur ladite tomate avec toute la force contenuedans son avant-brasetvousverrezqu’avecMarquèslaloideNewtonnes’appliquepastelque prévu. J’en veux pour preuve que la direction empruntée par latomate ne suivit pas du tout la droite passant par le centre de gravitédemoncorps;elleatterritdirectementsurmeslunettes.Etaumilieudesriresquienvahissaientleréfectoire,jereconnusceluid’Élisabeth,sifrancetsijoli,etçamefilaunsérieuxcafard.

Cevendredisoir,tandisquemamèremerépétait,suruntonsous-

entendant qu’elle avait toujours raison, « Tu vois que tout s’est bienpassé », je déposai mon bulletin de colle sur la table de la cuisine,annonçaiquejen’avaispasfaimetmontaimecoucher.

***

Le samedi matin en question, pendant que les copains prenaient

leurpetitdéjeunerdevantlatélévision,moijeprislecheminducollège.Lacourétaitdéserte,legardienrepliamonbulletindecolledûment

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signé et le rangea dans la poche de sa blouse grise. Il me remit unefourche,medemandadeprendregardeànepasmeblesser,etdésignauntasde feuillesetunebrouetteaupieddupanierdebasket,dont le filetm’apparaissaittell’oeildeCaïn,ouplutôtceluideMarquès.

Jemedébattaisavecmontasde feuillesmortesdepuisunebonnedemi-heure,quandlegardienvintenfinàmarescousse.

—Mais,jetereconnais,c’esttoiquit’étaisenfermédanstoncasier,n’est-cepas?Sefairecollerlepremiersamedidelarentrée,c’estpresqueaussifortquelecoupducadenasverrouillédepuisl’intérieur,medit-ilenm’ôtantlafourchedesmains.

Il laplantad’ungeste assurédans lemonticule et soulevaplusdefeuillesquejen’avaisréussiàenrécolterdepuisquej’étaisàlatâche.

—Qu’est-cequetuasfaitpourméritercettepunition?demanda-t-ilenremplissantlabrouette.

—Uneerreurdeconjugaison!marmonnai-je.—Mmm,jenepeuxpasteblâmer,lagrammairen’ajamaisétémon

fort.Tunesemblespastrèsdouénonpluspourlebalayage.Est-cequ’ilyaquelquechosequetusaisbienfaire?

Sa questionme plongea dans une réflexion abyssale. J’avais beautourneretretournerleproblèmedansmatête,impossibledem’attribuerle moindre talent, et je compris soudain pourquoi mes parentsaccordaient tant d’importance à ces fameux six mois d’avance : je nepossédaisriend’autrepourlesrendrefiersdeleurprogéniture.

— Il doit bien y avoir quelque chose qui te passionne, que tuaimerais faire plus que tout, un rêve à accomplir ? ajouta-t-il enramassantunsecondtasdefeuilles.

—Apprivoiserlanuit!balbutiai-je.Lerired’Yves,c’étaitleprénomdugardien,résonnasifortquedeux

moineauxabandonnèrentleurbranchepours’enfuiràtire-d’aile.Quantàmoi,jepartistêtebasse,mainsdanslespoches,àl’autreboutdelacour.Yvesmerattrapaenchemin.

—Jenevoulaispasmemoquer,c’estjustequetaréponseestunpeusurprenante,voilàtout.

L’ombredupanierdebaskets’étiraitdanslacour.Lesoleilétaitloind’avoiratteintsonzénith,etmapunitionloind’êtreachevée.

—Etpourquoivoudrais-tuapprivoiserlanuit?C’estvraimentunedrôled’idée!

—Vousaussiquandvousaviezmonâge,ellevousterrorisait.Vousdemandiezmême qu’on ferme les volets de votre chambre pour que la

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nuitn’entrepas.Yves me dévisagea, stupéfait. Ses traits avaient changé, son air

bienveillantavaitdisparu.—Un,cen’estpasvrai,etdeux,commenttupeuxsavoirça?—Sic’estpasvrai,qu’est-cequeçapeutbienfaire?répliquai-jeen

reprenantmaroute.—Lacourn’estpasbiengrande, tun’iraspas loin,meditYvesen

merejoignant,ettun’aspasréponduàmaquestion.—Jelesais,c’esttout.—D’accord, c’est vrai que j’avais très peur de la nuit,mais je n’ai

jamaisracontéçaàpersonne.Alorssitumediscommenttul’asapprisetsitumejuresdegarderlesecret,jetelaisseraifilerà11heuresaulieudemidi.

—Topelà!dis-jeentendantlapaumedemamain.Yvesmetopadanslamainetmeregardafixement.Jen’avaispasla

moindreidéedelafaçondontj’avaisapprisquelegardienredoutaittantlanuitquandilétaitenfant.J’avaispeut-êtresimplementplaquésurluimes propres peurs. Pourquoi les adultes ont-ils besoin de trouver uneexplicationàchaquechose?

— Viens, allons nous asseoir, ordonna Yves en désignant le bancprèsdupanierdebasket.

—J’aimeraismieuxqu’onailleailleurs,répondis-jeenmontrant lebancquisetrouvaitàl’opposé.

—Vapourtonbanc!Commentluiexpliquerquejusteavant,alorsquenousétionscôteà

côteaumilieudelacour,ilm’étaitapparu,àpeineplusâgéquemoi?Jenesaisnicommentnipourquoicephénomènes’étaitproduit,seulementquelepapierpeintdesachambreétaitjauni,queleparquetdelamaisonoùilvivaitcraquaitetqueçaaussi,çaluifichaitunetrouillebleuedèslanuitvenue.

—Jenesaispas,dis-je,unpeueffrayé,jecroisquejel’aiimaginé.Noussommesrestés tousdeuxassis surcebancun longmoment,

ensilence.PuisYvesasoupiréetm’atapotélegenouavantdeselever.—Allez,tupeuxfiler,nousavonsfaitunpacte,ilest11heures.Ettu

gardescesecretpourtoi,jeneveuxpasquelesélèvessemoquentdemoi.Jesaluaileconciergeetjerentraichezmoi,avecuneheured’avance

surl’horaireprévu,medemandantcommentpapam’accueillerait.Ilétaitrevenutarddevoyagelaveilleausoiretàl’heurequ’ilétait,mamanavaitdû lui expliquer pourquoi je n’étais pas à la maison. De quelle autre

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punition allais-je hériter pour avoir été collé le premier samedi de larentrée?Pendantquejeressassaiscessombrespenséessurlecheminduretour,quelquechosedesurprenantmefrappa.Lesoleilétaithautdanslecieletjetrouvaimonombreétrangementgrande,bienplusbalèzequed’habitude. Je m’arrêtai un instant pour y regarder de plus près ; sesformesnemecorrespondaientpas, commesi cen’étaitpasmonombrequime devançait sur le trottoir,mais celle d’un autre. Je l’observai endétail et, à nouveau, je vis soudain un moment d’enfance qui nem’appartenaitpas.

Unhommem’entraînaitaufondd’unjardinquim’étaitinconnu,ilôtaitsaceintureetmedonnaitunesérieusecorrection.

Mêmefurieux, jamaismonpèren’aurait levé lamainsurmoi.J’aicrudevineralorsdequellemémoireresurgissaitcesouvenir.Cequim’estvenu à l’esprit était totalement improbable, pour ne pas direcomplètement impossible. J’ai accéléré le pas, mort de trouille, biendécidéàrentrerauplusvite.

Mon père m’attendait dans la cuisine ; lorsqu’il m’entendit posermoncartabledanslesalon,ilm’appelaaussitôt,savoixétaitgrave.

Pour cause demauvaise note, de chambre en désordre, de jouetsdémontés,depillagenocturnedufrigo,delecturestardivesàlalampedepoche,lepetitpostederadiodemamèrecollésousl’oreiller,sansparlerdujouroùj’avaisremplimespochesaurayonbonbonsdusupermarchépendant que maman ne faisait pas attention à moi, contrairement auvigile, j’avais réussi à provoquer dans ma vie quelques fameux oragespaternels. Mais je connaissais certaines ruses, dont un sourire contritirrésistible,quisavaientrepousserlesplusviolentestempêtes.

Cette fois, jen’euspasàenuser,papan’avaitpas l’air fâché, justetriste.Ilmedemandadem’asseoirenfacedeluiàlatabledelacuisineetpritmesmains dans les siennes.Notre conversation dura dixminutes,pas plus. Il m’expliqua tout un tas de choses sur la vie, que jecomprendraisquand j’aurais sonâge.Jen’enai retenuqu’une : il allaitquitter la maison. Nous continuerions à nous voir aussi souvent quepossible,maisilfutincapabledem’endireplussurcequ’ilentendaitpar«possible».

Papa se leva et me demanda d’aller réconforter maman dans sachambre. Avant cette conversation, il aurait dit « notre chambre »,désormais,ceneseraitplusquecelledemaman.

J’obéisaussitôtetgrimpaiàl’étage.Jemeretournaisurladernièremarche,papaavaitunepetitevaliseàlamain.Ilmefitunsigneenguise

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d’aurevoiretlaportedelamaisonserefermaderrièrelui.Jenedevaisplusrevoirmonpèreavantdedeveniradulte.

***

J’ai passé le week-end avec maman, faisant semblant de ne pas

entendre son chagrin. Maman ne disait rien, parfois elle soupirait etaussitôt ses yeux s’emplissaient de larmes, alors elle se retournait pourquejenelavoiepas.

Au milieu de l’après-midi, nous nous sommes rendus ausupermarché. J’avais remarqué depuis longtemps que lorsque mamanavait le cafard, nous allions faire des courses. Je n’ai jamais compriscommentunpaquetdecéréales,des légumesfraisoudescollantsneufspouvaient faire du bien au moral... Je la regardais s’affairer dans lesrayonnages,medemandantsiellesesouvenaitquej’étaisàcôtéd’elle.Lecaddiepleinetleporte-monnaievide,noussommesrentrésàlamaison.Mamanapasséuntempsinfiniàrangerlesprovisions.

Ce jour-là,mamana faitungâteau,unquatre-quartsauxpommesnappédesiropd’érable.Elleamisdeuxcouvertssurlatabledelacuisine,adescendulachaisedemonpèreàlacaveetelleestremontées’asseoirenfacedemoi.Elleaouvertletiroirprèsdelagazinière,sortilepaquetdebougiesuséesquej’avaissouffléesàmonanniversaire,enaplantéuneaumilieudugâteauetl’aallumée.

—C’estnotrepremierdînerenamoureux,m’a-t-elleditensouriant,ilfaudraquenousnousensouvenionstoujourstoietmoi.

Quandj’yrepense,monenfanceétaittrufféedepremièresfois.Cegâteauauxpommesetausiropd’érableaéténotrerepasdusoir.

Mamanaprismamainetl’aserréedanslasienne.— Et si tu me racontais ce qui ne va pas à l’école, m’a-t-elle

demandé.

***

Lechagrindemamanavait tellementoccupémespenséesque j’en

avaisoubliémesmésaventuresdusamedi.J’yrepensaisurlechemindel’école,espérantqueMarquèsauraitpasséunweek-endbienmeilleurquele mien. Qui sait, avec un peu de chance, il n’aurait plus besoin d’un

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souffre-douleur.La file de la section 6C était déjà formée sous le préau et l’appel

n’allait pas tarder à commencer. Élisabeth était juste devant moi, elleportait unpetit pull bleumarine et une jupe à carreaux qui descendaitjusqu’auxgenoux.Marquèss’estretournéetm’alancéunsaleregard.Lecortèged’élèvesestentrédansl’établissementenfileindienne.

Pendantlecoursd’histoire,alorsqueMmeHenrynousracontaitlescirconstancesdans lesquellesToutankhamonavaitperdu lavie,àcroirequ’elle se trouvait près de lui au moment de sa mort, je pensais à larécréationnonsansappréhension.

Laclocheallaitsonnerà10h30,l’idéedemeretrouverdanslacouravecMarquèsnem’enchantaitpasvraiment,mais j’étaisbienobligédesuivrelescopains.

Jem’étaisisolésurlebancoùj’avaistailléunbrindeconversationaveclegardienpendantmacolle,justeavantderentreràlamaisonpourapprendre que mon père nous quittait, lorsque Marquès est venus’asseoiràcôtédemoi.

—Jet’aiàl’oeil,medit-ilenm’empoignantparl’épaule.Net’avisepasdeteprésenteràl’électiondudéléguédeclasse,jesuisleplusvieuxetc’est à moi que revient ce poste. Si tu veux que je te fiche la paix, unconseil, fais-toi discret, et puis ne t’approche pas d’Élisabeth, je dis çapour ton bien. Tu es trop jeune, tu n’as aucune chance, alors inutiled’espérer,tuteferaisdelapeinepourrien,petitcrétin.

Il faisait beau ce matin-là dans la cour de récréation, je m’ensouviensparfaitement,etpourcause!Nosdeuxombressecôtoyaientsurle bitume. Celle de Marquès mesurait un bon mètre de plus que lamienne,questiondeproportions,c’estmathématique.Jemesuisdéplacésubrepticement pour quemon ombre prenne le dessus.Marquès ne serendaitcomptederien,moicepetitjeum’amusait.Pourunefoisc’étaitmoileplusfort,çanecoûterienderêver.Marquès,quicontinuaitdememassacrer l’épaule, vit Élisabeth passer près dumarronnier à quelquesmètres de nous. Il se leva et me donna l’ordre de ne pas bouger, melaissantenfintranquille.

Yvessortitdelaremiseoùilrangeaitsonmatériel.Ils’avançaversmoi, etme regarda d’un air si sérieux que jeme suis demandé ce quej’avaisencorebienpufaire.

—Jesuisdésolépourtonpère,medit-il.Tusais,avecletemps,leschosesfinirontpeut-êtrepars’arranger.

Commentpouvait-ildéjàconnaître lanouvelle?Ledépartdemon

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pèrenefaisaitquandmêmepaslaunedelagazetteduvillage.Lavérité, c’estquedans lespetites villesdeprovince, tout se sait,

aucunragotn’échappeauxuns,avidesdumalheurdesautres.Quandj’aipris conscience de ça, la réalité du départ de papam’est retombée unedeuxièmefoissurlesépaules,telunfardeau.Sûrque,dèslesoirmême,onenparleraitdanstouteslesmaisonsdesélèvesdemaclasse.Lesunsrendraient ma mère responsable, pour les autres ce serait la faute depapa.Danstouslescas,jeseraislefilsincapabled’avoirrendusonpèresuffisammentheureuxpourl’empêcherdepartir.

L’annéecommençaitfranchementmal.—Tut’entendaisbienaveclui?medemandaYves.J’airéponduouid’unhochementdetêtetoutenregardantfixement

leboutdemeschaussures.— La vie est mal faite, moi mon père était un salaud. J’aurais

tellementaiméqu’ilquittelamaison.Jesuispartiavantlui,pournepasdireàcausedelui.

—Papa n’a jamais levé lamain surmoi ! rétorquai-je pour évitertoutmalentendu.

—Lemiennonplus,répliqualegardien.—Sivousvoulezqu’ondeviennecopains,ilfautsedirelavérité.Je

saisbienquevotrepèrevousfrappait,ilvousentraînaitaufonddujardinpourvousdonnerunerousteavecsaceinture.

Mais qu’est-ce qui m’avait pris de dire ça ? Je ne savais pascommentcesparolesétaientsortiesdemabouche.Peut-êtrequej’avaiseubesoind’avoueràYvescequej’avaisvucefameuxsamedialorsquejerentraisdemacolle.Ilmeregardadroitdanslesyeux.

—Quit’aracontéça?—Personne,répondis-jeconfus.—Tuessoitunfouineur,soitunmenteur.— Je ne suis pas un fouineur ! Et vous, qui vous a dit pourmon

père?— Je portais le courrier à Mme la directrice quand ta maman a

appelé pour prévenir. La directrice était si consternée en raccrochantqu’elleenparlaitàvoixhaute,répétant«Ceshommes,quelssalauds,desvraissalauds».Quandelleaprisconscienceque jemetrouvaisenfaced’elle,elles’estsentieobligéedes’excuser.«PasvousYves»,ellem’adit.«Biensûrpasvous»,elleamêmerépété.Tuparles,ellepensepareildemoi,ellepensepareildenoustous;àsesyeuxonestdessalauds,monpetit, suffit d’être un homme pour appartenir au mauvais clan. Si tu

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avaisvucommeelleétaitmalheureusequand l’écoleestdevenuemixte.C’estbienconnu,leshommestrompentleursfemmes,etonsedemandeavec qui ? Avec qui, sinon avec des femmes qui trompent aussi leurshommes?Etjesaisdequoijeparle.Tuverras,quandtuserasgrand.

J’aurais voulu faire croire à Yves que je ne savais pas de quoi ilparlait,mais je venais de lui dire quenotre camaraderienepourrait seconstruire sur le mensonge. Je savais parfaitement de quoi il parlait,depuis le jouroùmamanavait trouvéuntubederougeà lèvresdans lapoche du manteau de papa et que papa avait prétendu qu’il n’avaitaucuneidéedelafaçondontilétaitarrivélà,jurantquec’étaitsûrementune mauvaise blague d’un copain de bureau. Papa et maman s’étaientdisputés toute lanuit et j’enavaisplusappris enun soir sur l’infidélitéqu’avec tout ce que j’avais pu entendre dans les séries que mamanregardait à la télé.Même sans image, c’est beaucoup plus authentiquequandlesacteursdudramejouentdanslachambreàcôtédelavôtre.

— Bon, je t’ai dit comment j’ai su pour ton père, reprit Yves,maintenantàtontour.

Laclochesonnaitlafindelarécré;Yvesagrommeléquelquesmotsetm’aordonnédefilerencours.Ilaajoutéquenousn’enavionspasfini,touslesdeux.Ilestrepartiverssaremiseetmoiversmaclasse.

Jemarchaifaceausoleiletmeretournaisoudain; l’ombrequimesuivait était à nouveau toute petite, celle qui devançait le gardien, bienplusgrande.Encedébutdesemaine,unechoseaumoinsétaitredevenuenormaleet çame rassurait terriblement.Mamanavaitpeut-être raison,j’avaistropd’imaginationetçamejouaitparfoisdessalestours.

***

Jen’écoutairienencoursd’anglais.D’abordjen’avaispaspardonné

àMme Schaeffer de m’avoir collé et puis de toute façon j’avais l’espritailleurs. Pourquoimamère avait-elle téléphoné à la directrice pour luiraconter sa vie, notre vie ? Elles n’étaient pasmeilleures amies que jesache, et je trouvais ce genre de confidence tout à fait déplacé. Est-cequ’elle imaginait les conséquences pour moi quand la nouvelle serépandrait?Jen’avaisplusaucunechanceavecÉlisabeth.Ensupposantqu’elleaimelesgarçonsàlunettesetdepetitetaille,cequidéjàétaitunesupposition relativement optimiste, qu’elle soit attirée par le contraired’unMarquès, genre grand type baraqué et assez sûr de lui, comment

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pourrait-ellerêverd’unaveniravecquelqu’undontlepèreavaitquittélamaisonpourtouteslesraisonsqu’onconnaissait,laprincipaleétantquesonfilsnevalaitpaslapeinederester?

J’ai ruminé cettepenséeà la cantine, en coursdegéographie, à larécréationdel’après-midietsurlechemindelamaison.Enrentrantchezmoi, j’étaisbiendécidéàexpliqueràmamère lagravitédupétrindanslequelellem’avait fourré.Maisentournant laclédanslaserrure, jemedis que ce serait trahir Yves ;mamère rappellerait la directrice dès lelendemain pour lui reprocher de n’avoir pas su garder le secret, ladirectrice n’aurait pas besoin de mener une grande enquête pourdécouvrir l’origine de la fuite. En compromettant le gardien, jecompromettaisaussileschancesquenotrecamaraderiedevienneunjourunebelleamitié,etcequimemanquaitleplusdanscettenouvelleécole,c’étaitunami.Qu’Yvesaittrenteouquaranteansdeplusquemoim’étaitbien égal. Lorsque je lui avais mystérieusement chapardé son ombre,j’avaisressentiqu’ilétaitdignedeconfiance.Ilfaudraitquejetrouveunautremoyendeconfondremamère.

Nousavonsdînédevant la télé,mamann’étaitpasd’humeuràmefaire la conversation. Depuis le départ de papa, elle ne parlait presqueplus,commesilesmotsétaientdevenustropdifficilesàprononcer.

Enallantmecoucher,j’airepenséàcequ’Yvesm’avaitexpliquéàlarécréation:avecletempsleschosesfinissentparfoispars’arranger.Peut-être que dans quelque tempsmaman reviendraitme dire bonsoir dansmachambre, commeavant.Cettenuit-là,même les rideaux tirés sur lafenêtre entrouverte sont restés immobiles, plus rien n’osait déranger lesilencequirégnaitdanslamaison,mêmepasuneombredanslesplisdutissu.

***

Onpourraitcroirequelecoursdemaviechangeaavecledépartde

mon père, mais ce ne fut pas le cas. Papa rentrant souvent tard dubureau,j’avaisdepuislongtempsprisl’habitudedepassermessoiréesentêteàtêteavecmamère.Lapromenadedominicalequenousfaisionsàbicyclette me manquait, mais je la remplaçai très vite par les dessinsanimés que maman me laissait regarder pendant qu’elle lisait sonjournal. À nouvelle vie, nouvelles habitudes ; nous allions partager unhamburgeraurestaurantducoinetnousnouspromenionsensuitedans

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les rues commerçantes. Les boutiques étaient fermées,maismamannesemblaitpastoujourss’enrendrecompte.

À l’heuredugoûter,ellemeproposait invariablementd’inviterdescopainsàlamaison.Jehaussaislesépaulesetluipromettaisdelefaire...plustard.

Il avait plu tout octobre. Les marronniers avaient perdu leurs

feuillesetlesoiseauxsefaisaientraressurlesbranchesdénudées.Bientôtleurchantsetutcomplètement,l’hivernetarderaitpas.

Chaquematin, je guettais l’apparitiond’un rayonde soleil,mais ilme fallut attendre lami-novembrepour qu’il perce enfin la couchedesnuages.

***

Aussitôt le ciel redevenu bleu, notre professeur de sciences

naturellesorganisaunesortieenpleinair.Ilnerestaitquequelquesjourspourallercollecterdequoiélaborerunherbierdignedecenom.

Unautocaraffrétépourl’occasionnousdéposaenlisièredelaforêtquibordenotrepetiteville.Nousvoilà, lasection6Caugrandcomplet,affrontant l’humus et la terre glissante pour ramasser toutes sortes devégétaux, feuilles, champignons,herbeshautesetmoussesauxcouleurschangeantes.Marquèsguidaitlamarche,telunsergent-chef.Lesfillesdelaclasserivalisaientdesimagréespourattirersonattention,maispasuninstant il ne quitta Élisabeth des yeux. À l’écart des autres, elle faisaitcelle qui ne s’en rendait pas compte, mais je n’étais pas dupe et jecompris,déçu,qu’elleenétaitbiencontente.

Pour avoir prêté trop d’attention au pied d’un grand chêne oùpoussaituneamaniteauchapeaudignede lacoiffed’unSchtroumpf, jeme retrouvai à la traîne et isolé du groupe. En d’autres termes, j’étaisperdu. J’entendis au loin notre professeur crier mon prénom, maisimpossibled’identifierd’oùvenaientsesappels.

Je tentai de rejoindre le groupe, mais je dus vite me rendre àl’évidence,soitlaforêtétaitsansfin,soitjetournaisenrond.Jelevailatêteverslescimesdesérables,lesoleildéclinaitetjecommençaisàavoirunesacréetrouille.

Tantpispourmonamour-propre,jehurlaidetoutesmesforces.Lescopainsdevaientse trouveràbonnedistance,caraucunevoixne faisait

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échoàmesappelsausecours.Jem’assissurlasouched’unchêneetmemis à penser à ma mère. Qui lui tiendrait compagnie le soir si je nerentraispas ?Est-cequ’elle allait croireque j’étaisparti commepapa?Lui,aumoins,l’avaitprévenue.Jamaisellenemepardonneraitdel’avoirabandonnéeainsi,surtoutaumomentoùelleavaitleplusbesoindemoi.Même s’il lui arrivait d’oublier ma présence quand nous parcourionsensemble les allées du supermarché, même si elle ne m’adressait plussouventlaparoleàcausedesmotstropdifficilesàprononcer,ousiellenevenaitplusmedirebonsoirdansmachambre,jesavaisqu’elleseraittrèsmalheureuse.Mince,j’auraisdûpenseràtoutçaavantderêvasserdevantcestupidechampignon.Sijeleretrouvais,jeledécoifferaisd’unboncoupdepiedpourm’avoirjouécemauvaistour.

—Maisbonsang,qu’est-cequetufiches,imbécile?C’étaitbienlapremièrefoisdepuislarentréequej’étaiscontentde

voirlatêtedeMarquès,elleapparutentredeuxhautesfougères.—Leprofdesciencesestdanstoussesétats,ilétaitprêtàorganiser

unebattue,jeluiaiditquej’allaisteretrouver.Quandonvaàlachasse,mon paternel n’arrête pas deme dire que j’ai un don pour dénicher lemauvaisgibier.Jevaisfinirparcroirequ’ilaraison.Tutedépêches,oui!Tudevraisvoirtatête,jesuissûrquesij’avaisattenduencoreunpeujet’auraissurprisenlarmescommeunemauviette.

Pour me balancer ces bonnes paroles, Marquès s’était agenouilléface à moi. Le soleil était dans son dos et auréolait sa tête, ce qui luidonnait un air encore plusmenaçant que d’habitude. Il avait collé sonvisagesiprèsdumienque jepouvaissentir lesrelentsdesonchewing-gum.Ils’estredresséetm’adonnéuncoupsurlebras.

—Alors,onyvaoutupréfèrespasserlanuitici?Jemesuis levésansriendireet je l’ai laissé fairequelquespasen

avant.C’estlorsqu’ils’estéloignéquejemesuisrenducomptequequelque

chose clochait. L’ombre que je traînais derrièremoi devaitmesurer unbonmètredeplusquelanormale,celledeMarquèsétaittoutepetite,sipetitequej’enaidéduitqu’ilnepouvaits’agirquedelamienne.

Si après m’avoir sauvé Marquès découvrait que j’en avais profitépour lui piquer son ombre, ce n’était plus mon trimestre mais mascolarité toutentièrequiserait foutue, jusqu’à l’examendesortieàmesdix-huitans.Pasbesoind’êtredouéencalculmentalpoursavoirqueçareprésentaitunpaquetdejournéesàvivreuncauchemaréveillé.

Jeluiaiemboîtélepasaussitôt,biendécidéàcequenosombresse

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chevauchentànouveaupourquetoutredeviennenormalcommeavant,avant que papa ne quitte lamaison. Tout ça n’avait aucun sens, on neconfisquepas l’ombredequelqu’uncommeça!C’étaitpourtantbiencequi venait de se produire, pour la deuxième fois. L’ombre deMarquèss’étaitsuperposéeàlamienneet,lorsqu’ils’étaitéloignédemoi,elleétaitrestée accrochée au bout demes pieds.Mon coeur battait la chamade,j’avaislesjambesencoton.

Nousavonstraversé laclairièrevers lecheminoù leprofesseurdesciences naturelles et les copains nous attendaient. Marquès levait lesbras au ciel en signe de victoire, il avait l’air d’un chasseur et moi dutrophée qu’il traînait derrière lui. Le professeur nous faisait de grandssignes,pourquel’onsedépêche.Lebusattendait.Jesentaisquej’allaisencoreenprendrepourmongrade.Lescopainsnousdévisageaientetjedevinais les moqueries dans leurs regards. Au moins ce soir-là, ilsauraient une autre histoire à raconter chez eux que les problèmes decoupledemesparents.

Élisabethétaitdéjàassisedanslebus,àlamêmeplacequ’àl’aller.Elle ne regardait même pas par la vitre, ma disparition n’avait pas dûbeaucoupl’inquiéter.Lesoleilglissaitunpeuplusverslaligned’horizon,nos ombres s’effaçaient petit à petit, devenant à peine visibles. Tantmieux,personneneremarqueraitcequis’étaitproduitdanslaforêt.

Je grimpai dans le bus, l’air penaud. Le prof de sciences medemanda comment j’avais fait pour me perdre et me confia que je luiavaisfichuunepeurbleue,maisilavaitl’aircontentquetoutsesoitbienterminé,onenresteraitlà.Jesuisallém’asseoirsurlabanquettedufondetjen’aiplusditunmotdetoutleretour.Detoutefaçon,jen’avaisrienàdire, jem’étaisperdu,voilà tout,çaarriveauxmeilleurs.J’avaisvuà latélévision un documentaire sur des alpinistes chevronnés qui s’étaientégarés dans la montagne, et moi je n’ai jamais prétendu être unrandonneurchevronné.

Lorsque je suis rentré à la maison, maman m’attendait dans le

salon.Ellem’aprisdanssesbrasetm’aserrétrèsfort,presquetropfortàmongoût.

—Tut’esperdu?dit-elleenmecaressantlajoue.Elledevaitêtrereliéepartalkie-walkieavec ladirectricede l’école,

c’étaitpaspossibleautrementquelesinformationsàmonsujetcirculentaussivite.

Jeluiaiexpliquémamésaventure,elleatenuabsolumentàceque

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je prenne un bain chaud. J’avais beau lui répéter que je n’avais pas eufroid,ellenevoulaitrienentendre.Àcroirequecebainallaitnouslaverdetouslestracasquis’étaientabattussurnosvies:pourelleledépartdepapaetpourmoil’arrivéedeMarquès.

Pendantqu’ellemefrictionnaitlescheveuxavecunshampoingquimepiquaitlesyeux,jefusbiententédeluiparlerdemonproblèmeavecles ombres, mais je savais qu’elle neme prendrait pas au sérieux, ellem’accuserait encore d’affabuler, alors j’ai préféré me taire en espérantqu’il ferait mauvais temps le lendemain, les ombres resteraient ainsivoiléesparlagrisailleduciel.

Audîner,j’aieudroitàdurosbifetdesfrites,jedevraispenseràmeperdreplussouventenforêt.

***

Maman entra dans ma chambre à 7 heures du matin. Le petit

déjeunerétaitprêt,jen’avaisplusqu’àfairematoilette,àm’habilleretàdescendre illico si jenevoulaispasêtreen retard.En fait, j’auraisbienaimé arriver en retard à l’école, j’auraismême adoréne plus y aller dutout.Mamanm’annonçaqu’il allait faireune trèsbelle journée, et ça lamettait de bonne humeur. J’entendis ses pas dans l’escalier et jem’enfouis aussitôt sousma couette. J’ai suppliémes pieds d’arrêter den’en faire qu’à leur tête, je les ai suppliés de ne plus voler d’ombres etsurtoutderendrelasienneàMarquèsdèsquepossible.Biensûr,parleràsespiedsaupetitmatinçapeutparaîtrebizarre,maisilfautsemettreàmaplacepourcomprendrecequej’endurais.

Mon cartable solidement accroché dans le dos, je marchais versl’école en réfléchissant à mon problème. Pour procéder à l’échangeincognito, il fallait encore que l’ombre de Marquès et la mienne sechevauchentànouveau ; cequi signifiaitaussique jedevais trouverunprétextepourm’approcherdeMarquèsetluiadresserlaparole.

Lagrilledel’écoleétaitàquelquesmètres,j’inspiraiungrandcoupavant d’entrer.Marquès était assis sur le dossier du banc, entouré descopainsquil’écoutaientraconterseshistoires.Ledépôtdescandidaturesàl’électiondudéléguédeclasseavaitétéfixéàlafindelajournée,ilétaitenpleinecampagneélectorale.

J’avançaiverslegroupe.Marquèsavaitdûsentirmaprésencecarils’étaitretournéetmelançaitunmauvaisregard.

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—Qu’est-cequetuveux?Lesautresguettaientmaréponse.—Teremercierpourhier,dis-jeenbalbutiant.—Ehbienc’estfait,maintenanttupeuxallerjouerauxbilles,m’a-t-

ilrépondutandisquelescopainsricanaient.Jeressentisalorsuneforcedansmondos,uneforcequimepoussait

àfairetroispasversluiaulieudemeretirercommeilmel’avaitordonné.—Quoiencore?demanda-t-ilenhaussantleton.Jejurequecequis’estpasséensuiten’étaitpasprévu,quejen’avais

paspréméditéunesecondecequej’allaispourtantdired’unevoixassuréequimesurpritmoi-même.

—J’ai décidédemeprésenter à l’électiondudéléguéde classe, jepréféraisqueleschosessoientclairesentrenous!

La force me poussait maintenant en sens inverse, cette fois endirectiondupréauverslequelj’avançais,commeunsoldatdroitdanssesbottes.

Pas un bruit derrière moi. Je m’attendais à entendre desricanements,seulelavoixdeMarquèsbrisalesilence.

—Alors,c’estlaguerre,dit-il.Tuvasleregretter.Jenemeretournaipas.Élisabeth,quines’étaitpasmêléeaugroupe,croisamoncheminet

mechuchotaqueMarquès lui tapait sur lesnerfs,puis elle s’éloignaenfaisantcommesiderienn’était.J’estimaiquemaduréedevien’iraitpasau-delàdelaprochainerécréation.

Etàlarécréation,lesoleilpointaitau-dessusdelacour.Jeregardaislesélèvesquicommençaientunepartiedebasket,quandj’aivus’allongerdevantmes pieds ce que je redoutais tant. Non seulementmon ombreétait tropgrandepourêtre lamienne,mais jenemesentaisplustoutàfait lemême.Combiende temps avant que quelqu’un s’en aperçoive etrévèlecesecretquimeterrorisait?Parmesuredeprécaution,j’airegagnélepréau.Luc,lefilsduboulanger,quis’étaitcassélajambependantlesvacancesetportaitencoreuneattelle,m’afaitsignedevenirlerejoindre.Jemesuisassisprèsdelui.

—Jet’avaissous-estimé.C’estdrôlementgonflécequetuviensdefaire.

—C’estplutôtsuicidaire,répondis-je,etpuisjen’aiaucunechance.— Si tu veux gagner, tu dois changer d’état d’esprit. Rien n’est

jamaisperdud’avance,ilfautavoirlavolontéd’unvainqueurpouravoirseschances,c’estmonpèrequiditça.Etpuisjenesuispasd’accordavec

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toi.Jesuissûrque,sousleursairsdebonscamarades,ilyenaplusd’unquinelesupportentpas.

—Quiça?— Ton rival, de qui veux-tu que je parle ? En tout cas, tu peux

comptersurmoi,jesuisdetoncôté.Cettepetiteconversationderiendutoutétaitlaplusbellechosequi

mesoitarrivéedepuislarentrée.Cen’étaitencorequ’unepromesse,maisla seule idée d’avoir enfin un copain de mon âge suffisait à me faireoublier tout le reste, mon affrontement avec Marquès, mon problèmed’ombre et, pendant quelques instants, j’en oubliaimême que papa neseraitplusàlamaisonpourquejeluiracontetoutça.

Lemercredi,c’étaitlaquilleà15h30.Aprèsavoirinscritmonnom

surlalistedescandidaturespunaiséesurletableauenliègedusecrétariatdel’école–j’avaisremarquéàcesujetquemonnométaitleseulàfigurersousceluideMarquès–,jereprislechemindelamaison,enproposantàLuc de le raccompagner chez lui puisque nous habitions dans lemêmequartier.

Nousmarchions l’unàcôtéde l’autresur letrottoiret jeredoutaisqu’il se rende compte que quelque chose clochait avec nos ombres, lamienne s’étirait bien plus loin que la sienne alors que nousmesurionspresque la même taille. Mais il ne prêtait aucune attention à nos pas,peut-être à cause de son attelle qui lui fichait un complexe. Les élèvesl’appelaientCapitaineCrochetdepuislejourdelarentrée.

Enpassantàlahauteurdelapâtisserie,ilmedemandasiunpainauchocolatme tenterait.Jen’avaispasassezd’argentdepochepourm’enoffrirun,maiscen’étaitpasgrave,j’avaisdansmoncartableunsandwichauNutellapréparéparmaman,ceseraittoutaussibonetonpouvaitselepartager.Lucéclataderireetmeditquesamèren’avaitpasl’habitudedeluifairepayersesgoûters.Puisilmemontrafièrementladevanturedelaboulangerie.Sur lavitrine,en lettresdélicatementpeintesà lamain,onpouvaitlire«BoulangerieShakespeare».

Etdevantmonairahuri,ilmerappelaquesonpèreétaitboulangeretqueçatombaitbienparcequela«BoulangerieShakespeare»,c’étaitjustementcelledesesparents.

—Tut’appellesvraimentShakespeare?—Oui,vraiment,maisaucunliendeparentéaveclepèred’Hamlet,

c’estjusteunsynonyme.

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—Homonyme!repris-je.—Situveux.Bon,onlemangecepainauchocolat?Lucpoussalaportedumagasin.Samamanétaitrondecommeune

brioche,etsouriante.Ellenousaccueillitavecunaccentquin’étaitpasducoin.LamamandeLucavaitunevoixchantante,unevoixàvousmettretoutdesuitedebonnehumeur,unefaçondeparlerquivousfaisaitvoussentirlebienvenu.

Ellenousproposaunpainauchocolatouunéclairaucaféet,avantquenousayonseuletempsdechoisir,elledécidadenousoffrirlesdeux.J’étaisgêné,maisLucmeditquesonpèreenfabriquaittoujourstropetquedetoutefaçon,cequineseraitpasvenduenfindejournéeseraitbonpour la poubelle, alors autant ne pas gâcher. Nous avons dévoré notrepainauchocolatetnotreéclairaucafésansnousfaireprier.

La maman de Luc lui demanda de garder le magasin, le tempsqu’elleaillechercherlanouvellefournéedepainsdansl’atelier.

Ça me faisait un drôle d’effet de voir mon copain assis sur letabouretderrièrelacaisse.Soudain,jenousimaginaisavecvingtansdeplus,enhabitsd’adultes,luidanslapeauduboulangeretmoidanscelled’unclientdepassage...

Mamanmedit souventque j’ai l’imaginationgalopante.J’ai ferméles yeux et, étrangement, je me suis vu entrer dans cette boulangerie,j’avaisunepetitebarbeetjetenaisunesacocheàlamain,peut-êtrequequand je serai grand, je serai médecin ou comptable ; les comptablesaussiportentdessacoches.J’avancevers leprésentoiretcommandeunéclairaucaféquandsoudain, je reconnaismonvieuxcopaind’école.Jenel’aipasrevudepuistoutescesannées,ontombedanslesbrasl’undel’autreetonpartageunéclairaucaféetunpainauchocolatensouvenirdubontemps.

Jecroisquec’estdanscetteboulangerie,enregardantmoncopainLucjoueraucaissier,quej’aiprisconscience,pourlapremièrefois,quej’allaisvieillir.Jenesaispaspourquoi,maispourlapremièrefoisaussi,je n’ai plus eu envie de quitter mon enfance, plus du tout eu envied’abandonnercecorpsquejetrouvaisjusque-làtroppetit.Jemesentaisvraimentbizarredepuisquej’avaispiquél’ombredeMarquès,ildevaityavoirdeseffetssecondairesàcetétrangephénomèneetcetteidéen’étaitpasfaitepourmerassurer.

QuandlamèredeLucremontadufournilavecunegrilledepetitspains chaudsqui sentaientdrôlementbon,Luc lui dit qu’il n’y avait euaucun client. Elle soupira en haussant les épaules, arrangea les petits

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painssurl’étagèredelavitrineetnousdemandasinousn’avionspasdesdevoirs. J’avaispromisàmamande finir lesmiensavant son retour, jeremerciaiencoreLucetsamèreetjereprislechemindelamaison.

Au carrefour, j’ai déposémon sandwich auNutella sur unmuret,

pour legoûterdesoiseaux ; jen’avaisplus faimet jenevoulaissurtoutpas vexermamère en lui laissant croire que ses goûters étaientmoinsbonsquelesgâteauxdeMmeShakespeare.

Devantmoi, l’ombre s’était encoreallongée. Je rasais lesmurs,depeurdecroiserunautrecopain.

Arrivé à la maison, j’ai foncé dans le jardin pour étudier lephénomènedeplusprès.Papaditquepourgrandir il fautapprendreàaffronter ses peurs, les confronter à la réalité.C’est ce que j’ai tentédefaire.

Certainspassentdesheuresdevant lemiroirenespérantyvoirunautre reflet que le leur,moi j’ai joué toute la fin d’après-midi avecmanouvelle ombre et, à ma grande surprise, j’ai ressenti comme unerenaissance. Pour la première fois, même si ce n’était qu’en négatifimprimésurlesol,j’avaisl’impressiond’êtreunautre.Quandlesoleilestpasséderrièrelacolline,jemesuissentiunpeuseuletpresquetriste.

Après un dîner vite expédié, mes devoirs étaient faits et mamanregardait son feuilleton préféré – elle avait décrété que la vaisselleattendrait–,j’aipum’échapperaugreniersansmêmequ’elles’enrendecompte. J’avaisune idée en tête.Là-haut, dans les soupentes, il y avaitune grande lucarne, ronde comme la pleine lune, et la lune étaitparfaitementpleinecesoir-là.Ilfallaitàtoutprixquej’éclaircissecequim’arrivait.Cen’étaitpasanodindemarchersurl’ombredequelqu’unetderepartiravec.Puisquemamanmedisaitquej’avaistropd’imagination,j’aidécidéd’allervérifierçaaucalmeetleseulendroitoùjesuisvraimentaucalme,c’estdanslegrenier.

Là-haut,c’étaitmonmondeàmoi.Monpèren’yallaitjamais,c’étaittropbasdeplafond,ilsecognaittoujourslatêteetçaluifaisaitdiredesmotsterribles,dugenre«putain»,«bordel»et«merde».Parfoislestrois enune seulephrase.Moi, si j’en avaisdit un seul, j’en auraisprispourmon grade,mais les adultes ont droit à des tas de trucs qui noussont interdits.Bref, dès que j’ai été en âgede grimper au grenier,monpèrem’aenvoyéàsaplaceetj’étaisravideluirendreceservice.Pourêtretoutàfaithonnête,audébutlegreniermefaisaitunpeupeur,àcausedela pénombre, mais plus tard, ça a été tout le contraire. J’adorais me

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faufileraumilieudesmallesetdesvieillesboîtesencarton.Dans l’une d’elles, j’avais découvert une collection de photos de

mamanquandelleétaittrèsjeune.Mamanesttoujoursbellemaislà,elleétaitcarrémentjolie.Etpuis,ilyavaitlaboîtequicontenaitlesphotosdumariagedemesparents.C’est fou comme ils avaient l’air de s’aimer cejour-là.

Enlesregardant,jemesuisdemandécequis’étaitpassé:commenttout cet amour avait pu disparaître ? Et surtout, où était-il parti ?L’amour,c’estpeut-êtrecommeuneombre,quelqu’un lepiétineetpartavec. Peut-être que trop de lumière, c’est dangereux pour l’amour, oualorsc’estlecontraire,sanslumière,l’ombred’unamours’effaceetfinitpars’enaller.J’aipiquéunephotodansl’albumrangéaugrenier:papatientlamaindemamansurleperrondelamairie.Mamanaleventreunpeurond,ducoup,jesuisunpeulàmoiaussi.Autourdemesparents,ilyadesonclesetdestantes,descousinsetcousinesquejeneconnaispasettoutcemondea l’airdes’amuser.Peut-êtreque jememarieraiun jourmoi aussi, avec Élisabeth si elle est d’accord, si je prends quelquescentimètres,disonsunebonnetrentaine.

Dans le grenier il y avait aussi des jouets cassés, tous ceux que jen’avaispasétécapablederemonteraprèsavoirétudiédeprèscommentilsavaientétéfabriqués.Bref,aumilieudubric-à-bracdemesparents,jemesentaisdansunautreunivers,ununiversàmataille.Monmondeàmoisetrouvaitdansmamaison,maissouslestoits.

Me voilà face à la lucarne, jeme tiens biendroit pour regarder la

luneselever,elleestpleineetsalumièreseposesurlesplanchesenboisdu grenier. On voit même flotter des particules de poussière ensuspensiondansl’air,çadonneuncôtépaisibleaulieu,c’estsicalmeici.Ce soir, avant le retour demaman, je suis allé dans l’ancien bureaudepapa pour y chercher tout ce que je pouvais lire sur les ombres. Ladéfinition de l’encyclopédie était un peu compliquée, mais grâce auxillustrations j’aipuapprendrepasmalde trucs sur la façonde les faireapparaître, de les déplacer ou de les orienter. Mon stratagème devaitfonctionnerdèsquelaluneseraitdansl’axe.Jeguettaiscemomentavecimpatience, en espérant qu’elle serait en bonne place avant la fin dufeuilletondemaman.

Enfin, ce que j’attendais s’est produit. Droit devant moi, j’ai vul’ombre s’étirer sur les lattesdugrenier. J’ai toussotéunpeu,prismoncourage à deuxmains et j’ai affirmé d’une voix franche ce dont j’étais

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désormaiscertain.—Tun’espasmonombre!Je ne suis pas fou et j’avoue avoir eu sacrément peur quand j’ai

entendul’ombremerépondredansunmurmure.—Jesais.Silence de mort. Alors j’ai poursuivi, la bouche sèche et la gorge

serrée.—Tuesl’ombredeMarquès,c’estça?—Oui,a-t-ellesouffléàmesoreilles.Quandl’ombres’adresseàmoi,c’estunpeucommelorsqu’onaune

musiquedanslatête,iln’yapasdemusicienmaisonentendpourtantdefaçonaussiréellequesiunorchestre imaginaire jouait toutprèsdesoi.Çafaitlemêmeeffet.

—Jet’ensupplie,nedisrienàpersonne,m’aditl’ombre.—Qu’est-cequetufaislà?Pourquoimoi?ai-jedemandé,inquiet.—Jemesuisévadée,tunet’enespasdouté?—Pourquoitut’esévadée?— Tu sais ce que c’est que d’être l’ombre d’un imbécile ? C’est

insupportable,jen’enpeuxplus.Déjàquandilétaitpetitc’étaitpénible,maisplusilgranditetmoinsjelesupporte.Lesautresombres,latienneenparticulier,semoquentdemoi.Situsavaislachancequ’atonombre,etsitusavaisaussicequ’elleestarroganteavecmoi.Toutçaparcequetuesdifférent.

—Jesuisdifférent?—Oubliecequejeviensdedire.Lesautresombresaffirmentqu’on

n’apaslechoix,onestl’ombred’uneseulepersonne,etpourtoujours.Ilfaudraitquecettepersonnechangepourquevotresorts’améliore.AvecMarquès, autant te dire que le futur qui m’attend n’est pas des plusglorieux. Tu imagines ma surprise quand j’ai senti que je pouvais medétacher de lui, aumoment où tu t’es retrouvé à ses côtés ? Tu as unpouvoir extraordinaire, alors je n’ai pas réfléchi, c’était le moment oujamaisdemefairelabelle.J’aiunpeuprofitédemataille,àforced’êtrel’ombredeMarquès, j’aidesexcuses.J’aipoussélatiennepourprendresaplace.

—Etmonombre,t’enasfaitquoi?—À ton avis ? Il fallait bienqu’elle se raccroche àquelque chose,

elleestrepartieavecmonancienpropriétaire.Elledoitfaireunesaletêteencemoment.

—C’estdégueulasse,cequetuasfaitàmonombre.Dèsdemain,je

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terendsàMarquèsetjelarécupère.—Jet’enprie,laisse-moiresteravectoi.Jevoudraissavoircequeça

faitd’êtrel’ombredequelqu’undebien.—Jesuisquelqu’undebien?—Tupeuxledevenir.—Non, c’est impossible que je te garde, les gens vont finir par se

rendrecomptequequelquechosenevapas.— Les gens ne font déjà pas attention aux autres, alors à leurs

ombres...Etpuis, c’estdansmanaturederesterdans l’ombre.Avecunpeud’entraînementetdecompliciténousfinironsbienparyarriver.

—Maistumesuresaumoinstroisfoismataille.—Ceneserapastoujourslecas,cen’estqu’unequestiondetemps.

Disonsquejusqu’àcequetugrandisses,tudevrastoiaussiresterunpeudans l’ombre,mais dès que tu auras poussé, c’estmoi qui t’entraîneraivers la lumière. Réfléchis, c’est un sacré avantage d’avoir l’ombre d’ungrand.Sansmoi,tuneteseraisjamaisprésentéàl’électiondudéléguédeclasse.Quit’adonnéconfianceentoi,àtonavis?

—C’esttoiquim’aspoussé?—Quid’autre?confial’ombre.Soudain, j’entendis la voix de mamère me demander, du bas de

l’échellequigrimpeaugrenier,avecquijepouvaisbiendiscuter.Jeluiairépondusansréfléchirquejeparlaisavecmonombre.Évidemment,ellea répliqué que je ferais mieux d’aller me coucher, au lieu de dire desâneries.Lesadultesnevouscroient jamaisquandvous leurconfiezdeschosessérieuses.

L’ombre a haussé les épaules, j’ai eu l’impression qu’elle mecomprenait.Jemesuiséloignédelalucarneetelleadisparu.

***

J’aifaitunrêvevraimentétrangecettenuit-là.Jepartaisàlachasse

avecmonpère,etmêmesi jen’aimepas lachasse, j’étaisheureuxde leretrouver. Je le suivais,mais il ne se retournait jamais et jenepouvaispas voir son visage. L’idée de tuer des animauxnemeprocurait aucunplaisir. Il m’envoyait en éclaireur à travers des champs immenses oùs’élevaient de hautes herbes roussies par le soleil, que le vent faisaitondulerdoucement.Jedevaisprogresserentapantdansmesmainspourque les tourterelless’envolent,alors il leur tiraitdessus.Pourempêcher

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cemassacre,j’avançaislepluslentementpossible.Quandjelaissaisfilerun lapin entre mes jambes, mon père me traitait de bon à rien justecapable de lever le mauvais gibier. C’est cette phrase qui m’a faitcomprendre,dansmonrêve,quecethommeauloinn’étaitpasmonpère,mais celuideMarquès.Jeme trouvaisà laplacedemonennemi, et cen’étaitpasunesensationagréabledutout.

Biensûr,j’étaisplusgrandetjemesentaisplusfortqued’habitude,mais je ressentais une profonde tristesse, comme si un chagrinm’avaitenvahi.

Après lachasse,noussommesrentrésdansunemaisonquin’était

pas lamienne. Jeme suis retrouvé assis à la tabledudîner, le pèredeMarquès lisait son journal, samère regardait la télévision,personnenes’adressaitlaparole.Cheznousonparlaitbeaucoupàtable;quandpapaétait là, ilme demandait comment s’était passéema journée, et depuisson départ, maman m’interrogeait à sa place. Mais les parents deMarquèssemoquaientbiendesavoirs’ilavaitfaitsesdevoirs.J’auraisputrouver ça épatant, en fait c’était tout le contraire, et j’ai compris d’oùvenaitcettepeinesoudaine;mêmesiMarquèsétaitmonennemi,j’étaistristepourlui,tristedel’indifférencequirégnaitdanssamaison.

***

Quandleréveilasonné,j’étaisennage.J’avaislesoufflecourtetje

mesentaisaussibrûlantqueparunjourdefièvre,maissoulagéquetoutçan’aitétéqu’uncauchemar.Ungrandfrissonm’aparcouruet toutestredevenunormal.Cematin-là,retrouverlesmursdemachambreasuffiàme rendre heureux. En faisantma toilette, jeme suis demandé si jedevais raconter àmamère ce quim’arrivait. J’aurais voulupartager cesecretavecellemaisjedevinaisdéjàsaréaction.

Lapremièrechosequej’aifaiteendescendantdanslacuisineaétédemeprécipiteràlafenêtre.Lecielétaitcouvert,paslamoindretracedebleuà l’horizon,mêmepasdequoi taillerune culottedemarin commedisaitmonpère,quand il se résignait àannuler sapartiedepêche.J’aibondisurlatélécommandepourallumerlatélé.

Maman ne comprenait pas pourquoi je m’intéressais autant à lamétéo. J’ai raconté que je préparais un exposé sur le réchauffementclimatique et je lui ai demandéde bien vouloirme laisser écouter sans

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interrompretoutletempsladamequiannonçaitqu’unfrontnuageuxdûàunefortezonededépressionallaits’installerdansnotrerégionpendantplusieurs jours. Moi aussi j’allais sacrément déprimer si le soleil nerevenaitpasrapidement.Avectouscesnuages,aucunechancedevoirlesombresapparaître, impossibledoncderendre lasienneàMarquès.J’aiprismoncartableetsuispartiàl’école,avecunebouleauventre.

***

Lucpassaittouteslesrécrésassissurlebanc.Avecsonattelleetsa

béquille,iln’avaitpasgrand-chosed’autreàfaire.Jel’airejointetilm’amontréMarquès du doigt. Ce grand imbécile allait serrer lesmains detous les élèves de la classe et faisait semblant de s’intéresser auxdiscussionsdesfilles.

—Tiens,aide-moiàmarcher,j’ailajambetoutankylosée.Jeluiaitendulamainetnoussommespartisfairequelquespas.Ça

devait être mon jour de chance, au moment où on s’est approchés deMarquès, une minuscule éclaircie a percé le ciel obscur. J’ai regardéaussitôtlesoldelacour,c’étaitunvéritablefouillis,touteslesombressechevauchaient,commepourunconciliabule–onavaitappriscemotaucoursd’histoirejusteavantlarécré.Marquèss’estretournéversnousetnousafaitcomprendred’unregardquenousn’étionspaslesbienvenusdanslesparages.Lucahaussélesépaules.

—Viens,ilfautquejeteparle.Lejourduvoteapproche,m’a-t-ilditen s’appuyant sur sa béquille. Je te rappelle que les élections ont lieuvendredi,ilseraittempsquetufassesquelquechosequiterendeunpeupopulaire.

Les mots de Luc avaient sonné comme une phrase d’adulte. Leregarderboiterainsi,ledosunpeuvoûté,mereplongeaaussitôtdansundrôledesonge.Jenousvoyaisànouveautous lesdeux,bienplusvieuxque nous ne l’étions, encore plus vieux que la dernière fois dans laboulangerie. À croire que notre amitié avait duré toute une vie. Lucn’avait presque plus de cheveux, son front dégarni remontait jusqu’aumilieuducrâne.Ilavaitlestraitstirés,lapeaudesonvisageétaitflétrie,mais ses yeux bleus brillaient toujours autant, ce que je trouvaisrassurant.

—Qu’est-cequetuvoudraisfaireplustard?luidemandai-je.—Jenesaispas,ilfautdéciderdeçatoutdesuite?

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— Non, pas forcément, enfin, je ne crois pas. Mais si tu devaischoisirmaintenant,tuvoudraisfairequoi?

—Reprendrelaboulangeriedemesparents,j’imagine.—Jevoulaisdire,situavaislechoixdefaireautrechose?—J’aimeraisêtrecommeM.Chabrol, lemédecin,mais jenecrois

pasqueceserapossible.Mamanditqu’autrainoùvontleschoses,iln’yaura bientôt plus assez de clients pour que la boulangerie prospère.Depuis que le supermarché vend du pain, mes parents ont du mal àjoindre les deux bouts, alors tu imagines, me payer des études demédecine!

JesavaisqueLucneseraitpasmédecin, je lesavaisdetoutesmesforcesdepuisquenousavionspartagéunpainauchocolatetunéclairaucafé, depuis que je l’avais vu assis derrière la caisse. Luc resterait dansnotrepetite ville ; sa famillen’aurait jamais lesmoyensde lui offrir dequoifairedelonguesétudes.

D’uncôté,c’étaitunebonnenouvelleparcequeçasignifiaitque laboulangerie résisterait à la guerre du supermarché, mais il ne seraitjamaisdocteur.Jenevoulaispas le luiannoncer, jedevinaisqueça luiferait de la peine, peut-être même que ça le découragerait, il étaitpourtant le meilleur en sciences naturelles. Alors je me suis tu et j’aigardé ce secret pour moi. Il faut que je fasse attention où je mets lespieds, que je surveille chacun de mes pas. Même par jour de mauvaistemps,onn’estpasàl’abrid’unepetiteéclaircie.Savoiràl’avancecequiva arriver aux gens qu’on aime bien, ça ne rend pas nécessairementheureux.

—Alors,pourcetteélection,qu’est-cequetucomptesfaire?J’avaisuneautrequestionentête.—Luc,situavaislepouvoirdedevinercequelesgenspensent,ou

plutôtcequilesrendmalheureux,tuferaisquoi?—Oùest-cequetuvaschercherdesidéespareilles?Çan’existepas,

cepouvoir-là.— Je le sais bien, mais si ça existait quand même, comment tu

l’utiliserais?—Jenesaispas,cen’estpastrèsmarrantcommepouvoir,j’imagine

quej’auraispeurquelemalheurdesautresdéteignesurmoi.—C’esttoutcequetuferais?Tuauraispeur?—Chaque fin demois, quandmes parents font les comptes de la

boulangerie,jelesvoisinquiets,maisjenepeuxrienyfaireetçamerendmalheureux.Alors si je devais ressentir lemalheur de tous les gens, ce

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seraitterrible.—Etsitupouvaischangerlecoursdeschoses?— Ben, j’imagine que je le ferais. Bon, ton pouvoir me fiche le

cafard,alorsrevenonsàcetteélectionetréfléchissonsensemble.—Luc,situdevenaismaireduvillageplustard,çateplairait?Lucs’adossaaumurdel’écolepourreprendreunpeusonsouffle.Il

meregardafixementetsonairsombrefitplaceàungrandsourire.—J’imaginequeceseraitchouette,mesparentsaimeraientbiença,

et puis je pourrais faire passer une loi pour interdire au supermarchéd’ouvrir un rayon boulangerie. Je crois que j’interdirais aussi le rayonarticles de pêche, parce que le meilleur copain de mon père, c’est ledroguistesurlaplacedumarchéetluiaussisesaffairesvontmaldepuisquelesupermarchéluifaitdelaconcurrence.

— Tu pourrais même faire voter une loi qui interdiraitcomplètementlesupermarché.

—Je crois quequand je seraimairede la ville,medit Luc enmetapantsurl’épaule,jeteprendraicommeministreduCommerce.

Plustardenrentrantà lamaison, il faudraitquejedemandeàmamère si lesmairesontdesministres, j’aimeraisbienêtre leministredeLucmaisj’aiquandmêmeunpetitdoute.

Dans le couloir quimenait à la salle de classe, j’ai espéré que leschosesseseraientremisesenordrependant l’éclaircieà larécré,etquel’ombredeMarquèsauraitretrouvésonpropriétaire;j’aipriépourqu’àlaprochaineéclairciejeretrouvelamienneauboutdemeschaussuresetenmêmetemps,aussiétrangequecelaparaisse,jemesuissentiunpeulâched’avoirpenséça.

***

La leçon demathématiques venait de commencer quand un bruit

assourdissant se fit entendre dans la cour. Les carreaux volèrent enéclats, leprofesseurnoushurladenousjeteràterre.Iln’eutpasbesoindenouslerépéterdeuxfois.

S’ensuivit comme un silence de mort. M. Gerbier se releva lepremier et nous demanda si l’un de nous était blessé, il avait l’airterrorisé.Àpartquelqueséclatsdeverredans lescheveuxetdeux fillesquipleuraientsansqu’onsachepourquoi,toutallaitplutôtbien,sauflesfenêtresquifaisaientvraimentlagueuleetlespupitrestoutendésordre.

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Leprofesseurnousfitsortirauplusviteetnousordonnadenousmettreen file indienne. Il quitta la classe en dernier et courut dans le couloirpoursemettredevantnous.Jenesaispass’ilsavaientrépété l’exerciceentreprofsmaistouteslesautresclassesavaientfaitcommenousetilyavaitunmondefou;laclochedelarécrésonnaitàtout-va.Danslacour,lespectacleétaithallucinant.Presquetouteslesfenêtresdel’écoleétaientà nu et on voyait s’élever une colonne de fumée derrière la remise dugardien.

—MonDieu,c’estlaciternedegaz!criaM.Gerbier.JenevoyaispascequeDieuvenaitfairelà-dedans,àmoinsqu’ilait

eu besoin d’utiliser un briquet géant et qu’il ait un peu merdouillé aumomentdes’enservir.Enmêmetemps,avectoutcequ’onnousditsurlescigarettes,jevoyaismalDieuentraindes’engrillerune,maisbon,onnesaitjamais,peut-êtrequesespoumonsàluinecraignentrien,vuqu’ilest déjà au ciel.N’empêche, la colonnede fuméemontait quandmêmejusqu’àlui,maisc’étaitsûrementqu’unecoïncidence.

Mme la directrice était dans tous ses états, elle ordonnait auxprofesseurs de nous compter pour la troisième fois et n’arrêtait pas detourner en rond en répétant «Vous êtes sûrs qu’ils sont tous là ? »Etpuis, un prénom lui venait en tête, alors elle criait «Mathieu, le petitMathieu, il est où ? Ah, il est là ! », puis elle passait à un autre.Heureusementellen’avaitpaspenséàmoi,jen’avaisvraimentpasbesoinqu’onrappellequej’étaispetit,encoremoinsenpleinepériodeélectorale.

Ilyavaitunsacrégrabugeàl’endroitdel’explosion.Onentendaitlecrépitementdesflammes,ellesgrimpaientdeplusenplushautderrièrelaremisedugardien,onvoyaitmêmeleursombresdansersurletoit.Etdevantmoi,j’aivucelled’Yves,commesielleétaitvenuemetrouver.Jel’aivueavancer,jesavaisquec’étaitmoiqu’ellecherchait,jelesentaisdetoutesmes forces.Mme la directrice et les professeurs étaient bien tropoccupésàrecompterlesélèvespourfaireattentionàmoi,alorsjemesuismisàmarcherverslaremise,oùl’ombrem’entraînait.

Onentendaitdans le lointainhurlerdessirènes,maisellesétaientencorebienloin.L’ombred’Yvesmeguidaittoujours,jemedirigeaiverslacolonnedefumée,lachaleurgrandissait,j’avaisdeplusenplusdemalàprogresser. Il fallaitque j’yaille, jecroisque j’avaiscomprispourquoil’ombreétaitvenueàmoi.

J’étaispresquearrivéà laremisedugardienquandles flammessesont mises à lécher le toit. J’avais peur mais j’avançais quand même.

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Soudain j’ai entendu Mme Schaeffer hurler mon prénom. Elle couraitderrièremoi.Ellenecourtpastrèsvite,MmeSchaeffer.Ellemecriaitderevenir immédiatement.J’auraisbienvoululuiobéirmais jenepouvaispasetj’aicontinuéversoùl’ombremedisaitd’aller.

Devant la remise, la chaleur était devenue insupportable, j’allaistournerlapoignéedelaportequandlamaindeMmeSchaefferm’asaisipar l’épauleetm’a tiréenarrière.Ellem’a lancéun regard incendiaire,c’était de circonstance,mais je suis resté campé surmes jambes et j’airefusé de reculer. Je fixais cette porte,mon regard ne pouvait pas s’endétacher. Elle m’a attrapé par le bras, a commencé par me passer unsavon, mais j’ai réussi à me libérer et je suis reparti aussitôt vers laremise.Etpuisquandjel’aisentierevenirdansmondos,jeluiaiditcequej’avaissurlecoeur,c’estsortid’uncoup.

— Il faut sauver le gardien ! Il est pasdans la cour, il est dans saremiseentraindesuffoquer.

C’estMmeSchaefferquiafaillisuffoquerquandellem’aentenduluidireça.Ellem’aordonnédereculer,etlà,cequ’elleafaitm’enabouchéuncoin.Elleestplutôtdugenremenue,MmeSchaeffer,rienàvoiraveclamèredeLuc, etpourtant, elleadonnéunde ces coupsdepieddans laporte,laserruren’apasrésistéaucharmedesontibia.MmeSchaefferestentréetouteseuledanslaremiseetelleenestressortiedeuxminutesplustarden traînantYvespar les épaules.Je l’aiquandmêmeunpeuaidéejusqu’à ce que le prof de gym vienne prendre la relève et que Mme ladirectricem’attrape par le fond de la culotte pourme ramener sous lepréau.

Les pompiers sont arrivés. Ils ont éteint l’incendie, puis ils ontemmenéYvesàl’hôpitalaprèsnousavoirrassuréssursonsort.

Mme la directrice était vraiment bizarre, elle n’arrêtait pas dem’engueuler et enmême temps elle semettait à pleurer enme serrantdans ses bras, me disant que j’avais sauvé Yves, que personne n’avaitpensé à lui, saufmoi, et qu’elle ne se le pardonnerait jamais. Bref elleavaitunmalfouàsedécider.

Le chef des pompiers est venu me voir. Rien que moi. Il m’ademandé de tousser, il a regardé mes paupières et l’intérieur de mabouche, etm’aexaminédespiedsà la tête.Puis, ilm’adonnéune tapedansledos,enmedisantquesijevoulaisrejoindresabrigadequandjeseraisgrand,ilseraitheureuxdemecompterdanssesrangs.

J’ai pu constater que maman n’était pas la seule mère reliée par

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talkie-walkieavecMme ladirectriceparceque je l’aivuedébarqueravecpleind’autresparentsdanslacour,tousaussipaniqués.

Onestrentrésàlamaison,l’écoleétaitfiniepourlajournée.Le vendredi suivant, j’ai gagné l’élection du délégué de classe à

l’unanimité,moinsunevoix.CecondeMarquèsavaitvotépourlui.

***

J’airetrouvéLucaprèsledépouillementdesbulletinsdevote.Iln’a

riendit,ils’estjustecontentédesourire.Onluiavaitenlevésonattellelematin même et il m’a montré sa jambe guérie, elle était quandmêmebeaucoupplusmincequel’autre.

***

Huitjoursaprèsl’explosiondelaciterne,Yvesestrevenuàl’école.Il

avait l’airnormal,àpartunbandageautourdufrontqui luidonnaitunair de pirate. Ça lui allait plutôt bien, comme si jusque-là, ilmanquaitquelquechoseàsapersonnalité.Jenesavaispass’ilfallaitleluidire,jeverraisbiensil’occasionseprésentaitunjourdeparlerdepirates.

À l’heurede lacantine, jesuissortiavant lesautres, jen’avaispastrès faim.Yves était au fondde la cour, il regardait cequi restaitde saremise, c’est-à-dire pas grand-chose. Il était penché sur les débris, unenchevêtrementdeboutsdeboiscalcinésqu’ilsoulevaitdélicatement.Jemesuisavancéversluimais,sansseretourner,ilm’adit:

—T’approchepas,c’estdangereux,tupourraisteblesser.Ça me semblait pas si dangereux que ça mais j’ai pas voulu lui

désobéir.Jesuisrestéunpeuenarrière,ilsavaitbienquej’étaislàmaisau début, il a fait comme si de rien n’était. Je me demandais ce qu’ilcherchait,iln’yavaitvraimentrienàsauveraumilieudecefatras.Puisila saisi un truc rectangulaire complètement cramé, il l’a posé sur sesgenouxettoutsoncorpss’estmisàtrembler.Jecroisbienqu’ilpleuraitetçam’afichuuncafardaussinoirquelesboutsdeboisdelaremise.

—Jet’aiditdepasresterlà!J’ai pas bougé. Il avait l’air si désespéré, il ne pouvait pas être

sincère enme criant de partir. Ça se sentait bien qu’il ne fallait pas le

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laissertoutseul.C’estçaêtreunami,non?Savoirdevinerquandl’autrevousditlecontrairedecequ’ilpenseaufonddelui.

Yvess’estretournéversmoi, lesyeuxrouges.Deslarmescoulaientsur ses joues, comme de l’encre sur une feuille de dessin mouillée. Iltenaitdanssesmainsunvieuxcahierbrûlé.

—Toutemavieétaitlà.Desphotos,laseulelettrequej’avaisdemamère,ettantd’autressouvenirsd’elle,colléssurcespages.Ilnerestequedescendres.

Yvesaessayédetournerlacouverturemaiselles’estémiettéesoussesdoigts.Jemesuisditquej’avaisbienfaitderesterauprèsdelui.

—Votretêten’apasbrûlé,vossouvenirsnesontpasperdus,ilsuffitde vous les rappeler. On pourrait recopier la lettre de votremaman etpeut-êtremêmedessinercequ’ilyavaitsurlesphotos.

Yves a souri, je ne voyais pas ce qu’il y avait de drôle,mais bon,j’étaiscontentqu’ilaitl’airmoinsmalheureux.

— Je sais que c’est toi qui as donné l’alerte, m’a-t-il dit en seredressant.Quandlaciterneaexplosé,jemesuisprécipitédanslaremisepour essayer de sauver ce que je pouvais. Il n’y avait pas encore deflammes, seulement cette fumée épaisse qui envahissait tout. J’ai pastenu cinqminutes dans cet enfer. Impossible d’ouvrir les yeux tant çapiquait,jen’aipasretrouvélapoignéedelaporte.Jemanquaisd’air,j’aipaniqué,jen’aipaspuretenirmarespiration,etj’aiperduconnaissance.

C’était la première fois qu’on me racontait un incendie vu del’intérieuretc’étaitsacrémentimpressionnantàimaginer.

—Commenttuassuquej’étaislà?ademandéYves.Sonregardétaitredevenusitristequej’aipasvoululuimentir.—Ilétaitsiimportantqueça,votrecahier?—Faut croire, il a bien faillime coûter la vie. Je tedoisune fière

chandelleetdesexcuses.L’autrejour,surlebanc,quandtum’asparlédemonpère,j’aipenséquetut’étaisfaufiléparicipourfarfouillerdansmesaffaires.Jen’aijamaisracontémonenfanceàpersonne.

—Jesavaismêmepasqu’ilexistait,votrecahier.—Tun’aspasréponduàmaquestion,commentas-tusuquej’étais

danslaremiseentraindesuffoquer?Qu’est-ce que je pouvais bien lui répondre ?Que son ombre était

venuemechercher?Qu’aumilieuduchaos,elles’étaitglisséeentre lesautresombres sur le cimentde la courpourvenir jusqu’àmoi?Que jel’avais vueme fairedes signesdans la lumièredes flammes, qu’ellemesuppliaitdelasuivre?Queladultem’auraitcru?

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Dansmonancienneécole,uncopains’enétaitcollépourunandeséanceschezlapsychologueparcequ’ilavaitdit lavérité.Lesmercredisaprès-midi, pendant que nous avions volley-ball ou piscine, lui c’était« salle d’attente et je te racontema vie pendant une heure devant unebonnefemmequifaitdes“Mmm,mmm”avecunsourire».Toutçaparcequ’un samedi à l’heure du déjeuner, son grand-père s’était écroulé desommeildevantluietqu’iln’étaitjamaissortidesasieste.Pours’excuser,lepapydemoncopainluirendaitvisitependantlanuitetpoursuivaitlaconversation qu’ils avaient interrompue dans la cuisine pour cause desiestesubite.Personnenevoulaitlecroireet,lematin,quandilracontaitavoirvusonpapypendantlanuit,touslesadultesleregardaientavecunair consterné. Imaginez ce qui m’arriverait si je parlais de mon petitproblème avec les ombres. Si c’était pour être condamné à aller voir lapsychologueaprèsêtrepasséauxaveux,autantplaidercoupable,quitteàraconteràYvesquej’avaislusoncahieretquej’enavaismêmeapprisdespassagesparcoeur.

Yvesnemequittaitpasdesyeux,jejetaiunregardendouceverslapenduledel’école,ilrestaitencoreunebonnevingtainedeminutesavantquelaclochenesonne.

— J’ai vu que vous n’étiez pas dans la cour et jeme suis inquiétépourvous.

Yvesm’aregardésansriendire.Ilaeuunequintedetoux,puiss’estapprochédemoietm’amurmuré:

—Jepeuxteconfierunsecret?J’aihochélatête.—Siunjourtuasquelquechosesurlecoeur,quelquechosedonttu

netesenspaslecouragedeparler,sachequetupourrasteconfieràmoi,jenetetrahiraipas.Maintenant,tupeuxallerjoueravectescopains.

J’aibienfaillilâcherlemorceau,jecroisqueçam’auraitsoulagédeparler à une grande personne, et Yves était quelqu’un de confiance.J’allaisréfléchiràsapropositionlesoirmêmequandjeseraisdansmonlit et, si je la trouvais toujours épatante au réveil, peut-être que je luidiraislavérité.

JesuispartirejoindreLuc.C’étaitlapremièrefoisdepuisqu’ilavaitrécupéré sa jambe qu’il rejouait au basketmais sa technique était loind’êtrerevenueetilavaitbesoind’uncoéquipier.

***

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Depuis l’explosionde la citerne, iln’yavaitpaseuunseul jourde

soleil. Les vitres de l’école avaient été remplacées mais il faisaitterriblement froid dans les salles de classe et nous gardions tous nosmanteaux à l’intérieur.Mme Schaeffer faisait son cours avec un bonnetsurlatêteetçarendaitlesleçonsd’anglaisbienplusintéressantesàcausedupomponquigigotaitchaquefoisqu’elleouvrait labouche.AvecLuc,onsemordaitlalanguepournepasrigoler.Letempsquelesassurancescomprennent ce qui s’était passé, et donnent de l’argent à la directricepouracheteruneciternedegaztouteneuve,l’hiverauraitpassé.TantqueMmeSchaeffergardaitsonbonnetàpompon,c’étaitpasgrave.

EntreMarquèsetmoil’atmosphèreétaittoutaussiglaciale.Chaquefoisqu’unprofesseurm’envoyaitchercherdesdocumentsausecrétariat,puisquecegenredemissionsrevenaitaudéléguédeclasse,jesentaisdesflèchessifflerdansmondos.Depuisquej’avaisvisitésamaisondansmesrêves, jene lui en voulaisplusde rien et toutes sesbrimadesm’étaientbienégales.Mamanm’avaitannoncéquecesamedimatinpapaviendraitme chercher et que nous passerions toute la journée ensemble et je nepensais plus qu’à ça. Ça me rendait heureux, même si je m’inquiétaispour maman. Je n’arrêtais pas de me demander si elle n’allait pass’ennuyertouteseuleetjemesentaisunpeucoupabledel’abandonner.

Je crois quemamère aussi doit lire dans les pensées qui rendenttriste, en tout casdans lesmiennes ; ce soir-là, elle est entréedansmachambreaumomentoùj’éteignaislalumière,elles’estassisesurmonlitet elle m’a détaillé tout ce qu’elle ferait pendant que je passerais lajournéeavecmonpère.Elleprofiteraitdemonabsencepourallerchezlecoiffeur.Elleavaitl’airravieendisantça,cequejetrouvaiscurieux,parcequepourmoi,allerchezlecoiffeur,c’estplutôtunepunition.

Maintenant que j’étais rassuré, plus les jours de la semaineavançaient, plus j’avais du mal à me concentrer sur mes devoirs. Jepensais sans cesse à ce quemon père etmoi ferions quand nous nousserions retrouvés. Peut-être qu’il m’emmènerait manger une pizzacomme il le faisait de temps en temps quand on habitait encoreensemble.Il fallaitque jemeressaisisse,nousn’étionsque jeudi,c’étaitvraimentpaslemomentdesefairecoller.

La journée du vendredi, les heures semblaient contenir plus de

minutesqued’habitude.Commelorsqu’onpasseàl’heured’hiver,etque

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la journée en gagne une de plus. Ce vendredi-là, on passait à l’heured’hivertouteslessoixanteminutes.L’aiguilledelapenduleau-dessusdutableaunoiravançaittrèslentement,silentementquej’étaissûrqueDieunous avait arnaqués et que la récré du matin aurait dû être celle del’après-midi.Aucundoute,ons’étaitfaitavoir.

***

J’avaisfinimesdevoirs,mamanenétaittémoin,etjem’étaiscouché

les dents brossées avec une heure d’avance sur l’horaire habituel. Jevoulaisêtreenformelelendemain,jesavaisquej’auraisdumalàtrouverlesommeil.Ilestvenuquandmêmemaisjemesuisréveilléplustôtqued’habitude.

Jemesuislevésurlapointedespieds,j’aifaitmatoiletteetjesuisdescendu en catimini préparer un petit déjeuner à ma mère pourm’excuserde la laisser seule ce jour-là.Puis je suis remontém’habiller.J’aimislepantalondeflanelleetlachemiseblanchequejeportaislejouroùonavaitemmenélegrand-pèredemoncopainaucimetière,pourqu’ilcontinuesasieste tranquillementsansêtredérangé.C’est trèscalme lescimetières.

J’avais pris quelques centimètres depuis l’année précédente, pasbeaucoup mais le bas de mon pantalon arrivait en haut de meschaussettes.J’aiessayédemettrelacravatequepapam’avaitachetée,mapremièrecravate,commeilavaitditlejouroùilmel’avaitofferte.Jen’aipas su faire le noeud, alors je l’ai enroulée comme une écharpe. Aprèstout, c’est l’intention qui compte, et puis ça me donnait l’allure d’unpoète.J’avaisvuunephotodeBaudelairedansnotrelivredefrançais,luinonplusnesavaitpastrèsbiennouersacravateetpourtantlesfillesnejuraient que par lui. J’étais un peu serré dans mon blazer, mais trèsélégant. J’aurais bien aimé me promener avec papa sur la place dumarché.AvecunpeudechanceonauraitpucroiserÉlisabethentraindefairedescoursesavecsamère.

Jemesuisregardédanslaglacedelasalledebainsdemesparentsetjesuisdescenduattendreausalon.

Nous ne sommes pas allés sur la place dumarché, papa n’est pasvenu. Ilaappeléàmidi,pours’excuser.C’estàmamanqu’ilaprésentéses excuses, parce quemoi, j’ai pas voulu lui parler.Maman avait l’airencore plus triste quemoi. Ellem’a proposé qu’on aille au restaurant,

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juste tous les deux,mais je n’avais plus faim. Jeme suis changé et j’airangé la cravate dans l’armoire. J’espère ne pas trop grandir dans lesmois à venir, comme ça, si papa vient me chercher, mes beaux habitsdevraientencorem’aller.

Ilaplutoutledimanche,onestrestésavecmamanàfairedesjeux,

maisj’avaispaslecoeuràgagner,alorsj’aipascessédeperdre.

***

Lelundij’aiséchélacantine,j’aihorreurduveauetdespetitspois,

et le lundi, c’est veau et petits pois. Jem’étais préparéun sandwich auNutella en douce avant de partir de lamaison et je suis allé lemangersouslemarronnier.Yvesétaitentraindechargerdansunebrouette lesruinesdesonancienneremise.Ilserendaitjusqu’auxgrandespoubellesau fond de la cour où il entassait tout ce qui restait de ses souvenirs.Quandilm’aaperçusurlebanc,ilestvenumesaluer.J’avaisriencontre,depuisdeuxjoursjemesentaisseuletsacompagnienepouvaitpasmefairedemal.J’aipartagémonsandwichendeuxetjeluiaioffertlapetitemoitié.J’étaissûrqu’ilallaitrefusermaisill’amangéedebonappétit.

—Tun’aspasl’airdanstonassiette,qu’est-cequit’arrive?—Moiaussij’aipleindephotosdanslegrenierdemamaison,sije

vous les apportais vous pourriez m’aider à faire mon album desouvenirs?

—Pourquoitunelefaispastoi-même?—J’aieuquatresurvingtàmonherbier,jenesuispastrèsdouéen

collages.Yvesasouri,ilm’aditquej’étaispeut-êtreencoreunpeujeunepour

faire un album de souvenirs. Je lui ai répondu que c’était surtout desphotosdemesparents,avantmanaissance.Pardéfinition,jenepouvaismesouvenirderien.Voilàpourquoijevoulaiscollercesphotosdansunalbum, pourmieux connaîtremes parents, surtoutmon père. Yvesm’aregardéensilence,commequandmamanessaiedesavoirs’ilyaquelquechose qui cloche. Et puis il a dit quemes plus beaux souvenirs étaientdevantmoietquec’étaitunechancemerveilleuse.

Les grandes personnes vous disent toujours que c’est merveilleuxd’être un enfant, mais je vous jure qu’il y a des jours, comme samedidernierparexemple,oùl’enfance,çapuevraiment.

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Chapitre2

Les gens d’ici vous diront que nos hivers sont terribles, qu’ils ne

sontque grisaille et froid, troismoisdurant, sansun jourde répit. J’ailongtemps partagé leur point de vue, mais quand le premier rayon desoleilrisquedevousmettreenpéril,alorsonadorecepaysoùleshiverssont rigoureux. Le problème, c’est que le printemps finit toujours parrevenir.

***

Auxderniersjoursdemars,lematins’étaitlevésansunnuagedans

le ciel. Jemarchais sur le chemin de l’école et, àmon grand bonheur,l’ombredevantmoisemblaitbienmecorrespondre.

Jem’arrêtaidevantlaboulangerieoùjeretrouvaistoujoursLuc,samamanm’adressaunbonjourderrièrelavitrine.JeleluirendisaussitôtetprofitaiqueLucnesoitpasencoredescendupourétudierdeplusprèscequisepassaitsurletrottoir.Aucundoute,j’avaisretrouvémonombre.Je reconnaissais même les mèches que maman essayaitsystématiquementd’aplatirsurmonfrontavantmondépartàl’école,enmedisantque j’avaisdesépisdebléquipoussaientaumilieuducrâne,commemonpère.C’estpeut-êtreàcausedeçaqu’elles’enprenaitàeuxtouslesmatins.

Avoir retrouvé mon ombre était une sacrée bonne nouvelle. Monproblèmemaintenantétaitde fairebienattentionàneplus laperdreetsurtoutànepasenemprunteruneautre.Lucavaitprobablementraison,lemalheurdes autres, çadevait être contagieux, j’avais étémalheureuxtoutl’hiver.

—Tuvasregarderlongtempstespieds?medemandaLuc.Jenel’avaispasentenduarriver, ilm’entraînaenmedonnantune

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tapesurl’épaule.—Dépêche-toi,onvafinirparêtreenretard.Il se passe une chose étrange à l’arrivée du printemps. Certaines

filles changentde coiffure, jene l’avaispas remarquéavantmais là, enregardantÉlisabethaumilieudelacour,c’étaitdevenuuneévidence.

Elleavaitdéfaitsaqueue-de-chevaletsescheveuxluitombaientauxépaules.Çalarendaitbeaucoupplusbelle,etmoi,sansquejecomprennepourquoi,beaucoupplustriste.Peut-êtreparcequejedevinaisqu’elleneposeraitjamaissonregardsurmoi.J’avaisgagnél’électiondudéléguédeclasse mais Marquès avait gagné le coeur d’Élisabeth, et je ne m’étaisrendu compte de rien. Trop occupé par mes stupides tracas avec lesombres, je n’avais rien vu venir, rien entendude leur complicité qui senouaitdansmondospendantquej’occupaislepremierrangdelasalledeclasse. Jen’avais pas repéré le petit stratagèmed’Élisabethqui reculaitd’unrangdesemaineensemaine,chaquefoisqu’elleenavaitl’occasion.Elle avait d’abord changé de place avec Anne, puis avec Zoé, jusqu’àatteindresonbutsansquepersonnedécouvresamanoeuvre.

J’aitoutcomprislepremierjourduprintemps,aumilieudelacour,enregardantsesbeauxcheveuxquiluitombaientauxépaulesetsesyeuxbleusposéssurMarquèsalorsqu’iltriomphaitaubasket.Plustard,j’aivusamain prendre la sienne et j’ai serré mes doigts à m’enmarquer lespaumes avecmes ongles.Et pourtant, la voir aussi heureuseme faisaitquelque chose d’étrange, comme un élan dans la poitrine. Je crois quel’amour,c’esttristeetmerveilleux.

Yvesestvenumerejoindresurmonbanc.— Qu’est-ce que tu fais là tout seul au lieu d’aller jouer avec les

autres?—Jeréfléchis.—Àquoi?—Àquoiçasertd’aimer.—Jenesuispascertaind’êtrelapersonnelaplusqualifiéepourte

répondre.—C’estpasgrave,jecroisquejenesuispaslegarçonleplusqualifié

pourposercettequestion.—Tuesamoureux?—C’estfini,lafemmedemavieenaimeunautre.Yvess’estmorduleslèvres,etçam’avexé.J’aivoulumelever,mais

ilm’aretenuparlebrasetm’aobligéàmerasseoir.

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—Reste,nousn’avonspasfininotreconversation.—Dequoivousvoulezqu’onparle?—D’elle,dequiveux-tuqu’onparle!— C’était perdu d’avance, je le savais, mais je n’ai pas pu

m’empêcherdel’aimerquandmême.—Quiest-ce?—Cellequitient lamaindugrandmalabar, là-bas,prèsdupanier

debasket.YvesaregardéÉlisabethetahochélatête.—Jecomprends,elleestjolie.—Jesuistroppetitpourelle.—Celan’arienàvoiravectataille.Çatefaitdelapeinedelavoir

avecMarquès?—Àvotreavis?—Ceseraitpeut-êtremieuxquelafemmedetaviesoitcellequite

rendheureux,non?Jen’avaispasvuleschosessouscetangle.Évidemment,ditcomme

ça,çadonnaitàréfléchir.—Alorspeut-êtrequecen’estpaselle,lafemmedetavie?—Peut-être...,ai-jeréponduàYvesensoupirant.—As-tudéjàpenséàfairela listedetoutcedonttuauraisenvie?

medemandaYves.J’avais commencé cette liste depuis longtemps. À l’époque où je

croyaisencoreauPèreNoël, je la luipostaischaque22décembre.Monpèrem’accompagnaitjusqu’àlaboîteauxlettresauboutdelarueetilmeportaitpourquejeglissel’enveloppedanslafente.J’auraisdûdevinerlasupercherie,iln’yavaitniadresse,nitimbre.J’auraisdûmedouterquemonpèrenousquitteraitunjour.Oncommenceparunmensongeetonnesaitpluscomments’arrêter.Oui, j’avaisentamélarédactiondecetteliste à six ans, et chaque année je la complétais et la raturais. Devenirpompier, vétérinaire, astronaute, capitaine de marine marchande,boulangerpourêtreheureuxcommelafamilledeLuc,j’avaiseuenviedetoutcela.Avoirun trainélectrique,unebellemaquetted’avion,mangerunepizzaavecmonpèreunsamedi,réussirmavieetemmenermamèreloindelavilleoùnousvivions.Luioffrirunebellemaisonoùpassersesvieux jours sans plus jamais devoir travailler, ne plus la voir rentrer sifatiguée le soir et effacer de son visage la tristesse que je lisais parfoisdanssesyeux,cettetristessequimetordaitleventrecommeuncoupdepoingdeMarquèsquandilvousfrappeàl’estomac.

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—Je voudrais, repritYves, que tu fasses quelque chosepourmoi,quelquechosequimeferaitvraimentplaisir.

Je le regardais en attendant qu’il me dise ce qui lui ferait tantplaisir.

—Tupourraisrédigeruneautrelistepourmoi?—Quelgenre?—Lalistedetoutcequetunevoudraisjamaisfaire.—Commequoi?—Jenesaispas,moi,cherche.Qu’est-cequetudétesteslepluschez

lesadultes?— Quand ils vous disent « Tu comprendras quand tu auras mon

âge!»—Ehbienécrissurlalistedeschosesquetunevoudrasjamaisdire

lorsquetuserasadulte :«Tucomprendrasquandtuaurasmonâge!»Autrechosequitevienneàl’esprit?

—Direàsonfilsqu’oniramangerunepizzaavecluilesamedietnepastenirsapromesse.

—Alors ajoute à ta liste«Nepas tenirunepromesse faite àmonfils».Tuascomprisl’idéemaintenant?

—Jecrois,oui.—Lorsqu’elleseracomplète,apprends-laparcoeur.—Pourquoifaire?—Pourt’ensouvenir!Yves avait dit ça enme donnant un coup de coude complice. J’ai

promisd’écrirecettelistedèsquepossibleetdelaluimontrerafinqu’onendiscuteensemble.

—Tusais,a-t-ilajoutéalorsquejemelevais,avecÉlisabeth,cen’estpeut-être pas définitivement perdu. Une belle rencontre, c’est parfoisaussi une question de temps. Il faut se trouver l’un l’autre au bonmoment.

J’ailaisséYvesetj’airejointmasalledeclasse.Ce soir-là, dansma chambre, j’ai pris une feuille de papier, je l’ai

glissée sousmoncahierdemathématiques, etdèsquemamanest alléerangerlacuisine,j’aicommencémanouvelleliste.Enm’endormant,j’airéfléchiàmaconversationavecYves;pourÉlisabethetmoi,jecroisbienquecetteannée,c’étaitpaslebonmoment.

*

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**Je n’avais pas cessé deme poser des questions depuis la rentrée.

Plusonvieillit,plusons’interrogesurdestasdechoses.PourÉlisabeth,j’avais trouvé des explications satisfaisantes,mais en ce qui concernaitmon problème avec les ombres, c’était le noir absolu. Pourquoi çam’arrivait à moi ? Est-ce que j’étais le seul à pouvoir leur parler ? Etqu’est-ce que j’allais faire si ça recommençait dès que je croisaisquelqu’un?

Touslesmatins,jevérifiaislamétéoavantdepartiràl’école.Pourdonner le change à la maison, j’avais proposé à notre professeur desciencesnaturellesdefaireunexposésurleréchauffementclimatique,ilavaittoutdesuiteaccepté.Mamanavaitmêmedécidédemeprêtermain-forte.Dèsqu’unarticleécoloparaissaitdanslejournal,elleledécoupait.Lesoir,ellemelelisaitetnouslecollionsensembledansungrandcahieràspiralequ’elleavaitfailliacheterausupermarchéavantquejel’obligeàallerchez lepapetier sur laplacede l’église.Ladamede lamétéoavaitannoncélanouvellepleinelunepourlafindelasemaine,danslanuitdesamediàdimanche.

Cetteinformationmeplongeadansuneprofonderéflexion.Agiroune pas agir, comme aurait dit mon ami Luc, s’il avait eu un lien deparentéaveclepèred’Hamlet.

Depuisleretourdesbeauxjours,jefaisaistrèsattentionànejamaisresterlongtempstropprèsd’uncopainquandlacourétaitensoleillée.

Enmême temps, j’avais l’impression de passer à côté de quelquechosed’important.SiDieuavaitfaitpéterlaciternedegazdemonécole,c’étaitpeut-êtrepourm’envoyerunsignal,untrucdugenre:«Jet’aiàl’oeil, si tu crois que je t’ai donné ce petit pouvoir pour que tu fassescommesiderienn’était!»

Cejeudi-là,jerepensaisàtoutçaquandYvesestvenumerejoindresurlebancoùj’aimaisallerm’asseoirpourréfléchir.

—Alors,cetalbum,çaavance?—J’aipastropletempsencemoment,jesuissurunexposé.L’ombred’Yvesétaitjusteàcôtédelamienne.—J’aifaitcequetum’assuggérél’autrejour.Jemesouvenaisplusdecequej’avaissuggéréàYves.—J’airecopiélalettredemamère,tellequejem’ensouvenais,pas

motàmot,maisj’aipureproduirel’essentiel.C’étaitunebonneidée,tusais.Cen’est plus son écriture, pourtant lorsque je la relis, j’y retrouve

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presquelamêmeémotion.— Qu’est-ce qu’elle vous disait dans cette lettre, votre maman, si

c’estpastropindiscret?Yves a attenduquelques secondes avantdeme répondre,puis il a

murmuré:—Qu’ellem’aimait.—Ahoui,c’estpastroplongàrecopier.Jemesuisapprochédelui,parcequ’ilparlaittoutbas,etlà,àmon

insu,nosombressesontchevauchées.Cequej’aivualorsm’asidéré.Lalettredesamèren’avaitjamaisexisté.Surlespagesdecetalbum

quiavaitbrûlédans la remise,n’apparaissaientquecellesqu’il luiavaitécrites,duranttoutesavie.Lamamand’Yvesétaitmorteenlemettantaumonde,bienavantqu’iln’apprenneàlire.

Leslarmesmesontmontéesauxyeux.Pasàcausedeladisparitionprécocedesamère,maisàcausedesonmensonge.

Imaginezcequ’illuiavaitfalludemalheuràcacherpours’inventerune correspondance avec une maman qu’il n’avait jamais connue. Sonexistenceétaitcommeunpuitssansfond,unpuitsdetristesseimpossibleàcombler,qu’Yvesavaitétéjustecapablederecouvrird’uncouvercleenformedelettreimaginaire.

C’estsonombrequim’avaitsoufflétoutçaaucreuxdel’oreille.J’aiprétenduavoirundevoirenretard,jemesuisexcuséenjurant

derevenirdèslaprochainerécréetjesuispartiencourant.Enarrivantsouslepréau,jemesuissentilâche.J’aieuhontependanttoutlecoursdeMmeSchaeffermaisjen’aipastrouvélaforcederetournerauprèsdemoncopainlegardien,commejeleluiavaispromis.

***

À la maison, maman m’annonça qu’un documentaire sur la

déforestationdelaforêtamazoniennepassaitlesoirmêmeàlatélévision.Elleavaitpréparéunplateau-repasquenouspartagerionssur lecanapédu salon. Elle m’installa devant le poste, m’apporta un crayon et uncahier, et s’assit à côté de moi. Le nombre d’animaux condamnés àl’exodeetà l’extinction,parceque leshommesaiment l’argentaupointd’enperdrelaraison,c’estterrifiant!

Pendant que nous assistions, impuissants, à la condamnation àmort des paresseux du Brésil, animal dont je me sentais complice et

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proche,mamandécoupaitlepoulet.Àlamoitiédel’émission,jejetaiuncoupd’oeilàlacarcassedelavolailleetfislevoeudedevenirvégétariendèsqueceseraitpossible.

Leprésentateurnousexpliquaitleprincipedel’évapotranspiration,un trucassez simple.Sous lesarbres, la terre transpire,unpeucommenous sous les poils. La sueur de la planète s’évapore et remonte pourformerdesnuages.Quandilssontassezgros,ilpleut,cequifournitl’eaunécessaire à ce que les arbres se reproduisent et soient en forme. Fautreconnaître que le système est assez bien pensé dans l’ensemble.Évidemment,sioncontinuedetondrelaterrecommeunoeuf,iln’yauraplus de sueur et donc plus de nuages. Imaginez les conséquences d’unmondesansnuages,surtoutpourmoi!Lavievousjoueparfoisdedrôlesdetours.J’avaisinventécetexposésurleréchauffementclimatiquepouravoirunalibi,sanssupposercombiencesujetallaitmetoucherdeprès.

Mamans’étaitendormie,j’aiaugmentéunpeulesondelatélépourtester son sommeil, il était profond. Encore une de ses journéesépuisantes.Çamedémoralisait de la voir dans cet état.Raisondepluspournepas la réveiller.J’aibaissé levolumeet je suismontéendoucedans le grenier. La lune viendrait bientôt se mettre dans l’axe de lalucarne.

Selonlaprocédureenvigueurdepuismadernièreexpérience,jemetenaisbiendroit,dosà lavitre,poings serrés.Moncoeurbattaità centdixpulsationsminute,conséquencedirectedelatrouillequej’avais.

À22heurespile,l’ombrem’estapparue,d’abordtoutefine,àpeineplusépaissequ’untraitdecrayonsur leplancherdugrenier,puiselleaprisdel’ampleur.J’étaispétrifié,j’auraisvoulufairequelquechose,maisjen’arrivaismêmepasàbougerlesdoigts.Monombreauraitdûêtretoutaussi immobile, mais elle a levé les bras, alors que les miens étaientplaquéslelongdemoncorps.Latêtedel’ombres’estinclinée,àdroite,àgauche, elle s’est mise de profil et, aussi surprenant que cela puisseparaître,ellem’atirélalangue.

Si ! On peut avoir peur et rire en même temps, ce n’est pasincompatible. L’ombre s’est étirée devant mes pieds et est allée sedéformersurlescartons.Ellesefaufilaitentrelesmalles,etsamains’estposéesuruneboîte,exactementcommesielles’appuyaitdessus.

—Tuesàqui?balbutiai-je.—Àquiveux-tuquej’appartienne?Jesuisàtoi,jesuistonombre.—Prouve-le!—Ouvre cette boîte, tu verras par toi-même. J’ai un petit cadeau

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pourtoi.J’aifaittroispasenavant,l’ombres’estécartée.—Pascelledudessus,tul’asdéjàouverte,prendsplutôtcellequise

trouveendessous.J’aiobéi.J’aiposéparterrelapremièreboîteetouvertlecouvercle

delaseconde.Elleétaitrempliedephotographies,jenelesavaisjamaisvuesavant,desphotosdemoilejourdemanaissance.Jeressemblaisàungroscornichonflétri,enmoinsvertetavecdesyeux.Jen’étaispasàmon avantage et je ne trouvais pas ce cadeau particulièrementintéressant.

—Regardelaphotosuivante!insistal’ombre.Monpèremetenaittoutcontrelui,sesyeuxétaientposéssurmoiet

ilsouriaitcommejenel’avaisjamaisvusourire.Jemesuisapprochédela lucarne pour regarder son visage de plus près. Il y avait autant delumièredanssonregardquelejourdesonmariage.

—Tuvois,murmural’ombre,ilt’aaimédèslespremiersinstantsdetavie. Iln’apeut-être jamais trouvé lesmotspour te ledire,maiscettephotovauttouteslesbellesphrasesquetuauraisvouluentendre.

J’ai continuéà regarder laphoto, çame faisaitunbien foudemevoirdanslesbrasdemonpère.Jel’airangéedanslapochedemavestedepyjama,pourlagardersurmoi.

—Maintenant,assieds-toi,ilfautquel’onparle,aditl’ombre.Jeme suis assis en tailleur sur le sol. L’ombre s’estmise dans la

mêmeposition,faceàmoi,j’avaisl’impressionqu’ellemetournaitledos,maiscen’étaitquel’effetd’unrayondelune.

—Tuasunpouvoirtrèsrare, il fautquetuacceptesdet’enservir,mêmes’iltefaitpeur.

—Pourfairequoi?—Tuesheureuxd’avoirvucettephoto,non?Jenesaispassi«heureux»était lebonmot,maiscettephotode

papa me tenant dans ses bras me rassurait beaucoup. J’ai haussé lesépaules.Jemesuisditques’ilnem’avaitpasdonnédenouvellesdepuisson départ, c’est qu’il ne devait pas pouvoir faire autrement. Autantd’amournepouvaitdisparaître enquelquesmois. Il enavait forcémentencoreenlui.

—C’est exactement cela,poursuivit l’ombre commesi elle avait ludansmespensées.Trouvepourchacundeceuxdonttudérobesl’ombrecettepetite lumièrequi éclairera leur vie, unmorceaude leurmémoirecachée,c’esttoutcequenoustedemandons.

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—Nous?—Nous,lesombres,soufflacelleàquijem’adressais.—Tuesvraimentlamienne?demandai-je.— La tienne, celle d’Yves, de Luc ou de Marquès, peu importe,

disonsquejesuisladéléguéedelaclasse.J’aisouri,jecomprenaistrèsbiendequoielleparlait.Unemains’estposéesurmonépaule,j’aipousséunhurlement.Je

mesuisretournéetj’aivulevisagedemaman.—Tuparlesavectonombre,monchéri?Pendantuncourtinstant,j’aiespéréqu’elleaittoutcompris,qu’elle

ait été témoin de ce qui m’arrivait, mais elle me regardait d’un airattendrietdésolé.J’enconclusqu’ellen’avaitaucunpouvoir.Ellen’avaitentendu que ma voix dans ce grenier ; cette fois, j’étais bon pour lesséanceschezlapsychologue.

Mamanmepritdanssesbrasetmeserratrèsfortcontreelle.—Tutesenssiseul?medemanda-t-elle.—Non, je te jurequenon, répondis-jepour la rassurer,c’est juste

unjeu.Mamanavançaàgenouxvers la lucarne,approchantsonvisagede

lavitre.—C’est beau la vue, d’ici. Jen’étaispas remontéedans ce grenier

depuissilongtemps.Viens,assieds-toiprèsdemoi,etraconte-moicequetonombreettoivousdisiez.

En me retournant, j’ai vu l’ombre de maman, seule à côté de lamienne.Alors, àmon tour, j’ai prismamèredansmesbras et je lui aidonnétoutl’amourquejepouvais.

«Iln’estpaspartiàcausedetoi,monchéri.Ilesttombéamoureux

d’uneautrefemme...etmoijesuistombéedehaut.»Aucun enfant aumonde n’a envie d’entendre samère lui faire ce

genred’aveu.Cettephrase,mamannel’apasprononcée,c’estsonombrequimel’asoufflée,danslegrenier.Jepensequel’ombredemamanm’afaitcetteconfidencepourmedéculpabiliseràproposdudépartdepapa.

J’avaiscomprislemessageetcequelesombresattendaientdemoi,maintenant ce n’était plus qu’une question d’imagination etmamannecessaitdemerépéterquedececôté-là,jenemanquaisderien.Jemesuispenchéversmamèreetjeluiaidemandédemerendreunpetitservice.

—Tum’écriraisunelettre?—Unelettre?Quelgenredelettre?arépondumaman.

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—Imaginequependantquej’étaisdanstonventretuaiesvoulumedire que tum’aimais, comment tu aurais fait puisqu’on ne pouvait pasencoreseparler?

—Mais je n’ai pas cessé de te dire que je t’aimais pendant que jet’attendais.

—Oui,maismoi,jenepouvaispast’entendre.—Onditquelesbébésentendenttoutdansleventredeleurmère.—Jenesaispasquit’aracontéça,entoutcas,jenemesouviensde

rien.Mamanmeregardabizarrement.—Oùveux-tuenvenir?—Disonsquepourmediretoutcequeturessentais,etquejepuisse

m’en souvenir, tu auraispuavoir l’idéedem’écrire.Tum’aurais rédigéunelettreàlirebienaprèsmanaissance,parexemple,unelettreoùtumesouhaiteraispleindechoses,oùtumedonneraisdeux,troisconseilspourêtreheureuxquandjeseraigrand.

—Ettuvoudraisquejetel’écrivemaintenant,cettelettre?—Oui,c’estexactementça,maisenteremettantdanslapeaudela

maman qui était enceinte de moi. Tu connaissais déjà mon prénomquandj’étaisdanstonventre?

—Non,nousnesavionspassituétaisunefilleouungarçon.Nousl’avonschoisilejouroùtuesvenuaumonde.

—Alors écris la lettre sansmettredeprénom, ce sera encoreplusauthentique.

—Oùest-cequetuvaschercherdes idéespareilles?medemandamamanenm’embrassant.

—Dansmonimagination!Alors,tuveuxbienlefaire?— Oui, je vais te l’écrire, cette lettre, je m’y mettrai dès ce soir.

Maintenant,ilestgrandtempsquetuaillestecoucher.Je filai au lit, avec l’espoir que mon plan fonctionnerait jusqu’au

bout.Simamèretenaitsapromesse,lapremièrepartieétaitdéjàgagnée.Aupetitmatin,lorsquej’aiouvertlesyeux,j’aitrouvéunelettrede

mamère surma table denuit et la photodemonpère posée contre lepiedde la lampedechevet.Pour lapremière foisdepuissixmois,nousétionstouslestroisréunisdansmachambre.

La lettre de ma mère était la plus belle lettre du monde. Ellem’appartenait et serait à moi pour toujours. Mais j’avais une missionimportanteàaccomplir,etpourça, jedevais lapartager.Mamanaurait

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sûrementcomprissijel’avaismisedanslesecret.J’airangélalettredansmoncartableet,surlechemindel’école,je

mesuisarrêtéchezlelibraire.J’aidépensémeséconomiesdelasemainepouracheterunefeuilled’untrèsbeaupapier.J’aidonnélalettredemamèreaulibraireetnousavonsfaitunephotocopiesursatoutenouvellemachine. L’original et son double se confondaient. Un faux presqueparfait,commesi j’avais la lettredemamèreetsonombre.J’ai toutdemêmegardél’originalpourmoi.

Àlarécrédemidi,jesuisallétraînerducôtédesgrandespoubelles.J’aifinipartrouvercedontj’avaisbesoin,unpetitmorceaudeboisbrûléde la remisequi avait échappé à ladécharge. Il y avait encore assezdesuiedessuspourmettreladeuxièmepartiedemonplanàexécution.

Jel’aienveloppédansuneserviettedetablequej’avaischapardéeàlacantineetjel’aicachédansmoncartable.

Pendant le cours d’histoire deMmeHenry, alors queCléopâtre enfaisait baver des vertes et des pas mûres à Jules César, j’ai sortidiscrètementmonboutdeboisnoirci et ledoublede la lettre. Je lesaiposéssurmonbureauetj’aicommencéàsalirlepapierenétalantunpeudesuie.Unetraînéepar-ci,unetachepar-là.MmeHenryavaitdûrepérermon petit manège, elle s’est arrêtée de parler, laissant Cléopâtre aumilieu d’un discours, et s’est avancée versmoi. J’ai rouléma feuille enbouleetj’aiviteattrapéuncrayondansmatrousse.

—Jepeuxsavoircequetuassurlesmains?medemanda-t-elle.—Monstylo,madame,luirépondis-jesanshésitation.—Ildoit fuird’unedrôlede façon tonstylobleu,pourque tusois

tout taché de noir. Dès que tu auras récupéré de quoi écrirenormalement,tumecopierascentfois«Lecoursd’histoiren’estpasfaitpourdessiner».Maintenant,vatelaverlesmainsetlafigure,etreviensimmédiatement.

Lescopainsdeclasseriaientauxéclatspendantquejemedirigeaisverslaporte.Ah,elleestbellelacamaraderie!

En arrivantdevant la glacedes toilettes, j’ai compris tout de suitecomment jem’étais faitprendre. Jen’aurais jamaisdûpassermamainsurmonfront,jeressemblaisàuncharbonnier.

Deretouràmonpupitre,j’airécupérémafeuilledepapierenpiteuxétat, redoutant que tout mon travail soit anéanti. Bien au contraire,froisséecommeça,malettreavaitexactementl’apparencequejevoulaislui donner. La sonnerie de la fin des cours allait retentir, je pourrais

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bientôtmettrelatroisièmeetdernièrepartiedemonprojetàexécution.

***

J’avais bon espoir quemon plan ait fonctionné. Le lendemain, la

lettren’étaitplusàl’endroitoùjel’avaisvolontairementmalcachée,sousunmorceaudeboisdesrestesdel’ancienneremise.

Mais j’allais devoir patienter une semaine pour en avoir laconfirmation.

***

Lemardid’après, j’étaisenpleineconversationavecLuc, surmon

banc favori, quand Yves s’est approché de nous et a demandé à moncopain s’il pouvait nous laisser seuls. Yves a pris sa place, il a gardé lesilencequelquesinstants.

—J’aidonnémoncongéàMmeladirectrice,jem’envaisàlafindelasemaine.Jevoulaistel’annoncermoi-même.

—Alorsvousaussivousallezpartir,pourquoi?—C’est une longuehistoire.Àmonâge, il est tempsque je quitte

l’école,non?Disonsque,pendanttoutescesannéesici,jevivaisdanslepassé, prisonnier demon enfance. Jeme sens libre désormais. J’ai dutempsàrattraper, il fautque jemeconstruiseunevraievie,que jesoisenfinheureux.

—Jecomprends,ai-jemarmonné,vousallezmemanquer,j’aimaisbienvousavoirpourcopain.

— Toi aussi tu me manqueras, nous nous reverrons peut-être unjour.

—Peut-être.Vousallezfairequoi?— Tenter ma chance ailleurs, j’ai un vieux rêve à réaliser, et une

promesseàtenir.Sijetediscequec’est,tusaurastetaire?Juré?J’aicrachéparterre.Yvesm’amurmurésonsecretàl’oreille,maiscommec’estunsecret,

motusetbouchecousue.Jesuisquelqu’undeparole.Ons’estserrélamain,onavaitdécidéquec’étaitmieuxdesedireau

revoir toutde suite.Vendredi, ce serait trop triste.Commeça, on avaitquelquesjourspours’habitueràl’idéedeneplussevoir.

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En rentrant, je suismonté dans le grenier et j’ai relu la lettre demaman.C’est peut-être cette phrase où ellem’écrit que sonplus grandsouhait serait que je sois épanoui plus tard ; qu’elle espère que jetrouverai unmétier quime rendra heureux et que quels que soient leschoix que je ferai dansma vie, tant que j’aimerai et que je serai aimé,j’aurairéalisétouslesespoirsqu’ellefondeenmoi.

Oui, ce sontpeut-êtreces lignes-làquiont libéréYvesdeschaînesquileretenaientàsonenfance.

Pendantuntemps,j’airegrettéd’avoirpartagélalettredemamèreaveclui.Çam’acoûtéuncopain.

Mme la directrice et les professeurs ont organisé une petite fête

d’adieu.Lacérémonies’est tenueà lacantine.Yvesétaitbeaucouppluspopulaire qu’il ne l’imaginait, tous les parents d’élèves sont venus et jecroisqueçal’abeaucoupému.J’aidemandéàmamanqu’ons’enaille.Ledépartd’Yves,jen’avaisenviedelevivreavecpersonne.

C’étaitunsoirsanslune,inutiledetraîneraugrenier.Maisdansles

plisdesrideauxdemachambre,alorsquejem’endormais,j’aientendulavoixdel’ombred’Yvesmediremerci.

***

Depuis qu’Yves est parti, je ne vais plus me promener autour de

l’ancienne remise. Jeme suis rendu compte que les lieux aussi avaientdes ombres. Les souvenirs rôdent et vous rendent nostalgique dès quevousvousenapprochez tropprès.C’estpas faciledeperdreuncopain.Pourtant, aprèsavoir changéd’école j’auraisdûêtrehabitué,maisnon,rienn’y fait,c’estchaquefois lamêmechose,unepartdesoiresteaveccelui qui s’en est allé, c’est commeun chagrind’amourmais en amitié.Fautpass’attacherauxautres,c’esttroprisqué.

Lucsentaitquej’avaislecafard.Chaquesoir,enrentrantdel’école,ilm’invitaitàpasserchezlui.Nousfaisionsnosdevoirsensembleavecunéclairaucaféenprimeentrelesexercicesdemathsetlesrépétitionsducoursd’histoire.

Letrimestrea finiparpasser, j’ai faitextrêmementattentionoù je

mettaislespieds,j’avaisbesoindereprendredesforcesavantd’utiliserà

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nouveaumonpouvoir.Jevoulaisapprendreàbiensavoirm’enservir.Juin tirait à sa fin, les vacances approchaient et j’avais réussi à

gardermonombretoutcetemps-là.Maman n’a pas assisté à la remise des prix, elle était de garde et

aucune de ses collègues n’a pu la remplacer. Ça l’a rendue trèsmalheureuse, je lui ai dit que cen’était pas grave. Il y aurait une autrecérémoniel’annéeprochaineetons’arrangeraitpourquecettefois-làellepuisseselibérer.

Alors que jemontais sur l’estrade, je jetai des coups d’oeil vers latribuneoùlesparentsd’élèvesavaientprisplaceenespérantyvoirmonpère, peut-être qu’il s’était faufilé au milieu des autres pères pour mefaireunesurprise.Luiaussidevaitêtredegarde,mesparentsn’ontpasdechance,jenepeuxpasleurenvouloir,cen’estpasleurfaute.

Lebonheurde laremisedesprixdefind’année,c’est justement lafin de l’année. Deux mois sans voir Marquès et Élisabeth roucoulercommedeuxcrétinssouslemarronnierdelacour,onappelleçal’étéetc’estlaplusbelledessaisons.

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Chapitre3

L’avantagedevivredansmapetiteville,c’estqu’onn’apasvraiment

besoind’allertrèsloinpourpartirenvacances.Entrel’étangpourallersebaigneretlaforêtpourpique-niquer,onatoutcequ’ilfautsurplace.Lucaussirestait,sesparentsnepouvaientpasfermerlaboulangerie.Lesgensauraientétéobligésd’acheter leurpainausupermarchéet lamamandeLuc dit que quand on prend desmauvaises habitudes c’est très dur des’endéfaire.

Fin juillet, il s’est passé un truc épatant. Luc a hérité d’une petitesoeur.C’étaitassezrigolodelavoirgigoterdanssonberceau.Lucn’étaitplus tout à fait le même depuis la naissance de sa soeur, moinsinsouciant,ilpensaitàsonrôledegrandfrèreetmeparlaitsouventdecequ’ilferaitplustard.Moiaussi,j’auraisaiméavoirunepetitesoeurouunpetitfrère.

Aumoisd’aoûtmamaneutdroitàdixjoursdecongés.Nousavons

emprunté la voiture d’une de ses amies et nous avons roulé jusqu’à lamer.C’étaitladeuxièmefoisdemaviequejem’yrendais.

Çavieillitpaslamer,laplageétaitpareilleladernièrefois.C’estdanscepetit villageaubordde l’eauque j’ai rencontréCléa.

Une fille bien plus jolie qu’Élisabeth. Cléa était sourde et muette denaissance,uneamiefaitepourmoi,nousnoussommestoutdesuitetrèsbienentendus.

Pourcompensersasurdité,DieuadonnédegrandsyeuxàCléa,ilssont immenses, c’est ce qui fait toute la beauté de son visage.Àdéfautd’entendreellevoit tout,aucundétailne luiéchappe.Enfait,Cléan’estpasvraimentmuette, ses cordesvocales sont intactes,mais commeellen’ajamaispuentendrelesmots,ellenesaitpaslesprononcer.Çasembleassezlogique.Quandelleessaiedeparler,lessonsrauquesquisortentdesa gorge font un peu peur au début,mais dès qu’elle rit, alors sa voix

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ressembleàlamusiqued’unvioloncelleetj’adorelevioloncelle.Cen’estpasparcequeCléaneditrienqu’elleestmoinsintelligentequelesautresfilles de son âge. Bien au contraire, elle connaît des poésies par coeurqu’elleréciteaveclesmains.Cléasefaitcomprendrepardesgestes.Mapremière amie sourde etmuette a un caractère bien trempé. Pour direqu’elleaenvied’unCoca-Cola,parexemple,ellefaitdestrucsincroyablesavecsesdoigts,etsesparentsdevinentaussitôtcequ’elleveut.J’aitoutdesuiteappriscommentondit«non»enlangagedessignesquandelleademandésionpouvaitavoirunedeuxièmeglace.

J’avais achetéune cartepostale aubazarde laplagepour écrire àmonpère.J’airemplilapartiegaucheenm’appliquantàécriretoutpetit,vu lemanquedeplace,mais aumomentde remplir les lignes à droite,moncrayonestrestésuspendudanslevide,etmoiavec.Jenesavaispasoù l’adresser.Me rendre compte que j’ignorais où vivaitmon pèrem’afichuundecescoups...J’airepenséàlapetitephrased’Yvessurlebancde lacour,quand ilmedisaitque l’avenirétaitdevantmoi.Assissur lesable, jenevoyaisdevantmoique lesmouettesplongerdans l’eaupourattraperdespoissons,etçameramenaitauxpartiesdepêcheavecpapa.

La vie peut basculer à une vitesse incroyable. Tout va trèsmal etsoudainunévénementimprévuchangelecoursdeschoses.J’avaisenvied’uneautreexistence,jen’avaiseunifrèrenisoeur,mais,commeLuc,jeréfléchissaisàmonavenir.L’étédecesvacancesauborddelameravecmaman,mavieachaviré.

Dès que j’ai rencontré Cléa, j’ai su que plus rien ne serait commeavant. Le jour de la rentrée, les copains seraient verts de jalousie enapprenantquej’avaisuneamiesourde-muette, jemeréjouissaisdevoirlatêtequeferaitÉlisabeth.

Cléa dessine des mots dans l’air, de la poésie atmosphérique.Élisabeth ne lui arrive pas à la cheville. Mon père disait qu’il ne fautjamaiscomparerlesgens,chaquepersonneestdifférente,l’importantestde trouver la différence qui vous convient le mieux. Cléa était madifférence.

Parune findematinée ensoleillée, lapremièredepuis ledébutde

notre séjour, Cléa s’est approchée de moi alors que nous nouspromenionssurleport.Jamaisnousn’avionsétésiproches.Nosombressefrôlaientsurlajetée,j’aieupeuretj’aifaitunpasenarrière.Cléan’apascomprismaréaction.Ellem’aregardélonguement,j’aivuduchagrindans ses yeux, puis elle est partie en courant. J’ai eu beau l’appeler de

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toutesmesforces,ellenes’estpasretournée.Quelcrétin,ellepouvaitpasm’entendre!J’avaisrêvédeluiprendrelamaindèslespremiersinstantsde notre rencontre. Face à la mer, nous aurions eu plus belle allurequ’ÉlisabethetMarquèssousleurpauvremarronnierdecourd’école.Sij’avais reculé, c’est parce que je ne voulais surtout pas lui voler sonombre.Jenevoulaisriensavoird’ellequ’ellen’aitvoulumedireavecsesmains. Cléa ne pouvait pas deviner ça etmonmouvement de recul luiavaitfaitdelapeine.

Le soir, je n’ai pas cessé de réfléchir à la façon de me fairepardonneretdenousréconcilier.

Aprèsavoirpesélepouretlecontre,jemesuisconvaincuqu’iln’yavaitqu’unseulmoyenderéparerlemalquejeluiavaisfait:luidirelavérité.PartagermonsecretavecCléaétaitàmesyeuxlaseulesolutionsije voulais vraiment qu’on apprenne à se connaître. À quoi ça sert devouloir se lier à quelqu’un, si on ne prend pas le risque de lui faireconfiance?

Restaitàtrouvercommentleluirévéler.Monniveauenlangagedesourd-muet était encore assez limité et jemanquais de gestes pour luiraconterunetellehistoire.

Le lendemain, le ciel était couvert. Agenouillée sur un rocher aubout de la jetée, Cléa jouait à faire des ricochets en lançant des galetsdansl’eau.Samère,tropheureusequ’elleaitunami,m’avaitconfiéquec’étaitsonrefuge,elles’yrendaitchaquematin.Jesuisalléàsarencontreet me suis assis près d’elle. Nous avons regardé un long moment lesvaguesvenirsefracassercontrelagrève.Cléafaisaitcommesijen’étaispaslà,ellem’ignorait.J’airéunitoutesmesforcesetj’aiavancémamainverslasienne,espérantlafrôler,maisCléas’estlevéeetelles’estéloignéeensautillantde rocheren rocher.Je l’ai suivie, jemesuisplanté faceàelleetj’aipointédudoigtnosombres,quis’étiraientsurlajetée.Jeluiaidemandé de ne pas bouger, j’ai fait un pas de côté et mon ombre arecouvert la sienne. Puis j’ai reculé et les yeux de Cléa sont devenusencoreplusgrands.Elleatoutdesuitecompriscequivenaitdesepasser.Pourquelqu’und’untantsoitpeuobservateur,cen’étaitpassidifficile,l’ombredevantmoiavaitlescheveuxlongs,celledevantelle,lescheveuxcourts.Jemesuisbouché lesoreilles,enespérantquesonombreseraitaussimuettequ’elle,maisj’aitoutdemêmeeuletempsdel’entendremedire«Ausecours,aide-moi».Jemesuisagenouilléetj’aicrié«Tais-toi,jet’ensupplie,tais-toi!»etj’aiaussitôtfaitensortequenosombresserecouvrentànouveaupourquetoutrentredansl’ordre.

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Cléaadessinéungrandpointd’interrogationdansl’air.J’aihaussélesépaulesetcettefois,c’estmoiquisuisparti.Cléacouraitderrièremoi,j’aieupeurqu’elleglissesurlesrochers,j’airalentil’allure.Ellem’aprisparlamain,elleaussivoulaitpartagerunsecretavecmoi.Pourquenoussoyonsquittes.

Au bout de la jetée se dresse un petit phare de rien du tout. À leregarderplantélàtoutseul,ondiraitquesesparentsl’ontabandonnéetqu’il a cessé de grandir. Sa lanterne est éteinte, il n’éclaire plus lamerdepuislongtemps.

Cevieuxphareabandonnéauboutdelajetée,c’estlevrailieusecretde Cléa. Depuis qu’elleme l’a fait découvrir, ellem’y emmène dès quenousnousretrouvons.Nouspassonssouslachaîneàlaquellesebalanceun vieux panneau rouillé sur lequel est écrit Accès interdit, nouspoussonslaporteenferdontlaserrurerongéeparleselarendul’âmeetgrimpons l’escalier jusqu’au balcon de veille. Cléamonte la première àl’échellequimèneà la coupole etnous restons làdesheures entières àguetter les bateaux et scruter l’horizon. Cléa dessine les vagues d’undélicat mouvement du poignet gauche et sa main droite ondule pourfigurer lesgrandsvoiliersqui croisentau large.Quand le soleildécline,elle fait un cercle en joignant ses pouces et ses index, elle fait glisserderrière mon dos le soleil inventé par ses mains, puis son rire devioloncelleenvahittoutl’espace.

Lesoir,lorsquemamanmedemandeoùj’aipassémajournée,jeluiparle d’un endroit sur la plage, à l’opposé d’un phare qui n’appartientqu’àCléaetàmoi,unpetitpharederiendu tout,unphareabandonnéquenousavonsadopté.

Le troisième jour des vacances, Cléa n’a pas voulu monter à la

coupole, elle est restée assise au pied du phare et j’ai deviné à son airrenfrogné qu’elle attendait quelque chose de moi. Elle a sorti un petitbloc-notesdesapocheetagriffonnésurunefeuilledepapierqu’ellem’atendue:«Commentfais-tuça?»

Àmontourj’aiprissonbloc-notespourluirépondre.—Faisquoi?—Tontrucaveclesombres,aécritCléa.— Je n’en ai pas lamoindre idée, c’est venu comme ça et jem’en

seraisbienpassé.Grattementdecrayonsurlafeuilledepapier,Cléaaraturésaligne,

elleavaitchangéd’idéeencoursd’écriture.Sousletraitj’avaispuquand

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mêmelire«Tuesfou!»maiselleavaitfinalementpréférémedire«Tuasdelachance,est-cequelesombresteparlent?»

Commentelleavaitpudeviner?J’étaisincapabledeluimentir.—Oui!—Est-cequelamienneestmuette?—Non,jenecroispas.—Tunecroispasoutuenessûr?—Ellen’estpasmuette.—C’estnormal,moinonplusjenesuispasmuettedansmatête.Tu

veuxbienparleravecmonombre?—Non,j’aimemieuxparleravectoi.—Qu’est-cequ’ellet’adit?—Riend’important,c’étaittropcourt.—Elleaunejolievoix,monombre?Je n’avais pas saisi toute l’importance, pour Cléa, de la question

qu’elle venait deme poser. C’était comme si une personne aveuglemedemandaitàquoiressemblaitsonrefletdansunmiroir.LadifférencedeCléasetrouvaitdanssonsilence,ça larendaituniqueàmesyeux,maisCléa rêvait de ressembler à n’importe quelle autre fille de son âge, unefille qui pourrait s’exprimer autrement que par signes. Si elle avait sucombiensadifférenceétaitbelle.

J’aiprislecrayon.— Oui, Cléa, la voix de ton ombre est claire, ravissante et

mélodieuse.Elletecorrespondparfaitement.J’airougienécrivantceslignesetCléaaussienleslisant.—Pourquoies-tutriste?m’ademandéCléa.— Parce que les vacances vont forcément finir et que tu vas me

manquer.—Nousavonsencoreunesemainedevantnous,etpuissitureviens

l’anprochain,tusaurasoùmetrouver.—Oui,aupiedduphare.—Jet’yattendraidèslepremierjourdesvacances.—Tupromets?Cléa a dessiné une promesse avec sesmains. C’est bien plus beau

qu’avecdesmots.Une éclaircieperçait le ciel,Cléa leva la tête et écrivit sur le bloc-

notes:— Je voudrais que tumarches encore surmon ombre, que tume

disescequ’elleteraconte.

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J’aihésité,mais j’ai voulu lui faireplaisir, alors jeme suis avancéverselle.Cléaaposé sesmains surmesépauleset s’estapprochée toutprès demoi. J’avais le coeur qui battait à cent à l’heure, je ne prêtaisaucune attention à nos ombres, seulement aux yeux immenses de Cléaquiserapprochaientdemonvisage,àm’enfaireloucher.Nosnezsesontfrôlés, Cléa a jeté son chewing-gum,mes jambes étaient toutesmolles,j’avaisl’impressionquej’allaism’évanouir.

J’ai entendu dire dans un film que les baisers avaient un goût demiel,avecCléailsavaientlegoûtduchewing-gumàlafraisequ’elleavaitjeté avant dem’embrasser. À écoutermon coeur tambouriner dansmapoitrine,jemesuisditqu’onpouvaitpeut-êtremourird’unbaiser.J’avaisquand même envie qu’elle recommence, mais elle a reculé. Elle medévisageait.Elleasourietaécritsurlafeuilledepapier,avantdepartirencourant:

—Tuesmonvoleurd’ombre,oùquetusois,jepenseraitoujoursàtoi.

Voilà comment la vie peut chavirer, un mois d’août. Il suffit derencontreruneCléapourqueplusaucunmatinnesoitlemême,pourqueplusriennesoitcommeavant,pourquelasolitudes’efface.

Lesoirquiasuivimonpremierbaiser,j’aieuenvied’écrireàLuccequim’était arrivé. Peut-être pour prolonger cet instant. Parler de Cléa,c’était lagarderencoreunpeuavecmoi.Etpuis j’aidéchiré la lettreenmillemorceaux.

Lelendemain,Cléan’étaitpasaupiedduphare.J’aifaitdixallers-

retourssurlajetéeenl’attendant.J’aieupeurqu’ellesoittombéeàl’eau.C’estdrôlementdangereuxdes’attacheràquelqu’un.C’estincroyablecequeçapeutfairemal.Rienquelapeurdeperdrel’autreestdouloureuse.Jamais je n’aurais imaginé cela avant. Pour papa, je n’avais pas eu lechoix,onnechoisitpassonpèreetencoremoins le faitqu’ildécideunjour de vous quitter, mais Cléa, c’était différent. Avec elle, tout étaitdifférent. Je broyais du noir quand soudain j’ai entendu au loin lamélodieduvioloncelle.Cléaétaitsurleportencompagniedesesparentsdevant la baraque dumarchand de glaces. Son père avait renversé soncornetsursachemiseetCléariaitauxéclats.Jenesavaispasquoifaire,resterlàoucourirlarejoindre?LamamandeCléam’aadresséunsignedelamain.Jeluiairetournésonbonjouretjesuispartidansladirectionopposée.

Je passai une sale journée à attendre Cléa sans comprendre

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pourquoiçamerendaitsicafardeux.Ladigueoùnousnouspromenionsencorelaveilleétaitbattueparlesvagues.D’êtrelà,toutseul,merendaittriste à crever. Je devais avoir croisé la pire des ombres, celle del’absence, et sa compagnie était détestable. Je n’aurais pas dû faireconfiance à Cléa, et lui révéler mon secret. Je n’aurais pas dû larencontrer.Quelques jours plus tôt, je n’avais pas besoin d’elle,ma vieétait cequ’elleétaitmaisaumoinselle tenaitdebout.Maintenant, sansnouvellesdeCléa, tout s’écroulait autourdemoi.C’estmoched’avoir àguetterunsignedequelqu’unpoursesentirheureux.J’aiquittélajetéeet je suis allé me promener près du bazar de la plage. J’avais envied’écrire àmonpère, alors j’ai chapardéune grande carte postale sur letourniquetetjemesuisinstalléàunetabledelabuvette.Àcetteheure-là,iln’yavaitpasgrandmonde,leserveurn’ariendit.

Papa,Je t’écris du bord de lamer oùmaman etmoi passons quelques

joursdevacances.J’auraisaiméquetusoisavecnous,mais leschosessontcequ’ellessont.J’aimeraisavoirdetesnouvelles,savoirquetuesheureux. Côté bonheur, pourmoi, ça va ça vient. Si tu avais été là, jet’auraisracontécequim’arriveetj’imaginequeçam’auraitfaitdubien.Tum’auraisdonnédesconseils.Lucditqu’iln’enpeutplusdesconseilsdesonpère,moijesuisenmanque.

Maman prétend que l’impatience tue l’enfance, je voudraistellementgrandir,papa,êtrelibredevoyager,fuirlesendroitsoùjenemesenspasbien.Adulte,jepartiraiàtarencontre,jeteretrouverai,oùquetusois.

Si d’ici là nous ne nous sommes pas revus, nous aurons tant dechoses à nous raconter qu’il nous faudra cent déjeuners pour tout sedire, ou au moins une semaine de vacances rien qu’à nous deux. Ceserait formidable de pouvoir passer autant de temps ensemble. Jedevine que ça doit être trop compliqué et je me demande pourquoi.Chaquefoisquej’ypense,jemedemandeaussipourquoitun’écrispas.Toi,tusaisoùj’habite.Peut-êtrequeturépondrasàcettecartepostale,peut-êtrequejetrouveraiunelettredetoienrentrantàlamaison,peut-êtrequetuviendrasmechercher?

Jecroisquej’enaimarredespeut-être.Tonfilsquit’aimequandmême.

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J’aitraînélespiedsjusqu’àlaboîteauxlettres.Tantpissij’ignoraisoùvivaitmonpère.J’aifaitcommepourNoël,jel’aipostée,sanstimbreniadresse.

***

Surl’étaldubazarpendaitunjolicerf-volantenpapierdeChine.Il

avait la formed’un aigle. J’ai dit aumarchandquemamanviendrait lepayerplustard.J’aiunetêtequiinspireconfiance,jesuispartiavecmoncerf-volantsouslebras.

Quarante mètres de fil, c’était inscrit sur l’emballage. À quarantemètresdusol,ondoitvoirtoutelastationbalnéaire,leclocherdel’église,laruedumarché,lemanègedechevauxdeboisetlaroutequifileverslacampagne.Sion lâche la ficelle,ondoitdécouvrir tout lepays,et si lesventssontfavorables,faireletourdelaterre,voirdetrèshautceuxquivousmanquent.J’auraisvouluêtreuncerf-volant.

Mon aigle grimpait joliment, la bobine de fil n’était pascomplètementdévidée,maisilvolaitfièrementdansleciel.Sonombresepromenait sur le sable, les ombres de cerfs-volants sont des ombresmortes, ce ne sont que des taches. Quand j’en ai eu assez, j’ai ramenél’oiseauàmoi,luiairepliélesailesetnoussommesrentrés.Enarrivantàlamaisond’hôtes,j’aicherchéunendroitoùlecacher,etpuisj’aichangéd’avis.

J’aiprisunsérieuxsavonaprèsavoirprésentéàmamanlecadeauqu’ellem’avaitoffert.Elleamenacédelejeteràlapoubelle,puiselleaeuune idéeencorepluscruelle :me forcerà le rapporteraumarchanddubazarettrouverlesmotspourexcuser,jecite,maconduiteinexcusable.J’ai usé de mon sourire contrit dévastateur, mais il n’a pas du toutdévastémamère.J’aidûallermecouchersansmanger,çan’avaitaucuneimportance,quandjesuiscontrariéjen’aipasfaim.

***

Lelendemain,à10h30,garéedevantlebazardelaplage,mamana

ouvertlaportièredelavoitureetm’alancéd’unairmenaçant:—Allez,sorsdelà,etdépêche-toi,tusaiscequetudoisfaire!Mon supplice avait débuté après le petit déjeuner. Il avait fallu

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rembobiner le fil pour que la bobine soit impeccablement enroulée,replier les ailes de mon aigle et les nouer avec un ruban que mamanm’avaitdonné.Letrajets’étaitpassédansunsilencesolennel.Lasuitedel’épreuveconsistaitàtraverser l’esplanadejusqu’aubazar,etàrendrelecerf-volantaumarchandenm’excusantd’avoirabusédesaconfiance.Jemesuiséloigné,lesépauleslourdes,moncerf-volantsouslebras.

Depuislavoiture,mamanavaitl’image,maispasleson.Jemesuisapproché dumarchand, prenant un air demartyr, et lui ai dit quemamèren’avaitplusdesouspourmonanniversaireetqu’ellenepouvaitpaslui payermon aigle. Lemarchandm’a répondu que c’était pourtant uncadeau qui ne coûtait pas bien cher. J’ai répliqué que ma mère étaittellementradineque«pascher»n’existaitpasdanssonvocabulaire.J’aiajouté que j’étais vraiment désolé, le cerf-volant était comme neuf, iln’avait volé qu’une fois et encore, pas très haut. Je lui ai proposé del’aider à ranger son magasin pour le dédommager. J’ai imploré saclémence,sijerepartaissansavoirrésoluleproblème,jen’auraispasnonplus de cadeau à Noël. Mon plaidoyer avait dû être convaincant, lemarchandsemblaittoutchamboulé.Ilajetéunregardnoirversmamèreetm’a faitunclind’oeil enm’affirmantqu’il se faisaitunplaisirdemel’offrir, ce cerf-volant. Il voulait même aller en toucher deux mots àmaman mais je l’ai convaincu que c’était pas une bonne idée. Je l’airemerciéplusieurs foiset je luiaidemandédebienvouloirgardermoncadeau, jerepasserais leprendreunpeuplustard.Jesuisretournéà lavoiture, jurant que j’avais remplimamission.Mamèrem’a autorisé àallerjouersurlaplageetelles’enestallée.

Jen’étaispasvraimentfierd’avoirditdeshorreurssurelle,maisjen’étaispasfâchénonplusdem’êtrevengé.

Dèsquesavoitureadisparu,jesuisallérécupérermonaigleetj’aifilésurlaplageoùlamaréeétaitbasse.Fairevolerunaigleenentendantcraquerlescoquillagessoussespiedsaquelquechosed’assezdivin.

Le vent était plus fort que la veille, la bobine se dévidait à toutevitesse.Entirantd’uncoupsecsur le fil, j’airéussimapremière figure,unquartde«8»presqueparfait.L’ombreducerf-volantglissaitauloinsurlesable.Soudain,j’aidécouvertàmescôtésuneombrefamilière.J’aifaillilâchermonaigle.Cléasetenaitàmadroite.

Elle a posé samain sur lamienne, pas pour la retenirmais pours’emparerdelapoignéeducerf-volant.Je la luiaiconfiée, lesouriredeCléaétaitirrésistibleetj’auraisétébienincapabledeluirefuserquoiquecesoit.

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Cenedevaitpasêtresonpremiercoupd’essai.Cléamaniaitlecerf-volant avec une agilité à couper le souffle. Des « 8 » complets quis’enchaînaient, des « S » impeccables. Cléa avait le don de la poésieaérienne,ellearrivaitàdessinerdeslettresdansleciel.Quandj’aienfincompris ce qu’elle faisait, j’ai lu : « Tu m’as manqué. » Une fille quiréussitàvousécrire«Tum’asmanqué»avecuncerf-volant,onnepeutjamaisl’oublier.

Cléa a posé l’aigle sur la plage, elle s’est tournée versmoi et s’estassisesurlesablemouillé.Nosombresétaientjointes.CelledeCléas’estpenchéeversmoi.

— Je ne sais pas ce quime fait le plusmal, lesmoqueries que jedevine dans mon dos ou les regards condescendants qui s’affichentdevantmoi.Quis’attacheraun jouràune fillequinepeutpasparler,àune fille qui pousse des cris quand elle rit ? Qui me rassurera quandj’auraipeur?Etj’aidéjàtellementpeurquejen’entendsplusrien,mêmedansmatête.J’aipeurdegrandir,jesuisseule,etmesjoursressemblentàdesnuitssansfinquejetraversecommeuneautomate.

Aucune fille au monde n’oserait dire des choses pareilles à ungarçonqu’elle connaît àpeine.Cettephrase,Cléane l’apasprononcée,c’est son ombre qui me l’a soufflée sur la plage et j’ai enfin comprispourquoijel’avaisentendueappelerausecours.

—Situsavais,Cléa,quepourmoitueslaplusjoliefilledumonde,celledontlescrisrauqueseffacentlescielsdegrisaille,celledontlavoixsonnecommeunvioloncelle.Situsavaisqu’aucunefilleaumondenesaitfairevirevolterlescerfs-volantscommetoi.

Cette phrase, je l’ai murmurée dans ton dos pour que tu nel’entendespas.Faceàtoic’estmoiquiétaisdevenumuet.

Nousnoussommesretrouvéschaquematinsur la jetée,Cléaallait

cherchermon cerf-volant au bazar de la plage et nous filions ensembleverslevieuxphareabandonnéoùnouspassionslerestedelajournée.

J’inventaisdeshistoiresdepirates.Cléam’apprenait àparler aveclesmains, jedécouvraislapoésied’unlangagequesipeucomprennent.Accroché par son fil à la balustrade de la tourelle, l’aigle tournoyaittoujoursplushaut,jouantdanslevent.

À midi, Cléa et moi nous adossions au pied de la lanterne etpartagionslepique-niquepréparéparmaman.Mamèresavait,nousn’enparlionsjamaislesoirmaiselleavaitdevinélacomplicitéquimeliaitàlapetitefillequineparlepas,commel’appelaientlesgensduvillage.C’est

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foucequelesadultesontpeurdesmots.Pourmoi,«muette»étaitbienplusjoli.

Parfois, après le déjeuner, Cléa s’endormait la tête posée surmonépaule.C’étaitjecroislemeilleurmomentdemajournée,l’instantoùelles’abandonnait. C’est bouleversant quelqu’un qui s’abandonne. Je laregardais dormir, me demandant si elle retrouvait l’usage de la paroledans ses rêves, si elle entendait le timbre clair de sa voix. Chaque find’après-midi,nouséchangionsunbaiseravantdenousquitter.Sixjoursinoubliables.

***

Mescourtesvacancesapprochaientdeleurfin,mamancommençait

à préparer les valises pendant que je prenaismon petit déjeuner, nousallionsbientôtquitter lachambred’hôtes.Je l’aisuppliéederesterpluslongtemps,maisnousdevionsprendrelecheminduretoursiellevoulaitgardersontravail.Mamanapromisquenousreviendrionsl’anprochain.Ilpeutsepassertellementdechosesenunan.

JesuisallédireaurevoiràCléa.Ellem’attendaitaupiedduphare,elleatoutdesuitecomprispourquoijefaisaisunedrôledetêteetellen’apasvouluquenousmontions.Cléaafaitungestepourmediredepartiretm’a tourné le dos. J’ai pris dansma poche un petitmot que j’avaisrédigéencachette laveilleausoir,unpetitmotoùje luiconfiaistoutesmes pensées. Elle n’a pas voulu le prendre.Alors je l’ai attrapée par lamainetjel’aientraînéeverslaplage.

Duboutdupied,j’aitracélamoitiéd’uncoeursurlesable,j’airouléma feuilledepapierencôneet l’aiplantéeaumilieudemondessin, etpuisjesuisparti.

JenesaispassiCléaachangéd’avis,sielleaterminémondessinsurlesable.Jenesaispassiellealumonmot.

***

Surlarouteduretour,ilm’estarrivédesouhaiterqu’ellen’yaitpas

touchéetquemalettreaitétéemportéeparlamarée.Parpudeurpeut-être.J’avaisécritqu’elleétaitcelleàquijepenseraisenm’éveillant,jeluiavaispromisqu’enfermantlesyeuxlesoirjeverraisapparaîtrelessiens,

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immensesdanslaprofondeurdelanuit,commeunvieuxpharequi,fierd’avoir été adopté, aurait rallumé sa lanterne. C’était probablementmaladroitdemapart.

Il me restait à faire un plein de souvenirs qui me nourriraientpendant les saisons à venir, des réserves de moments heureux pourl’automne,lorsquelanuitseposeraitsurlechemindel’école.

Àlarentrée,j’avaisdécidédeneriendire,parlerdeCléapourfaireenragerÉlisabethnem’intéressaitplus.

Nousnesommes jamais retournésdanscette stationbalnéaire.Ni

l’annéed’après,nicellesquisuivirent.Jen’aiplusjamaiseudenouvellesde Cléa. J’ai bien pensé à lui écrire en poste restante : Petit phareabandonné auboutd’une jetée.Mais inscrire cette adresse eût étédéjàtrahirunsecret.

J’aiembrasséÉlisabethdeuxansplustard.Sonbaisern’avaitni legoût du miel ni celui de la fraise, à peine un parfum de revanche surMarquès dont j’avais désormais la taille. Trois mandats consécutifs dedéléguédeclassefinissentparvousconférerunecertaineaura.

Lejoursuivantcebaiser,Élisabethetmoinoussommesséparés.Jenemesuispasreprésentéàl’élection,etMarquèsaétééluàma

place. Je lui laissai bien volontiersma fonction. J’avaispris à jamais lapolitiqueengrippe.

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Partie2

Chapitre4

À la peur de la nuit a succédé celle de la solitude. Je n’aime pas

dormirseuletpourtantc’estainsiquejevis,dansunstudiosouslestoitsd’unimmeublenonloindelafacultédemédecine.J’aifêtéhiermesvingtans.Aveccettefichueavancedansmascolarité, j’aidûlescélébrersansavoireuletempsdenouerdesamitiés.Leshorairesdelafaculténenousenlaissentguèreletemps.

J’ailaissémonenfance,ilyadeuxans,derrièreunmarronnierdanslacourd’uneécole,danscettepetitevilleoùj’aigrandi.

Le jour de la remise des diplômes, ma mère était présente, unecollègue de travail l’avait remplacée pour l’occasion. J’aurais juré avoiraperçulasilhouettedemonpèreauloinderrièrelesgrilles,maisj’avaisdûrêver,j’aitoujourseutropd’imagination.

J’ai laissémon enfance sur le chemin de lamaison, où les pluiesd’automneruisselaientsurmesépaules,dansungrenieroùjeparlaisauxombresenregardantlaphotodemesparentsautempsoùilss’aimaientencore.

J’ai laissémon enfance sur un quai de gare en disant au revoir àmon meilleur ami, fils d’un boulanger, en serrant ma mère dans mesbras,luipromettantquejereviendraislavoirdèsquepossible.

Sur ce quai de gare, je l’ai vue pleurer. Cette fois, elle n’avait pascherché à détourner son visage. Je n’étais plus l’enfant qu’elle voulaitprotégerdetout,ycomprisdeseslarmes,decettetristessequinel’avaitjamaisvraimentquittée.

Penchéàlafenêtreduwagon,alorsqueleconvois’ébranlait,j’aivuLucluiprendrelamainpourlaconsoler.

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Mon monde tournait à l’envers, Luc aurait dû monter dans cecompartiment,c’était lui le surdouéensciences ;etdenousdeux,celuiqui aurait dû s’occuper d’une infirmière qui avait consacré sa vie auxautresetsurtoutàsonfils,c’étaitmoi.

***

Quatrièmeannéedemédecine.Mamanaprissaretraite,elles’occupedésormaisdelabibliothèque

municipale.Lemercredi,ellejoueàlabeloteavectroisamies.Ellem’écritsouvent.Entrelesheuresdecoursetlesgardesdenuit,

jen’aiguèreletempsdeluirépondre.Ellevientmevoirdeuxfoisparan.À l’automne comme au printemps, elle s’installe dans un petit hôtel àdeux pas de l’Hôpital universitaire et parcourt lesmusées en attendantquemesjournéess’achèvent.

Nous allons nous promener le long du fleuve. Au cours de cesbalades,ellemefaitparlerdemavieetmeprodiguemilleconseils,surcequ’il faut faire pour devenir unmédecin plein d’humanité– à ses yeuxc’est aussi important que d’être un bon médecin. Elle en a fréquentébeaucoup enquarante annéesdemétier, elle distingued’un coupd’oeilceuxquiprivilégientleurcarrièreàleurspatients.Jel’écouteensilence.Après la promenade, je l’emmène dîner dans un petit troquet qu’elleaffectionneetoùelletienttoujoursàpayernosrepas.«Plustard,quandtuserasdocteur,tum’inviterasdansungrandrestaurant»,medit-elleens’emparantchaquefoisdel’addition.

Sestraitsontchangé,maissesyeuxdébordentd’unetendressequine vieillit pas. Vos parents vieillissent jusqu’à un certain âge, où leurimagesefigeenvotremémoire.Ilsuffitdefermerlesyeuxetdepenseràeuxpourlesvoiràjamaistelsqu’ilsétaient,commesil’amourqu’onleurporteavaitlepouvoird’arrêterletemps.

Àchacundesesséjours,ellesefaitundevoirderemettrematanièreen ordre. Lorsqu’elle repart, je trouve dans mon armoire un lot dechemises neuves et, surmon lit, des draps propres dont le parfummerappellelachambredemonenfance.

J’aitoujours,poséessurmatabledenuit,unelettrequ’ellem’avaitécriteàmademandeetunephototrouvéedanslegrenier.

Lorsque je la raccompagne à la gare, elle me serre dans ses bras

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avantdemonterdanssonwagon,etsonétreinteestsifortequejecrainschaque foisdeneplus jamais la revoir.Jeregardeson traindisparaîtredanslacourbedesrails,ilfileverslapetitevilleoùj’aigrandi,versmonenfancequisetrouveàsixheuresdel’endroitoùjevisdésormais.

Lasemainesuivantsondépart,jereçoistoujoursunelettre.Ellem’yracontesonvoyage,sespartiesdebeloteetmedonneunelisted’ouvragesàliresansattendre.Jen’aihélaspourseulelecturequedesmanuelsdemédecine,quejeréviselanuitenpréparantmoninternat.

J’alternemesgardesentrelesUrgencesetlapédiatrie,mespatientsdemandentbeaucoupd’attention.Monchefdeserviceestun typebien,unprofesseur craintpour ses coupsdegueule. Ils se fontentendreà lamoindre négligence, à la moindre erreur. Mais il nous transmet sonsavoir et c’est ce que nous attendons de lui. Chaque matin, encommençant les visites, il nous répète inlassablement que lamédecinen’estpasunmétiermaisunevocation.

Àl’heuredemapause,jefilechercherunsandwichàlacafétériaetm’installedans le jardinquibordenotrepavillon.J’y croise certainsdemespetitspatients,ceuxquisontenconvalescence.Ilsprennentl’airencompagniedeleursparents.

C’est là, devant un carré de pelouse fleurie, quema vie a chavirépourlasecondefois.

***

Jesomnolaissurunbanc.Fairedesétudesdemédecine,c’estlutter

enpermanencecontrelemanquedesommeil.Uneconsoeurétudianteenquatrièmeannéevints’asseoiràcôtédemoi,mesortantdematorpeur.Sophieestunefillepétillanteetjolie,noussommescomplicesetflirtonsdepuisdesmoissans jamaisavoirdonnédenomànotrerelation.Nousjouons à être amis, faisant semblant d’ignorer le désir de l’autre.Noussavons tous deux que nous n’avons pas le temps de vivre une vraieliaison.Cematin-là,Sophiemeparlaitpourlaénièmefoisd’uncasquilapréoccupait. Un garçon de dix ans ne pouvait plus s’alimenter depuisdeux semaines. Aucune pathologie n’expliquait son état, son systèmedigestifnemontraitnuldésordrejustifiantquelemoindrealimentingérésoitaussitôtrejeté.L’enfantétaitsousperfusionetsaconditionempiraitdejourenjour.Lestroispsychologuesappelésàsonchevetn’avaientpuveniràboutdumystère.Sophieétaitobsédéeparcepetitbonhomme,au

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pointdenerienvouloirfaired’autrequedechercherunesolutionàsonmal. Souhaitant renouer avec les soirées hebdomadaires où nousrévisions ensemble, non sans une certaine ambiguïté, je lui promis deconsulterledossieretderéfléchirdemoncôté.Commesinous,simplesexternes,pouvionsêtreplusintelligentsquelecorpsmédicalquioeuvraitdans cet hôpital. Mais chaque élève ne rêve-t-il pas de dépasser sesmaîtres?

Ellemeparlaitde ladégradationde l’étatde l’enfant lorsquemonattention fut distraite par une petite fille qui jouait à la marelle dansl’alléedujardin.Jel’observaiattentivementetcomprissoudainqu’ellenesautaitpasdecaseencase,selonlarègle.Sonjeuétaitd’unetoutautrenature.Lapetite fille bondissait à pieds joints sur sonombre, espérantainsilaprendredevitesse.

JedemandaiàSophiesisonpetitpatientétaitencoreenétatdesedéplacerenchaiseroulanteet luiproposaide l’amener jusqu’ici.Sophieaurait préféré que je monte le voir dans sa chambre mais j’insistai, lapriantdenepasperdredetemps.Lesoleildisparaîtraitbientôtderrièrelatoituredubâtimentprincipaletj’avaisbesoindelui.Ellerechignamaisfinitparcéder.

Dès qu’elle fut partie, je m’approchai de la petite fille et lui fispromettre de garder secret ce que je m’apprêtais à lui confier. Ellem’écoutaattentivementetacceptamaproposition.

Sophierevintunquartd’heureplustard,poussantlachaiseoùsonpetit malade était sanglé. La pâleur de sa peau et ses joues émaciéestémoignaient de l’état de faiblesse dans lequel il se trouvait. Jecomprenais mieux, en le voyant ainsi, combien Sophie devait êtrepréoccupée.Elles’arrêtaàquelquesmètresdemoi,etjelusdanssesyeuxqu’elle m’interrogeait ; une façon silencieuse de me demander « Etmaintenant ? » Je lui suggérai de pousser la chaise roulante jusqu’à lapetitefille.Sophies’exécutaetmerejoignitsurlebanc.

—Tupensesqu’unegaminedeonzeansva lesoigner,c’estça tonremèdemiracle?

—Laisse-luiletempsdes’intéresseràelle.— Elle joue à lamarelle, en quoi veux-tu qu’il s’intéresse à elle ?

Bon,çasuffitcommeça,jeleremontedanssachambre.J’attrapaiSophieparlebrasetl’empêchaidepartir.—Quelquesminutesaugrandairnepeuventpasluifairedemal.Je

suis certain que tu dois avoir d’autres patients à visiter, laisse-les-moitouslesdeux,jepeuxlessurveillerpendantmapause.Net’inquiètepas,

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jeveilleaugrain.Sophierejoignitl’ailedepédiatrie.Jem’approchaidesenfants,ôtai

lessanglesquiretenaient lepetitgarçonàsonfauteuilet leportaidansmes bras jusqu’au carré de pelouse. Jem’y installai, l’asseyant surmesgenoux,dostournéauxderniersrayonsdusoleil.Lapetitefilleretournaàsonjeu,ainsiquenousenétionsconvenus.

—Qu’est-cequitefaitsipeur,monbonhomme,pourquoitelaisses-tudépérir?

Il releva les yeux sans riendire.Sonombre si frêle se fondait à lamienne.L’enfant s’abandonnaau creuxdemesbras etposa sa tête surmon torse. J’ai prié pour que revienne l’ombre de mon enfance, celafaisaitsilongtemps.

Aucun enfant au monde n’aurait pu inventer ce que j’allais

entendre. Je ne sais pas qui de lui ou de son ombre me le murmura,j’avaisperdul’habitudedecegenredeconfidences.

Jeportailepetitgarçonjusqu’àsonfauteuiletrappelailapetitefille

pour qu’elle revienne à ses côtés avant le retour de Sophie, puis jeretournaim’installersurlebanc.

LorsqueSophiemerejoignit, je lui racontaique la championnedesautàlamarelleetsonjeunepatientavaientsympathisé.Elleavaitmêmeréussi à lui fairedire cequi le traumatisait et acceptédeme le révéler.Sophiemeregarda,interloquée.

Le petit garçon s’était entiché d’un lapin, un animal devenu sonconfident,sonmeilleurami.Seulementvoilà,deuxsemainesplustôt, lelapin s’était fait labelle et le soirde sadisparition,à la findudîner, lamèredel’enfantavaitdemandéàsafamillesil’onavaitappréciélecivetqu’elleavaitcuisiné.L’enfantenconclutaussitôtquesonlapinétaitmortetqu’ill’avaitbouffé.Dèslors,iln’avaitplusqu’uneidéeentête,expiersafauteetrejoindresonmeilleuramilàoùildevaitsetrouver.Ondevraitpeut-être réfléchir à deux fois avant de dire aux enfants que ceux quimeurents’envontvivre,sanseux,auciel.

JemelevaietlaissaiSophie,pantoise,sursonbanc.Maintenantquej’avaisdécouvertleproblème,l’importantétaitderéfléchiràlafaçondelerésoudre.

À la fin dema garde, je trouvai unmot dansmon casier, Sophie

m’ordonnaitdelarejoindrechezelle,quellequesoitl’heuredelanuit.

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***

J’ai sonné à saporte à 6heuresdumatin. Sophiem’accueillit, les

yeux gonflés de sommeil ; elle portait pour seul vêtement une chemised’homme.Jelatrouvaisplutôtséduisantedanscettetenue,mêmesicettechemisen’étaitpasàmoi.

Elle me servit une tasse de café dans sa cuisine et me demandacommentj’avaisréussilàoùtroispsychologuesavaientéchoué.

Jeluirappelaiquelesenfantsontunlangagequenousavonsoublié,unefaçonbienàeuxdecommuniquer.

—Ettuavaisimaginéqu’ilseconfieraitàcettegamine!— J’espérais que la chance nous sourirait, une chance, même

infime,celavautlecoupdelatenter,non?Sophiem’interrompitpourmeconfondredansmonmensonge.La

petite fille lui avait avouéqu’elle jouait à lamarellependantque j’étaisrestéavecsonpatient.

— C’est sa parole contre la mienne, répondis-je en souriant àSophie.

—C’estdrôle,répliqua-t-elleaussisec,jeluiferaisplutôtconfianceàellequ’àtoi.

—Jepeuxsavoirquit’aoffertcettechemise?—Jel’aiachetéedansunefriperie.—Tuvois,tumensaussimalquemoi.Sophieselevaetserenditàlafenêtre.— J’ai appelé ses parents hier à midi, ce sont des gens de la

campagne, ilsnesoupçonnaientpasqueleurfilss’étaitautantattachéàcelapinetvoyaientencoremoinspourquoiàcelui-làenparticulier.Ilsnecomprennentpas.Poureux,onélèveleslapinspourlesmanger.

—Demande-leurdansquelétatilsseraientsionlesavaitobligésàmangerleurchien.

—Çanesertàriendelesblâmer,ilssontdévastés.Lamèrenecessedepleureretlepèren’enmènepaslarge.Tuasuneidéepoursortirleurenfantdecetteimpasse?

— Peut-être. Qu’ils trouvent un très jeune lapin, aussi roux quel’original,etqu’ilsnousl’amènentauplusvite.

—Tuveux faire entrerun lapin à l’hôpital ? Si le chefde cliniquel’apprend,c’esttonidée,moijeneteconnaispas.

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— Je ne t’aurais pas dénoncée. Tu peux enlever cette chemisemaintenant?Jelatrouveassezmoche.

***

TandisqueSophieprenaitsadouche,jesomnolaissursonlit,j’étais

bientropépuisépourrentrerchezmoi.Ellecommençaitsonserviceuneheure plus tard et j’en avais dix devantmoi pour récupérer un peu desommeil. Nous nous verrions à l’hôpital, cette nuit je travaillais auxUrgences,elleàl’étagedepédiatrie,nousserionstousdeuxdegardemaisdansdeuxbâtimentsdifférents.

Àmonréveil, je trouvaiuneassiettede fromagessur la tablede lacuisineetunpetitmot.Sophiem’invitaitàpasserlavoirdanssonservicesij’enavaisletemps.Enlavantmonassiette,j’aperçusdanslapoubellelachemisequ’elleportaitenm’accueillant.

J’arrivai aux Urgences à minuit, l’intendante des admissions

m’annonçaquelasoiréeétaitcalme,j’auraispresquepuresterchezmoi,medit-elleeninscrivantmonnomautableaudesexternesdeservice.

Personnenepeut expliquerpourquoi certainesnuits, lesUrgencesdébordentdemondeensouffrance tandisqued’autres, rienoupresquenesepasse.Vumonétatdefatigue,jen’allaispasm’enplaindre.

Sophiemerejoignità lacafétéria.Jem’étaisassoupi, la têteposéesurmesbras,lenezcontrelatable.Ellemeréveillad’uncoupdecoude.

—Tudors?—Plusmaintenant,répondis-je.— Mes fermiers ont trouvé la perle rare, un lapereau roux,

exactementcommetul’avaisdemandé.—Oùsont-ils?—Dansunhôtelduquartier,ilsattendentmesinstructions.Jesuis

externeenpédiatrie,pasvétérinaire,situpouvaism’éclairersurlasuitedetonplan,çam’aideraitbeaucoup.

— Appelle-les, dis-leur de se présenter aux Urgences, j’irai lesaccueillir.

—À3heuresdumatin?—Tuasdéjàvulechefdecliniquesepromenerdanslescouloirsà

3heuresdumatin?Sophiecherchalenumérodel’hôteldanslepetitcarnetnoirqu’elle

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gardait toujours dans la poche de sa blouse. Je filai vers le sas desUrgences.

Les parents de son jeune patient avaient l’air hagard. Qu’on leurdemande de se réveiller aumilieu de la nuit pour apporter un lapin àl’hôpital lesétonnaitautantqueSophie.Lepetitmammifèreétaitcachédans lapochedumanteaude lamère, je les fisentreret lesprésentaiàl’intendante des admissions. Un oncle et une tante de province depassage en ville, venus me rendre visite. Elle ne s’étonna pas outremesure de l’heure étrange de cette réunion familiale. Pour surprendrequelqu’un qui travaille aux Urgences d’un centre hospitalier, il en fautbienplusquecela.

Je conduisis les parents à travers les couloirs, veillant à éviter lesinfirmièresdegarde.

Enchemin, j’expliquaià lamèredupetitgarçonceque j’attendaisd’elle. Nous arrivâmes au palier de l’aile de pédiatrie. Sophie nous yattendait.

— J’ai envoyé l’infirmière de service me chercher un thé audistributeurdelacafétéria,jenesaispascequetuasl’intentiondefaire,mais fais-le vite. Elle ne tardera pas à revenir. Je nous donne vingtminutestoutauplus,annonçaSophie.

Lamaman entra seule avecmoi dans la chambre de son fils. Elles’assit sur le lit et lui caressa le front pour le réveiller. Le petit garçonouvritlesyeuxetvitsamère,commedansunrêve.Jem’assisdel’autrecôté.

—Jenevoulaispasteréveillermaisj’aiquelquechoseàtemontrer,luidis-je.

Je lui promis qu’il n’avait pasmangé son lapin et que ce derniern’était pasmort. Il avait eu un bébé, et ce salaud s’était aussitôt fait labelle pour aller convoler avec une autre lapine. Certains pères font deschosescommeça.

—Le tien attend dans le couloir, tout seul derrière cette porte aubeaumilieudelanuit,parcequ’ilt’aimeplusquetoutaumonde,commeil aime tamèred’ailleurs.Maintenant, au casoù tuneme croiraispas,regarde!

Lamèresortitlelapereaudesapocheetleposasurlelitdesonfils,leretenantentresesmains.L’enfantfixal’animal.Ilavançalentementlamainetluicaressalatête,lamamanleluiconfia,lecontactétaitnoué.

—Cepetitlapinn’apluspersonnepourveillersurlui,ilabesoindetoi.Etsituneretrouvespastesforces,ilvadépérir.Ilfautvraimentque

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turecommencesàt’alimenter,pourt’occuperdelui.J’ai laissé l’enfant en compagnie de sa mère. Une fois dans le

couloir, j’ai invité son père à les rejoindre, j’avais bon espoir quemonstratagèmefonctionne.Cethomme,àl’apparencebourrue,mepritdanssesbrasetmeserracontre lui.Pendantuncourt instant, j’auraisvouluêtrecepetitgarçonquiallaitretrouversonpère.

***

En arrivant le surlendemain à l’hôpital, je découvris un message

dans mon casier. Il émanait de la secrétaire de mon chef de service :j’étaispriédemeprésenterillicoàsonbureau.Cegenredeconvocationétait une première pour moi, j’en touchai deux mots à Sophie.L’infirmièredegardeavaittrouvédespoilsdelapinsurlaliteriedupetitpatientdelachambre302,l’enfantavaitvendulamèchecontreunjusdefruitsetdescéréales.

Sophieavaittoutexpliquéàl’infirmièreet,auvudurésultatobtenu,l’avait suppliée de garder le silence sur la nature du remède. Hélas,certaines personnes sont plus attachées au respect des règlements qu’àl’intelligencedes’ydéroberparfois.C’estfoucommelesréglementationsrassurentceuxquimanquentd’imagination.

Aprèstout,j’avaissurvécuauxcollesàrépétitiondeMmeSchaeffer,soixante-deux en six années de scolarité, soit un samedi sur quatre, jetravaillais dans cet hôpital quatre-vingt-seize heures par semaine, quepouvait-ilm’arriverdeplus?

Je n’eus pas besoin de me rendre dans le bureau du professeurFernstein, le grand patron assurait lui-même la visite matinaleaccompagnédesesdeuxadjoints.Jemejoignisaugrouped’étudiantsquilessuivait.Sophien’enmenaitpas large lorsquenousentrâmesdans lachambre302.

Fernstein consulta la feuille accrochée au pied du lit, silence deplombpendantqu’ilenfaisaitlalecture.

—Voilàdoncungarçonquiarecouvrél’appétitcematin,heureusenouvelle,n’est-cepas?lança-t-ilàl’assemblée.

Lepsychiatres’empressadevanterlesbienfaitsdelathérapiequ’ilavaitchoisid’appliquerdepuisplusieursjours.

— Et vous, dit Fernstein, en se tournant vers moi, vous n’avezaucuneautreexplicationpourjustifiercerétablissementsoudain?

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—Paslamoindre,professeur,répondis-jeenbaissantlatête.—Vousenêtescertain?insista-t-il.—Jen’aipaseuletempsd’étudierledossierdecepatient,jepasse

lamoitiédemontempsauxUrgences...— Alors nous devons tous en conclure que l’équipe de psys en

charge a excellé dans son travail et lui attribuer tout le mérite de cesuccès?medemanda-t-ilenm’interrompant.

—Jenevoispascequinouspermettraitdepenserautrement.Fernstein reposa la feuille au pied du lit et s’approcha du petit

garçon. Sophie etmoi échangeâmes un regard, elle enrageait. Le vieuxprofesseurcaressalescheveuxdel’enfant.

— Je suis ravi que tu ailles mieux, mon garçon, nous allonsprogressivement te réalimenter et, si tout va bien, d’ici quelques joursnouspourronsenlevercesaiguillesdetonbrasetterendreàtafamille.

Lavisitesepoursuivitdechambreenchambre.Lorsqu’elles’achevaauboutdupalier,legrouped’étudiantssedispersa,chacunretournantàsesoccupations.

Fernsteinmerappelaalorsquejem’éclipsais.—Deuxmots,jeunehomme!medit-il.Sophievintversnousets’interposa.—Jepartagel’entièreresponsabilitédecequis’estpassé,monsieur,

c’estmafaute,dit-elle.—J’ignoredequelle faute vousmeparlez,mademoiselle, aussi, je

nesauraistropvousconseillerdevoustaire.Vousdevezavoirdutravail,fichez-moilecamp!

Sophie ne se le fit pas répéter etme laissa seul en compagnie duprofesseur.

— Les règlements, jeune homme, me dit-il, sont faits pour vouspermettre d’acquérir de l’expérience sans tuer trop de patients, etl’expérience acquise vous permet d’y déroger. J’ignore comment vousavez accompli ce petitmiracle, ou ce qui vous amis sur la piste, et jeseraisraviqu’unjourvousayezl’extrêmebontédem’entoucherunmot,jen’aieudroitqu’auxgrandeslignes.Maispasaujourd’hui,sansquoijeseraisdansl’obligationdevoussanctionneretjesuisdeceuxquipensentquedansnosmétiers,seullerésultatcompte.Enattendant,vousdevriezconsidérer lapédiatriepourvotre internat.Lorsque l’onaundon, ilestdommagedelegâcher,vraimentdommage.

Surcesmots,levieuxprofesseurseretournasansmesaluer.Magardeachevée,jerentraichezmoi,préoccupé.Toutelajournée

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ettoutelanuit,j’avaisressentiuneimpressiond’inachevéquimepesait,sansquejeréussisseàenidentifierlacause.

***

La semaine fut infernale, les Urgences ne désemplissaient pas et

mes gardes se prolongeaient bien au-delà des vingt-quatre heuresusuelles.

Je retrouvai Sophie le samedi matin, les yeux plus cernés quejamais.

Nousnousétionsdonnérendez-vousdansunparc,devantlegrandbassinoùdesenfantsjouaientàfairenaviguerdesmodèlesréduits.

Enarrivant,ellemetenditunpanierremplid’oeufs,desalaisonsetd’unpâté.

— Tiensme dit-elle, c’est de la part des fermiers, ils l’ont déposépour toi hier à l’hôpital, tu étais déjà parti, ils m’ont chargée de te leremettre.

—Promets-moiquecen’estpasdelaterrinedelièvre!—Non, c’estducochon.Lesoeufs sont tout frais.Si tuviens chez

moicesoir,jeteferaiuneomelette.—Commentvatonmalade?—Ilreprenddescouleursunpeupluschaquejour,ilsortirabientôt.Jemepenchaienarrièresurmachaise,mainsderrièrelanuque,et

profitaidelachaleurdesrayonsdusoleil.— Comment as-tu fait ?me demanda Sophie. Trois psys ont tout

tentépourlefaireparler,ettoienquelquesminutespasséesavecluidanslejardintuasréussi...

J’étais trop fatigué pour lui donner l’explication logique qu’ellevoulait entendre. Sophie avait besoin de rationnel et c’était ce dont jemanquaisleplusàl’instantoùellemeparlait.Lesmotssortirentdemabouche sans que j’y réfléchisse, comme si une forceme poussait à diretouthautcequejen’avaisencorejamaisoséavouer,pasmêmeàmoi.

—Cepetitgarçonnem’ariendit,c’estsonombrequim’aconfiédequoiilsouffrait.

J’ai reconnusoudaindans lesyeuxdeSophie le regarddésoléquemamèrem’avaitadresséunjourdanslegrenier.

Ellerestasilencieusequelquesinstants,puisseleva.—Cenesontpasnosétudesquinousempêchentdevivreunevraie

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relation,dit-elle,lalèvretremblante.Noshorairesnesontqu’unprétexte.Lavéritableraison,c’estquetunemefaispasassezconfiance.

— C’est peut-être en effet une question de confiance, sinon, tum’auraiscru,répondis-je.

Sophie s’en est allée. J’ai attendu quelques secondes et une petitevoix au fond demoim’a traité d’imbécile. Alors j’ai couru derrière ellepourlarattraper.

—J’aieudelachance,voilàtout,jeluiaiposélesbonnesquestions.Je suis allé puiser dansma propre enfance, je lui ai demandé s’il avaitperdu un ami, je l’ai fait parler de ses parents et de fil en aiguille j’aisoulevélelièvre,enfin,façondeparler...C’étaitjusteuncoupdebol,etjen’entireaucunegloire.Pourquoiaccordes-tutantd’importanceàcela,ilestenvoiedeguérison.C’estcequicompte,non?

—J’aipassédesheuresauchevetdecemômesansjamaisentendrelesondesavoix,ettoituveuxmefairecroirequ’enquelquesminutestuasréussiàluifaireteracontersavie?

Jen’avaisencorejamaisvuSophiedansuntelétatdecolère.Je laprisdansmesbraset,cefaisant,sansquej’yprêteattention,

monombrechevauchalasienne.« Je n’ai aucun talent, je n’excelle dans aucun domaine, mes

professeurs ne cessaient deme le répéter. Je n’ai pas été la petite filledontmonpèrerêvait;detoutefaçon,c’estunfilsqu’ilvoulait.Pasassezjolie, tropmaigre ou trop grosse selon les âges, bonne élèvemais loind’être lameilleure... Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu lemoindrecomplimentvenantdelui.Rienenmoinetrouvaitgrâceàsesyeux.»

Dans l’ombre de Sophie, j’ai entendu le murmure de cetteconfidenceetcelam’arapprochéd’elle.Jel’aipriseparlamain.

—Suis-moi,j’aiunsecretàteconfier.Sophie s’est laissé entraîner vers un peuplier, nous nous sommes

allongéssurl’herbe,àl’ombredesbranchesoùilfaisaitunpeuplusfrais.—Mon père est parti un samedimatin où je rentrais d’une colle,

héritée lapremièresemainede larentrée. Ilm’attendaitdans lacuisinepourm’annoncersondépart.Toutemonenfance,jemesuisreprochédene pas avoir été quelqu’un d’assez bien pour lui avoir donné envie derester à lamaison. J’ai passédesnuits entières à chercher la faute quej’avaispucommettre,enquoij’avaispuledécevoir.Jenecessaisdemerépéterquesij’avaisétéunenfantbrillant,capabledelerendrefier,ilnem’auraitpasquitté.Jesavaisqu’ilaimaituneautrefemmequemamère,

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maisil fallaitquejemerenderesponsabledesonabsence.Parcequeladouleurétait leseulmoyenderésisteràlapeurd’oubliersonvisage,demerappelerqu’ilexistait,quej’étaiscommelescopainsdemaclasse,etquemoiaussij’avaisunpère.

—Pourquoimedis-tuçamaintenant?—Tu voulais que l’on se fasse confiance, non ? Cette façon d’être

terrorisée dès qu’une situation te dépasse, de t’isoler dès que tu croiséchouer...Jetediscelamaintenantparcequ’iln’yapasquelesmotsquipermettent d’entendre ce que l’autre n’arrive pas à formuler. Ton petitpatientcrevaitdesolitude,às’en laisserdépérir, ilétaitdevenu l’ombredelui-même.C’estsatristessequim’aguidéjusqu’àlui.

Sophiebaissalesyeux.—J’aitoujourseudesrapportsconflictuelsavecmonpère,avoua-t-

elle.Jenerépondispas,Sophieposasatêtecontremoietnousrestâmes

silencieuxunmoment.J’écoutaislechantdesfauvettesau-dessusdenostêtes, il résonnait commeunreprochedenepasêtrealléauboutdecequejedevaisdire,alorsjeprismoncourageàdeuxmains.

—J’auraisadoréavoirdesrapportsaveclemien,mêmeconflictuels.Cen’estpasparcequ’unpèretropexigeantestinapteaubonheurquesafille doit suivre lemême chemin que lui. Le jour où ton père tomberamalade,ilapprécieraàsajustevaleurcequetufaisdanslavie.Bon,çatienttoujourstapropositiondemefaireuneomelettecheztoi?

***

Le petit patient de Sophie n’est pas sorti de l’hôpital. Cinq jours

après qu’il eut commencé à se réalimenter, des complications sedéveloppèrentetilfallutleperfuserànouveau.Aucoursd’unenuit,ileutunehémorragieintestinale,l’équipederéanimationfittoutsonpossible,sanssuccès.C’estSophiequiannonçasondécèsauxparents,cerôleétaitnormalement dévolu à l’interne de service mais elle se trouvait seule,assise au pied d’un lit vide quand les parents entrèrent dans lachambre302.

J’appris la nouvelle alors que je prenaisma pause dans le jardin.Sophie me rejoignit ; impossible de trouver les mots justes pour laconsoler. Je la serrai très fort contre moi. Le conseil que Fernsteinm’avait prodigué dans le couloir de l’hôpital me hantait. Impuissant à

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guérir,impuissantàconsoler,j’auraisvoulupouvoirfrapperàlaportedesonbureauetluidemanderdel’aide,maisceschoses-lànesefontpas.

La petite fille à la marelle se présenta devant nous. Elle nousregardait fixement, frappée par notre chagrin. Sa mère entra dans lejardin, s’installa sur un banc et l’appela. La petite fille nous jeta undernier coupd’oeil avantde la rejoindre.Lamèreposa sur lebancuneboîte en carton. Lapetite fille défit le noeudde la ficelle et sortit de laboîteunpainauchocolat,lamamanattrapaunéclairaucafé.

— Ce week-end, ne prends aucune garde, dis-je à Sophie. Jet’emmèneloind’ici.

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Chapitre5

Mamèrenousattendait sur lequaide lagare.J’avais faitdemon

mieuxpourapaiserSophie,j’avaiseubeauluirépéterduranttoutletrajetqu’ellen’avaitaucunjugementàredouterdesapart,rencontrermamèrelaterrifiait.Ellen’avaitcesséderemettresescheveuxenordreetquandellenetiraitpassursonpull-over,elleajustaitleplidesajupe.C’étaitlapremière fois que je la voyais vêtue autrement qu’en pantalon. Cettetouchede féminitésemblait l’incommoder,Sophieavaitadoptéunstylegarçonmanquéetlecultivaittelunrempart.

Mamaneutladélicatessedeluisouhaiterlabienvenueavantdemeprendre dans ses bras. Je découvris qu’elle s’était acheté une petitevoiture, une occasion qui ne payait pas demine,maismaman s’y étaitsuffisamment attachée pour l’avoir affublée d’un petit nom. Ma mèredonnait facilement des noms aux objets. Je l’ai surprise un jour àsouhaiter une bonne journée à la théière qu’elle essuyaitméticuleusement, avant de la ranger sur le rebord de la fenêtre, le becverseur tourné vers l’extérieur pour qu’elle profite de la vue. Et direqu’ellem’atoujoursreprochéd’avoirtropd’imagination.

Dès que nous arrivâmes à lamaison, la fameuse théière, baptiséeMarcelineensouvenird’unevieilletantequiportaitceprénom,repritduservice. Un quatre-quarts aux pommes nappé de sirop d’érable nousattendaitsurlatabledusalon.Mamannousposamillequestionssurnosemplois du temps, nos soucis et nos joies. Parler ainsi de nos vies àl’hôpitalravivaitdessouvenirsauxquelselletenait.Ellequijamaisnemeparlaitde sonmétier en rentrant le soir raconta sans se faireprierunefoison d’anecdotes sur son passé d’infirmière, mais en s’adressanttoujoursàSophie.

Aucoursde laconversation,ellenousdemandasanscesse jusqu’àquand nous pensions rester. Sophie, qui avait fini par décroiser lesjambeset se tenirmoinsdroite,vintenfinàmarescousse, répondantà

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sontouràquelques-unesdesmillequestions.Profitant de ce répit, j’attrapai nos bagages pour les monter à

l’étage. Alors que je grimpais l’escalier, ma mère me cria qu’elle avaitpréparélachambred’amispourSophieetmisuneparurededrapsneufssurmonlit.Etpuiselleajoutaqu’ilétaitpeut-êtredevenutroppetitpourmoi.Jesouriaisengravissantlesdernièresmarches.

La journée était belle, maman nous proposa d’aller prendre l’airpendantqu’elleprépareraitledîner.J’emmenaiSophiedécouvrirlavilledemonenfance.Iln’yavaitpasgrand-choseàluimontrer.

Nous suivions ce chemin que j’avais parcouru tant de fois, rienn’avaitchangé.Jepassaidevantunplatanedontj’avaisgriffél’écorceàlapointe d’un canif un jour de mélancolie. La cicatrice s’était refermée,emprisonnantdanslaveineduboisuneinscriptiondontj’étaispourtanttrèsfieràl’époque:«Élisabethestmoche.»

Sophiemedemandadeluiparlerdemonenfance.Elleavaitpassélasiennedansunecapitale,l’idéedeluiavouerquenotreactivitédusamediconsistaitànousrendreausupermarchénem’enchantaitpas.Quandellevoulutsavoircommentj’occupaismesjournées,jepoussailaported’uneboulangerieetluirépondis.

—Viens,jevaistemontrer.LamèredeLucétaitassisederrièresacaisse.Lorsqu’ellemevit,elle

abandonnasontabouret,fit letourdesoncomptoiretseprécipitadansmesbras.

Oui, j’avais grandi, c’était inévitable, et puis il était temps. J’avaismauvaise mine, peut-être à cause de mes joues mal rasées. Pour sûr,j’avaisperdudupoids.Lagrandeville,cen’estpasbonpourlasanté.Silesétudiantsenmédecinetombaientmalades,quiallaitsoignerlesgens?

LamèredeLucétait joyeuseennousoffrant toutes lespâtisseriesdontnousaurionsenvie.

Elle s’arrêta de parler pour regarder Sophie et me fit un sourirecomplice.Commej’avaisdelachance,elleétaitbienjolie.

Je demandai des nouvelles de Luc.Mon copain dormait juste au-dessus;leshorairesdesétudiantsenmédecinen’ontrienàenvieràceuxdes apprentis boulangers. Elle nous pria de bien vouloir garder laboulangeriependantqu’elleallaitlechercher.

— Tu sais encore comment accueillir un client ! dit-elle en melançantunclind’oeilavantdedisparaîtredansl’arrière-boutique.

—Qu’est-cequenousfaisonsiciexactement?questionnaSophie.Jem’installaiderrièrelecomptoir.

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—Tuveuxunéclairaucafé?Lucarriva,lescheveuxenbataille.Samèren’avaitriendûluidire,

carilécarquillalesyeuxenmevoyant.J’aurais juré qu’il avait davantage vieilli que moi. Lui non plus

n’avaitpasbonnemine,peut-êtreàcausedelafarinesursesjoues.Nous ne nous étions pas revus depuismon départ et cette longue

absence se ressentait. Chacun cherchait ses mots, la phrase qu’ilconvenait de dire. Une distance s’était créée, il fallait que l’un de nousfasseunpremierpas,mêmesilapudeurnousretenaittousdeux.Jeluiaitendulamain,ilm’aouvertlesbras.

—Monsalaud,tuétaisoùtoutcetemps-là?Tuenastuécombien,despatients,pendantquejefaisaisdespainsauchocolat?

Luc a défait son tablier. Pour une fois, son père pourrait bien sedébrouillersanslui.

NoussommesallésnouspromenerencompagniedeSophie,etsansque nous nous en rendions compte, nos pas nous ramenèrent sur lechemin où notre amitié était née, là où elle avait connu ses plus bellesannées.

Devant lesgrillesde l’écolenous regardions, silencieux, la courderécréation. À l’ombre d’un grandmarronnier, je crus voir l’ombre d’unpetit garçon malhabile qui ramassait des feuilles. Le vieux banc étaitinoccupé.J’auraisvouluentreretpouvoiravancerjusqu’àlaremise.

J’avais laissémonenfanceici.Quelesmarronniersentémoignent,j’avaistoutfaitpourlaquitter,unvoeu,toujourslemême,àchaqueétoilefilante lorsqu’elles sillonnaient lecielà lami-août.J’avais tantsouhaitésortirdececorpstropétroit,alorspourquoiYvesmemanquait-ilautantcetaprès-midi-là?

—Onafaitlesquatrecentscoupsici,ditLucenseforçantàrigoler.Tutesouvienscequ’onapusemarrer!

—Pastouslesjoursnonplus,luirépondis-je.—Non,pastouslesjours,maisquandmême...Sophie toussota, non qu’elle s’ennuyât en notre compagnie, mais

l’idéed’allerprofiterdesderniersrayonsdusoleildanslejardinlatentait.Elleétait certainede retrouver le chemin ; après tout, il suffisaitd’allertoutdroit.Etpuis,elletiendraitunpeucompagnieàmamère,dit-elleens’enallant.

Lucattenditqu’elles’éloigneetsifflaentresesdents.— Tu ne t’ennuies pas, mon salaud. J’aurais aimé, comme toi,

poursuivredesétudes,faireuntourdemanègesupplémentaire,dit-ilen

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soupirant.—Tusais,lafacdemédecine,cen’estpasvraimentLunaPark.—Lavieactivenonplus,tusais.Enfin,onportetouslesdeuxune

blouseblancheautravail,çanousfaitencoreunpointcommun.—Tuesheureux?luidemandai-je.— Je travaille avec mon père, ce n’est pas facile tous les jours,

j’apprends unmétier. Je commence à gagner un peuma vie, et puis jem’occupedemapetitesoeur,elleabiengrandi.Leshorairessontdursàlaboulangerie,maisjenepeuxpasmeplaindre.Oui,jecroisquejesuisheureux.

Pourtant, la lumière qui brillait jadis dans tes yeux me semblaitéteinte, j’avais l’impression que tu m’en voulais d’être parti, de t’avoirlaissé.

—Etsionpassaitlasoiréeensemble?proposai-je.—Tamèrene t’apas vudepuisdesmois, et puis ta copine, tu en

feraisquoi?Çafaitlongtemps,vousdeux?—Jenesaispas,répondis-jeàLuc.—Tunesaispasdepuiscombiendetempstusorsavecelle?—Sophieetmoic’estuneamitiéamoureuse,marmonnai-je.Enréalité,j’étaisbienincapabledemesouveniràquandremontait

notretoutpremierbaiser.Noslèvresavaientglisséunsoiroùj’étaisvenuluidireaurevoirenfinissantmagarde,maisilfaudraitquejepenseàluidemander si elle considérait cela comme une première fois. Un autrejour,alorsquenousnouspromenionsauparc,jeluiavaisoffertuneglaceet, tandis que j’ôtais du doigt un éclat de chocolat sur ses lèvres, ellem’avait embrassé. Peut-être était-ce ce jour-là que notre amitié avaitdérapé.Était-ilsiimportantdesesouvenirdupremierinstant?

—Tucomptesconstruirequelquechoseavecelle?questionnaLuc.Jeveuxdirequelquechosedesérieux?Pardon,c’estpeut-êtreindiscret,s’excusa-t-ilaussitôt.

—Avecnoshorairesdedingues,luidis-je,sinousarrivonsàpasserdeuxsoiréesensembledanslasemaine,c’estdéjàuneprouesse.

— Possible,mais avec ses horaires de dingue, elle a quandmêmetrouvé le temps de te consacrer tout unweek-end et de venir le passerdanscetrouperdu,çaveutbiendirequelquechose.Çaméritemieuxquederesterseuleavectamèrependantquetupapotesavecunvieuxcopain.Moi aussi j’aimerais bien avoir quelqu’un dans ma vie, mais les joliesfilles de l’école ont déserté ce patelin. Et puis, qui voudrait faire sa vieavecquelqu’unqui se couche à8heures et se lève aumilieude lanuit

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pourallerpétrirlelevain?—Tamèreabienépouséunboulanger.—Mamèrenecessedemedirequelestempsontchangé,mêmesi

lesgensonttoujoursbesoindemangerdupain.— Viens ce soir à la maison, Luc, nous repartons demain et je

voudrais...—Jenepeuxpas, jecommenceà3heuresdumatin,il fautqueje

dorme,sinonjenefaispasdubonboulot.Luc, où es-tu passé mon vieux, où as-tu caché nos fous rires

d’antan?—Tuasrenoncéàlamairie?—Ilfautunminimumd’étudespourfairedelapolitique,répondit

Lucenricanant.Nos ombres s’étiraient sur le trottoir. Au cours de ma scolarité

j’avais toujours veillé à ne jamais dérober la sienne, et siinvolontairementcelam’étaitarrivéenderaresoccasions,jelaluiavaisrendueaussitôt.Unamid’enfance,c’estsacré.C’estpeut-êtreenpensantàcelaque j’ai faitunpasenavant,parceque je l’aimais troppour fairesemblantdenepasavoirentenducequ’ils’interdisaitdemedire.

Luc n’y a vu que du feu. L’ombre quime précédait n’était plus lamienne, mais comment aurait-il pu s’en rendre compte ? Nos ombresétaientmaintenantdetaillesidentiques.

J’ailaissémoncopaindevantlaportedesaboulangerie.Ilm’aprisànouveaudans sesbrasetm’adit combiencela luiavait faitplaisirdem’avoirrevu.Nousdevrionsnoustéléphonerdetempsàautre.

JesuisrentréàlamaisonavecuneboîtedepâtisseriesqueLucavaittenuàm’offrir.Ensouvenirdubonvieuxtemps,avait-ilditenmetapantsurl’épaule.

***

Aucoursdudîner,mamanengagea laconversationavecSophie.À

traverslesquestionsqu’elleluiposait,c’étaitmaviequ’elleinterrogeait,Maman est si pudique. Sophie lui demanda quel genre d’enfant j’avaisété.C’est toujoursétrange lorsque l’onparledevousenvotreprésence,plus encore quand les protagonistes feignent d’ignorer que vous êtes àcôté d’eux. Maman assura que j’étais un garçon tranquille, mais elleignorait tant de choses de l’enfance que j’avais vraiment vécue. Elle

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marquaunecourtepauseetdéclaraquejenel’avaisjamaisdéçue.J’aime les ridesqui se sont forméesautourde saboucheetde ses

yeux.Jesaisqu’ellelesdéteste;moi,ellesmerassurent.C’estnotrevieàtous les deux que je lis sur son visage. Ce n’était peut-être pas monenfance qui me manquait depuis mon retour ici, mais ma mère, nosmoments complices,nos samedis après-midi au supermarché, les repasque nous partagions le soir, parfois dans le plus grand silencemais siproches l’un de l’autre, les nuits où elle venait me rejoindre dans machambre,s’allongeantàcôtédemoi,glissantlamaindansmescheveux.Les années ne passent qu’en apparence. Lesmoments les plus simplessontancrésennousàjamais.

Sophieluiparladeladisparitiond’unpetitgarçonqu’ellen’avaitpusauver, de la difficulté à donner lemeilleur de soi en se préservant duchagrinqu’engendre l’échec.Maman lui réponditqu’avec lesenfants, lerenoncementétaitunesouffranceencoreplusterrible.Certainsmédecinsréussissaient à s’endurcir plus que d’autres mais elle jura que, pourchacun d’eux, la difficulté de perdre un patient était lamême. Ilm’estarrivé deme demander si je n’avais pas faitmédecine dans l’espoir deguérirunjourmamèredesblessuresdesonexistence.

Le dîner passé, maman se retira discrètement. J’entraînai Sophieverslejardin,àl’arrièredelamaison.Lanuitétaitdouce,Sophieposasatêtesurmonépauleetmeremerciadel’avoiréloignéequelquesheuresdel’hôpital.Jem’excusaidesbavardagesdemamère,den’avoirsutrouveruneidéedeweek-endplusintime.

—Que voulais-tu trouver de plus intime qu’ici ? Je t’ai parlé centfoisdemoi, cent fois tum’asécoutéemais toi tunedis jamais rien.Cesoir,j’ail’impressiond’avoirrattrapéunpeudemonretard.

La lune se levait, Sophieme fit remarquer qu’elle était pleine. Jeredressailatêteetregardailatoituredelamaison.L’ardoiseluisait.

—Viens,luidis-jeenl’entraînantparlamain,nefaispasdebruitetsuis-moi.

Lorsque nous arrivâmes au grenier, j’invitai Sophie à semettre àgenouxpourse faufiler sous lescombles.Assisdevant la lucarne, je l’aiembrassée.Noussommesrestésunlongmomentàécouterlesilencequinousenveloppait.

Le sommeil eut raison de Sophie. Elle me laissa et, avant derefermerlatrappe,meditquesimonlitétaittroppetit,jepouvaisvenirlarejoindredanslesien.

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***

Plusaucunbruitdanslamaison.J’aiouvertuneboîteencartonet,

fouillant parmi ces trésors d’enfance, j’ai eu soudain une étrangeimpression.Commesimesmainsredevenaientpluspetites,commesiunmonde que j’avais délaissé se reformait autour de moi. Les premiersrayonsdelunevinrenteffleurerleplancherdugrenier.Jemeredressaietmecognailatêteàunepoutre,retouràlaréalité,maisdevantmoi,jevisapparaîtreuneombre,elle s’allongeait, aussi finequ’un traitdecrayon.Elle se hissa sur unemalle, j’aurais juré qu’elle s’y était assise.Ellemeregardait,attendantpardéfiquejeparlelepremier.Jetinsbon.

—Ainsi tuas finipar revenir,medit-elle.Je suisheureuseque tusoislà,noust’attendions.

—Vousm’attendiez?—C’étaitinévitable,noussavionsquetôtoutardtureviendrais.—J’ignoraishierencorequejeseraislàcesoir.— Tu crois que ta présence ici est un hasard ? La petite fille qui

jouaitàlamarelleétaitnotreémissaire.Nousavionsbesoindetoi.—Quies-tu?— Je suis la déléguée. Même si la classe s’est dispersée, nous

continuonsàveillersurvous, lesombresnevieillissentpasde lamêmefaçon.

—Qu’attendez-vousdemoi?—Combiendefoist’a-t-iltirédesgriffesdeMarquès?Terappelles-

tu tesmomentsde solitudequ’il comblait àgrand renfortdeblagues, àgrandrenfortderires?Tesouviens-tudesaprès-midioùilsejoignaitàtoisurlechemindel’école,decesheuresquevouspassiezensemble?Ilétaittonmeilleurami,n’est-cepas?

—Pourquoimedis-tucela?—Un soir, dans ce grenier, tu regardais une photo que je t’avais

offerte et je t’ai entendudemander :«Oùestpassé tout cet amour?»Alorsàmontourdeteposerunequestion.Cetteamitié,qu’enas-tufait?

—Tuesl’ombredeLuc?—Situmetutoies,c’estquetusaisàquij’appartiens.La lunedéclinaitvers ladroitede la lucarne.Jevis l’ombreglisser

subrepticementdelamalleversleplancher,sestraitss’affinaient.—Attends,neparspas,qu’est-cequejedoisfaire?—Aide-leàchangerdevie,emmène-leavectoi.Souviens-toi,celui

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devousdeuxquidevaitfairemédecine,c’étaitlui.Iln’estpastroptard,iln’est jamais trop tard quand on aime, aide-le à devenir ce qu’il voulaitêtre.Tu lesaisdepuis toujours.Désoléededevoir te faussercompagniemaisl’heuretourne,jen’aipaslechoix.Aurevoir.

La lune avait quitté la lucarne et l’ombre s’estompa entre deuxboîtesencarton.

Je refermai la trappe du grenier et allai rejoindre Sophie. Je meglissaidanssonlit,elleseblottitcontremoietserendormitaussitôt.Jerestai de longuesminutes les yeuxouvertsdans lenoir.Lapluie s’étaitmiseàtomber, j’écoutai leclapotisdel’eausur l’ardoise, lebruissementdesfeuillesdansleshaiesd’églantiers.Chaquebruitdelanuitdanscettemaisonm’étaitfamilier.

***

Ildevaitêtre9heuresquandSophies’étira.Niellenimoin’avions

autantdormidepuisdesmois.Nousdescendîmesàlacuisineoùunesurprisenousattendait.Àla

table,Lucdiscutaitavecmamère.—Normalementàcetteheure-làjevaismecoucher,maisjen’allais

pasvouslaisserrepartirsansvenirvousdireaurevoir.Tiens,medit-il,jevous ai apporté un petit quelque chose. Je les ai faits tôt ce matin enpensantàvous,c’estunefournéespéciale.

Lucnoustenditunpanierenosierremplidecroissantsetdepainsaulaitencoretièdes.

—Alors?interrogea-t-il,attendri,enregardantSophieserégaler.— Alors, c’est le meilleur pain au lait que j’aie jamais mangé,

répondit-elle.Mamans’excusadedevoirnouslaisser,elleavaitàfaireaujardin.Sophie s’empara d’un croissant et je vis dans les yeux de Luc que

l’appétitdemonamieluiprocuraitunimmenseplaisir.—C’estunbontoubib,moncopain?demanda-t-ilàSophie.—Pasforcémentceluidotédumeilleurcaractèremaisoui,ilseraun

trèsbonmédecin,dit-elle,labouchepleine.Luc voulait tout savoir de notre quotidien à l’hôpital, tout

apprendre. Et, tandis que Sophie lui racontait nos journées, je voyaiscombiennosvieslefaisaientrêver.

ÀsontourSophiel’interrogeasurlesquatrecentscoupsévoquésla

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veille,devantlagrilledel’école.Malgrélesregardsquejeluilançais,LucluiracontamesmésaventuresavecMarquès,l’épisodeducasier,lafaçondont ilm’aidait chaque année à remporter l’élection du délégué,mêmel’épisodede l’incendiede la remiseypassa.Au filde la conversation leriredeLucredevinttelqu’ilétaitjadis,sifranc,sicommunicatif.

—Àquelleheurerepartez-vous?s’enquit-il.Sophie reprenait son service àminuit etmoi le lendemainmatin.

Nous prendrions un train en début d’après-midi. Luc bâilla, il luttaitcontrelafatigue.Sophiemontapréparersonsac,nouslaissantseulstouslesdeux.

—Tureviendras?medemandaLuc.—Biensûr,luirépondis-je.—Essaie que ce soit un lundi, enfin si tu peux, la boulangerie est

ferméelemardi,tut’ensouviens?Nouspourronspasserunevraiesoiréeensemble, ça me ferait plaisir. On n’a pas eu beaucoup de temps,j’aimeraisquetucontinuesdemeracontercequetufaislà-bas.

—Luc,pourquoitunevienspasavecmoi?Pourquoinepastentertachance?Turêvaisdefairedesétudesdemédecine.Enattendantquetuobtiennesunebourse,jepourraistetrouverunemploidebrancardierpour arrondir les fins demois, et puis tu n’aurais pas à t’inquiéter depayerun loyer,monstudion’estpasbiengrandmaisnouspourrions lepartager.

— Tu veux que je reprenne des étudesmaintenant ? C’était il y acinqansqu’ilfallaitmeproposerça,monvieux!

—Qu’est-cequeçapeutbienfairesitut’ymetsunpeuplustardqueles autres ? Tu as déjà vu quelqu’un demander l’âge d’un médecin enentrantdanssoncabinet?

—Jemeretrouveraisencoursavecdesgensbienplus jeunesquemoietjen’aipasenvied’êtreleMarquèsdelaclasse.

—Pense à toutes lesÉlisabethqui succomberont au charmede tamaturité.

—Évidemment, répliquaLuc songeur, vu sous cet angle... Et puisarrêtedemefairerêver.Quelquessecondescommeça,çamefaitdubien,maisquandtuaurasrepristontrain,çameferaencoreplusmal.

—Qu’est-cequit’enempêche?Réfléchis,c’estdetaviequ’ils’agit.—Etdecellesdemonpère,demamère,demapetitesoeur,ilsont

tousbesoindemoi.Unebagnoleàtroisroues,c’estunebagnolequipartdanslefossé.Tunepeuxpascomprendrecequec’estqu’unefamille.

Lucbaissalatêteetplongealenezdanssatassedecafé.

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—Pardon,me dit-il, ce n’est pas ce que je voulais dire. La vérité,mon vieux, c’est que mon paternel ne me laisserait jamais partir. Il abesoin de moi, je suis son bâton de vieillesse, il compte sur moi pourreprendrelaboulangeriequandilseratropvieuxpourseleverlanuit.

—Dansvingtans,Luc!Tonpèreseratropvieuxdansvingtans,etpuistuasunepetitesoeur,non?

Lucéclataderire.—Tiens,j’aimeraisbienvoirmonpèreluiapprendrelemétier,c’est

ellequilemèneraitàlabaguette.Avecmoiilestintraitablemaiselle,elleréussitàenfairecequ’elleveut.

Lucselevaetsedirigeaverslaporte.— Ça m’a fait plaisir de te revoir, tu sais. N’attends pas aussi

longtempsavantderepasser.Aprèstout,mêmesiunjourtudeviensungrandprofesseur,mêmesituhabitesunbelappartementdanslesbeauxquartiersd’unegrandeville,cheztoi,ceseratoujoursici.

Lucmedonna l’accolade et s’apprêta àpartir.Alorsqu’il se tenaitsurlepasdelaporte,jeleretinsuncourtinstant.

—Àquelleheuretucommencestonboulot?—Qu’est-cequeçapeutbienfaire?— Moi aussi je travaille de nuit, alors si je connais tes horaires,

lorsquejeseraiauxUrgences,jemesentiraimoinsseul.Ilmesuffiraderegarderlapenduleetjepourraiimaginercequetuesentraindefaire.

Lucmeregardaavecundrôled’air.—Tum’asposédesquestionssurcequenousfaisionsàl’hôpital,tu

peuxbienmeracontercommentsepassetaviedanstonfournil.— Dès 3 heures du matin on nourrit le levain maître, il faut le

mélangeràlafarine,àl’eau,auseletàlalevurepourdémarrerlapâte.Après un premier pétrissage, on la pousse dans une fermentation quipermetaulevaind’entrerenaction.Vers4heuresdumatin,onfaitunepausependantlepointage.Quandilfaitdoux,j’ouvrelaportequidonnesur la ruellederrière laboulangerieet j’installedeux tabourets.Papaetmoi y prenons un café. On ne se dit pas grand-chose pendant cesmoments-là,monpèreprétendqu’ilnefautpasfairedebruitpourlaisserlapâtereposer,c’estsurtoutluiquiserepose,ilenabesoinmaintenant.Aussitôtmon café avalé, je le laisse sommeiller unepetite heure sur sachaise,adosséaumurdepierre.Jerentrenettoyerlesplaquesetj’étendslesfeuillesdelinsurlesquellesoncoucheralepain.

« Lorsquemonpèreme rejoint, on fait l’apprêt pour la deuxièmefermentation. On divise la pâte, on la façonne, on lame chaque miche

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pouravoirunebellegrigne,etpuisenfin,onenfourne.«Chaquenuit,nousreprenonslesmêmesgestes,chaquefois,ledéfi

estdifférent,lerésultatjamaisacquis.S’ilfaitfroid,lapâteprendplusdetempsàfermenter,ilfautrajouterdel’eauchaudeetdelalevure;s’ilfaitchaud,elleréclamedel’eauglacéesinonellesèchetropvite.Onnepeutpas faire du bon pain sans prêter attention à chaque détail, même autempsqu’il faitdehors ; lesboulangersn’aimentpas lapluie,çarend letravailpluslong.

«À6heures,noussortonslapremièrefournéedumatin.Letempsdelaisserrefroidirlespainsetonlesmonteàlaboulangerie.Voilà,monvieux, mais si tu crois que ce que je viens de te dire fera de toi unboulanger,ehbientutetrompes.Remarque,tesrécitsd’hôpitalneferontpas de moi un médecin. Allez, il faut vraiment que j’aille dormir,embrasse tamèrepourmoi et surtout ta copine.C’estdrôlement joli lafaçon dont elle te regarde, tu as de la chance, et je suis sincèrementheureuxpourtoi.

AprèsledépartdeLuc, jerejoignismamèredanssonjardin.Jela

trouvaiaccroupiedevantunerangéederosiers.Lapluieavaitcouchésesfleursetellelesredressaitméticuleusement.

—Mes genoux me font mal, gémit-elle en se relevant. Toi, tu asmeilleureminequ’hier.Tudevraisresterquelquesjourspourreprendredesforces.

Jen’ai pas répondu, je regardais tes yeuxquime souriaient. Si tusavaiscombien j’auraisvouluque tume fassesunmotd’excusecommelorsquetuavaislepouvoirdetoutpardonner,mêmel’absence.

—Vousallezbienensemble,meditmamèreenmeprenantparlebras.

Comme je ne répondais toujours pas, elle poursuivit sonmonologue.

—Sinontunel’auraispasemmenéevisitertongrenierhiersoir.Tusais, j’entends toutdans cettemaison, j’ai toujours tout entendu.Aprèston départ, il m’est arrivé d’ymonter. Quand tumemanquais trop, jesoulevais la trappeet j’allaism’asseoirdevant la lucarne.Jene saispaspourquoi, mais là-haut j’avais l’impression de me rapprocher de toi,comme si en regardant à travers la vitre je te devinaisdans le lointain.Cela fait longtemps que je n’y suis plus retournée ; je te l’ai dit, mesgenouxmefontmaletilfautavanceràquatrepattesaumilieudetoutcebric-à-brac.Oh,nefaispascettetête-là,jeteprometsquejen’aijamais

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ouvert une de tes boîtes. Ta mère a ses défauts, mais je ne suis pasindiscrète.

—Jenetereprocherien,luidis-je.Mamanposasamainsurmajoue.— Sois honnête avec toi et surtout avec elle ; si ce n’est pas de

l’amourqueturessens,nelalaissepasespérer,c’estunefillebien.—Pourquoimedis-tuça?—Parcequetuesmonfilsetquejeteconnaiscommesi jet’avais

fait.Mamanm’apriéd’allerrejoindreSophieetdelalaisseràlataillede

sesrosiers.Jesuisremontédanslachambre.Sophieétaitaccoudéeàlafenêtre,leregarddanslevide.

—Tum’envoudraisdetelaisserrentrerseule?Sophieseretourna.—Pourlescours,jepourraiprendredesnotespourdeux,maistues

degardelundisoirsijenemetrompepas?—Justement,c’estledeuxièmeservicequejevoulaistedemander.

Situpouvaisallerdireauresponsableduservicequejesuismalade,riendegrave,uneanginequej’aipréférésoignerpournepascontaminerlespatients.J’aijustebesoindevingt-quatreheures.

—Nonjenet’envoudraispas,tun’aspresquepasvutamèreetunesoirée en ta compagnie lui ferait sûrement plaisir. Puisque je voyageraiseule,jetrouveraibienletempsderéfléchiràuneexcuseplusvalable.

Mamanseréjouitquejeresteunpeuplusqueprévu.J’empruntaisavoitureetraccompagnaiSophieàlagare.

Elle m’embrassa sur la joue et sourit malicieusement avant degrimper dans son compartiment. Les fenêtres des trains ne s’ouvrentplus,onnepeutpassedireaurevoircommeavant.Leconvois’ébranla,Sophiem’adressaunpetitsignedelamainetj’attendissurlequaiquelesfeuxdudernierwagondisparaissent.

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Chapitre6

—Qu’est-cequinevapas?s’enquitmamèrealorsque jerentrais

danslamaison.—Toutvabien,dequoit’inquiètes-tu?—Tuasretardétonretouretlaissétonamie,justepourpasserune

soiréeavectamère?Jem’assisàcôtéd’elleàlatabledelacuisineetprissesmainsdans

lesmiennes.—Tumemanques,luidis-jeenl’embrassantsurlefront.—Bon,j’espèrequetumedirasplustardcequitepréoccupe.Nousavonsdînéausalon,mamannousavaitpréparémonplateau-

repas préféré, jambon et coquillettes, comme autrefois. Elle s’est assisesurlecanapéàcôtédemoietm’aregardémerégaler,sanstoucheràsonassiette.

Jem’apprêtaisàdébarrasserquandellem’aprislamainetm’aditque la vaisselle pouvait attendre. Elle m’a demandé si je voulais bienl’inviter dansmon grenier. Je l’ai accompagnée jusqu’aux combles, j’aitirél’échelle,repoussélatrappe,etnoussommesallésnousinstallerfaceàlalucarne.

J’ai hésité un moment avant de lui poser une question qui mebrûlaitleslèvresdepuissilongtemps.

—Tun’asjamaiseudenouvellesdepapa?Mamanplissa les paupières. J’ai retrouvédans ses yeux ce regard

d’infirmière qu’elle prenait lorsqu’elle cherchait à savoir si je couvaisquelquechoseousijefeignaisd’êtremaladepouréchapperàuncontrôled’histoireoudemathématiques.

—Tupensesencoresouventàlui?mequestionna-t-elle.— Lorsqu’un homme de son âge se présente aux Urgences, je

ressens toujours une appréhension, j’ai peur que ce soit lui, et je medemandechaquefoiscequejeferaiss’ilnemereconnaissaitpas.

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—Iltereconnaîtraittoutdesuite.—Pourquoin’est-iljamaisrevenumevoir?— J’ai mis longtemps à lui pardonner. Probablement trop

longtemps.Celam’afaitdiredeschosesquejeregrette,maisc’estparcequejel’aimaisencore.Jen’aijamaiscesséd’aimertonpère.Onfaitdeschosesterriblesquandl’amouretlahaineseconfondent,deschosesquel’on se reproche plus tard. Ce dont je l’accablais le plus n’était pas dem’avoir quittée, j’avais fini par en accepter ma part de responsabilité.Mon désespoir était de l’imaginer heureux auprès d’une autre femme.J’enaitantvouluàtonpèredel’avoiraiméeàcepoint.Ilfautquejetefasse une confidence, et je sais que tamère te paraîtra démodée en tedisant cela, mais il est le seul homme que j’ai connu. Si je le revoyaisaujourd’hui,jeleremercieraisdem’avoirfaitlepluscadeauquisoit:toi.

Cen’estpas l’ombredemamèrequime fit cetteconfidence,maisbienelle.

Jel’aiprisecontremoietjeluiaiditquejel’aimais.Certains instants précieux de la vie tiennent finalement à peu de

chose.Si jen’étaispasrestécesoir-là, jecroisquejamais jen’auraiseucetteconversationavecmamère.Lorsquenousavonsquittélegrenier,jemesuisretournéunedernièrefoisverslalucarneet,silencieusement,j’airemerciémonombre.

***

J’avais réglémon réveil pour qu’il sonne à 3 heures dumatin. Je

m’habillaietquittailamaisonsurlapointedespiedspouremprunterlechemindel’école.Àcetteheure-là,lavilleétaitdéserte.Lerideaudeferoccultait la vitrine de la boulangerie, je la dépassai et tournaidiscrètement dans la ruelle adjacente. Debout, dans la pénombre, àcinquantemètresd’unepetiteporteenbois,jeguettailebonmoment.

À 4 heures, Luc et son père sont sortis du fournil. Comme il me

l’avait raconté, je l’ai vu installer deux chaises contre lemur, son pères’estassisenpremier.Lucluiaserviducaféetilssontrestéslàtouslesdeux,sansriendire.LepèredeLucavidésatasse,l’aposéeparterreetafermélesyeux.Lucleregardait,ilasoupiré,ramassélatassedesonpèreet est rentré dans le fournil. C’était lemoment que je guettais, j’ai prismoncourageàdeuxmainsetjemesuisavancé.

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Luc est mon ami d’enfance, mon meilleur ami ; pourtant, aussiétrangequecelapuisseparaître,jen’aijamaisconnusonpère.Lorsquejeme rendais chez lui, nous devions veiller à ne pas faire de bruit. Cethomme qui vivait la nuit et dormait l’après-midi me terrorisait. Jel’imaginais telun fantômerôdantau-dessusdenousdèsqu’on levait latêtedenosdevoirs.Ceboulangerquejen’aijamaisvraimentrencontré,jelui dois certainement une part de mon assiduité scolaire et d’avoiréchappéàquelques-unesdecescollesqueMmeSchaefferprenaittantdeplaisir à distribuer. Sans la crainte qu’ilm’inspirait, unbonnombredemesdevoirsn’auraientpasétérendusàtemps.Cesoir, jem’adresseraisenfin à lui, la première chose à faire était de le réveiller et de meprésenter.

J’avaispeurqu’ilsursauteetattirel’attentiondeLuc.J’aitapotésursonépaule.

Il a cligné des yeux sans avoir l’air plus étonné que cela, et, àmagrandesurprise,m’adit:

— C’est toi le copain de Luc, non ? Je te reconnais, tu as un peuvieillimaispastantqueça.Tonamiestàl’intérieur.Jeveuxbienquetuailles le saluer mais pas trop longtemps, ce n’est pas le travail quimanque.

Je lui ai confié que ce n’était pas Luc que je venais voir. Leboulanger m’a regardé longuement, il s’est levé et m’a fait signe del’attendreplus loindans la ruelle.Entrebâillant laportedu fournil, il acrié à son fils qu’il allait se dégourdir un peu les jambes. Puis il m’arejoint.

Le père de Luc m’a écouté sans m’interrompre. Lorsque nous

sommesarrivésauboutdelaruelle,ilm’aserrélamainavecforceetm’adit:

—Maintenantfous-moilecamp!Etilestrepartisansseretourner.Jesuisrentrétêtebasse,furieuxd’avoiréchouédanslamissionqui

m’étaitconfiée.C’étaitlapremièrefois.

***

Deretouràlamaisonj’aiprismilleprécautionspourfairetournerle

loquetdelaportesansfairedebruit.Peineperdue,lalumières’allumaet

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jevismamère,deboutenrobedechambre,devantlaportedelacuisine.—Tusais,medit-elle,àtonâge,tun’asplusbesoindefairelemur.—Jesuisjusteallémarcher,jen’arrivaispasàdormir.—Parcequetucroisquejen’aipasentendusonnertonréveiltoutà

l’heure?Mamèreallumaunfeuàlagazinièreetmitlabouilloireàchauffer.—Ilesttroptardpourretournersecoucher,medit-elle,assieds-toi,

jevaistefaireducafé,ettoi,tuvasmedirepourquoituesrestéunenuitdeplusetsurtoutcequetufaisaisdehorsàcetteheure-là.

Jemesuis installéà la tableet luiai racontémavisiteaupèredeLuc.

Quandj’eusfinilerécitdemalamentableexpédition,mamanposasesdeuxmainssurmesépaulesetmeregardadroitdanslesyeux.

—Tunepeuxpastemêlerainsidelaviedesautres,mêmepourleurbien.SiLucapprenaitquetuesallévoirsonpère,ilpourraitt’envouloir.C’està lui et à lui seuldedéciderde savie. Il fautque tu te fassesuneraison et que tu te résignes à grandir.Tun’espasobligéde soigner lesmaux de tous ceux qui croisent ton chemin. Même en devenant lemeilleurdesmédecins,tun’yarriveraispas.

—Maistoi,cen’estpascequetuasessayédefairetoutetavie?Cen’étaitpaspourçaqueturentraissifatiguéelesoir?

—Jecrois,monchéri,medit-elleenselevant,quetuashélashéritédelanaïvetédetamèreetducaractèretêtudetonpère.

***

J’aiprislepremiertraindumatin.Mamèrem’araccompagnéàla

gare.Surlequai,jeluiaipromisderevenirlavoirbientôt.Elleasouri.—Quandtuétaisgosseetque jevenaiséteindreta lumière, tume

demandaischaquesoir:«Maman,c’estquandleprochainjour?»Jeterépondais«Bientôt»etchaquefois,enrefermantlaportedetachambre,j’avais la conviction quema réponse ne t’avait pas convaincu. Je croisqu’ànosâges, lesrôlessesont inversés.Alors«àbientôt»moncoeur,prendssoindetoi.

Je suis monté dans mon wagon et j’ai regardé par la vitre lasilhouette de maman, emportée par la distance alors que le trains’éloignait.

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Chapitre7

Jereçuslapremièrelettredemamèredixjoursaprèsmonretour.

Commedanschacunedesescorrespondances,ellemedemandaitdemesnouvelles, espérant une réponse rapide. Il s’écoulait souvent plusieurssemainesavantquejetrouvelaforce,enrentrantchezmoi,deluifaireceplaisir. Le peu d’empressement que montrent les enfants envers leursparentsengrandissantconfineàl’égoïsmepur.Jem’ensentaisd’autantpluscoupablequejegardaistoussesmessagesdansuneboîteposéesuruneétagèredemabibliothèque,telleuneprésencebienveillante.

Sophie et moi ne nous étions presque pas revus depuis notreescapade,nousn’avionspasmêmepasséunenuit ensemble.Durant cecourtséjourdanslamaisondemonenfance,unelignes’étaittracéeentrenous,queniellenimoineréussissionsàfranchir.Lorsquejeprislestylopour écrire à ma mère, mes derniers mots étaient pour lui dire queSophiel’embrassait.Lejoursuivantcemensonge,j’allailachercherdanssonserviceetluiavouaiqu’ellememanquait.Lelendemain,elleacceptaquejel’emmèneaucinéma,maisàlafindelaséance,ellepréférarentrerchezelle.

Depuis un mois, Sophie se laissait séduire par un interne enpédiatrie, décidant pour nous deux de mettre fin au règne de nosincertitudes. Peut-être plus encore des miennes. Savoir qu’un autrehommerisquaitdes’emparerdecequejenemedécidaispasàpossédermerenditfurieux.Jefistoutpourlareconquériret,deuxsemainesplustard,noscorpsseretrouvaientdansmesdraps.J’avaischassél’intrus,laviereprenaitsoncours,etlesouriremerevint.

Audébutdumoisdeseptembre,enrentrantd’unelonguegarde,jedécouvrisunedrôledesurprisesurmonpalier.

Lucétaitassissurunepetitevalise,l’airhagardetlamineréjouie.—Tum’as fait attendre,mon salaud ! dit-il en se levant. J’espère

quetuasquelquechoseàmanger,parcequejecrèvedefaim.

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—Qu’est-cequetufaislà?luidemandai-jeenluiouvrantlaportedemonstudio.

—Monpèrem’aviré!Lucaôtésonvestonets’estlaissétomberdansl’uniquefauteuilde

la pièce. Pendant que je lui ouvrais une boîte de thon et dressais uncouvertsurlamallequifaisaitofficedetablebasse,Lucseracontaavecfrénésie.

—Jenesaispascequiluiestarrivé,àmonvieux.Tusais,lanuitquiasuivitondépart,aprèslepointage,jemesuisétonnédenepaslevoirreveniraufournil.J’aipenséqu’ilnes’étaitpasréveillé,j’étaismêmeunpeuinquietpourtouttedire.J’aiouvertlaportequidonnesurlaruelleetje l’ai trouvé assis sur sa chaise, il pleurait. Je lui ai demandé ce quin’allaitpas, iln’apasvoulumerépondre.Ila justemurmuréquec’étaituncoupdefatigueetm’afaitpromettred’oublierquejel’avaisvucommeça et de ne rien dire àmamère. J’ai promis.Mais depuis ce soir-là, iln’étaitpluslemême.D’habitude,ilestplutôtduravecmoiautravail, jesaisquec’estsafaçonàluidem’apprendrelemétier,jenepeuxpasluienvouloir.Jecroisquemongrand-pèren’étaitpasbienfacileaveclui.Maislà, chaque jour je le voyais de plus en plus gentil, presque aimable.Lorsquejerataislamiseenformedespains,aulieudemehouspiller,ilvenaitprèsdemoietmemontraitànouveaucomment faire,medisantchaquefoisquecen’étaitpasgrave,queluiaussicommettaitdeserreurs.Je te jure que je n’en revenais pas.Un soir, ilm’amêmepris dans sesbras. J’ai cruqu’il perdait la tête. Jenedevais pas être loindu compteparce que avant-hier il m’a licencié comme un simple apprenti. À6heuresdumatin,ilm’aregardédroitdanslesyeuxetilm’aditquesij’étais aussimalhabile, c’est que la boulangerie ne devait pas être faitepourmoi,qu’aulieudeperdremontempsetdeluifaireperdrelesien,jeferaismieuxd’allertentermachanceenville.Jen’avaisqu’àchoisirmavoie puisque c’était comme ça de nos jours qu’on devenait heureux. Ilétaitencolèreenmedisantça.Àl’heuredudéjeuner,ilaannoncéàmamèrequejepartaisetilafermélaboulangeriepourlerestedelajournée.Lesoir,àtable,personnen’ariendit,mamanpleurait.Enfin,côtésalleàmangerelleétaitenlarmes,maischaquefoisquej’allaisdanslacuisine,elle me rejoignait pour me prendre dans ses bras en me chuchotantqu’elle n’avait pas été aussi heureuse depuis longtemps. Ma mère seréjouissantquemonpèremefouteàlaporte...Jetejure,mesparentsontperdulaboule!J’airegardétroisfoislecalendrierpourvérifierquenousn’étionspasle1eravril.

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«Aumatin,monpère est venume chercher dansma chambre, ilm’aditdem’habiller.Onaprissavoitureetonarouléhuitheures,huitheuressanséchangerlemoindremot.Saufàmidiquandilm’ademandési j’avais faim.Nous sommes arrivés en début de soirée, ilm’a déposédevant cet immeuble etm’a dit que tu habitais là. Comment il l’a su ?Mêmemoijel’ignorais!Ilestdescendudelavoiture,asortimonsacducoffre et l’a posé àmes pieds. Puis il m’a tendu une enveloppe enmedisant que ce n’était pas grand-chose mais que c’était le mieux qu’ilpouvaitfaireetqu’avecçajepourraistenirquelquetemps.Etpuisilestremontéderrièresonvolantetilestparti.

—Sansrientedired’autre?demandai-je.— Si. Juste avant de démarrer, il m’a annoncé : « Si tu devais

t’apercevoirquetuesaussipiètremédecinqueboulanger,alorsreviensetcette fois je t’apprendrai le métier pour de bon. » Tu y comprendsquelquechose?

J’aidébouchémonuniquebouteilledevin,uncadeaudeSophieque

nousn’avionspasbulesoiroùellemel’avaitoffert.Jenousaiservideuxgrands verres et, en trinquant, j’ai déclaré à Luc que non, je n’ycomprenaisrien.

***

J’aiaidémonamià remplir tous les formulairesnécessairesàson

inscriptionenpremièreannéedemédecine,jel’aiaccompagnéaubureaudesadmissionsoùilasacrifiéunegrandepartiedupéculequeluiavaitremissonpère.

Lareprisedescoursauraitlieuenoctobre.Nousallionsrefairedesétudes ensemble. Nous ne serions plus assis côte à côte dans lamêmeclasse, mais nous pourrions nous voir de temps à autre dans le petitjardinde l’hôpital.Mêmesansmarronniernipanierdebasket,nousenreferionsvitenotrenouvellecourderécréation.

Lapremièrefoisquenousnousysommesretrouvés,c’estmoiquiairemerciésonombre.

***

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Luc s’installa chez moi. Notre cohabitation était des plus faciles,nous vivions en horaires décalés. Il profitait demon lit pendant que jefaisaismesgardesdenuitetpartaitencourslorsquejerentrais.Lesraresfois où nous devions partager le studio, il étendait une couette sous lafenêtre, roulait une couverture en boule en guise d’oreiller et dormaitcommeunloir.

Ennovembre,ilmeconfiaqu’ils’étaitentichéd’uneétudianteaveclaquelle il révisait souvent. Annabelle avait cinq ans demoins que lui,maisiljuraitqu’ellefaisaitplusfemmequesonâge.

Début décembre, Luc me demanda de lui rendre un immenseservice.Jefrappaicesoir-lààlaportedeSophiequim’accueillitdanssonlit. La relation que Luc entretenait avec Annabelle finit par merapprocher de Sophie. Je dormais de plus en plus souvent chez elle, etAnnabelle de plus en plus souvent chez moi. Les dimanches soir, Lucnousconviaitdansmonstudioetsemettaitauxfourneaux,nousfaisantprofiter de ses talents de pâtissier. Je ne compte plus les quiches ettourtes que nous avons dégustées. À la fin du dîner, Sophie et moilaissionsLucetAnnabelle«réviserleurscours»entouteintimité.

***

Jen’avaispasrevumamèredepuisl’été,elleavaitannulésavisite

automnale.Elle sesentait fatiguéeetavaitpréférés’épargner levoyage.Danssalettre,ellem’écrivaitque,toutcommeelle,lamaisonvieillissait.Elleavaitcommencéàlarepeindre,etlesodeursdesolvantsavaientfiniparl’incommoder.Autéléphone,ellem’avaitassuréqu’iln’yavaitaucuneraison de s’inquiéter. Quelques semaines de repos et tout irait bien ànouveau.Ellem’avaitfaitjurerdevenirlavoiràNoël,etNoëlapprochait.

J’avaisachetésoncadeau,prismonbilletdetrainetnégociédenepasêtredegardele24décembre.Unchauffeurd’autobusetuneplaquede verglas ruinèrent mes projets. Une embardée incontrôlable, au diredes témoins, le bus avait heurté un parapet avant de se coucher sur leflanc. Quarante-huit victimes à l’intérieur, seize sur le trottoir. Jepréparaismon sac quandmonbiper s’étaitmis à vibrer sur la table denuit.J’appelail’hôpital,touslesexternesétaientmobilisés.

Le hall des Urgences était plongé dans un véritable chaos, lesinfirmières étaient débordées, les box d’examen tous occupés et lepersonnel courait en tout sens. Les blessés les plus graves attendaient

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leur tourpourentreraublocopératoire, lesmoinsatteintspatientaientsurdescivièresdanslecouloir.Luc,enqualitédebrancardier,faisait lanavette entre les ambulances qui ne cessaient d’arriver et la salle detriage.C’étaitlapremièrefoisquenoustravaillionsensemble.Ilétaitpâleet,dèsqu’ilpassaitdevantmoi,jelesurveillaisattentivement.

Lorsque les pompiers lui confièrent un homme dont le tibia et lepéronésortaientàangledroitdumollet,jelevisseretournerversmoi,levisage verdâtre, et glisser lentement contre les portes du sas avant des’effondrer de tout son long sur le carrelage à damier. Jemeprécipitaipourlereleveretl’installaisurunfauteuildelasalled’attente,letempsqu’ilrecouvresesesprits.

Latourmenteduraunebonnepartiedelanuit.Aupetitmatin, lesUrgences ressemblaient à un hôpitalmilitaire quelques heures après labataille.Le sol étaitmaculéde sanget jonchéde compresses.Le calmerevenu,l’équiped’urgentistess’affairaitàremettreunpeud’ordre.

Lucn’avaitpasquittélefauteuiloùjel’avaislaissé.Jevinsm’asseoiràcôtédelui.Ilsetenaitlatêteentrelesgenoux.Jeleforçaiàseredresseretàmeregarder.

— C’est fini, lui dis-je. Tu viens de vivre ton baptême du feu et,contrairementàcequetupenses,tut’enesplutôtbientiré.

Lucsoupira,ilfituntourd’horizonetseprécipitaau-dehorspourseviderl’estomac.Jelesuivisafind’allerlesoutenir.

— Qu’est-ce que tu disais sur la façon dont je m’en suis tiré ?demanda-t-ilens’adossantaumur.

—C’étaitunesacréenuitdeNoël,jet’assurequetuasététrèsbien.—Jemesuiscomportécommeunemerde,tuveuxdire,j’aitourné

de l’oeil et je viensdevomir ;pourunétudiant enmédecine, j’imaginequec’estduplusbeleffet.

—Sicelapeutterassurer, jemesuisévanouilepremierjouroùjesuisentréensallededissection.

—Mercidem’avoirprévenu,monpremiercoursdedissectionalieulundiprochain.

—Toutsepasserabien,tuverras.Lucmelançaunregardincendiaire.—Non,riennesepassebien.Jepétrissaisdelapâte,pasdelachair

fraîche, je découpais des pains, pas des chemises et des pantalonsensanglantés et, surtout, je n’ai jamais entenduunebriochehurler à lamort, même quand je lui plantais un couteau dans le bonnet. Je medemandesijesuisvraimentfaitpourça,monvieux.

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—Luc,laplupartdesétudiantsenmédecineconnaissentcegenrededoute. Tu t’habitueras avec le temps. Tu n’imagines pas combien c’estgratifiantdesoignerquelqu’un.

— Je soignais les gens avec des pains au chocolat, et je peux tegarantir que ça marchait à tous les coups, répondit Luc en ôtant sablouse.

Jeleretrouvaichezmoiunpeuplustarddanslamatinée.Ilvidaitsonsacet, toujoursencolère, rangeait sesaffairesdans les tiroirsde lacommodequiluiétaientréservés.

—C’estlapremièrefoisquemapetitesoeurpasseunNoëlsansmoi.Qu’est-cequejevaisdireautéléphonepourluiexpliquermonabsence?

—Lavérité,monvieux,racontetanuit,tellequ’elles’estdéroulée.—Àmapetitesoeurdeonzeans?Tuasuneautreidéedecegenreà

meproposer?—TuasconsacrétasoiréedeNoëlàsecourirdesgensendétresse,

queveux-tuquetafamilletereproche?Etpuistuauraispuêtredanscebus,alorsarrêtedeteplaindre.

—J’auraisaussipuêtrechezmoi!J’étouffeici,j’étouffedanscetteville,dans l’amphithéâtre,danscesmanuelsqu’il fautavalerà longueurdenuitetdejournée.

—Situmedisaiscequinevapas?demandai-jeàLuc.—Annabelle,voilàcequinevapas.Jerêvaisdevivreunehistoire

avecunefemme,tunepeuxpassavoiràquelpoint.Chaquefoisquemonpèremerappelaitàl’ordreparcequej’avaislatêteailleurs,j’étaisentraindem’imagineravecunefille.Etmaintenantquecelam’arrive,jen’aiplusqu’une envie, redevenir célibataire. Je t’en ai même voulu de ne past’investir plus dans ta relation avec Sophie. La première fois que je l’aivue, chez ta mère, je me suis dit que c’était vraiment donner de laconfitureauxcochons.

—Merci.—Jesuisdésolé,maisjevoyaisbienquetularegardaisàpeine,une

fillecommeça,c’esttellementinouï.—Tues en traindemedire àdemi-motque tu as lebéguinpour

Sophie?—Nesoispasidiot,sic’était lecas, jen’emploieraispasdesdemi-

mots, je te dis juste que jene comprendsplus rien à rien. Jem’ennuieavecAnnabelle,ellen’estpasfranchementdrôle.Elleseprendausérieuxetmeregardedehautparcequej’aigrandienprovince.

—Qu’est-cequitefaitdireça?

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—Elleestpartiepasser les fêtesen famille, je luiaiproposéde larejoindremaisj’aibiensentiquel’idéedemeprésenteràsesparentslagênait.Nousnesommespasdumêmemonde.

—Tune crois pas que tu dramatises unpeu ?Elle a peut-être eupeurducôtéengageantdelachose?Présenterquelqu’unàsafamille,cen’estpas sans conséquence, enfin, cela signifiequelque chose, c’estuneétapedansunerelation.

—Tuaspenséàtoutça,quandtuasemmenéSophiecheztamère?J’airegardéLucensilence.Non,jen’avaispenséàriendetoutcela

quand j’avais proposé spontanément à Sophie de venir avecmoi, et jeréfléchissaisseulementmaintenantàcequ’elleavaitdûenconclure.Monégoïsmeetmabêtisejustifiaientsadistanceàmonégarddepuisledébutde l’automne. Et je ne lui avais rien proposé pour Noël. Notre amitiéamoureuse se fanait, et j’étais le seul à ne pasm’en rendre compte. JelaissaiLucà samorosité etmeprécipitai sur le téléphonepourappelerSophie.Aucuneréponse.Peut-êtreavait-ellevuapparaîtremonnumérosurlecadranetrefusait-ellededécrocher?

J’ai jointmamèrepourm’excuserde luiavoir fait faux-bond.Elle

m’aditdenepasm’inquiéter,qu’ellecomprenaittrèsbien.Ellem’assuraquenoséchangesdecadeauxpouvaientattendre,elletâcheraitd’avancersonvoyagedeprintempsetviendraitmevoirdanslecourantdumoisdefévrier.

***

Lesoirdujourdel’An,j’étaisofficiellementdegarde,j’avaistroqué

cettenuitcontremalibertéàNoëletj’avaisperduauchange.Lucsautadans un train pour rejoindre les siens. Je n’avais toujours aucunenouvelledeSophie.Jem’installaisurunfauteuildanslesasdesUrgencesen attendant que les premiers fêtards arrivent dansmon service. Cettenuit-là,jefisunerencontredesplusinsolites.

Lavieilledameavait étéamenéeauxUrgencespar lespompiersà

23 heures. Elle était arrivée sur une civière et sa mine réjouiem’avaitsurpris.

—Qu’est-cequivousmetdesibonnehumeur?luidemandai-jeenprenantsatension.

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—C’esttropcompliqué,vousnepourriezpascomprendre,rétorqua-t-elleenricanant.

—Donnez-moiunepetitechance!—Jevousassure,vousmeprendriezpourunefolle.La vieille dame se redressa sur le brancard et me regarda

attentivement.—Jevousreconnais!s’exclama-t-elle.— Vous devez vous tromper, lui dis-je en m’interrogeant sur la

nécessitédeluifairepasserunscanner.—Vous,vousêtesentraindevousdirequejesuisgâteuseetvous

vous demandez si vous ne devriez pas pousser plus loin vos examens.Pourtant,leplusgâteuxdesdeux,c’estvous,moncher.

—Sivousledites!—Voushabitezauquatrièmedroiteetmoi, justeau-dessus.Alors,

jeunehomme,quelestleplusdistraitdenousdeux?Depuis le début demamédecine, je redoutais de renouer un jour

avecmon père dans des circonstances similaires. Ce soir-là, c’étaitmavoisine que je rencontrais, non pas dans la cage d’escalier de notreimmeuble,maisauxUrgences.Cinqansquej’avaisemménagé,cinqansquej’entendaissespasau-dessusdematête,lesifflementdesabouilloirele matin, ses fenêtres quand elle les ouvrait, et jamais je ne m’étaisdemandéquivivaitlàniàquoiressemblaitlapersonnedontlequotidiensemblaitsiprochedumien.Lucaraison,lesgrandesvillesrendentfou,ellesvoussucentl’âmeetlarecrachentcommeunechique.

— Ne soyez pas gêné, mon grand, ce n’est pas parce que j’airéceptionné deux, trois paquets pour vous que vous m’étiez redevabled’une petite visite. Nous nous sommes croisés plusieurs fois dansl’escalier,mais vous les grimpez tellement viteque si votreombre voussuivait,vouslaperdriezdanslesétages.

— C’est drôle que vous disiez cela, répondis-je en observant sespupillesàlalampe.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? s’étonna-t-elle en fermant lespaupières.

— Rien. Et si vous me disiez enfin ce qui vous met de si bonnehumeur?

—Ahnon,encoremoinsmaintenantquejesaisquevousêtesmonvoisin.Àcesujet,j’auraisd’ailleursunefaveuràvousdemander.

—Toutcequevousvoudrez.—Sivouspouviezsuggéreràvotrecopaindemettreunesourdine

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quand il fait des galipettes avec son amie, je vous en seraisreconnaissante.Jen’ai riencontre lesébatsde la jeunesse,maisàmonâge,hélas,onalesommeilléger.

— Si cela peut vous rassurer, vous n’entendrez plus rien, j’ai crucomprendrequeleurruptureétaitimminente.

—Ah, fit lavieilledamesongeuse, j’ensuisdésolée.Bon,si jen’airien,jepeuxrentrerchezmoi?

—Jedoisvousgarderenobservation,j’ysuisobligé.—Qu’est-cequevousvoulezobserver?—Vous!— Eh bien je vais vous faire gagner du temps. Je suis une vieille

dame d’un certain âge qui ne vous regarde pas et j’ai glissé dans macuisine. Il n’y a rien d’autre à voir ni à faire que de me bander cettechevillequigonfleàvued’oeil.

—Reposez-vous,nousallonsvousenvoyeràlaradioet,sirienn’estcassé,jevousraccompagneraiàlafindemagarde.

—Parcequenoussommesentrevoisins,jevousdonnetroisheures.Sinonjerentreparmespropresmoyens.

J’ai rédigé une prescription pour une radiographie et confié mapatienteàunbrancardieravantderetourneràmontravail.LesnuitsderéveillonsontlespiresdetoutesauxUrgences,dèsminuittrentearriventlespremiersmalades.Alcoolsetnourritureensurabondance, lesensdelafêtechezcertainsmedépasseratoujours.

J’ai retrouvé ma voisine au petit matin, assise sur une chaiseroulante,sonsacsurlesgenouxetlepiedbandé.

— Heureusement que vous avez choisi la médecine, parce quecommechauffeurvousauriezétérecalé.Vousmeramenezmaintenant?

—Jeterminemonservicedansunedemi-heure.Votrechevillevousfaitsouffrir?

—Unefoulure,pasbesoind’êtretoubibpourlesavoir.Sivousallezmechercheruncaféaudistributeur,jeveuxbienvousattendreencoreunpeu;unpeu,maispasplus.

Jeme rendisaudistributeurdeboissonset lui rapportai soncafé.Elletrempaleslèvresdanslegobeletetmelerenditavecunairdedégoûtendésignantlapoubelleaccrochéeàunpoteau.

Le hall des Urgences était désert. J’ôtai ma blouse, attrapai monmanteaudanslelocaldegardeetpoussailachaiseroulanteau-dehors.

Je guettais un taxi quand un ambulancier me reconnut et medemandaoùj’allais.Ilterminaitsonserviceetacceptagentimentdenous

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déposer. Tout aussi généreusement, ilm’aida à porterma voisine dansl’escalier.Arrivésaucinquièmeétage,nousétionsàboutdesouffle.Mavoisineme tendit ses clés. L’ambulancier nous laissa et j’aidai la vieilledameàs’installerdanssonfauteuil.

Jeluipromisderevenirluiapportertoutcedontellepourraitavoirbesoin;avecsachevillefragilisée,ilétaitpréférablequ’ellerenonceàlacage d’escalier pendant quelque temps. Je griffonnai mon numéro detéléphonesurunefeuilledepapier,laposaienévidencesurunguéridonetluifispromettredenepashésiteràmejoindresielleavaitlemoindreproblème.J’allaismeretirerlorsqu’ellem’appela.

—Vousn’êtespastrèscurieux,vousnem’avezmêmepasdemandémonprénom.

— Alice, vous vous appelez Alice, c’était inscrit sur votre feuilled’admission.

—Madatedenaissanceaussi?—Également.—C’estfâcheux.—Jen’aipasfaitlecalcul.—Vousêtesgalantmaisjenevouscroispas.Oui,j’aiquatre-vingt-

douzeansetjesais,jen’enfaisquequatre-vingt-dix!—Bienmoins,j’auraisjuréquevousaviez...— Taisez-vous, quoi que vous disiez ce sera toujours trop. Vous

n’êtesquandmêmepastrèscurieux,jenevousaitoujourspasditcequim’amusaittantenarrivantàl’hôpital.

—J’avaisoublié,luiavouai-je.— Allez donc dans la cuisine, vous y trouverez un paquet de café

dans le placard au-dessus de l’évier, vous savez vous servir d’unecafetière?

—J’imaginequeoui.—Detoutefaçon,çanepourrapasêtrepirequelepoisonquevous

m’avezservitoutàl’heure.Je préparai le café du mieux possible et revins dans le salon un

plateaudans lesmains.Alicenous servit, ellebut sa tasse sans fairedecommentaire,j’avaisréussil’épreuve.

—Alors,pourquoicettebonnehumeurhiersoir?repris-je.Sefairemaln’arienderéjouissant.

Alice se pencha vers la table basse et me présenta une boîte debiscuits.

—Mes enfantsm’emmerdent, si vous saviez à quel point ! Leurs

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conversations m’insupportent, la femme de l’un et le mari de l’autrem’insupportent encore plus. Ils passent leur temps à se plaindre, nes’intéressent à rien d’autre qu’à leurs petites vies. Cen’est pas faute deleuravoirenseignélapoésie.J’étaisprofesseurdefrançaisfigurez-vous,maiscesdeuximbécilesn’avaientdegoûtquepourleschiffres.Jevoulaiséchapper au réveillon chezmabelle-fille, autant dire à un calvaire, ellecuisineavecsespieds,mêmeunedindes’autocuiraitmieux.Pournepasprendreletrainhiermatinetlesrejoindredansleursinistrepropriétédecampagne,j’aiprétendum’êtrefoulélacheville.Ilsonttousprétenduêtredésolés;jevousrassure,cinqminutes,pasplus.

—Etsil’und’euxavaitdécidédevenirvouschercherenvoiture?— Aucun risque, ma fille et mon fils font un concours d’égoïsme

depuis qu’ils ont seize ans. Ils en ont quarante de plus et personnen’aencorepudésignerlegagnant.J’étaisdansmacuisineentraindemedirequ’àleurretourdevacancesilfaudraitquejeporteunbandageautourdelachevillepourdonnercorpsàmonmensongequandj’aiglisséetmesuisretrouvée lesquatre fersen l’air.Àminuitmoins lequart, lespompierssontarrivés.J’airéussiàleurouvrirlaporte,sixbeauxgarçonsdansmonappartement,rienquepourmoilesoirduréveillon,enlieuetplacedeladindedemabelle-fille,jen’endemandaispastant!Ilsm’ontexaminéeetsangléesurleurcivièrepourdescendrel’escalier.Ilétaitminuitpile,alorsque nous allions partir pour l’hôpital, j’ai demandé au capitaine s’ilvoulait bien attendre quelques instants de plus. Mon état ne justifiaitaucuneurgence. Il a accepté, je leur ai offertdes chocolats,nousavonsattenduletempsqu’ilfallait...

—Qu’est-cequevousattendiez?—Àvotreavis?Queletéléphonesonne!Cen’estpasencorecette

annéequel’ondépartageramesdeuxoisillons.Enarrivantàl’hôpital,jeriais à cause de ma cheville qui gonflait dans le camion de pompiers.Finalementjel’aieu,monbandage.

J’ai aidé Alice à s’allonger sur son lit, j’ai allumé son poste detélévision et l’ai laissée se reposer.Aussitôt rentré chezmoi, jeme suisprécipitésurletéléphonepourappelermamère.

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Chapitre8

Janvier était glacial. Luc rentra de son séjour plus motivé que

jamais par ses études. Son père lui avait tapé sur les nerfs et sa petitesoeuravaitpasséplusdetempsavecsaconsoledejeuxqu’àluiparler.Àmademande,Lucétaitallérendrevisiteàmamère.Illuiavaittrouvéunepetitemine. Elle lui avait confié une lettre et un cadeau deNoël àmeremettre.

Monchéri,Jesaiscombientontravail t’accapare.Neregretterien, j’étaisun

peufatiguéelesoirdeNoëletmesuiscouchéetôt.Lejardinestcommemoi, endormi sous le givre de l’hiver. Les haies sont blanches et lespectacleestmagnifique.Levoisinestvenumeporterplusdeboisqu’iln’enfautpourtenirunsiège.Lesoir,j’allumemacheminéeetregardelefeu crépiter dans l’âtre en pensant à toi et à la vie trépidante que tumènes.Celamerappelle tantde souvenirs.Tudoismieuxcomprendrepourquoi ilm’arrivaitderentrerépuiséeà lamaisonet j’espèrequetumepardonnesmaintenantcessoiréesoùjenetrouvaispastoujours laforce de te parler. J’aimerais te voir plus souvent, ta présence memanque, mais je suis fière et heureuse de ce que tu accomplis. Jeviendrai te voir dès les premiers jours du printemps. Je sais que jet’avais promis une visite en février mais avec le gel qui perdure, jepréfère êtreprudente ; jenevoudraispasm’imposerà toi enpatienteéclopée. Si par chance tu réussissais à prendre quelques jours, et bienqu’en t’écrivant cela je sache la chose impossible, j’en serais la plusheureusedesmères.

C’estunebelleannéequinousattend, en juin tu serasdiplôméetton internat commencera. Tu le sais mieux que moi mais le seul faitd’écrirecesmotsmerendsifièrequejepourraislesrecopiercentfois.

Alors,bonneetheureuseannée,monenfant.

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Tamamanquit’aime.P-S:Si tun’aimespas lacouleurdecetteécharpe, tantpis, tune

pourraspaslachanger,c’estmoiquitel’aitricotée.Sielleestunpeudetraviole,c’estnormal,c’est lapremièrefoisquejetricoteet ladernièreaussi,j’aieuhorreurdeça.

J’aidéfaitlepaquetetpassél’écharpeautourdemoncou.Lucs’est

aussitôtpayématête.Elleétaitvioletteetpluslargeàuneextrémitéqu’àl’autre.Maisunefoisnouée,onn’yvoyaitquedufeu.Cetteécharpe,jel’aiportéetoutl’hiver.

***

Sophie avait réapparu à la fin de la première semaine de janvier.

J’étaispasséchaquenuitdanssonservice,sans jamais l’y trouver.C’estelle qui vint me rendre visite aux Urgences, le jour de son retour. Lacouleur hâlée de sa peau détonnait au milieu de la pâleur des visagesenvironnants. Elle avait eu, me dit-elle, besoin de prendre l’air. Jel’entraînai dans le petit café en face de l’hôpital et nous dînâmes tousdeuxavantdereprendrenotreservice.

—Tuétaisoù?—Commetupeuxleconstater,ausoleil.—Seule?—Avecuneamie.—Qui?—Moiaussij’aidesamiesd’enfance.Commentvatamère?Ellemelaissaparlerunlongmomentet,soudain,elleposasamain

surlamienneetmeregardaavecinsistance.—Celafaitcombiendetemps,toietmoi?medemanda-t-elle.—Pourquoicettequestion?—Réponds-moi.C’étaitquand,notrepremièrefois?—Lejouroùnoslèvresontglisséalorsquej’étaisvenutevoirdans

tonservice,dis-jesansaucunehésitation.Sophiemeregarda,l’airdésolé.—Lejouroùjet’aioffertuneglaceauparc?continuai-je.Samines’assombritencoreplus.—Jetedemandeunedate.

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J’avaisbesoindequelquessecondesderéflexion,ellenem’enlaissapasletemps.

—Lapremière foisquenousavons fait l’amour, c’était il y adeuxans,jourpourjour.Tunet’ensouviensmêmepas.Nousnenoussommespasvusdepuisdeuxsemainesetnousfêtonscetanniversairedansunbarmiteux en face de l’hôpital, juste parce qu’il faut bien avaler quelquechose avant de prendre notre garde. Je ne peux plus être tantôt tameilleure amie, tantôt ta maîtresse. Tu es prêt à te dévouer à la terreentière,àunétrangerrencontrélematinmême,etmoi,jenesuisquelabouée à laquelle tu t’accroches les jours d’orage mais que tu délaissesaussitôt qu’il fait beau. Tu as eu plus d’attentionpourLuc en quelquesmoisquepourmoidepuisdeuxans.Queturefusesdelevoiroupas,nousnesommesplusdansunecourd’écoleàfaire lesquatrecentscoups.Jesuisuneombredanstavie,tuesbienplusqueçadanslamienneetçamefait du mal. Pourquoi m’as-tu emmenée chez ta mère, pourquoi cemomentsiintimedanstongrenier,pourquoim’avoirlaisséeentrerdanstaviesicen’étaitqu’ensimplevisiteuse?J’aipensécent fois tequittermaisjen’yarrivepastouteseule.Alorsjetedemandeunservice,fais-lepournous,ousitucroisquenousavonsquelquechoseàpartager,mêmesicen’estquepouruntemps,donne-nousvraimentlesmoyensdevivrecettehistoire.

Sophies’estlevéeetaquittélasalle.Àtraverslavitrine,jel’aivuesurletrottoirattendantquelefeupasseaurougepourtraverserlarue,ilpleuvait, ellea remonté le colde sablouse sur sanuqueet, sansque jesachepourquoi, ce geste si anodinm’adonné terriblement envied’elle.J’ai vidé mes poches sur la table pour payer l’addition et je me suisprécipitéàsapoursuite.Nousnoussommesembrasséssousuneaverseglaciale,etentrenosbaisers,jemesuisexcusédumalquejeluiavaisfait.Si j’avais su, je lui aurais aussi demandé pardon du mal que j’allaisbientôtluifaire,maisjel’ignoraisencoreetmondésirétaitsincère.

Une brosse à dents dans un verre, deux ou trois affaires dans un

placard, un réveil sur une table de nuit, quelques livres emportés, j’ailaissémonstudioàLucetmesuisinstalléchezSophie.Jerepassaistouslesjourschezmoi,unepetitevisitederiendutout,commeunmarinquivientàquaivérifier lesamarres.J’enprofitais chaque foispourmonterun étage de plus. Alice se portait comme un charme.Nous faisions unbrindeconversation,elledébitaitdeshorreurssursesenfantsetcelalaréjouissait.J’avaislaissédesconsignesàLucpourque,enmonabsence,

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ils’assureàsontourqu’ellenemanquaitderien.Unsoir,alorsquenousnous retrouvions tous lesdeuxparhasard

chezelle,ellenousfituneremarquepourlemoinssurprenante.— Au lieu demettre des enfants aumonde et de s’évertuer à les

élever,onferaitmieuxdelesadopteràl’âgeadulte,aumoinsonsauraitàquionaaffaire.Vousdeux,jevousauraistoutdesuitechoisis.

Lucme regarda, stupéfait, et Alice, folle de joie devant son effet,enchaîna.

— Ne soyons pas hypocrites, tu m’as bien dit que tes parents tetapaient sur les nerfs, alors pourquoi les parents n’auraient-ils pas ledroitderessentirlamêmechoseàl’égarddeleurprogéniture?

Et,commeLucdemeuraitsansvoix,jel’entraînaidanslacuisineetluiexpliquaienapartéqu’Aliceavaituneformed’humourparticulière.Ilnefallaitpasluienvouloir,elleseconsumaitdechagrin.Elleavaitbeautoutessayerpourresterdignedevanttantdepeine,etmêmetenterdeleshaïr,rienn’yfaisait,l’amourqu’elleportaitàsesenfantsétaitleplusfort.Ellesouffraitlemartyred’avoirétéabandonnée.

Cen’estpasAlicequim’avaitconfiécesecret,maisunmatin,alorsquejeluirendaisvisite,lesoleilétaitentrédanssonsalonetnosombress’étaientcôtoyéesd’unpeutropprès.

***

Aux premiers jours de mars, le personnel des Urgences fut

convoqué en assemblée générale.On avait découvert que les dalles desfauxplafondscontenaientdel’amiante.Deséquipesspécialiséesdevaientvenir les remplacer, les travaux dureraient trois jours et trois nuits.Pendant ce temps, un autre centre hospitalier prendrait la relève. Lepersonnelétaitauchômagetechniquetoutleweek-end.

J’appelaiaussitôtmamèrepourluifairepartdelabonnenouvelle,j’allais pouvoir lui rendre visite, j’arriverais le vendredi.Mamère restasilencieuseuninstantetm’annonçaqu’elleétaitdésolée,elleavaitpromisà une amie de l’accompagner dans le Sud. L’hiver avait étéparticulièrement rigoureux et quelques jours de soleil ne pouvaient pasleurfairedemal.Levoyageétaitorganisédepuisdessemaines,lesarrhesdéjà versées à l’hôtel et les billets d’avion non remboursables. Elle nevoyaitpascommentannuler.Elleavaittellementenviedemevoir,c’étaitvraiment idiot, elle espérait que je comprendrais et ne lui en voudrais

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pas. Sa voix était si pâle que je la rassurai aussitôt, non seulement jecomprenaismaisjemeréjouissaisqu’ellesortedechezellepourfaireunpetit voyage. Le printemps arriverait avec la fin dumois et, lorsqu’elleviendrait,nousrattraperionsletempsperdu.

Ce soir-là, Sophie était de garde, moi pas. Luc était en pleines

révisions et il avait besoin d’un coup demain. Après avoir dévoré uneassiette de pâtes, nous nous installâmes à mon bureau, je jouai auprofesseur,ilendossalerôledel’élève.Àminuit,ilenvoyasonmanueldebiologievaldingueràl’autreboutdelapièce.J’avaisconnu,àl’approchedes examens de première année, une tension similaire, l’envie de toutplaquer, de fuir le risque d’échouer. J’allai récupérer le livre et repriscomme si rien ne s’était passé. Mais Luc était ailleurs et son désarroim’inquiétaitunpeu.

—Si je ne quitte pas cet endroit pendant aumoins deux jours, jevais imploser, dit-il. Je donnerai ce qui restera de mon corps à lamédecine. Le premier incubateur humain à avoir pété de l’intérieur, çadevrait les intéresser.Jemevoisdéjàallongésur la tablededissection,entouré de jeunes étudiantes. Aumoins, des fillesm’auront tripoté lesroubignolesjusteavantquejefinissesixpiedssousterre.

De cette tirade, je conclus quemon ami avait vraiment besoin deprendrel’air.Jeréfléchisàlasituationetluiproposaid’allerpoursuivresesrévisionsàlacampagne.

—J’aimepaslesvaches,merépondit-il,lugubre.Un silence s’installa, je ne quittais pas Luc des yeux tandis qu’il

continuaitderegarderdanslevague.— Lamer, dit-il. Je veux voir lamer, l’horizon jusqu’à l’infini, le

grandlarge,lesembruns,entendrelesmouettes...—Jecroisquej’aicomprisletableau,luidis-je.Les premières côtes se trouvaient à trois cents kilomètres, le seul

trainquis’yrendaitétaitunomnibus,levoyageprendraitsixheures.— Louons une voiture, tant pis, mon salaire de brancardier y

passera,c’estmoiquirégale,maisjet’ensupplie,emmène-moiàlamer.AumomentoùLucachevaitsasupplique,Sophiepoussalaporteet

entradanslestudio.—C’étaitouvert,dit-elle,jenevousdérangepas?—Jecroyaisquetuétaisdegarde?—Moiaussijelecroyais,jemesuistapéquatreheurespourrien.Je

mesuistrompéedejour,etilm’afallutoutcetemps-làpourmerendre

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comptequ’onétaitdeuxdans leservice.Quandjepenseque j’auraispupasserunevraiesoiréeavectoi.

—Eneffet,fis-je.Sophie me regarda longuement, sa moue présageait du pire.

J’ouvrais grand les yeux, une façon silencieuse de lui demander ce quin’allaitpas.

—Tuparsàlamerceweek-end,sij’aibiencompris?Oh,nefaispascette tête, je n’écoute pas aux portes, Luc beuglait tellement qu’onl’entendaitdepuisl’escalier.

— Je ne sais pas, répliquai-je. Puisque tu as profité de notreconversation,tuaurasremarquéquejen’aiencorerienrépondu.

Luc suivait l’échangedu regard, telun spectateurdans lesgradinsd’uncourtdetennis.

—Tufaiscequetuveux,sivousavezenviedepasser leweek-endensemble,jetrouveraibienàm’occuper,nevousinquiétezpaspourmoi.

Lucavaitdûdeviner ledilemmeauquel j’étaisconfronté.Ilse levad’unbond,sejetaauxpiedsdeSophieet,s’accrochantàseschevilles,semitàlasupplier.Jemesouvenaisdel’avoirvufaireunnumérosimilairepouréchapperunjouràunecolledeMmeSchaeffer.

—Jet’ensupplie,Sophie,viensavecnous,nefaispastabêcheuse,neleculpabilisepas,jesaisquetuauraisvoulupassercesdeuxjoursaveclui, mais il était sur le point de me sauver la vie. À quoi sert de fairemédecine si tu refuses de porter assistance à une personne en danger,surtout quand la personne en question, c’est moi ? Je vais mourirasphyxiésousleslivressivousnemesortezpasd’ici.Viensavecnous,aiepitié, j’irai m’installer sur la plage et vous ne me verrez pas, je seraiinvisible.Jeteprometsdemeteniràdistance,jenediraipasunmot,tufinirasparenoublierque je suis là.Deux joursà lamer, rienquevousdeux et l’ombre de moi, dis oui, je t’en prie, je paie la location de lavoiture, l’essence et l’hôtel. Tu te souviensdes croissants que jen’avaisfaitsquepourtoi?Jeneteconnaissaispas,etjesavaisdéjàqu’onallaitbiens’entendre.Situdisoui,jeteferaideschouquettescommejamaistun’enasmangé.

Sophiebaissalesyeux,etdemandad’unevoixtrèssérieuse.—C’estquoi,d’abord,deschouquettes?—Raisondepluspourvenir,repritLuc,tunepeuxpaspasseràcôté

demeschouquettes!Etsiturefuses,cecrétinneviendrapasnonplus,etsijenevaispasprendrel’air,jenepourraipasreprendremesrévisions,jerateraimesexamens,brefmacarrièredemédecinestentretesmains.

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—Arrêtedefairel’imbécile,dittendrementSophieenl’aidantàserelever.

Ellehochalatêteetconclutqu’iln’yenavaitpasunpourracheterl’autre.

— Deux gamins ! dit-elle. Va pour la mer, et je veux meschouquettesdèsnotreretour.

Nousavons laisséLucàsesrévisions, ilpasseraitnouschercher levendredimatin.

Alorsquenousmarchionsverschezelle,Sophiemepritparlamain.— Tu aurais vraiment renoncé à ce week-end si j’avais refusé de

venir?medemanda-t-elle.—Tuauraisrefusé?luirépondis-je.En entrant dans son studio, elle me confia que Luc était quand

mêmeuntypeuniqueensongenre.

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Chapitre9

Lucavaitsansnuldouteréussiàdénicher lavoiturede locationla

moins chère de la ville. Un vieux break aux ailes toutes de couleursdifférentes. La calandre manquante, les deux phares séparés par unradiateurrouilléévoquaientunepaired’yeuxaustrabismeprononcé.

— Bon, elle louche un peu, dit Luc alors que Sophie hésitait àmonterdanscetasdeferraille,maislemoteurronronneetlesplaquettesde freins sont neuves. Même si l’embrayage craque un peu, elle nousmèneraàbonport,etpuisvousverrez,elleestspacieuse.

Sophiepréféras’installeràl’arrière.—Je vous laisse devant, dit-elle en refermant sa portière dans un

affreuxgrincement.Luc fit tourner la clé de contact et se retourna vers nous, ravi. Il

avaitraison,lemoteurronronnaitgentiment.Lesamortisseursétaientd’origineet lemoindreviragenousfaisait

tanguer dans un balancement digne d’un manège. Après cinquantekilomètres, Sophie supplia pour que l’on s’arrête à la première station-service.Ellemedélogeasansménagement,ellepréféraitencoretentersachanceàlaplacedumortqued’avoiràsupporterlemaldecoeurqu’elleressentait sur la banquette arrière, glissant d’une fenêtre à l’autre àchaquecoupdevolant.

Nousenprofitâmespourfairelepleind’essenceetavalerchacununsandwichavantdereprendrelaroute.

Quantauresteduvoyage,jenem’ensouviensplus.Allongéàmonaise et bercé par la route, je sombrai dans un profond sommeil. Ilm’arrivait parfois d’entrouvrir les yeux, Sophie et Luc étaient en pleineconversation, leurs voix contribuaient à me bercer encore et je merendormais.

Cinqheuresaprèsnotredépart,Lucmesecoua,nousétionsarrivés.Il gara la voiture devant la façade d’un vieil hôtel aussi décrépi

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qu’elle.Àcroirequecetteépaveavaitretrouvélechemindesamaison.—Jevousl’accorde,cen’estpasunquatreétoiles,mais jemesuis

engagéàpayerlanoteetc’esttoutcequejepeuxvousoffrir,ditLucensortantnossacsducoffre.

Nous le suivîmes jusqu’à la réception sans commentaire. Lapropriétairede l’établissementbalnéaireavaitdûenprendre lagérancel’annéedesesvingtans,elleenavaitcinquantedepluset sonallureseconfondaitparfaitementavecladécorationdulieu.J’auraisimaginéque,hors saison, nous serions les seuls clients, mais une quinzaine depersonnesâgées sepenchèrentà labalustrade, curieusesdevoir la têtedesnouveauxvisiteurs.

—Cesontdesréguliers,ditlapatronneenhaussantlesépaules.Lamaison de retraite du coin a perdu sa licence, j’ai bien été obligée derécupérertoutcejolipetitmonde,onn’allaitpasleslaisseràlarue.Vousavezdelachance,undesmeslocatairesestmortlasemainedernière,sachambreestlibre,jevaisvousyconduire.

—Là, je dois dire quenous avons vraiment de la chance ! soufflaSophieenempruntantl’escalier.

Lapatronnedemandaàsespensionnairesdebienvouloirnousfaireunpeudeplacedanslecouloirafindenouslaisserpasser.

Sophie distribua sourire sur sourire à chacun d’eux. Si l’hôpitalvenait à nousmanquer, balança-t-elle à Luc, aumoinsnousne serionspastropdépaysés.

—Commentcrois-tuquej’aieuletuyau?rétorqua-t-il.Unecopinede première année m’a filé l’adresse, pendant les vacances elle vientdonneruncoupdemainpoursefaireunpeud’argent.

Laportedelachambre11s’ouvritsurunepièceàdeuxlits.SophieetmoinousretournâmesversLuc.

—Jevousprometsdemefairediscret,s’excusa-t-il.Leshôtelssontfaitspourdormir,non?Etpuissivousvoulezavoirlapaix,j’iraicoucheràl’arrièredubreak,voilàtout.

Sophieposasamainsur l’épauledeLucet luiditquenousétionsvenusicipourvoirlameretquec’étaittoutcequicomptait.Rassuré,Lucnousproposadechoisirlelitquenouspréférions.

—Aucun,marmonnai-jeenluidonnantuncoupdecoude.Sophieoptapourceluiquisetrouvaitlepluséloignédelafenêtreet

leplusprochedelasalled’eau.Nossacsposés,ellesuggéradenepasnousattarderpluslongtemps.

Elleavaitfaimetenviedevoirlegrandlarge.Lucneselefitpasrépéter

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deuxfois.La plage se trouvait à six cents mètres à pied, nous expliqua la

patronne en nous griffonnant un plan sur une feuille de papier. Enchemin,noustrouverionsunebrasseriequiservaittoutelajournée.

— C’estmoi qui vous invite, proposa Sophie, déjà enivrée par lesembrunsquivenaientjusqu’ànous.

C’estalorsquenousnousengagionsdans la ruedumarchéque jeressentis une impression de déjà-vu, j’aurais juré être venu iciauparavant.Jehaussai lesépaules, toutes lespetitesstationsbalnéairesseressemblent,monimaginationdevaitencoremejouerdestours.

Luc et Sophie étaient affamés, le menu du jour ne les avait pasrassasiésetSophiecommandaunetournéedecrèmescaramel.

Lorsquenoussortîmesdelabrasserie,lanuitétaittombée.Lamern’était pas bien loin,même si nous ne pourrions pas voir grand-chosedansl’obscurité,nousdécidâmesd’allerfaireuntoursurlaplage.

Ladigueétaitàpeineéclairée,troisvieuxréverbèresscintillaientàbonnedistancelesunsdesautres,puislerestedelajetéeplongeaitdanslenoir.

—Voussentezça?s’exclamaLucenécartantlesbras.Voussentezceparfumd’iode ? Je viens enfindemedébarrasserde lapuanteurdudésinfectant de l’hôpital qui ne m’a pas quitté depuis que je travaillecommebrancardier.Jesuisalléjusqu’àmefrotterl’intérieurdesnarinesavec une brosse à dents pour m’en débarrasser, rien n’y fait, mais là,quellemerveille!Etcebruit,vousentendezlebruitdesvagues?

Lucn’attenditpasnotreréponse,ilôtachaussuresetchaussettesetse mit à courir sur le sable, fonçant vers la ligne d’écume. Sophie leregarda s’éloigner, elle me fit un petit clin d’oeil, se déchaussa et filarejoindreLucquipourchassaitlamaréedescendanteencriantàtue-tête.J’avançai àmon tour, la lune était presquepleine et je vis s’étirermonombre devant moi. Au détour d’une flaque, j’aurais juré voir, dans lesrefletsd’eausalée,lasilhouetted’unepetitefillequimeregardait.

Je retrouvai Luc et Sophie, aussi essoufflés l’un que l’autre. Nousavions les pieds glacés, Sophie commençait à grelotter. Je la pris dansmes bras pour lui frotter le dos, il était temps de rentrer. Nousretraversâmeslastation,noschaussuresàlamain.Touslesoccupantsdel’hôteldormaientdéjà,nousgrimpâmesl’escalieràpasdeloup.

Une fois douchée, Sophie se glissa dans les draps et s’endormitaussitôt. Luc la regarda dans son sommeil, il me fit un petit signe etéteignitlalumière.

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***

Au matin, l’idée de prendre notre petit déjeuner dans la salle à

mangernenousenchantaitguère.L’ambiancen’yétaitpasd’unegaietéfolleetlesbruitsdemasticationétaientpeuragoûtants.

—C’estinclusdansleprix,insistaLuc.Mais,devant laminedéconfitedeSophiequi rechignait à tartiner

ses biscottes, Luc repoussa sa chaise, nous ordonna de l’attendre etdisparut dans la cuisine. Quinze longues minutes plus tard, lespensionnaires attablés relevèrent la tête de leurs assiettes, le nez alertéparuneodeurinhabituelle.Plusunbruitnesefitentendre,touslespetitsvieuxavaientreposéleurscouvertsetchacunfixait laportedelasalleàmanger,l’oeilvif.

Luc arriva enfin, la tête enfarinée, portant un panier rempli degalettes. Il fit le tour des tables, en offrit deux à chacun, puis il nousrejoignit,enposatroisdansl’assiettedeSophie,ets’installa.

—Jemesuisdébrouilléaveccequej’aitrouvé,dit-ilens’asseyant.Ilfaudraquenouspensionsàallerachetertroispaquetsdefarine,etautantde beurre et de sucre, je crois que j’ai dévalisé les réserves de notretaulière.

Sesgalettesétaientsavoureuses,tièdesetfondantes.— Ça me manque, tu sais, dit Luc en faisant un tour d’horizon.

J’aimaisça,voirlespremiersclientsdumatinarriverdebonappétitàlaboulangerie. Regarde autour de nous comme ils semblent heureux, cen’estpasdelamédecineàproprementparler,maisçaal’airdeleuravoirfaitdubien.

Je relevai la tête, les pensionnaires se régalaient. Au silence dumatin, lorsque nous étions entrés, avaient succédé des conversationsanimées.

— Tu as desmains en or, dit Sophie la bouche pleine, après toutc’estpeut-êtreuneformedemédecine.

— Celui-là, dit Luc en désignant un vieillard qui se tenait droitcommeunpiquet,çapourraitêtreMarquèsdansquelquesannées.

Chacundenosvoisinsavaitaumoinstroisfoisnosâges.Aumilieudecesvisagesbadins–onentendaitmêmepar-cipar-là fuserquelqueséclatsderire–j’eusl’étrangeimpressiond’êtrederetourdanslacantined’uneécoleoùmescopainsdeclasseauraientprisunlégercoupdevieux.

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— On va voir à quoi ressemble la mer au grand jour ? proposaSophie.

Le tempsde remonterdansnotre chambre,d’enfilerunpull etunmanteau,nousquittionslapension.

Enarrivant sur laplage, je comprisenfinceque j’avais ressenti laveille.Cettepetitestationbalnéairenem’étaitpasinconnue.Auboutdela jetée, la lanterned’unphareémergeade labrumedumatin,unpetitphareabandonné,fidèleausouvenirquej’enavaisgardé.

—Tuviens?medemandaLuc.—Pardon?—Ilyauntroquetouvertauboutdelaplage.Sophieetmoirêvons

d’unvraicafé;celuidel’hôtel,c’étaitdelalavasse.— Allez-y, je vous rejoindrai, j’ai besoin d’aller vérifier quelque

chose.—Tuasbesoind’allervérifierquelquechosesurlaplage?Situes

inquietquelamersoitpartie,jeteprometsqu’ellereviendracesoir.— Tu peux me rendre ce petit service sans me prendre pour un

imbécile?—Etdemauvaispoilenplus!Votreserviteuraccompagneradonc

Madame, pendant que Monsieur ira compter les coquillages. Dois-jetransmettreunmessage?

N’écoutantpluslesâneriesdeLuc,jerejoignisSophie,m’excusaideluifaussercompagnieetpromisdelesretrouvertrèsvite.

—Oùvas-tu?— Un souvenir qui m’est revenu, je vous rejoins dans un quart

d’heuretoutauplus.—Quelgenredesouvenir?—Jecroisêtredéjàvenuici,avecmamère,pourquelquesjoursqui

ontbeaucoupcomptédansmavie.—Ettut’enrendscompteseulementmaintenant?—C’étaitilyaquatorzeansetjenesuisjamaisrevenudepuis.Sophie tourna les talons.Tandisqu’elle s’éloignaitaubrasdeLuc,

j’avançaiversladigue.Lepanneaurouillépendait toujoursauboutdesachaîne.D’Accès

interdit, on ne pouvait plus lire que les c et les i. Je l’ai enjambé, j’aipoussé la porte en fer dont la serrure rongée par le sel avait disparudepuis longtemps et j’ai monté l’escalier jusqu’au balcon de veille. Lesmarchessemblaientavoirrapetissé,jelescroyaisplushautes.J’aigrimpé

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àl’échellemenantàlacoupole,lesvitresétaientintactesmaisnoiresdecrasse. Je les ai essuyées avecmes poings et j’ai posémes yeux sur lesdeuxcerclesquej’avaisfaitapparaître,deuxcerclescommedesjumellespointéesversmonpassé.

Mon pied buta sur quelque chose. Au sol, sous un manteau depoussière, je découvris une caisse en bois. Jeme suis agenouillé et l’aiouverte.

Àl’intérieurgisaituntrèsvieuxcerf-volant.L’armatureétaitintactemaislavoiluredel’aigleentrèsmauvaisétat.J’aiprisl’oiseaudansmesbrasetluiaicaressélesailesavecmilleprécautions,ilsemblaitsifragile.Puisj’airegardéaufonddelacaisse,etj’enaieulesoufflecoupé.Unlongfiletdesableformaitencorelatraced’undemi-coeur.Àcôté,setrouvaitunefeuilledepapierrouléeencône.Jel’aidépliéeetj’ailu:

Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu ta promesse, tu n’esjamaisrevenu.Lecerf-volantestmort, je l’aienterré ici,qui sait siunjourtuletrouveras.

LemotétaitsignéCléa.Quarante mètres. Le dévidoir avait été enroulé avec une parfaite

minutie.Jeredescendisverslaplage,étendismonaiglesurlesableetenassemblai les bâtonnets de bois. Je vérifiai le noeud qui retenaitl’ensemble, déroulai cinqmètres de ligne et memis à courir contre levent.

Lesailesdel’aiglesegonflèrent,ilpartitsurlagauche,viraàdroiteetsedressadansleciel.J’essayaisdeluifairefairedes«S»etdes«8»parfaitsmaissavoiluretrouéerépondaitmalàmescommandes.Jelâchaiunpeudemouetils’élevad’autant.Sonombrezigzaguaitsurlesableet,dans sa danse, elle m’enivrait. J’ai entendu ce rire incontrôlable megagner, un rire qui remontait duplusprofonddemon enfance, un riresanspareil,autimbredevioloncelle.

Qu’étaitdevenuemaconfidented’unété, lapetitefilleàquij’avaisavoué sans peur tous mes secrets, puisqu’elle ne pouvait pas lesentendre?

J’ai fermé les yeux, nous courions à perdre haleine, entraînés parnotre aigle qui nous ouvrait la marche. Tu le faisais voler mieux quepersonne et, souvent, des promeneurs s’arrêtaient pour admirer tadextérité.Combiendefoist’ai-jepriseparlamainàcetendroitmême?Qu’es-tudevenue?Oùvis-tudésormais?Surquelleplagevas-tupassertesétés?

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—Àquoitujoues?Jen’avaispasentenduarriverLuc.— Il joue au cerf-volant, répondit Sophie. Je peux essayer ?

demanda-t-elleenapprochantsamaindelapoignée.Elle me la confisqua sans me laisser le temps de réagir. Le cerf-

volantfitunepirouetteetpiquaverslaplage.Enheurtantlesable, ilsebrisa.

—Ah!désolée,s’excusaSophie,jenesuispastrèsdouée.Jemeprécipitaivers l’endroitoùmoncerf-volantétait tombé.Ses

deux suspentes étaient cassées, les ailes brisées, repliées sur le torse. Ilavaitpiètreallure.Jem’agenouillaietleprisentremesmains.

—Nefaispascettetête-là,ondiraitquetuvastemettreàpleurer,meditSophie.Cen’estqu’unvieuxcerf-volant, si tuveuxonpeutallert’enacheteruntoutneuf.

Jen’ai rien répondu.Peut-êtreparceque lui raconter l’histoiredeCléa aurait été la trahir. C’est sacré, un amour d’enfance, rien ne peutvousl’enlever.Çarestelà,ancréaufonddevous.Qu’unsouvenirlelibèreetilremonteàlasurface,mêmeaveclesailesbrisées.J’airepliélavoilureetrembobinélefil.Puisj’aidemandéàLucetàSophiedem’attendreetjesuis allé le replacer dans son phare. Une fois dans la tourelle, je l’aidéposédanssacaisseetjeluiaidemandépardon;jesais,c’estidiotdeparler à un vieux cerf-volant, mais c’est comme ça. J’ai refermé lecouvercledelaboîteet jemesuisbêtementmisàpleurer,sanspouvoirm’enempêcher.

J’airejointSophie,incapabledeluiparler.—Tuaslesyeuxtoutrouges,a-t-ellemurmuréenmeprenantdans

sesbras.C’étaitunaccident,jenevoulaispasl’abîmer...— Je sais, répliquai-je. C’est un souvenir, il dormait là-haut

paisiblement,jen’auraispasdûleréveiller.— J’ignore de quoi tu me parles, mais cela semble te causer

tellementdepeine.Situvoulaisteconfier,nouspourrionsallermarcherunpeuplusloin,ceseraitbiendepasserunmomentensemble,rienquetoietmoi.Depuisquenoussommessurcetteplage, j’ai l’impressiondet’avoirperdu,tuesailleurs.

J’aiembrasséSophieetmesuisexcusé.Nousavonsmarchélelongdelamer,seuls,côteàcôte,jusqu’àcequeLucnousrejoigne.

Nousl’avonsvuarriverdeloin,ilcriaitdetoutessesforcespourquenousl’attendions.

Lucestmonmeilleurami;cematin-là,j’enaieulapreuve,unefois

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deplus.—Tutesouviensde la foisoùtut’étaiscassé la figureàvélo?me

dit-il en s’approchant, mains dans le dos. Bon, je vais te rafraîchir lamémoire, ingrat que tu es. Tamère t’avait acheté une bicyclette jaune.J’avaisprismonvieuxvéloetnousnousétionsattaquésàlacôtederrièrelecimetière.Quandnoussommespassésdevantlesgrilles,jen’aijamaissu si tu voulais vérifier qu’un fantôme ne nous suivait pas mais tu astourné la tête et tu t’espayéunnid-de-poule.Tu as fait unmagnifiquesoleilettut’esétalédetouttonlong.

—Oùveux-tuenvenir?—Tais-toi et tu verras. Ta roue avant était voilée et ça temettait

dans un état encore pire que celui de tes genoux sanguinolents. Tun’arrêtaispasde répéterque tamèreallait te tuer.Tonvélon’avaitpastrois jours et si tu le rapportais comme ça chez toi, elle ne te lepardonneraitpas.Elleavaitdûfairedesheuressupplémentairespourtelepayer,c’étaitunecatastrophe.

Lesouvenirdecetaprès-midimerevintenmémoire.Lucavaitsortiunecléde lapetitetrousseàoutilsaccrochéeàsaselleetavaitéchangénosroues.Celledesonvélos’ajustaitàmabicyclette.Quand ilavaiteufinidelaremonter,ilmeditquemamèren’yverraitquedufeu.Lucavaitfaitréparermaroueparsonpèreetlesurlendemainnousavionsprocédéàl’échange.Mamèren’yavaitvuquedufeu.

—Enfin, ça te revient ! Bon,mais je te préviens, c’est la dernièrefois,fautquetutedécidesàgrandirquandmême.

Luc fit apparaître ce qu’il tenait caché derrière son dos depuis unmoment,ilmetendituncerf-volanttoutneuf.

—C’est tout ce que j’ai trouvé au bazar de la plage, et tu as de lachance,letypem’aditquec’étaitsondernier, ilsontarrêtéd’envendredepuis longtemps.C’estunechouette,pasunaigle,maisnefaispastondifficile, c’est aussi un genre d’oiseau et en plus, ça vole de nuit. Tu escontentmaintenant?

Sophiel’aassemblésurlesable,ellem’atendulaficelleetm’afaitsignedelefairedécoller.Jemesentaisunpeuridicule,maisquandLucacroisélesbrasentapantdupied,j’aicomprisquej’étaismisàl’épreuve,alorsjemesuisélancéetlecerf-volants’estélevédansleciel.

Celui-là volait parfaitement. Le maniement du cerf-volant, c’estcommelevélo,çanes’oubliepas,mêmesionn’apaspratiquédepuisdesannées.

Chaque foisque lachouette faisaitdes«S»etdes«8»parfaits,

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Sophieapplaudissaitetchaquefois,j’avaisl’impressiondeluimentirunpeu.

Luc avait sifflé entre ses dents, ilme fit signe de regarder vers la

jetée.Nosquinzepensionnairesavaientprisplacesurlemuretenpierreetadmiraientlespirouettesaériennesdelachouette.

Nous sommes rentrés à l’hôtel avec eux, l’heure du retourapprochait.JeprofitaidecequeLucetSophieétaientmontésfaireleurssacspourréglerlanoteetlepetitsupplémentpourleravitaillementdelacuisinedévaliséelematinmême.

Lapatronneencaissasondûsansbroncheretmedemandaàvoixbassesijepouvaisluiobtenirlarecettedesgalettes.Ellel’avaitréclaméeàLuc,sanssuccès.Jepromisd’essayerdeluiarrachersonsecretetdelaluiposter.

Levieuxmonsieurquisetenaitdroitcommeunpiquetdanslasalleà manger pendant notre petit déjeuner, celui en qui Luc avait vul’incarnationdeMarquèsquandilauraitatteintcetâge,vintversmoi.

—Tut’esbiendébrouillésurlaplage,mongarçon,medit-il.Jeleremerciaidesoncompliment.—Jesaisdequoijeparle,descerfs-volants,j’enaivendutoutema

vie.Dansletemps,jetenaislebazardelaplage.Qu’est-cequetuasàmeregardercommeça,ondiraitquetuasvuunfantôme?

—Sijevousdisaisqu’ilyalongtempsvousm’enavezoffertun,vouslecroiriez?

— Je crois que ta demoiselle a besoin d’aide, me dit le vieuxmonsieurenmedésignantl’escalier.

Sophiedescendaitlesmarches,portantsonsacetlemien.Jelesluiôtai des mains et allai les déposer dans le coffre de la voiture. Lucs’installaauvolant,Sophieàsescôtés.

—Onyva?medit-elle.—Attendez-moiuneminute,jerevienstoutdesuite.Jeme précipitai vers l’hôtel, le vieuxmonsieur avait regagné son

fauteuildanslesalonetregardaitlatélévision.—Lapetitefillemuette,vousvoussouvenezd’elle?Leklaxondelavoituresefitentendreàtroisreprises.—J’ail’impressionquetesamissontpressés.Reveneznousvoirun

jour,nousseronstousheureuxdevousaccueillir,surtouttoncopain,sesgalettescematinétaientexceptionnelles.

Lebruitduklaxonsefitcontinuet jem’enallaiàcontrecoeur,me

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faisantlapromesse,pourladeuxièmefois,derevenirunjourdanscettepetitestationbalnéaire.

***

Sophie fredonnait des mélodies sur lesquelles Luc plaquait des

paroles en chantant à tue-tête. Vingt fois ilme reprocha de ne pasmejoindre à eux, vingt fois Sophie lui dit de me laisser tranquille. Aprèsquatreheuresde route,Lucs’inquiétadubrusqueplongeonde la jauged’essence,l’aiguilleavaitpiquéd’uncoupsurlagauche.

—Dedeuxchosesl’une,annonça-t-ild’untongrave,soitletémoinduréservoirestmort,soitnousallonsbientôtdevoirpousser.

Vingtkilomètresplustard,lemoteurtoussotaavantdes’étoufferàquelques mètres de la pompe à essence. En sortant de la voiture, Luctapotasurlecapotetfélicitalebreakdesaprouesse.

Je remplissais le réservoir, Luc était allé acheter de l’eau et desbiscuits,Sophies’approchaetmepritparlataille.

—Tuesplutôtsexyenpompiste,medit-elle.Elle m’embrassa dans la nuque avant de rejoindre Luc dans la

boutique.—Tuveuxuncafé?medemanda-t-elleenseretournant.Et, avant que j’aie eu le temps de lui répondre, elle me sourit et

ajouta:—Quandtuvoudrasmedirecequinevapas,jeserailà,toutprès

detoi,mêmesitunet’enrendspluscompte.Nous rencontrâmes la pluie peu de temps après être repartis. Les

essuie-glacespeinaientàlachasseretleurchuintementsurlepare-briseavait quelque chosede lancinant.Nous arrivâmes en ville bienaprès lanuittombée.SophiedormaitprofondémentetLuchésitaitàlaréveiller.

—Qu’est-cequ’onfait?chuchota-t-il.—Jenesaispas;onsegareetonattendqu’elleseréveille.— Ramenez-moi chez moi, au lieu de dire des bêtises, murmura

Sophielesyeuxfermés.MaisLucnel’entendaitpasainsi, ilpritlechemindenotrestudio.

Pasquestion,décréta-t-il,decéderàlasinistrosedesdimanchessoir,etpartempsdepluieil fallaitredoublerdevigilance.Nousallionstouslestroisnousattaquerune foispour toutesà lamorositédes finsdeweek-end. Il nous promettait de préparer des pâtes commenousn’en avions

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jamaismangé.Sophieseredressaetsefrottalevisage.—Vapourlespâtesetaprès,vousmeraccompagnez.Nousavonsdînéassisentailleursurletapis.Lucs’estendormisur

monlitetSophieetmoiavonsfinilanuitchezelle.Lorsquejemesuisréveillé,elleétaitdéjàpartie.J’aitrouvéunpetit

mot dans la cuisine, posé contre un verre à côté d’un couvert de petitdéjeuner.

Mercidem’avoiremmenéevoirlamer,mercipourcesdeuxjours

improvisés.Jevoudraissavoirtementir,tedirequejesuisheureuseetquetumecroies,maisjen’yarrivepas.Cequimefaitleplusmalc’estdetevoirsiseulquandtuesavecmoi.Jenet’enveuxpas,maisjen’airien fait pour mériter de rester derrière la porte. Je te trouvais plusséduisantquandnousétionsamis.Jeneveuxpasperdremonmeilleurami, j’ai trop besoin de sa tendresse, de sa sincérité. Il faut que je teretrouvetelquetuétais.

Plus tard, à la cafétéria, tu me raconteras tes journées, je teraconterai lesmiennesetnotrecomplicitérenaîtra, làoùnous l’avionsabandonnée.Unpeuplustard...nousyarriverons,tuverras.

Enpartant,laisselaclésurlatable.Jet’embrasse,Sophie.J’ai replié lemot et l’aimis dansmapoche. J’ai récupéré dans sa

commode les quelques affaires qui m’appartenaient, sauf l’une de meschemisessurlaquelleelleavaitépingléunepetitenote:«Pascelle-là,elleestàmoi,maintenant.»

J’ai laissélaclédesonstudiooùellemel’avaitdemandéet jesuisparti,persuadéd’êtreledernierdesimbécilesoupeut-êtrelepremier.

***

Lesoir,j’aitentédejoindremamèreautéléphone,j’avaisbesoinde

luiparler,demeconfieràelle,d’entendresavoix.Letéléphoneasonnédans le vide. Ellem’avait pourtant dit qu’elle partait en voyage. J’avaisoubliéladatedesonretour.

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Chapitre10

Trois semaines s’étaient écoulées. Lorsque nous nous croisions à

l’hôpital, Sophie et moi ressentions une certaine gêne, même si nousfaisions comme si de rien n’était. Un fou rire idiot fit renaître notreamitié. Nous nous trouvions dans le jardin de l’hôpital, profitant tousdeuxd’unmomentderépit,Sophiemeracontaitunemésaventurearrivéeà Luc.Deux blessés avaient été amenés enmême temps auxUrgences.Lucfaisaitlacourseavecsonbrancardpourconduirelesienenpremieraubloc opératoire.Audétour d’un couloir, il avait dû faire un brusqueécartpouréviterl’infirmièreenchef,etlepatientavaitglissédelacivière.Luc s’était jetéà terrepouramortir sa chute,opération réussie,mais lebrancard lui avait roulé sur la figure. Il avait hérité de trois points desutureaufront.

—Tonmeilleuramiaététrèscourageux.Bienplusquetoilejouroùtu t’es ouvert le doigt avec un scalpel en salle de dissection, avait-elleajouté.

J’avaisoubliécetépisodedenotrepremièreannéed’études.JecomprisenfincommentLucs’étaitfaitcetteblessurequej’avais

constatéelaveille.Ilavaitvoulumefairecroireàunehistoiredeportesbattantesprisesenpleinefigure.Sophiemefitjurerdenepasluirévélerqu’elle avait vendu lamèche. Après tout, puisque c’était elle qui l’avaitrecousu,ilétaitdefaitsonpatientetelleétaittenueausecretmédical.

Jepromisdenepas la trahir.Sophiese leva,elledevaitreprendreson service, je la rappelai pour lui faire àmon tour une confidence ausujetdeLuc.

—Tuneluiespasinsensible,tusais?—Jesais,medit-elleens’éloignant.Lesoleildiffusaitunedoucechaleur,letempsdemaposen’étaitpas

encoretotalementpassé,jedécidaidem’attarderunpeu.Lapetitefilleàlamarelleentradanslejardin.Derrièrelesvitresdu

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couloir,sesparentss’entretenaientaveclechefduserviced’hématologie.Lagamineavançaversmoi,àsafaçondefaireunpasenavant,unpasdetravers, je devinai qu’elle cherchait à attirer mon attention. Quelquechoseluibrûlaitleslèvres.

—Jesuisguérie,meconfia-t-ellefièrement.Combiendefoisavais-jevucettepetitefillejouerdanslejardinde

l’hôpitalsansjamaismesoucierdumaldontellesouffrait?—Jevaispouvoirrentrerchezmoi.— J’en suis très heureux pour toi, même si tu vas un peu me

manquer.J’avaisprisl’habitudedetevoirjouerdanscejardin.—Ettoi,tuvasbientôtpouvoirrentrercheztoiaussi?Justeaprèsm’avoirditcela, lapetite filleéclataderire,unrireau

timbredevioloncelle.Ilestdespetiteschosesquel’onlaissederrièresoi,desmomentsde

vieancrésdanslapoussièredutemps.Onpeuttenterdelesignorer,maiscespetitsriensmisboutàboutformentunechaînequivousraccrocheaupassé.

Lucavaitpréparéàdîner.Ilm’attendait,affalédanslefauteuil.En

arrivantdanslestudio,jemepenchaisursablessure.— Ça va, arrête de jouer au toubib, je sais que tu sais, dit-il en

repoussantmamain.Alorsvas-y,jetelaissecinqminutespourtemoquerdemoietaprèsonpasseàautrechose.

—Lavoiturequ’onaprisepourpartirenweek-end,tum’aideraisàlalouer?

—Tuvasoù?—Jevoudraisretournerauborddelamer.—Tuasfaim?—Oui.—Tantmieux,parcequesituveuxquejetefassequelquechoseà

manger,tuvasmedirepourquoituveuxretournerlà-bas.Situpréfèresjouerlesgrandsmystérieux,lastation-serviceestencoreouverte.Àcetteheure-ci,avecunpeudechance,tutrouverasunsandwich.

—Qu’est-cequetuveuxquejetedise?—Cequit’estarrivésurcetteplage,parcequemonmeilleuramime

manque. Tu as toujours été un peu ailleurs. J’en ai toujours pris monparti,mais là, je t’assure,c’estplussupportable.Tuavais la fille laplusformidable qui soit et tu as été tellement crétin que, depuis ce fameuxweek-end,elleaussiestailleurs.

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—Tutesouviensdecesvacancesoùmamèrem’avaitemmenéauborddelamer?

—Oui.—TutesouviensdeCléa?—Jemesouviensqu’à larentréetumedisaisquedésormais tute

moquais bien d’Élisabeth, que tu avais rencontré l’âme soeur, qu’elleserait un jour la femme de ta vie.Mais nous étions des gosses, tu t’ensouviensaussi?Tucroisqu’ellet’aattendudanscettestationbalnéaire?Reviens sur terre,mon vieux. Tu t’es conduit comme un imbécile avecSophie.

—Çadoitt’arranger,non?—Cettepiqueestsupposéevouloirdirequelquechose?—Jetedemandaisjusteuntuyaupourlouerunevoiture.—Tulatrouverasvendredisoirgaréedanslarue,jetelaisserailes

clés sur le bureau. Il y a un gratin dans le frigo, tu n’as plus qu’à leréchauffer.Bonnenuit,jevaisfaireuntour.

La porte du studio se referma. Jem’approchai de la fenêtre pourappelerLucetm’excuser.J’eusbeaucriersonnom,ilneseretournapasetdisparutaucoindelarue.

***

Jem’étais arrangé pour prendrema garde le vendredi afin d’être

libérédès lespremièresheuresdu samedi. Je rentrai chezmoi aupetitmatinettrouvailesclésdubreak,commeLucmel’avaitpromis.

Letempsdemeglissersous ladoucheetdemechanger, jepris larouteenfindematinée.Jenem’arrêtaiquepourrefaireleplein.Lajaugeavait bel et bien rendu l’âme et je devais faire des calculs deconsommation moyenne afin d’estimer le moment où il faudraitravitailler la voiture en essence. Au moins, cet exercice m’occupait.Depuis que j’étais parti, j’avais la désagréable sensation de sentir lesombresdeLucetdeSophiesurlabanquettearrière.

J’arrivai devant la pension de famille en début d’après-midi. Lagérantefutétonnéedemavisite.Elleétaitdésolée,lachambrequenousoccupions avait trouvé un nouveau locataire et elle n’en avait aucuneautre de libre. Je n’avais pas l’intention de passer la nuit ici. Je luiexpliquai être revenu le temps de m’entretenir avec l’un de sespensionnaires, un vieux monsieur qui se tenait très droit et à qui je

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voulaisposerunequestion.—Vousavezfaittoutecetteroutepourluiposerunequestion!Vous

savezquenousavonsletéléphone?M.Mortonestrestédebouttoutesaviederrièrelecomptoirdesonbazar,voilàpourquoiilsetienttoujourssidroit.Vousletrouverezdanslesalon, ilypasselaplupartdesesaprès-midi,ilnesortpresquejamais.

Je remerciai la gérante, m’approchai de M. Morton et m’assisdevantlui.

—Bonjour,jeunehomme,quepuis-jefairepourvous?—Vousnevoussouvenezpasdemoi?Jesuisvenu ilyaquelque

temps,encompagnied’unejeunefemmeetdemonmeilleurami.—Çanemeditrien,quandcela,dites-vous?—Ilya troissemaines,Lucvousavaitcuisinédesgalettespour le

petitdéjeuner,vousenaviezraffolé.— J’aime beaucoup les galettes, enfin, j’aime toutes les sucreries.

Vousêtesqui,déjà?—Souvenez-vous, je faisais voler un cerf-volant sur la plage, vous

m’avezditquejemedébrouillaisplutôtbien.—Des cerfs-volants, j’en vendais dans le temps, vous savez. C’est

moi qui tenais le bazar de la plage. Je vendais aussi des tas d’autresarticles,desbouées,descannesàpêche...yarienàpêcherpar icimaisj’en vendais quand même, des crèmes solaires aussi. J’en ai vu desbaigneursdansmavie,detoutessortes...Bonjour,jeunehomme,qu’est-cequejepeuxfairepourvous?

—Lorsquej’étaisenfant,jesuisvenupasserunedizainedejoursici.Une petite fille jouait avec moi, je sais qu’elle venait tous les étés, cen’étaitpasunepetitefillecommelesautres,elleétaitsourdeetmuette.

— Je vendais aussi des parasols et des cartes postales, on m’enchapardait beaucoup trop alors j’ai arrêté les cartes postales. Je m’enapercevaisparcequ’àlafindelasemainej’avaistoujoursdestimbresentrop.Cesontlesgossesquimelesvolaient...Bonjour,jeunehomme,quepuis-jefairepourvous?

Je désespérais d’arriver àmes fins, quand une dame d’un certainâges’approcha.

—Vousn’entirerezrienaujourd’hui,cen’estpasunbonjourpourlui.Hier il était plus lucide, ça va ça vient, il n’a plus toute sa tête. Lapetitefille,jesaisdequiils’agit,j’aitoutemamémoire,moi.C’estdelapetiteCléaquevousparlez, je laconnaissaisbien,maisvoussavez,ellen’étaitpassourde.

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Et,devantmonairahuri,ladamecontinua.—Jevousraconteraisbientoutçamaisj’aifaimetjen’arrivepasà

parlerl’estomacvide.Sivousm’emmeniezprendreunthéàlapâtisserie,nouspourrionsdiscuter.Voulez-vousquej’aillecherchermagabardine?

J’aidai lavieilledameàmettresonmanteauetnousmarchâmesàson pas jusqu’à la pâtisserie. Elle s’installa en terrasse etme demandaunecigarette.Jen’enavaispas.Ellecroisalesbrasetregardafixementlebureaudetabacsurletrottoird’enface.

—Desblondesferontl’affaire,medit-elle.Jerevinsavecunpaquetetdesallumettes.—Jeseraimédecinàlafindel’année,luidis-jeenlesluiremettant.

Simesprofesseursmevoyaientvousdonnerça,j’enprendraispourmongrade.

—Sivosprofesseursperdaient leur tempsàsurveillercequenousfaisonsdanscetrouperdu,jevousrecommanderaisvivementdechangerd’école,répondit-elleenfaisantcraqueruneallumette.Quantautemps,pour cequim’en reste, jemedemandebienpourquoion fait toutpournousemmerder.Interditdeboire, interditdefumer, interditdemangertropgrasoutropsucré,àforcedevouloirnousfairevivrepluslongtemps,c’est le goût de vivre qu’ils vont nous enlever, tous ces savants quipensentànotreplace.Qu’est-cequ’onétaitlibrequandj’avaisvotreâge,libredesetuerplusvitecertes,maisdevivreaussi.Alorsjevaisprofiterde votre charmante compagnie pour défier la médecine, et si vous n’yvoyez pas trop d’inconvénients je ne serais pas contre un bon baba aurhum.

Jecommandaiunbabaaurhum,unéclairaucaféetdeuxchocolatschauds.

— Ah la petite Cléa, tu parles si je m’en souviens. Je tenais lalibrairieàl’époque.Vousvoyez,lescommerçants,c’estcommeçaqueçafinit.On sert les gens pendant des années et le jour de la retraite pluspersonnenevientvousvoir.J’enaidonnédesbonjours,desmercis,desau revoir. Depuis deux ans que j’ai lâchémon comptoir, pas une seulevisite.Dansunbleddecettetaille...Vouscroyezqu’ilspensentquejesuispartiesurlalune?LapetiteCléa,elleétaitbiengentille.J’enaivuaussides gosses mal élevés ; remarquez, les enfants mal élevés ne le sontjamaisautantqueleursparents.Elle,j’auraispuluipardonnerdenepasdiremerci, aumoins elle avait une bonne excuse, eh bien figurez-vousqu’ellel’écrivait.Ellevenaitsouventàlalibrairie,elleregardaitleslivres,enchoisissaitunets’asseyaitdansuncoinpourlelire.Monmaril’aimait

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biencettepetite,illuimettaitdeslivresdecôté,rienquepourelle.Quandelle repartait, elle sortait un petit papier de sa poche où elle avaitgriffonnéun«Mercimadame,mercimonsieur».Incroyable,d’imaginerqu’elle n’était ni vraiment sourdenimuette.Ehoui, la petiteCléa étaitatteinte d’une forme d’autisme, c’est dans sa tête que ça bloquait. Elleentendaittout,seulementlesmotsnevoulaientpassortir,etsavez-vousce qui l’a libérée de sa prison ? La musique, figurez-vous. C’est unehistoirebelleettristeàlafois.

«Vousvousdemandezsi jen’aipasinventétoutçapourquevousm’offriezunpaquetdecigarettesetunbabaaurhum?Rassurez-vous,jen’ensuispas là, toutdumoinspasencore.Dansquelquesannéespeut-être,maissiceladevaitarriverj’aimeraismieuxqueDieum’aitôtélavieavant. Jeneveuxpasdevenir comme lemarchanddubazar.Oh lui, cen’estpassafaute,moiaussij’auraisperdulatêteàsaplace.Quandvousavez trimé toute votre vie pour élever vos enfants et qu’aucund’euxnevient jamais vous voir oune trouve le temps de vous appeler, il y a dequoivousrendrefou,dequoivouloireffacertouslessouvenirsdevotremémoire.Maisc’est lapetiteCléaquivouspréoccupe,pas lemarchanddubazar.Toutàl’heure,jevousparlaisdel’ingratitudedesclients,decesgens qu’on a servis toute une vie et qui font semblant de ne pas vousreconnaîtreaumarché,ehbien,jen’auraispasdûgénéraliser.Lejouroùonaportémonmarienterre,elleétaitlà.Parfaitement,commejevousledis,elleestvenuetouteseule.Jenel’avaispasreconnue,àmadéchargeelleabeaucoupgrandi,commevousd’ailleurs.Jesaisquivousêtesvousaussi, lepetitgarçonaucerf-volant!Je lesaisparcequechaqueannée,dèsque lapetiteCléaarrivaitdans la station, elle venaitmevoir etmetendait un papier pour me demander si le garçon au cerf-volant étaitrevenu.C’estbienvous,non?Lejourdel’enterrementdemonmari,ellesetenaitàl’arrièreducortège,toutefine,toutediscrète.Jemedemandaisquielleétait,alorsimaginezmasurprisequandelles’estpenchéeàmonoreille et m’a dit : « C’est moi, c’est Cléa, je suis désolée, madamePouchard, je l’aimaisbeaucoupvotremari, il a été si gentil avecmoi.»J’avaisdéjàleslarmesauxyeux,ehbiençalesafaitmonterd’uncran;tiens,rienquedevousenreparlerçam’émeutencore.

MmePouchards’essuyalesyeuxd’unreversdelamain,jeluitendisunmouchoir.

—Ellem’aprisedanssesbrasetpuiselleestrepartie.Troiscentskilomètresderouteàl’aller,troiscentsauretour,justepourvenirrendrehommage àmon époux. Elle est concertiste, votre Cléa. Ah, je raconte

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toutdansledésordre,jesuisdésolée.Attendez,laissez-moireprendrelàoùj’enétais.L’étéoùvousn’êtesplusrevenu,lapetiteCléaademandéàsesparentsquelquechosedeterrible,ellevoulaitsemettreauvioloncelle.Imaginezlatêtedesamère!Vousrendez-vouscompteduchagrinqueçaluiafait?Votreenfantsourdequiveutdevenirmusicienne,c’estcommesivousaviezmisaumondeuncul-de-jattequivoudraitêtrefunambule.Àla librairie, elle ne choisissait plus que des livres sur la musique, etchaque foisquesesparentsvenaient lachercher,ça leschamboulaitunpeuplus.C’estlepapadeCléaquiatrouvélecourage,iladitàsafemme:« Si c’est ce qu’elle veut, on trouvera unmoyen d’y arriver. » Ils l’ontinscritedansuneécolespécialisée,avecunprofesseurquifaitécouterlesvibrationsdelamusiqueauxenfantsenleurmettantdesécouteurssurlecou.Ah,jevousdemandebienoùs’arrêteraleprogrès.D’habitude,jesuisplutôtcontre,maislà,jedoisreconnaîtrequec’étaitutile.LeprofesseurdeCléaacommencéàluifaireapprendrelesnotessurlespartitions,etc’estlàquelemiracles’estproduit.Cléa,quin’avaitjamaisrépétéunmotcorrectement, a prononcé «Do, ré,mi, fa, sol, la, si, do » tout à faitnormalement.Lagammeluiestsortiedelabouchecommeuntraind’untunnel.Et jepeuxvousdirequecesontsesparentsquipourlecoupensontrestésmuets.Cléaapprenaitlamusique,ellesemettaitàchanteretlesparolessesontgrefféesauxnotes.C’estlevioloncellequil’asortiedesaprison,uneévasionauvioloncelle,c’estquandmêmepasdonnéàtoutlemonde!

MmePoucharda tournésacuillèredanssonchocolatchaud,elleatrempé ses lèvres dans sa tasse et l’a reposée. Nous nous sommes tusquelquesinstants,tousdeuxperdusdansnossouvenirs.

—ElleestentréeauConservatoirenational,c’estlàqu’elleétudie.Sivousvoulezlaretrouver,àvotreplacejecommenceraisparallervoirlà-bas.

J’aifaituneprovisiondesablésetdechocolatspourMmePouchard,nousavonstraversélaruepourluiacheterunecartouchedecigarettesetjel’airaccompagnéeàsapensiondefamille.Jeluiaipromisderevenirlavoirauxbeauxjoursetdel’emmenersepromenersurlaplage.Ellem’aconseilléd’êtreprudentsurlarouteetdemettremaceinture.Àmonâge,a-t-elleajouté,çavalaitquandmêmelapeinedefaireunpeuattentionàsoi.

Jesuisrepartiàlatombéedujouretj’airouléunebonnepartiedelanuit,jesuisarrivéjusteàtempspourrendrelavoitureetprendremon

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tourdegarde.

***

De retour en ville, j’ai troquéma blouse blanche contre l’habit de

détective.Leconservatoirenesesituaitpastoutprèsdel’hôpitalmaisjepouvaisyallerenmétro,iln’yavaitquedeuxchangementspourarriverplacedel’Opéra.Leconservatoiresetrouvaitjustederrière.Leproblème,c’étaitmeshoraires.Lesexamensdefindesemestreapprochaient:entrelesrévisionsetmesgardes,lesseulsmomentsdelibertédontjedisposaisétaientbientroptard.Jedusattendredixjourspourpouvoirm’yrendreavant l’heure de la fermeture, et les portes fermaient quand j’y arrivai,essoufflé d’avoir couru à perdre haleine dans les couloirs dumétro. Legardien me pria de revenir le lendemain, je le suppliai de me laisserentrer,jedevaisabsolumentrejoindrelesecrétariat.

— Iln’y apluspersonneà cetteheure-là, si c’estpourdéposerundossierd’admission,ilfaudrareveniravant17heures.

Je lui avouai que jen’étaispas venupour cela. J’étais étudiant enmédecine et ma présence ici n’avait d’autre raison que l’espoir deretrouverune jeune femmepourqui lamusiquecomptaitbeaucoup.Leconservatoire était la seule piste dont je disposais, mais il fallait quequelqu’unveuillebienmerenseigner.

—Vousêtesenquelleannéedemédecine?medemandalegardien.—Àquelquesmoisdemoninternat.—Àquelquesmoisdesoninternat,onestassezqualifiépourjeter

uncoupd’oeilàunegorge?Depuisdeuxjours,lamiennemebrûlequandj’avaleetjen’aipasletempsnilesmoyensd’allervoirunmédecin.

J’acceptai bien volontiers de l’ausculter. Il me laissa entrer et laconsultation se fit dans son bureau. En moins d’une minute jediagnostiquaiuneangine.JeluiproposaidepassermevoirlelendemainauxUrgences,jeluiremettraisuneordonnanceetilpourraitallerretirerdesantibiotiquesàlapharmaciedel’hôpital.Ceservicerendu,legardienmedemandalenomdecellequejecherchais.

—Cléa,luidis-je.—Cléacomment?—Jeneconnaisquesonprénom.—Vousplaisantez,j’espère.L’expressiondemonvisageindiquaitlecontraire.

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—Écoutez,docteur,j’aimeraisbeaucoupvousaideràmontourmaiscomprenez que cet établissement accueille deux cents élèves à chaquerentrée, certains ne restent que quelques mois, d’autres y poursuiventleurs études plusieurs années, et quelques-uns entrent même dans lesdifférentes formations musicales qui dépendent du conservatoire. Neserait-cequesur lescinqdernièresannées,prèsdemillepersonnesontété recensées dans nos registres, et le classement ne se fait pas par lesprénomsmaisparlesnomsdefamille.Ceseraituntravaildefourmiquederetrouvervotre...comments’appelle-t-elledéjà?

—Cléa.—Oui,maishélas,Cléasansnom...jenepeuxrienfairepourvous,

j’ensuisdésolé.Je repartais aussi dépité que j’avais pu être heureux quand le

gardienavaitconsentiàm’ouvrirsaporte.Cléasansnom.Voilàcequetuétaisdansmavie,unepetitefillede

monenfance,devenuefemmeaujourd’hui,unsouvenircomplice,unvoeuqueletempsn’avaitpasexaucé.Enmarchantdanslescouloirsdumétroje te revoyais courir devant moi sur la digue, tirant ce cerf-volant quitournoyaitdanslesairs;Cléasansnom,maisquifaisaitdes«8»etdes« S » parfaits dans le ciel. La petite fille au rire de violoncelle, dontl’ombre m’avait appelé à l’aide sans trahir son secret ; Cléa sans nommais quim’avait écrit :Je t’ai attendu quatre étés, tu n’as pas tenu tapromesse,tun’esjamaisrevenu.

Deretourchezmoi,jeretrouvaiLucquifaisaittoujourslatête.Ilme

demanda pourquoi j’avais une mine aussi blafarde. Je lui racontai mavisiteauconservatoireetpourquoij’avaisfaitchoublanc.

—Tuvasratertesexamenssitucontinues.Tunepensesplusqu’àcela,qu’àelle.Tuperdslaboule,àpoursuivreunfantôme,monvieux.

Jel’accusaid’exagérer.— J’ai fait un peu de ménage pendant que tu allais perdre ton

temps. Tu sais combien de feuilles j’ai trouvées dans la corbeille àpapier ? Des dizaines, et ce ne sont ni des résumés de cours, ni desformulesdechimiemaisdesvisagesdessinés,toujourslemême.Tuasunjoli coup de crayon, tu feraismieux d’utiliser tes talents pour faire descroquisd’anatomie.As-tuaumoinspenséàdireàcegardienquetaCléaétudiaitlevioloncelle?

—Non,jen’yaipaspensé.— Et abruti en plus ! grommela Luc en se laissant choir dans le

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fauteuil.—Commentas-tuapprisqueCléajouaitduvioloncelle,jenetel’ai

jamaisdit?—DixjoursquejesuisréveilléparRostropovitch,quejedîneavec

Rostropovitch et me couche en entendant du Rostropovitch. On ne separle plus, le violoncelle a remplacé nos conversations, et tu medemandes comment j’ai deviné ! Et quand bien même tu retrouveraiscetteCléa,quiteditqu’elletereconnaîtrait?

—Siellenemereconnaissaitpas,jemerésignerais.Lucmeregardauninstantet,soudain,tapadupoingsurlebureau.—Jure-le-moi!Jure-lesurmatête,non,mieuxencore,jure-moisur

notreamitiéquesivousvouscroisiezetqu’ellenetereconnaissaitpastutireraisuntraitsurcettefilleunefoispourtoutesetqueturedeviendraisimmédiatementceluiquej’aiconnu.

J’acquiesçaid’unmouvementdetête.— Je ne travaille pas demain, je passerai à l’hôpital chercher les

antibiotiques et j’irai les porter de ta part au gardien du conservatoire,j’enprofiteraipouressayerd’ensavoirplus,promitLuc.

Je le remerciai et lui proposai de l’emmener dîner. Nos moyensétaient restreints, mais au restaurant, aussi modeste soit-il, nousn’entendrionspluslevioloncelle.

Nous avons échoué dans un bistrot de quartier. Nous sommesrentrésunpeuplusqu’éméchéset,alorsqueLucs’asseyaitsurunbancparcequelatêteluitournait,ilmeconfiasonembarras.Ilavaitfaitunegaffe,medit-il,jurantaussitôtqu’ilnel’avaitpasfaitexprès.

—Quelgenredegaffe?—J’aidéjeunéavant-hieràlacafétéria,Sophies’ytrouvaitetjeme

suisassisàsatable.—Et?—Etellem’ademandécommenttuallais.—Qu’as-turépondu?—Quetuallaisaussimalquepossible.Et,commeelles’inquiétait,

j’aivoulu larassurer.Jecroisavoir laissééchapperunmotoudeuxsurtespréoccupations.

—TuneluiastoutdemêmepasparlédeCléa?—Jen’aipasdonnésonnom,maisjemesuistrèsviterenducompte

quej’enavaistropdit.J’aipulaisserentendrequetut’étaismisentêtederetrouvertonâmesoeur.J’aitoutdesuiteajouté,enrigolant,quetuavaisdouzeansquandtul’avaisrencontrée.

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—CommentSophiea-t-elleréagi?—CommeSophieréagitàtout, tuescensé laconnaîtremieuxque

moi.Elleaditqu’elleespéraitquetuseraisheureux,quetu leméritais,quetuétaisuntypeformidable.Jesuisdésolé,jen’auraispasdû.Maisnevapast’imaginerquej’aifaitcettebourdeavecuneidéederrièrelatête.Je n’ai pas cette intelligence-là. J’étais juste en colère contre toi et j’aibaissémagarde.

—Pourquoiétais-tuencolèrecontremoi?—ParcequeSophieétaitsincèreenmedisantcela.J’aiprisLucsousmonépaulepourl’aideràremonter l’escalier.Je

l’ai couché dansmon lit, il était ivremort, et jeme suis allongé sur sacouettesouslafenêtredenotrestudio.

***

Luc tint sa promesse. Le lendemain de notre beuverie, en dépit

d’unegueuledeboispersistante, ilvintmevoirà l’hôpital, récupéra lesantibiotiques à la pharmacie et se rendit au conservatoire. Le don qu’aLucpours’attirerlasympathiedeceuxdontilespèrequelquechoseresteunmystèrepourmoi.Personnenerésisteàsafaçondevousenjôler.

Lucremitsesmédicamentsaugardienetlefitparlerdesonmétier,le poussa à lui raconter quelques anecdotes sur sa vie et obtint en uneheurelapossibilitédeconsulteràloisirlesregistresduconservatoire.Legardien l’installa à une table et Luc procéda à ses recherches avec larigueurd’unenquêteurprofessionnel.

Ils’attaquaauxcahiersd’admissiondesdeuxannéesoùCléas’étaitle plus vraisemblablement inscrite. Il en étudia chaque page, suivantminutieusementleslistesd’élèvesàl’aided’unerèglequ’ilfaisaitglissersur le papier. Au milieu de l’après-midi, il s’arrêta sur une ligne oùfigurait le nom de Cléa Norman, première année section classique,instrumentmaître,levioloncelle.

Le gardien lui permit de consulter son dossier et Luc promit devenirleravitaillerenmédicamentssisagorgelefaisaittoujourssouffrirdansquelquesjours.

***

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La soirée commençait et je profitai d’un moment de calme auxUrgencespourallerme restaurerdans lepetit café en facede l’hôpital,quand Luc apparut. Il s’installa àma table, prit lemenu et commandaentrée,platetdessertavantmêmedemedirebonsoir.

—C’esttoiquim’invites,dit-ilenrendantlacarteàlaserveuse.—Enquelhonneur?luidemandai-je.— Parce que des amis commemoi, tu n’es pas près d’en trouver

d’autres,crois-moi.—Tuasdécouvertquelquechose?— Si je te disais que j’ai deux places pour le match de samedi,

j’imagine que tu t’enmoquerais complètement ? Ça tombe bien, parcequesamedi, taCléa joueauthéâtrede lamairie.Dvorak,concertopourvioloncellesuividelasymphonieno8.J’airéussiàt’obteniruneplaceautroisième rang, tu pourras la voir de près.Nem’en veuxpasdenepast’accompagner, j’ai eu mon compte de violoncelle pour les cent ans àvenir.

***

J’ai cherchédansmonplacardcommentm’habillerpour le soir. Il

m’avait suffi d’en ouvrir la porte pour faire le tour demes affaires. Jen’allais quand même pas me rendre à un concert en pantalon vert etblouseblanche.

***

La vendeusedu grandmagasinme conseillaune chemisebleue et

unevestesombrepouralleravecmonpantalondeflanelle.

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Chapitre11

Lethéâtredelamairieétaitunepetitesalle:centfauteuilsdisposés

en hémicycle, une scène d’une vingtaine demètres de long à peine. Laformation qui jouait ce soir-là comptait autant de musiciens. Le chefd’orchestre salua le public sous les applaudissements, les musiciensentrèrent engroupepar le côtédroitdes coulisses.Mon coeur semit àbattre un peu plus fort, je le sentais tambouriner jusqu’àmes tempes.Uneminuteàpeineavaitsuffipourquechacunprennesaplace,tropvitepourdiscernerlasilhouettedecellequejecherchais.

La salle fut plongée dans le noir, lemaître leva sa baguette et lespremières notes s’élevèrent. Huit femmes étaient assises au deuxièmerangdelaformation,unseulvisageattiramonattention.

Tuétaistellequejet’avaisimaginée,plusfemmeetbienplusbelle

encore. Tes cheveux descendaient aux épaules et semblaient te gênerquand tumaniais l’archetde tonvioloncelle. Impossibledediscerner tapartitionaumilieuduconcert.Puisvintlemomentdetonsolo,quelquesportéesseulement,quelquesnotesquenaïvementj’imaginaisdestinéesàmoi seul.Uneheure s’écoula durant laquellemes yeuxne te quittèrentjamais.Etquandlasalleselevapourvousapplaudir,jefusceluiquicriabravoleplusfort.

J’aicruquetonregardavaitcroisélemien,jetesouriaisettefaisaismaladroitementunpetitsignedelamain.Tut’inclinasfaceaupublicenmêmetempsquetoustesconfrèresetlerideautomba.

J’allait’attendre,lecoeurfébrile,àlasortiedesartistes.Auboutdecetteimpassejeguettaislemomentoùlaporteenfers’ouvrirait.

Tu apparus dans une robe noire, un foulard rouge nouait tachevelure. Un homme te tenait par la taille, tu lui souriais. Je n’avaisjamais pensé que je pourrais me sentir aussi fragile. Je t’ai vue encompagniede cethomme,et le regardque tu luiportais était celuique

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j’auraisrêvévoirdanstesyeuxalorsquetumeregardais.Ilavaitl’airsigrand à tes côtés, etmoi si petit dans cette allée. Si j’avais pu être cethomme,jet’auraistoutdonné,mais jen’étaisquemoi, l’ombredeceluiquetuavaisaiméalorsquenousétionsenfants, l’ombrede l’adultequej’étaisdevenu.

En arrivant à ma hauteur tu m’as dévisagé. « Nous nousconnaissons ? » m’as-tu demandé. Ta voix était claire, telle que jel’entendaisquandtunepouvaispasparler,celledetonombrequandellem’avait appelé à l’aide, il y avaitdes années. Je t’ai réponduque j’étaissimplementvenut’écouter.Unpeugênée,tum’asdemandésijevoulaisun autographe. Je bafouillais, tu as réclamé un stylo à ton ami. Tu asgriffonnétonprénomsurunefeuilledepapier, jet’airemerciéeettuespartie à sonbras.En t’éloignant, tu as laissé échapperque tu avais tonpremierfanetcettepenséet’aamusée.Cerirequej’entendaisauboutdel’alléen’avaitplusletimbreduvioloncelle.

***

Je suis rentré chez moi, Luc m’attendait dans l’entrée de

l’immeuble.—J’étaisàlafenêtre,jet’aivuarriveretàtatête,jemesuisditque

ce seraitmieux que tu nemontes pas seul l’escalier. J’imagine que leschoses ne se sont pas passées comme tu l’avais espéré. Je suis désolé,mais tu sais, c’était couru d’avance. Ne t’en fais pas, mon vieux. Allezviens,ne restepas là commeça, allonsmarcher, ça te feradubien.Onn’estpasobligésdeparler,maissi tuenasenvie, jesuis là.Demain, tuverras, la douleur sera moins forte, et après-demain, tu n’y penserasmêmeplus,crois-moi,leschagrinsd’amourçafaitmallespremiersjours,avecletemps,toutfinitpars’arranger,mêmemal.Viens,monvieux,nerestepaslààtelamenter.Demain,tuserasunmédecinformidable.Ellenesaitpasàcôtédequielleestpassée,maistuverras,tulatrouverasunjour,lafemmedetavie.Iln’yaurapasquedesÉlisabethoudesCléa,tuméritesbienmieuxqueça.

***

J’aitenumapromesseàLuc,j’aitiréuntraitsurmonenfanceetje

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mesuisconsacréàmesétudes.Lesoir,ilarrivaitparfoisquenousnousretrouvions,Luc,Sophieet

moi.Nousrévisionsensemble,Sophieetmoinotreinternat,Lucsestestsdefindepremièreannée.

Nousavonstouslestroisréussinosexamensetfêtécelacommeilsedevait.

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Chapitre12

Cet été-là, Sophie etmoi n’avions pas de vacances. Luc était parti

passer deux semaines auprès des siens. Il rentra en pleine forme, avecquelqueskilosdeplus.

À l’automne,mamanvintme voir.Elleme remit unepetite valisepleinedechemisesneuves,s’excusantdenepasmonterdansmonstudiopour y remettre de l’ordre. Les escaliers la fatiguaient, ses genoux lafaisaientdeplusenplussouffrir.Alorsquenousnouspromenionssurlesberges, jem’inquiétai de la voir s’essouffler. Elle posa samain surmajoueetmeditensouriantqu’ilfallaitquej’acceptel’idéedelavoirvieillir.

—Çat’arriveraaussiunjour,medit-ellealorsquenousterminionsdedînerdanssonrestaurantfavori.Enattendant,profitedetajeunesse,situsavaisàquellevitesseelleficheralecamp.

Et,unefoisdeplus,elles’emparadel’additionavantquejen’aieeuletempsdelasaisir.

Alorsquenousmarchionsverssonhôtel,ellemeparladelamaison.Repeindrechaquepièceoccupaitsesjournées,mêmesil’énergiequ’elleydépensaitl’épuisaitunpeutropàsongoût.Ellemeconfiaavoirremisdel’ordredanslegrenieretm’yavoirlaisséuneboîtequ’elleavaitretrouvée.Àmaprochainevisite,ilfaudraitquej’ymonte.Jetentaid’ensavoirplusmaismamèrerestamystérieusesurlesujet.

—Tuverrasbienlejouroùtuviendras,medit-elleenm’embrassantdevantsonhôtel.

Lelendemaindecedîner,jelaraccompagnaiàlagare.Elleavaiteusadosedegrandevilleetpréféraitécourtersonséjour.

***

Enamitié,certaineschosesnesedisentpas,ellessedevinent.Lucet

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Sophie passaient de plus en plus de temps ensemble. Luc trouvaittoujours un prétexte pour l’inviter à nous rejoindre. C’était un peucomme lorsque Élisabeth se rapprochait de Marquès en glissantdiscrètementdesemaineensemaineverslefonddelaclasse,àceciprèsque,cettefois,jem’enrendaiscompte.Endehorsdecesquelquessoiréesoù il nous faisait la cuisine, je voyais Luc de moins en moins. Moninternat m’accaparait et ses horaires de brancardier ne cessaient des’allongerpourluipermettredepayersesétudes.

Ilnousarrivaitdenouslaisserunmotsurlebureaudelachambreàcoucher,souhaitantunebonnejournéeàl’unouunebonnenuitàl’autre.Luc rendait souvent visite à notre voisine du dessus. Un jour, il avaitentendu un bruit sourd et, redoutant qu’elle soit tombée, il s’étaitprécipité à l’étage supérieur. Alice se portait comme un charme, ellefaisait justeungrandménage, sedélestantde tout cequi appartenait àson passé. Elle envoyait valdinguer à travers la pièce des albums dephotos,quantitédedossiers,dessouvenirsentoutgenreglanésaulongd’uneexistencequ’ellebalayaitfurieusement.

—Jen’emporterairiendetoutçadanslatombe,avait-elleclaméàLuc,lamineréjouieenluiouvrantlaporte.

Amusé par le désordre qui régnait, Luc avait consacré son après-midientieràaidernotrevoisine.ElleremplissaitdessacsenplastiqueetLucdescendaitlesjeterdanslespoubellesdel’immeuble.

—Jenevaistoutdemêmepasdonnerlasatisfactionàmesenfantsdecommenceràm’aimerquandjeseraimorte!Ilsn’avaientqu’àlefaireavant!

Decettejournéeinsoliteétaitnéeentreeuxunecertainecomplicité.Chaquefoisquejecroisaisnotrevoisinedansl’escalier,jelasaluaisetelleme répondait de saluer Luc. Luc était conquis par son caractère bientrempéetilluiarrivaitdem’abandonnerpourallerpasserledébutdesasoiréeavecelle.

***

Noël approchait. J’avais bien essayé d’obtenir quelques jours de

congéspourallerrendrevisiteàmamère,maismonchefdeservicemelesavaitrefusés.

— Dans le mot interne, quelque chose vous échappe ? m’avait-ilrépondu alors que je lui faisais ma demande. Lorsque vous serez

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titularisé, vous pourrez rentrer chez vous pendant les fêtes et, commemoi, vous nommerez des internes pour vous suppléer. Patience etpersévérance, avait-il ajouté d’un ton àmériter des baffes, vous n’avezplusquequelquesannéesàtrimeravantdepouvoirdégusteràvotretourdeladindeenfamille.

J’avais prévenu maman, qui m’avait aussitôt excusé. Qui mieuxqu’ellepouvaitcomprendrelescontraintesdel’internat.Afortioriquandvotrechefdecliniqueestaussiimbudelui-mêmequ’arrogant.Commeàchacunedemescolères,mamèreavaittrouvélesmotspourm’apaiser.

—Tutesouviensdecequetum’avaisditunjourparcequej’étaissitristeden’avoirpuassisteràtaremisedeprixdefind’année?

—Qu’il yauraituneautre cérémonie l’année suivante, répondis-jedanslecombiné.

— Il y aura sans nul doute un autreNoël l’année prochaine,monchéri, et si ton chef est toujours aussi buté, ne t’inquiète pas, nousfêteronsNoëlenjanvier.

Àquelquesjoursdesfêtes,Lucpréparaitsavalise,ilyrangeaitplusd’affaires qu’à l’accoutumée. Dès que j’avais le dos tourné, il empilaitdans son sacpulls, chemises et pantalons, y compris ceuxquin’étaientpasdesaison.Jefinisparremarquersonmanègeetsonpetitairgêné.

—Tuvasoù?—Jerentrechezmoi.— Et tu as besoin de ce déménagement pour seulement quelques

joursdevacances?Lucselaissatomberdanslefauteuil.—Quelquechosemanqueàmavie,medit-il.—Qu’est-cequitemanque?—Mavie!Ilcroisalesmainsetmeregardafixementavantdepoursuivre.—Jenesuispasheureuxici,monvieux.Jecroyaisqu’endevenant

médecin je changerais de condition, que mes parents seraient fiers demoi.Le fils duboulangerquidevientdocteur, tu vois la bellehistoire !Seulementvoilà,mêmesi jeréussissaisun jouràêtre leplusgranddeschirurgiens,jen’arriveraisjamaisàlachevilledemonpère.Papanefaitpeut-êtrequedupain,maissituvoyaiscommeilssontheureux,ceuxquiviennentàlaboulangerieauxpremièresheuresdumatin.Tutesouviensdes petits vieux dans cet hôtel de bord de mer où j’avais cuisiné desgalettes ? Lui, c’est tous les jours qu’il reproduit ce prodige. C’est unhomme modeste et discret, il ne dit pas grand-chose mais ses yeux

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parlentàsaplace.Quandjetravaillaisavec luiaufournil,nousrestionsparfoissilencieuxtoutelanuitetpourtant,enpétrissantlafarine,côteàcôte,onpartageaittantdechoses.C’estàluiquejeveuxressembler.Cemétierqu’ilavoulum’apprendre,c’estceluiquejeveuxfaire.Jemesuisdit qu’un jour, j’auraispeut-êtremoi aussides enfants, je saisque si jesuis aussi bon boulanger quemon père, ils pourront être fiers demoi,comme je suis fier de lui. Ne m’en veux pas, mais après Noël, je nerentreraipas,j’arrêtelamédecine.Attends,nedisrien,jen’aipasfini,jesaisquetuyétaispourquelquechose,quetuavaisparléàmonpère.Cen’estpasluiquimel’aavoué,maismamère.Chaquejourquej’aipasséici,mêmequandtum’emmerdaissérieusement, je t’airemerciéenmonforintérieurdem’avoirdonnécettechanced’étudieràlafaculté;grâceàtoi,jesaismaintenantcequejeneveuxpasfaire.Quandtureviendrasauvillage,jeteprépareraidespainsauchocolatetdeséclairsaucaféetnousles partagerons comme avant, comme dans le temps. Non, mieux quecela,nouslesdégusteronscommedemain.Alorsnecroispasquecesoitunadieu,c’estjusteunaurevoir,monvieux.

Lucm’aprisdanssesbras.Jecroisqu’ilpleuraitunpeu,etjecroisquemoiaussi.C’estidiot,deuxhommesquisanglotentdanslesbrasl’unde l’autre. Peut-être pas, finalement, quand ce sont deux amis quis’aimentcommedesfrères.

Avantdepartir,Lucavaitunedernièreconfidence.Jel’avaisaidéàcharger le vieux break, il s’était installé au volant et avait refermé saportière.Puisilavaitbaissélavitrepourmedired’untonsolennel:

—Tusais,çam’embêtedetedemanderça,maismaintenantqueleschoses sont claires entre Sophie et toi, enfin, je veux dire maintenantqu’elle est sûre que vous n’êtes que des amis, ça t’ennuierait que je larappelledetempsentemps?Parcequetunet’enespeut-êtrepasrenducompte,maisaucoursdecefameuxweek-endauborddelamer,pendantquetujouaisaugardiendephareetaucerf-volant,onabeaucoupdiscutétouslesdeux.Jepeuxmetromper,biensûr,maisj’aieul’impressionquelecourantpassait,unesorted’affinitésituvoiscequejeveuxdire.Doncsi ça ne te dérange pas, je reviendrais bien te rendre visite et j’enprofiteraispourl’inviteràdîner.

— Parmi toutes les filles célibataires au monde, il fallait que tut’entichesdeSophie?

—J’ai dit : si ça ne te dérange pas, qu’est-ce que je peux faire deplus...

LavoituredémarraetLucagita lamainpar lavitre,ensigned’au

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revoir.

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Chapitre13

Jen’aipasvupasserlesmois,dévoréparletravail.Lesmercredis,

Sophie et moi passions la soirée ensemble, un dîner en amis, parfoisprécédé d’une séance de cinéma où nos solitudes se confondaient dansl’obscuritédelasalle.Lucluiécrivaitchaquesemaine.Unpetitmotqu’ilrédigeaitpendantquesonpèresommeillaitsursachaise,adosséaumurde la boulangerie. Chaque fois, Sophie me transmettait les quelqueslignes qui m’étaient adressées, Luc s’excusait de ne pas avoir plus detempspourm’écrire.Jecroisquec’étaitunefaçonbienàluidemeteniraucourantdesacorrespondanceavecSophie.

Le studio était calme, beaucoup trop àmon goût. Ilm’arrivait decontemplercettepièceoùnousavionstoustroispassétantdesoirées,deregarder la porte entrouverte de la cuisine et d’espérer que Luc ensurgirait, portantunplat depâtes ou l’unde ses fameuxgratins. Je luiavaisfaitunepromesseetjeveillaisàlarespecterscrupuleusement.Lesmardisetsamedis,jemontaisvoirnotrevoisineetpassaisuneheureensa compagnie.Au fil desmois, j’en avais plus appris sur sa vie que sespropres enfants, me jurait-elle. Ces visites avaient du bon : elle quirefusait de prendre ses médicaments cédait devant l’autorité médicalequejereprésentais.

Unlundisoir,j’eusl’immensesurprisedevoirs’exaucerundemesvoeux. Je rentrais chez moi quand je sentis dans l’escalier une odeurfamilière.Enouvrantlaporte,jetrouvaiLucentablier,ettroiscouvertsposésàmêmelesol.

—Benoui,j’avaisoubliédeterendrelaclé!Jen’allaisquandmêmepas rester sur le palier à t’attendre. Je t’ai préparé ton plat préféré, ungratindemacaronisdont tumedirasdesnouvelles. Je sais, il y a troisassiettes, je me suis permis d’inviter Sophie. D’ailleurs si tu pouvaissurveillerlacuisine,ilfaudraitquej’aillemedoucher,ellearrivedansunedemi-heureetjen’aimêmepaseuletempsdemechanger.

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—Bonjourquandmême,luirépondis-je.—Surtoutn’ouvrepas laportedu four ! Je compte sur toi, j’enai

pourcinqminutes.Tuauraisunechemiseàmeprêter?Tiens,dit-ilenfouillant mon armoire, la bleue fera l’affaire. J’ai profité du jour defermeture,tutesouviensquelaboulangeriefermelemardi?J’aidormidansletrainetmevoilàfraiscommeungardon.Çamefaitquandmêmeundrôled’effetd’êtreici.

—Etmoidrôlementplaisirdetevoir.—Ah,toutdemême,jemedemandaissituallaisfinirparledire!

Unpantalon,tuauraisaussiunpantalonquejepourraist’emprunter?Luc abandonna mon peignoir sur le lit et enfila le pantalon qu’il

avaitchoisi,ilserecoiffadevantlemiroiretajustalamèchequitombaitsursonfront.

— Il faudrait que je me coupe les cheveux, tu ne crois pas ? J’aicommencé à en perdre, tu sais. C’est génétique, il paraît.Mon père sepayeunbelaéroportàmoustiquesàl’arrièreducrâne,jecroisquejesuisbon pour hériter bientôt d’une piste d’atterrissage sur le front. Tu metrouvescomment?medemanda-t-ilenseretournantversmoi.

—Àsongoût,sic’estcequetuveuxsavoir.Sophietetrouveratrèssexydansmesvêtements.

—Qu’est-cequetuvasimaginer?C’estjustequejen’aipassouventl’occasion de quitter mon tablier, alors pour une fois que je peux memettresurmontrenteetun,çamefaitplaisir,voilàtout.

Sophiesonnaàlaporte,Lucseprécipitapourl’accueillir.Sesyeuxpétillaientencoreplusquelorsque,enfants,nousréussissionsàjouerunsaletouràMarquès.

Sophie était vêtue d’un petit pull bleu marine et d’une jupe àcarreauxquiluidescendaitauxgenoux.Ellelesavaitachetésl’après-midimême dans une friperie et nous demanda notre avis sur son look untantinetrétro.

—Çatevaàmerveille,réponditLuc.Sophie sembla se contenter de son avis car elle le rejoignit à la

cuisinesansattendrelemien.Au cours du repas, Luc nous avoua qu’il lui arrivait parfois de

regrettercertainsaspectsdesavied’étudiant,paslessallesdedissection,précisa-t-ilaussitôt,lescouloirsdel’hôpitalnonplusetencoremoinslesUrgences,maisdessoiréescommecelle-là.

Lorsqueledîners’acheva,jerestaichezmoi.Cettefois,c’estLucquiallafinirlanuitchezSophie.Avantdepartir,ilpromitderevenirmevoir

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avantlafinduprintemps.Lavieenavouluautrement.

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Chapitre14

Maman m’avait annoncé dans une lettre sa venue aux premiers

joursdemars.Enprévisiondesonarrivée,j’avaisréservéunetabledanssonrestaurantpréféréetnégociéâprementavecmonchefdeserviceunejournéedecongé.Cemercredimatin,j’allailachercheràladescentedutrain.Leswagonssevidaientdeleurspassagers,maismamèren’étaitpasparmieux.Soudain,Lucm’apparutsurlequai.Ilneportaitaucunbagageet se tenait immobile face àmoi.Aux larmesdans ses yeux, je comprisaussitôt qu’un monde venait de disparaître et que plus rien ne seraitcommeavant.

Lucs’approchalentement.J’auraisvouluqu’ilnem’atteignejamais,qu’ilnepuissepasprononcerlesmotsqu’ils’apprêtaitàdire.

Une foulem’entourait, celle des voyageurs qui avançaient vers lesportes de la gare. J’aurais voulu être ceux dont la terre continuait detourner comme si de rien n’était quand lamienne venait tout juste des’arrêter.

Lucadit:«Tamèreestmorte,monvieux»,etj’aisentilecoupdepoignarddéchirermesentrailles.Ilmeretenaitdanssesbras,tandisquelessanglotsm’emportaient.J’aipousséuncrisurcequaidegare,jem’ensouviens encore, un hurlement surgi de l’enfance ; Lucme serrait plusfortpourm’empêcherdetomber,enchuchotant :«Gueule,gueuletantquetuveux,jesuislàpourça,monvieux.»

Je ne te reverrai plus jamais, je ne t’entendrai plus m’appeler

comme tu le faisais autrefois le matin, je ne sentirai plus ce parfumd’ambrequi t’habillait sibien.Jenepourraipluspartageravec toimesjoies et mes chagrins, nous ne nous raconterons plus rien. Tun’arrangeras plus dans le grand vase du salon les branches demimosaquej’allaistechercherauxderniersjoursdejanvier,tuneporterasplustonchapeaudepailleenété,nil’étoleencachemirequetuposaissurtes

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épaulesauxpremiersfroidsd’automne.Tun’allumeraspluslefeudanslacheminée lorsque lesneigesdedécembrerecouvriront ton jardin.Tuespartieavantqueleprintempsnevienne,tum’aslaissé,sansprévenir,etjamaisdemaviejenemesuissentiaussiseulquesurcequaidegareoùj’apprisquetun’étaisplus.

«Mamèreestmorteaujourd’hui»,cettephrase,centfoisjemelasuisrépétée,centfoissansjamaispouvoirycroire.L’absencenéeaujourdesondépartnem’ajamaisquitté.

Sur lequaide lagareLucm’aexpliqué cequi était arrivé. Il avaitproposéàmamèredevenirlachercherpourl’accompagneràsontrain.C’estluiquil’adécouverte,inaniméedevantsaporte.Lucavaitappelélessecoursmais il était trop tard, elle était partie la veille au soir. Sortantprobablementpourfermersesvolets,elles’étaitécroulée,foudroyéeparun arrêt cardiaque. Maman a passé sa dernière nuit sur cette terreallongéedanssonjardin,lesyeuxouvertssurlesétoiles.

Nousavonsreprisletrainensemble.Lucmeregardaitensilenceetmoijeregardaisdéfiler lepaysageparlafenêtre,pensantaunombredefois où ma mère l’avait contemplé en venant me voir. J’ai oublié dedécommandernotretabledanssonrestaurantpréféré.

Elle m’attendait au funérarium. Maman était incroyablementprévenante, le responsabledespompes funèbresm’apprit qu’elle s’étaitoccupée de tout. Elle m’attendait, allongée dans son cercueil. Sa peauétaitpâle,elleavaitcesourirerassurant,cettefaçonsimaternelledemedirequetoutiraitbien,qu’elleveillaitsurmoi,commeaupremierjourdelarentréedesclasses.J’aiposémeslèvressursesjoues.Undernierbaiseràsamèreestcommeunrideauquitombepourtoujourssurlascènedevotre enfance. Je suis resté toute la nuit à la veiller, elle en avait tantpasséesàveillersurmoi.

À l’adolescence, on rêve du jour où l’on quittera ses parents, unautre jour ce sont vosparentsqui vousquittent.Alors, onne rêveplusqu’àpouvoirredevenir,neserait-cequ’uninstant,l’enfantquivivaitsousleurtoit,lesprendredansvosbras,leurdiresanspudeurqu’onlesaime,seserrercontreeuxpourqu’ilsvousrassurentencoreunefois.

J’aiécoutélesermonduprêtrequiofficiaitdevantlatombedemamère. On ne perd jamais ses parents,même après leurmort ils viventencore en vous. Ceux qui vous ont conçu, qui vous ont donné tout cetamourafinquevousleursurviviez,nepeuventpasdisparaître.

Leprêtreavaitraison,maisl’idéedesavoirqu’iln’estplusd’endroitdanslemondeoùilsrespirent,quevousn’entendrezplusleurvoix,que

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les volets de votre maison d’enfance seront clos à jamais, vous plongedansunesolitudequemêmeDieun’avaitpuconcevoir.

Jen’aijamaiscessédepenseràmamère.Elleestprésenteàchacundesmoments dema vie. Ilm’arrive de voir un film en pensant qu’ellel’auraitapprécié,d’écouterunechansondontellefredonnaitlesparoles,etcertainsjoursmerveilleuxdesentirdansl’air,aupassaged’unefemme,unparfumd’ambrequimerappelleàelle;ilm’arrivemêmeparfoisdeluiparleràvoixbasse.Leprêtreavaitraison,qu’oncroieenDieuoupas,unemèrenemeurtjamaistoutàfait,sonimmortalitéestlà,danslecoeurdel’enfant qu’elle a aimé. J’espère un jour gagner ma parcelle d’éternitédanslecoeurd’unenfantqu’àmontourj’auraiélevé.

Presquetoutlevillageétaitprésentàl’enterrement,mêmeMarquèsqui portait à ma grande surprise une écharpe en bandoulière. Ce conavaitréussiàsefaireéliremaireduvillage.LepèredeLucavaitfermésaboulangeriepourvenirauxobsèques.Mmeladirectriceétaitprésenteelleaussi, elle avait raccroché son talkie-walkie depuis longtempsmais ellepleuraitencoreplusquelesautresetm’appelait«sonpetit».Sophieestvenue,Lucl’avaitprévenueetelleavaitprislepremiertraindumatin.Deles voir tous les deux se tenir par la main m’apporta un immenseréconfort, sans que je puisse dire pourquoi. Lorsque le cortège s’estdispersé,jesuisrestéseuldevantlatombe.

J’ai pris dans mon portefeuille une photo qui ne m’avait jamaisquitté,unephotodemonpèremetenantdanssesbras.Jel’aiposéesurla tombedemamère,pourquece jour-lànoussoyons,uneultimefois,réunistouslestrois.

Après la cérémonie, Luc m’a déposé à la maison dans son vieuxbreak.Ilavaitfiniparachetercettevoitureautypequilaluilouait.

—Tuveuxquejet’accompagneàl’intérieur?—Non,jeteremercie,resteavecSophie.—Onnevapastelaissertoutseulquandmême,pasunsoircomme

ça.—Jecroisquec’estcedontj’aienvie.Tusais, jen’aipasremisles

pieds ici depuis desmois, et puis, je sens encore sa présence dans cesmurs. Je t’assure, même si elle dort au cimetière, je vais passer cettedernièrenuitavecelle.

Luchésitaitàpartir,ilasourietm’adit:—Tusais,àl’école,nousétionstousamoureuxdetamère.—Jenelesavaispas.—Elleétaitdeloinlaplusbelledetouteslesmèresdelaclasse,je

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croisquemêmececondeMarquèsavaitlebéguinpourelle.Cette andouille avait réussi à m’arracher un sourire. Je suis

descendudelavoiture,j’aiattenduqu’ils’enailleetjesuisentrédanslamaison.

***

J’ai découvert que maman n’avait jamais repeint la maison. Son

dossiermédicalsetrouvaitsurlatablebassedusalon,jel’aiconsulté.Enregardant les dates qui figuraient sur ses échographies, j’ai alors toutcompris.CettesemainedevacancesdansleSud,qu’elles’étaitsoi-disantofferteavecuneamie,n’avaitjamaiseulieu;àlafindel’hiverelleavaitfaitunmalaisecardiaqueetpendantqueLuc,Sophieetmoipartionsauborddelamer,elleétaithospitaliséepoursubirdesexamens.Elleavaitinventécevoyageparcequ’ellenevoulaitpasquejem’inquiète.J’aifaitmamédecine,espérantsoignermamèredetoussesmaux,etjen’aipassudécelerqu’elleétaitmalade.

Jeme suis rendudans la cuisine, j’ai ouvert le réfrigérateur, j’y aitrouvéledînerqu’elles’étaitpréparéjusteavant...

Jesuisrestécommeunidiotdevantceréfrigérateurouvertetjen’aipu retenir mes larmes. Je n’avais pas pleuré pendant l’enterrement,commesiellem’interdisaitdelefaire,parcequ’ellevoulaitquejetiennebon devant les autres.Mais ce sont des petits détails qui font soudainprendrevraimentconsciencedeladisparitiondeceuxqu’onaaimés.Unréveilsurunetabledenuitquicontinueàfairetictac,unetaied’oreillerdépassantd’unlitdéfait,unephotoposéesurunecommode,unebrosseàdentsdansunverre,unethéièresurlerebordd’unefenêtredecuisine,lebec tourné vers la fenêtre pour regarder le jardin, et, sur la table, lesrestesd’unquatre-quartsauxpommesnappédesiropd’érable.

Mon enfance était là, évanouie dans cette maison pleine desouvenirs,lessouvenirsdemamèreetdesannéesquenousavionsvécuesensemble.

***

Je me suis rappelé que maman m’avait parlé d’une boîte qu’elle

avaitretrouvée.Laluneétaitpleineetjesuismontéaugrenier.

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Elle était posée en évidence sur le plancher. Sur le couvercle, j’aitrouvéunmotécritdelamaindemamère.

Monamour,Ladernièrefoisquetuesvenu,jet’aientendumonteraugrenier.

Jeme doutais bien que tu allais t’y rendre, c’est pour cela que je t’aidonné cedernier rendez-vous ici. Je suis certainequeparmoments, ilt’arrive encoredeparlerà tes ombres.Ne croispasque jememoque,seulement, cela me rappelle ton enfance. Quand tu partais à l’école,j’allaisdanstachambresousprétexted’yremettredel’ordreetlorsquejefaisaistonlit,jeprenaistonoreillerpoursentirtonodeur.Tuétaisàcinq centsmètres de lamaison et tumemanquais déjà. Tu vois, unemère, c’est aussi simple que cela, ça ne cesse jamais de penser à sesenfants ; du premier instant où s’ouvrent vos yeux, vous occupez nospensées.Etriennenousrendplusheureuses.J’aiessayéenvaind’êtrelameilleuredesmères,maisc’esttoiquiasétéunfilsdépassanttoutesmesattentes.Tuserasunmerveilleuxmédecin.

Cette boîte t’appartient, elle n’aurait jamais dû exister, je tedemandepardon.

Tamèrequit’aimeett’aimeencore.J’aiouvertlaboîte;àl’intérieur,j’yaitrouvétoutesleslettresque

mon père m’avait envoyées, à chaque Noël et pour tous mesanniversaires.

Jemesuisassisentailleurdevantlalucarneetj’airegardélaluneselever dans la nuit. Je serrais les lettres demon père contremoi, et j’aimurmuré:«Maman,commentas-tupumefaireça!»

Alorsmon ombre s’est étirée sur le plancher et j’ai cru voir à sescôtés celle demamère, elleme souriait et pleurait à la fois. La lune acontinuésarondeetl’ombredemamans’enestallée.

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Chapitre15

Jen’arrivaispasàtrouverlesommeil.Machambreétaitsilencieuse,

plus aucun son ne provenait de l’autre côté de la cloison. Les bruitsauxquels j’étais habitué avaient disparu, les plis des rideaux restaienttristementimmobiles.J’airegardémamontre.À3heuresdumatinLucprenait sa pause, j’avais envie de le voir. Cette idée m’a guidé et j’airefermé la porte de la maison sans soupçonner jusqu’où mes pas meconduiraient.

Jetournaiaucoindelaruelle.Cachédansl’ombredelanuit,jevismon meilleur ami assis sur sa chaise en pleine conversation avec sonpère. Je n’ai pas voulu les interrompre, j’ai fait marche arrière et j’aicontinuémonchemin.Nesachantoùaller, j’aimarché jusqu’auxgrillesde l’école, leportailétaitentrouvert, je l’aipousséetsuisentré.Lacourétait silencieuse et déserte, du moins c’est ce que je croyais. Enm’approchantdumarronnier,j’aientenduunevoixm’appeler.

—J’étaissûrdetetrouverici.J’aisursautéetmesuisretourné.Yvesétaitassissurlebancetme

regardait.— Viens donc à côté de moi. Depuis tout ce temps, nous avons

sûrementdeschosesànousdire.Jemesuisinstalléprèsdeluietluiaidemandécequ’ilfaisaitlà.—J’étaisprésentauxobsèquesdetamère.Jesuisdésolépourtoi,

c’était une femme que j’appréciais beaucoup. Je suis arrivé un peu enretard,alorsjemesuisplacéàl’arrièreducortège.

Çame touchait sincèrement qu’Yves soit venu à l’enterrement demaman.

—Qu’est-cequetuesvenuchercherdanscettecourd’école?m’a-t-ildemandé.

—Jen’enaiaucuneidée,j’aivécuunejournéedifficile.— Je savais que tu viendrais. Il n’y a pas que l’enterrement de ta

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mèrequim’aitramenéici,j’avaisenviedeterevoir.Tuasgardécemêmeregard ; ça aussi, j’en étais certain,même si je voulais quandmême levérifier.

—Pourquoi?—Parcequejepensequenoussommestouslesdeuxàlarecherche

dequelquessouvenirs,avantqu’ilsnedisparaissent,euxaussi.—Qu’est-cequevousêtesdevenu?— Comme toi, j’ai changé d’horizon, je me suis construit une

nouvellevie.Maisc’étaittoil’écolier,alorsqu’as-tufaitaprèsavoirquittécesmursetcettepetiteville?

—Je suismédecin, enfin... presque. Jen’aimêmepas sudétecterquema propremère étaitmalade. Je croyais voir des choses invisiblesauxyeuxdesautres,j’étaisencoreplusaveuglequ’eux.

—Tutesouviens,jet’aipromisunjourquesituavaisquelquechosesurlecoeur,quelquechosedonttunetesentaispaslecouragedeparler,tupouvaisteconfieràmoi,etquejenetetrahiraispas.C’estpeut-êtrelanuitoujamais...

—J’aiperdumamèrehier,ellenem’avaitrienditdesamaladie,etj’aitrouvécesoirdanslegrenierdenotremaisondeslettresdemonpèrequ’ellem’avaitcachées.Oncommenceparunmensongeetonnesaitplusoùs’arrêter.

—Quet’écrivaittonpère,sicen’estpasindiscret?—Qu’ilétaitvenumevoirchaqueannéeàlaremisedesprix.Qu’il

setenaitauloinderrièrecesgrilles.J’étaissiprèsdeluietsiloinàlafois.—Ilnetedisaitriend’autre?—Si,ilm’aavouéavoirfiniparrenoncer.Cettefemmepourlaquelle

il aquittémamère, il a euunautre fils avecelle. J’aiundemi-frère. Ilparaîtqu’ilmeressemble.J’aiunevraieombrecettefois,c’estamusant,non?

—Qu’est-cequetucomptesfaire?—Jenesaispas.Danssadernièrelettre,monpèremeparledesa

lâcheté,ilmeditqu’àvouloiroffrirunfuturàcettenouvellefamille,iln’ajamais eu le courage de leur imposer son passé. Je saismaintenant oùtoutcetamourestparti.

— Quand tu étais petit, ce qui faisait de toi un enfant différent,c’était ton pouvoir à ressentir le malheur, pas seulement celui quit’affectait, mais aussi celui qui touchait les autres. Tu es juste devenuadulte.

Yvesmesouritetpoursuivitenmeposantuneétrangequestion.

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— Si l’enfant que tu étais rencontrait l’homme que tu es devenu,crois-tu qu’ils s’entendraient bien ensemble, qu’ils pourraient êtrecomplices?

—Quiêtes-vousvraiment?luidemandai-je.—Unhommequirefusaitdegrandir,ungardiend’écoleàquituas

rendusaliberté,ouuneombrequetuasinventéequandtuavaisbesoind’unami, à toide choisir.Mais j’aiunedette envers toi, et je croisquecettenuitseralebonmomentpourl’acquitter.Àproposdebonmoment,tu te rappelles ce que je t’avais dit un jour au sujet des rencontresamoureuses?Jecroisqu’àl’époquetuvivaistapremièredésillusion.

— Oui, je m’en souviens, je n’étais pas très heureux non plus, cejour-là.

—Tusais, lebonmoment,çamarcheaussipourdesretrouvailles.Tudevraisallertraînerderrièremaremise.Jecroisquetuyavaislaisséquelquechose,quelquechosequit’appartenait.Va!Jet’attendsici.

Jemesuis levéet suisalléderrière la cabaneenbois,mais j’avaisbeauregarderautourdemoi,jenetrouvaisriendeparticulier.

J’entendis la voix d’Yves me crier de mieux chercher. Je me suisagenouillé, la lune éclairait suffisamment pour qu’on y voie presquecommeenplein jour,mais toujours rien.Levent semit à souffler,unebourrasque souleva de la poussière et j’en reçus plein la figure. Lespaupières closes, je cherchai un mouchoir pour m’essuyer les yeux etrecouvrerunsemblantdevision.Danslapochedemonblazer,celuiquej’avaisportéunsoirenallantauconcert,jetrouvaiunboutdepapier,unautographesignédelamaind’unevioloncelliste.

Jesuisretournéverslebanc,Yvesnes’ytrouvaitplus,lacourétaitànouveaudéserte.Àlaplaceoùilétaitassis,uneenveloppeétaitcaléesousunpetitcaillou.Jel’aidécachetée, ilyavaitàl’intérieurunephotocopiefaitesuruntrèsbeaupapierqueletempsavaitunpeujauni.

Seulsurcebanc, j’enaireluleslignes.C’estpeut-êtrecettephraseoùmamanm’écrivaitquesonplusgrandsouhaitétaitquejesoisépanouiplustard;qu’elleespéraitquejetrouveunmétierquimerendeheureuxet que quels que soient les choix que je ferais dans ma vie, tant quej’aimeraisetseraisaimé,j’auraisréalisétouslesespoirsqu’ellefondaitenmoi. Ce sont peut-être ces lignes-là qui à mon tour m’ont libéré deschaînesquimeretenaientàmonenfance.

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Chapitre16

Le lendemain, j’ai refermé les volets de lamaison et je suis passé

direaurevoiràLuc.Danslavieillevoituredemamère,j’airoulétoutelajournée. En fin d’après-midi, je suis arrivé dans une petite stationbalnéaire. Je me suis garé devant la digue. J’ai enjambé la chaîne duvieuxphare, je suismonté jusqu’à la coupole et j’ai récupérémon cerf-volant.

Enmevoyantarriver,ladirectricedelapensiondefamilleavaitl’airencoreplusdésoléqueladernièrefois.

—Jen’aitoujourspasdechambre,medit-elleensoupirant.—Celan’aaucuneimportance,jesuisjustevenurendrevisiteàun

devospensionnairesetjesaisoùletrouver.MmePouchardétaitassisedanssonfauteuil,elleselevaetvintàma

rencontre.— Je ne pensais pas que vous tiendriez votre promesse, c’est une

bonnesurprise.Je luiavouaiquecen’étaitpasvraimentelleque j’étaisvenuvoir.

Ellebaissalesyeux,vitlesacquejetenaisdansunemainetjetaunoeilaucerf-volantquejetenaisdansl’autre.Ellemesourit.

— Vous avez de la chance, je ne dirais pas qu’il a toute sa têteaujourd’hui,maisilestplutôtdansunbonjour.Ilestdanssachambre,jevousyemmène.

Nous avonsmonté l’escalier ensemble, elle a frappé à la porte etnoussommesentrésdanslachambredel’ancienmarchanddubazar.

—Vousavezdelavisite,Léon,aditMmePouchard.—Ahoui?Jen’attendspersonne,répondit-ilenposantsonlivresur

latabledechevet.Jem’approchaideluietluimontraimonaigle,enpiteuxétat.Ill’observaunlongmomentetsonvisages’éclaira.—C’estdrôle,j’enavaisdonnéunsemblableàunpetitgarçondont

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la mère était si radine qu’elle refusait de lui faire un cadeaud’anniversaire.Tous les soirs legaminme le ramenaitet le reprenait lematin,pournepaslagênerdisait-il.

— Je vous aimenti,mamère était la plus généreuse des femmes,elle m’aurait offert tous les cerfs-volants du monde si je les lui avaisdemandés.

— En fait, je crois que c’était un bobard qu’il avait inventé,poursuivit levieilhommequinem’avaitpasécouté.Maiscepetitgosseavaitl’airsimalheureuxsanssoncerf-volantquejen’aipaspurésisteràl’enviedeleluioffrir.Ahj’enaivudesgaminsrêverdevantl’étaldemonbazar.

—Vouspourriezleréparer?luidemandai-je,fébrile.—Ilfaudraitleréparer,medit-il,commesiseulelamoitiédemes

phrasesl’atteignait.Danscetétat,iln’estpasprèsdevoler.—C’est exactement ce que ce jeune homme vous demande, Léon,

faitesunpeuattentiontoutdemême,c’estagaçant.—Madame Pouchard, si au lieu de me faire la leçon, vous alliez

m’acheter de quoi rafistoler ce cerf-volant, je pourrais me mettre àl’ouvragepuisquec’est laraisonpour laquellece jeunehommeestvenumerendrevisite.

Léonnotasurunefeuilletoutcedontilavaitbesoin.Jerécupérailalisteetfonçaiàlaquincaillerie.MmePouchardmeraccompagnaàlaporteetme glissa à l’oreille que si je passais par hasarddevant le bureaudetabac,elleseraitlaplusheureusedesfemmes.

Jerevinsuneheureplustard,mesdeuxmissionsaccomplies.Levieuxmarchanddubazarmedonnarendez-vouslelendemain,à

midisurlaplage,ilnepromettaitrien,maisilferaitdesonmieux.J’aiinvitéMmePouchardàdîner.NousavonsparlédeCléaetjelui

ai tout raconté. Alors que je la raccompagnais à la pension, elle m’asouffléuneidéeàl’oreille.

J’ai trouvéunechambredansunpetithôtelducentre-ville.Jemesuisendormiàpeinelatêteposéesurl’oreiller.

***

Àmidi, jemetenaisdevant lagrève.Lemarchanddubazararriva

encompagniedeMmePouchard,pileàl’heure.Ildéplialecerf-volantet

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meleprésentafièrement.Lesailesétaientrafistolées,l’armatureréparéeet même si mon aigle avait un peu l’air éclopé, il avait quand mêmeretrouvéunebelleallure.

—Tupeux lui faire faireunpetitvold’essai,maissoisprudent,cen’estplusunperdreaudel’année.

Deuxpetits«S»etungrand«8».Aupremiercoupdevent,ils’estenvolé.Ledévidoir filaità toutevitesseetLéonapplaudissaità tout-va.Mme Pouchard le prit par le bras et posa sa tête sur son épaule. Il enrougit,elles’excusamaisrestadanslamêmeposition.

—Cen’est pasparce qu’on est veuve, dit-elle, qu’onn’a pas envied’unpeudetendresse.

Jelesairemerciéstouslesdeuxetlesailaisséssurlaplage.J’avaisdelarouteàfaireetj’étaispresséderentrer.

***

J’ai appelémon chef de service, j’ai prétenduque les obsèques de

mamèremeretenaientunpeuplusqueprévu,jereprendraismonserviceavecdeuxjoursderetard.

Jesais,oncommenceparunmensongeetonnesaitpluscomments’arrêter,mais jem’en fiche, chacun a ses raisons et pourune foismoiaussij’avaislesmiennes.

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Chapitre17

Je me suis présenté au conservatoire en début d’après-midi. Le

gardienm’atoutdesuitereconnu.Sagorgeétaitguérie,m’a-t-ilditenmefaisant entrer dans son bureau. Je lui demandai s’il pouvait m’aider ànouveau.

Cette fois, je cherchais où et quand Cléa Norman jouerait sonprochainconcert.

—Jen’ensaisrien,maissivousvoulezlavoir,elleestsalle105aurez-de-chaussée au fond du couloir. Il faudra attendre un peu, à cetteheure-ci,elleenseigneetlescoursseterminentà16heures.

Jen’étaispashabillécommeillefallait.Malcoiffé,malrasé,jemeseraisinventémilleraisonspournepasyaller.Jen’étaispasencoreprêt.Maisjen’aipaspurésisteràl’enviedelavoir.

Sa salle de classe était vitrée, je suis resté quelques instants à laregarderdepuis le couloir, elle enseignait àde jeunes enfants. J’aiposémamain sur la vitre,unde ses élèves a tourné la tête versmoi et s’estarrêtédejouer.Jemesuisbaisséetsuisrepartiàquatrepattescommeunidiot.

J’aiattenduCléadanslarue.Lorsqu’elleestsortieduconservatoire,

elleanouésescheveuxetamarchéverslastationdebussoncartableàlamain. Je l’ai suivie, comme on suit son ombre, la lumière derrière soi.Pourtant,cejour-là,Cléaétaitmaseulelumière,elleavançaitàquelquespasdevantmoi.

Elle est montée dans l’autobus, je me suis assis sur le premierfauteuil et j’ai tourné la tête vers la vitre. Cléa s’est installée sur labanquette arrière. À chaque arrêt j’avais l’impression que mon coeurallaitcesserdebattre.Aprèssixstations,Cléaestdescendue.

Ellearemontélaruesansjamaisseretourner.Jel’aivuepousserlaporte cochère d’un petit immeuble. Quelques instants après, deux

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fenêtressesontalluméesautroisièmeetdernierétage,sasilhouetteallaitdelacuisineausalon,sachambredevaitdonnersurlacour.

J’aiattenduassissurunbancsansquitteruninstantcesfenêtresduregard. À 18 heures, un couple est entré dans l’immeuble, le deuxièmeétage s’est illuminé, à 19 heures, un vieux monsieur qui habitait aupremier. À 22 heures, les lumières de l’appartement de Cléa se sontéteintes. Je suis resté encoreunpeuavantdepartir, le coeur en liesse.Cléavivaitseule.

Jesuisrevenuauxpremièresheuresdu jour.Un joliventsoufflaitsurlematin.J’avaisapportémoncerf-volant.Aussitôtdépliées,lesailesse sont gonflées et l’aigle s’est envolé. Quelques passants s’arrêtaient,amusés,avantdepoursuivreleurchemin.L’aiglerafistolésehissalelongde la façadeet semità fairequelquespirouettesdevant les fenêtresdutroisièmeétage.

Cléa se préparait un thé dans sa cuisine quand elle l’aperçut. Ellen’encrutpas sesyeuxet sa tassedepetitdéjeuneren fit les fraisensebrisantsurlecarrelage.

Quelquesinstantsplustard,laportedel’immeubles’ouvritetCléaavançajusqu’àmoi,mefixantduregard.Ellemesouritetposasamainsurlamienne,paspourlaretenirmaispours’emparerdelapoignéeducerf-volant.

Danslecield’unegrandeville,ellefit faireàunaigleenpapierdegrands«S»etdes«8»parfaits.Cléaavaittoujoursledondelapoésieaérienne.Quand j’aienfincompriscequ’elleécrivait, j’ai lu :«Tum’asmanqué.»

Une femmequi réussitàvousécrire«Tum’asmanqué»avecuncerf-volant,onnepeutjamaisl’oublier.

Lesoleilselevait.Surletrottoirnosombress’étiraientcôteàcôte.Soudain,j’aivulamiennesepencheretembrassercelledeCléa.

Alors, bravantma timidité, j’ai ôtémes lunettes et je n’ai plus euqu’àl’imiter.

Ilparaîtquecematin-là,surunedigue,lalanterned’unpetitphareabandonnés’estremiseàtourner,c’estl’ombred’unsouvenirquimel’araconté.

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Mercià

Pauline.Louis.SusannaLea.EmmanuelleHardouin.Raymond,DanièleetLorraineLevy.NicoleLattès,LeonelloBrandolini,AntoineCaro,ÉlisabethVilleneuve,Anne-MarieLenfant,AriéSberro,SylvieBardeau,TineGerber,LydieLeroy,JoëlRenaudat,ettoutesleséquipesdesÉditionsRobertLaffont.PaulineNormand,NathalieLepage.LéonardAnthony,RomainRuetsch,DanielleMelconian,KatrinHodapp,MarkKessler,LauraMamelok,LaurenWendelken,KerryGlencorse,MoïnaMacé.BrigitteetSarahForissier.