le tigre et le papillon - arnaudtheval.com

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Le tigre et le papillon Épisode 3 du projet artistique d’Arnaud Ă©val_2015 Ă  l’Énap. L’amphithĂ©Ăątre s’est rempli uniquement de femmes surveillantes, comme le mention- nait la convocation.TrĂšs maladroitement, je raconte qu’à plusieurs moments du tra- vail j’ai Ă©tĂ© interpellĂ© par la question de la femme surveillante, d’abord avec ces des- sins d’hĂ©roĂŻnes nĂ©gatives accrochĂ©es sur les casiers des vestiaires femmes. Puis dans les rĂ©cits des autres Ă©lĂšves et enïŹn dans un livre qui retrace d’un point de vue scientiïŹque « Origine et Ă©volution de la fĂ©minisation de l’administration pĂ©nitentiaire ». Nous dis- tribuons un document de plusieurs pages contenant des fragments de textes issus de ce livre que j’ai associĂ©s Ă  quelques images Ă©voquant diïŹ€Ă©rentes ïŹgures possibles dans les reprĂ©sentations de la femme surveillante. Elles le parcourent, je lis certains passages. Le ton du texte est parfois rude, les mots claquent, sans concession. Je relĂšve que c’est hard, non ? Le contenu m’a interpellĂ©, qu’en pensez-vous ? Le dĂ©bat ne s’installe pas. Les Ă©lĂšves restent entre elles, comme un bloc tentant de se contenir, de ne pas rĂ©agir trop directement, trop ouvertement. En scrutant la salle plus en dĂ©tails, je lis dans les regards de l’agacement, de l’énerve- ment, de l’ennui mais aussi de la vivacitĂ©, du rire, de la curiositĂ©. Je relance avec un autre extrait « ...protĂ©ger les surveillantes elles- mĂȘmes qui sont, dans les reprĂ©sentations, non des agents potentiels mais potentielle- ment des femmes en danger ». Un brouhaha monte, ça commence Ă  s’agi- ter mais c’est plus un murmure de fond, sauf peut-ĂȘtre une voix plus forte que les autres qui me dit « Il y a des femmes qui assassinent depuis longtemps, on le sait , les hommes qui ne le savent pas et bien tant pis pour eux ». Une rĂ©plique qui semble plier l’intĂ©rĂȘt qu’elle porte au sujet. Je reprends en expliquant que je souhaite travailler avec elle sur cinq ïŹgures de la surveillante issues de mes lectures et des stĂ©rĂ©otypes associĂ©s aux reprĂ©sentations. Je dĂ©marre par ces deux autres phrases issues du livre « À l’intĂ©rieur (ndlr de la prison), c’est un jeu de rĂŽle, on se transforme pour se protĂ©ger », puis « les femmes vont sur- jouer ce qu’elles pensent qu’on attend ». Puis les cinq ïŹgures : la surveillante masquĂ©e, la surveillante enceinte, la surveillante trĂšs femme, la surveillante pas femme, la sur- veillante forte. À la suite de ces ïŹgures, je dĂ©veloppe avec quelques entrĂ©es mais Ă  chaque fois c’est trĂšs ïŹ‚ou et les regards questionnent, des ques- tions fusent. Je ne sais pas y rĂ©pondre, j’in- dique seulement que ce sont nos Ă©changes qui rĂ©soudront ces interrogations ou du moins qui rempliront l’espace laissĂ© vide par ma proposition. Pas d’entraves. Je m’installe dans la mĂȘme salle de cours que pour le protocole prĂ©cĂ©dent, je me suis familiarisĂ© avec ses espaces. J’attends les surveillantes volontaires, incertain de leurs prĂ©sences. Il y a lĂ  de quoi bricoler et une machine Ă  faire de la fumĂ©e, comme en dis- cothĂšque ou comme dans les bĂątiments de simulation juste dessous. L’entraĂźnement au jeu s’opĂšre doucement, malgrĂ© le ïŹ‚ottement du groupe lorsqu’il s’agit de faire du dĂ©cou- page, mais aucun travestissement ne semble insurmontable, elles se laissent guider, en conïŹance. La salle se remplit de fumĂ©e, nous toussons, elle ïŹ‚otte entre nous, je les distingue Ă  peine, mais dans ce brouillard lorsque les corps rĂ©apparaissent quelque chose a changĂ©, nous sommes ailleurs, dans une autre situation, prĂȘts Ă  nous laisser por- ter par les histoires qui se construisent, is- sues de nos connaissances vĂ©cues ou suppo- sĂ©es, des reprĂ©sentations des surveillantes et par les protocoles qui contiennent ces frag- ments lĂ . Le soupçon du bourreau Du carton, des ciseaux et des crayons sont disposĂ©s sur la table cotoyant des impres- sions de ïŹgures malĂ©ïŹques issues des reprĂ©- sentations des dessins animĂ©s. L’impression est Ă©trange lorsque les Ă©lĂšves surveillantes arrivent, nous voilĂ  dĂ©munis face aux rĂ©- miniscences de souvenirs d’école. Com- ment fabriquer des masques Ă©voquant ces hĂ©roĂŻnes fĂ©minines, celles qui font peur dans les dessins animĂ©es, celles que j’ai vu dĂ©coupĂ©es et scotchĂ©es sur les casiers des vestiaires des femmes en prison. Nous tra- çons vite sur le carton gris, des contours au crayon de bois, la dĂ©coupe est plus rapide encore, les rĂ©sultats sont hĂ©sitants. À l’aide d’une cordelette ou encore de leurs mains, elles se masquent. Les gestes des mains, associĂ©s Ă  la forme indĂ©ïŹnie des masques produisent leurs eïŹ€ets. Il me revient cette phrase entendue Ă  l’intĂ©rieur c’est un jeu de rĂŽle, on se transforme pour se protĂ©ger. L’enceinte Elles sont quatre Ă  rire aux Ă©clats, tenant tant bien que mal des ballons gonïŹ‚Ă©s sous leur polo, un peu trop gonïŹ‚Ă©, l’uniforme s’étire. Un rĂ©cit Ă©voque cette femme direc- trice de prison, enceinte, qui Ă©teint une in- surrection musclĂ©e par sa prĂ©sence mĂȘme. Ma demande, lĂ©gĂšre, consiste Ă  interprĂ©ter des surveillantes enceintes, d’en rire dans ce contexte oĂč cette image semble improbable. Puis, je remarque sur ma droite une cin- quiĂšme surveillante aïŹ€airĂ©e Ă  masquer un ballon rose avec un masque vĂ©nitien, qu’elle a achetĂ© pour l’occasion. Nous multiplions l’idĂ©e avec d’autres surveillantes, mais c’est seule, son ballon rose masquant les traits ïŹns de son visage, l’autre main portant son ventre de femme enceinte feinte, qu’elle se tient, lĂ . L’histoire sans images J’hĂ©site, j’ai l’impression que mes mots vont trembler lorsqu’ils sortiront de ma bouche. D’ailleurs, mes dĂ©placements hĂ©sitent aussi. Je ne tiens pas en place, je cherche le point de vue, l’arriĂšre plan qui convient Ă  la situation, celle de demander Ă  quinze surveillantes de poser en Ă©tant le moins femme possible. Il y a souvent, avant d’énoncer un protocole, un moment oĂč je doute, mais je souris et gĂ©nĂ©- ralement je poursuis. Elles interprĂ©tent des poses qu’elles voient chez leurs collĂšgues, rĂ©cupĂšrent de vieux pneus qui traĂźnaient plus loin derriĂšre, voĂ»tent un peu le dos, Ă©trangement elles ne sourient pas. Les fantasmes À l’évocation de mes dĂ©couvertes sur les ca- siers des vestiaires des surveillantes, trois d’entre-elles ont Ă©tĂ© acheter des masques pour notre rendez-vous. ÉlĂ©gantes, raïŹƒnĂ©es mĂȘme lorsqu’il s’agit de prendre la pose en tentant une pointe, lĂ©gĂšrement en dĂ©sĂ©qui- libre qu’un mouvement de poignet lĂ©ger vient stopper, elles se frayent un passage entre deux reprĂ©sentations caricaturales op- posĂ©es. ScĂšne Ă  la fourchette (2015) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves de la 187 Ăšme promotion d’élĂšves surveillants La convocation (2014) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves de la 187 Ăšme promotion d’élĂšves surveillants Une emprise totale (2016) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves lieutenants de 20 Ăšme promotion Les fantasmes (2015) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves de la 188 Ăšme promotion d’élĂšves surveillantes Beyong the skin (2016) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves de la 189 Ăšme promotion d’élĂšves surveillants Le soupçon du bourreau (2015), dĂ©tail, travail avec la 188 Ăšme promotion d’ Ă©lĂšves surveillantes Les surveillantes Sans titre (2015), collage de fragments de texte Ă©crit par CĂ©cile Rambourg issus du dossier thĂ©matique «Origine et Ă©volution de la fĂ©minisation de l’administration pĂ©nitentiaire» aux Ă©ditions CIRAP (2014). Photo d’un casier dans le vestiaire des femmes, Maison d’arrĂȘt de Nantes (2012).

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Le tigre et le papillonÉpisode 3 du projet artistique d’Arnaud ThĂ©val_2015 Ă  l’Énap.

L’amphithĂ©Ăątre s’est rempli uniquement de femmes surveillantes, comme le mention-nait la convocation.TrĂšs maladroitement, je raconte qu’à plusieurs moments du tra-vail j’ai Ă©tĂ© interpellĂ© par la question de la femme surveillante, d’abord avec ces des-sins d’hĂ©roĂŻnes nĂ©gatives accrochĂ©es sur les casiers des vestiaires femmes. Puis dans les rĂ©cits des autres Ă©lĂšves et enfin dans un livre qui retrace d’un point de vue scientifique « Origine et Ă©volution de la fĂ©minisation de l’administration pĂ©nitentiaire  ». Nous dis-tribuons un document de plusieurs pages contenant des fragments de textes issus de ce livre que j’ai associĂ©s Ă  quelques images Ă©voquant diffĂ©rentes figures possibles dans les reprĂ©sentations de la femme surveillante.

Elles le parcourent, je lis certains passages. Le ton du texte est parfois rude, les mots claquent, sans concession. Je relĂšve que c’est hard, non ? Le contenu m’a interpellĂ©, qu’en pensez-vous ? Le dĂ©bat ne s’installe pas. Les Ă©lĂšves restent entre elles, comme un bloc tentant de se contenir, de ne pas rĂ©agir trop directement, trop ouvertement.

En scrutant la salle plus en dĂ©tails, je lis dans les regards de l’agacement, de l’énerve-ment, de l’ennui mais aussi de la vivacitĂ©, du rire, de la curiositĂ©. Je relance avec un autre extrait «  ...protĂ©ger les surveillantes elles-mĂȘmes qui sont, dans les reprĂ©sentations, non des agents potentiels mais potentielle-ment des femmes en danger Â». Un brouhaha monte, ça commence Ă  s’agi-ter mais c’est plus un murmure de fond, sauf peut-ĂȘtre une voix plus forte que les autres qui me dit «  Il y a des femmes qui

assassinent depuis longtemps, on le sait , les hommes qui ne le savent pas et bien tant pis pour eux  ». Une rĂ©plique qui semble plier l’intĂ©rĂȘt qu’elle porte au sujet.

Je reprends en expliquant que je souhaite travailler avec elle sur cinq figures de la surveillante issues de mes lectures et des stĂ©rĂ©otypes associĂ©s aux reprĂ©sentations. Je dĂ©marre par ces deux autres phrases issues du livre « Ă€ l’intĂ©rieur (ndlr de la prison), c’est un jeu de rĂŽle, on se transforme pour se protĂ©ger  », puis «  les femmes vont sur-jouer ce qu’elles pensent qu’on attend Â». Puis les cinq figures  : la surveillante masquĂ©e, la surveillante enceinte, la surveillante trĂšs femme, la surveillante pas femme, la sur-veillante forte.

À la suite de ces figures, je dĂ©veloppe avec quelques entrĂ©es mais Ă  chaque fois c’est trĂšs flou et les regards questionnent, des ques-tions fusent. Je ne sais pas y rĂ©pondre, j’in-dique seulement que ce sont nos Ă©changes qui rĂ©soudront ces interrogations ou du moins qui rempliront l’espace laissĂ© vide par ma proposition. Pas d’entraves.Je m’installe dans la mĂȘme salle de cours que pour le protocole prĂ©cĂ©dent, je me suis familiarisĂ© avec ses espaces. J’attends les surveillantes volontaires, incertain de leurs prĂ©sences. Il y a lĂ  de quoi bricoler et une machine Ă  faire de la fumĂ©e, comme en dis-cothĂšque ou comme dans les bĂątiments de simulation juste dessous. L’entraĂźnement au jeu s’opĂšre doucement, malgrĂ© le flottement du groupe lorsqu’il s’agit de faire du dĂ©cou-page, mais aucun travestissement ne semble

insurmontable, elles se laissent guider, en confiance. La salle se remplit de fumĂ©e, nous toussons, elle flotte entre nous, je les distingue Ă  peine, mais dans ce brouillard lorsque les corps rĂ©apparaissent quelque chose a changĂ©, nous sommes ailleurs, dans une autre situation, prĂȘts Ă  nous laisser por-ter par les histoires qui se construisent, is-sues de nos connaissances vĂ©cues ou suppo-sĂ©es, des reprĂ©sentations des surveillantes et par les protocoles qui contiennent ces frag-ments lĂ .

Le soupçon du bourreauDu carton, des ciseaux et des crayons sont disposĂ©s sur la table cotoyant des impres-sions de figures malĂ©fiques issues des reprĂ©-sentations des dessins animĂ©s. L’impression est Ă©trange lorsque les Ă©lĂšves surveillantes arrivent, nous voilĂ  dĂ©munis face aux rĂ©-miniscences de souvenirs d’école. Com-ment fabriquer des masques Ă©voquant ces hĂ©roĂŻnes fĂ©minines, celles qui font peur dans les dessins animĂ©es, celles que j’ai vu dĂ©coupĂ©es et scotchĂ©es sur les casiers des vestiaires des femmes en prison. Nous tra-çons vite sur le carton gris, des contours au crayon de bois, la dĂ©coupe est plus rapide encore, les rĂ©sultats sont hĂ©sitants. À l’aide d’une cordelette ou encore de leurs mains, elles se masquent. Les gestes des mains, associĂ©s Ă  la forme indĂ©finie des masques produisent leurs effets. Il me revient cette phrase entendue Ă  l’intĂ©rieur c’est un jeu de rĂŽle, on se transforme pour se protĂ©ger.

L’enceinteElles sont quatre Ă  rire aux Ă©clats, tenant tant bien que mal des ballons gonflĂ©s sous

leur polo, un peu trop gonflĂ©, l’uniforme s’étire. Un rĂ©cit Ă©voque cette femme direc-trice de prison, enceinte, qui Ă©teint une in-surrection musclĂ©e par sa prĂ©sence mĂȘme. Ma demande, lĂ©gĂšre, consiste Ă  interprĂ©ter des surveillantes enceintes, d’en rire dans ce contexte oĂč cette image semble improbable. Puis, je remarque sur ma droite une cin-quiĂšme surveillante affairĂ©e Ă  masquer un ballon rose avec un masque vĂ©nitien, qu’elle a achetĂ© pour l’occasion. Nous multiplions l’idĂ©e avec d’autres surveillantes, mais c’est seule, son ballon rose masquant les traits fins de son visage, l’autre main portant son ventre de femme enceinte feinte, qu’elle se tient, lĂ .

L’histoire sans imagesJ’hĂ©site, j’ai l’impression que mes mots vont trembler lorsqu’ils sortiront de ma bouche. D’ailleurs, mes dĂ©placements hĂ©sitent aussi. Je ne tiens pas en place, je cherche le point de vue, l’arriĂšre plan qui convient Ă  la situation, celle de demander Ă  quinze surveillantes de poser en Ă©tant le moins femme possible. Il y a souvent, avant d’énoncer un protocole, un moment oĂč je doute, mais je souris et gĂ©nĂ©-ralement je poursuis. Elles interprĂ©tent des poses qu’elles voient chez leurs collĂšgues, rĂ©cupĂšrent de vieux pneus qui traĂźnaient plus loin derriĂšre, voĂ»tent un peu le dos, Ă©trangement elles ne sourient pas.

Les fantasmesÀ l’évocation de mes dĂ©couvertes sur les ca-siers des vestiaires des surveillantes, trois d’entre-elles ont Ă©tĂ© acheter des masques pour notre rendez-vous. ÉlĂ©gantes, raffinĂ©es mĂȘme lorsqu’il s’agit de prendre la pose en tentant une pointe, lĂ©gĂšrement en dĂ©sĂ©qui-

libre qu’un mouvement de poignet lĂ©ger vient stopper, elles se frayent un passage entre deux reprĂ©sentations caricaturales op-posĂ©es.

ScĂšne Ă  la fourchette (2015) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves de la 187Ăšme promotion d’élĂšves surveillants

La convocation (2014) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves de la 187Ăšme promotion d’élĂšves surveillants

Une emprise totale (2016) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves lieutenants de 20Ăšme promotion

Les fantasmes (2015) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves de la 188Ăšme promotion d’élĂšves surveillantes

Beyong the skin (2016) travail avec l’implication d’ Ă©lĂšves de la 189Ăšme promotion d’élĂšves surveillants

Le soupçon du bourreau (2015), dĂ©tail, travail avec la 188Ăšme promotion d’ Ă©lĂšves surveillantes

Les surveillantes

Sans titre (2015), collage de fragments de texte Ă©crit par CĂ©cile Rambourg issus du dossier thĂ©matique «Origine et Ă©volution de la fĂ©minisation de l’administration pĂ©nitentiaire» aux Ă©ditions CIRAP (2014).

Photo d’un casier dans le vestiaire des femmes, Maison d’arrĂȘt de Nantes (2012).