le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux »

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ThéoRèmes (2012) Réfléchir les conversions ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Asma Sassi Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre- deux » ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Asma Sassi, « Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux » », ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http:// theoremes.revues.org/390 ; DOI : 10.4000/theoremes.390 Éditeur : ThéoRèmes http://theoremes.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://theoremes.revues.org/390 Document généré automatiquement le 09 mars 2013. © Tous droits réservés

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ThéoRèmes3  (2012)Réfléchir les conversions

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Asma Sassi

Le thème de la conversion dans laprofondeur analytique de l’« entre-deux »................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

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Référence électroniqueAsma Sassi, « Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux » », ThéoRèmes[En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL : http://theoremes.revues.org/390 ; DOI : 10.4000/theoremes.390

Éditeur : ThéoRèmeshttp://theoremes.revues.orghttp://www.revues.org

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Asma Sassi

Le thème de la conversion dans laprofondeur analytique de l’« entre-deux »La conversion : mot-outil ou mot-problème ?

1 Au cours du premier quart du XXe siècle, des maîtres spirituels venant des mondes musulmansattirent par leurs doctrines mystiques l’attention de nombreux artistes et intellectuelsoccidentaux1. Parmi les ordres spirituels qui émergent aux Etats-Unis et en Europe occidentale,le Mouvement Soufi de l’Indien Hazrat Inayat Khan (1882-1927) et la confrérie ‘Alawiyyade l’Algérien Ahmad Al-‘Alawi (1869-1934) sont ceux qui ont laissé le plus de traces écritesde leur genèse et des conditions concrètes dans lesquelles des Occidentaux ont été amenésà y adhérer. Par la qualité des archives que ces groupes ont conservées jusqu’aujourd’hui,l’historien est en mesure d’étudier dans les détails les rapports qu’ils créent entre islam etoccident durant la période coloniale ainsi que le phénomène de conversion des Occidentauxau soufisme, courant mystique de l’islam.

2 Conversion ! Le terme figure ici tel un élément essentiel de la problématique envisagée pourcette recherche. En l’espace d’un paragraphe, c’est toute l’histoire du soufisme occidental quivient d’être circonscrite au thème de la « conversion ». Pourtant, les acteurs de cette histoire nerecourent que très exceptionnellement à cette notion quand ils ne la rejettent pas purement etsimplement. Complexe est l’usage de ce terme dans les faits et pourtant banale est sa présencedans les études socio-historiques que les spécialistes réservent au soufisme occidental.

3 Après plusieurs années d’enquête en archives, il faut bien se rendre à l’évidence : le terme de« conversion » n’est pas d’usage courant dans les récits, les témoignages, les œuvres laisséespar les disciples européens du Mouvement Soufi et de la ‘Alawiyya. D’autres termes y sontplus régulièrement employés comme l’« initiation » ou l’« adhésion ». Comment expliqueralors l’implicite qui gouverne la présence presque systématique du terme « conversion » dansmes notes de recherche ? Dans un texte de référence sur la notion de tradition, l’ethnologueGérard Lenclud évoque justement le problème des mots et de leur usage scientifique [Lenclud1994, p. 25 et suivantes]. Au « mot-outil » qui désigne des termes que l’on emploie sans enquestionner la valeur intrinsèque, il oppose le « mot-problème » qui correspond à l’ensembledes termes qui font, pour leur part, objet d’interrogation. Si l’on applique cette catégorisationà la notion de « conversion », deux constats sont possibles : d’une part, il s’agit d’un mot-outil qui apparaît sans que cela n’appelle de questionnement particulier ; d’autre part, il peutégalement être classé dans la catégorie des mots-problèmes tant la question de sa pertinencefinit par susciter l’intérêt de l’analyste.

4 Il faudrait donc aller plus loin dans l’usage de la classification proposée par G. Lenclud –comme il le fait d’ailleurs lui-même à propos de la tradition – et se demander dans un premiertemps comment un mot-outil que nous utilisons de manière implicite devient un mot-problème.En soi, la réponse à cette question n’est pas si complexe. L’implicite d’un tel usage découled’un processus mimétique qui consiste à placer sur les éléments observés lors de l’enquêteles terminologies utilisées par des prédécesseurs dans leurs études sur le même sujet. C’est enprenant du recul par rapport à ces travaux que l’on finit par constater le recours au mimétisme etqu’alors ces terminologies doivent être interrogées. Paradoxalement, il semble bien que ce soitparce qu’elles ont fait l’objet d’investigations plus avancées, toujours menées par les mêmesprédécesseurs, que l’on en vient ensuite à les utiliser comme des mots-outils, de manière plusou moins banalisée.

5 Le principe inhérent à l’usage du terme «  conversion  » dans ma propre recherche relèvepar conséquent d’une opération de reproduction tacite de pratiques intellectuelles liées àla terminologie académique. La question n’est pas de savoir s’il s’agit là d’une erreurméthodologique : cela reviendrait inéluctablement à renvoyer l’ensemble des travaux sur lesoufisme occidental dans un placard sociologique. Derrière l’usage, a priori, passif de la

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notion de « conversion », justifié par le principe de reproduction de pratiques intellectuelles, secachent des problématiques plus indiciaires mais ô combien plus importantes, notamment cellequi consiste à déterminer les différents niveaux de l’« entre-deux ». Aussi, je commencerai parexpliquer ce phénomène de reproduction des emplois terminologiques, puis, dans un secondtemps, je présenterai à travers des cas concrets tirés de l’histoire des ordres spirituels quej’étudie la manière dont on pourrait affiner l’observation des phénomènes de conversion detelle sorte qu’elle ouvre la voie à l’examen de problématiques plus profondes.

La conversion dans les études socio-historiques sur lesoufisme

6 L’usage du terme «  conversion  » dans les études qui concernent directement le soufismeeuropéen n’est pas lié au hasard mais bien plutôt au fait – évident s’il en est – qu’il est utilisé parles soufis eux-mêmes. Les sociologues ne manquent pas en effet de restituer dans leurs articleset ouvrages les propos recueillis lors d’entretiens qualitatifs avec les acteurs soufis. Déjà en1986, Lisbeth Rocher et Fatima Charqaoui obtiennent d’un dénommé Gai Eaton, membre dela Maryamiyya, la confession suivante  : « Et ce fut la découverte de René Guénon. Je meconvertis peu après…». Dans un important article de Loïc Le Pape sur les conversions ausein de la confrérie Ahmadiyya, la fréquence avec laquelle le terme apparaît dans les proposretranscrits des soufis interrogés dépasse toutes les espérances de qui souhaite absolumenttravailler sur le phénomène de la conversion au mysticisme. Ainsi, Driss confie que « quand ons’est converti, nous étions à la recherche d’un maître spirituel » [Le Pape 2007, p. 13], Ahmedsoutient que « notre conversion vient de la sécularisation du monde moderne » [Le Pape 2007,p. 17]. Quant à Farid, il est convaincu que « la conversion [lui] a apporté une sérénité » [LePape 2007, p. 20]. Le questionnement même de l’article de L. Le Pape vise à comprendrel’implication des convertis mystiques dans le débat public sur l’islam européen. De la mêmemanière, Alessandra Marchi se propose d’étudier « la conversion à l’islam soufi d’un pointde vue historique et anthropologique [en Italie] » et d’examiner également le «  devenir  »de la confrérie sous l’action des convertis2. Enfin, en étudiant les processus d’implantationde la confrérie marocaine Boudchichiyya en France, Raphael Voix [Voix 2004, p. 221, 224]constate la co-existence de deux groupes distincts et autonome, « un petit groupe de Marocainsissu de la diaspora » d’un côté et « le groupe des convertis français » de l’autre côté.

7 La grille d’entretien des trois sociologues invitait-elle les soufis interrogés à s’approprierle terme «  conversion  » ou cet usage était-il pleinement le leur  ? C’est une question quenous réservons aux auteurs. Quoi qu’il en soit, le thème de la conversion semble s’imposercomme une réalité vécue ou, en tous les cas, intériorisée par les acteurs. Sa récurrence dansles études socio-historiques sur le soufisme européen contemporain ne peut donc provenir quedu terrain d’enquête lui-même. Si le thème de la conversion s’impose dans les problématiquesacadémiques, c’est bien parce qu’il s’impose dans les faits observés par les sociologues : ilconstituerait en effet le support de modélisation du soufisme européen et impliquerait desmodifications structurelles profondes à l’intérieur des confréries religieuses traditionnelles. Lesoufisme européen se présentant comme un courant spirituel issu des mondes islamiques ettransposé aux mondes non-islamiques, il est dès lors essentiel pour les sociologues d’analyserl’action de la conversion sur la formulation d’une nouvelle définition et d’une nouvellefonctionnalité de la confrérie, lieu d’institutionnalisation du soufisme depuis le XIIIe siècleau moins.

8 A partir du moment où les sociologues concentrent leur intérêt sur la problématique de laconversion et usent du terme pour autant que leurs informateurs l’utilisent dans les enquêtes,comment pourrait-on prétendre se désolidariser de cette pratique lorsque l’on se proposesoi-même d’étudier sur le plan historique l’émergence des mouvements soufis en Europeoccidentale au début du XXe siècle ? La pertinence du terme n’est évidente pour l’analysteque dans la mesure où il concède à la tautologie la puissance de restituer une réalité socialeet historique.

9 C’est justement là qu’une première difficulté apparaît. Si les études en sciences socialescentrent leur intérêt sur la conversion, du fait que le terme soit employé par les acteurs eux-

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mêmes, est-ce à dire que les études historiques doivent le reprendre à leur compte pourrestituer des phénomènes passés ? Force est de constater que certains historiens et spécialistesdu soufisme, sans faire de la conversion la problématique de leurs travaux, ont tendance àgénéraliser l’usage de ce terme. Ainsi, le Britannique Mark J. Sedgwick présente souventdans ses articles et ouvrages les premiers européens soufis comme des convertis à l’islamtout en précisant à chaque fois que cette conversion n’altère pas leurs habitudes de vieni ne les incite à une pratique religieuse régulière  : il évoque ainsi la conversion de laromancière Isabelle Eberhardt ou encore du peintre suédois Ivan Aguéli [Sedgwick 2004, p.70 et suivantes]. Les islamologues Jamal Malik et Marcia K. Hermansen soutiennent pour leurpart que la conversion n’est pas simplement affaire de pratique religieuse mais qu’elle faitl’objet d’un cheminement, de plus ou moins longue durée, dans lequel s’intègre l’adhésion àun mouvement soufi [Malik & Hermansen 2006, p. 12 ; 37]. Autrement dit, même dans le casd’un soufisme universel tel que développé par Hazrat Inayat Khan au début du XXe siècle,soufisme qui n’appelle pas ses adeptes à l’adoption de l’islam, le processus d’adhésion ausoufisme s’identifie à un processus de conversion.

10 Si la référence au thème de la conversion semble marquée par l’évidence du terrainsociologique, il est en revanche plus difficile de comprendre le recours si fréquent qu’enfont les historiens confrontés aux archives. Sans prétendre avoir examiné, au cours de cetterecherche, les sources primaires qui intéressent directement le cas des «  convertis  » sus-cités, il semble, malgré tout, que les traces de cette occurrence dans les documents d’archivessoient moins flagrantes que dans les entretiens qualitatifs des sociologues. C’est en tous lescas ce que l’on retient des principales informations fournies par l’enquête en archives auprèsdu Mouvement Soufi de Hazrat Inayat Khan et de la ‘Alawiyya du Cheikh Al-‘Alawi. Laconversion n’est pas en soi la notion privilégiée par les disciples européens de ces ordres etau-delà, il semble même qu’elle ait été rejetée par certains aspirants au mysticisme musulman.C’est notamment le cas de René Guénon, penseur français « converti » à l’islam dans les années1930 et inspirateur d’un courant ésotérique rapidement répandu en Europe, le Traditionalisme.Convaincu de l’existence d’une tradition spirituelle une et originelle, transcendant et unifianttoutes les traditions religieuses, et dont les Occidentaux n’ont su conserver le secret, RenéGuénon soutient que seule l’initiation peut permettre d’atteindre cette tradition première etvoit dans le soufisme la forme initiatique idéale pour y parvenir [Sedgwick 2004, p. 21]. Iln’en appelle pas pour autant à la conversion de ses lecteurs, pour la seule raison que le termemême relève pour lui du vulgaire :

Au fond, dit-il, on peut dire que les convertis sont peu intéressants (…) D’unefaçon tout à fait générale, nous pouvons dire que quiconque a conscience de l’unitédes traditions… est nécessairement, par là même, ‘inconvertissable’ à quoi que cesoit [Guénon 1990, p.103, 106]

11 En effet, dans l’esprit de R. Guénon, la conversion est moins affaire de passage d’unetradition religieuse et spirituelle à une autre que « métamorphose intellectuelle », formule qu’ilemprunte au penseur indien Ananda K. Coomaraswamy, auteur de plusieurs ouvrages sur lemysticisme, l’art et les spiritualités orientales. Cette conception de la conversion propre à RenéGuénon justifie le titre que Jean-Pierre Laurant, spécialiste de ses œuvres et de sa pensée,donne à l’un de ses nombreux articles : « la non-conversion de René Guénon » [Laurant 1997] !

12 Cet exemple spécifique permet d’éviter une mésinterprétation de la rareté du terme« conversion » dans les archives du Mouvement Soufi et de la ‘Alawiyya. On pourrait eneffet expliquer la quasi-absence du terme par le fait qu’il soit peu opérant pour les acteursconcernés. Au contraire, le cas de René Guénon et des Européens qui le suivent assidûmentdans sa quête de l’initiation parfaite montre qu’il fait déjà l’objet d’une réflexion intellectuelle,et que la conversion se présente comme une question ontologique aux adeptes du mysticismede l’entre-deux-guerres. En ce sens, l’on ne peut tenir complètement rigueur aux historiensd’utiliser le terme pour rendre compte de la rencontre entre le soufisme et l’ésotérisme desEuropéens, même si les sources primaires n’offrent pas nécessairement la possibilité de l’yretrouver stricto sensu. En revanche, l’on peut questionner la raison pour laquelle ces historiens

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l’emploient si régulièrement alors même qu’il semble justement décrié par les acteurs dumysticisme musulman de cette première période. Et par voie de conséquence, l’on peuts’interroger sur ce qui me conduirait à reproduire cet usage dans le cadre de cette recherche.Pour aller plus loin et éviter de simplement dénoncer un système de reproduction tacite desterminologies employées dans les études socio-historiques, le problème à résoudre ne consistepas, en soi, à proscrire le thème de la conversion de l’examen historique mais bien plutôt à ennuancer l’usage pour mieux considérer ce qui transparaît éventuellement derrière lui. Commele suggèrerait le dicton, la notion de conversion n’est jamais plus que l’arbre qui cache la forêt ;il importe à présent de comprendre les formes d’entre-deux qui la sous-tendent et qui mettenten rapport des maîtres spirituels musulmans et des aspirants Occidentaux.

Le thème de la conversion confronté à l’enquête historique13 Comme nous l’annoncions en introduction, le premier XXe siècle est marqué par

l’apparition de mouvements mystiques soufis qui attirent de nombreux artistes, intellectuelset personnalités de la haute société européenne. Ces mouvements s’inscrivent dans unedynamique spirituelle impulsée à partir du XIXe siècle par l’augmentation de groupesésotériques divers. Citons-en deux exemples : en premier lieu, la Société Théosophique, crééeà New-York en 1875 par la medium russe Helena P. Blavatsky et le Colonel Sir HenryS. Olcott, est une organisation transnationale dont le siège est établi à Adyar en Inde dès1888. Dotée d’un organe de production éditoriale et de salles de concerts et conférences,cette association, qui trouve très vite ses marques en Europe occidentale, prône l’unité desreligions et la transmission d’initiations syncrétiques entre hindouisme et bouddhisme. D’autrepart, la tariqa3 Shadhiliyya Arabiyya fondée par Ivan Aguéli à Paris en 1910, rassemble unedizaine de personnalités, principalement issues de la franc-maçonnerie. Fondée à partir deréinterprétations de la doctrine du maître spirituel andalou de la période médiévale Ibn Arabi,elle constitue un premier cas de soufisme européen. René Guénon participe aux réunions de cegroupe élitiste et reçoit une première forme d’initiation mystique sous le nom d’Abdal WahidYahya.

14 L’émergence de groupes ésotériques-mystiques à la charnière du XIXe et du XXe siècles tient àplusieurs facteurs régulièrement recensés par les historiens : affaiblissement de l’influence desinstitutions cléricales, sentiment anti-colonialiste, montée du féminisme, rejet de la notion deprogrès et dénonciation du matérialisme participent ensemble de l’éclosion de groupusculesspirituels fonctionnant souvent en réseaux [Sedgwick 2004, p.  57, 73]4. Surtout, la vastepolitique de traduction et de vulgarisation d’œuvres doctrinales orientales, entreprise dès ledébut du XIXe siècle par les sociétés savantes et profanes [Sedgwick 2004, p. 50 et suivantes],engendre la fascination des publics occidentaux. Elle participe fr la création d’une dichotomieentre un Occident rationnel et matérialiste et un Orient irrationnel et spirituel [King 2002, p.24 et suivantes].

15 C’est dans ce contexte que le Mouvement Soufi de Hazrat Inayat Khan puis la ‘Alawiyyadu Cheikh Al-‘Alawi rencontrent leur public occidental pour la première fois au cours dupremier tiers du XXe siècle. Dans les pages qui vont suivre, nous présenterons deux documentshistoriques, tirés des archives de ces ordres spirituels, pour mieux comprendre la profondeuranalytique qu’il est possible de donner à des situations de rencontre impliquant des formesde conversion.

Un échange épistolaire entre un maître musulman et unedisciple américaine

16 Hazrat Inayat Khan débarque aux Etats-Unis en 1910. C’est d’abord un musicien indien quidonne des concerts de musique indienne avec son groupe et qui accompagne des vedettes dela scène dansante américaine, notamment Ruth Saint-Denis, dans des spectacles exotiques.Cependant, sa notoriété dépasse rapidement le cadre du show-business  : en Inde, il estdéjà célèbre, aussi bien pour sa musique que pour son statut de soufi à l’écoute des autresreprésentants spirituels. Il se lie d’amitié avec des maîtres hindous et recherche dans l’échangeet le dialogue la conciliation de toutes formes de spiritualités. La doctrine universaliste qu’il

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développe le met en contact avec la Société Théosophique qui l’accueille dès lors dans sessalles de concerts partout aux Etats-Unis – puis par la suite en Europe occidentale – et quilui commande des conférences sur la musique et la spiritualité orientale. A travers cetteexpérience, Hazrat Inayat Khan transmet son savoir sur le soufisme mais, considérant que sonpublic n’est pas prêt à accepter l’islam tant il l’appréhende comme une menace, il décide d’endissocier le soufisme pour en faire une sagesse universelle transcendant et unifiant toutes lesreligions [Khan 1979, p. 164]. Avec ce discours, il s’impose comme un maître spirituel prêt àrecevoir des élèves sans les inciter à la moindre conversion à la religion musulmane.

17 Le premier qui se présente à lui est une femme, Ada Martin (1871-1947), membre de la SociétéThéosophique d’origine russe et de confession juive. Elle rencontre Hazrat Inayat Khan lorsd’une conférence tenue au Temple de la Vedanta Society à San Francisco le 16 avril 1911.Le lendemain, elle lui adresse une lettre dans laquelle elle aborde trois sujets. Tout d’abord,elle remercie le musicien pour la qualité de sa conférence et pour avoir très pertinemmentétabli un lien cosmique entre le thème de la musique et celui des lois spirituelles. Ensuite,elle reconnaît à l’Inde le fait d’être le berceau de la musique et affirme que l’enseignemententendu au Temple la veille fait de Hazrat Inayat Khan la personnalité la plus désignée pourhonorer la gloire divine. Enfin, dans le dernier paragraphe, elle évoque sa propre pratiqueinitiatique basée sur les fondements de l’hindouisme et demande à Hazrat Inayat Khan s’il n’apas lui-même publié quelque ouvrage sur la question du cheminement spirituel afin qu’elles’en inspire pour sa propre formation.

18 La réponse de Hazrat Inayat Khan à cette première lettre ne se fait pas attendre – envoyée le 4mai 1911 – et sa prise de position est tout aussi rapide. Dès les premières lignes, il dit remarquerl’état d’avancement initiatique d’Ada Martin et se propose de devenir son professeur àcondition qu’elle reprenne l’initiation depuis le début. Elle doit donc abandonner sa pratique duyoga. Dans le paragraphe suivant, malheureusement incomplet, il lui communique sa premièreinitiation : elle doit d’abord lire une leçon pendant dix jours (les feuillets de cette leçon nefigurent pas aux archives), puis envoyer un compte-rendu détaillé de cette lecture précisantce qu’elle en a tiré. Elle doit ensuite pratiquer ce qu’il appelle un « mantram » : pendant troisjours, elle doit s’isoler dans une chambre silencieuse et réaliser des mouvements spécifiques dela tête en prononçant la formule « la-ilaha-ill-allah » (trad. « Il n’y a de dieu que Dieu »). Pourl’y aider, Hazrat Inayat Khan dessine au bas de sa lettre une partition musicale sur laquelle ilplace les notes de la mélodie à chanter.

19 A partir de là, une correspondance s’instaure entre le nouveau maître et son disciple qui dureradix-sept ans et qui amènera progressivement Ada Martin à atteindre l’un des plus hauts niveauxde l’initiation préconisée par Hazrat Inayat Khan, le niveau de « murshid »5. Tout au long decette correspondance, qui s’impose par le fait que Hazrat Inayat Khan s’installe en Europeoccidentale dès 1912, il n’est jamais question de conversion  : la relation entre le maître etle disciple s’établit de manière tacite à travers l’emploi de formules qui assurent à l’élèvesa reconnaissance formelle en tant que soufie. Hazrat Inayat Khan dit en effet la considérercomme la première femme occidentale à disposer des mérites généralement attribués auxsoufis orientaux  ; il lui garantit que ses propres ascendants spirituels indiens, qui formentune chaîne de transmission initiatique depuis plusieurs siècles, l’ont prise sous leurs ailes ;il lui promet surtout de lui enseigner régulièrement de nouvelles expériences et de nouvellesméthodes d’approche de la lumière divine. A partir de là, Ada Martin l’appellera toujours« Maître ».

20 L’originalité de cet exemple, que l’on pourrait présenter comme le premier cas de conversionau soufisme aux Etats-Unis, provient aussi bien de la forme que prend la relation entre le maîtreet le disciple que de la rapidité avec laquelle l’initiation s’instaure. Il remet en question lesformes traditionnelles de cette relation, justement parce qu’il en manque un élément essentiel :le pacte physiquement passé entre le maître et le disciple. En règle générale, ce pacte appelé enarabe « bay’a » scelle la relation entre les deux individus. Le disciple doit, en principe, posersa main droite sur celle de son guide spirituel et répéter les prières formulées par ce dernier6.L’exercice impose donc que les deux protagonistes soient mis en présence l’un de l’autre etqu’un contact physique et un dialogue rituel s’établissent entre eux. L’aspirant ayant conclu ce

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pacte peut alors considérer officiellement qu’il appartient au cercle des soufis, ce qui l’engageà un certain nombre de pratiques initiatiques, individuelles et collectives.

21 Dans le cas de la relation entre Hazrat Inayat Khan et Ada Martin, l’initiation prend une formeécrite  : les deux personnalités ne sont en effet plus amenées à se voir physiquement avant1923, date à laquelle Ada Martin a pourtant déjà passé les différents niveaux hiérarchiquesde l’initiation soufie. Le pacte s’établit de manière implicite dans le seul espace de l’échangeépistolaire, et ne prend aucunement la forme d’un rituel de passage, si ce n’est à travers lestermes statutaires employés par les deux locuteurs, notamment l’usage du mot « Master ».Le maître et l’élève reconnaissent mutuellement leur statut respectif et n’ont pas besoin, àce titre, d’une plus grande officialisation de leur relation hiérarchique. Certes, les annéessuivantes, passées en Europe occidentale, particulièrement à Londres et à Paris, verront laformation progressive d’un mouvement soufi, officiellement créé en 1919, et la mise en placed’un pacte d’initiation entre les guides de la nouvelle association et leurs élèves. On retientcependant qu’Ada Martin reste la première initiée du maître indien et que son initiation ausoufisme ne relève pas d’un processus de conversion habituel mais d’une démarche plutôtlâche, volontairement assouplie par le maître spirituel en vertu du soufisme universel qu’ilprône.

22 Cet assouplissement volontaire se perçoit dans l’échange que j’ai présenté, notamment lorsqueHazrat Inayat Khan décrit l’initiation qu’Ada Martin doit pratiquer en chambre isolée. Lemaître nomme en effet cette pratique par le terme « mantram  » qui désigne généralementun exercice spirituel tiré des traditions védiques indiennes. Il appartient donc au vocabulairede l’hindouisme. Pourtant, la formule que le disciple doit prononcer, «  la-ilaha-ill-allah »,est une expression arabe et plus exactement la profession de foi musulmane prononcée parquiconque se convertit à l’islam. Sa répétition rythmée, dans le cadre mystique, est unepratique courante dans les confréries religieuses du monde musulman, connue sous le nom de« dhikr ». Dans sa réponse à Ada Martin, Hazrat Inayat Khan entame donc déjà un mélange degenres spirituels et dégage en effet le soufisme de toute référence explicite à l’islam, tout enconservant les pratiques soufies elles-mêmes. A travers ce système d’étouffement du processusde conversion, c’est à une réflexion très approfondie sur les mécanismes de la rencontre entreun maître musulman et un disciple occidental, soit un « entre-deux », que cette correspondanceappelle.

Convertis-toi d’abord, initie-toi ensuite !23 Dans le cas de la ‘Alawiyya, le contexte est très différent de celui du Mouvement Soufi

de Hazrat Inayat Khan mais il n’en suscite pas moins des questions sur la manière dont larelation s’instaure entre le maître musulman et le disciple occidental. Fondée à Mostaganemen Algérie dans les années 1910, la ‘Alawiyya attire très rapidement des Européens, surtoutdes Français, installés en Afrique du Nord durant les années 1920 et 1930. Il est difficile desavoir combien de disciples non-arabes le cheikh Al-‘Alawi comptait, mais pour ceux que l’onconnaît, soit une poignée d’hommes et une femme, l’on sait au moins qu’ils étaient soit desartistes, soit des intellectuels. Plusieurs raisons expliquent cette adhésion plus ou moins fortedes Européens à la ‘Alawiyya plutôt qu’à d’autres ordres confrériques présents en Algérie :en premier lieu, tout comme Hazrat Inayat Khan, le Cheikh Al’Alawi fait preuve d’une trèsgrande curiosité intellectuelle. Loin de se contenter d’une littérature islamique, il lit volontiersl’Evangile de Saint-Jean et les ouvrages d’Henry Bergson. Par ailleurs, il se montre favorable àun dialogue islamo-chrétien et ne rejette pas les échanges avec des personnalités européennes.Le long témoignage livré par son médecin personnel, Dr Marcel Carret, en 1942, révèle sacapacité à dialoguer dans un contexte colonial qui ne favorise pas nécessairement ce typed’attitude. Enfin, tout en se montrant respectueux des autorités coloniales françaises, ce quilui vaut entre autres de participer à la prière inaugurale à la Mosquée de Paris en 1926, il semontre très critique à l’égard du matérialisme occidental et de la politique d’assimilation enAlgérie. Il s’oppose par exemple violemment à la naturalisation française des Kabyles. Sespositions politiques rejoignent en ce sens celles d’artistes et d’intellectuels français opposésau colonialisme et installés en Afrique du Nord. Toutefois, l’ouverture d’esprit dont il fait

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preuve ne cache pas pour autant sa conviction toute personnelle et religieuse selon laquellel’islam transcende toutes les autres formes religieuses. A l’inverse de Hazrat Inayat Khan quiprétend faire du soufisme une sagesse universelle, le Cheikh Al-‘Alawi ne sait le concevoirque dans sa dimension islamique, ce qui suppose la conversion de ses disciples, y comprisfrançais, à l’islam.

24 Parmi ceux-là, le caricaturiste Gustave Jossot a laissé un témoignage très important sur lesconditions de sa rencontre avec le Cheikh Al-‘Alawi. Ce témoignage intitulé Le Sentier d’Allahest un opuscule illustré d’une quarantaine de pages rédigé en 1923 et publié en 1927 à Tunis7.Dans un premier temps, G. Jossot y explique qu’il s’est installé en Tunisie en 1904 et quel’observation des mauvaises attitudes des colons chrétiens l’a amené en 1912 à se convertir àl’islam. Il adopte dès lors la tenue vestimentaire des indigènes et se fait appeler Abdulkrim.Face aux critiques des medias, il justifie sa décision de conversion par l’attrait exotiquequ’exercent sur lui la simplicité de la vie indigène et la beauté des paysages arabes. Il leuroppose la médiocrité des idéaux de vie occidentaux, fondés sur le matérialisme, l’urbanisation,etc.

25 Après une année de pratique exotérique, il reçoit une initiation au soufisme par l’intermédiaired’un maître spirituel anonyme. A la mort de ce dernier en 1923, il s’en va visiter lazaouia ‘Alawiyya de Mostaganem en compagnie de deux co-religionnaires français égalementconvertis à l’islam. C’est là, à l’occasion d’un rassemblement annuel des disciples nord-africains, qu’il rencontre le Cheikh Al-‘Alawi dont le visage lui rappelle celui du Christ. LeCheikh leur réserve un accueil qui les distingue des autres disciples nord-africains : ils dormentà l’écart des groupes, ils restent aux côtés du Cheikh lors des rituels collectifs, et GustaveJossot se voit même attribuer l’honneur de prononcer un discours devant toute l’assistance.Il y expose toutes les connaissances qu’il a acquises durant sa première formation sur lesdifférentes étapes du cheminement initiatique.

26 Après le rassemblement, les visiteurs français sont invités à suivre leur premier enseignementmystique dans la résidence estivale du Cheikh, durant lequel celui-ci évoque plusieurs thèmes :l’unité du monde, la purification de l’âme, les vertus du dhikr et l’extinction en Dieu. Aprèsla prière, le Cheikh confie à G. Jossot avoir remarqué l’état avancé de son cheminement : illui propose de pratiquer une retraite spirituelle individuelle appelée khalwa, proposition quele peintre accepte sans hésitation.

27 Le récit de Gustave Jossot révèle une progression en deux temps  : d’abord la conversionà l’islam, ensuite l’initiation au soufisme. La conversion suppose l’adoption d’une pratiqueexotérique, d’un nom islamique et d’une tenue vestimentaire spécifique à la culture locale, enl’occurrence nord-africaine. Elle est en ce sens associée à la représentation exotique que lecaricaturiste se fait du milieu dans lequel il évolue. Surtout, elle s’inscrit dans les polémiquesopposant deux grandes institutions religieuses, le peintre motivant sa conversion à une religion,l’islam, par le rejet d’une autre religion, le christianisme. La conversion est donc synonyme,dans ce contexte, de transition, de passage d’une éducation religieuse à une autre motivépar un sentiment contestataire. L’initiation au soufisme n’arrive que dans un second temps.La rencontre avec le Cheikh Al-‘Alawi, qu’il considère comme son véritable maître, n’a étépossible que dans la mesure où G. Jossot était déjà converti à l’islam. Une telle assertion ne peutêtre soutenue que si l’on compare le témoignage de Jossot à celui du Dr Carret. Dans le premier,le Cheikh Al-‘Alawi n’évoque jamais le thème de l’islam en soi. Face à lui, ses nouveauxdisciples sont déjà musulmans depuis plusieurs années et n’ont pas besoin d’une introductionaux principes de cette religion. A l’inverse, le texte du Dr Carret met l’accent sur l’intérêt quele Cheikh accorde à la valorisation de l’islam comme réceptacle à la véritable spiritualité. Leséchanges qui y sont retranscrits le mettent en présence non plus d’un converti français maisd’un médecin agnostique qui se montre réceptif au discours du Cheikh mais qui ne se convertitpas pour autant. La confrontation de ces deux témoignages peut, en ce sens, révéler la logiqueinhérente au principe d’adhésion à la ‘Alawiyya, qui suppose un acte de conversion d’abord,une initiation spirituelle ensuite. En ce sens, l’initiation n’est pas une conversion en soi maisune étape ultérieure dans le cheminement religieux et spirituel du converti.

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Vers une histoire socio-religieuse du soufisme occidental28 Evoquer « la conversion » d’Ada Martin et de Gustave Jossot est plus commode que pertinente.

C’est un moyen facile de poser un mot sur un processus complexe qu’on ne prend pas le tempsd’examiner. A la lumière des écrits qu’ils ont tous deux légués, deux facettes de la conversionapparaissent. Dans l’exemple d’Ada Martin, il n’y a pas de conversion à proprement dit maisune dissimulation des termes de la part du maître pour faciliter son engagement en tant queguide spirituel dans un espace qu’il juge réticent à l’égard de l’islam. Dans l’exemple deGustave Jossot, la conversion est pleinement assumée, mais elle n’est jamais que la premièreétape formalisée et plutôt exotérique d’un processus dont le moment-clé est l’initiation. Laconfrontation de ces deux exemples empêche toute essentialisation de la définition même de laconversion, toute systématisation de son mécanisme. Surtout, elle ouvre la voie à la réflexionsur la qualification même de ce que nous appelons l’entre-deux.

29 A partir du moment où l’on reconnaît au soufisme le fait de se définir essentiellementcomme le courant mystique de l’islam, l’observation de son émergence dans des sociétésnon-islamiques semble tout naturellement induite par la volonté d’examiner des rapportsde type endogène - exogène. De fait, l’histoire du soufisme occidental s’inscrit dans lareconnaissance d’une double-trajectoire, soit islamisante, soit universalisante. Toutefois, unetrop forte concentration sur cette bipolarité peut à terme entraîner l’analyste vers la tentationd’une essentialisation du soufisme, voire vers la résolution futile du problème de sa conformitéou non avec une définition normative.

30 Pour éviter ce terrain pour le moins glissant, et surtout à la lumière de ce que les sourcesd’archives nous donnent à examiner, nous nous intéressons au caractère particulièrementdiffus ou dilué des rapports qui se tissent entre maîtres musulmans et disciples occidentaux.La «  conversion  » au mysticisme n’est pas un phénomène en soi mais un processus quis’inscrit dans une dynamique plus large, plus exactement dans un espace d’échange où lesdifférents acteurs entremêlent leurs références respectives. Plusieurs analystes ont contribué àl’identification de ces espaces d’échange : quand Richard Wright évoque un « terrain médianet Mary-Louise Pratt une « zone de contact » 8, Homi Bhabha l’appelle pour sa part « third-space » ou « espace-tiers », un lieu, « irreprésentable en soi », situé à la frontière entre lescultures et dans lequel les idées s’interpénètrent et produisent les formes d’une transpiritualité[Bhabha 2007, p. 35, 38, 82].

31 Si toutes ces expressions ont le mérite de reconnaître l’existence d’une zone de rencontre etd’échange, d’autres historiens, à l’instar de Jocelyne Dakhlia [Dakhlia 2012], leur préfèrent lanotion d’« entre-deux ». Celle-ci a en effet le mérite de dématérialiser la question de l’échange,limité à des lieux assignés par les auteurs précédemment cités, et de l’inscrire dans un universqui s’accommode aussi bien des lieux que des moments de la rencontre. La notion d’« entre-deux  » permet en effet d’inscrire la relation qui s’instaure entre des traditions, des idées,des représentations ou des histoires dans un continuum qui tient compte de tous les aspectsconjoncturels de l’échange. C’est dans cet ensemble propice à la rencontre que la conversiontrouve ses marques de fabrication, mais comme nous venons de le voir à travers l’enquête enarchives, elle ne se présente pas sous un aspect unitaire et prend différentes formes, voire mêmedifférents sens. La multiplicité des trajectoires qu’elle emprunte nous amène à considéreravec le plus grand intérêt l’existence d’une multiplicité de niveaux d’action à l’intérieur del’entre-deux. Celui-ci ne réunit pas seulement un maître musulman et un disciple occidentalet leur relation n’opère pas selon un mode automatique de transmission-réception. L’entre-deux constitue un univers dans lequel les acteurs ne sont pas tellement les représentants degrandes entités, «  islam » d’un côté, « occident » de l’autre, mais bien plutôt les porteursde références multiples façonnées au gré des histoires spirituelles, sociales, intellectuelles,voire même coloniales dans lesquelles s’inscrivent leurs expériences. C’est ainsi que l’onpeut comprendre pourquoi le soufisme ne se présente pas en Occident sous une seule forme,pourquoi il emprunte en quelque sorte des chemins croisés, musulmans ou pas musulmans.Ce n’est qu’en cherchant dans les contextes historiques généraux et particuliers, dans lesexpériences vécues, dans les activités, les discours et somme toute la conscience des acteurs

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que l’on peut entrevoir les conditions de l’entre-deux et la formation de trajectoires dissociéesdu soufisme en Europe.

32 La concentration préalable sur le thème de la conversion n’est donc pas en soi une simple erreurd’approche, conditionnée par le principe d’une reproduction des pratiques académiques dansce domaine. Au contraire, son usage implicite conduit à la formulation de problématiques pluslarges mais également et paradoxalement plus indiciaires car elles appellent des observationsplus micrologiques, concentrées sur des lignes, voire même de simples mots laissés dansles témoignages et les correspondances des premiers soufis occidentaux. Elle ouvre un panhistorique encore peu exploré, celui des entrecroisements entre plusieurs histoires spirituelles,qui conduit à une mise en garde : l’histoire du soufisme occidental ne suit aucune trajectoirelinéaire et ses chemins croisés entre islam et non-islam ne relèvent pas seulement d’attitudespsychologiques ni de choix individuels mais de stratégies d’approche pensées et mises enœuvre par tous les acteurs concernés. En ce sens, la conversion n’est pas autre chose que lemot-outil dont l’analyse des mécanismes dans une situation historique donnée conduit à laformulation d’une problématique fixée sur la restitution d’une véritable histoire religieuse.

Bibliographie

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Gustave Jossot, « Le sentier d’Allah », dans Johan Cartigny (éd.), Le Cheikh Al-Alawi, Paris, Les Amisde l’islam, 1984, p. 57-77

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Richard Wright, The Middle Ground: Indians, Empires and Republics in the Great Lakes Region,1650-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 1991

Notes

1 On utilisera ici ce terme par concision pour désigner tout particulièrement l’Europe occidentale et lesEtats-Unis.2 A. Marchi a soutenu sa thèse en 2009 à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris sousla direction de Marc Gaborieau. Voir Marchi 2009, chap. 4 et 5.3 Le terme tariqa est souvent traduit en français par « confrérie » mais son sens en arabe est plus largeet désigne la voie à la fois pratique et spirituelle suivie par l’aspirant soufi auprès d’un maître et d’ungroupe mystique spécifique [Veinstein 1996, p. 12]4 Cette logique d’interrelation entre des mouvements de politique alternative s’applique encoreaujourd’hui à ce que Françoise Champion appelle la nébuleuse mystique ésotérique [Champion 1993,p. 215].5 L’initiation préconisée par Hazrat Inayat Khan se présente sous la forme d’une échelle hiérarchiquedont les échelons porte chacun un titre honorifique et correspondent au niveau atteint par l’élève danssa formation spirituelle [Khan 2008, vol. X]6 Pour plus d’informations sur l’initiation soufie, voir Ralph Stehly, http://stehly.perso.infonie.fr/linitia.htm7 Cet opuscule est également disponible dans un recueil de témoignages sur le cheikh Al-‘Alawi, éditépar Johann Cartigny.8 Traduits de l’anglais « middle ground » [Wright 1991] et « contact zone » [Pratt 1991, p. 33 et suivantes]

Pour citer cet article

Référence électronique

Asma Sassi, « Le thème de la conversion dans la profondeur analytique de l’« entre-deux » »,ThéoRèmes [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30 décembre 2012, consulté le 09 mars 2013. URL :http://theoremes.revues.org/390 ; DOI : 10.4000/theoremes.390

À propos de l’auteur

Asma SassiCRH-EHESS

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Résumé

 La notion de conversion est omniprésente dans les études socio-historiques consacrées ausoufisme, courant mystique de l’islam, dans le monde occidental. A tel point que le termefigure en permanence dans nos propres notes de recherche sur la genèse des mouvements soufisen Europe occidentale au début du XXe siècle. Pourtant, sa mention dans les archives desgroupes étudiés est rare et parfois volontairement décriée ou dissimulée. Comment expliquerle caractère systématique de son usage ? Loin de n’être qu’une erreur d’approche, l’analysede phénomènes de conversions peut au contraire affiner la manière de concevoir la notiond’entre-deux qui met en rapport deux univers : l’islam et l’Occident.

Entrées d’index

Mots-clés : Conversion, islam, Anthropologie, Histoire, soufisme, mystique