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Le visiteur de l'aube, Betty Neels.

Cinq heures du matin. Quelqu'un frappe à la porte de Catherine.Qui cela peut-il être ? Un vagabond ? Un voleur ? Les coups redoublent. La jeune femme se lève, va ouvrir. Sur le seuil, elle découvre un inconnu, portant un nourrisson dans ses bras…

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre : WHEN TWO PATHS MEET.

© 1988, Betty Neels. © 1990, en France

1.

Maudissant le bruit qui l'avait réveillée, Catherine se réfugia au fond de son lit, couvertures par-dessus tête, bien décidée à se rendormir.

Peine perdue! Quelqu'un frappait de grands coups sourds à la porte d'entrée située sous sa fenêtre. Le laitier? Pas à cinq heures du matin! Un vagabond alors? Ou un voleur en puissance? Mais non! Il se garderait bien d'attirer l'attention en faisant tout ce tapage.

Elle se leva, enfila ses ballerines et passa une robe de chambre. Les coups reprirent. A pas de loup, la jeune femme longea le palier et descendit l'escalier. Le bruit ne semblait pas avoir troublé le sommeil de son frère et de sa femme Joyce qui occupaient une pièce donnant sur l'arrière de la maison, ni — et elle s'en félicita — celui des deux enfants dormant dans une chambre voisine de la sienne.

Déverrouiller la porte d'entrée lui prit quelques instants, mais la prudence lui dicta de laisser la chaîne en place avant de jeter un coup d'œil par l’entrebâillement : un homme se tenait sur le seuil — silhouette sombre et massive dans le petit jour de cette fin d'octobre.

— Soyez gentille, laissez-moi entrer.

La voix grave et posée la rassura, mais elle questionna malgré tout:

— Que voulez-vous?

— J'ai un nouveau-né dans les bras qui risque de mourir de froid si on ne le réchauffe pas au plus vite.

Sans perdre plus de temps elle défit la chaîne et l'homme entra.

— Montrez-moi la cuisine ou n'importe quelle pièce bien chauffée.

— Au fond, lui indiqua-t-elle, tout en refermant la porte à double tour...

Aussitôt, elle regretta son geste. Quelle inconscience! Et si c'était un prisonnier en cavale, un voleur ou pire encore un meurtrier?

Trop tard pour y remédier... L'essentiel n'était-il pas de se hâter vers la douce chaleur que diffusait encore le vieux fourneau de la cuisine?

La bousculant presque, il déposa sur la table le paquet qu'il transportait et avec le plus grand soin dégagea des plis de son manteau un bébé minuscule, calme, trop calme.

Un seul coup d'œil à l'enfant et Catherine se précipita pour tisonner le feu, prenant garde toutefois de ne pas réveiller toute la maisonnée.

— Trouvez-moi une couverture ou un vêtement chaud, ordonna l'homme.

Aussitôt elle monta, légère comme une ombre, et enleva draps et couvertures de son propre lit. Mieux valait ne pas déranger son frère et sa belle-sœur en faisant grincer la porte du placard à linge face à leur chambre.

— Vous ne manquez pas de bon sens, se contenta-t-il de dire quand elle les lui remit. Vous avez de l'eau chaude ?

— Certainement, répondit-elle, se saisissant de la grosse bouilloire en permanence sur le fourneau pour en remplir une petite bassine.

— Bien! Voulez-vous rester ici un instant? Le temps de prendre ma trousse dans la voiture. Je suis médecin.

— J'ai refermé la porte à clef et... si vous passez par celle de derrière, mon frère risque de vous entendre. Je vais aller vous ouvrir.

Il jeta un coup d'œil autour de lui et vit les grandes fenêtres à guillotine. Traversant la pièce, il fit glisser un châssis vitré et, souple, silencieux, disparut d'une seule enjambée... pour réapparaître tout aussitôt; performance étonnante compte tenu de son imposante stature. Catherine, le bébé emmitouflé, serré contre son cœur leva les yeux vers lui.

— Je vois que vous savez vous y prendre, observa-t-il, posant sa trousse sur la table. Et maintenant un brin de toilette ne fera pas de mal à ce jeune homme !

Avec soulagement Catherine vit le petit corps rosir peu à peu.

— Pensez-vous qu'il s'en sortira? demanda-t-elle, tout en lui passant les instruments dont il avait besoin.

— Mon dieu ! Les nouveau-nés sont très résistants. J'ignore combien de temps il a passé dehors.

— Comment peut-on...

Elle s'interrompit et le fixa par-dessus la table, le voyant vraiment pour la première fois. Cheveux blonds, yeux bleus rêveurs, sourcils droits, nez aquilin, bouche ferme et bien dessinée. Quel bel homme c'était! Catherine se sentit soudain en proie à une étrange et merveilleuse émotion, une sorte d'ivresse qui lui coupait le souffle et l'embrasait tout à la fois.

Allons! Il fallait se reprendre, ne rien laisser paraître de son émoi. Aussi se tint-elle silencieuse, debout près du médecin, petite silhouette mince, presque frêle. Le visage aux traits réguliers de la jeune femme était illuminé par d'immenses yeux gris frangés de cils noirs et encadré de longs cheveux châtain clair, trop raides à son goût... De plus elle manquait d'allure dans la robe de chambre lie-de-vin cadeau de Noël de Joyce.

Pourquoi fallait-il justement que le destin ait placé sur son chemin cet homme au charme irrésistible? Ils n'appartenaient visiblement pas au même monde.

Cessons de rêver, se dit-elle en se ressaisissant. Sa voix garda son calme pour lui proposer du thé et lui demander ce qu'il comptait faire du bébé.

— L'emmener à l'hôpital au plus vite et...

Il s'arrêta, fixant quelque chose par-dessus l'épaule de la jeune femme. Catherine se retourna.

Joyce se tenait à l'entrée, son beau visage enlaidi par la colère.

— Catherine! Que signifie tout cela? Aurais-tu perdu la tête?

— Permettez-moi de vous expliquer la situation, madame.

L'autorité qui perçait dans la voix de l'inconnu imposa le silence à Joyce. D'un ton posé, il enchaîna:

— J'ai trouvé un nouveau-né sur le bord de la route à quelques pas de votre maison. Aussi ai-je frappé pour demander de l'aide et il me reste à remercier cette jeune personne pour sa complaisance et son efficacité. Si cela ne vous ennuie pas j'aimerais qu'elle m'accompagne à l'hôpital avec le bébé.

Joyce avait eu le temps de l'observer et changea du tout au tout. Rejetant une longue boucle derrière l'épaule, elle resserra davantage encore son déshabillé autour d'un corps superbe, éclipsant du même coup la pauvre Catherine.

— Vous êtes médecin ! Il faut reconnaître que ceci est bien inhabituel. Je vais vous préparer une boisson chaude. Vous devez en avoir besoin...

Elle lui adressa un sourire charmeur puis avec brusquerie ajouta en se tournant vers Catherine:

— Tu as entendu le docteur. Ne reste pas là! Va t'habiller.

Et dès que celle-ci se fut éloignée, elle poursuivit:

— C'est la jeune sœur de mon mari. Elle vit avec nous, ce qui est loin d'être le rêve évidemment ! Mais il faut bien assumer ses responsabilités. Bon ! Et cette boisson? Que prendrez-vous docteur?

— Désolé, je n'en ai absolument pas le temps, madame...

— Marsh — Joyce Marsh.

— Veuillez m'excuser auprès de votre mari, s'il vous plaît. Je veillerai personnellement à ce que votre belle-sœur rentre sans problème. Ah! Voilà mademoiselle Marsh!

Catherine apparut, simplement vêtue d'un pantalon et d'une veste courte, les cheveux coiffés en chignon. Sans un mot elle ouvrit les bras pour recevoir le bébé, attendit que le médecin prenne son manteau et sa trousse et le suivit dans le couloir.

Minaudant et s'excusant de sa maladresse à cette heure trop matinale, Joyce entreprit avec forces simagrées de leur déverrouiller la porte.

— Attendez ici, ordonna l'inconnu à Catherine. Je vais aller chercher la voiture.

En s'éloignant le long de l'allée, il ne put éviter d'entendre la voix sèche de Joyce enjoignant à sa belle-sœur de revenir au plus vite.

— Je te rappelle que tu dois faire lever les enfants. Je ne vais pas m'en charger.

Il ne fallut que peu de temps au médecin pour installer confortablement Catherine et le bébé dans sa limousine. Surprise, la jeune femme le regarda décrocher le téléphone pour appeler... l'hôpital sans doute. Jusqu'à ce jour, elle n'avait encore vu de voitures ainsi équipées.

D'une conduite souple et rapide, il eut tôt fait de rejoindre la voie à grande circulation qui desservait Salisbury. Puis, évitant le centre ville, il emprunta la bretelle qui menait à l'hôpital et s'arrêta en douceur devant l'entrée des urgences.

On les attendait. A peine avaient-ils franchi le seuil qu'une infirmière s'empara de l'enfant et escortée du médecin et de l'équipe soignante s'engouffra à l'intérieur. Catherine les regarda s'éloigner et ne sachant où se diriger, s'assit dans la salle d'attente espérant qu'on n'allait pas complètement l'oublier.

Mais non ! Dix minutes plus tard une jeune infirmière vint la retrouver et l'invita à la suivre jusqu'à la cantine pour s'y restaurer.

— Mais il faut que je rentre à la maison, commença Catherine.

Elle essayait de ne pas penser à la colère de Joyce en cas de retard.

— Et puis, je n'ai pas d'argent sur moi.

— Ne vous inquiétez pas pour cela. Le docteur Fitzroy m'a chargée de vous dire de l'attendre ici. Il viendra vous y rechercher.

L'instant d'après, elle déposait devant Catherine un plateau bien garni: cornflakes, œufs au bacon, tartines grillées, beurre et confiture sans oublier une pleine théière. Chassant de son esprit Joyce et les enfants, la jeune femme s'installa confortablement dans la cantine encore vide à cette heure matinale et s'attaqua avec appétit au petit déjeuner. Elle finissait tout juste quand le médecin arriva. Souriante, elle leva les yeux sur lui.

— Merci pour cet excellent déjeuner, mais je ne voudrais pas vous déranger davantage en vous obligeant à me ramener.

Le médecin s'assit en face d'elle, ému malgré lui par l'aspect fragile de la jeune femme. Sans doute menait-elle une existence assez monotone sinon difficile auprès d'une belle-sœur qui manifestement ne l'aimait guère.

— Si vous êtes prête, je vais vous reconduire. Votre famille doit commencer à s'inquiéter.

Le cœur battant la chamade, Catherine se leva et suivit le médecin jusqu'à sa voiture. C'en était bien fini de cette belle aventure et probablement la lui ferait-on payer cher. Mais peu importait: ni la méchanceté de Joyce ni l'indifférence de son frère ne pourraient gâcher ses souvenirs ; ce serait son jardin secret.

— Le bébé va bien ? s'enquit-elle une fois en route.

— Oui ! C'est un solide petit gars. Il ne lui manque plus qu'une mère.

— Et si vous ne l'aviez pas vu? Si vous n'étiez pas passé par là?

Catherine frissonna à cette pensée. Le médecin la regarda du coin de l'œil.

— J'espère ne pas avoir trop perturbé votre matinée.

— Oh non ! répondit la jeune femme un peu trop vite, attirant de nouveau sur elle le regard du médecin.

— Vous voilà arrivée. Je vais vous accompagner. Et avant que Catherine ait eu le temps de refuser, il lui ouvrait la portière. La jeune femme le fit passer par la porte de derrière, priant pour que le médecin reparte avant qu'on ne s'aperçoive de son retour. Mais ses vœux ne furent pas exaucés. Une voix stridente de colère leur parvint de la pièce du fond.

— Ah ! ce n'est pas trop tôt ! Monte directement t'occuper des enfants. Il n'est plus temps de déjeuner maintenant.

La porte s'ouvrit à la volée et Joyce apparut. A la vue du médecin elle s'arrêta net... puis reprit tout sourire.

— Ah ! te voilà ma chérie. S'il te plaît, monte voir si les petits sont prêts.

Catherine ne dit rien. Réprimant une envie de pleurer, elle tendit la main au médecin pour le remercier de l'avoir ramenée. Celui-ci la serra d'une poignée ferme et pleine de réconfort.

— C'est à moi de vous remercier, mademoiselle Marsh. Ce bébé vous doit en partie la vie. Et soyez sûre que tout sera fait pour retrouver sa mère.

Catherine lui jeta un dernier regard, essayant de graver ses traits dans sa mémoire avant de s'enfuir à l'étage où on entendait Robin et Sarah pousser des hurlements.

Si les enfants étaient souvent difficiles, la faute en incombait en partie à leurs parents. Joyce n'avait aucune patience à leur égard. Quant à leur père, son travail de directeur d'école absorbait tout son temps. Catherine qui vivait avec eux depuis la mort de sa mère, deux ans auparavant, était chargée de s'en occuper. Et son frère répétait à l'envi que c'était la moindre des choses en échange d'un foyer. Comment s'insurger contre cette situation alors qu'ayant abandonné ses études pour soigner sa mère, ses qualifications pour trouver du travail n'étaient restées qu'à l'état de projets — projets qu'à l'âge de vingt et un ans, elle ne voyait toujours pas comment concrétiser, faute de temps et d'argent. A plusieurs reprises, la jeune femme avait essayé de s'en aller, mais en vain. Ou bien les enfants avaient la rougeole ou Joyce était alitée et se déclarait trop malade pour qu'on l'abandonne... La dernière fois, son frère lui avait rappelé froidement qu'elle leur devait tout et qu'il était de son devoir de rester auprès des enfants jusqu'à ce qu'ils soient en âge d'aller à l'école. Encore deux ans à attendre, se dit-elle avec un soupir en ouvrant la porte de leur chambre sur un véritable champ de bataille. Courant dans tous les sens, Robin et Sarah s'amusaient à se jeter à la figure tout ce qui leur tombait sous la main. Catherine essaya de sourire.

— Bonjour mes chéris. Qui sera prêt le premier aujourd'hui ?

Ils avaient mouillé leur lit. Aussi commença-t-elle par enlever les draps puis leurs pyjamas trempés. Une fois les deux bambins baignés puis habillés, elle les fit descendre à la cuisine.

Joyce s'apprêtait à sortir.

— Je vais chez le coiffeur. Si je ne suis pas rentrée à temps pour le déjeuner, fais-les manger, veux-tu?

Un jour comme les autres en somme. D'abord les enfants, puis la cuisine, ensuite les piles de linge à repasser avec comme bruit de fond la machine à laver qui tournait sans arrêt. Et enfin les lits à faire, les chambres à remettre en ordre... Inutile de s'apitoyer sur son sort mais plutôt se féliciter d'être logée et nourrie, pensa Catherine en vaquant à ses occupations. D'ailleurs son frère ne cessait de lui rappeler qu'avec l'aggravation du chômage, il lui serait difficile de trouver du travail. Quand la jeune femme avait suggéré qu'elle pourrait suivre des cours de secrétariat ou devenir employée de maison, il lui avait rétorqué que les chances d'embauche d'une dactylo inexpérimentée étaient bien minces et que de telles études n'entraîneraient qu'une perte d'argent. Quant aux travaux domestiques, à quoi pensait-elle donc? Il ne tolérerait pas que sa propre sœur aille travailler chez les autres !

— Au moins, je serais rétribuée, avait-elle insisté calmement.

Furieux, il ne lui avait pas adressé la parole de plusieurs jours. Mais ce qui retenait vraiment Catherine auprès d'eux, c'était les enfants. En dehors d'elle, personne ne s'en souciait beaucoup. Joyce, membre actif de diverses associations de bienfaisance, passait le plus clair de son temps à l'extérieur, courant d'une réunion à l'autre, et laissait à sa belle-sœur le soin de faire marcher la maison avec l'aide plus ou moins efficace de Mme Todd, une voisine. Celle-ci, affligée d'un caractère irascible, n'éprouvait guère d'affection pour les enfants et la jeune femme faisait de son mieux pour les tenir à l'écart. Cet après-midi, Mme Todd avait décidé de laver le sol de la cuisine à condition toutefois que ces petits garnements ne viennent pas rôder dans les parages. Aussi Catherine jugea-t-elle plus prudent de les habiller chaudement et de les emmener en promenade. A son grand soulagement la maison était vide à son retour. Mme Todd s'était contentée de laisser un petit mot sec pour rappeler à Joyce que celle-ci lui devait deux semaines de gages. Catherine fit goûter les enfants puis commença à mettre en train le repas du soir. Au moment où elle finissait de laver les légumes, Joyce entra en coup de vent et jeta un paquet sur la table.

— Voilà la viande pour ce soir.

Elle s'apprêtait à s'en aller quand Catherine lui fit remarquer qu'il lui était impossible de s'occuper des petits et de faire la cuisine en même temps. Joyce la regarda d'un œil hostile.

— Ingrate et paresseuse avec ça! lança-t-elle. Mais surprenant le regard blessé de sa belle-sœur, ajouta :

— Bon ! Eh bien je vais préparer le repas puisque c'est trop te demander! Mais décidément, je n'ai pas une minute à moi. Entre la Croix Rouge, Les Petites Sœurs des Pauvres, et la kermesse de l'école primaire on me harcèle de tous côtés. Et pendant ce temps tu te prélasses à la maison. Ce discours, Catherine l'avait entendu maintes fois. Aussi préféra-t-elle ne rien dire.

En baignant les enfants, l'image du Dr Fitzroy lui revint à l'esprit. Sans doute vivait-il dans une de ces vieilles demeures près de la cathédrale de Salisbury, marié à une jolie femme et entouré d'enfants charmants.

A ce moment-là Robin, qu'elle venait de sortir de la baignoire, lui échappa des bras avec force coups de pied et s'enfuit en courant. Par malchance il alla se jeter dans les jambes de son père qui le ramena aussitôt, hurlant et se débattant.

— Vraiment Catherine, tu devrais mieux surveiller les enfants. On ne peut décidément pas te confier de responsabilités. Enfin j'espère que tu finiras par acquérir un peu d'expérience auprès de nous.

Occupée à enfiler une chemise de nuit à une Sarah récalcitrante, elle répliqua sans lever les yeux:

— Epargne-moi tes discours ! Et tu te trompes. J'ai beaucoup appris ici. Comment m'en sortir sans l'aide de l'un ni de l'autre, comment vivre sans un sou en poche...

Maîtrisant l'irritation qui la gagnait, elle reprit calmement :

— Allons! Ne fais pas cette tête là. Inutile de piquer une colère, Henri. Je fais de mon mieux... mais je me demande bien pourquoi !

Sur ces mots, elle souleva la fillette qui n'arrêtait pas de gesticuler et se dirigea vers la chambre, laissant Henri médusé en compagnie d'un Robin hurlant à tue-tête. L'atmosphère du repas ne fut pas plus détendue. Joyce boudait, blessée par les remarques caustiques que son mari avait formulées au sujet de ses talents de cuisinière. Il n'y avait qu'Henri qui parlait en termes choisis, se plaignant de sa journée de travail qui l'avait littéralement épuisé et des efforts harassants qu'il devait fournir pour offrir un certain confort à sa famille. Ce qui déclencha la colère de sa femme. Et elle alors? Ne passait-elle pas tout son temps à prendre contact avec des personnes influentes susceptibles de l'aider, lui, dans sa carrière! Et on voyait bien que ce n'était pas son mari qui se morfondait d'ennui à des réunions interminables... Catherine, assise entre les deux, mangeait en silence. Son esprit vagabondait. Elle se voyait malade... à l'hôpital... et soignée par son héros.

— Catherine! J'aimerais bien que tu écoutes quand on te parle.

La voix de son frère brisa son rêve et la ramena malgré elle à la réalité.

— Robin est un grand garçon maintenant. Tu devrais passer une heure tous les matins à lui apprendre ses lettres.

— Excellente idée, acquiesça-t-elle. Cet enfant s'ennuie, ce qui le rend si turbulent. Et Sarah?

— Elle ne te dérangera pas.

— Ne me fais pas rire. Robin n'écoutera pas un seul mot si elle reste avec nous ! Joyce pourrait peut-être lui consacrer cette heure-là?

— Je ne vois pas comment, riposta celle-ci, quittant la table.

— Le plus simple serait de le laisser au jardin d'enfants le matin en allant à ton école, suggéra Catherine. Cela lui ferait le plus grand bien...

Son frère la regarda d'un air choqué, mais Catherine feignit de ne pas s'en apercevoir. Il ne fut plus question de l'éducation de Robin les jours suivants. Henri montra sa désapprobation devant le manque de coopération de sa sœur par un mutisme rancunier, ce qui ne la gêna nullement. Quant à Joyce, elle n'apparaissait qu'au moment des repas. Mais Catherine avait bien trop à faire pour s'en inquiéter. Ce n'était que le soir dans la tranquillité de sa chambre qu'elle pouvait réfléchir calmement. Sa rencontre avec le médecin l'avait confortée dans son idée de quitter la maison au plus vite et de trouver du travail coûte que coûte. Une semaine plus tard, un soir, alors que la jeune femme s'affairait dans la cuisine, la voix autoritaire de son frère résonna, lui intimant l'ordre d'arriver au plus vite.

Sans prendre le temps d'enlever son tablier, elle se précipita au salon. Il ne pouvait s'agir que des enfants. Ils n'en avaient fait qu'à leur tête toute la journée et devaient continuer à mener la sarabande au lieu de dormir.

— Je suis occupée, et si...

Elle s'arrêta, confuse et ravie à la fois. Le Dr Fitzroy se tenait au milieu de la pièce. De dos à la cheminée, Henri le regardait d'un air buté. Joyce, perchée sur l'accoudoir d'un fauteuil faisait son numéro de charme.

— Le docteur Fitzroy désire te parler Catherine, dit Henri d'un ton compassé.

— Bonsoir Catherine.

Le visage de la jeune femme s'éclaira.

— Oh ! bonsoir. C'est une heureuse surprise. Comment va le bébé?

— Il se porte comme un charme. Y a-t-il un endroit où nous pourrions avoir un petit entretien?

— Vous pouvez aller dans la salle à manger... mais je ne vois pas la raison de tout ce mystère. N'oubliez pas que je suis son frère.

— Je ne l'oublie pas, se contenta de répondre le médecin.

— Bon, bon, bredouilla Henri leur ouvrant la porte de la pièce voisine où régnait un froid humide.

Invitant Catherine à s'asseoir, le médecin se sentit gagné par une légère inquiétude. N'aurait-il pas commis une erreur de jugement? Cette frêle jeune femme serait-elle à la hauteur du travail qu'il se proposait de lui confier? Mais à peine avait-elle tourné vers lui son petit visage résolu que ses doutes s'envolèrent. II se la remémora vive, efficace, pleine de sens pratique, s'acquittant prestement de ses tâches sans poser de questions inutiles.

— J'ai du travail pour vous, déclara-t-il sans préambule. Vous pourrez toujours refuser mon offre bien sûr, mais je pense qu'elle vous conviendra parfaitement. Le visage de Catherine laissa transparaître son émotion mais elle ne l'interrompit pas.

— J'ai parmi ma clientèle un couple de gens âgés qui auraient besoin d'une tierce personne pour s'occuper d'eux. Non pas pour effectuer des travaux ménagers car ils ont déjà une employée de maison, mais quelqu'un qui sache aplanir les petits problèmes quotidiens: lunettes égarées, fil à broder qui roule sous le fauteuil, médicaments à ne pas oublier ; bref quelqu'un qui soit à leurs petits soins. Vous seriez pour eux une compagne parfaite, une source d'animation et de gaieté pendant la journée et une présence rassurante la nuit — discrète mais indispensable.

« Je ne vous en fais pas un tableau bien gai ! Mais ce travail a aussi ses bons côtés. La maison est agréable et donne sur un beau jardin. Vous aurez des moments de liberté tous les jours et jouirez d'une certaine indépendance. Le salaire est de quarante livres par semaine. »

C'était une fortune pour Catherine.

— Mais je n'ai aucune qualification. Henri dit...

— Laissez-moi seul juge, suggéra-t-il calmement. Votre famille vous créera-t-elle des difficultés pour quitter la maison?

— C'est à craindre mais je suis majeure. Si cela ne vous ennuie pas, j'aimerais leur annoncer la nouvelle avant votre départ.

— Au contraire. Qui sait si je n'arriverai pas à persuader votre frère s'il élève quelque objection? Quand vous serait-il possible de rendre visite aux Grainger?

« Tout de suite », aurait-elle crié volontiers, mais elle se contrôla et répondit:

— Quand vous voudrez.

— Parfait ! Dans ce cas je serai ici demain matin à neuf heures. Et si votre entrevue se révèle positive comme je l'espère, que diriez-vous de prendre vos fonctions dès le jour suivant?

Catherine ferma les yeux, pensant à ce qui ne manquerait pas de suivre une fois le médecin parti : cris, humeur exécrable, remarques acerbes... mais ce ne serait après tout qu'un mauvais moment à passer.

— Cela me convient, dit-elle.

La jeune femme se leva pour ouvrir la porte mais le médecin l'avait devancée et la tenait ouverte pour elle. Henri ne l'avait pas habituée à tant de prévenance. Pourquoi se mettre en frais pour une sœur qu'il n'aimait pas particulièrement? Catherine traversa le salon et se campa devant Henri toujours debout près du feu.

— Le docteur Fitzroy m'a offert un travail que je viens d'accepter, dit-elle d'une voix qui se voulait ferme.

Henri s'étouffa.

— Un travail! Quel genre de travail, s'il te plaît? Et les enfants? Tu y as songé?

— Bien sûr! Ce qu'il vous faut, c'est une aide familiale. Après tout, beaucoup de gens en ont. Ou alors, Joyce pourrait laisser tomber quelques-unes des associations dont elle s'occupe...

Indifférent au visage congestionné d'Henri, le Dr Fitzroy prit la parole.

— Votre sœur a les qualités requises pour s'occuper d'un couple de personnes âgées que je soigne. Quand je lui ai demandé de l'aide l'autre matin, j'ai vite été convaincu qu'elle était celle qui leur fallait. Je passerai la prendre demain matin afin qu'elle puisse les rencontrer et j'espère qu'elle pourra commencer son travail le jour suivant.

Joyce s'écria d'une voix aiguë:

— Qui sont ces gens? Nous ne savons rien sur eux. Catherine ne nous a jamais quittés. La maison va lui manquer...

Le regard ironique du médecin l'arrêta.

— Je puis vous assurer que votre sœur sera heureuse chez les Grainger. Et ne craignez rien; ses fonctions ne l'amèneront pas à effectuer de travaux ménagers. Catherine sera pour eux une compagne idéale. Il va de soi qu'elle sera rétribuée. A demain donc!

Comme Catherine le raccompagnait à la porte, il s'enquit :

— Vous croyez que ça ira? Souriante, elle acquiesça.

Il lui tardait de rejoindre sa chambre, de chercher une tenue convenable pour l'entrevue du lendemain. Mais auparavant il lui faudrait supporter les récriminations de son frère. Son départ imminent et la certitude de revoir fréquemment son héros lui insufflèrent le courage nécessaire pour affronter Henri et sa femme.

2.

En dépit de son bel optimisme, l'entrevue qui suivit fut éprouvante. Son aplomb retrouvé, Henri lui asséna bon nombre d'arguments interrompus à tort et à travers par les remarques geignardes et méchantes de Joyce.

Patiente, Catherine l'écouta, puis quand il eut finit, lui fit remarquer avec humour:

— J'aurais pourtant cru que ça te ferait plaisir de ne plus m'avoir à ta charge!

Henri tourna au cramoisi.

— Ton ingratitude m'atteint profondément ; moi qui t'ai donné un foyer, qui ai pourvu à tes besoins matériels...

Elle lui sourit et malicieuse ajouta:

— Mais pense à ce que tu as eu en échange : une employée de maison doublée d'une bonne-d'enfants. Et tout ça sans bourse déliée.

Enhardie à la pensée de sa future indépendance, elle se dirigea vers la porte et avant que son frère ne reprenne son souffle, ajouta:

— Je vais me coucher. Je n'ai pas tout à fait fini la vaisselle mais je suis fatiguée. Bonsoir, tous les deux.

Une fois dans sa chambre, elle s'assit sur son lit en proie à des sentiments contradictoires; à la fois contente de partir, et le cœur pourtant serré de ne pas avoir eu le moindre remerciement, le plus petit témoignage de reconnaissance de la part de Joyce ou d'Henri. Se ressaisissant, elle entreprit de faire ses bagages. En fait, cela ne lui prendrait guère de temps. Sa garde-robe se résumait à peu de choses dont la plupart d'ailleurs étaient bonnes pour les chiffons. Ce tailleur de tweed plus tout neuf, certes, mais bien coupé ferait l'affaire ainsi que cette robe d'étamine de laine au cas où les Grainger s'habillent pour le dîner. Mais c'était peu probable.

Les préparatifs du départ lui apportèrent un certain soulagement et en dépit de la soirée mouvementée le sommeil la gagna dès qu'elle s'allongea.

Quelle bousculade le lendemain matin ! Catherine se leva plus tôt que d'habitude, revêtit son tailleur et enfila des mocassins de cuir. Puis les cheveux ramenés en chignon sur la nuque et le visage discrètement fardé, elle se hâta vers la chambre des enfants.

Pour une fois, ceux-ci se montrèrent de bonne composition et se laissèrent laver et habiller sans rechigner. Catherine leur fit prendre le petit déjeuner dans la cuisine, incapable quant à elle d'absorber quoi que ce soit.

Il lui restait maintenant à préparer celui d'Henri qui n'allait pas tarder à descendre. Ne sachant à quelle heure elle allait rentrer, la jeune femme ne prit aucune disposition pour les repas de la journée. A vrai dire, c'était le moindre de ses soucis pour l'instant. Aussi emmena-t-elle les petits dans la salle de jeux.

Henri se contenta de lancer un petit bonjour aux enfants depuis la porte avant de s'en aller à son travail.

Un grand bruit de casseroles dans la cuisine annonça l'arrivée de Mme Todd. Neuf heures moins dix déjà ! Le Dr Fitzroy n'allait pas tarder à arriver. Il fallait absolument que Joyce soit levée avant son départ.

Catherine frappa à la porte de sa chambre et n'obtenant pas de réponse se décida à entrer.

— Bonjour Joyce. Je m'en vais maintenant. Les enfants ont déjeuné et sont dans la salle de jeux. Je ne sais pas exactement à quelle heure je rentrerai...

Joyce leva la tête, l'air maussade.

— Je ne me sens pas bien. Tu ne peux pas me laisser dans cet état-là. Il faudra que tu repousses ce rendez-vous jusqu'à ce que j'aille mieux.

Catherine jeta un coup d'œil à sa belle-sœur.

— Je vais avertir Mme Todd. Sans doute acceptera-t-elle de s'occuper des enfants. Dans le cas contraire, on peut toujours demander à Henri de rentrer. Il suffit de lui passer un coup de fil.

Joyce se redressa dans son lit.

— Et si tu ne convenais pas à ces gens-là, hein ? Tu te retrouverais sans travail, sans foyer... et ne reviens pas pleurer dans notre giron. D'ailleurs, tu peux faire tes paquets dès maintenant.

Au moment où Catherine sortait de la chambre, Robin et Sarah qui commençaient à s'ennuyer, entrèrent en trombe et se jetèrent sur le lit de leur mère.

La jeune femme referma doucement la porte. Elle n'éprouvait guère d'affection pour sa belle-sœur mais ne pouvait s'empêcher de la plaindre. Les enfants étaient de petits tyrans et la patience n'était pas une des qualités de Joyce. Sans doute exigerait-elle une aide maternelle et Henri ne pourrait qu'accepter. Et cette personne, quelle qu'elle soit, réclamerait un salaire, des jours de congé, des week-ends, des vacances. .. Pauvre Henri ! lui qui détestait dépenser de l'argent !

Quand elle ouvrit la porte d'entrée, le Dr Fitzroy était déjà là. Aussi courut-elle vers la voiture.

— Bonjour! dit-elle, le souffle un peu court et le cœur battant. J'espère que je ne vous ai pas fait attendre.

— Allez, montez.

Elle s'installa près de lui.

— Un peu anxieuse? s'enquit-il. Vous vous inquiétez bien à tort.

Il lui fit un sourire rassurant, observant avec une indulgence amusée son tailleur démodé et ses chaussures à talons plats. Mais après tout, ainsi vêtue, elle plairait beaucoup aux Grainger, pensa-t-il. D'ailleurs il était prêt à parier qu'ils tomberaient sous le charme de sa voix bien timbrée et apaisante, et ne prêteraient que peu d'attention à ses vêtements.

— Je vais vous parler des Grainger, dit-il tout en conduisant. Ils approchent tous deux de leurs quatre-vingts ans. Lui, irascible à ses heures quand il ne peut en faire à sa tête, a quelques problèmes cardiaques mais ne veut pas le savoir. Mme Grainger est une petite femme douce qui se laisse régenter avec bonne humeur. Bien qu'elle souffre d'arthrite, elle ne s'en plaint jamais. Ils sont très dévoués l'un à l'autre. Leur fils unique est mort dans un accident il y a quelques années, leur laissant une petite fille...

Quelque chose dans la voix du médecin retint l'attention de Catherine. Cette petite fille — jeune femme maintenant probablement — devait lui être quelqu'un de cher ; ce qui expliquait l'intérêt qu'il portait aux Grainger.

Elle se sentit soudain étrangère au monde de son héros. Dès le début de leur rencontre, elle avait su que l'attirance qu'elle ressentait pour lui ne pourrait être réciproque. Néanmoins, la jeune femme en éprouva un sentiment de dépit. Tout à coup, Catherine s'aperçut qu'elle n'avait pas écouté ce qu'il lui disait.

— Pardon, dit-elle. Vous m'avez demandé quelque chose?

Se faufilant dans le flot de la circulation qui affluait en direction de Salisbury, il répondit:

— Vous aurez du temps libre tous les jours mais il ne faut pas vous attendre à un horaire très régulier. J'espère que cela ne compliquera pas trop vos sorties et vos rendez-vous...

— A qui donnerais-je rendez-vous? Je ne connais personne.

Mais ne voulant pas qu'il s'apitoie sur son sort, elle reprit d'un ton plus enjoué:

— En fait, ça ne me dérange pas.:, et puis, c'est une excellente façon d'éviter la monotonie.

— Voilà un détail de réglé alors! Mais n'aurez-vous pas quelques achats vestimentaires à faire en arrivant?

Devant l'air gêné de Catherine, il s'en voulut de sa remarque.

Pourtant dans son for intérieur elle partageait son avis et se promettait de regarnir sa garde-robe dès que ses moyens le lui permettraient.

Ils rentraient dans Salisbury. Déjà, on apercevait la cathédrale dont la haute flèche dominait la vieille cité. Catherine aimait particulièrement son enclos, véritables oasis de verdure au cœur de la ville.

Quand le médecin s'arrêta devant l'une des vénérables demeures accolées à celui-ci, la jeune femme s'écria :

— Oh ! c'est ici... J'ai toujours adoré ce quartier si pittoresque.

A peine avait-il tiré la sonnette, que la porte s'ouvrit sur une femme d'un certain âge dont la tenue sobre n'égayait en rien l'aspect sévère.

— Bonjour, docteur, dit-elle d'un ton peu engageant.

— Ah! Madame Dowling! Voici mademoiselle Marsh. M. et Mme Grainger nous attendent.

Au bonjour peu gracieux de la gouvernante, Catherine répondit par un sourire mal assuré.

— Suivez-moi, dans ce cas-là, dit-elle, d'un air bougon.

L'entrée ouvrait sur un dédale de couloirs et un escalier d'une douzaine de marches qu'ils empruntèrent pour gagner une petite galerie. Mme Dowling ouvrit une des portes et les précéda dans une pièce spacieuse située à l'arrière de la maison. Celle-ci donnait sur un jardin merveilleux, bien plus grand qu'on pouvait s'y attendre.

Au bruit, les deux occupants se retournèrent. Le vieil homme s'écria:

— Ah! c'est vous, Jason! Avec la jeune demoiselle...

Il regarda Catherine par-dessus ses lunettes.

— Bonjour, ma chère. N'allez-vous pas trouver ça d'un ennui mortel de venir dorloter deux vieillards comme nous?

— Je le ferai avec plaisir si vous voulez bien de moi...

— Regarde-la, ma chérie, dit-il s'adressant à sa femme assise en face de lui.

Celle-ci, toute menue au fond de son grand fauteuil, étudia Catherine et acquiesça.

— Je crois qu'elle sera très bien, répondit-elle d'une voix étonnamment forte. Mais comme elle a l'air jeune et fragile !

— Je suis plus robuste que j'en ai l'air, déclara Catherine avec une légère appréhension.

— Et elle ne manque pas de compétence, ajouta le médecin.

— Je ne voudrais pas paraître indiscrète, reprit Mme Grainger, mais nous avons eu des déconvenues avec l'une de nos employées. Ce n'était que sorties en discothèque tous les soirs et perpétuel défilé de jeunes gens... A propos, avez-vous un petit ami?

Catherine rit franchement et avoua que non.

— Par ailleurs, je n'ai encore jamais mis les pieds dans une discothèque.

Les deux octogénaires échangèrent un petit signe de connivence.

— Bien! Pourriez-vous commencez immédiatement?

Catherine leva les yeux vers Jason qui répondit pour elle:

— Je vais ramener Catherine chez elle, lui laisser le temps de faire ses valises et j'irai la reprendre vers dix-huit heures. Et maintenant, je vous quitte un instant, le temps d'échanger quelques mots avec Mme Dowling.

Mettant son absence à profit, M. et Mme Grainger pressèrent la jeune femme de questions auxquelles elle répondit de bonne grâce. Il allait de soi que son travail ne consisterait pas à faire salon, mais en allées et venues incessantes, de jour comme de nuit sans doute. Cependant depuis la mort de sa mère c'était la première fois qu'elle retrouvait cette atmosphère chaleureuse qui lui avait tant manqué.

Sur le chemin du retour, alors que Catherine se laissait aller à une douce rêverie, le Dr Fitzroy déclara :

— Eh bien, Catherine ! Il y a tout lieu d'être satisfait de cette entrevue. J'aimerais que vous soyez présente lors de mes visites deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, vers les onze heures en général. Trouverez-vous difficile de vous adapter à votre nouvelle vie?

— Je suis sûre que non. Mais je n'arrive pas encore à y croire. Tout ceci est arrivé si vite...

— C'est un peu vrai. J'espère cependant que vous ne regretterez pas votre décision, car ce travail n'est pas toujours de tout repos.

Arrêtant sa voiture devant le portail des Marsh, il enchaîna :

— Je vais vous accompagner. Cela me permettra de saluer votre belle-sœur.

Elégante à souhait, Joyce les attendait au salon, indifférente au tapage qui provenait de la chambre des enfants.

— Ah, Catherine ! Veux-tu monter voir ce que font Robin et Sarah? Ils m'ont épuisée...

Se tournant vers le médecin, elle lui adressa un sourire charmeur qui sembla le laisser impassible.

— Bonjour madame. J'ai le plaisir de vous annoncer que M. et Mme Grainger ont engagé mademoiselle Marsh et l'attendent dès ce soir. Je passerai donc la prendre à dix-huit heures. D'ici là, je suis sûre que vous ferez en sorte de lui laisser le temps de faire ses bagages.

Se retournant vers Catherine, il ajouta:

— Vous serez prête à cette heure-là?

— Certainement, répondit-elle, le visage rayonnant.

— Prendrez-vous une tasse de café, docteur? proposa Joyce.

— Je vous remercie, mais je dois me rendre à l'hôpital.

En partant, Jason donna une petite bourrade amicale à Catherine.

— Allez! Ne vous faites pas de soucis. Si vous n'avez pas une minute à vous de la journée, je vous aiderai à boucler vos valises ce soir. Je bénis le jour où j'ai frappé à cette porte. Voilà des semaines que je cherchais quelqu'un comme vous...

A ces mots, le cœur de la jeune femme s'affola mais se serra aussitôt quand il ajouta:

—... pour les Grainger.

Catherine resta sur le pas de la porte quelques instants, se reprochant sa sentimentalité. Maintenant, il lui fallait s'armer de courage avant de rejoindre Joyce qui ne manquerait pas de lui faire une scène désagréable. Elle ne se trompait pas.

La jeune femme laissa passer l'orage et quand la colère de sa belle-sœur s'apaisa, elle lui fit remarquer calmement :

— Après tout, tu es la mère de Robin et de Sarah. Si tu ne veux pas t'en occuper, libre à toi. Henri a les moyens de te faire seconder.

Là-dessus, elle monta mettre la dernière main à ses bagages. A peine avait-elle eu le temps de boucler ses valises, que Mme Todd l'appelait depuis l'entrée.

— Mme Marsh est partie, et ces petits gredins ne veulent pas sortir de ma cuisine.

Catherine se changea rapidement et descendit aussitôt. Sentant qu'il se passait quelque chose, les enfants étaient déchaînés.

— Madame Todd, aidez-moi à préparer quelques sandwichs. Je vais les emmener en pique-nique. Le temps n'est pas très beau mais ainsi vous ne les aurez pas dans les jambes.

Une demi-heure plus tard, les enfants gambadaient et s'en donnaient à cœur joie le long des sentiers. La jeune femme soupçonna Joyce de s'être absentée pour la journée avec l'arrière-pensée de l'obliger à retarder son départ. Elle savait bien que jamais Catherine ne laisserait les enfants seuls.

Après avoir déjeuné à l'abri du vent, ils reprirent le chemin de la maison ; Robin et Sarah saoulés de grand air, ne firent aucune difficulté pour se changer et prendre leur goûter.

Ce fut à ce moment-là qu'Henri rentra et Catherine se hâta de le mettre au courant de la situation.

—... Les enfants sont en pyjama. Il ne te restera plus qu'à les coucher. Le Dr Fitzroy passe me prendre à dix-huit heures.

Henri la regarda d'un air égaré.

— Tu ne peux pas partir comme ça ! Mais les enfants... le repas...

Il l'avait traitée comme une sorte de domestique ces deux dernières années, mais Catherine ne lui en tenait pas rigueur.

— Enfin Henri ! On en a déjà assez parlé. Et c'est mieux ainsi, avoue-le. Trouve une personne capable pour aider Joyce ou alors persuade-la d'abandonner quelques-unes de ses obligations extérieures.

— Ces décisions m'incombent, rétorqua-t-il de ce ton pompeux qui avait le don d'irriter sa sœur. Pendant que tu es encore là, profites-en pour coucher les enfants.

— Voyons Henri ! Il est bien trop tôt. De plus, j'ai encore quelques petites choses à faire. Pourquoi ne leur lis-tu pas une histoire?

Outragé, il la regarda sortir de la pièce. Catherine descendait ses valises quand la voix plaintive de Joyce signala son retour.

— Je suis morte de fatigue et rien n'est fait ici. II faudra que ta sœur reste jusqu'à ce que l'on trouve quelqu'un pour m'aider.

Fort heureusement, on sonna à ce moment-là. Catherine dévala les escaliers pour aller ouvrir et poussa un soupir de soulagement en apercevant la silhouette massive et rassurante du médecin.

— Je suis prête, murmura-t-elle. Il ne me reste plus qu'à dire au revoir.

— Très bien! Je vous accompagne.

Civilité dont Catherine aurait pu se dispenser car Joyce lui tourna le dos et Henri, l'air furibond, se lança dans une diatribe sur l'ingratitude des gens qui abandonnaient sans vergogne de jeunes enfants...

— Encore heureux qu'ils ne soient pas orphelins ! coupa le Dr Fitzroy d'une voix égale où perçait une ironie mordante.

Catherine abrégea les adieux et, silencieuse, monta dans la voiture.

Elle n'allait pas se mettre à pleurer maintenant... Pourtant une impression de profonde solitude l'étreignit soudain.

— Allez ! lui dit le médecin d'un ton enjoué ; on ne choisit que ses amis. Et d'ici peu vous n'en manquerez pas.

Puis il ajouta avec beaucoup de gentillesse :

— Ne pleurez pas Catherine. Pensez plutôt à l'accueil chaleureux qui vous attend.

La jeune femme se ressaisit.

— Veuillez m'excuser. Vous avez raison. Mais ces deux dernières années ont été difficiles et complètement... gâchées

— Vous êtes jeune, Catherine. J'ai trente-six ans et ce n'est pas deux ans que j'ai gâchés mais bien plus... Avec un peu de recul, vous vous apercevrez qu'on en retire toujours quelque chose. Et ce ne sera bientôt qu'un mauvais souvenir.

Elle aurait tant souhaité rester auprès de cet homme qui savait si bien redonner confiance. La certitude de le revoir souvent la consola néanmoins.

— Je vois que ça va mieux, observa-t-il. Je ne ferai que vous déposer chez les Grainger. Comme ils dînent à vingt heures, cela vous laissera le temps de vous installer. Le repas servi, Mme Dowling aime disposer de ses soirées, aussi est-ce vous qui leur porterez leur infusion et tout ce dont ils auront besoin pour la nuit. Le matin, Mme Dowling leur monte le thé vers sept heures trente mais je ne pense pas que vous aurez droit au même traitement de faveur. Il faut dire que c'est une grande maison, qu'elle dirige d'ailleurs fort bien. Mais maintenant que les Grainger deviennent de plus en plus dépendants, c'est trop lui demander. Les perpétuels va-et-vient finissent par avoir raison de sa résistance physique.

— Mon arrivée ne la contrarie pas, vous croyez?

— Je ne pense pas. Mais voilà plus de vingt ans qu'elle vit avec eux et vous comprenez parfaitement qu'elle ait ses petites habitudes.

La ville avait repris son aspect paisible après les encombrements de la journée. Ils parcoururent rapidement la Grand Rue et sitôt la Porte Nord franchie, Catherine eut l'impression de remonter le temps, de changer d'époque à la vue de la fière cathédrale gothique au milieu de son enclos et des vieilles demeures groupées à distance respectable comme pour ne pas lui porter ombrage.

M. et Mme Grainger les attendaient devant une belle flambée; lui, lisant le journal, elle, à sa broderie.

La voix sonore de la vieille dame les accueillit d'un joyeux:

— Ah ! les voilà !

Puis, s'adressant en souriant à Catherine:

— Je suis soulagée que vous soyez là, ma chère enfant. Dites-moi comment je dois vous appeler?

— Par son nom, bien entendu ! observa son mari.

— Catherine, dit-elle.

— C'est un bien joli nom! Vous appelle-t-on Cathie?

— C'était le petit nom que me donnait ma mère... La vieille dame se tourna vers Jason.

— Cette jeune personne me plaît beaucoup. Je crois que nous allons parfaitement nous entendre.

M. Grainger posa son journal.

— Soyez la bienvenue dans notre maison, dit-il d'un ton bourru. On n'a pas souvent l'occasion de voir de la jeunesse, à part Judith, notre petite-fille. Mais... elle a sa propre vie et fait bien d'en profiter.

Il jeta un coup d'œil interrogateur à Jason.

— L'avez-vous vue récemment?

— Nous devons nous retrouver à un dîner, ce soir.

— Sauvez-vous vite alors au lieu de perdre votre temps avec deux antiquités!

Après le départ de Jason, Mme Dowling accompagna Catherine à l'étage supérieur et lui montra la chambre qui lui était destinée. C'était une pièce spacieuse, agréablement meublée qui donnait sur le jardin.

— La salle de bains est au fond, déclara la gouvernante. Le dîner est à huit heures, aussi vous avez le temps de défaire vos bagages. Descendez quand vous serez prête et je vous ferai faire le tour de la maison comme Mme Grainger m'en a priée... quoiqu’avec le repas... le moment soit mal choisi.

— Et si je venais tout de suite ? proposa Catherine. J'aurais bien le temps de ranger mes affaires avant de me coucher.

Le visage de Mme Dowling s'adoucit. Cette jeune personne n'était pas si déplaisante après tout. Et elle n'affichait pas d'airs supérieurs comme ces mijaurées qui se croient tout permis sous prétexte d'un joli minois et de vêtements dernier cri !

— Ça me convient, mademoiselle.

— Appelez-moi Catherine, proposa la jeune femme en souriant.

Perplexe, Mme Dowling se croisa les bras sur la poitrine.

— Eh bien ! Je ne sais pas trop ! Je vous appellerai mademoiselle Catherine si ça vous va?

— A votre convenance, madame Dowling. Elles firent le tour des chambres et salles de bains, sans omettre l'office qui donnait sur la galerie.

— Vous pourriez y préparer des boissons chaudes. M. et Mme Grainger en prennent en cas d'insomnies et ça leur arrive assez souvent... Mais le docteur vous aura sans doute mise au courant. Ah, c'est un homme dévoué et compétent! Peut-être bien qu'il vient un peu plus souvent qu'à son tour maintenant qu'il s'est amouraché de mademoiselle Judith.

Mme Dowling termina sa visite par le rez-de-chaussée.

— Mon dieu ! Il est presque huit heures, s'exclama-t-elle. Il faut que je retourne à mes fourneaux. Filez faire un brin de toilette et rejoignez les Grainger au salon. Vous savez où c'est maintenant.

— Oui, merci madame Dowling. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je vous aide ?

— Vous aurez assez à faire sans ça, croyez-moi. Mme Dowling regarda Catherine monter vers sa chambre. Une bien gentille jeune femme, pensa-t-elle, et pas dédaigneuse avec ça.

Quand Catherine descendit, M. et Mme Grainger l'attendaient auprès du feu. Elle leur servit un doigt de porto, accepta elle-même un verre, et échangea quelques menus propos jusqu'à ce que Mme Dowling vienne annoncer que le repas était servi.

A partir de ce moment-là, le temps passa très vite. Les Grainger adoraient bavarder. En fait, la plupart du temps, ils parlaient tous les deux à la fois, se coupant vivement la parole. A dix heures, Catherine alla chercher leur lait chaud, puis accompagna la vieille dame jusqu'à sa chambre.

— Vous voyez cette sonnette, Catherine? C'est au cas où j'aurais besoin de vos services pendant la nuit. Il y en a une près du lit de mon mari également. Je dois dire que c'est un réconfort de vous savoir à côté. Bonne nuit mon enfant. Dormez bien.

Une fois dans sa chambre, Catherine défit ses bagages et s'offrit le luxe de traîner dans son bain. Pas un seul instant de la soirée, elle n'avait pensé à sa famille... Elle en fut un peu confuse. Mais cette pensée ne l'empêcha pas de sombrer dans le sommeil, sitôt la tête sur l'oreiller.

Le lendemain soir, la jeune femme, quoique exténuée, essaya de faire le point sur la journée écoulée. Pas trop mal, pensa-t-elle, somnolente. Lors de sa visite, le médecin était resté très professionnel mais lui avait fait comprendre qu'elle s'en sortait bien.

Comme beaucoup de personnes âgées, M. et Mme Grainger étaient exigeants et avaient leurs petites manies mais paraissaient fort apprécier sa présence. Même Mme Dowling semblait se détendre.

Catherine n'avait pas encore pu mettre le nez dehors, occupée à mille et une choses. Montant pour la dixième fois l'escalier, elle commença à comprendre Mme Dowling qui se plaignait parfois de ses pauvres jambes... Mais dans l'ensemble, le bilan était très positif.

Tout dans cette maison lui plaisait: son charme suranné, l'éclat de l'argenterie sur les dessertes, la délicatesse des porcelaines, jusqu'au rythme lent de la journée. Avant la fin de la semaine, elle se sentait déjà chez elle.

Ces deux derniers jours, la jeune femme avait pu s'esquiver pendant que M. et Mme Grainger se reposaient après le déjeuner. Elle avait mis ses escapades à profit pour faire du lèche-vitrine. Ce samedi après-midi, ses gages de la semaine en poche, elle avait couru jusqu'aux grands magasins et presque dépensé tout son avoir en lingerie.

Très méthodique, Catherine s'était fait une liste des vêtements qu'elle comptait acheter. Quelle satisfaction de biffer la première ligne! La semaine prochaine, elle se promettait de dénicher une jolie petite robe et... pourquoi pas un pyjama qui remplacerait ses longues chemises de coton qu'elle avait prises en horreur.

Le dimanche, les Grainger allaient à l'église. C'était pour eux toute une expédition car ils tenaient absolument à s'y rendre à pied. Ce matin-là, à petits pas menus, pendus au bras de Catherine, ils traversèrent lentement l'enclos. Fort heureusement, un soleil vif avait eu raison de la gelée matinale. Avec la même lenteur, ils remontèrent la nef de la cathédrale jusqu'au banc qu'ils occupaient depuis toujours.

Catherine, qui n'y était pas venue depuis des années en éprouva un contentement profond. De sa place, près de la chaire, elle jouissait d'une vue splendide sur le magnifique ensemble architectural. Elle se faisait une joie de pouvoir y revenir à son gré ; la maison n'étant qu'à cinq minutes.

Ils sortaient de la messe quand le Dr Fitzroy vint les rejoindre. Il n'était pas seul. Une belle jeune femme élancée et vêtue avec élégance l'accompagnait.

Judith, sans doute, pensa Catherine ressentant immédiatement une légère aversion contre elle.

C'était bien elle!

— Mes chéris ! s'écria-t-elle, embrassant ses grands-parents avec effusion. Comme je suis contente de vous voir! Vous avez une mine superbe.

Quand le Dr Fitzroy présenta Catherine, Judith tourna vers elle des yeux d'un bleu intense.

— Ah ! Voici l'oiseau rare que Jason vous a déniché.

— Je n'y suis pour rien, répondit-il. Catherine m'est plus ou moins

tombée dans les bras... Un don du ciel, si vous voulez. r

Il sourit à Catherine qui rougit et en fut d'autant plus mortifiée.

— Tout se passe comme vous voulez? s'enquit-il. Pas de problèmes?

— Aucun docteur, balbutia-t-elle, d'une voix enrouée par l'émotion.

— Et comment pourrait-il en être autrement, intervint Judith dont le rire fusa. Voici les deux personnes les plus adorables que je connaisse.

Elle embrassa de nouveau ses grands-parents, adressa un sourire radieux à Catherine et prenant d'autorité le bras de Jason déclara:

— Nous allons être en retard. Partons vite.

Ils s'éloignaient à peine, que la voix claire de Judith arriva jusqu'à eux:

— Très bien, cette petite mais... plutôt vieux jeu et d'un terne... C'est une chance pour elle que mes grands-parents lui aient offert ce travail...

La réponse du médecin, si réponse il y eut, se perdit dans le vent. Catherine réprima un violent désir de s'enfuir, de ne plus revoir ni les uns ni les autres. Puis son bon sens naturel reprit le dessus. Oui, ce travail était une chance et elle allait tout faire pour le garder n'en déplaise à Judith.

3.

Novembre s'était installé avec son cortège de nuages bas qui filaient à travers le ciel, pourchassés sans relâche par un vent violent.

Les Grainger ne s'aventuraient plus au-dehors. Catherine leur faisait la lecture ; journaux pour lui, romans pour elle, ou disputait parfois une partie d'échecs avec le vieil homme. Le cas échéant, elle n'hésitait pas à seconder Mme Dowling dans son travail. Celle-ci finit, à son corps défendant, par lui laisser le soin de faire le va-et-vient entre la cuisine et la salle à manger ou de monter le plateau du petit déjeuner. Si son visage gardait cet air revêche, ses manières en revanche s'étaient considérablement radoucies. Ne sentant pas son autorité menacée, elle appréciait l'aide efficace de la jeune femme.

Deux semaines après son arrivée, la gouvernante lui fit l'insigne honneur de l'inviter à prendre le thé à la cuisine tous les matins. Confortablement installée à la grande table en pin, la jeune femme appréciait cette mise en train de la journée, tout en écoutant Mme Dowling lui exposer ses points de vue sur la vie en général et les problèmes domestiques en particulier.

Mais le meilleur moment de la journée était sans conteste les deux heures de liberté dont elle jouissait au début de l'après-midi. Impossible de s'ennuyer dans un cadre aussi exceptionnel. Catherine se prit de passion pour l'histoire de la ville et alla compulser les manuscrits anciens conservés à la bibliothèque de la cathédrale. Puis, ses promenades la conduisirent le long des rues étroites qui bordaient l'enclos, à la découverte de vieilles demeures pittoresques. S'arrêtant devant un magnifique exemple d'architecture géorgienne, elle se dit que c'était là qu'elle aimerait vivre. Et pourtant, la maison des Grainger lui plaisait beaucoup, mais... qu'adviendrait-il s'ils venaient à disparaître? Selon toutes probabilités, Judith en serait l'héritière. Mais elle n'aurait sans doute que faire de la propriété et de Catherine à fortiori!

Car d'ici là, elle aurait épousé le Dr Fitzroy qui devait certainement avoir une maison à lui. En fait, Catherine ne pouvait rien avancer à ce sujet, n'en sachant pas plus en ce qui le concernait, que le premier jour de leur rencontre.

A la fin de sa deuxième semaine, la jeune femme fit l'acquisition d'une sage robe grise agrémentée d'un col blanc et d'une ceinture assortie.

Voilà qui ferait l'affaire en attendant mieux, se dit-elle.

Le soir même, Catherine l'étrenna. Virevoltant devant la psyché de sa chambre, elle fut charmée de l'image que lui renvoyait le miroir.

Au dîner, le compliment que lui adressa Mme Grainger sur sa tenue lui alla droit au cœur.

Si seulement le Dr Fitzroy était là! se disait-elle, aidant la vieille dame à remonter les mailles de son tricot. Et comme un fait exprès, Mme Dowling entra au même moment et annonça ce dernier.

Il apportait un livre qu'il leur avait promis et ne resta qu'un bref instant. En partant, le médecin s'arrêta à la porte et s'enquit, courtois et légèrement distant, à son habitude :

— Tout va bien, Catherine?

— Très bien, docteur.

— Parfait ! Il doit vous tarder d'aller acheter quelques jolis vêtements... Je suis sûr que si je le lui demandais, Judith se ferait un plaisir de vous conseiller. Elle connaît toutes les bonnes adresses.

S'acheter quelque chose dans une boutique recommandée par Judith! Jamais de la vie, se jura-t-elle... même si elle en avait les moyens:

L'air calme mais la rage au cœur, elle murmura:

— C'est très gentil.

Cependant le regard noir qu'elle lui lança en même temps démentait l'impassibilité du visage et ne manqua pas d'intriguer le médecin.

— Si vous voulez rendre visite à votre frère, reprit-il, je pourrais très bien vous y conduire.

— Je vous remercie, mais je n'ai pas l'intention d'y aller pour le moment.

Elle n'allait pas lui dire que ses lettres étaient restées sans réponse, et que Joyce avait déclaré qu'elle se moquait bien de ne plus la revoir.

Dans l'intimité de sa chambre, Catherine se regarda longuement dans la glace.

Elle était bien, sa robe ! Bon marché d'accord ; mais seyante tout de même ! Et pratique... Qu'aurait-elle fait d'un vêtement haute couture ici, d'ailleurs? Elle l'avait achetée et la porterait, que ça plaise ou non, se promit-elle, prête à relever le défi.

Mais que le Dr Fitzroy attende qu'elle en ait les moyens et alors elle lui montrerait qu'elle aussi, savait s'habiller. Elle le forcerait à se retourner sur son passage...

Elle allait s'endormir sur ces plaisantes perspectives quand M. Grainger sonna.

— Ah, Catherine! Je souffre d'insomnie. Pourriez-vous me préparer une tisane, s'il vous plaît?

Une autre semaine se passa, ponctuée par les brèves visites du médecin. Judith, merveilleusement élégante dans un manteau bien coupé et chaussée de hautes bottes de cuir, fît une apparition éclair. Elle arriva après le déjeuner, au moment où le vieux couple s'apprêtait à faire un petit somme réparateur. Elle sortait de chez son coiffeur, expliqua-t-elle et n'avait pas pu résister à l'envie de venir prendre de leurs nouvelles ; ce qui ne l'empêcha pas de couper la parole à son grand-père dès que ce dernier commença à l'entretenir de ses malaises.

— Vous êtes solide comme un roc, grand-père, protesta-t-elle en lui donnant une brève accolade.

Se perchant sur le bras de son fauteuil, elle continua :

— Laissez-moi plutôt vous parler de la soirée à laquelle je suis invitée ce soir.

— Tu y vas seule? demanda sa grand-mère.

— Bien sûr que non! J'ai demandé à Jason de m'y accompagner. Ça lui fera le plus grand bien. Entre ses consultations et l'hôpital, on ne le voit plus. Quelle vie ennuyeuse !

Judith s'en alla en coup de vent, comme elle était venue, laissant flotter dans la pièce une capiteuse odeur de parfum.

Cette visite laissa M. et Mme Grainger fébriles et ils eurent bien du mal à trouver le sommeil. Il ne restait qu'une petite heure à Catherine. Il lui fallait se dépêcher si elle voulait en profiter.

Son vieil imperméable jeté sur l'épaule, un foulard noué à la hâte sur les cheveux, elle s'en fut en courant jusqu'au centre ville avec l'idée précise d'acquérir un nouveau vêtement de pluie.

Bonne aubaine ! Dans la galerie marchande, elle dénicha une jolie gabardine à sa taille. Avec l'argent qui lui restait, la jeune femme ne résista pas à l'achat d'un petit feutre vert qui lui allait à merveille. Au pas de course, elle traversa l'enclos et laissant tomber — avec quelle joie — son vieil imperméable dans la poubelle du jardin, rentra en trombe dans la cuisine. Mme Dowling, fidèle au poste, préparait le thé.

— Encore des dépenses! mademoiselle Catherine. L'argent vous brûle les doigts, on dirait!

La jeune femme, jetant un petit coup d'œil satisfait dans la glace de la cuisine tint à se justifier:

— Vous voyez! Je n'ai acheté aucun vêtement depuis deux ans et par conséquent, je n'ai presque rien à me mettre. Vous ne voulez pas que je fasse honte à la maison !

Puis se décidant à retirer son chapeau, elle ajouta avec une ferveur enfantine:

— Pourvu qu'il pleuve dimanche!

Quelques jours plus tard, M. Grainger se plaignit de malaise — malaise que Catherine attribua à un repas trop copieux, auquel le vieil homme avait fait honneur. Aussi lui fit-elle prendre ses cachets pour la digestion. Installé confortablement près du feu, il ne tarda pas à s'endormir.

Il pleuvait. Catherine renonça à ses deux heures de liberté pour tenir compagnie à Mme Grainger et lui lire un roman que la dame affectionnait tout particulièrement. Quand son mari se réveilla, tard dans l'après-midi, il se déclara dispos et après s'être rafraîchi, prêt pour le dîner.

Mme Dowling était un cordon-bleu. Au menu de ce soir-là, elle avait inscrit un cocktail de crevettes, une grillade accompagnée d'une jardinière de légumes, et comme dessert une délicieuse charlotte dont elle avait le secret.

Après le repas, ils jouèrent tous les trois aux cartes, puis Catherine leur porta une tisane. Une fois Mme Grainger installée dans son lit, la jeune femme alla souhaiter une bonne nuit à son mari. Alarmée par le teint cireux et la respiration sifflante du vieil homme, elle s'inquiéta de son état de santé.

— Bien sûr que je vais bien, répondit-il d'un ton si irrité qu'elle s'empressa de le laisser.

Se réveillant sans raison apparente pendant la nuit, un sentiment d'urgence poussa Catherine à descendre sans bruit et à jeter un coup d'œil, d'abord dans la chambre de la vieille dame qui dormait paisiblement, puis dans celle de son mari. La veilleuse était allumée et celui-ci, adossé à ses oreillers, luttait pour reprendre sa respiration.

Le Dr Fitzroy lui avait dit que son vieux patient souffrait d'angine de poitrine depuis de nombreuses années. Allait-il avoir une attaque cardiaque sous ses yeux?

Avant de se précipiter sur le téléphone, la jeune femme eut le bon sens d'ouvrir une fenêtre pour aérer la pièce surchauffée, puis essaya de rassurer le malade.

— Ça va passer, Monsieur Grainger. Calmez-vous. Je vais appeler le médecin.

Elle descendit au rez-de-chaussée et chercha son numéro. Il lui répondit immédiatement.

— C'est pour M. Grainger. I! respire très mal... Pouvez-vous venir?

Au bout du fil, la voix du médecin resta calme.

— Je serai là dans dix minutes. Laissez la porte d'entrée ouverte et remontez auprès de lui. Faites de votre mieux pour le rassurer jusqu'à ce que j'arrive. Et... ouvrez une fenêtre.

— C'est déjà fait.

— Bien ! A tout de suite.

En raccrochant, elle s'aperçut qu'il était cinq heures et demie. Elle s'empressa de tirer les verrous et de remonter dans la chambre de M. Grainger qui éprouvait de plus en plus de mal à respirer. Encore heureux qu'il soit incapable pour l'instant de protester. C'était un malade irascible qui ne s'améliorait pas en vieillissant. Le vieil homme regarda Catherine d'un air furieux et essaya de sortir de son lit. En dépit de son âge, il ne manquait pas de vigueur. La jeune femme dut presque se battre pour le faire tenir tranquille et le premier soin du médecin en arrivant, fut de l'aider à allonger le patient.

— Voyons ce qu'on peut faire, commença-t-il, comme s'il s'agissait d'une visite de routine.

La seule différence venait de sa tenue plus décontractée. Il sourit à Catherine et se pencha sur son malade. Sa présence fit miracle. M. Grainger continuait à respirer avec difficulté mais sa fureur se calma. Le médecin prit tout son temps pour l'examiner.

— Ça ira, fit-il d'un ton jovial. Je vais vous donner quelque chose pour dormir et à votre réveil, vous vous sentirez un autre homme.

Il sortit une seringue, releva la manche du vieillard et lui fit une piqûre.

— A mon avis, vous avez fait quelques excès... Je vais dire deux mots à Catherine à ce sujet et c'est elle qui veillera à votre régime. Vous me ferez le plaisir de suivre ses conseils à la lettre. Je vais rester auprès de vous jusqu'à ce que vous vous endormiez, aussi ne vous faites pas de souci. Ensuite, Catherine prendra la relève.

De l'autre côté du lit, la jeune femme, portant la même robe de chambre qu'à leur première rencontre, le regardait. Il lui sourit, remarquant son teint pâle et ses yeux... il avait rarement vu d'yeux gris aussi beaux.

Bientôt la respiration du malade se fit plus facile et le léger ronflement qui s'éleva du Ut, bien rassurant. Ils le laissèrent.

— Vous voulez prendre une tasse de thé? proposa Catherine.

— A condition que vous en preniez une aussi, répondit-il.

Le médecin posa sa trousse sur la table de la cuisine, décrivit en termes très simples la maladie dont souffrait M. Grainger et indiqua la conduite à suivre en cas de malaise. Catherine l'écouta attentivement.

— Eh oui! Son vieux cœur est fatigué mais il se refuse à l'admettre et ça lui joue de mauvais tours. Sa femme se fait beaucoup de souci à son sujet. Veillez à ce qu'elle ne s'affole pas inutilement. Maintenant, tâchez de vous reposer un peu ce matin ; la journée risque de vous paraître bien longue... Je passerai à midi. Mais n'hésitez pas à m'appeler en cas de besoin. L'hôpital saura où me joindre.

— Vous... vous n'habitez pas trop loin, docteur?

Devant le regard interrogateur du médecin, Catherine s'empressa d'ajouter:

— Ne croyez pas à de la curiosité mal placée de ma part; mais en cas d'urgence...

— J'habite dans le voisinage. Ne vous inquiétez pas, Catherine.

Son regard se posa rêveusement sur elle. D'où lui venait ce charme indéfinissable qui faisait qu'on ne pouvait s'empêcher de l'aimer? Pas de cette vilaine robe de chambre en tout cas...

Après le départ du médecin, la jeune femme monta dans sa chambre, prit une douche et s'habilla rapidement. La journée promettait d'être rude. Quand elle redescendit dans la cuisine, Mme Dowling était déjà là.

— Pensez que je n'ai rien entendu, déclara-t-elle une fois mise au courant. Eh bien! Vous avez dû passer un mauvais moment ! Un bon petit déjeuner ne vous fera pas de mal.

Catherine fut très occupée toute la journée. M. Grainger qui ne supportait pas rester au lit, fut d'une humeur massacrante et trouva à redire à tout. Sa femme, persuadée qu'il était à l'article de la mort, passa son temps effondrée sur une chaise et Catherine dut déployer des trésors de patience pour la faire manger et la dérider un peu. Même le Dr Fitzroy eut du mal à la convaincre que son mari ne courait aucun danger.

L'un dans l'autre, la journée fut éprouvante pour tous. Quand Catherine put enfin regagner son lit, elle se demanda en s'endormant pourquoi Judith, qui professait adorer ses grands-parents, n'était pas venue. Sa présence eût été la bien venue pourtant!

Les deux jours suivants ne furent guère meilleurs. Enfin, le troisième jour, le médecin déclara que son malade pouvait se lever. Mais il le mit sérieusement en garde : repos complet et pas d'écart de régime pendant quelque temps. Il quitta la maison sans un seul mot aimable pour Catherine.

Il avait l'air contrarié se dit-elle; du surmenage peut-être?

Ce même après-midi, au moment où M. Grainger, ragaillardi, descendait au salon au bras de Catherine, Judith arriva. En manteau violet, bottes de cuir souples et sac en bandoulière, elle avait tout d'une gravure de mode.

Pas étonnant que le Dr Fitzroy en soit fou, pensa Catherine en l'accueillant.

— Mes chéris! s'exclama Judith, se jetant dans les bras de ses grands-parents et les étouffant de baisers. Je serais venue plus tôt mais je souffrais d'un léger refroidissement et je ne voulais pas vous passer mes microbes!

Elle rapprocha un pouf et s'assit entre les deux.

— Je m'invite pour le goûter.

Puis se retournant vers Catherine:

— Catherine, profitez-en pour sortir. Mais soyez de retour à quatre heures. Mme Dowling nous montera le thé, je pense.

— Je le lui dirai en partant, proposa la jeune femme ; si M. et Mme Grainger n'y voient pas d'inconvénient!

Ils donnèrent leur accord. Avec leur chère Judith à leur côté, tout irait pour le mieux.

Dès qu'elle fut dehors, Catherine soupira d'aise. Elle alla flâner le long de la Grand Rue, envisageant avec plaisir ses futurs achats.

Quand elle revint, la Bentley du médecin était garée devant la maison. La jeune femme se recoiffa rapidement et se dirigea vers le salon. Judith était là, toujours aussi empressée auprès de ses grands-parents, sous le regard attentif du médecin. Elle leva les yeux vers Catherine quand celle-ci entra.

— Ah, vous voilà! s'écria-t-elle avec un léger reproche dans la voix. Je commençais à me demander si vous n'aviez pas oublié l'heure. Pouvez-vous nous servir le thé?

— Bien sûr, répondit Catherine.

La jeune femme descendit à la cuisine, refoulant son ressentiment. Son absence n'avait pas été plus longue que prévue: vingt-cinq minutes exactement.

Mme Dowling était dans tous ses états.

— Qu'est-ce qui se passe ? Mademoiselle Judith m'a demandé d'attendre votre retour pour servir le thé. Pourquoi donc? D'habitude, c'est moi qui m'en charge.

Catherine pensa en connaître la raison mais ne dit rien.

— Je suppose qu'elle estime que ça fait partie de mon travail, dit-elle, conciliante.

Ajoutant une autre tasse pour le médecin, elle reprit :

— Je ne voudrais pas que cela vous contrarie, madame Dowling.

— Ma foi, si Mademoiselle Judith en a décidé ainsi..., répliqua celle-ci d'un ton aigre.

Catherine posa le plateau sur la table ronde près de la fenêtre.

— C'est bien, Catherine. Vous pouvez disposer, ordonna Judith.

Dès que la porte fut refermée, le Dr Fitzroy intervint:

— Je croyais que Catherine prenait son thé ici?

— Vraiment ! Eh bien, je suppose qu'elle préfère la compagnie de Mme Dowling. En tout cas, c'est ce qu'il m'a semblé lors de mes visites quotidiennes ces derniers jours, murmura-t-elle d'une voix si douce qu'elle ne fut entendue que du médecin.

Il la regarda, légèrement surpris.

— C'est très aimable de votre part.

— Oh ! dit-elle en minaudant, si vous pensez qu'un chignon et un visage sans maquillage sont indispensables pour faire preuve de cœur et de compétence...

Prévenante, enjouée, Judith servit le thé et fut aux petits soins avec ses grands-parents.

En sortant, ils rencontrèrent Catherine dans l'entrée. Le médecin l'arrêta.

— Je suis heureux d'entendre que vous avez pu vous libérer quelques heures grâce à Judith.

Interdite, espérant que l'obscurité de l'entrée ne la trahirait pas, la jeune femme bégaya :

— Euh... oui... c'était bien agréable de pouvoir prendre l'air.

Judith prit le bras du médecin avec autorité.

— Chéri, partons. J'ai un dîner ce soir. A demain à la même heure, ajouta-t-elle, souriante, en se tournant vers Catherine.

La jeune femme referma la porte. A cent contre un qu'elle ne viendrait pas demain! se dit-elle. Pari gagné, car on ne la vit pas. Contre toute attente, ce fut Mme Dowling qui proposa à Catherine de veiller sur ses employeurs pour lui permettre de s'échapper une petite heure après le déjeuner.

Un vent froid annonçait l'hiver. Catherine courut s'acheter une robe de chambre bien chaude et des mules assorties car il faisait plutôt frisquet dans les couloirs quand elle se levait la nuit.

Les devantures avaient déjà pris un petit air de Noël ; mais la jeune femme était résolue à ne rien dépenser pour l'instant. Il ne lui faudrait pas moins de trois semaines de gages pour s'offrir un simple manteau de lainage ! En outre, elle voulait acheter des cadeaux à ses neveux. Cela lui donnerait l'occasion d'aller leur rendre visite. Et qui sait? Peut-être seraient-ils heureux de la voir après tout?

Pour éviter la tentation des magasins, Catherine décida d'explorer les rues qui menaient à l'évêché. En dépit d'un temps venteux, elle prit plaisir à contempler les façades de style varié mais pour la plupart très anciennes. Dans laquelle de ces maisons aimerait-elle vivre ? La jeune femme jeta son dévolu sur une belle demeure de brique rose, éclairée de fenêtres aux vitraux losanges. Et si l'on poussait cette lourde porte de chêne clouté, que découvrirait-on par-derrière? De nombreuses pièces pleines de coins et de recoins sans doute, mais où il ferait bon vivre. Séduite par le charme qui se dégageait de la maison, la jeune femme sursauta violemment quand une voix s'éleva dans son dos.

— Alors, on se promène, Catherine?

Se retournant, elle se trouva face à face avec le Dr Fitzroy.

— J'explore le quartier, répondit-elle en souriant. C'est la première fois que je viens jusqu'ici.

— J'aurais cru que vous trouveriez les magasins plus attrayants !

— Peut-être ! Mais ce sont des endroits à éviter si on veut faire des économies.

— Je vois ; les cadeaux de Noël ! Avez-vous l'intention d'aller chez votre frère?

— Oui... enfin, j'espère qu'ils seront contents de me voir; ne serait-ce qu'une heure ou deux. Je...

Catherine s'arrêta, consciente soudain qu'il l'écoutait poliment mais avait l'esprit ailleurs, préoccupé sans doute par le travail qui l'attendait. Elle se sentit rougir.

— Il faut que je parte. Je vais être en retard. Au revoir, docteur.

Pensif, le médecin regarda la svelte silhouette s'éloigner rapidement et disparaître à l'angle de la rue. Alors seulement, il se décida à pénétrer dans la maison même qui avait tant charmé la jeune femme.

L'après-midi du jour suivant, en rentrant d'une courte promenade, Catherine découvrit que les Grainger avaient un visiteur ; il était assis entre eux devant le feu et tous trois devisaient aimablement. Dès qu'elle entra dans le salon, l'inconnu s'empressa à sa rencontre.

— Voici l'irremplaçable Catherine!

L'usage de son prénom fit tiquer la jeune femme qui serra la main un peu moite que l'homme lui tendait.

— Mon oncle et ma tante n'ont pas arrêté de chanter vos louanges.

Médusée par l'exubérance de son accueil, Catherine vit devant elle un homme plus très jeune — la quarantaine bien sonnée — yeux bleus, front légèrement dégarni, cheveux poivre et sel, visage rond et affable.

« Il en fait trop », pensa-t-elle, ressentant une légère antipathie à son égard.

— Encore là, hein! et pas près de partir, je vous le dis... déclara Mme Dowling lorsque Catherine descendit à la cuisine.

Devant le regard interrogateur de cette dernière, la gouvernante, en verve de confidence, poursuivit :

— C'est un neveu par alliance. Sa mère était la demi-sœur de Mme Grainger. Il habite à Cheltenham — célibataire — pas de fortune pour ainsi dire ; ce qui ne l'empêche pas de mener grand train de vie !

S'en voulant peut-être de ses commérages, la gouvernante reprit:

— Ah, mademoiselle Catherine, si vous vouliez monter le thé aujourd'hui, ce ne serait pas de refus ; mes pauvres jambes...

— Avec plaisir, madame Dowling.

« Peut-être l'ai-je condamné trop vite », se dit Catherine en desservant la table. Tom Fetter avait de l'humour et sa conversation ne manquait pas d'intérêt. Il était doué d'une joie de vivre contagieuse. Aussi, quand Mme Grainger l'invita à loger chez eux au lieu de descendre à l'hôtel, la jeune femme n'en fut pas étonnée. Jamais la vieille dame ne lui avait paru si gaie, ni son mari d'aussi bonne humeur. Le neveu se révéla un invité courtois et discret, se pliant de bon gré à l'horaire assez strict de la maisonnée.

Le vieux couple fut intarissable à son sujet quand le Dr Fitzroy vint faire sa visite habituelle. Avant de partir, celui-ci demanda à Catherine de l'accompagner jusqu'à sa voiture sous prétexte d'un médicament à rapporter.

— Eh bien, Catherine, demanda-t-il, une fois dans la rue, que pensez-vous du neveu? N'est-ce pas une surcharge de travail pour cette pauvre Mme Dowling?

« Comme si moi, je ne faisais rien ! » pensa la jeune femme, mortifiée.

— C'est un homme plein de prévenance et très gai. M. et Mme Grainger semblent apprécier sa compagnie.

— Mais vous non, reprit le médecin. Et ne me regardez pas de travers. Je lis sur votre visage comme dans un livre. Vous ne savez pas dissimuler vos sentiments.

Catherine rougit, mal à l'aise.

— Qu'est-ce que j'ai dit encore? Je ne suis pas un gendarme pourtant...

La jeune femme se rasséréna. Dieu merci, il ne s'était pas aperçu de ses sentiments à son égard!

Judith vint cet après-midi-là et se déclara enchantée de faire la connaissance d'un membre de la famille dont elle avait seulement entendu parler. Elle et Tom Fetter s'entendirent à merveille et quand elle se leva pour partir, il offrit de la raccompagner.

Dans l'entrée, enfilant son manteau, Judith demanda:

— Comment se porte notre parangon de vertu? La huitième merveille du monde à en croire Jason ! On se demande pourquoi! Et vous, que pensez-vous de lui?

— Je suis très reconnaissante de ce qu'il a fait pour moi, répondit calmement Catherine.

— Ah oui ! Exactement le chien de garde qu'il cherchait ! A ses pieds quand il appelle... Vous devriez voir les infirmières de l'hôpital. Elles sont toutes folles de lui. Jason me tient au courant de ses dernières conquêtes et nous en rions beaucoup. D'ailleurs, il ne tient qu'à lui pour que les plus belles filles lui tombent dans les bras. Mais il y a une chose qu'il faut que vous sachiez: je suis la seule femme qui compte dans sa vie. Elle sortit en souriant, laissant Catherine médusée, tremblant de rage. Dans quel but Judith avait-elle brodé ce tissu de mensonges? Car il ne pouvait être question d'autre chose... à moins qu'elle n'ait... deviné le penchant de Catherine pour le médecin!

A la surprise de la jeune femme, Judith et Tom Fetter semblaient être devenus les plus grands amis du monde. Les Grainger en étaient ravis. Avec leur neveu, la joie était entrée dans la maison ; mais la routine quotidienne commençait à s'en ressentir: couchers plus tardifs, entorses au régime... Ce jour-là, Mme Grainger déclara:

— Ce serait merveilleux si Tom s'installait définitivement chez nous!

Profitant de la pause de l'après-midi, Catherine fit un achat dispendieux, mais qui, avec le froid qui s'installait, devenait une nécessité: un manteau de lainage couleur feuille morte.

A son retour, elle trouva Mme Dowling bougonnant dans sa cuisine.

— Je ne sais pas pourquoi il sont tous ici ; le docteur, mademoiselle Judith, ce M. Fetter...

— Je vais leur porter le thé, si vous voulez. Et je redescendrai vite vous tenir compagnie.

Ils se turent quand elle entra dans le salon. Le médecin la débarrassa de son plateau et, comme la jeune femme se dirigeait vers la porte, il l'arrêta.

— Vous feriez mieux de rester, Catherine. M. Grainger a quelque chose à vous dire.

Se retournant pour leur faire face, elle surprit le regard de Judith, satisfait et rusé à la fois et eut le pressentiment que quelque chose d'horrible allait se produire.

4.

— Laissez-moi servir le thé d'abord, déclara Judith d'un ton enjoué. Catherine, passez-nous les petits gâteaux, voulez-vous?

Judith faisait-elle exprès de rendre les choses plus difficiles en prolongeant cette attente pénible?

Le jeu du chat et de la souris, pensa Catherine. Qu'allait-on lui révéler qui ne manquerait pas de menacer son indépendance nouvellement acquise?

Chose surprenante, le Dr Fitzroy n'était pas intervenu et semblait assister à la scène en simple spectateur. Judith alla s'asseoir à son côté et promenant un regard satisfait sur son petit auditoire, poursuivit, souriante et maîtresse de la situation:

— Nous vous écoutons, grand-père. Dites à Catherine ce que vous avez décidé.

M. Grainger s'éclaircit la voix et cherchant un appui du côté de sa femme, commença:

— Eh bien, voilà! Judith, notre chère enfant, a pensé qu'un changement d'air nous ferait le plus grand bien. Et notre neveu, ici présent, nous a invités à passer quelque temps chez lui à Cheltenham ; proposition que nous avons fini par accepter...

Il fut interrompu par l'entrée silencieuse de Mme Dowling qui alla murmurer quelque chose à l'oreille du médecin. Celui-ci se leva immédiatement et s'excusant, quitta la pièce pour revenir quelques instants plus tard.

— Désolé de ne pouvoir rester plus longtemps mais on m'attend à l'hôpital. Une urgence... Nous reparlerons de tout ceci, ajouta-t-il en jetant un bref coup d'œil à Catherine.

Quel dommage qu'il ait été obligé de s'en aller, songea la jeune femme, les écoutant mettre au point des plans dont elle ne faisait pas partie.

— Nous vous fournirons un excellent certificat, poursuivit M. Grainger. Je suis persuadé que vous n'aurez aucune difficulté à trouver du travail. D'ailleurs, Judith connaît plusieurs familles désireuses de vous avoir. Nous aurions aimé vous emmener mais la maison de notre neveu n'est pas assez grande et comme nous avons l'intention d'y séjourner quelques mois...

Il marqua un temps d'arrêt, puis encouragé par le regard de sa femme, reprit:

— Mme Dowling restera ici et vous pourrez loger chez nous aussi longtemps que vous n'aurez pas trouvé une autre situation.

Catherine recouvra l'usage de la parole et s'entendit demander d'un ton calme dont elle fut la première surprise :

— Quand comptez-vous partir?

— Dans quelques jours ; le temps de prendre certaines dispositions et de faire les bagages. Evidemment, Catherine, nous comptons sur vous pour nous aider.

La jeune femme se contenta d'acquiescer. Son visage était pâle, mais ne laissa rien paraître du profond désarroi qui l'habitait.

Non, elle n'allait pas donner cette satisfaction à Judith. Mais pour quelles raisons cette dernière n'avait-elle pas persuadé ses grands-parents de l'emmener avec eux? Pourquoi toutes ces manigances? Pour écarter Catherine de son chemin? Comme si celle-ci représentait un obstacle ! Quelle dérision !

— Je connais des gens charmants qui souhaiteraient vous avoir à leur service, déclara Judith. Ils habitent à Stockbridge. Oui, je sais, c'est assez retiré. Mais vous aimez la campagne, n'est-ce pas, Catherine?

— Je pense que je pourrai trouver du travail moi-même mais je vous remercie de vous en soucier.

Catherine se leva.

— Puis-je desservir ? Je suppose que vous avez de nombreux détails à régler.

La jeune femme sortit de la pièce, calme et digne mais la gorge tellement serrée qu'elle fut incapable d'articuler un seul mot en arrivant à la cuisine.

— De mauvaises nouvelles ? demanda Mme Dowling, lui prenant le plateau des mains. Asseyez-vous; je vais vous faire une tasse de thé bien fort et vous verrez que ça ira mieux.

Catherine refoula ses larmes et se ressaisissant, expliqua la situation à la gouvernante.

— Vous n'avez aucun souci à vous faire, madame Dowling. Vous êtes chargée de garder la maison pendant leur absence.

— Ça me convient, mais vous? Vous donner votre congé sans préavis! C'est à n'y rien comprendre. Pourtant ils vous estiment et ont besoin de vous...

— Oui, mais M. Fetter les amuse.

— Cet homme-là ne m'inspire pas confiance, déclara Mme Dowling.

Catherine n'était pas loin de partager ce point de vue quand, le lendemain en descendant l'escalier, elle ne put s'empêcher d'entendre la voix forte de M. Grainger déclarer:

— Vous croyez que cinq mille livres vous suffiront, Tom? Il va sans dire que tous les frais supplémentaires que notre séjour chez vous ne manquera pas d'occasionner, seront à notre charge.

Après tout, se dit-elle, cela ne la regardait nullement. Et puis Tom faisait partie de la famille. Mais pourquoi les inviter chez lui ? Ils étaient très bien chez eux. Qui donc s'en occuperait là-bas?

Le Dr Fitzroy arriva un peu plus tard dans la matinée et après son examen habituel, écouta d'un air imperturbable les Grainger lui exposer leurs projets.

— Je vois que vous êtes déterminés à partir et que rien ne pourrait vous faire revenir sur votre décision. Je ne peux pas dire que cette idée me plaise, cependant. A propos, qui l'a lancée, cette idée?

— Judith, s'écria Mme Grainger tout excitée. Dieu la bénisse ! On peut dire que notre petite-fille ne nous oublie pas... Tom et elle ont tout organisé. Nous partons dans deux jours. Catherine fera nos bagages.

— Catherine part avec vous ? demanda le médecin sans même un regard pour l'intéressée.

— Non... Judith dit que ce n'est pas la peine. Tom réglera ce problème sur place. Elle va beaucoup nous manquer mais je suis certaine qu'elle trouvera facilement un autre travail. Judith connaît des gens près de Stockbridge...

— Catherine est tout à fait capable de se débrouiller toute seule, interrompit le médecin en se levant. Je reviendrai le jour de votre départ et vous donnerai l'adresse d'un confrère à Cheltenham.

Catherine raccompagna le médecin. A la porte, il lui dit rapidement:

— A votre place, je ne me ferais pas trop de souci. Il se trouvera bien quelque chose.

La jeune femme y comptait bien mais ne pouvait se défendre d'une certaine angoisse.

Si seulement elle n'avait pas dépensé tout l'argent qui lui restait ! Les gages de la semaine ne l'emmèneraient pas loin. Mais se laisser aller n'était pas non plus une solution. Un peu de courage, se dit-elle, allant au grenier chercher les valises.

Les jours qui suivirent se passèrent à faire et à défaire des paquets, Mme Grainger n'arrivant pas à se décider sur ce qu'elle devait emporter. On ne voyait plus que M. Fetter, riant beaucoup, faisant mille projets extravagants, approuvant l'idée de Judith de venir leur rendre visite. La gaieté régnait dans la maison.

Mais Catherine restait sur la défensive. Sans pouvoir s'en expliquer la raison, Tom Fetter ne lui inspirait pas confiance. Peut-être parce qu'il riait trop? Mais pourquoi ce regard fuyant alors? Craignait-il que quelqu'un lui demande des comptes? Enfin tout ceci ne la concernait nullement. D'ailleurs demain ils seraient tous partis et elle commencerait à chercher du travail. M. Grainger lui avait donné une semaine de salaire supplémentaire et réitéré son offre de logement jusqu'à ce qu'elle ait trouvé un nouvel emploi. Ses inquiétudes immédiates calmées, il lui tardait pourtant de trouver une autre situation.

Quel tohu-bohu le matin de leur départ! M. et Mme Grainger n'en finissaient pas de se préparer pour le voyage. Il manquait toujours quelque chose: couvertures, mouchoirs, bouteille Thermos. De nouveau il fallut ouvrir les valises, vérifier leur contenu. Mme Dowling fut assaillie d'une telle quantité de recommandations qu'elle ne savait où donner de la tête. Au dernier moment, le Dr Fitzroy vint leur dire au revoir. Puis s'adressant à Tom Fetter qui s'affairait autour de sa voiture:

— J'ai téléphoné au Dr Carver, un de mes bons collègues à Cheltenham. Il a promis de s'occuper de M. et Mme Grainger. Vous vous rendez compte qu'ils ont besoin d'être suivis très régulièrement par un médecin.

— Mon cher ami ! A vous entendre, on croirait que je suis un parfait imbécile. Vous vous inquiétez bien à tort. Je serai un véritable fils pour eux.

— Bon! Si vous prenez vos responsabilités... Le Dr Carver me tiendra au courant de toute façon.

Tom Fetter rit, mal à l'aise.

— Mon Dieu ! Vous ne donnez pas l'impression de me faire confiance.

En guise de réponse, le médecin se contenta de lui tourner le dos et de regagner sa voiture.

Pas un regard, pas un mot pour Catherine... Celle-ci le vit s'éloigner avec un sentiment d'amertume teinté de colère. Colère contre lui, mais aussi contre elle-même, assez sotte pour s'attacher à un homme pour qui elle n'était rien.

La maison lui parut bien calme après leur départ. Judith, déçue de ne pas rencontrer Jason était repartie aussitôt, l'air furieux.

Après le déjeuner, la jeune femme alla en ville à la recherche des agences pour l'emploi dont elle avait relevé l'adresse dans l'annuaire. Elle en visita trois, en vain. Elle ne savait pas taper à la machine, n'avait aucune qualification de cuisinière ni de garde d'enfants. Cependant on l'encouragea à repasser dans quelques jours, les employées de maison étant très demandées. La jeune femme rentra lentement, gagnée malgré elle par une sourde inquiétude.

Elle passa le lendemain à la maison, aidant Mme Dowling à polir l'argenterie avant de l'emballer dans de la peau de chamois pour la mettre au coffre. L'arrivée de Judith vint interrompre leur activité.

— Encore là? bougonna celle-ci, l'air agacé. Je vais vous donner l'adresse de ces gens à Stockbridge. Allez-y en autobus dès demain matin. Ils cherchent désespérément quelqu'un. Nul doute donc qu'ils vous prennent immédiatement à leur service.

Catherine la remercia avec un calme qu'elle était loin de ressentir. La faute à qui si elle se retrouvait sans travail? Et pour couronner le tout, Judith ne trouvait rien de mieux à lui proposer qu'un travail dans un coin perdu, chez de parfaits inconnus!

II n'entrait pas dans les intentions de la jeune femme de s'y rendre mais ce n'était pas la peine de contrarier Judith.

— Je leur téléphonerai ce soir pour les prévenir de votre arrivée, promit celle-ci en s'en allant.

Mme Dowling avait projeté de passer la nuit chez sa sœur qui habitait de l'autre bout de la ville.

C'était une occasion qui ne se représenterait pas de si tôt, expliqua-t-elle, car une fois Catherine partie, il était hors de question de laisser la maison vide.

— Ça ne vous ennuie pas au moins? Vous n'aurez pas peur toute seule ici?

— Pas du tout, madame Dowling, déclara Catherine promettant de pousser les verrous et de fermer les portes à double tour.

Ce qui ne l'empêcha pas de trouver la vieille maison bien triste. Et les programmes de la télévision n'arrivèrent ni à la distraire ni à calmer son angoisse.

Il faisait encore nuit quand elle se leva le lendemain, décidée à aller faire le tour des agences et à trouver du travail. Elle était occupée dans la cuisine quand on sonna à la porte.

Le facteur avec les premiers colis de Noël sans doute? Il débutait bien tôt sa tournée. Catherine se hâta de déverrouiller la porte et se retrouva... face à face avec le médecin.

— Mon Dieu ! Vous êtes bien matinal. Il est arrivé quelque chose?

— Non, mais j'ai passé la nuit à l'hôpital et comme je voulais vous voir, je me suis arrêté en passant.

— Rentrez vite. J'étais en train de préparer le petit déjeuner. Voulez-vous le prendre avec moi?

— Avec plaisir.

Il la suivit et s'installa tranquillement à la table de la cuisine.

« Comme il a l'air fatigué et affamé », pensa Catherine en le regardant faire honneur aux tartines grillées et aux œufs au bacon qu'elle venait de préparer.

— Excellent! Mais où est Mme Dowling?

— Elle passe la nuit chez sa sœur mais sera de retour vers midi.

— Vous êtes toute seule dans la maison?

Le plaisir qu'éprouvait la jeune femme à revoir le médecin s'estompa quand elle se souvint du manque d'intérêt qu'il avait manifesté pour son sort lors du départ de M. et Mme Grainger. Bien sûr, grâce à lui, il lui avait été possible de quitter la maison de son frère et elle devrait sans doute lui en être reconnaissante, mais tout de même...

— Naturellement, répondit-elle d'un ton amer. Finissant son thé, le médecin reprit avec son flegme habituel :

— Vous m'en voulez de vous avoir laissée en plan, sans situation, ni logis, ni avenir... N'essayez pas de nier l'évidence. Je le vois sur votre visage. Vous cherchez du travail?

— Oui, bien sûr.

— Eh bien, arrêtez vos recherches. On manque de personnel à l'hôpital en ce moment et en particulier d'aides soignantes. Vous savez en quoi ça consiste?

Catherine se sentit envahie par un regain d'espoir mais essaya de garder la tête froide. Elle ignorait pour ainsi dire tout de ce métier... Et si elle ne faisait pas l'affaire ?

— Oh, c'est une occupation bien monotone et ingrate, enchaîna le médecin: faire les lits, donner à manger aux malades, les aider à faire leur toilette, assister les infirmières... Si vous faites vos preuves, on vous donnera un travail plus qualifié bien sûr. J'ajouterai que le salaire est relativement correct.

Il mentionna une somme qui était bien supérieure à ce qu'elle gagnait chez les Grainger.

— Il vous est également possible de prendre vos repas à la cantine. D'autre part si vous désirez habiter à l'extérieur de l'hôpital, ma gouvernante a une sœur qui loue des chambres...

S'adossant confortablement sur sa chaise, il la regarda en souriant.

— On dirait que nous sommes destinés à nous rencontrer à l'aurore. Ça manque de romantisme, non?

— Je ne suis pas romantique, observa Catherine. Et d'ailleurs de ce côté-là, vous êtes déjà servi.

— Je vous suis mal. Qu'est-ce que vous entendez par là?

— Eh bien, il y a Judith. Je..., reprit Catherine, interrompue aussitôt par le grand rire du médecin.

— Rappelez-moi de remettre une ou deux choses au clair dans votre petite tête quand nous aurons le temps. Je dois dire que vous avez de surprenantes notions. Bon! Et ce travail? Vous le voulez?

— Bien sûr. C'est-à-dire, si je fais l'affaire...

— Bien ! Je vous en reparlerai plus en détail dans la journée.

— Merci de vous donner tout ce mal pour moi.

— Pensiez-vous vraiment que j'allais vous laisser tomber? Non ! Ne répondez pas... et de toute façon je ne peux pas m'attarder davantage.

— Et les Grainger? Est-ce que ça ira? s'enquit la jeune femme en le raccompagnant.

— J'y veillerai. Ils n'auraient jamais dû partir. Mais Judith a su les persuader et avec l'appui de leur neveu... Enfin !

Catherine aurait aimé prolonger cet entretien. Elle regarda la voiture s'éloigner pensant que ce serait merveilleux de travailler auprès de lui chaque jour. Plus tard dans la matinée, on lui téléphona de Stockbridge. La personne à l'appareil semblait désespérée: quatre enfants à la maison pour les fêtes de Noël, une grand-mère alitée... Catherine, polie mais ferme expliqua qu'elle avait déjà un travail et raccrocha. N'avait-elle pas refusé trop vite? Et si l'hôpital décidait de ne pas la prendre?

Mais elle n'eut pas à s'inquiéter très longtemps: cette fois, c'était justement l'hôpital qui appelait. Une voix plutôt sévère lui demandait de se présenter l'après-midi même et si possible d'être prête à prendre ses fonctions dans les jours suivants. Processus tout à fait inhabituel, continua son interlocuteur — la vérification des références prenant en général quelques jours. Mais le Dr Fitzroy s'était porté garant pour elle.

Catherine prépara un repas léger pour elle et Mme Dowling puis, installée devant son miroir, s'accorda le temps de soigner son apparence. Emmitouflée dans son nouveau manteau, elle se rendit à l'hôpital à pied, ne sachant absolument pas à quoi s'attendre.

Elle se présenta à la réception où une secrétaire à l'air épuisé l'emmena vers l'arrière des bâtiments. Le long des couloirs tristes, imprégnés d'une odeur fade de médicaments et de désinfectants, la jeune femme commençait à regretter d'être venue. Mais elle n'eut pas le temps de changer d'avis. Déjà la secrétaire la faisait entrer dans une petite pièce sombre et encombrée. Derrière le bureau qui occupait presque tout l'espace se trouvait la dame qu'elle devait voir: imposante, le buste sanglé dans une robe sévère, les cheveux en arrière mais le visage aimable et souriant.

Reprenant courage, Catherine s'avança dans la pièce.

— Asseyez-vous, mademoiselle Marsh. Le Dr Fitzroy m'a parlé de vous ; aussi je pense que ce que nous avons de mieux à faire pour l'instant est de vous prendre à l'essai, sans contrat pendant un mois. Je ne vous cache pas le côté routinier et souvent peu gratifiant de ce travail. Cela nous laissera le temps de voir d'une part si ça vous plaît et d'autre part si vous convenez. Ce n'est pas exactement la filière normale de recrutement de nos employés mais nous manquons de personnel en ce moment. En outre le docteur vous a chaudement recommandée, ajouta-t-elle en caressant le superbe chat persan qui trônait entre les deux téléphones. Quand pouvez-vous nous donner votre réponse ?

— J'ai absolument besoin de travailler. Je viendrai quand vous voudrez.

— Très bien. Il y a un dossier à remplir. Vous pouvez prendre les papiers en sortant. La réception vous indiquera où aller. Je vous ferai savoir l'heure exacte et l'endroit où vous devrez vous présenter, disons... après-demain.

En dépit de multiples indications, Catherine se perdit une ou deux fois avant de trouver le bureau où elle dut remplir bon nombre de formulaires. Il était déjà tard quand, se dirigeant un peu au hasard vers la sortie, elle buta dans le Dr Fitzroy.

— Eh bien, Catherine, dit-il tendant la main pour l'empêcher de tomber ; tout est arrangé ?

— Oui, merci.

— Parfait ! J'ai demandé à ma gouvernante si sa sœur avait des chambres de libres en ce moment. Il paraîtrait que oui. A moins que vous ne préféreriez loger à l'hôpital?

— Oh non! J'adorerais avoir une chambre à moi.

— Dans ce cas, voici son adresse, ajouta-t-il péchant carnet et crayon au fond d'une poche. N'hésitez pas à me faire signe si vous avez besoin d'aide.

Le regardant partir à grandes enjambées, la jeune femme se jura de ne jamais l'appeler au secours, de ne pas lui faire regretter sa gentillesse à son égard.

La maison qu'il lui avait indiquée se trouvait dans une petite rue tranquille, non loin de la cathédrale. Avant même que Catherine ait décliné son identité, la propriétaire, petite femme avenante d'un certain âge, l'accueillit d'une voix joyeuse:

— Vous devez être la jeune dame dont le Dr Fitzroy m'a parlé. Rentrez vite, il fait froid dehors. Je vais vous montrer la chambre. C'est au dernier étage, fit-elle d'un ton d'excuse. Un ancien grenier aménagé. Vaste et meublée sans prétention, la pièce ne manquait pas de charme avec son plafond bas, ses poutres apparentes, et sa fenêtre qui donnait sur l'enclos.

— Vous pouvez y préparer votre petit déjeuner si vous le désirez, reprit la logeuse, lui montrant une antique cuisinière surmontée d'étagères garnies de porcelaine bien rangée. Et bien entendu, vous avez libre accès à la cuisine pour vos repas. Il y a un petit cabinet de toilette attenant mais la salle de bains est au premier étage.

La dame avança ensuite un prix très modéré qui comprenait non seulement le logement mais également un repas par jour puis rentra dans quantité de détails d'ordre pratique sur l'usage de la machine à laver ou du fer à repasser.

— Vous ne serez pas seule. J'ai trois autres pensionnaires : deux dames d'un certain âge et une employée des postes.

— Cette chambre me plaît beaucoup, madame...

— Mme Motts. Le pauvre M. Motts nous a quittés il y a deux ans. Quand voulez-vous emménager?

— Demain après-midi. Et si je suis de garde la nuit? Est-ce que...

— Ne vous inquiétez pas. Je vais vous donner une clef de la porte d'entrée. Vous pourrez aller et venir à votre guise. Je ne loue qu'à des personnes dignes de confiance.

Le lendemain, Catherine, non sans regrets, fit ses adieux à Mme Dowling. Celle-ci cachait sous son air bougon l'estime qu'elle avait fini par porter à la jeune femme et lui était reconnaissante de toutes les allées et venues qui lui avait été épargnées. Aussi l'invita-t-elle à lui rendre visite quand elle serait libre.

Il n'y avait pas loin d'une maison à l'autre mais Catherine poussa un soupir de soulagement en posant ses lourdes valises sur le seuil de sa nouvelle demeure. Mme Motts l'aida à monter ses bagages et lui montra comment faire fonctionner le radiateur à gaz avant de l'inviter à prendre un bon thé dans sa cuisine.

Catherine profita du reste de la journée pour acheter quelques provisions et... un réveil — l'hôpital l'ayant convoquée à huit heures le lendemain, il n'était pas envisageable d'arriver avec le plus léger retard. Puis, écoutant les conseils de sa logeuse, elle repéra un raccourci qui lui ferait gagner de précieuses minutes tous les matins.

Quel plaisir ensuite d'installer une chambre bien à soi ! Assise sur le lit, une fois ses vêtements pendus dans le placard, son nécessaire à maquillage disposé sur la coiffeuse, la photo de ses parents sur l'étroit rebord de la cheminée, la jeune femme contempla avec satisfaction son nouveau domaine. Avec le gaz allumé, la pièce avait un petit air accueillant et confortable. Il ne manquait plus qu'une jolie lampe qu'elle achèterait dès qu'elle en aurait les moyens.

A l'heure du repas, Catherine descendit et fit la connaissance des autres pensionnaires. On aurait pris Mlle Fish et Mme Dunster pour deux sœurs, tant elles se ressemblaient, douces, maniérées et sur leur quant-à-soi. Au salut poli des vieilles dames succéda l'accueil chaleureux de la belle Shirley Kendall. La jeune femme exprima son plaisir d'avoir enfin une compagne de son âge dans la maison et Catherine ne mit pas longtemps à comprendre que les deux clans n'avaient pas grand-chose en commun.

Le dîner se déroula gaiement, sous le feu roulant des questions de ces dames qui voulaient tout savoir sur la nouvelle locataire. On en était au dessert quand Mme Motts alla répondre au coup de sonnette.

— C'est pour vous, mademoiselle Marsh: le Dr Fitzroy. Je l'ai fait entrer au salon.

Ce que Mme Motts appelait ainsi était une pièce sévère qu'elle réservait aux grandes occasions ou aux visiteurs de marque. Debout devant la fenêtre, le médecin lui parut plus imposant que jamais.

— Bonsoir, Catherine, fit-il d'un ton amical. Je tenais à vous voir car je me sentais un peu responsable du choix de ce logement.

— C'est très aimable de votre part, répondit la jeune femme, plus émue par sa présence qu'elle ne voulait l'admettre. Comment ne serais-je pas satisfaite avec une jolie chambre, d'excellents repas et surtout un travail qui m'attend? Vous ne pouvez pas savoir à quel point c'est merveilleux. Je vous en suis infiniment reconnaissante. Je travaillerai dur et vous n'aurez pas à vous plaindre de moi, je vous le promets.

— Le contraire m'étonnerait, Catherine... quoique j'aurais voulu vous offrir mieux.

La jeune femme le regarda d'un air étonné.

— Mais... Je n'ai aucune qualification et sans vous, je n'aurais jamais eu ce travail. J'en suis vraiment heureuse...

Heureuse, l'était-elle vraiment? Avec cet amour impossible au fond du cœur. Elle aurait beau le côtoyer tous les jours, jamais elle ne ferait partie de son monde. Il lui prit la main, la tint serrée entre les siennes et se penchant, l'embrassa légèrement sur la joue. Avant que Catherine ait retrouvé ses esprits, il avait déjà refermé la porte d'entrée sur un bonsoir joyeux.

Le reste de la soirée se passa comme dans un rêve. Ce baiser n'était qu'un geste d'amitié, se répétait-elle, il ne fallait pas y accorder trop d'importance. Mais il la laissait profondément troublée et l'image du médecin la poursuivit jusque dans son sommeil.

5.

L'hôpital bourdonnait déjà d'activité quand Catherine arriva le lendemain matin. On la précipita de la réception à la lingerie où une femme revêche, en blouse blanche, lui remit son uniforme, une pile de tabliers et autant de coiffes en papier glacé. Pressée de se changer sur-le-champ, la jeune femme enfila le vêtement à fines rayures tabac. A vrai dire, il ne tombait pas très bien: elle nageait dedans et dut resserrer la ceinture et froncer l'étoffe autour de la taille pour améliorer son allure. Son mentor lui épingla alors sur le haut de la tête la coiffe qu'elle avait préparée pendant ce temps ; mais devant son air désespéré, Catherine conclut que le résultat ne devait pas être très heureux. Puis la dame la conduisit de corridor en corridor jusqu'à deux portes battantes.

— C'est ici que vous travaillerez, se contenta-t-elle de dire en tournant les talons.

Les deux portes ouvraient sur un large couloir donnant accès de part et d'autre à d'innombrables pièces et clos à son autre extrémité par le même système de fermeture. Catherine, désemparée, se décida à avancer le long du passage et, jetant des coups d'œil de droite et de gauche, finit par tomber sur le bureau de l'infirmière générale.

Pas un cheveu ne dépassait de la coiffure stricte de la femme austère assise derrière une pile de dossiers. Dès que celle-ci leva les yeux vers elle, Catherine lut dans le regard dur et noir qu'elle n'était pas la bienvenue. Mais il fallait se lancer.

— On m'a dit de venir travailler ici, madame. Je m'appelle Catherine Marsh.

— Ah, voilà la jeune recrue du Dr Fitzroy! Pourquoi est-ce à moi de m'en charger? J'aimerais bien savoir... Probablement parce qu'il ne voulait pas s'encombrer de vous dans son propre service ! Avez-vous déjà travaillé dans un hôpital?

— Non madame. Je me suis simplement occupée d'un couple de personnes âgées et auparavant de jeunes enfants.

— Je vois ! Enfin, ça fera toujours deux bras de plus, quoique vous ne paraissiez pas très solide.

Catherine ne répondit rien à cela et attendit que la femme reprenne la parole.

— Donc, vous n'avez aucune expérience. Eh bien, l'infirmière en chef se chargera de vous pendant votre période d'essai, mademoiselle Marsh. Aussi faites de votre mieux, conclut-elle se plongeant de nouveau dans ses dossiers.

Catherine se retrouva dans le couloir. Où chercher cette personne maintenant? Continuer tout droit devant elle ou arracher cet affreux tablier et s'enfuir au plus vite? Dilemme qu'elle n'eut pas à trancher car au même moment une jeune fille portant un uniforme semblable au sien, la coiffe dansant au sommet de la tête, sortit en trombe d'une pièce voisine et s'arrêta devant Catherine.

— Tu dois être la nouvelle auxiliaire, s'écria-t-elle gaiement. Je suis drôlement contente de te voir. Tu t'appelles comment?

— Catherine. Et je suis perdue...

La jeune aide-soignante la prit d'autorité par le bras et l'entraîna à toute allure jusqu'au bout du couloir.

— Moi, c'est Miranda, mais tout le monde m'appelle Andy, déclara-t-elle d'un air si réjoui que Catherine lui sourit en retour.

C'était une grande fille au visage ouvert, auréolé d'une masse de cheveux couronnés par la petite coiffe posée de guingois.

— Il ne faut pas t'affoler. L'essentiel au début c'est d'avoir un peu de jugeote et pas les deux pieds dans le même sabot!

L'infirmière en chef, petite et menue, tenait plutôt de la fée dans sa robe bleue ceinturée de rouge avec son fermoir en argent.

— Ah, la nouvelle! Bonjour, dit-elle amicalement. Avez-vous vu Mlle Beecham, l'infirmière générale?

— Oui, madame, et elle m'a dit de m'adresser à vous, répondit Catherine, ne sachant plus si elle voulait partir ou rester.

— C'est votre premier jour dans un hôpital ? Pas de haut-le-cœur? Non! Bon. Le plus simple pour l'instant c'est qu'Andy vous prenne sous son aile. Commencez par la distribution des bouteilles. Quand j'aurai cinq minutes, je vous donnerai une idée de la marche à suivre.

Catherine avait été affectée au service de chirurgie et elle s'aperçut, en traversant la grande salle avec Andy, que les lits étaient presque tous occupés. Au passage, les patients en voie de convalescence interpellèrent sa jeune compagne qui répondit gaiement.

— Ça leur fait plaisir, expliqua-t-elle. Mais fais attention quand Beecham est dans les parages. C'est l'ennemie jurée du genre humain. Maintenant, à nos bouteilles...

Et Catherine comprit que c'était l'euphémisme employé par le personnel pour désigner les urinaux.

— Tu as un petit ami?

— Non. D'ailleurs je ne connais personne à Salisbury pour l'instant.

— Le Dr Fitzroy te connaît, lui! Il est super, hein? En tant que médecin, je veux dire. Mais on le voit rarement par ici.

Ce qui peut-être était tout aussi bien, pensa Catherine. Puis, entraînée dans le sillage d'Andy qui ne ménageait pas les encouragements, la jeune femme fut prise dans un tourbillon d'activités diverses: lits à refaire, patients à soulever pour les aider à se lever et ensuite à se recoucher, objets à rapporter à l'un ou à l'autre... Avant midi, elle était déjà exténuée mais pas le moins du monde découragée. Si les autres pouvaient soutenir cette cadence, pourquoi pas elle?

Alors qu'elle se dirigeait vers la cantine, l'infirmière en chef lui demanda de passer à son bureau à la fin de son service à dix-sept heures et lui précisa qu'elle travaillerait toute la semaine avec Andy et qu'ensuite, les deux jeunes femmes alterneraient leurs heures de présence.

— On court toujours autant? demanda Catherine trottinant à côté de son précieux guide.

— Tu veux rire? Attends lundi prochain, jour des nouvelles admissions et tu m'en reparleras alors ! Aujourd'hui: bœuf aux carottes. Ne t'inquiète pas, tu en auras pour ton argent — je connais le cuisinier. Par contre, je ne te conseille pas le gâteau ; choisis plutôt un fruit.

Elles prirent place à une table déjà bien remplie et Andy présenta Catherine à une demi-douzaine de jeunes filles joyeuses et bavardes qui lui prodiguèrent force conseils et racontèrent les derniers potins de leur service.

— Dommage que tu sois tombée sur ce vieux chameau de Beecham, dit l'une d'elles. Toujours prête à te vouer aux gémonies. On l'appelle l'adjudant...

Catherine aurait aimé en savoir plus mais il était déjà temps de regagner leur secteur. Quand les deux jeunes employées débouchèrent dans la grande salle, l'infirmière en chef leur accorda cinq minutes supplémentaires pour prendre une boisson chaude — petite faveur qu'elle n'octroyait qu'en l'absence de Mlle Beecham.

— Mais faites vite. Ensuite vous emmènerez M. Crouch au service de radiologie. Allez-y ensemble pour que Catherine apprenne à se repérer rapidement dans l'hôpital. Puis vous ferez les deux lits au bout de la rangée.

La radiologie était à cent lieues... C'est du moins ce qui sembla à Catherine qui commençait à sentir la fatigue. Mais une fois sur place, elle s'intéressa au déroulement des opérations. Le patient qui souffrait d'ulcération gastrique, trouva à redire à chacun, à tour de rôle. Il se montra particulièrement irritable quand, contre son gré, il dut absorber une bouillie au sulfate de baryum pour confirmer le diagnostic du chirurgien. A mi-examen, on vint chercher Andy et Catherine dut rester seule avec lui. Peu après, alors qu'elle avançait dans le couloir qui menait aux ascenseurs en compagnie de deux infirmiers poussant le vieil homme sur son brancard, la jeune femme aperçut le Dr Fitzroy escorté de deux médecins en blouse blanche. Il lui sembla différent, plus âgé, plus sérieux dans un élégant costume noir, la tête penchée, écoutant avec attention les propos de ses jeunes confrères. Il leva les yeux quand la petite procession arriva à leur hauteur et fit un petit salut amical à Catherine. Celle-ci ébaucha un sourire, ne sachant trop quelle conduite tenir. Au repas, une des infirmières avait parlé de lui et laissé entendre que c'était quelqu'un d'important, qu'il serait professeur d'ici peu et que la femme qu'il épouserait aurait bien de la chance.

Coincée dans l'ascenseur entre le chariot et la porte, Catherine se dit que l'heureuse élue serait Judith.

Cinq heures arrivèrent enfin! Recrue de fatigue, la jeune femme se hâta vers le bureau de l'infirmière en chef qu'elle trouva en compagnie de Mlle Beecham. Celle-ci la regarda un moment et dit:

— Vous semblez travailleuse. Mais n'en tirons pas de conclusions trop hâtives. Maintenant voici votre emploi du temps pour la quinzaine à venir. Vous commencerez à...

Catherine devait travailler six jours d'affilée, prenant son service tantôt à huit heures tantôt à midi puis bénéficier de deux jours de repos consécutifs : ce qui reportait ses premiers congés au jeudi et vendredi de la semaine suivante. Entre-temps elle ferait équipe avec Andy. Evoquant son prochain salaire, la jeune femme échafaudait déjà toutes sortes de projets qui allaient de l'inscription à la bibliothèque municipale aux balades dans le centre commercial...

— Vous m'écoutez, mademoiselle Marsh? Vos horaires sont susceptibles de modification. Il faut vous y préparer.

— Ça m'est égal, murmura Catherine, le visage rayonnant.

Décidément, cette jeune femme sortait de l'ordinaire, pensa Mlle Beecham, se prenant à lui sourire. Quelqu'un à garder dans le service si tout se passait de façon satisfaisante.

En rentrant, Catherine se rendit directement dans sa chambre, ôta vivement ses chaussures, se déshabilla et, résistant à une terrible envie de se coucher et de dormir, descendit se faire couler un bain où elle plongea avec béatitude, attendant que l'eau soit presque froide pour en sortir.

Au dîner, Mme Potts l'interrogea sur sa première journée à l'hôpital. Mais à peine Catherine avait-elle formulé deux mots que Mlle Fish et sa compagne se récrièrent d'horreur, arguant qu'on ne parlait pas de travail à table ; ce qui leur valut de la part de Shirley Kendall, incapable de résister au plaisir de les contrer à chaque fois que l'occasion s'en présentait, un discours enflammé sur les travailleurs honnêtes qui avaient le droit de « parler boulot » quand ça leur chantait. Pressentant que la discussion allait s'envenimer, Mme Potts s'empressa de détourner la conversation en repassant les plats.

Quelle satisfaction de ne commencer qu'à midi le lendemain ! Catherine, pelotonnée dans la bergère qu'elle avait tirée après du feu, prit le temps de feuilleter un quotidien — cadeau d'un patient — et de mettre au point son emploi du temps de la matinée. Puis elle laissa ses pensées vagabonder. Où et dans quelle sorte de maison habitait le Dr Fitzroy? Un jour, quand elle connaîtrait mieux Mme Potts, elle le lui demanderait. Mais non. Elle se refusait à s'immiscer dans la vie privée des gens.

Le lendemain matin, la jeune femme ayant rapidement effectué les quelques achats indispensables pour la maison, s'attardait devant la vitrine d'un magasin de luxe, se demandant si elle pourrait jamais s'offrir de tels vêtements quand elle sentit une présence auprès d'elle. Judith, paraissant sortir tout droit de la couverture de Vogue, l'apostropha sans préambule.

— Quand je pense à tout le mal que je me suis donné pour vous mettre en contact avec ces gens de Stockbridge et que vous n'êtes même pas allée les voir...

— Pour la simple raison que ça ne s'imposait pas. J'avais déjà trouvé un travail. Je crois me souvenir vous avoir dit que je pouvais m'en sortir seule.

— Quelle sorte de travail? Ici? A Salisbury?

— Oui, je m'occupe de gens, répondit Catherine, jugeant plus sage de ne pas donner d'autres précisions.

— Tout à fait dans vos cordes !

— Vous devez avoir raison. Des nouvelles de M. et Mme Grainger ?

— Oh, ils vont bien. Mais ils ne resteront pas chez Tom, naturellement. N'imaginez pas que vous allez reprendre votre place pour autant. Je leur ai d'ailleurs trouvé une dame de compagnie, lui lança Judith d'un air dur.

— Mais pour quelles raisons ont-ils voulu que je parte, je me demande?

— C'est la faute de Jason. Il a agi sur un coup de tête en vous présentant à mes grands-parents et n'a été que trop content que j'imagine un subterfuge pour nous débarrasser de votre présence. Je ne sais pas pourquoi je perds mon temps à vous raconter ça!

— Pour votre satisfaction personnelle, sans doute, rétorqua Catherine.

Et lui tournant le dos, elle s'engouffra au plus vite dans le magasin voisin qui ouvrait à l'autre bout sur le centre commercial où elle se perdit dans la foule.

Les calomnies de Judith — car il ne pouvait pas s'agir d'autre chose — lui gâchèrent le plaisir de sa sortie matinale. Mais, se consola-t-elle, chassant de son esprit les propos venimeux, le Dr Fitzroy ne l'avait-il pas aidée à trouver du travail et un logement?

Les jours suivants passèrent rapidement et avant la fin de la semaine, notre aide-soignante novice se sentait plus à l'aise dans son travail. Les jours de congé qu'elle attendait avec tant d'impatience arrivèrent enfin et Catherine se retrouva à la tête de plus d'argent qu'elle n'en avait eu depuis longtemps. Comme elle se l'était promis, elle courut acheter une jolie lampe pour sa chambre puis, satisfaite de son emplette, rentra manger un repas frugal près de son radiateur. Le temps était passé au beau froid sec, incitant la jeune femme à sortir faire une bonne promenade. Bien couverte dans son manteau neuf, Catherine fit le tour de l'enclos puis, coupant les vieilles rues pittoresques, se dirigea allègrement vers la Maison du Roi.

De la fenêtre de son salon, le Dr Fitzroy vit arriver la petite silhouette solitaire et opiniâtre, tête baissée contre le vent et se porta à sa rencontre.

Surprise, Catherine s'arrêta net.

— Bonjour, Catherine. Vous semblez apprécier vos jours de congé.

Un peu de couleur monta aux joues de la jeune marcheuse.

— Oui. C'est vraiment le jour pour une balade. Mais vous allez prendre froid, s'écria-t-elle en s'apercevant que le médecin ne portait pas de manteau.

— Je vais rentrer mais à la seule condition que vous m'accompagniez.

— Non merci, fit-elle, d'un ton plus sec qu'elle ne l'aurait voulu.

Sans sourciller, le médecin se contenta de reprendre :

— Dans ce cas là, permettez-moi d'aller avec vous. Les chiens ne seront que trop heureux de se dégourdir les pattes.

Et, lui prenant le bras, il la fit entrer dans la maison.

— Attendez-moi dans le salon. Je ne serai pas long. Catherine obéit, éberluée de se retrouver dans la demeure qu'elle avait tant admirée.

Quelques minutes plus tard, son propriétaire était là, accompagné de deux labradors dorés.

— Charlie et Flo, dit-il en faisant les présentations. Si vous trouvez leurs noms bizarres, adressez-vous à ma jeune nièce. C'est elle qui les a baptisés. Voulez-vous que nous allions jusqu'au parc, derrière la Maison du Roi? Les chiens ont une prédilection pour cet endroit.

Même par un jour d'hiver, c'était une promenade agréable. De plus, son compagnon fit son possible pour la divertir et les remarques fielleuses de Judith s'envolèrent au cours de cette conversation amicale. Il sut la mettre complètement à l'aise et sans bien s'en rendre compte, Catherine lui révéla plus sur sa vie qu'elle ne le pensa.

Le jour tombait déjà quand ils firent demi-tour et avant d'atteindre la maison, il faisait presque nuit. Catherine se pencha pour caresser les chiens.

— Cette promenade m'a fait plaisir. Je...

Elle n'eut pas le temps de continuer que le médecin l'entraînait vers l'intérieur.

— Venez partager mon thé.

Une femme d'un certain âge — la sœur de Mme Potts sans aucun doute — débarrassa Catherine de son manteau et lui indiqua le vestiaire. Un regard dans le miroir lui montra que si le vent avait ravivé l'éclat de son visage, il l'avait également décoiffée. La jeune femme, saisissant la brosse qui semblait se trouver là pour son usage, en profita pour lisser sa longue chevelure.

— Par ici, appela le médecin, l'invitant à s'installer près de la cheminée où brûlait une belle flambée.

Aux deux chiens allongés sur le tapis, s'était joint un troisième larron: un chat de gouttière efflanqué qui répondait au nom de Joseph.

La table à thé, disposée près du feu, disparaissait sous une pyramide de toasts au beurre d'anchois, de petites galettes dorées et d'une génoise nappée de crème au chocolat...

Catherine, hypnotisée, regardait les lueurs dansantes des flammes qui se reflétaient dans l'argenterie et revit soudain sa mère, à l'heure du thé, assise à une table de même style.

Le médecin, regardant le visage pensif de la jeune femme, interrompit sa rêverie en demandant d'un ton joyeux :

— Voulez-vous servir le thé, Catherine? Maintenant, parlez-moi de votre travail à l'hôpital. Vous vous plaisez? continua-t-il lui passant les gâteaux.

— Beaucoup. Il faut dire que l'autre aide-soignante, Andy, est avec moi d'une gentillesse et d'une patience à toute épreuve.

— Pas trop fatiguée les premiers jours?

— Epuisée ! Mais je commence à m'habituer, répondit Catherine en riant.

— Et votre installation chez Mme Potts?

La jeune femme se lança dans une description exagérée des splendeurs de sa chambre, se disant en elle-même qu'il ne viendrait pas lui rendre visite dans son grenier et vérifier l'exactitude de son récit. Dans le même temps, elle subissait le charme du salon où elle se trouvait, avec son plafond bas, ses murs lambrissés, son beau mobilier ancien, les lourds rideaux tirés sur les fenêtres à croisillons.

Les deux chiens se disputaient un bout de son gâteau quand on entendit du bruit dans l'entrée. L'instant suivant, Judith se tenait au milieu de la pièce, l'air médusé.

— Tableau idyllique de félicité conjugale, dit-elle, sarcastique. J'avais l'idée absurde qu'il vous fallait de la compagnie, poursuivit-elle.

Et sans un regard pour Catherine, elle alla s'asseoir auprès du médecin.

Sans se troubler, le Dr Fitzroy, qui s'était levé à l'arrivée de la jeune femme, lui offrit poliment du thé.

— Catherine et moi avons fait une magnifique promenade avec les chiens.

IL y eut un silence puis il reprit:

— Des nouvelles de vos grands-parents?

— Pas pour le moment. Mais vous savez comment sont les gens âgés... J'ai dans l'idée qu'ils ne tarderont pas à revenir. On m'a parlé d'une personne merveilleuse qui viendrait vivre avec eux.

Elle jeta un coup d'œil à Catherine comme si elle se souvenait de sa présence.

— Dommage pour vous ! Mais vous avez déjà une occupation, non?

— C'est une chance que vous ayez trouvé quelqu'un, observa le médecin. Parce que Catherine travaille maintenant à l'hôpital et s'en sort fort bien.

Catherine posa sa tasse et se leva.

— Merci pour le thé, dit-elle. Il se fait tard, je vais me sauver.

Le Dr Fitzroy l'accompagna dans l'entrée et l'aida à enfiler son manteau.

— Merci pour cette agréable promenade. Il faudra remettre ça.

Agréable, oui, mais gâchée en partie par l'arrivée intempestive de Judith, pensa la jeune femme en s'éloignant.

La cuisine de Mme Potts, très confortable au demeurant, ne soutenait pas la comparaison avec le salon du médecin, songea Catherine en mangeant distraitement son dîner. Judith était-elle toujours là-bas ? Le médecin l'avait-il emmenée au restaurant?

Mme Potts, qui voulait savoir si Catherine travaillait pendant les fêtes de Noël, dut répéter sa question et se demanda ce qui rendait sa pensionnaire si rêveuse.

— Euh, oui, madame Potts. Mais cela n'est pas très gênant car je n'ai pas de famille qui m'attende.

— Vous ne serez pas toute seule ! s'écria la logeuse. En fait, il n'y a que Mlle Kendall qui rentre chez elle. Et puis, je suppose qu'on fête Noël à l'hôpital aussi, mademoiselle.

— Sans aucun doute, madame Potts. Mais appelez-moi donc Catherine.

— Avec plaisir. Et à l'hôpital, comment vous appelle-t-on ?

— Oh, Catherine, sauf l'infirmière générale qui me donne du mademoiselle et certains malades qui préfèrent Cathie.

— Un peu familier, fit observer Mlle Fish.

— Pas vraiment, amical plutôt. Pendant que j'y pense, auriez-vous une idée de ce que je pourrais mettre dans la hotte de Noël du personnel de notre service?

— De jolis mouchoirs de batiste, proposèrent sans hésitation les deux dames.

— Des collants de dentelles, suggéra Shirley avec son esprit frondeur.

Mme Potts s'en tint à un foulard.

Aucun de ces cadeaux ne plaisait vraiment à Catherine. En faisant le tour des magasins, le lendemain matin, elle aperçut un petit vase de porcelaine de Chine qu'elle aurait volontiers choisi pour elle-même. Elle allait entrer dans le magasin pour en demander le prix quand elle reconnut le voix du Dr Fitzroy.

— Les achats de Noël?

Catherine acquiesça, sentant son cœur cogner dans sa poitrine comme à chaque fois qu'elle le rencontrait.

— Permettez-moi de vous présenter un de mes jeunes cousins: Edwards.

C'était un grand gaillard au visage réjoui, à peine plus âgé qu'elle.

— Voilà Catherine, expliqua le médecin. Cette charmante jeune femme est venue à mon secours, il y a quelques semaines. Elle travaille à l'hôpital en ce moment.

Edwards lui serra la main.

— Ravi de vous connaître. Je suis ici pour les vacances de Noël. J'espère bien que nous nous reverrons.

— Je n'en suis pas si sûre, je travaille...

— Vous devez bien vous arrêter de temps à autre. Nous sortirons un soir et je vous raconterai ma vie.

Puis jetant un coup- d'œil interrogateur au Dr Fitzroy:

— Vous vous voyez beaucoup?

Le médecin et Catherine échangèrent un regard.

— Pas souvent, mais je peux toujours faire passer un message.

— Je vous téléphonerai, proposa Edwards d'un ton insouciant.

— Surtout pas, s'écria Catherine, horrifiée. Mlle Beecham ne le tolérerait pas.

— Un vieux dragon! Voilà ce qui arrive aux infirmières qui passent leur vie dans des hôpitaux.

— Je ne suis pas infirmière, aide-soignante seulement: entre fille de salle et élève-infirmière si vous voulez tout savoir.

— Tant mieux ! Cela fera un dragon de moins... Mon cousin me fait comprendre que l'on n'a malheureusement pas le temps de s'attarder...

Songeuse, Catherine les regarda s'éloigner. Pourquoi fallait-il qu'Edwards s'intéresse immédiatement à elle alors que le Dr Fitzroy continuait à la traiter avec une courtoisie si impersonnelle? Plongée dans ses réflexions, la jeune femme en oublia le vase et regagna son logis.

L'atmosphère de Noël avait commencé à envahir la grande salle quand elle reprit son service le lendemain. Mlle Beecham, qui se croyait des dons artistiques, se surpassait à cette époque de l'année. Elle avait réquisitionné tous les patients en état de s'occuper. Bronchiteux, cardiaques, accidentés de la route ou du travail, jeunes et vieux, que ça leur plaise ou non, tout le monde participait à la confection de fleurs ou de guirlandes en papier crépon. Et il ne se passait pas de quart d'heure sans que quelqu'un ne recoure à Catherine ou Andy.

— N'as-tu jamais envisagé de devenir élève-infirmière, Andy? lui demanda Catherine en l'aidant à refaire un lit.

— Moi? Tu veux rire! Je n'ai même pas réussi à rentrer en seconde. Mais tu pourrais essayer, toi. Tu as fini tes études secondaires.

— Oui, mais ensuite je me suis occupée de ma mère. Puis j'ai passé deux ans chez mon frère.

— En qualité de quoi? De bonne à tout faire?

— En quelque sorte.

— Comment t'en es-tu sortie? Même si ce n'est pas le paradis ici...

Catherine lui raconta sobrement son histoire.

— On peut dire que tu as eu de la chance de tomber sur le Dr Fitzroy. Et ton frère? Tu l'as revu depuis?

— Non, mais je compte y aller pendant mes prochains congés. Juste le temps de leur dire bonjour.

Catherine tint parole et en dépit d'un temps froid et maussade, elle prit l'autobus, son sac rempli de petits cadeaux pour chaque membre de la famille.

De l'allée du jardin, elle entendit les hurlements des enfants. Mais personne ne vint répondre à son coup de sonnette. La jeune femme persista et cette fois Joyce apparut.

— Tiens, une revenante! Si tu crois que tu vas pouvoir revenir l'installer chez nous...

— Je suis simplement venue vous porter mes cadeaux de Noël.

— Ah ! Eh bien, rentre. Mais je n'ai pas le temps de te recevoir. J'ai du travail.

— Je peux voir les enfants?

— Si tu y tiens, dit Joyce en haussant les épaules. Nous avons une jeune fille tous les matins mais il faut que je les garde l'après-midi. Par ta faute, d'ailleurs.

Catherine n'était pas venue pour se disputer, aussi se dirigea-t-elle vers la salle de jeux. Les deux bambins, plutôt sales mais l'air en bonne santé, se précipitèrent sur leurs cadeaux, déchirèrent les jolis papiers de Noël et oubliant de dire merci, reprirent leurs chamailleries. Catherine se demanda ce qu'elle était venue faire là. Elle leur dit au revoir et revint vers Joyce.

— Il faut que tu partes maintenant. Henri ne tient absolument pas à te rencontrer. Tu travailles toujours, on dirait, ajouta-t-elle en étudiant les vêtements de Catherine.

— En effet.

A quoi bon lui parler de son nouvel emploi? Mon Dieu ! Qu'attendait-elle d'autre en venant ici ?

— Passez un bon Noël, dit-elle comme Joyce la poussait vers la sortie.

Pendant la petite demie-heure qu'elle avait passée chez eux, le temps avait changé. Le soleil s'était éclipsé pour de bon et une bise glaciale soufflait. Il n'y avait hélas pas de car avant une heure ni nulle part où attendre.

Tant pis! Elle irait à pied jusqu'à la grande route et de là prendrait un autobus pour Salisbury.

Catherine accéléra le pas. Le ciel se couvrait et il n'était pas loin de faire nuit. Elle avait parcouru environ deux kilomètres quand la voiture du Dr Fitzroy la croisa à vive allure.

« Il n'a pas dû me voir, » pensa la jeune femme.

Et elle continua son chemin, se disant que le médecin occupait de plus en plus ses pensées.

Quelques instants plus tard, la Bentley s'arrêta presque silencieusement à son côté.

— Rentrez vite, lui dit-il, se penchant pour lui ouvrir la portière. Je suis garé du mauvais côté de la route. Vous avez raté votre autobus?

Incapable d'émettre un son, Catherine se contenta de dénier d'un mouvement de tête. Elle n'allait tout de même pas se mettre à pleurer, maintenant qu'elle avait retrouvé le confort, la chaleur et qu'elle était assise auprès de l'homme qu'elle chérissait plus que tout au monde! C'était absurde..

Le médecin lui jeta un bref regard. Deux larmes roulaient le long de la joue de sa passagère.

— J'allais justement chez moi prendre le thé. Venez me tenir compagnie, lui proposa-t-il avec une brusque camaraderie.

— Mais... Vous alliez dans l'autre sens, murmura Catherine en se ressaisissant.

— Rien d'important. C'est Edwards qui va être content car il avait l'intention d'aller vous voir ce soir.

Catherine essuya ses larmes et esquissa un petit sourire.

— C'est gentil de sa part.

— Oui, c'est un garçon charmant. D'ailleurs, il espère bien profiter de votre compagnie pendant son séjour ici.

Empruntant tous les raccourcis, le médecin gagna rapidement Salisbury. Quand il se gara devant son domicile, la lumière brillait aux fenêtres du rez-de-chaussée, comme un signal de bienvenue. Et avant même qu'ils aient traversé la rue, Mme Spooner se tenait déjà sur le seuil.

En pénétrant dans le hall, Catherine eut l'impression de rentrer chez elle. La vieille demeure l'accueillait et le visage joyeux d'Edwards, à la porte du salon, rendait cet accueil plus chaleureux encore.

6.

Comme Catherine aurait aimé que le Dr Fitzroy l'accueille avec autant de chaleur que son exubérant cousin ! Mais il se contenta d'observer les jeunes gens d'un air placide et garda la même attitude réservée pendant le thé. Il n'intervint guère dans la conversation et peu après, sous prétexte de travail, regagna son bureau, les laissant en tête à tête; ce qui ne troubla pas le moins du monde ce bavard d'Edwards qui, lancé dans le récit de sa vie d'interne dans un hôpital londonien, ne fit grâce à la jeune femme d'aucun détail.

Catherine l'écoutait et riait tout en souhaitant le retour du médecin. Mais ce dernier ne fut pas plutôt là, qu'elle déclara avec un illogisme absolu qu'il lui fallait s'en aller. Ce qu'elle ne put faire toutefois avant d'avoir accepté l'invitation pressante d'Edwards à dîner en ville le lendemain. Et pour couronner le tout, celui-ci décida de la raccompagner chez Mme Potts. Ils partirent peu après, sous le regard étrangement paternel du médecin.

Voulait-il dresser une barrière invisible entre eux ? se demanda le jeune femme, marchant rapidement à côté d'Edwards. Mais cette barrière avait toujours existé... et elle ne l'ignorait pas. Pourquoi ce changement d'attitude alors et cette volonté délibérée de marquer la différence d'âge? Comme s'il jouait au frère aîné, s'amusant de leurs propos juvéniles mais ne souhaitant pas y prendre part.

Edwards, qui discourait sur une infirmière de nuit belle à damner un saint, interrompit les pensées de Catherine en déclarant soudain:

— Jason est un type bien. Ce serait vraiment dommage que Judith

l'épouse. Je reconnais qu'elle est superbe. N'empêche qu'elle va lui empoisonner l'existence.

— Mais pourquoi?

— Tout ce qui l'intéresse dans la vie c'est la toilette, prendre du bon temps et dépenser de l'argent. Je ne vois pas ce qu'il lui trouve.

C'était bien l'avis de Catherine mais elle garda ses réflexions pour elle. La femme que le Dr Fitzroy épouserait devrait lui être dévouée corps et âme, lui permettre de se consacrer à son travail, voire le soutenir à l'occasion, tout en se montrant aimante et proche de lui. Elle serait pour lui la compagne idéale s'il n'y avait autant de handicaps. Jeune femme « quelconque » ainsi que Judith s'était plu à le souligner et désargentée de surcroît: comment pourrait-elle se procurer les toilettes qui la feraient sortir de l'anonymat? Mais surtout... ils n'appartenaient pas au même milieu.

Edwards la laissa devant sa porte, lui rappelant leur rendez-vous du lendemain et après une accolade fraternelle, s'en alla à grandes enjambées.

Comme Catherine aurait aimé que son frère lui ressemble...

Le jeune homme avait décidé de l'emmener à « La Rose et la Couronne », vénérable établissement plus que centenaire, renommé pour sa cuisine autant que pour son service et où, au grand soulagement de la jeune femme, sa seule et unique robe de lainage ne déparerait pas.

Elle monta dans sa chambre en proie à des sentiments partagés : à la fois ravie de cette première sortie depuis son arrivée à Salisbury et toute songeuse quant à l'attitude du médecin à son égard.

Encore heureux qu'elle n'entende pas la conversation qu'il tint avec son cousin après que celui-ci l'eut mis au courant de ses projets pour le jour suivant.

— C'est une chic fille mais elle n'a pas dû sortir beaucoup.

— Sans doute que non. Et elle ne doit pas avoir énormément d'argent. Aussi ne l'emmène pas dans un endroit où elle se sentirait mal à l'aise.

— Elle pourrait commencer ses études d'infirmière.

— Laisse-lui le temps de reprendre confiance en elle, d'abord ! Catherine vient de passer deux ans chez son frère et sa belle-sœur et on ne fait pas mieux dans le genre autoritaire.

— Ne faudrait-il pas la secouer un peu?

— Non. L'épauler tout simplement, dit le médecin en allant s'asseoir au coin du feu. Ça ne t'ennuie pas que je te laisse seul ce soir ? J'emmène Judith écouter des chants de Noël.

A deux jours des fêtes, l'effervescence régnait dans le service de Catherine à l'hôpital. Non contente de vaquer à ses occupations habituelles, elle aida à suspendre les guirlandes multicolores à travers la salle, à arranger des bouquets de fleurs en papier au bout de chaque lit et à préparer des cotillons. Mais la jeune femme ne se plaignait pas. Elle se sentait d'ailleurs mieux depuis sa soirée avec Edwards. C'était réconfortant de savoir que quelqu'un tenait assez à elle pour lui consacrer du temps et l'inviter au restaurant. Et comment ne pas apprécier le charme du jeune homme, sa gentillesse, ses facéties et l'attitude fraternelle qu'il avait à son égard ? Il était également de bon conseil. Afin d'assurer son avenir, pourquoi ne commencerait-elle pas ses études d'infirmière? lui avait-il suggéré. Il était prêt à parier qu'elle ne tarderait pas à se marier mais, avait-il ajouté d'un ton léger, il fallait envisager le cas contraire...

— Et vos diplômes en poche, vous pourriez acheter un petit appartement et voyager. Bien sûr ce n'est pas pour demain, mais vous êtes jeune...

— Oui, grand-père, avait répondu Catherine en riant.

Elle avait cependant promis de réfléchir sérieusement à la question. En y repensant, de tels projets lui parurent peu engageants et leur échéance bien lointaine. Pourtant, elle n'allait pas se contenter de rester simple auxiliaire toute sa vie!

Entre les nouvelles admissions, les victimes de la route — plus nombreuses à cette époque de l'année — le lot habituel de patients souffrant d'hernies, d'ulcères, de crises d'appendicite, il ne restait plus un lit de libre dans le service.

Mais c'était mal connaître Mlle Beecham que de penser qu'elle allait renoncer à mener à bien ses projets ! Elle installa les plus malades à une extrémité de la salle et bouscula les plus vaillants pour en terminer avec les décorations et suspendre des branches de houx dans tous les coins.

La maison de Mme Potts avait également pris un petit air de fête avec le sapin à la fenêtre du salon, illuminé tous les soirs pour le bénéfice des passants. La cuisine embaumait les « mince-pies » : délicieuses petites tartelettes fourrées de compote de fruits secs, d'écorce d'orange et parfumées au cognac. Et la logeuse avait annoncé une dinde pour le repas de Noël, assurant Catherine que sa part resterait bien au chaud dans le four jusqu'à son retour de l'hôpital.

En raison de l'absence de nombreuses infirmières, l'emploi du temps de la jeune femme subit quelques modifications. Ses jours de congé furent fixés les vingt-quatre et vingt-sept : arrangement qui lui convenait à merveille et mettait un terme à la perspective décourageante de passer le jour de Noël en compagnie de Mme Dunster et Mlle Fish.

Le froid s'était installé, annonçant la neige ; ce qui n'empêcha pas Catherine de se lever de bonne heure la veille de Noël, bien décidée à profiter de son jour de liberté. Quelle animation dans les rues et que de monde dans les magasins ! Pour son plaisir, Catherine flâna d'une devanture à l'autre, choisissant ce qu'elle achèterait si elle avait de l'argent et pour compléter l'illusion s'offrit un café chez Snell. Puis, raisonnable, la jeune femme entreprit de faire le tour des boutiques où les prix étaient à sa portée, dans le but de trouver une petite robe du soir sans prétention qu'elle pourrait porter aux rares occasions de sortie qui se présenteraient. Elle finit par jeter son dévolu sur une robe de crêpe de laine, dans des teintes d'ambre et de vert, qui mettait en valeur sa silhouette. Des escarpins de cuir noir vinrent compléter ses achats.

De légers flocons commençaient à tomber et Catherine, les bras chargés de paquets, regagna son logis au pas de course. Quelle joie ensuite de déballer ses emplettes et d'essayer ses nouvelles acquisitions pour s'admirer, même au prix de mille contorsions, dans la petite glace de sa coiffeuse!

Mme Potts s'était surpassée pour le dîner : jambon braisé au porto, tarte aux pommes et crème anglaise. Pourtant, en l'absence de Shirley, le repas manqua de gaieté ; aussi quand Mlle Fish et Mme Dunster regagnèrent leur chambre, Catherine jugea bon de tenir compagnie à sa logeuse et de l'aider à faire la vaisselle tout en l'entretenant de sa petite virée en ville et de ses dernières dépenses vestimentaires.

— Si c'est pas dommage de travailler le jour de Noël! Ça ne devrait pas être permis, assura la dame en lui servant un deuxième café. Vous trouverez un bol de bouillon au chaud sur la cuisinière à votre retour de la messe de minuit. Et après, vite au lit car il sera déjà bien tard.

Catherine la remercia et monta mettre une dernière main aux petits cadeaux qu'elle avait achetés pour Mme Potts et les autres pensionnaires ; puis, un livre sur les genoux, s'installa près du feu pour attendre l'heure de la messe.

La neige avait cessé de tomber quand elle sortit de la maison mais trottoirs et murets de jardins en étaient recouverts et l'enclos semblait immense sous sa couverture blanche. Catherine pénétra dans la cathédrale au milieu d'une assistance déjà nombreuse et trouva une place près de l'horloge médiévale, coincée entre un vieillard asthmatique et une dame corpulente. Gagnée par la sérénité des lieux, le recueillement des fidèles, la pureté des chœurs d'enfants, la jeune femme éprouva un sentiment de paix et de fraternité.

Il était tard après minuit quand elle se fraya un passage à travers la foule qui quittait la cathédrale et s'éloigna à pas rapides en direction de la Porte Nord. Soudain la voix du Dr Fitzroy, criant son nom, l'arrêta net.

— Je pensais bien vous avoir aperçue sous le porche. Venez prendre un verre à la maison avant de rentrer.

— Je vous remercie infiniment... mais... je suis de service demain matin, dit Catherine en bégayant dans son émoi.

Ce qui n'empêcha pas Jason de lui prendre un bras et Edwards l'autre et, sans tenir compte des regards furieux de Judith qui boudait à l'arrière, les deux cousins l'entraînèrent allègrement vers la maison du médecin.

Quand ils pénétrèrent dans le salon où crépitait une joyeuse flambée, Charlie, Flo et Joseph leur firent fête, attendant sans doute de participer aux agapes que Mme Spooner avait préparées pour le réveillon. Cette dernière arriva aussitôt, portant un plateau surchargé d'une variété de canapés plus appétissants les uns que les autres pendant que le médecin débouchait une bouteille de Champagne. Edwards fit passer une assiette garnie de toasts au saumon fumé mais Judith, mollement allongée sur un divan, déclara qu'il lui serait impossible d'avaler la moindre bouchée et supplia qu'on veuille bien lui servir à boire.

Le médecin porta une coupe à Catherine et s'installa de l'autre côté de la cheminée :

— Nous donnons une petite fête le trente et un. Edwards sera toujours des nôtres et aimerait que vous veniez. Si je me fais son messager, c'est qu'il a peur d'essuyer un refus.

— Mais pourquoi refuserais-je ? demanda Catherine, surprise. Oh! Vous voulez dire au cas où je serais de service ? Eh bien non justement ! J'adorerais venir... mais faut-il une tenue de soirée?

Judith, qui ne lui avait pas adressé la parole jusqu'alors, répliqua:

— Robes longues et smokings de rigueur, bien sûr ! Votre choix est très simple: vous endetter jusqu'au cou pour acheter une tenue passable ou vous abstenir de venir.

Les deux hommes la regardèrent, médusés. Edwards allait parler quand son cousin intervint :

— Oublions cette remarque stupide, Judith. C'est Noël... mais à votre place, j'arrêterais de boire.

Le ton de la voix, quoique aimable, laissa percer une note coupante.

— Oh ! Si on ne peut plus plaisanter maintenant, marmonna Judith, se levant pour se resservir un verre.

Le Dr Fitzroy fit comme si de rien n'était et reprit sa conversation avec Catherine. Celle-ci finit sa coupe de Champagne et murmura d'une voix douce et hésitante :

— Il faut que je parte maintenant.

— Je vais vous raccompagner, répondit Jason sans essayer de la retenir.

Il ne leur fallut que quelques minutes en voiture. Le Dr Fitzroy s'arrêta devant le portail et descendit avec elle.

— J'ai la clef. Ne vous donnez pas cette peine, dit Catherine.

Mais il tint à ouvrir la porte lui-même, alluma la lumière de l'entrée et, la regardant, observa:

— Voilà un Noël qui a commencé sous les meilleurs auspices. Pour vous aussi, je l'espère?

Et se penchant, il embrassa la joue de la rougissante Catherine. Le temps que la jeune femme reprenne ses esprits, le médecin était déjà au volant de sa voiture.

Qu'il faisait froid dans la petite chambre sous les toits ! Catherine se pelotonna sous l'édredon et s'endormit, sa bouillotte dans les bras.

Il faisait un noir d'encre quand le réveil sonna le lendemain. Sans bruit, elle descendit à la salle de bains, s'habilla rapidement et prit son petit déjeuner auprès du radiateur. Il avait reneigé pendant la nuit et le silence inhabituel qui enveloppait la ville semblait d'autant plus profond que la circulation était réduite. Quand Catherine se faufila hors de la maison, la neige crissa sous ses pas.

Quel dommage de piétiner cette surface immaculée, pensa la jeune femme, se hâtant vers l'hôpital. Arrivée aux vestiaires, elle se dépêcha d'enfiler son uniforme puis, pour gagner du temps, emprunta le couloir qui longeait le bloc opératoire. Aucun danger à cette heure matinale de tomber sur une infirmière soupçonneuse qui n'aurait pas manqué de lui demander où elle allait de ce pas. Les lourdes portes des salles d'opération s'ouvrirent au moment même où la jeune femme arrivait à leur hauteur et à sa grande stupéfaction, le Dr Fitzroy, en blouse blanche, apparut. C'était bien la dernière personne que Catherine s'attendait à voir.

— Bonjour, Catherine, dit-il souriant.

— Vous ne vous êtes pas couché? demanda-t-elle, surprise. Et vous avez passé la nuit ici?

— La réponse à votre première question est non et oui à la deuxième, répondit le médecin, immobile à son côté.

Catherine, scrutant le visage aimé, en oublia qu'elle était de service.

— Vous avez l'air épuisé. Vous devriez rentrer vous mettre au lit.

Au léger haussement de sourcils du médecin, la jeune femme se sentit rougir. Confuse, elle bégaya:

— Excusez-moi. Je ne suis pas en avance.

Au bord des larmes, elle s'en alla presque en courant. Pourquoi lui avoir dit cela? Il devait penser qu'elle se mêlait de ce qui ne la regardait pas!

L'infirmière en chef, qui appréciait le travail de Catherine, ne lui fit aucun reproche sur son léger retard quand elle la vit arriver.

En dépit des efforts de Mlle Beecham pour renvoyer le plus grand nombre possible de malades chez eux pendant les fêtes, le service était de nouveau complet. L'élève-infirmière qui refaisait les lits avec Catherine la mit rapidement au courant des nouvelles admissions.

— Quelle nuit mouvementée ! Trois accidentés de la route. Nous en avons deux ici. Le troisième est mort sur la table d'opération. On a appelé le Dr Fitzroy à deux heures du matin. Ils ont tout essayé pour le sauver... jusqu'à sept heures...

La jeune femme arrêta là son récit pour se rendre au chevet d'un patient qui réclamait sa présence.

L'atmosphère de fête avait néanmoins gagné tout le personnel du service y compris Mlle Beecham qui, souriante, vint souhaiter un bon Noël à tous et prendre part au tirage des cadeaux dans le bureau de l'infirmière en chef. Catherine, en tant que nouvelle arrivée, tira le dernier paquet: du papier à lettres fantaisie.

— Exactement ce qu'il faut pour remercier les gens qui vous ont fait des cadeaux de Noël, remarqua une infirmière.

A ceci près que Catherine n'avait personne à remercier, et pour cause!

Tous les malades attendaient l'événement du jour : le déjeuner. Le Dr Bracewaite, tablier autour de la taille, toque de cuisinier sur la tête, arriva avec la dinde qu'il découpa avec la même précision qu'il montrait pendant les opérations. Catherine fit le va-et-vient avec les assiettes, installa les patients, aida certains à couper leur viande et évita de se trouver sur le chemin du chirurgien qu'on disait pédant et irascible. Celui-ci fit le tour de la salle puis, en compagnie de Mlle Beecham, s'en alla goûter le sherry qu'il lui offrait traditionnellement à Noël. Un moment de détente s'ensuivit. On distribua friandises et cotillons et, l'une après l'autre, les infirmières allèrent déjeuner.

Quand arriva le tour de Catherine, il était si tard qu'elle n'eut droit qu'à quelques minutes pour prendre son repas. Aussi quelle ne fut pas sa surprise quand, dans l'après-midi, l'infirmière en chef lui accorda une heure pour lui permettre d'offrir ses vœux de Noël dans tout l'hôpital. Timide, elle erra de service en service espérant, à rencontre de toutes probabilités, tomber sur le Dr Fitzroy. Tout le monde lui réserva le meilleur accueil. Ici, une infirmière lui offrit un verre d'une boisson qu'elle fut incapable d'identifier, là, elle accepta un chocolat, bavarda avec quelques malades, but un autre verre et termina sa visite par le service de pédiatrie.

Quelle agréable sensation de liberté et d'insouciance tout à coup! Catherine, légèrement grisée, s'avança dans la grande salle, s'arrêtant pour sourire à un bambin dans son berceau quand elle aperçut le Dr Fitzroy assis sur un lit, un bébé dans les bras.

Ce n'est que plus tard qu'elle se rendit compte que le mélange qu'elle avait absorbé lui avait délié la langue de façon déplorable. Elle avança vers lui, s'écriant d'une voix joyeuse:

— Oh, bonjour, Jason! Ne devriez-vous pas être couché?

Une lueur amusée dans le regard, il répondit en riant:

— Vous oubliez que mes fonctions consistaient à découper la dinde aujourd'hui.

Puis, tournant le bébé vers elle:

— Regardez qui c'est... Notre petit rescapé. Vous ne l'auriez pas reconnu, je parie ? Il pousse comme un champignon.

Catherine s'assit à côté de lui et prit l'enfant dans ses bras.

— Il est magnifique. Lui a-t-on donné un nom?

— Bien sûr ! Je vous présente Noël. Avouez qu'on ne pouvait guère le prénommer autrement.

Le bébé répondit par un grand sourire et un gargouillement quand Catherine lui chatouilla le menton.

— Et sa mère?

— Rien de nouveau de ce côté-là. Et vous? Comment se passe cette journée de fête à l'hôpital?

— Très bien, merci.

— Vous m'avez appelé Jason, tout à l'heure. Les joues de Catherine s'empourprèrent.

— Excusez-moi, mais on m'a offert à boire et... je me suis comportée de façon stupide.

Elle se leva en hâte et enchaîna d'un seul trait:

— Je vous souhaite une bonne soirée. Je n'ai qu'une heure de pause. Il faut que je parte.

Des yeux admirables et une fort jolie silhouette, nota le médecin, la regardant s'éloigner. La cuisine de Mme Potts a fait merveille.

Quelle longue journée! songeait Catherine regagnant son logis dans la neige. Mais pas si désagréable après tout ; sauf cet épisode avec le Dr Fitzroy. Elle rougissait en y pensant. Mme Potts l'attendait et avait dressé une jolie table à son intention.

— Ça n'a pas été trop rude? s'enquit-elle. Catherine, entre deux bouchées, lui brossa un tableau de l'hôpital un jour de Noël.

— Et vous remettez ça demain?

— Oui, mais en compensation, je serai libre le jour suivant.

— Tout de même! Quand vous aurez fini votre repas, prenez un bon bain et filez droit au lit, suggéra la logeuse, maternelle.

Catherine suivit ses conseils à la lettre et s'endormit immédiatement.

Sa journée du lendemain s'acheva sur une agréable surprise. A seize heures, après le départ du dernier visiteur, Mlle Beecham lui rendit sa liberté.

— Vous avez bien travaillé, déclara-t-elle et donc mérité un petit bonus à votre journée de congé, en quelque sorte.

Catherine se hâta de quitter les lieux avant qu'on ne la rappelle. Pour participer à la journée de Noël à sa manière, elle décida de rentrer en passant par les rues du centre-ville, magnifiquement décorées et illuminées pour les fêtes.

Elle marchait en rêvant d'une matinée tranquille, suivie d'une promenade à la campagne quand la Bentley du Dr Fitzroy s'arrêta à sa hauteur. Il baissa la vitre.

— Vous avez terminé ? Moi aussi. Montez ! Je vous emmène à la maison prendre le thé.

Et, observant les traits tirés de la jeune femme, ajouta :

— Vous pourrez faire un petit somme devant le feu, si vous le désirez.

Catherine, le cœur battant, ne se fit pas beaucoup prier et s'installa dans la voiture.

— Vous étiez également de garde aujourd'hui, docteur ?

— Oui, mais je me suis réservé la journée de demain car le départ d'Edwards approche. Nous avons projeté, si le temps le permet, une sortie jusqu'au parc de Stourhead. Ce doit être splendide sous la neige.

Il se gara devant la maison et aida Catherine à franchir la congère qui s'était formée sur le trottoir. Pénétrer dans sa demeure, c'était retrouver un monde de confort, de chaleur et l'accueil exubérant d'Edwards souligné par les aboiements des chiens.

Ils prirent le thé devant le feu, écoutant le jeune homme parler.

Et ce conteur né n'eut guère besoin des encouragements du médecin pour se lancer dans une histoire si rocambolesque que Catherine ne tarda pas à rire aux éclats et à se sentir plus à l'aise.

C'était trop beau pour durer. Elle venait tout juste d'accepter de se joindre à eux pour l'excursion du lendemain quand Judith fit une entrée remarquée. Ravissante et sûre de son effet, elle s'arrêta dans l'encadrement de la porte et déclara:

— Je n'ai pas eu à déranger Mme Spooner pour m'introduire chez vous. Vous devriez fermer à clef, Jason !

Apercevant alors Catherine, elle lui tourna le dos de propos délibéré et s'adressa au médecin :

— Je suis désolée, chéri. Il m'a été absolument impossible de refuser l'invitation des Croft de Winchester au déjeuner de demain. Mais je vous y attendrai et nous pourrions ensuite aller dîner ensemble. Je me sens d'autant plus coupable que j'avais promis de vous réserver cette journée, ajouta-t-elle avec un sourire charmeur.

Le médecin lui répondit d'une voix tranquille qui ne trahissait pas la moindre trace d'irritation:

— Ça ne fait rien, Judith. Il se trouve que j'emmène Catherine et Edwards faire un tour à Stourhead. Un temps idéal pour une balade dans le parc. Les chiens vont pouvoir s'en donner à cœur joie.

Les yeux de la jeune femme brillèrent de colère.

— Et si je n'avais pas accepté ce déjeuner?

— Alors, vous auriez pu vous joindre à nous. Il n'est d'ailleurs pas trop tard pour changer d'avis.

— Pour patauger dans la neige à Stourhead... à cette époque de l'année? Je vous remercie, rétorqua-t-elle, courroucée.

Mais devant la placidité de Jason, elle changea de tactique.

— Eh bien, chéri, allons voir une exposition ce week-end ou plutôt, emmenez-moi danser. J'ai une robe — une petite merveille — qu'il me tarde d'étrenner.

— Désolé, c'est impossible. J'ai des consultations samedi et une table ronde à l'hôpital, dimanche matin.

— Inutile de vous chercher des excuses. Nul doute que vous trouverez de quoi vous distraire pendant mon absence!

Et, tournant un visage dédaigneux vers Catherine qui se faisait toute petite dans son coin, Judith lança en guise d'au revoir:

— Vous avez une allure ma pauvre fille ! Vous devriez apprendre à vous coiffer et vous maquiller.

Le silence de quelques secondes qui suivit sembla une éternité à Catherine.

— Désolé, Catherine, fit le médecin. Judith a un caractère impulsif: ce qui lui fait dire des choses qu'elle ne pense pas vraiment.

Edwards abonda dans son sens et, désireux d'atténuer l'incorrection de Judith, reprit:

— C'est une petite peste. Il se trouve que nous la connaissons depuis si longtemps que nous n'en faisons plus cas.

Devant leur visage consterné, Catherine observa:

— Ce n'est pas bien grave. La déception de Judith explique son attitude. Et elle n'a pas tout à fait tort... Je pourrais faire un effort pour améliorer mon apparence.

— Je n'en vois pas la nécessité, déclara Jason. Mais Catherine songea qu'elle aimerait aller dans un salon de beauté, se faire maquiller, coiffer...

— A quoi pensez-vous? demanda Edwards.

— Et si je me teignais les cheveux?

— Grands dieux ! En voilà une idée ! s'exclama Jason.

Devant le regard surpris de Catherine, il se hâta d'ajouter:

— Ils sont parfaits ainsi.

Ne voulant pas s'imposer davantage, la jeune femme se leva pour prendre congé.

— Si vous restiez dîner avec nous? On pourrait faire une partie de poker d'abord, suggéra le Dr Fitzroy.

— Mais... je ne sais pas jouer.

— Raison de plus. Edwards et moi allons vous apprendre.

Et sans même attendre sa réponse, il décrocha le téléphone.

— Je vais prévenir Mme Potts. Je ne voudrais pas qu'elle s'inquiète à votre sujet.

« Mais c'est qu'il décide à ma place », pensa Catherine, ravie toutefois de passer la soirée en sa compagnie et celle d'Edwards.

Grâce aux conseils des deux cousins, elle eut tôt fait de comprendre les règles du jeu et en saisit si bien les subtilités qu'Edwards remarqua:

— Qui se serait douté que vous étiez une joueuse dans l'âme?

— On ne doit pas se fier aux apparences, déclara gravement Jason ; et il faut parfois savoir prendre des risques. Ah ! Mme Spooner a pensé à tout, ajouta-t-il d'une voix plus enjouée, s'emparant de la carafe de sherry posé sur un plateau, au milieu de jolis verres en cristal.

Le repas qui suivit ne fit que confirmer les talents de la gouvernante: consommé aux abattis de volaille, sole de Douvres accompagnée de croquettes de pommes de terre dorées à souhait, charlotte aux pommes délicieusement parfumée à la cannelle. Catherine ne se souvenait pas avoir goûté mets aussi savoureux depuis des années.

Le repas terminé, Edwards proposa de reprendre la partie de poker mais Catherine ne voulut pas prolonger sa visite et le Dr Fitzroy la raccompagna en voiture.

— Nous partirons vers les onze heures demain. Prévoyez de bonnes chaussures. Bonne nuit, Catherine.

— Avez-vous passé une soirée agréable? questionna Mme Potts qui s'ennuyait toute seule.

Si bien que sa pensionnaire accepta de rester bavarder un moment en buvant une tasse de thé.

— Et vous ne savez pas tout ! Je vais à Stourhead demain, lui confia-t-elle avant de rejoindre sa chambre en dansant.

7.

Catherine se réveilla de bonne heure et s'étira, bien au chaud sous ses couvertures. Perplexe, elle se demandait quels vêtements porter. Tout d'abord, écarter l'idée, hélas saugrenue, d'étrenner sa robe neuve, inadéquate pour la circonstance. Ne possédant ni bottes, ni fuseau, ni anorak, son choix était des plus restreints pour ne pas dire inexistant.

La jeune femme se leva, décrocha de la penderie un pantalon et une veste bleu marine, usagés certes mais soigneusement entretenus. Bien astiquées, ses chaussures de marche feraient l'affaire.

L'esprit toujours préoccupé par sa tenue, Catherine déjeuna, rangea sa chambre puis sortit, l'air déterminé. Une demi-heure plus tard, elle était de retour, pressée d'essayer ses emplettes de dernière minute : bonnet de laine, gants, écharpe et chaussettes assortis dans un beau coloris rouge cerise. Le résultat fut loin de lui déplaire. Avec le bonnet et l'écharpe, on en oubliait les vêtements un peu défraîchis.

Catherine finissait de se préparer quand Mme Potts l'appela. Elle dévala l'escalier, un peu déçue en apercevant Edwards dans l'entrée et non Jason.

Il fallait qu'elle arrête de penser à lui tout le temps !

Edwards l'accueillit avec chaleur et la félicita d'avoir choisi la tenue qui convenait à une promenade à la campagne. Ils dirent au revoir à Mme Potts et se dirigèrent vers la voiture. Assis au volant, Jason les attendait.

— Montez à l'arrière tous les deux. Vous y serez mieux... si les chiens ne vous dérangent pas. Je vois, Catherine, que vous avez eu le bon sens de vous habiller chaudement.

« Dois-je prendre cette remarque pour un compliment? » se demanda la jeune femme en s'installant dans la voiture.

Avec son brio habituel, Edwards se lança dans des histoires farfelues qui la firent rire aux larmes. Mais le médecin restait silencieux, attentif sans doute à la conduite sur une chaussée bien dégagée mais verglacée par endroits. Le soleil avait fini par percer, faisant étinceler la neige profonde et immaculée qui recouvrait les collines environnantes et transformait le paysage en carte de Noël. Quand ils prirent l'embranchement pour Stourhead, le chemin était complètement enneigé et c'est au pas que Jason descendit le raidillon qui menait à l'entrée du parc pour se garer dans la cour d'une auberge à l'enseigne de « L'aigle éployé »,

— On marche d'abord? demanda-t-il, ce qui nous mènera vers les treize heures et nous laissera une petite heure avant la fermeture du bar.

Laissant Edwards prendre les billets au petit kiosque rustique, Jason, tenant les chiens en laisse, questionna Catherine.

— Vous aimez Edwards?

— Oui, beaucoup. Ah, si mon frère avait le dixième de son sens de l'humour et de sa joie de vivre! Enfin, il faut sans doute tenir compte de la différence d'âge. Henri a trente-six ans.

— Comme moi, observa le médecin. Catherine tressaillit, rougit...

— Oh! Je... Vous ne faites pas cet âge.

— Mais adieu ma folle jeunesse ! Edwards a tout juste vingt-quatre ans, lui.

— Oui, il me l'a dit.

— Il revient dans quinze jours. Cela vous permettra de vous revoir.

— Ce sera avec plaisir, répondit poliment Catherine.

En vérité, elle aurait préféré parler d'autre chose, du médecin par exemple.

Mais avant qu'elle ait trouvé comment aborder ce sujet, Edwards les rejoignait et glissait son bras sous le sien.

— Dites donc, quel endroit fabuleux! Je n'y étais jamais venu en hiver. C'est superbe. Dommage qu'on ait oublié le pain pour les canards.

— J'y ai pensé, intervint Catherine avec un sourire malicieux, attirant sur elle le regard pensif de Jason.

Le petit groupe s'ébranla en direction du lac, rencontrant quelques rares randonneurs qui les saluèrent joyeusement au passage. La neige, lourde et profonde rendait la marche malaisée. Aussi, Catherine avançait prudemment dans les grandes empreintes laissées par Jason.

Peu lui importait le lendemain, songeait-elle, le visage rayonnant, savourant l'instant présent et toute à sa joie d'être près de lui. Cette marche rapide dans le froid vif l'avait réchauffée et coloré ses joues, lui conférant une grâce charmante sous son bonnet cerise.

Le Dr Fitzroy, silencieux, lui jetait des regards furtifs qu'elle ne remarqua pas. Quand ils arrivèrent à l'escalier de pierre qui descendait en spirale vers la grotte, il laissa les chiens à la charge d'Edwards.

— Passe devant, je vais aider Catherine à descendre. Ça doit être glissant.

Ça l'était effectivement. Le simple contact de la main du médecin sur son coude fit chanceler la jeune femme autant ou sinon plus que les marches verglacées. Un petit coup d'œil au dieu Neptune et à la source presque glacée et ils ressortaient de la grotte, accueillis par un pâle soleil d'hiver. D'ici dix minutes, ils seraient déjà de retour à leur point de départ. Catherine qui aurait aimé que cette promenade ne s'arrête jamais, soupira.

— J'ai perdu un gant ! s'exclama soudain Edwards. Je me souviens l'avoir enlevé dans la grotte pour vérifier la température de l'eau. J'y retourne.

— D'accord. On continue sans toi. Tu nous rattraperas sinon tu nous retrouveras au bar.

Le sentier était assez large pour leur permettre de marcher côte à côte, les chiens trottinant sur leurs talons. Le médecin, qui l'entretenait du domaine de Stourhead et de sa magnifique bibliothèque, s'arrêta pour regarder le visage attentif de la jeune femme. Et tout à coup, sans préambule, lui posa une question qui la laissa abasourdie.

— Voulez-vous m'épouser, Catherine?

Le cœur battant la chamade, elle balbutia d'une voix étranglée:

— Vous épouser? Vous... vous plaisantez?

— Personnellement, je n'ai jamais considéré une demande en mariage comme une plaisanterie.

— Pardonnez-moi, ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais... vous et Judith allez vous marier. Enfin, c'est ce qu'il me semblait et je...

— Tiens, tiens! On vous en a parlé?

— Eh bien, tout le monde est persuadé que cela va arriver bientôt. M. et Mme Grainger, Tom Fetter qui a expliqué que vous aviez attendu qu'elle soit en âge de vous épouser.

— Vraiment! Judith a trois ans de plus que vous, continua-t-il, imperturbable. J'avais douze ans quand elle est née.

— Mais cela n'a aucune espèce d'importance, reprit Catherine, embarrassée. Je veux dire... vous ne paraissez pas votre âge.

— Vous me rassurez, Cathie!

— Je ne soufflerai mot de ceci à personne, promit-elle, le cœur en plein désarroi. Je suppose que vous avez parlé sur un coup de tête, parce que... Judith n'est pas venue.

— Ainsi, vous pensez que je devrais passer la bague au doigt de cette jeune personne.

— Oui, murmura Catherine dont le regard triste démentait les paroles. Elle est... très belle.

— Et vous croyez que ça suffit pour se marier! Dans ce cas, je vous promets d'y réfléchir sérieusement.

Catherine se sentait déchirée. Etre avec l'homme qu'elle aimait plus que tout au monde et lui conseiller d'épouser une femme qui lui gâcherait la vie ! Pourquoi ne pas avoir dit oui sur-le-champ et accepté les conséquences, quelles qu'elles soient? Mais que dire maintenant... lui avouer la violence du sentiment qu'elle lui portait?

— Je l'ai retrouvé, cria Edwards qui accourait à toute allure, brandissant un gant. J'ai une faim de loup. Pas vous? Filez au bar. Je vous rejoins avec le panier.

— Prenez un cognac avec votre café, Catherine, lui conseilla Jason. Ça vous réchauffera.

L'alcool lui fit du bien mais la jeune femme savait qu'un seul remède pourrait venir à bout de la sensation de froid qui s'emparait d'elle: être aimée de Jason.

— Dommage que la boutique soit fermée, dit Edwards en terminant les reliefs de leur pique-nique. Je vous aurais acheté un souvenir.

— Pas de risque que j'oublie cette merveilleuse promenade, avec ou sans souvenir.

— Bien dit. Vous n'avez pas la beauté du diable mais vous ne manquez pas d'esprit.

— Merci du compliment, Edwards, répliqua Catherine en riant.

— N'oubliez pas que vous êtes invitée au réveillon du Nouvel An, reprit le jeune homme. Inutile de jeter ce regard interrogateur à Jason, les invitations sont parties. Vous recevrez la vôtre demain. Aussi, mettez-vous sur votre trente et un, faites-vous une beauté et présentez-vous à vingt heures précises pour terminer joyeusement l'année.

— On ira vous chercher, intervint Jason. Il y aura des invités que vous connaissez déjà — des gens de l'hôpital — chirurgiens, infirmières générales... entre autres.

— Je les connais peut-être de vue mais la réciproque n'est pas vraie. Je dois passer aussi inaperçue qu'une petite souris.

— Raison de plus pour porter quelque chose qui sorte de l'ordinaire et crée la surprise de la soirée ! s'écria Edwards avec entrain.

— J'essayerai.

Ils reprirent le chemin du retour peu après, Catherine et Edwards à l'arrière de la Bentley, les chiens dormant à leurs pieds. Mais poussés par le jeune homme, ils firent halte dans une pâtisserie de Shafterbury.

Quand le médecin demanda à Catherine ce qu'elle comptait faire de sa soirée, la jeune femme, déterminée à ne pas s'imposer davantage, lui répondit qu'elle allait au cinéma en compagnie de Mlle Kendall, une des pensionnaires de Mme Potts. En fait, Shirley n'était pas encore rentrée mais ce petit mensonge ne nuirait à personne. Jason dissimula un sourire, prouvant par là qu'il n'était pas dupe. Ce qui mit la jeune femme au comble de l'embarras.

Le crépuscule tombait déjà quand la Bentley s'arrêta devant la maison de Mme Potts.

— Au revoir, Catherine, lui dit Jason à la porte.

A Stourhead il l'avait appelée Cathie comme ses parents avaient coutume de le faire : un fait à reléguer au rang des bons souvenirs, sans plus..., songea-t-elle avec un serrement de cœur.

L'invitation au réveillon du trente et un arriva au courrier du matin, le lendemain. Comme la jeune femme ne reprenait son service qu'à midi, elle décida de consacrer sa matinée à la recherche d'une robe de soirée. Les soldes avaient commencé, ce qui faciliterait son choix.

Mais que choisir au juste? Cette robe de satin rose bonbon agrémentée d'un corselet pailleté ne manquerait pas d'attirer les regards. Non plus que celle-là, moulante, en velours noir dont le décolleté vertigineux ferait certainement tiquer l'infirmière générale. Finalement, elle se décida pour une robe en taffetas de soie gris argent, à encolure carrée et manches trois quarts resserrées à la hauteur des coudes. L'ampleur de la jupe était retenue dans une large ceinture qui mettait en valeur sa taille mince. Par bonheur, Catherine tomba sur une paire d'escarpins en daim, dans la même nuance de gris et dont le prix ne mettait pas en péril son maigre budget.

Le temps de boire une tasse de thé, de manger un sandwich et la jeune aide-soignante se précipita à l'hôpital où elle arriva d'excellente humeur. Il n'en fallait pas moins pour supporter la discipline toute militaire de Mlle Beecham, plus à cheval que jamais sur le règlement. Andy, qui s'était disputée avec son fiancé, boudait et les patients énervés par des visites trop nombreuses, furent exigeants et tatillons. L'infirmière en chef fut la seule à manifester son contentement de la revoir après sa journée de congé.

Aussi quand Catherine regagna sa chambre, tard le soir, elle était épuisée. La vue de sa robe neuve, étalée sur le lit n'arriva pas à la dérider et l'idée même de se rendre au réveillon la remplit d'appréhension et de doute.

Etait-ce bien le vêtement qui convenait? Que ferait-elle à cette soirée si personne ne lui adressait la parole? Elle s'y voyait perdue, mal à l'aise.

Ce malaise persistait le lendemain alors que la jeune femme attachait son seul et unique bijou : un médaillon au bout d'une chaîne en or d'un style ancien qui lui venait de sa grand-mère. Un dernier coup de peigne à ses cheveux ramenés en chignon bas sur la nuque, un peu de poudre sur le visage et Catherine descendit à la cuisine.

— Une vraie princesse ! s'exclama Mme Potts. Tout le monde s'accorda pour la trouver ravissante.

Quand on sonna à la porte, elle s'empressa d'enfiler son manteau. Edwards entra en coup de vent, l'embrassa affectueusement, serra la main de ces dames, offrit des chocolats à Mme Potts et entraîna Catherine dans son sillage.

— Tout Salisbury est chez Jason. Il faut voir les falbalas de certaines invitées ! Et vous ? Que portez-vous sous votre manteau?

— Une robe. Et ne vous attendez pas à ce qu'elle vous coupe le souffle. Ce n'est pas ce style.

— On verra ça.

La maison du Dr Fitzroy était brillamment éclairée et il y avait des voitures garées jusqu'au bout de la rue.

Un homme solennel, d'un certain âge, vint leur ouvrir la porte.

— Vous avez fait vite, Monsieur Edwards.

— Rapide comme l'éclair, Coker. Catherine, je vous présente le bras droit de Jason. Coker est à son service depuis son enfance. Si vous ne l'aviez pas vu jusqu'à présent c'est qu'il était à l'hôpital. Vous nous avez beaucoup manqué, Coker.

— Merci, Monsieur Edwards. Si la jeune dame veut bien monter poser son manteau.

Catherine suivit Coker à l'étage et ajouta son vêtement à une pile impressionnante de fourrures et capes de velours. Après un rapide coup d'œil au miroir, elle retrouva Edwards qui l'attendait dans l'entrée.

— Pas bête, votre choix! lança-t-il, approbateur. En jouant la carte de la sobriété, vous étiez sûre de vous faire remarquer.

Sur ces paroles réconfortantes, il la fit entrer au salon. Catherine, qui n'aurait jamais osé s'aventurer seule au milieu de pareille assemblée, s'agrippa au bras du jeune homme.

— Ne m'abandonnez pas trop vite, Edwards.

— Comptez sur moi. Tenez, voilà Jason.

Le Dr Fitzroy, élégant dans son smoking, se dirigea vers eux, s'arrêtant ici et là pour échanger un mot.

— Merci, Edwards. Je vais présenter Catherine à quelques invités. Tu devrais aller t'occuper de cette ravissante blonde qui s'ennuie toute seule, près de la cheminée.

— Appelez-moi si vous avez besoin de mes services, fit Edwards en s'éloignant avec un grand sourire.

— Ma chère Catherine, votre robe me plaît beaucoup, dit le médecin, une lueur joyeuse dans le regard.

— Merci... Vous savez, j'ai bien failli ne pas venir, ajouta-t-elle sans trop savoir pourquoi.

— Je m'en suis douté. Mais il y a un commencement à tout. Un premier pas à franchir.

— Mais vers quoi?

— Eh bien, vers l'amour, le mariage, les enfants, le bonheur.

— Vous croyez vraiment à ce que vous dites?

— Bien sûr, pas vous?

— Oui. Mais parfois, il vaut mieux s'abstenir de faire ce premier pas.

— Est-ce une mise en garde? Venez, je vais vous présenter à une ou deux personnes qui vous plairont.

Des gens, qui au grand étonnement de la jeune femme, avaient connu ses parents et qui à leur tour la présentèrent à d'autres invités de sa génération. Et, sans qu'elle s'en rende bien compte, Catherine finit par se détendre et prendre plaisir à la soirée. En vérité, il y eut bien quelques personnes qui l'ignorèrent — des amis de Judith en particulier. Celle-ci délaissa sa cour d'admirateurs, au centre du salon, pour se joindre au petit cercle dans lequel Catherine se trouvait et, interrompant brutalement la conversation, s'exclama avec un sourire étincelant:

— Alors, vous avez réussi à vous trouver une robe en solde. Bravo !

Elle tourna les talons sans attendre de réponse.

— Elle a trop bu, pour ne pas changer, dit une jeune invitée à haute voix.

— Votre robe est charmante, Catherine, reprit sa voisine. J'adorerais travailler dans un hôpital mais je n'en serais absolument pas capable. En tant que marmiton peut-être et encore ; je ne sais pas cuire un œuf.

La conversation dévia sur la cuisine et le petit incident déplaisant fut vite effacé grâce aux bonnes manières de ses compagnes. Encore heureux qu'elle n'ait eu ni la présence d'esprit ni le temps de rétorquer quoi que ce soit. Faire une scène à la soirée de Jason aurait été impardonnable: ce que Judith escomptait sans doute.

Plus tard, Edwards l'emmena au buffet froid dressé dans la salle à manger.

— Quand rentrez-vous à Londres? demanda Catherine en goûtant un toast au caviar.

— Sortez vite votre mouchoir, belle enfant. Dans deux jours, hélas! Jason me ramène en voiture et compte rester quelque temps. Il n'a pas pris de congé depuis des mois. Je suppose que Judith nous accompagnera quoiqu'on n'en ait encore rien dit. A propos, lui avez vous parlé?

— Elle m'a adressé la parole mais je n'ai pas eu le loisir de lui répondre.

Quelque chose dans la voix de Catherine alerta le jeune homme :

— Ah, je vois ! Judith dans son meilleur rôle. Vous allez me manquer, petite Catherine. J'aurais aimé avoir une sœur comme vous.

— Vous ne pouviez pas me faire davantage plaisir. J'ai déjà un frère. Vous le saviez? Mais il est nettement plus âgé que moi et... assez sérieux. Ça ne me déplairait pas d'être votre sœur, Edwards.

— Exactement ce que je souhaitais entendre, dit la voix du médecin dans leur dos. A quelle heure commencez-vous demain, Catherine?

— A midi.

— Parfait. Attendez que tout le monde soit parti et je vous raccompagnerai. Ne protestez pas, ajouta-t-il avec un bref sourire avant de rejoindre quelques invités à l'autre table.

A minuit, on but le Champagne pour célébrer la nouvelle année et dans l'heure qui suivit, les invités s'en allèrent. Il ne restait plus que Judith et un bel homme dans les trente ans.

Les yeux un peu trop rapprochés, décida Catherine et quel costume voyant!

Il se balançait sur une chaise pendant que Judith parlait au médecin. Catherine n'entendait pas ce qu'elle disait mais la réponse de Jason dut l'irriter car haussant les épaules, elle lui tourna le dos et courut se pendre au cou de l'inconnu.

— Eh bien, si vous ne m'emmenez pas, Nigel le fera, lui.

— Ma chère Judith, je donne une conférence demain matin à huit heures trente. Mais profitez-en si Nigel veut bien vous y accompagner.

— Pauvre Jason ! Ça vous contrarie, déclara Judith avec un coup d'œil à Catherine. Invitez-moi à dîner un soir et je vous permettrai d'annoncer nos fiançailles.

— D'accord pour le dîner, mais je ne promets rien de plus répondit Jason en riant. Amusez-vous bien tous les deux, ajouta-t-il en saluant Nigel. Je vous téléphonerai demain, Judith.

Après leur départ, Coker leur apporta du café.

— Ne vous inquiétez pas, Catherine. Vous serez chez vous d'ici vingt minutes.

S'il savait ! La jeune femme aurait volontiers sacrifié sa courte nuit de sommeil pour rester en sa compagnie.

A la porte de Mme Potts, elle le remercia et déclara:

— La soirée était très réussie. Figurez-vous que j'ai rencontré d'anciennes connaissances de mes parents. C'était comme si je revivais le passé.

— Voulez-vous m'épouser, Cathie?

La stupeur la rendit muette quelques secondes, puis elle balbutia:

— Mais... non, vous oubliez Judith et... votre promesse de l'emmener au restaurant.

— Merci de me le rappeler. Mais il faut bien ne pas perdre ses bonnes habitudes. Bonne nuit, Cathie.

Et sur un baiser rapide, il la laissa.

Catherine se retrouva seule, submergée par des sentiments si confus qu'elle en pleura tout en se déshabillant. Son visage ruisselait encore de larmes quand, ivre de fatigue, elle finit par s'endormir.

Et ce fut déjà le matin. Avant de reprendre son travail, la jeune femme fit les courses de Mme Potts qui ne se sentait pas très bien. A l'hôpital, le personnel, de mauvaise humeur, se ressentait du manque de sommeil, en commençant par Mlle Beecham qui la gronda pour une vétille et décréta de façon péremptoire que les études d'infirmière n'étaient pas pour elle.

— Je n'ai pas l'intention de les faire, objecta poliment Catherine pour s'entendre dire qu'elle n'avait pas à répondre.

— Et que faisiez-vous chez le Dr Fitzroy hier soir? finit-elle par demander d'un ton accusateur.

— Je connais son cousin Edwards.

Ce qui prit Mlle Beecham de court. De toute évidence, elle ne s'attendait pas à une explication aussi simple.

Quand Catherine rentra de l'hôpital, Mme Potts semblait souffrante.

— Ce n'est qu'un refroidissement. Rien d'étonnant avec un temps pareil. Une nuit de repos et tout ira mieux, assura-t-elle.

Le lendemain, quand la jeune femme partit avant huit heures pour une de ses longues journées de travail, elle ne croisa personne dans la maison endormie. La logeuse, sans doute mal remise, devait garder la chambre.

A l'hôpital, Catherine, ses pensées tournées vers Jason, accomplit machinalement les mille tâches qu'on exigeait d'elle.

A force de cajoleries, Judith avait-elle réussi à se faire demander en mariage? Jason était beaucoup trop tolérant à son égard et enclin à rire de ses accès de mauvaise humeur. Peut-être la connaissait-il depuis si longtemps qu'il n'en faisait plus cas. Mais le rendrait-elle heureux? Jason supporterait-il aussi bien ses caprices une fois qu'elle serait sa femme?

Quand Catherine rentra tard le soir, le même calme régnait dans la maison. Elle trouva sous la porte le pli qu'Edwards, à la veille de son départ, y avait glissé. Montant l'escalier en riant à la lecture de la missive, la jeune femme entendit soudain un bruit qui la fit s'arrêter : un petit sifflement suivi d'une toux sèche en provenance de la chambre de Mme Potts. Sa logeuse protégeait sa vie privée et n'encourageait pas les intrusions de ses pensionnaires chez elle, Catherine en avait conscience, mais elle n'hésita qu'un instant avant de frapper et de pénétrer dans la pièce. Elle fit quelques pas dans la pénombre et appela la dame.

— Désolée de vous déranger, madame Potts mais je vous ai entendue tousser. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous?

Une voix enrouée lui répondit:

— La lampe, sur la table, près de mon lit. Catherine avança avec précaution, alluma et vit la malade, le visage rougi, la respiration courte et sifflante.

— Eh bien, ma chère petite, ça ne va pas fort, murmura celle-ci.

Catherine lui prit le pouls et posa une main sur son front brûlant.

— Personne n'est venu vous voir?

— Non. J'ai appelé mais ni Mme Dunster ni Mlle Fish ne m'ont entendue.

— Ecoutez, si ça ne vous ennuie pas, je vais appeler un médecin. Vous devez avoir la grippe. Mais d'abord, je vais vous installer plus confortablement et vous porter à boire.

Elle redressa Mme Potts dans son lit, lui trouva un autre oreiller, essuya son front avec un linge mouillé, lui peigna les cheveux et descendit rapidement à la cuisine. Pendant que l'eau chauffait, elle remplit une carafe de jus d'orange puis prépara une infusion et monta le plateau.

— Quel est votre médecin, madame Potts?

— Le Dr Fitzroy.

Ce fut Coker qui décrocha quand elle appela son numéro. Catherine lui exposa la raison de son appel et ajouta que Mme Potts semblait assez mal.

— Je vais chercher le docteur, mademoiselle, dit Coker.

L'instant suivant, la voix de Jason se fît entendre au bout du fil. En quelques mots Catherine lui brossa un tableau rapide de la situation.

— Je serai là dans cinq minutes. A tout de suite. En remontant, la jeune femme rencontra Mlle Fish en chemin.

— Pourquoi n'y a-t-il personne dans la cuisine? demanda la dame en lui lançant un regard accusateur.

— Mme Potts est malade et n'a pas quitté sa chambre de la journée. Ne l'avez vous pas remarqué?

— Je ne me mêle pas des absences de ma logeuse.

— Je crains que vous ayez à préparer votre repas ce soir.

Catherine n'eut pas le temps d'écouter les doléances de Mlle Fish qu'un coup de sonnette la faisait descendre en courant pour remonter peu après avec le médecin.

.— Alors, madame Potts, que vous arrive-t-il? lança-t-il en se débarrassant de son pardessus.

— Désolée de vous déranger, docteur. Ce n'est qu'un rhume mais vraiment, je ne me sens pas très bien.

Il s'assit à côté du lit, prit son pouls, lui posa quelques questions puis déclara:

— Catherine va vous aider. Je voudrais vous ausculter.

Son examen fini, il alla vers la fenêtre et attendit que la jeune femme ait installé Mme Potts contre ses oreillers, une fois de plus.

— Je voudrais vous faire hospitaliser pendant quelques jours, madame Potts. Vous avez un début de pneumonie. Avec un traitement aux antibiotiques et du repos, vous serez sur pied en un rien de temps.

— Qui va s'occuper de la maison et de mes pensionnaires? Je ne peux pas les laisser.

— Je vais demander à Mme Spooner de venir. Nous pouvons nous débrouiller sans elle pendant quelque temps. Maintenant, Catherine va vous habiller bien chaudement. Je vais vous ramener avec moi et ensuite, j'irai chercher votre sœur.

— Mais... le repas?

— Ne vous inquiétez pas, je m'en charge, dit Catherine en l'aidant à enfiler une robe de chambre matelassée.

Ce ne fut pas une mince affaire que de descendre la dame enveloppée de lainages et de couvertures.

— Dois-je téléphoner à l'hôpital pour annoncer votre arrivée? s'enquit Catherine.

— Je vais le faire de la voiture, répondit le médecin. Dépêchez-vous de rentrer avant de prendre froid. Je ramènerai Mme Spooner aussitôt que je le pourrai.

— Prenez votre temps. Je préparerai le repas en attendant. J'irai vous voir demain, madame Potts, promit Catherine se penchant dans la voiture pour embrasser le front brûlant de la malade.

— Allez vous rentrer? Il fait froid! Déconcertée par le ton abrupt de Jason, Catherine partit sans se retourner.

« Il aurait pu me dire merci, au lieu de me rabrouer. » Mais peut-être avait-il prévu de passer la soirée avec Judith... ce qui expliquerait sa mauvaise humeur.

Elle alla tout droit à la cuisine, inspecta le contenu du réfrigérateur et se décida pour une omelette, des petits pois en conserve et un restant de tarte. Aucune des deux dames ne proposa de l'aider et leur repas fini, elles se hâtèrent de quitter les lieux, lui laissant la charge de débarrasser et de faire la vaisselle. Mais Catherine établit un ordre de priorité et décida de commencer par la chambre de Mme Spooner. Tout d'abord, trouver des draps propres puis faire le lit. C'était une experte en la matière depuis qu'elle travaillait à l'hôpital et tout fut parfaitement en ordre en un temps record. Un saut dans sa propre chambre, où il faisait un froid glacial et Catherine était de nouveau dans la cuisine, contemplant le travail qui l'attendait. Elle nouait un des grands tabliers de Mme Potts autour de sa taille quand la sonnette retentit. C'était déjà Mme Spooner accompagnée du médecin.

— Pauvre Emilie, commença-t-elle, malade et toute seule, enfin, tout comme... avec ces deux vieilles femmes qui ne se sont pas dérangées pour savoir ce qu'elle devenait.

— Je crois qu'elles ne sortent guère de leur chambre, intervint Catherine. N'empêche que la pauvre Mme Potts a dû trouver le temps bien long !

En rentrant dans la cuisine, Mme Spooner jeta un œil si critique autour d'elle, que Catherine crut bon d'expliquer qu'elle n'avait pas encore eu le temps d'y remettre de l'ordre.

— Mais nous avons mangé. Rien à voir cependant avec le repas de Mme Potts.

— Dieu vous bénisse, mademoiselle ! Et tout ça en plus de votre journée de travail. Eh bien, je vais installer mes affaires dans la chambre d'Emilie.

— J'ai préparé le lit, c'est pourquoi la cuisine est dans cet état.

Jason, jusqu'ici silencieux suggéra:

— Si vous montiez toutes les deux, je pourrais donner un coup de main ici.

— Monsieur! se récria Mme Spooner, outragée.

— Mais vous n'allez tout de même pas faire la vaisselle! s'exclama Catherine.

— C'est ce qu'on va voir ! Je n'ai jamais su résister à un défi.

Une fois dans la chambre de sa sœur, Mme Spooner s'installa dans un fauteuil en osier et exposa son plan de bataille à Catherine, perchée sur le lit. La dame passerait le plus grande partie de la journée ici et mettrait à profit les heures de présence de la jeune femme dans la maison pour s'échapper et aller s'assurer que Coker s'en sortait sans elle, sous-entendant que c'était le chaos dès qu'elle tournait le dos.

— Et quand j'aurai un moment, j'irai rendre une petite visite à Emilie, ajouta-t-elie.

Catherine l'assura de son aide et compatit à la situation.

— C'est un surcroît de travail pour vous, madame Spooner.

— Emilie aurait agi de même pour moi, ma chère enfant. Mais on ferait mieux de descendre pour voir comment s'en tire le Dr Fitzroy.

En manches de chemise, la pipe à la bouche, il s'en sortait très bien.

Lui prenant le torchon des mains, Mme Spooner lui dit fermement:

— Tout est arrangé. Maintenant, Monsieur, il doit vous tarder de rentrer chez vous.

— Mais, pas avant de prendre un thé en votre compagnie.

Ce qu'ils firent autour de la table de la cuisine. Peu après, le médecin se leva, enfila veste et manteau et se dirigeant vers la porte, s'adressa à Catherine:

— Venez fermer derrière moi, Catherine.

L'un près de l'autre dans l'entrée exiguë, Jason sourit à la jeune femme.

— Ce n'est pas tout à fait la soirée que j'avais prévue mais je n'en suis pas mécontent pour autant.

Ouvrant la porte d'une main, il l'attira contre lui de l'autre et le baiser qu'il lui donna lui coupa le souffle.

— Nos chemins se croisent si souvent qu'ils finiront bien par converger, Cathie.

8.

Catherine revint à la cuisine sur un petit nuage pour retomber brutalement sur terre en entendant Mme Spooner déclarer:

— Et Monsieur qui devait sortir ! Sûr qu'il va être en retard. C'est Mlle Judith qui sera furieuse, elle qui ne supporte pas qu'on la fasse attendre et se fâche pour un rien. Elle serait déjà partie que ça ne m'étonnerait pas, enchaîna la dame d'un ton qui en disait plus long que ses paroles. Mais le docteur, c'est quelqu'un qui connaît son devoir: le travail d'abord. Ça ne lui laisse guère le temps de sortir. Evidemment il est plus âgé que la demoiselle. Enfin, je suppose qu'elle changera, une fois mariée.

Jetant un petit coup d'œil à Catherine, la gouvernante ajouta:

— Vous avez une petite mine. Filez vite au lit ou vous ne pourrez pas aller travailler demain midi.

— Si vous voulez que je fasse quelques courses dans la matinée, ce sera avec plaisir. Cela vous permettra d'aller rendre une petite visite à votre sœur et de faire un saut chez le Dr Fitzroy.

— Ma foi, si ça ne vous dérange pas, c'est pas de refus.

— Pas du tout. Faites-moi une petite liste et je la prendrai en sortant.

— J'y penserai. Vous êtes bien dévouée, mademoiselle. Pourquoi ne prendriez-vous pas votre petit déjeuner ici? Comme ça, vous dormirez un peu plus tard.

— Je ne voudrais pas vous donner du travail supplémentaire.

— Allez donc ! Descendez vers huit heures et tout sera prêt. Une bonne chose que le docteur accompagne M. Edwards à Londres demain. Il ne sera pas de retour d'ici deux ou trois jours. Quand même, j'irai voir comment ça se passe sans moi.

Catherine souhaita une bonne nuit à Mme Spooner et monta dans sa chambre. Il fallait qu'elle se reprenne et se guérisse de son romantisme incurable. Pourtant, elle n'avait pas rêvé! Comment expliquer ce baiser et cette remarque sur leurs chemins qui se croisaient? Allongée dans son lit, mélancolique, la jeune femme finit par s'endormir d'épuisement.

Une semaine passa. S'il y avait toujours autant de malades dans son service, le personnel par contre, victime de la grippe ou de rhumes était plus clairsemé. Catherine rendait chaque jour une petite visite à Mme Potts s'attendant, le cœur battant, à rencontrer Jason dans les parages... en vain. Par un fait exprès et en dépit de tous ses efforts, elle ne l'aperçut ni dans l'enceinte de l'hôpital ni à l'extérieur.

— Emilie rentre ce soir, lui annonça Mme Spooner à la fin de la semaine. Je vais lui préparer sa chambre et lui mettre quelques fleurs avant de partir. C'est Daphné — vous la connaissez, elle vient aider tous les jours chez le Dr Fitzroy — qui viendra me remplacer. Et dès que ma sœur ira mieux, elle prendra de courtes vacances dans la petite maison du docteur à Bucklers Hard. C'est un joli coin, bien tranquille en cette saison de l'année. Tout ce qu'il faut pour quelques jours de repos.

« Si seulement je pouvais l'accompagner pour lui tenir compagnie et m'occuper d'elle ! » pensa Catherine. D'un autre côté, cela lui enlèverait toutes possibilités de voir le médecin.

A son retour de l'hôpital, on lui apprit que le Dr Fitzroy avait raccompagné Mme Potts dans sa propre voiture et qu'il était resté, le temps de prendre le thé et de s'assurer qu'elle allait bien.

— Il me plaît, ton médecin. Je tomberais vite amoureuse d'un homme pareil, lui confia Shirley. Tu dois le voir souvent à l'hôpital, non?

— Presque jamais. Je suis en chirurgie et le Dr Fitzroy est médecin consultant. Donc, il n'a rien à faire avec des auxiliaires comme moi.

— Un peu snob, hein?

— Mon Dieu, non ! Mais il se trouve que nous ne sommes pas dans le même secteur, c'est tout. Et tes vacances? Tu n'en parles pas.

— Super! Il faudra que je te raconte. J'ai rencontré quelqu'un à Noël ; l'ami d'un cousin ! Tu le verras peut-être parce qu'il passe me prendre samedi prochain.

La semaine débuta sous un signe favorable. Mlle Beecham annonça à Catherine qu'en raison des nombreuses heures supplémentaires qu'elle venait d'assurer, ses congés partiraient du vendredi à treize heures jusqu'au lundi midi, lui assurant un long week-end de liberté.

Comment occuper ces vacances inattendues ? Dommage que Shirley ait rendez-vous avec « l'homme à la Ford » comme l'appelait Catherine et qu'Andy soit de service à ce moment-là. Enfin, elle en profiterait pour aller à la bibliothèque, s'aérer et se reposer. , Le vendredi matin, alors qu'elle faisait les lits avec une élève-infirmière, on la convoqua chez Mlle Beecham. Il n'était pas question de faire attendre cette dernière, aussi la jeune femme s'excusa-t-elle auprès de sa collègue et s'en alla en courant. Que lui voulait l'infirmière? Annuler ses congés sans doute? Mlle Beecham, droite comme un I derrière son bureau, n'était pas seule. Nonchalamment appuyé contre le radiateur, le Dr Fitzroy se redressa en apercevant Catherine.

— Le Dr Fitzroy a une faveur à vous demander, mademoiselle Marsh.

Les miracles arrivent parfois, songea-t-elle, troublée. Le médecin voulait savoir si elle consentait à accompagner Mme Potts à Bucklers Hard et à rester avec elle jusqu'au lundi matin, où une autre personne viendrait la remplacer.

— Si j'ai bien compris, vous étiez en congé ce week-end. Peut-être aviez-vous d'autres projets?

— Absolument pas. Je serais heureuse d'accompagner cette dame.

— Bien, reprit Jason, l'air songeur. Dans ce cas, soyez prête après le déjeuner aujourd'hui. On s'arrangera pour vous reprendre là-bas et vous ramener lundi matin. Merci, Catherine.

— Vous pouvez disposer, mademoiselle Marsh, reprit Mlle Beecham, congédiant la jeune auxiliaire.

Catherine sortit du bureau, enchantée à l'idée de ces deux jours inespérés. Tout de même, elle s'expliquait mal les manières si professionnelles de Jason.

Pluies et bourrasques glacées succédèrent à la neige. Catherine sortit de l'hôpital en toute hâte et, se contentant d'un sandwich, rassembla quelques effets pour le week-end, puis rejoignit Mme Potts dans sa chambre. Celle-ci était déjà prête à partir. La jeune femme l'accompagna à la cuisine de peur qu'elle ne prenne froid et déposait leurs bagages dans l'entrée quand la sonnette retentit. Elle ouvrit aussitôt et trouva le médecin sur le seuil. D'un regard, il détailla la tenue de Catherine.

— Fin prête. Et Mme Potts?

— Egalement.

Il alla chercher la dame à la cuisine, l'installa à l'arrière de la voiture avec les chiens, mit les valises dans le coffre, enjoignit à Catherine de monter près de lui et démarra sans plus de cérémonie.

Le médecin, qui semblait connaître le trajet par cœur, conduisait en silence ; il empruntait tantôt des voies à grande circulation qui filaient droit vers le sud, tantôt des routes transversales, plus étroites, obliquant vers le sud-est. Ce ne fut qu'à l'approche de Beaulieu qu'il s'adressa à Catherine alors que Mme Potts somnolait sur sa banquette.

— La maison vous attend. Vous n'aurez qu'à vous installer. Le chauffage est allumé, vos lits sont faits et il y a le plein de provisions. Ne vous sentez pas obligée de tenir compagnie à Mme Potts à longueur de journée. Si elle ne peut pas encore mettre le nez dehors, encouragez-la à aller et venir à l'intérieur. Et vous, prenez le temps d'aller vous promener ; l'air marin ne vous fera pas de mal.

— Bien, docteur.

— Ne m'appelez pas ainsi, Cathie! Puis, radouci, il enchaîna:

— Et cette proposition de mariage? Y avez-vous songé ?

Songé? A la vérité, elle n'avait pensé qu'à ça ! Ce qui ne l'empêcha pas de dire d'une voix posée:

— Je me demande bien pourquoi vous y revenez sans arrêt?

— Excellente question. C'est un premier pas dans la bonne direction. Dommage que nous n'ayons pas le temps d'en discuter plus à fond!

Et sur ces mots, il prit la route qui menait à la rivière de Beaulieu et Bucklers Hard.

— Nous voici arrivés, dit-il en s'arrêtant devant la dernière villa, tout au bout du village. Restez dans la voiture, le temps que je vous ouvre.

C'était une solide maisonnette, toute pimpante avec ses briques rouges et ses boiseries fraîchement repeintes. Même dans la lumière triste de cet après-midi de janvier, elle gardait un air accueillant. Les bras chargés d'écharpes et de plaids, Catherine suivit le médecin et Mme Potts dans la petite entrée carrée qui donnait sur une pièce de chaque côté et au fond sur l'escalier. Jason les précéda dans le salon au plafond bas, éclairé de deux fenêtres en vis-à-vis, ornées de rideaux de chintz rouge et crème. Un feu vif brûlait dans la cheminée, accrochant des reflets dorés sur le bois des meubles anciens en harmonie parfaite avec le cadre.

— Je m'occupe des bagages, dit-il. On pourrait peut-être prendre le thé avant que je parte. La cuisine est derrière, par là.

A l'invite du médecin, Catherine, après avoir installé Mme Potts auprès de Pâtre, s'en alla à la découverte. Elle trouva tout ce qu'on pouvait désirer pour un excellent goûter: un plateau déjà préparé, avec un cake, de la confiture, de la crème. Rien ne manquait. Il ne lui restait plus qu'à mettre l'eau à chauffer. Pendant que Jason montait les valises à l'étage, les deux chiens arrivèrent en bondissant. La jeune femme eut tôt fait de leur trouver un bol pour leur donner à boire.

— Ce cadre vous sied parfaitement, comme je l'avais d'ailleurs prévu, observa Jason derrière elle.

Et sans lui laisser le temps de répondre, il lui prit le plateau des mains et alla le poser sur la petite table ronde du salon.

Jason but son thé, vérifia le chauffage, donna quelques dernières recommandations à Mme Potts et la nuit était déjà tombée quand il se décida à prendre le chemin du retour. Le cœur lourd à l'idée de le voir partir, Catherine l'accompagna à la voiture. Surtout, n'allez pas trop vite.

— A vous entendre, on vous prendrait pour ma femme, ce qui m'autorise à me conduire comme un mari.

Il se pencha, la nicha dans ses bras et l'embrassa avec fougue.

— A lundi matin, Cathie.

Eperdue, la jeune femme le regarda partir. Puis elle rentra, et une fois la table débarrassée, monta à l'étage en compagnie de Mme Potts. Il y avait trois chambres: deux sur le devant, qu'elle et la dame devaient occuper et une autre sur l'arrière ainsi qu'une salle de bains merveilleusement équipée. Catherine défit les bagages, ouvrit les lits, tira les rideaux et, la convalescente toujours dans son sillage, redescendit au salon. Cette dernière commençant à accuser la fatigue du voyage, la jeune femme lui suggéra de dîner de bonne heure.

— Asseyez-vous un moment, madame Potts. Je vais voir ce que je peux faire.

Quelle agréable surprise en ouvrant le réfrigérateur d'y trouver un repas tout préparé: ragoût qu'il suffisait de faire réchauffer, pommes de terre déjà épluchées, fruits et flan.

Catherine dénicha une nappe, des couverts et dressa la table. Pendant que le repas mijotait, elle alla jeter un coup d'œil à la pièce de l'autre côté de l'entrée: une salle à manger avec des meubles en acajou, une haute horloge dans un angle et sur les murs tendus de toile claire, quelques aquarelles charmantes.

« J'adore cette maison, » pensa-t-elle, « idéale pour un week-end tranquille, le rêve en été pour les amoureux de voile. »

— Est-ce que le médecin y vient souvent?

— Assez, d'après ma sœur. Surtout quand il est surmené par son travail à l'hôpital. Il sort son bateau dès qu'il le peut. Mlle Judith, par contre, a horreur de ce coin ; un trou à ce qu'elle dit. Mais si elle pense le faire changer de ce côte-là, elle se trompe. Ah, c'est vraiment quelqu'un de bien, le docteur... trop gentil pour elle, quoique je ne devrais pas le dire.

Catherine partageait entièrement son opinion. Compétent, aimable et en plus... quelle fougue, songeait-elle, encore rougissante du baiser qu'il lui avait donné. Mon Dieu! Ne plus le laisser, sous aucun prétexte, recommencer ce petit jeu qui lui mettait la tête à l'envers. Même sans être amoureuse de lui, elle en aurait été troublée.

Mme Potts étant épuisée, elles allèrent toutes deux se coucher de bonne heure. Répugnant à laisser sa compagne seule, la jeune femme passa un samedi tranquille, bien au chaud à la maison. Mais le dimanche, la logeuse semblait avoir recouvré quelque énergie. Aussi, profitant d'une éclaircie, Catherine la laissa près du feu et s'en alla faire une promenade matinale. En rentrant, elle mit un petit poulet au four, prépara des choux de Bruxelles et alla tenir compagnie à Mme Potts. Quand celle-ci commença à s'apitoyer sur son sort et à manifester sa reconnaissance d'un ton larmoyant, Catherine fit un saut jusqu'au bout de la rue et ramena un journal du dimanche qu'elles se partagèrent pendant que la volaille rôtissait. Sitôt le repas terminé, Catherine mit la dame au lit et, rêveuse, s'installa près du feu, bercée par la pluie qui battait aux vitres... En fin d'après-midi, elle alla rechercher une Mme Potts, reposée et toute ragaillardie.

— Une semaine de ce régime et ce sera la pleine forme. Je me sens déjà mieux, commenta-t-elle, béatement installée devant la télévision. Comment vous exprimer ma reconnaissance, ma chère enfant?

— A dire vrai, j'en profite tout autant que vous. Qui ne se plairait pas ici, d'ailleurs? Et maintenant, madame Potts, au lit ! Si vous désirez quoi que ce soit pendant la nuit, n'hésitez pas à m'appeler.

Au matin, la pluie avait cessé, laissant un grand ciel délavé et un pâle soleil d'hiver qui éclairait rivière et prairies de délicates teintes pastel. Mais le froid restait vif aussi Catherine enleva-t-elle les cendres de la cheminée pour rallumer le feu. Puis elle mit en train le repas de la personne qui devait la remplacer et alla faire une dernière promenade le long de l'eau.

Si Catherine s'attendait à passer un moment agréable à prendre le café, spécialement préparé à l'intention de Jason, en compagnie de celui-ci, elle fut bien déçue. Sitôt arrivé, accompagné de Daphné, il s'assura que Mme Potts allait mieux, que la maison ne posait aucun problème et la brusquait déjà pour repartir car il avait un rendez-vous à midi. Il n'en fallut pas plus à la jeune femme, qui se brûla en avalant son café, pour qu'elle se précipite à l'étage, et redescende avec sa valise, les joues en feu.

— Désolé de vous faire dépêcher, Catherine, observa-t-il un peu tard.

Elle lui lança un regard froid.

— Ce n'est rien, docteur. Me dépêcher est devenu une seconde nature... à l'hôpital, j'entends, ajoutât-elle comme il fronçait les sourcils.

Dans la voiture, alors qu'il roulait le long de la route étroite qui menait à Beaulieu, Jason s'enquit avec une bonhomie trompeuse:

— Contrariée, petite Cathie?

— Pourquoi le serais-je?

— Parce que je vous traite comme une employée.

— C'est bien ce que je suis, non?

— Pas d'humeur donc à considérer une demande en mariage?

— Certainement pas.

— Eh bien, une autre fois dans ce cas, fit-il d'un ton paisible.

— Je suis fatiguée de...

— Vraiment? Moi aussi. Mais ce n'est pas une raison suffisante pour tout envoyer promener.

Faisait-il, de propos délibéré, semblant de ne pas la comprendre ?

Quand il reprit la parole, ce fut pour parler de la pluie et du beau temps. L'esprit troublé, Catherine répondait distraitement. Il la laissa devant sa porte et s'en alla immédiatement après un bref au revoir.

Une demi-heure plus tard, la jeune femme reprenait le chemin de l'hôpital et c'est avec soulagement qu'elle se laissa absorber par ses occupations ; occupations qu'elle trouva d'autant plus plaisantes qu'Andy était de service et Mlle Beecham en congé. Une certaine détente s'installa dans le service. Les patients s'interpellaient, plaisantaient avec les infirmières, leur offraient des bonbons et Catherine quitta son travail avec une brassée de quotidiens et de magazines que certains lui avaient laissés.

Elle se dépêcha de dîner, prit un bain rapide et se blottit sous ses couvertures avec une tasse de thé et des journaux qu'elle lut d'un bout à l'autre sans en retenir un seul mot. Et pour cause! La jeune femme avait l'esprit ailleurs, se demandant ce que faisait le médecin. Amoureuse et douée d'une imagination fertile, elle le voyait dîner aux chandelles en compagnie de Judith ou alors celle-ci était chez lui, alanguie auprès du feu, plus désirable que jamais à la lumière des flammes. En fait, Jason était toujours à l'hôpital, luttant pour sauver un jeune homme souffrant d'un infarctus du myocarde et par-là même, bien loin de penser à l'une ou à l'autre. Mais une fois chez lui, assis près de la cheminée, les chiens à ses pieds, il laissa vagabonder ses pensées qui n'allaient que vers sa petite Cathie.

La jeune femme ne le vit pas de plusieurs jours ou seulement de loin, sur le chemin de l'hôpital ou au détour d'un couloir et s'arrangea alors pour éviter le face à face. Elle était de service quand le Dr Fitzroy ramena Mme Potts à la maison. A son retour du travail, Catherine eut la surprise de retrouver, trônant dans sa cuisine, une dame pleine d'allant et désireuse de reprendre les rênes de la maisonnée. Et au repas, comme il fallait s'y attendre, elle ne parla que de sa semaine à Bucklers Hard, du confort de la maison, de la gentillesse du médecin, prenant Catherine à témoin pour confirmer ses dires.

— La bonté en personne, n'est-ce pas, Catherine? Nous emmenant dans sa propre voiture, puis revenant nous chercher... un homme si occupé!

Que pouvait-elle faire d'autre sinon abonder dans son sens alors que Jason lui paraissait à la fois si proche et si inaccessible?

Elle reprenait son service le jour suivant quand Andy, intriguée, vint la retrouver.

— On peut dire que tu es vernie ! Tu as eu un coup de fil pendant l'absence de Mlle Beecham... d'un homme. Quelle déception quand je lui ai dit que tu n'étais pas là ! Il t'a fixé un rendez-vous : demain matin à dix heures trente chez Snell.

Edwards? Mais pourquoi diable lui téléphonait-il à l'hôpital? Elle croyait bien l'avoir mis en garde à ce sujet.

Heureuse à l'idée de retrouver un camarade gai et sans manière, Catherine se précipita chez Snell à l'heure dite, non sans avoir pris la précaution de faire ses courses en chemin. Avec ce grand bavard, elle n'aurait que le temps de déjeuner avant de regagner l'hôpital. Comme il y avait un monde fou dans le café, Catherine, depuis l'entrée, jeta un coup d'œil circulaire et faillit en lâcher son panier de saisissement en apercevant... son frère. D'un geste impérieux, il lui fit signe de le rejoindre.

Elle se ressaisit en s'asseyant à sa table.

— Tu as téléphoné à l'hôpital?

Catherine ne s'embarrassa pas de politesse. Pourquoi aurait-elle pris cette peine alors que son frère ne montrait aucun plaisir à la revoir?

— Oui. Et si tu veux savoir comment j'ai découvert où tu te cachais, c'est par Mme Todd qui t'a vue en venant rendre visite à sa fille, avant-hier.

— Je ne me cachais pas.

— N'en parlons plus maintenant que nous savons où tu es. Il faut que tu reviennes, Catherine. Joyce a une santé chancelante et les enfants sont une surcharge pour elle. Le moins que tu puisses faire, c'est de montrer quelque gratitude et nous payer de notre gentillesse.

Toujours aussi pédant et dirigiste, pensa Catherine en écoutant sa voix forte et autoritaire. Avant tout, il lui fallait garder son calme.

— Désolée, mais il n'est pas question que j'abandonne un travail qui me plaît. J'estime que je ne te dois rien et si ta femme est fatiguée, tu as les moyens d'embaucher une employée de maison.

— Tu veux dire que tu refuses d'aider ta propre famille?

— Exact.

— C'est ton dernier mot?

— Oui, Henri.

— Alors il n'y a rien à ajouter, fit-il en se levant brusquement. Mais Joyce sera très déçue.

— Je m'en doute, rétorqua Catherine. A propos, n'oublie pas de régler l'addition en sortant.

Henri la foudroya du regard, arracha la note des mains de la serveuse et s'en alla, furieux.

Quand il fut parti, Catherine s'aperçut qu'elle tremblait de rage. Elle avait beau se répéter qu'il ne pouvait pas entraver sa liberté nouvellement acquise, la jeune femme n'en était pas moins ébranlée pour autant. Pour se reprendre, elle commanda un autre café.

Le soir même, alors qu'elle se dépêchait de rapporter des radios à son service, elle croisa le Dr Fitzroy, qui l'arrêta au passage.

— Que se passe-t-il, Catherine? Vous n'avez pas l'air en forme. Des ennuis?

— Non... pas du tout.

— Allons, ne nous faites pas perdre de temps. Vous avez du travail et moi aussi.

— C'est mon frère, finit-elle par avouer. Il a découvert que j'étais ici. Je l'ai vu ce matin. Sa femme est malade, il voudrait que je retourne chez lui et... comme j'ai refusé, il s'est mis dans tous ses états.

— Il n'y a pas grand-chose qu'il puisse faire. Vous en avez peur, peut-être?

— Peur? Non. Mais il a l'art de perturber les gens.

— Je ne suis malheureusement pas libre ce soir. Je dois voir Judith.

« Trouver une réponse, vite, n'importe quoi, » se dit Catherine.

— Je m'en voudrais de vous retenir, dans ce cas. Elle déteste attendre.

— C'est vrai. Moi, par contre, je pourrais passer ma vie à attendre quelqu'un que j'aimerais par-dessus tout.

Et sans que sa voix ne trahisse le moindre changement, il ajouta:

— Est-ce le bon moment pour une demande en mariage, Cathie?

Stupéfaite et presque effrayée par le sérieux de son expression, la jeune femme s'enfuit en courant.

Catherine occupa ses deux jours de congé à aider Mme Potts dans la maison, faire le tour des magasins, arpenter les jardins de la cathédrale, essayant de chasser de son esprit la pénible entrevue avec son frère. Et ce fut avec soulagement qu'elle reprit son travail ce matin-là.

Elle finissait de faire la toilette d'un vieillard grincheux qui s'était cassé le bras, quand Andy arriva d'un pas pressé.

— La directrice veut te voir immédiatement. Tu as quelque chose à te reprocher?

— Je ne vois pas, non, répondit Catherine.

— Et si c'était pour te proposer de commencer tes études d'infirmière?

— Tu veux rire! Je suis présentable?

— Tu es sûre de lui plaire. Tu reluis comme un sou neuf. File maintenant.

Ce que fit Catherine.

— Rentrez, mademoiselle Marsh, lui intima la directrice, assise derrière son bureau, l'air toujours aussi sévère, mais sans acrimonie dans la voix.

Elle jeta un regard observateur à la jeune auxiliaire comme celle-ci découvrait la présence d'Henri dans la pièce.

— Comme vous pouvez le voir, votre frère est ici pour me demander de vous relever de vos fonctions afin que vous puissiez vous occuper de sa femme. J'ai cru comprendre qu'elle souffrait d'une grave anémie.

« Il a toutes les ruses! se dit Catherine, atterrée. Comment sortir de ce piège, maintenant? »

— Je crois qu'une infirmière serait plus qualifiée pour s'occuper de ma belle-sœur, d'autant que nous ne nous entendons pas très bien. Une personne étrangère me semble donc plus souhaitable. Ou alors, pourquoi ne pas la faire hospitaliser?

— C'est une solution, mais j'aurais pensé qu'un membre de la famille, tout à fait capable comme vous l'êtes, serait l'arrangement idéal, répliqua la directrice d'un ton choqué.

Devant le mutisme de Catherine, elle enchaîna:

— Ne serait-ce pas une bonne initiative de passer un jour ou deux chez votre frère pour voir comment ça se passe? Si Mme Marsh est gravement malade, nul doute qu'on l'admette à l'hôpital et vous pourrez alors reprendre vos fonctions ici.

— Ça m'étonnerait, dit Catherine avec désespoir. On s'attendra à ce que je reste pour m'occuper des enfants et de la maison.

L'air faussement accablé, Henri se gardait bien d'intervenir. Le traître !

— Je ne peux pas te forcer, déclara-t-il enfin d'une voix éteinte.

— A mon avis, vous devriez y aller, mademoiselle Marsh. Changez-vous et accompagnez votre frère dès maintenant. Vous verrez sur place si on a besoin de vous.

Bien sûr qu'on avait besoin d'elle! s'insurgea Catherine, furieuse. Il y avait la lessive, le repassage, la cuisine, les enfants et Joyce. Peut-être était-elle vraiment malade après tout?

— Très bien, madame. Je serai prête dans dix minutes.

Elle se dépêcha de retrouver Andy dans le service.

— Il faut que je reparte avec mon frère. Sa femme est soi-disant souffrante et la directrice insiste pour que j'y aille. Tu serais gentille de dire où je suis au cas où quelqu'un te poserait la question et si cela ne t'ennuie pas, passe un coup de fil à ma logeuse pour ne pas qu'elle s'inquiète.

Elle alla voir Mlle Beecham qui fut outrée qu'on lui enlève une employée de façon aussi arbitraire et souhaita son retour dans les plus brefs délais.

Catherine suspendit son uniforme dans son placard et sortit en faisant le tour de l'hôpital, dans l'espoir de rencontrer Jason. Si elle n'eut pas cette chance, il l'aperçut, lui, depuis la fenêtre d'un service et se demanda pour quelle raison la jeune femme montait à bord d'une voiture et partait à cette heure indue. Dès qu'il eut un moment, il alla dans son bureau et appela Mme Potts qui fut incapable de lui fournir une réponse satisfaisante. Se dirigeant alors vers le bloc chirurgical, il demanda à voir l'auxiliaire qui répondait au nom d'Andy. Ignorant le regard sourcilleux de l'infirmière, il avança dans la pièce au moment où la jeune aide-soignante servait les repas.

— Je peux vous parler? questionna-t-il de sa voix tranquille.

— A moi? répondit Andy en tremblant.

— Oui. J'espère que vous pourrez m'aider. Savez-vous pourquoi Mlle Marsh a quitté l'hôpital?

— Eh bien. Je ne sais pas trop. Mais elle m'a demandé de dire, au cas où quelqu'un la chercherait, qu'elle avait dû partir chez son frère. Sa femme est malade. Catherine ne voulait pas y aller, c'est la directrice qui a insisté.

— Vous m'avez été d'un grand secours, merci, mademoiselle.

Et le médecin lui décocha un sourire chaleureux qui alla droit au cœur de la jeune auxiliaire.

Le Dr Fitzroy revint à son bureau, décrocha le téléphone.

— Ah, Dick, fit-il quand il eut son correspondant au bout du fil, toi qui connais tout le monde ou presque dans la vallée de la Wylye, peux-tu vérifier le cas d'un malade pour moi? Oui? D'accord, j'attends...

Il écouta, remercia et raccrochant, jeta un coup d'œil à sa montre. Pensif, le médecin consulta son carnet de rendez-vous : deux malades à voir à l'hôpital et quelques consultations à l'extérieur en début d'après-midi. Décrochant de nouveau le combiné, il appela sa gouvernante.

— Mme Spooner? Pouvez-vous préparer un repas qui puisse éventuellement être réchauffé? J'attends un invité ce soir mais ne saurais préciser l'heure... Oui... Certainement. Ce sera parfait, je n'en doute pas.

— Qu'a Joyce, exactement? demanda Catherine pendant qu'Henri conduisait.

— Tu as entendu ce que j'ai dit, répondit-il, réprimant un sourire.

— Quelque chose qui m'échappe. Ou bien elle est malade et devrait être hospitalisée ou elle ne souffre que de surmenage à ce moment-là, il te suffit de prendre une femme de ménage.

— Pourquoi payer quelqu'un pour un travail que tu peux faire, toi? Tu es ma sœur et n'oublie pas ce que tu me dois. En outre, Joyce est de santé fragile.

— Joyce... fragile? Quel mensonge éhonté! Une paresseuse, oui. Et tu lui ressembles bien. Oh, tu peux me fusiller du regard, mais je t'avertis que je n'ai aucune intention de rester. Et si Joyce n'est pas malade, je reprendrai mon travail immédiatement.

— Tu verras par toi-même, dit-il, boudeur. Cette remarque sema le doute dans l'esprit de la jeune femme. Et si Joyce était vraiment malade ? Elle se sentirait alors moralement obligée de rester. Accablée, elle pénétra dans la maison pour trouver Joyce debout devant le miroir du salon, se maquillant avec soin.

— Ah, voilà notre saint-bernard. Bravo, Henri! Bon, je sors avec quelques amis. Tu trouveras tout ce qu'il faut dans la cuisine pour faire manger les enfants.

Eberluée, Catherine s'exclama:

— Tu n'es pas malade!

— Comme si tu ne le voyais pas, ironisa sa belle-sœur. Sauf que je ne peux plus supporter la maison, ces petits chérubins, l'absence de Mme Todd. A ton tour de faire ta part du travail.

— J'ai fait plus que ma part, répondit Catherine, se contenant avec effort. Ne crois pas que je vais rester.

Au même moment, elle entendit claquer une portière et la voiture d'Henri démarrer.

— Je prendrai l'autobus de cinq heures, te voilà prévenue, annonça Catherine. Où sont les enfants?

— En haut, je suppose. Bon, je m'en vais.

— Et tu allais partir en les laissant seuls?

— Non. Mais j'ai misé sur ta crédulité et je savais que tu viendrais. Ta conscience te dictera bien de garder les chers petits en mon absence.

Catherine tourna les talons et monta. Une minute de plus et elle aurait fini par jeter quelque chose à la tête de Joyce.

Etrangement calmes, Robin et Sarah jouaient dans une chambre où le ménage n'avait pas été fait depuis longtemps. La jeune femme commença par les débarbouiller, fit leur lit, et nettoya la pièce avant de descendre avec eux. La cuisine était dans le même état d'abandon.

— Vous avez faim? demanda-t-elle aux bambins dont le visage s'illumina.

La jeune femme fit un rangement sommaire, sortit quelques boîtes de conserve et prépara le déjeuner. Puis, les enfants installés avec quelques jeux à une table enfin débarrassée, elle remplit la machine à laver et la mit en marche. Cinq heures sonnèrent au désespoir de Catherine et toujours pas de Joyce.

Ce ne fut qu'une heure plus tard, alors que les petits finissaient leur repas du soir que celle-ci arriva.

— Tiens, on a raté l'autobus? Aucune chance de partir ce soir alors car Henri rentre trop tard... Je suis épuisée. Je vais aller me coucher de bonne heure. Prépare-toi à dîner et si tu étais gentille, tu me porterais un plateau.

— Il ne manquerait plus que ça ! s'exclama Catherine, ulcérée.

N'eût été ses neveux, elle aurait tout laissé tomber à la minute. Ecrasant une larme, elle entassa avec fracas poêles et casseroles dans l'évier et n'entendit pas la sonnette ni le bruit de voix dans l'entrée.

Quand la porte de la cuisine s'ouvrit, elle se retourna... et vit Jason. Jetant l'éponge dans l'évier, elle courut se jeter dans ses bras.

— Jason, emmenez-moi loin d'ici! J'ai cru que je ne pourrais plus m'en aller. Joyce n'est pas malade et... je suis désolée!

Elle s'aperçut trop tard qu'elle avait taché son manteau avec ses mains savonneuses et recula. Mais Jason la retint et déclara:

— Je pensais bien vous trouver ici. Prenez votre manteau, Cathie. On rentre à la maison.

Il souhaita poliment bonsoir aux enfants et à Joyce qui, pour une fois à court d'arguments, baissa les yeux sous le regard trop clairvoyant du médecin. Glissant son bras sous celui de Catherine, Jason l'entraîna vers sa voiture.

9.

Jason conduisait en silence et ce ne fut qu'aux approches de Salisbury que Catherine osa prendre la parole d'une voix hésitante.

— Si vous vouliez m'arrêtez près de la gare, je pourrais terminer à pied et... je ne vous remercierai jamais assez d'être venu me chercher. Mais comment saviez-vous où me trouver?

— Par votre amie Andy.

— Peut-être n'aurais-je pas dû laisser les enfants? Si Joyce était vraiment malade et se refusait à l'avouer... ?

— Votre belle-sœur se porte comme un charme, elle est parfaitement capable de s'occuper de sa progéniture. Vous pouvez me croire sur parole, répondit Jason avec un petit rire.

— Voilà la gare.

— Effectivement, dit-il sans ralentir. Vous n'avez sans doute pas pris de repas digne de ce nom aujourd'hui ; pas plus que moi, d'ailleurs. Allons voir ce que Mme Spooner a en réserve.

Il ne tint aucun compte des protestations de Catherine et continua jusqu'à son domicile. Il se gara devant chez lui, fit descendre la jeune femme.

— Donnez-moi votre manteau, demanda Jason, dès qu'il eut refermé la porte de l'entrée derrière eux. Vous désirez sans doute vous donner un coup de peigne. Je vous attends dans le salon, ajouta-t-il, flattant les chiens qui lui faisaient fête.

Catherine recula en apercevant l'image que lui renvoyait le miroir. Quelle mine défaite! En hâte elle se remaquilla, brossa ses cheveux et s'en alla rejoindre Jason.

— Venez vous asseoir ici, Cathie. Prenez ce verre de sherry et racontez-moi comment votre frère a réussi à vous faire quitter l'hôpital.

Sans chercher à l'émouvoir, la jeune femme s'en tint aux faits.

— Je m'en veux de m'être comportée de façon aussi stupide à votre arrivée, conclut-elle, gênée.

— Eh bien, reprit-il d'un ton léger, l'hôpital n'est pas si riche en personnel qu'il nous permette de perdre ne serait-ce qu'une aide-soignante.

L'humour de la remarque empêcha Catherine d'en prendre ombrage mais ne l'en vexa pas moins : c'était lui rappeler gentiment leur condition respective.

— Je travaille demain, remarqua-t-elle, le visage fermé. Dois-je aller voir la directrice à ce sujet?

— Ce ne serait pas une mauvaise idée. Ah, voilà Mme Spooner qui vient nous dire de passer à table.

Puis, sans avoir l'air d'y attacher grande importance, il ajouta:

— Nous aurons la visite d'Edwards, le week-end prochain. Nul doute qu'il voudra vous voir.

— Comme je suis de service tout samedi et tout dimanche, ça me semble plutôt compromis.

— Dommage. Il tient énormément à vous. Et vous, Cathie?

— Je l'aime comme un frère, vous le savez bien. Nous en avons déjà parlé.

— La mémoire me joue des tours... Faites honneur à la cuisine de Mme Spooner, Catherine. Cette sole est délicieuse.

Et tout aussi délicieuse la tarte aux pommes qui suivit.

Ils passèrent ensuite au salon et ce ne fut pas sans une certaine nostalgie que la jeune femme servit le café: tout, depuis la cafetière en argent, les tasses de porcelaine fine, la nappe brodée, les chocolats à la menthe, lui rappelait le raffinement et l'élégance de la maison de ses parents et faisait resurgir un passé hélas révolu.

— Vous êtes bien silencieuse, ce soir Catherine, murmura Jason.

Que lui dire sinon qu'elle était éperdument amoureuse de lui et incapable, pour l'instant, de penser à autre chose? D'une main tremblante, elle posa sa tasse qui tinta contre la soucoupe.

— Si cela ne vous ennuie pas, je vais partir, dit-elle en proie au désespoir.

— Vous vous enfuyez, Cathie?

— Oui, si vous voulez le savoir !

— Savoir quoi?

Elle leva les yeux vers le visage toujours aussi énigmatique du médecin. A la pensée qu'il l'avait percée à jour, la jeune femme pâlit puis s'empourpra et se levant brusquement, se dirigea vers la porte. Mais Jason la devança, l'enserrant dans ses bras. Et sans sourire, presque sévère, il demanda:

— Voulez-vous m'épouser Cathie? Ce n'est pas la première fois que je vous pose cette question mais vous ne m'avez jamais pris au sérieux, n'est-ce pas? Allez-vous continuer à dénier votre amour?

— Non, mais il y a Judith.

— Oublions Judith. Je vous ai demandé dem'épouser, Catherine. Je crois que vous m'aimez, pas assez peut-être, mais laissez cet amour grandir.

Grandir... un amour qui l'avait déjà submergée! Mais au lieu de cet aveu, elle se contenta de répondre sobrement :

— Oui, je vous aime, Jason, mais je... ne vous connais pas très bien.

— Si ce n'est que ça, c'est facile d'y remédier! Je ne te bousculerai pas, ma chérie. Habitue-toi simplement à l'idée de m'épouser dans un futur... pas trop lointain tout de même.

— Il se pencha, l'embrassa avec tendresse et la raccompagna chez Mme Potts où il la laissa sur un autre petit baiser.

Souhaitant au passage bonne nuit à sa logeuse, Catherine se précipita dans l'escalier, pressée de regagner sa chambre et de remettre de l'ordre dans ses pensées. Encore sous le coup de l'émotion et de la vague de bonheur qui l'avaient envahie, elle essaya de se remémorer chaque mot que Jason avait prononcé. Ce fut à cet instant qu'elle s'en aperçut : pas une seule fois il n'avait dit qu'il l'aimait ! Mais il ne pouvait en être autrement. Et qu'il était doux de rêver à des lendemains heureux...

Il faisait un froid humide quand Catherine regagna l'hôpital le matin suivant. Mais la jeune femme, le cœur en liesse, n'en avait cure. Un bruit de chariot dans le service l'avertit qu'elle arrivait en plein petit déjeuner. Andy, déjà occupée à préparer un lit pour une admission d'urgence, l'accueillit avec sa bonne humeur habituelle et remarqua:

— Toi, à ton air réjoui, tu as dû décrocher le gros lot.

Avant que Catherine puisse lui répondre, une élève-infirmière, imbue de son importance, les somma de se mettre au travail. Andy, qui n'avait pas la langue dans sa poche, riposta:

— Doucement, ma belle! On est des femmes pas des robots.

Et en riant, les deux amies choisirent de commencer par l'autre extrémité de la salle où les patients étaient en voie de rétablissement et moins tributaires du personnel. Elles en étaient à leur troisième lit, occupé par un homme âgé qui avait passé toute sa vie à Salisbury et en était la vraie gazette quand celui-ci remarqua qu'il y aurait bientôt un grand mariage.

— Voyons, dit Andy. Quelqu'un qu'on connaît?

— Un beau brin de fille, qui fait partie du gratin, si je peux m'exprimer ainsi. Tenez, regardez l'article. On annonce les fiançailles de Mlle Judith Grainger et de Sir Gerald Wilden. Quelqu'un qui a un domaine entre ici et Chippenham et qui roule sur l'or. C'est ce qu'on appelle faire un beau mariage. Je parierais que cette jeune beauté va laisser quelques cœurs brisés derrière elle.

Andy allait passer le journal à Catherine quand elle s'aperçut de la pâleur de sa camarade.

— Qu'est-ce qu'il y a, mon petit? Tu ne vas pas tomber dans les pommes au moins?

— Ce n'est rien, chuchota Catherine. On suffoque ici, surtout quand on vient du dehors. Mais ne t'inquiète pas, je vais déjà mieux.

Toutes deux reprirent leur travail, Catherine faisant machinalement écho au bavardage joyeux de sa collègue alors que son esprit torturé résonnait de mille questions.

Grâce au ciel, elle n'avait soufflé mot à personne de la proposition du Dr Fitzroy. Quelle pauvre sotte elle faisait ! Aveuglée par son amour pour Jason au point de n'avoir demandé qu'à se laisser enjôler et par-là même berner. Ah ! il avait joué sur du velours. La convaincre avait été un jeu d'enfant. C'était clair comme de l'eau de roche : Judith lui avait préféré un autre homme et Jason, dût-il en souffrir, voulait lui montrer qu'il s'en moquait bien. Et le meilleur stratagème n'était-il pas d'épouser quelqu'un d'autre? Sauf qu'il n'y trouverait pas le bonheur et ça, Catherine ne le pouvait l'accepter. Que faire maintenant? D'abord le voir... avoir le courage de lui dire qu'elle ne voulait pas l'épouser. Mais pas tout de suite... Demain peut-être.

Quand elle apprit, par ouï-dire, que le Dr Fitzroy était parti à Southampton pour plusieurs jours, Catherine eut l'impression que ses prières étaient exaucées. Ces nouvelles lui donnaient un certain répit. Aucun risque maintenant de le rencontrer dans les couloirs et avant son retour, elle aurait retrouvé l'équilibre et la détermination nécessaires pour l'affronter.

Reculant le moment de se retrouver seule dans sa chambre, Catherine prit le café à l'hôpital, traîna en route, et fit une petite halte dans la cuisine de Mme Potts ; halte qu'elle n'allait pas tarder à regretter quand sa logeuse remarqua ;

— Je vois que notre demoiselle Judith s'est fiancée. Et moi qui avais toujours pensé qu'elle épouserait le Dr Fitzroy. Non pas qu'il en ait jamais parlé, lui... mais elle n'arrêtait pas d'y faire allusion.

Catherine, prétextant du courrier en retard, se hâta de quitter la dame qui ne put s'empêcher de trouver sa pensionnaire bien pâlotte.

Il fallait se ressaisir avant le repas, se sermonnait la jeune femme. Mme Potts ferait sans doute allusion aux fiançailles de Judith. Par chance, Mlle Fish, témoin d'un petit accident de la circulation dans l'après-midi, en fit un récit si détaillé qu'on en était déjà au dessert quand la logeuse mentionna le futur mariage de Judith. Et Catherine, davantage maîtresse de ses nerfs, fut même capable de convenir que Mlle Grainger ferait une très belle mariée.

— Tout de même, renchérit Mnie Potts, au moment où ses pensionnaires s'apprêtaient à quitter la table, j'étais convaincue qu'elle épouserait le médecin.

— Sans doute n'en a-t-il pas voulu, décréta Mlle Fish de sa voix sèche.

— Pourquoi donc? Ils sortaient ensemble depuis un bon bout de temps, d'après ma sœur.

De retour dans sa chambre, Catherine sortit son tricot et obstinée, se lança dans le travail compliqué des motifs, travail qui tourna vite au cauchemar, la jeune femme étant incapable de se concentrer. Elle défaisait rageusement son ouvrage quand on frappa à sa porte. Shirley probablement, pensa-t-elle, lui criant d'entrer. Et levant les yeux, elle vit Jason sur le seuil.

— Mais, je vous croyais à Southampton! Oh, Jason, partez!

— Je viens de rentrer. Qu'est-ce qui ne va pas Cathie?

— Rien. Tout. Vous saviez que Judith se mariait?

— Bien sûr.

— Alors c'est pour vous venger, pour lui montrer que son mariage ne vous affectait pas que vous vouliez m'épouser? Et moi qui vous ai dit que je vous aimais... J'en mourrai de honte!

Tout d'abord surpris, il tenta de l'apaiser.

— Calmez-vous et parlons raisonnablement.

— Je ne suis pas d'humeur à être raisonnable!

— Ça se voit, répondit Jason avec froideur. Je pars et quand vous aurez fini de fulminer et de vous mettre martel en tête, vous viendrez me parler.

Il était vraiment en colère maintenant et Catherine marqua un mouvement de recul.

— Je reviens comme un fou de Southampton pour être avec vous, et qu'est-ce que je trouve ? Une Furie.

— Je ne suis pas une Furie!

— Pourtant, vous vous conduisez comme telle.

— Partez! lui cria-t-elle, indignée. Je ne veux plus vous revoir. Je suis désolée que Judith vous ait brisé le cœur, mais pourquoi briser le mien?

— Vous savez où me trouver, Cathie.

Il partit, laissant Catherine hébétée. Elle s'effondra sur son lit, en larmes. Puis, se relevant, le visage rougi, elle essaya de revenir plus calmement sur la visite de Jason. N'aurait-il pas mieux valu le laisser parler comme il le désirait ? Impossible à ce moment-là: elle n'était que rage et ressentiment. La jeune femme dut admettre le côté trop hâtif de son jugement et le manque de dignité de sa conduite. Blessée, humiliée, elle n'avait pas su se montrer raisonnable comme elle se l'était promis: écouter ses excuses et l'éconduire avec retenue.

Dans un état de confusion extrême, la jeune femme ne trouva le sommeil qu'à l'aurore.

Elle se préparait à sortir le matin suivant quand on l'appela au téléphone.

Jason ? Sans doute voulait-il la revoir en dépit de ce qu'il avait dit, pensa-t-elle, le cœur battant.

Mais il s'agissait de Mme Grainger qui, de retour à Salisbury, l'invitait à passer chez elle le lendemain.

Elle ne vit pas Jason ce jour-là ni le matin suivant ; ce qui ne l'étonna guère car elle avait entendu dire qu'il était reparti pour Southampton et ne rentrerait pas avant la fin de la semaine. Après avoir déjeuné à l'hôpital, la jeune femme se rendit directement chez les Grainger. Ce fut Mme Dowling qui vint lui ouvrir la porte.

— Eh bien, c'est un plaisir de vous revoir, déclara la dame. Vous avez pris un peu de poids et ça vous embellit, mademoiselle Catherine. Mais à votre petite mine, on voit que le travail à l'hôpital ne doit pas être rose tous les jours. Rentrez vite. Je monterai le thé tout à l'heure car c'est le jour de congé de la nouvelle dame de compagnie.

Devant le regard interrogateur de Catherine, Mme Dowling reprit:

— Une brave personne, ma foi, mais loin d'être serviable comme vous. Maintenant, suivez-moi, car ils sont impatients de vous revoir.

C'est avec beaucoup de chaleur que M. et Mme Grainger, assis auprès du feu à leur place habituelle, accueillirent la jeune femme. La vieille dame se lança aussitôt dans le récit plutôt embrouillé de leur séjour chez leur neveu — plaisant à l'en croire — mais avec un train de maison trop onéreux pour eux. Ils avaient donc jugé plus raisonnable de reprendre la vie simple qu'ils menaient à Salisbury. Ce à quoi Catherine compatit, tout en pensant que les idées de simplicité de la dame ne correspondaient pas tout à fait aux siennes.

Tom leur avait sans doute soutiré de l'argent sous un prétexte ou un autre et le vieux M. Grainger, à qui il ne fallait pas trop en conter, avait dû décider d'en rester là.

— Vous a-t-on dit que notre petite Judith se mariait? reprit sa femme. Un beau parti vraiment et un grand mariage en vue. Nous nous étions mis dans la tête qu'elle épouserait le Dr Fitzroy. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, à rencontre de tous les autres jeunes gens, il n'est jamais tombé amoureux d'elle. Oh, il a toujours été gentil avec elle, s'accommodant de ses petits caprices mais la traitant un peu comme une jeune sœur... ce qui avait le don d'irriter Judith. Pensez, un homme qui n'était pas à ses pieds!

— Vous devez certainement le rencontrer à l'hôpital, reprit son mari.

— Rarement. Une fois dans mon service, je n'en bouge guère.

Au grand soulagement de la jeune femme, l'arrivée de Mme Dowling avec le thé, fît diversion.

Si ce que Mme Grainger avait confié au sujet de Judith et de Jason était vrai, et il n'y avait aucune raison de mettre ses paroles en doute, il lui faudrait aller voir Jason et lui présenter des excuses. A cette idée, Catherine commençait à s'affoler. Que lui dire, que faire, comment se comporter?

Se ressaisissant, elle répondit de son mieux aux questions de ses hôtes. Mais dès que le respect des convenances le lui permit, elle les quitta sur la promesse de revenir les voir.

Bien mauvaise fut la nuit qui suivit, et que Catherine passa à sangloter dans son oreiller. Ah, comme elle regrettait les paroles qu'elle avait prononcées ! La jeune femme, d'habitude si calme et maîtresse d'elle-même, était incapable d'aligner deux idées sensées. Tantôt elle se voyait mettant à profit ses deux jours de congé pour lui présenter des excuses puis s'enfuir au plus vite dans un petit hôtel des environs où il né pourrait pas la retrouver, tantôt quittant l'hôpital pour chercher du travail ailleurs et lui prouver qu'elle pouvait vivre sans lui...

La semaine se passa sans autres nouvelles de Jason. Catherine se persuada d'autant plus facilement qu'il n'était pas encore rentré, qu'elle reculait ainsi le moment redouté où il faudrait bien l'affronter.

« Finalement, je ne suis qu'une lâche », pensa la jeune femme avant de terminer son travail. Ce qui ne l'empêcha pas de foncer, tête baissée, vers la sortie principale de l'hôpital pour aller se jeter dans les bras grands ouverts de Jason.

— Euh... Je m'en allais, dit-elle, consciente de l'ineptie de sa remarque.

— C'est ce que je vois. J'ai pensé que vous aimeriez savoir que j'étais de retour au cas où vous auriez quelque chose à me dire.

— Oui... non. Je ne sais plus.

— Pas décidée. Ce qu'il vous faut c'est un peu de calme pour y réfléchir.

Il lui fit traverser la cour, l'installa dans la Bentley, s'assit à côté d'elle et démarra avant qu'elle ait pu protester.

— J'aimerais rentrer à la maison.

— C'est bien ce que je pensais.

Quelques minutes plus tard, il s'arrêtait devant chez lui.

— Je ne sortirai pas, murmura-t-elle comme si elle cherchait à s'en convaincre.

— Laissez parler votre cœur, Cathie, et écoutez-moi vous dire que je vous aime.

— Oh, Jason! Vous avez été injuste!

— Je le sais. Et vous, obstinée. Et douée d'une imagination qui vous joue des tours, petite folle.

— Je ne suis pas folle !

— Oh, que si! Mais folle ou trop sage, je ne peux m'empêcher de vous aimer.

Il fit le tour de la voiture, ouvrit sa portière et se pencha pour l'aider à sortir.

Debout près de lui devant la maison, Catherine retrouva sa voix.

— Je ne peux pas. Je vais partir mais j'ai l'intention de revenir plus tard... quand je serai redevenue raisonnable... pour m'excuser. Vous m'aviez dit que je saurais où vous trouver. Je ne vous ai pas laissé parler.

— Tant que vous êtes là, pourquoi ne pas rentrer et me présenter des excuses en bonne et due forme?

— C'est difficile...

— Eh bien, ma chérie, si vous préférez vous transformer en glaçon et éternuer au nez du pasteur, libre à vous.

— Du pasteur?

— Que diriez-vous d'une petite cérémonie bien tranquille, juste nous deux et quelques amis? Je me procurerai une licence de mariage demain.

Il l'étreignit et elle se retrouva en sécurité dans ses bras — un havre qu'elle ne voulait plus quitter — mais persista :

— Et Judith?

— Que le diable l'emporte, elle et ses semblables ! Ma chérie, c'est toi que j'aime. Je t'aime à la folie depuis l'instant où je t'ai vue, à l'aube, ce matin-là, aussi effarouchée qu'une biche... avec les plus beaux yeux du monde. Je t'ai donné mon cœur à ce moment-là. J'ignorais jusqu'à ce jour l'exigence de la passion et que l'amour était une chose aussi dévastatrice, si soudaine, si fragile. J'osais à peine te parler de peur de t'affoler et te voir fuir.

— J'ai été à deux doigts de le faire.

— Veux-tu m'épouser, ma petite reine?

— Oh, Jason! c'est mon vœu le plus cher! Je suis tombée amoureuse de vous... de toi, à la cantine de l'hôpital quand tu leur as demandé de me servir ce déjeuner.

Il partit d'un éclat de rire.

— Rentrons chez nous mon amour, murmura-t-il desserrant son étreinte pour ouvrir la porte.

Catherine le retint un moment sur le seuil.

— Tu m'aimes vraiment... tu veux que je sois ta femme? Ce n'est pas un rêve?

— Si tu rentres, je ferai de mon mieux pour t'en convaincre.

Et le baiser qu'il lui donna contenait déjà un monde de promesses...