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L’Europe et la Profondeur PIERRE LE COZ LOUBATIÈRES

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Plus qu’un traité de philosophie ou de théologie, L’Europe et la Profondeur doit être lu comme un « roman philosophique » – une enquête quasi-policière à travers la peinture, la littérature, l’histoire et la géographie, pour revenir à la source du destin de l’Occident. Celui-ci est pensé à partir de l’événement cardinal du départ du Christ et de la détresse en laquelle il plonge l’homme européen, cette détresse induisant notamment les catégories nouvelles d’espace et de temps qui régissent aujourd’hui le monde. Dans sa première partie (Espace et lieu), s’aidant d’une réflexion sur la perspective considérée comme une méditation en actes autour de l’Incarnation, il est montré comment l’espace moderne – c’est-à-dire celui où l’étendue prend le pas sur le lieu – se met en place, espace libéré par le retrait du Christ, ce « dieu qui se dérobe », et, en ce dérobement, déracine et désenchante.

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L’Europe et la Profondeur

PIERRE LE COZ

LOUBATIÈRES

Page 2: L'Europe et la Profondeur

© Nouvelles Éditions Loubatières, 2007 10bis, boulevard de l’Europe, BP 27

31122 Portet-sur-Garonne [email protected]

www.loubatieres.fr

ISBN 978-2-86266-549-8

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Pierre L C

L’EUROPE

ET

LA PROFONDEUR

Loubatières

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Pour Christophe Bardyn

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première partie

ESPACE ET LIEU

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L’ATELIER DE VERMEER

(L’Europe et la perspective)

Il y a deux perspectives, la naturelle – celle que nous expérimentons àchaque instant dans l’exercice quotidien de la vision –, et la noble, la méta-physique, inventée par le Quattrocento, et qui, plus qu’un moyen pictural, estd’abord une donne mathématique sur l’espace. Que cette donne apparaisseen Europe, et plus particulièrement dans les cités marchandes italiennes, à lafin du Moyen Âge, n’est évidemment pas fortuit. Elle témoigne d’un premierretrait du sacré dans le monde : l’Occident est le lieu mental de la planète oùsurgit pour la première fois ce processus aujourd’hui partout dominant. Etpourtant, la perspective est à l’origine un espace sacré : celui inventé par lesartistes toscans pour mettre en scène des épisodes de la vie du Christ. Elle estd’abord utilisée comme moyen de production de beauté : elle magnifie les actesd’un homme-dieu. Elle est donc, dès son apparition, ambivalente : espace sacréet, en même temps, mise en scène d’un retrait du sacré, le point de fuite uniquerésultant du monothéisme, et son abaissement sur l’horizon de la descente deDieu sur la terre, c’est-à-dire de l’Incarnation. (À ce titre, l’expression « pointde fuite » est hautement significative ; car qui donc « s’enfuit » dans le sché-ma perspectif, qui donc se retire, si ce n’est le dieu lui-même, libérant par ceretrait un espace nouveau, profane, dont les générations futures vont faire peuà peu leur séjour ?) La perspective est de bout en bout une invention d’inspi-ration chrétienne.

Le problème des peintres du Quattrocento est le suivant : comment fairesentir au spectateur la divinité d’un homme que rien ne distingue de primeabord des autres hommes (hormis sa parole : mais justement un tableau ouune fresque sont par définition muets) ? Réponse : en ne travaillant plus sur lecontenu du tableau ou de la fresque mais sur l’espace même où s’inscrit lascène représentée – en inventant le grand schéma perspectif. Celui-ci est doncune réponse picturale au mystère de l’Incarnation. Mais sitôt cet espace conquis,l’homme profane commence presque tout de suite à y pénétrer. Et déjà, chez

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Piero Della Francesca, la scène de la flagellation est remisée à l’arrière-plan :elle n’est plus que l’alibi des personnages humains qui conversent tranquille-ment au premier et semblent se désintéresser du supplice du Christ. Il y a, enquelque sorte, usurpation par l’homme d’un espace qui à l’origine n’était pasfait pour lui. Cette usurpation commence dans la peinture avant de devenireffective dans la réalité quotidienne. C’est parce que le sacré se retire du mondeque l’homme européen peut en devenir « le maître et possesseur ». L’histoirede la Renaissance, des siècles classiques puis industriels avec leur corollaire, lacolonisation, n’est que le lent déploiement de ce processus : la conquête toutementale de l’espace terrestre par une représentation abstraite, mathématiquede celui-ci, mais qui devient peu à peu l’espace réel. Ce n’est donc pas d’abordpar une puissance supérieure ou une technique plus efficiente que l’Europes’approprie la planète, c’est grâce à une donne inédite sur l’espace : celle de laperspective. En forçant le trait, on pourrait dire : si Masaccio n’avait pas peintles fresques de la Chapelle Brancacci, Christophe Colomb n’aurait pas « dé-couvert » l’Amérique. (En réalité il ne « découvre » rien, il rend effective unereprésentation nouvelle du monde.)

Mais en quoi consiste réellement l’invention de la perspective ? En son es-sence la plus secrète, elle est un retournement du rôle de l’espace dans notreexpérience quotidienne. Avec le schéma perspectif du Quattrocento, c’est l’es-pace qui devient premier et ce n’est qu’ensuite que les choses viennent y prendreplace. Ceci est fondamental : à la notion de lieu se substitue celle d’emplace-ment. Les conséquences de cette révolution mentale sont immenses : elles per-mettent la mathématisation du monde en sa globalité, monde qui devientalors un univers. En particulier, c’est l’invention de Brunelleschi qui préparel’espace de la physique moderne où tous les lieux sont équivalents (et qui dèslors ne sont plus des « lieux », seulement des « points » parfaitement détermi-nés par des coordonnées). Pour l’homme d’avant la perspective, il y avaitd’abord les choses (une montagne, un temple, un fleuve…) et ce n’est qu’àpartir d’elles que quelque chose comme un « espace » pouvait se déployer. Leschoses étaient les lieux, et l’espace un intervalle. Pour l’homme de la perspec-tive, il n’y a plus qu’une structure abstraite qui régit le proche comme le loin-tain, et où tout peut entrer de manière indifférenciée. Dans cette querelle depréséance où la chose finit par céder le pas à l’espace qui la reçoit, celle-ci perdtoute singularité, devient « objet ». La grille mathématique que propose leschéma perspectif a modelé le monde moderne et bouleversé notre rapport aulieu (sans elle, par exemple, une liaison par autoroute ou un « voyage » inter-planétaire ne seraient pas concevables puisque pour effectuer de tels déplace-ments, il faut avoir commencé par entrer dans la catégorie mentale qu’ilsprésupposent).

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Pourtant, cette actualisation dans le quotidien de l’espace nouveau propo-sé par la perspective ne sera pas le fait des peintres toscans, qui, dans leurs ta-bleaux, donnent encore cet espace comme une pure construction esthétiqueet mentale, mais celui, deux siècles plus tard, des artistes de Hollande, zoneeuropéenne où la peinture, peut-être sous l’impulsion du protestantisme, s’estla première détachée de la sphère sacrée. C’est le cas par exemple d’un Ver-meer. Quel est son problème, à Delft, au e ? En tant que peintre, c’est-à-dire en tant qu’artiste avant tout producteur de beauté, il ne veut pas renoncerau schéma noble du Quattrocento, il sait très bien quel extraordinaire moyende magnification des scènes représentées il constitue. Mais en même temps,le genre de peinture qu’il s’est choisi (la représentation « réaliste » de scènes dela vie quotidienne) l’oblige à dissimuler l’origine sacrée et totalement abstrai-te de l’espace qu’il utilise. Contrairement à ses contemporains, Vermeer, peut-être du fait de son appartenance à la minorité catholique, n’a pas cette naïvetéde croire que l’espace perspectif est l’espace réel. Tandis que les « peintres degenre » ne voient dans le schéma inventé par le Quattrocento qu’un moyencommode pour représenter l’espace, Vermeer, lui, revient à son origine reli-gieuse, abstraite et picturale. Comment dès lors parvient-il à résoudre l’oppo-sition entre la quotidienneté de sa scène et le caractère sacré, mathématique,de l’espace où il la « plante » ? Tout simplement en bouchant le point de fuite ;et l’on remarquera que chez le Vermeer de la maturité le point de fuite n’estjamais matérialisé : un mur, une carte, un tableau ou une tenture s’interpo-sent toujours entre lui et nous. Par cet artifice, l’intérieur hollandais devientune sorte de boîte qui glisserait sur les rails du grand schéma perspectif ita-lien, lignes de fuite qui passent aussi par nous regardant le tableau dans lemusée. Avec Vermeer, la boucle est bouclée : le processus d’usurpation parl’homme d’un espace sacré est achevé, car non seulement ce n’est plus le Christqui est mis en scène par la perspective, seulement de banales ménagères ac-complissant leur tâche toute prosaïque (et en recevant quel prestige !), maisd’autre part nous sommes associés nous-mêmes (notre regard) à cette usurpa-tion. L’espace perspectif du tableau est devenu le nôtre : du moins avons-nousl’illusion que nous pouvons y pénétrer sans effort mental. Et en effet, il n’y ajamais de seuil chez Vermeer, nous sommes toujours de plain-pied avec la scènereprésentée, ce que les Italiens, parce que se plaçant dans un lieu symboliquede représentation, n’avaient pas à faire. Après Vermeer, la perspective, en tantque méditation picturale forte sur l’espace, peut disparaître de la peinture : elleest devenue l’espace réel.

Mais avec elle c’est aussi la peinture qui commence sa longue agonie. Pein-ture et perspective sont liées par un destin commun; cette illusion d’une pro-fondeur infinie que l’invention de Brunelleschi propose, profondeur quis’inaugure chez Giotto et que va codifier le Quattrocento, est inséparable de

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l’art pictural lui-même: elle appartient à son essence la plus secrète. Sitôt qu’el-le disparaît du tableau pour devenir la réalité du monde, le tableau ne peutque suivre cette chance et devenir à son tour le monde ; notre temps est entrétout entier dans le tableau. C’est ce qu’illustre une toile comme les Méninesoù l’espace réel devient celui de l’atelier de Vélasquez, celui de la profondeurperspective, tandis que c’est nous spectateurs qui, du même coup, évoluonsdans un espace illusoire. Il y a proprement, dans cette œuvre, retournementd’espaces et c’est ce retournement qui explique aussi la surprise des person-nages qui nous considèrent comme à travers la vitre d’un aquarium (sauf quec’est nous à présent qui, si l’on peut dire, sommes dans l’aquarium: en l’oc-currence dans le musée du Prado à Madrid). Les Ménines nous disent : « Noussommes le réel, l’espace réel, et vous êtes, vous, la représentation, l’espace illu-sionniste : la peinture. » Mais quelques années plus tard cette ultime sépara-tion entre les deux espaces s’abolira et nous serons physiquement conviés àpénétrer dans un autre atelier, celui de l’Art de la peinture de Vermeer, nonplus cette fois pour être peints mais pour peindre, pour prendre la place del’artiste à jamais inconnu qui nous tourne le dos et qui n’est qu’une coquevide. Chez Vélasquez nous étions encore sujets à peindre, avec Vermeer nousdevenons l’artiste. La peinture est pour lui ce lieu d’une vacuité où c’est au re-gard du spectateur de s’engouffrer pour finir le tableau. Là où les Ménines mar-quaient encore une séparation entre espaces réel et pictural (en les inversantseulement), l’Art de la peinture les identifie, les soude définitivement.

C’est une erreur de croire que la peinture a toujours existé et existera tou-jours. Elle a une date et un lieu de naissance, comme elle a une date et un lieud’achèvement. La peinture est ce mouvement historique et pictural qui com-mence à Giotto en Italie et finit avec Cézanne en France. Pour paraphraserHegel parlant du rapport entre pensée et philosophie, on pourrait dire que la« peinture n’est pas toute la peinture, mais au contraire une manière très par-ticulière de peindre ». Ainsi, Lascaux ou Pompéi, ce n’est pas de la peinture,ce qui ne veut nullement dire que c’est moins bon ou supérieur, seulementque c’est autre chose, et que regardant Lascaux ou Pompéi en croyant regar-der de la peinture, nous ne faisons qu’y projeter des catégories picturales néeset mortes en Europe entre 1300 et 1900, mais qui nourrissent encore ce quenous entendons lorsque nous prononçons le mot « peinture ». La chance deHegel c’est que pour penser la philosophie il dispose de deux termes, alors quepour dire ce qu’est la peinture nous n’en avons qu’un seul ; et c’est pour cetteraison que nous appelons peinture ce qui n’en est pas : Lascaux, Pompéi, etc.Mais c’est aussi pour cette raison qu’il est si facile d’oublier l’essence de la pein-ture, pour n’être, en nous vautrant dans l’illusion de représentation spatialequ’elle propose, que des « peintres de genre », autrement dit : des imagiers. Or,dans la peinture-qui-représente, l’essence de la peinture se niche justement

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dans ce qui résiste à la représentation. Ne plus faire que des « images » (c’est-à-dire souscrire sans retenue à l’espace illusionniste de la peinture) est l’oubli« classique » de l’essence de la peinture ; mais il en est un second, qu’on pour-rait qualifier de « moderne », et qui consiste à nier cette profondeur illusion-niste pour ne plus voir en un tableau qu’un plan. Dans la peinture-qui-ne-cherche-plus-à-représenter, l’essence de la peinture se niche dans ce qui ré-siste à la disparition de toute profondeur. Car la peinture est d’abord ce jeuentre une surface de couleurs qu’est le tableau-objet et la profondeur illusion-niste qu’il ouvre dans cette surface, et qui est le tableau « mental ».

(C’est pourquoi par exemple, la fausse naïveté des modernes découvranttout à coup qu’un tableau « c’est d’abord une surface de couleurs » est en par-tie infondée. Ce que nous voyons d’abord devant un Poussin ou un Vélasquezce n’est pas le plan, c’est la profondeur ; de même que, précisait Cézanne quis’y connaissait en la matière, « la nature pour nous, hommes, est plus en pro-fondeur qu’en surface ». Pour retrouver la seule « surface de couleurs », il nousfaut faire un effort mental, devenir un spectateur de tableau, voire un peintre.Mais si nous avons cette saisie immédiate de la profondeur picturale c’est peut-être que nous sommes des Européens, des Modernes, c’est-à-dire les tenantsd’une spatialité inventée par la perspective. Il n’est pas sûr que devant cesmêmes tableaux, l’homme de Lascaux aurait eu une réaction identique. Toutl’art moderne semble s’inscrire dans ce mouvement qui, partant de la profon-deur, revient au plan, comme tout l’art du Quattrocento épouse le trajet in-verse.)

Mais où trouvons-nous de la peinture ? Réponse : dans les tableaux. Lapeinture ce sont d’abord des tableaux. Pure banalité, semble-t-il ? Peut-être pastant que cela puisque tous les tableaux ne sont pas de la peinture – loin de là– et même les « vrais » tableaux sont en assez petit nombre : quelques centainestout au plus en six siècles, bien gardés dans des églises ou des musées, et queles foules contemporaines viennent visiter comme les foules médiévales défi-laient devant les reliques. Car si, dans un tableau, la peinture est cela qui ré-siste à l’image, à la croyance naïve à l’illusion picturale, à la pure représentation,cette illusion de représentation est cependant nécessaire pour qu’il y ait de lapeinture. Toute l’ambiguïté est là : le peintre doit ne pas croire et en mêmetemps croire à cette illusion : s’il lui lâche trop la bride il n’est qu’un imagier,mais s’il la retient trop il n’est qu’un « moderne ». Or cette illusion, et c’est lepoint fondamental pour approcher l’essence de la peinture, est d’abord illu-sion d’une profondeur, représentation d’une spatialité. C’est pour cela que dèsle tout début peinture et perspective ont partie liée : elles sont toutes les deuxméditations en acte sur l’espace, la peinture donnant la profondeur (cellequ’ouvre Giotto) et la perspective venant la codifier. Mais en même temps

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qu’il inaugure cette profondeur (qui est celle, nous l’avons vu, du dieu qui seretire), Giotto ne perd jamais de vue que sa fresque n’est qu’une surface : celledu sacré qui, lui, demeure présent – le plan où viennent en présence les choses.La peinture n’est que ce jeu entre une profondeur illusionniste qui est celle duprofane et un plan réel qui est celui du sacré : elle est cette duplicité, cette« profanation » par creusement du plan où le divin se manifestait. La peintu-re est profanation comme la perspective était usurpation.

Car tant que les dieux vivent parmi nous, il n’y a qu’un plan qui est celuidu sacré. Le Christ en majesté, terrible et effrayant, des fresques romanes illustrecette présence du divin parmi nous. Nulle profondeur : nous avons le « nezcollé » contre les choses, et celles-ci sont suffisamment ardentes et pleines pourque nous ne nous souciions pas de l’espace où elles apparaissent. La présenceest à son zénith, elle brûle et interdit, il est pour toujours midi. Pour que lesoir commence il faut que le divin entame son lent déclin : l’Occident despeintres (mais l’Occident n’est peut-être tout entier qu’une peinture, alors quepar exemple il n’est pas tout entier une poésie : il y a de la poésie en dehors del’Occident, il n’y a pas de peinture en dehors de lui) est l’histoire de ce déclin :il est bien le pays du soir.

Mais la profondeur picturale (perspective) n’a pas été inventée seulementpour signifier l’espace : elle a aussi rapport au temps, et plus particulièrementà celui de l’histoire humaine. Comme l’a fait remarquer Yves Bonnefoy dansl’Improbable, si le plan est le lieu de la forme, de l’essence, de l’intemporel (dusacré donc où même le geste rejoint un mouvement archétypal), la profon-deur illusionniste, parce qu’elle fait entrer le spectateur « dans la nuit du mondesensible », de la « matière », du « doute », nous entretient, elle, du temps. Ledieu qui se retire dans la perspective libère non seulement un espace mais aussiun temps profane. C’est parce que le sacré s’oblitère que peut commencerquelque chose comme de l’« histoire », qui n’est en fait qu’un temps investipar les hommes dont ils deviennent alors les acteurs. Tant que les dieux sontlà, il n’y a qu’une mythologie, une théogonie. Peinture et histoire sont doncétroitement liées, non pas seulement parce que la peinture représente des su-jets historiques (batailles, entrevues…) mais parce qu’elle commence avec l’his-toire, et plus exactement : parce qu’elle commence l’histoire. Histoire de lapeinture et histoire sont la même chose, mais cette coïncidence ne survientqu’en Occident, lieu unique où l’histoire, à partir de la Renaissance, devientréellement celle d’un sujet et où conjointement la peinture accède au statutd’un art majeur. Ceci expliquerait aussi l’absence d’une muse pour cet art : enGrèce l’art pictural, parce qu’il n’a pas vraiment conquis la profondeur, parcequ’il n’a pas la perspective, n’est pas un art majeur, c’est-à-dire une activité quiconduit l’histoire (ce rôle étant plutôt dévolu à la poésie : Hésiode, Homère,Pindare…). Il reste dans le domaine du décoratif. Il faudra attendre l’Europe,c’est-à-dire que les dieux soient partis, ou, ce qui revient au même, que le chris-

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tianisme l’ait emporté, pour qu’il accède à ce statut d’art dominant c’est-à-dire historial. La muse secrète, clandestine, de la peinture serait donc la musede l’histoire, mais cela n’est vrai que pour l’Occident : la peinture est cette dis-cipline picturale strictement européenne dont la muse est Clio et le dieu tu-télaire le Christ, en tant qu’il est par essence un « dieu qui se retire ». C’estpeut-être ce que Vermeer a pressenti lorsque, dans son tableau-manifeste censénous entretenir de l’« Art de la peinture », il choisit, entre toutes les muses, dereprésenter Clio.

Aussi la profondeur spatiale finit-elle par se doubler d’une profondeurtemporelle : le processus qui, à partir du Quattrocento, se met à creuser l’es-pace pictural creuse aussi le temps, mais en mode spatial. Ce phénomène de« spatialisation du temps » est précisément illustré par la Flagellation de Piero :les trois personnages du premier plan sont des contemporains du peintre (ony reconnaît en particulier le comte d’Urbino), tandis que l’arrière-plan repré-sente une scène du passé le plus lointain : le supplice du Christ. Nous noustrouvons donc en présence de deux sphères temporelles – l’une proche et pro-fane, l’autre lointaine et sacrée – clairement délimitées par les parties gaucheet droite du tableau que séparent une colonnade puis une large bande blancheoù empiète un des protagonistes (cet empiétement donnant unité à la toile).Mais ces deux sphères autonomes, c’est encore la perspective qui va les sou-der, en faisant qu’à un épisode temporellement lointain ne corresponde plusqu’une scène spatialement éloignée. De même que la perspective avait indif-férencié proche et lointain spatiaux, elle indifférencie proche et lointain tem-porels en les appréhendant sous l’horizon d’un unique comput universel : enfaisant du temps une dimension supplémentaire de l’espace. Dans la toile dePiero nous assistons à deux événements séparés par quinze siècles dans letemps et, environ, quinze mètres dans l’espace : le supplice du Christ et unentretien entre le comte d’Urbino et deux conseillers. La petite histoire nousapprend que ces « conseillers » sont en fait des émissaires du condottiere Ma-latesta venus pour comploter la perte du prince d’Urbino, d’où le parallèleavec la flagellation du Christ, les deux personnages entourant le comte étantassimilés aux tortionnaires du dieu. Grâce à la perspective, une scène rele-vant d’un passé lointain et sacré vient connoter, éclairer un épisode procheet profane. La perspective, invention picturale traitant de la représentationde l’espace, porte donc en germe aussi, quoique plus secrètement, une tem-poralité inédite.

Les âges classiques sont ce long après-midi du divin. Dans cette profon-deur nouvelle, nostalgique d’un âge d’or, qu’ouvre le retrait du dieu, dans cetéclairage plus tendre d’un soleil qui décline, la présence acquiert un statutinédit. Le soir change sens et figure : il fait passer une fraîcheur là où tout

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n’était qu’ardeur et dévoration, et cette fraîcheur est aussi la liberté d’un sujetqui risque un œil de l’autre côté du miroir, du tableau. Une toile commel’Orion aveugle à la poursuite du soleil de Poussin marque volontiers cet ins-tant où l’individu occidental entre dans le tableau, commence à explorer phy-siquement la contrée nouvelle qu’il lui ouvre. La profondeur picturale y estmaximale, l’homme européen est bien ce point de vue qui embrasse une im-mensité, qui comprend d’un seul trait le proche comme le lointain. Mais ilest en même temps ce géant frappé de cécité et poursuivant la clarté qui seretire du monde. En traversant le tableau, en pénétrant dans un espace quine lui était pas destiné, en souscrivant totalement à l’illusion qu’est la pers-pective, il a perdu la vue, c’est-à-dire la proximité aux choses, au simple. Il aoublié le plan où elles fleurissaient : il est devenu cet errant lancé à la recherched’un divin qui se dérobe devant ses pas. Et dans cette poursuite, il peut biens’approprier la terre jusqu’en ses confins les plus extrêmes : il en a perdu lecentre et la lumière.

* * *

Revenons à ce tableau capital pour la compréhension de notre sujet qu’estl’Art de la peinture de Vermeer. La toile exposée au musée de Vienne est plusqu’un chef-d’œuvre parmi d’autres. Elle excède toute sphère picturale ou es-thétique parce qu’elle est un moment de l’histoire de l’Occident : celui où,pour la première fois, se déploie le regard européen sur l’espace nouveau qu’avaitinventé deux siècles auparavant la perspective ; et celui de son appropriationpar le sujet moderne.

C’est l’œuvre majeure du peintre de Delft, le tableau dont il ne voulut ja-mais se séparer et le seul dont nous soyons sûrs du titre donné par Vermeer.C’est aussi la plus grande toile (120 cm x 100 cm) d’un artiste qui peignit sur-tout de petits formats. Qu’y voit-on? Un atelier de peintre avec celui-ci au tra-vail. Vêtu du costume bourguignon à crevés, il a commencé une toile dontnous discernons l’ébauche sur la surface blanche. Il nous tourne le dos pourfaire face à son modèle : une jeune fille censée incarner Clio, la muse de l’his-toire, dont elle affiche certains attributs – la couronne de lauriers de la Gloi-re, la trompette de la Renommée, le livre de Thucydide. À sa gauche : unecarte des Provinces Unies qui bouche pratiquement tout le mur ; à sa droite :une vive source lumineuse que dérobe une lourde tenture hollandaise. Devantelle : une table où sont rassemblés pêle-mêle d’autres attributs de l’histoire : unmasque mortuaire, des rouleaux manuscrits, etc., fouillis, « chaos » servantcomme toujours chez Vermeer à donner un point d’ancrage au regard et enmême temps à masquer la construction rigoureuse du tableau, de telle maniè-re que le spectateur puisse souscrire à l’illusion qu’il assiste à une scène de la

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vie quotidienne. Enfin, autre constante de l’œuvre vermeerienne, un sol car-relé qui permet à l’artiste de scander son espace tout en conduisant le regardlà où il doit aller – en l’occurrence au modèle du peintre – ici par cette lignede carreaux blancs qui finit aux pieds (invisibles) de la jeune fille.

Le motif de cette toile n’a rien d’original : les représentations d’atelier sontlégion à cette époque. Le seul détail étonnant c’est peut-être qu’il est impos-sible de deviner l’identité de l’artiste au travail, alors qu’en de telles situationsles peintres s’arrangeaient toujours pour se représenter de face ou de profil,parfois, comme chez Ter Borch, par l’artifice d’un miroir. La première ques-tion qui jaillit est donc : mais qui est ce peintre qui nous tourne le dos ? Ver-meer ? Un autre artiste ? L’emblème de tous les artistes ? Nous verrons que laréponse à cette interrogation, c’est le tableau en son entier qui va nous la four-nir. Mais pour cela il nous faut d’abord pénétrer dans l’atelier de ce peintremystérieux.

Cette toile est aussi appelée parfois l’Allégorie de la peinture. C’est d’évi-dence un contresens : il n’y a ici aucune allégorie, pas même une « allégorieréelle » au sens que Courbet donnait à cette expression. On comprend bienqu’on se trouve dans un atelier et que la jeune fille qui incarne Clio n’est qu’unmodèle qu’on a affublé pour la circonstance de cette grande cape bleue et deces objets qui semblent sortis tout droit d’une réserve de théâtre (le seul as-pect « allégorique » de cette scène venant à la rigueur de l’état de propreté etde luxe de la pièce représentée). Le vrai sujet, la véritable intention de Ver-meer est ailleurs : ils consistent en l’impression de mystère et de vacuité quinous envahit à mesure que notre regard s’imprègne du tableau. Cette sensa-tion qu’une énigme plane dans l’atelier est si forte, si prégnante qu’elle a faitdélirer nombre de commentateurs, allant chercher sous les moindres objetsqui peuplent cette pièce des symboles cryptés. C’est ainsi que, sans parlermême de ceux disposés sur la table ou qu’arbore le modèle, on a voulu voirdans la pliure verticale au centre de la carte le regret par Vermeer de la parti-tion de son pays, ou encore, dans l’aigle à deux têtes du lustre suspendu au-dessus de l’artiste, une évocation historique (l’aigle à deux têtes était l’emblèmede la Maison des Habsbourg qui dominèrent un temps les Pays-Bas). Certesle choix par Vermeer d’apposer au mur une carte de sa patrie dans un tableauoù est mise en scène la muse de l’histoire n’est pas gratuit : il associe en quelquesorte l’histoire et la géographie. Mais la carte est d’abord là pour boucher l’en-droit où le regard ne doit pas aller, à savoir le vaste mur qu’elle recouvre. Elleagit à la manière d’un panneau indicateur disant à l’œil de s’incurver légère-ment sur la gauche pour aller se ficher sur le modèle qu’il va saisir en mêmetemps que le triangle de mur délimité par la trompette, la tenture et le bordde la carte, ce petit pan éclairé fortement par une source lumineuse dont nous

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ne connaîtrons jamais l’origine puisque le rideau nous la dérobe. Et de mêmele lustre, au-delà de toute signification politique, agit d’abord à la manièred’un « repère cartésien » qui déploie, oriente et creuse l’espace du haut de lapièce.

L’étonnant dans ce tableau (comme dans tant d’autres de Vermeer) est quele climat d’énigme qui y règne n’est créé que plastiquement, sans rapport avecle contenu banal de la scène. La tonalité de mystère qui hante cette toile n’estlà que pour fasciner notre œil et lui enjoindre de pénétrer dans l’atelier. Nousverrons pour quelle raison précise tout à l’heure. Mais il nous faut d’abordcomprendre comment Vermeer a mis en place cette atmosphère.

Il l’a fait à l’aide de deux pôles de fascination qui sont respectivement lepeintre au travail qui nous tourne le dos et la source lumineuse dérobée parla tenture. Et c’est du jeu entre ces deux séquences que naît aussi l’impressionde vacuité qui hante la toile.

L’artiste au travail d’abord. Ce dos massif, strié de noir et de blanc, s’im-pose à notre saisie : il est plein champ, on ne peut pas le manquer. La ques-tion, nous l’avons vu, qui vient donc tout de suite à l’esprit est : qui est-il ?Rien dans la toile ne nous permet d’y répondre. Mais Vermeer, en même tempsqu’il nous dérobe à jamais son identité, nous donne picturalement le désir trèsfort de la connaître, de contourner cette chevelure pour découvrir le visagequ’elle dissimule. Il y a là, de la part de Vermeer, comme une perversité pic-turale: « Je te donne le désir de connaître ce que tu ne pourras jamais connaître. »Examinons un peu comment. Par cette large toque, d’abord, d’un noir inten-se qui, par contraste, met en évidence la matière cotonneuse de la cheveluredu peintre ; par le traitement « hyperréaliste », ensuite, de cette chevelure quinous fait appréhender physiquement cette tête, tandis que les stries blancheset noires du vêtement en crevés, en une sorte de procédé rhétorique, repren-nent et amplifient l’effet de chevelure. Dans le fait, enfin, que rien ne vients’opposer au mouvement de contournement par notre regard du personnage.En particulier, pour ne pas gêner ce contournement, Vermeer a intégré sub-tilement la main du peintre à l’espace illusionniste de la toile que son person-nage est en train d’exécuter. Il l’a de plus traitée en bulbe de telle manière quenotre œil l’effleure à peine, glisse sur elle. Cette main ne peint pas : elle est unepomme, et celle-ci, justement, se dissimule dans un feuillage : celui correspon-dant à la couronne de lauriers de Clio. Et en effet, puisque le tableau veut nousamener à désirer contempler le visage du peintre, il ne faut surtout pas nousmontrer une main peignant : Vermeer n’ignore pas quelle puissance de fasci-nation recèle un tel objet.

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Ainsi, par tous ces procédés, tous ces choix plastiques jamais faits au ha-sard, il permet à notre regard de faire le tour de ce volume vacant qu’est le per-sonnage en train de peindre, ombre chinoise dont on peut prendre la place,notre regard actif se substituant alors à celui de l’artiste. Et l’on comprend sou-dain pourquoi le tableau figuré est à l’état d’ébauche : c’est à nous de le conti-nuer mentalement, à nous de pénétrer dans l’atelier et de prendre la place del’artiste, puisqu’il ne peint pas, puisqu’il n’est qu’une coque vide. Le peintrereprésenté ici n’est donc ni Vermeer ni un autre artiste, mais nous-mêmes ap-pelés à « finir » le tableau ébauché.

Le deuxième pôle de fascination que Vermeer a placé dans sa toile est latrès vive source lumineuse dans le fond de la pièce et que dérobe une tentu-re. C’est elle qui fait si clair le triangle de mur à gauche du modèle. Qu’est-cedonc que cette source de lumière ? D’où provient-elle ? Sans aucun doute d’unefenêtre ou d’une lampe. Mais Vermeer a peint cette séquence d’une manièresi particulière, si outrée que nous ne nous résolvons pas à cette explication ba-nale. Plus notre regard fasciné s’enfonce dans le tableau et plus nous avonsl’impression que quelqu’un ou quelque chose de merveilleux se cache derriè-re ce rideau, être ou objet qui, bien qu’absent, gouverne secrètement la toile,y « brille par son absence ». Vermeer a compris que, puisque son peintre n’enétait pas un, il fallait bien donner un substitut au désir du spectateur – il fal-lait bien qu’à la « présence absente » de l’artiste au travail réponde « l’absenceprésente » de cette lumière dérobée. Et c’est du jeu entre ces deux pôles, à lafois opposés et complémentaires, que naît la tonalité de mystère et de vacui-té qui imprègne la toile et nous donne le désir de pénétrer dans l’atelier.

Mais comment la représentation de l’espace est-elle traitée dans ce ta-bleau ? Nous l’avons dit plus haut : Vermeer reprend à son compte (et trèssimplement) le grand schéma perspectif italien, à la différence près que, pourcacher son origine religieuse, il ne matérialise pas le point de fuite : celui-ci,qui doit se situer environ au niveau du pommeau de la carte, est caché par lemur. Par ce procédé la donne spatiale inventée par le Quattrocento apparaîtcomme l’espace réel de ce banal atelier : nous oublions sa totale artificialité.Mais dans ce tableau-ci, Vermeer va plus loin : il nous exhorte à y pénétrer, àen faire notre séjour. Nous avons vu comment : par ce jeu entre les deux pôlesde fascination ; et aussi par le fait que l’artiste a supprimé tout effet de seuil :il n’y a pas de frontière marquée entre l’espace de la pièce et celui où nousnous tenons (en particulier, pour que sa tenture au premier plan ne fasse pasobstacle à notre progression, il a outré le contraste entre celle-ci et la sourcelumineuse qu’elle dérobe : si ce contraste avait été moins fort, notre œil au-rait subconsciemment enregistré une sensation de limite entre espace pictu-ral et espace réel).

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L’Art de la peinture de Vermeer est un moment de ce qu’on pourrait appe-ler l’histoire de l’espace européen : il traduit le processus tout pratique par le-quel le regard occidental s’approprie une spatialité nouvelle inventée par laperspective. Et cette appropriation se fait dans et par la peinture. Ici, dans cetableau, Vermeer enjoint à notre regard de passer d’une contemplation à uneaction – et pratiquement de passer du statut de spectateur d’un tableau à celuidu peintre qui peint. Par l’artifice de cet artiste à la présence flottante, ambi-guë, nous sommes physiquement invités à entrer dans l’atelier, à prendre laplace de l’artiste sur son tabouret (puisqu’il n’en est pas un, puisqu’il ne peintpas) et à finir la toile ébauchée. L’Art de la peinture agit à la manière d’un appel :il est un vide qui nous exhorte à le combler et, dans ce mouvement, à nousapproprier l’espace nouveau qu’il propose. L’« art de la peinture », avant d’êtreun acte de représentation, est bien un acte de prise de possession par le sujetmoderne (incarné ici par l’artiste au travail) d’une spatialité inédite. La pein-ture européenne est cette pratique dont l’objet secret est la spatialité. Et ou-vrant à chaque fois à l’homme une spatialité nouvelle, elle fait l’histoire : ellela façonne en mode spatial. Dans le tableau de Vermeer, histoire de l’espaceet histoire de l’Europe avouent leur secrète communauté.

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TABLE DES MATIÈRES

PREMIÈRE PARTIE : ESPACE ET LIEU

1 – L’atelier de Vermeer (L’Europe et la perspective)...........................................2 – La question du séjour (Proche et lointain)....................................................3 – Le tombeau de Jérusalem (Orient et Occident)...........................................4 – La fenêtre de Hölderlin (Temps et poésie) ...................................................5 – L’arpenteur du divin (Centre et limite selon Kafka)..................................6 – Devant le palais de la loi (Être et étant) ........................................................7 – Figures de l’errance (I) (Errance et roman) .................................................8 – Figures de l’errance (II) (Errance et culpabilité) ........................................9 – Méridien de sang (Western et polar) ............................................................10 – Le passage au Nord-Ouest (Dérive et poésie) ..........................................11 – Il faut construire l’hacienda (Dérive et urbanisme) ...............................12 – Dans le labyrinthe (Joyce et le roman) .......................................................13 – Les ailes de Dédale (Psychique et spirituel) ..............................................14 – Hasards objectifs (Paradis et politique)................................................15 – Le pays des Rois Mages (Artaud et les Tarahumaras).............................16 – La remontée du fleuve (Civilisation et sauvagerie).................................17 – Robinson en son île (Temps et travail)......................................................18 – Le danger qui n’a pas commencé (Clôture et spiritualité)....................19 – Les villes closes (Intérieur et extérieur) ......................................................20 – L’habitation poétique (L’étoile et le nuage) ...............................................

DEUXIÈME PARTIE : TEMPS ET VÉRITÉ

21 – Dans les années profondes (Gouffre et vérité) ........................................22 – La fleur d’ivoire du temps (Opium et poésie) .........................................23 – L’absente de tous bouquets (Temps et parole) ........................................24 – L’archaïsme techniquement équipé (Kitsch et politique)......................25 – L’amour au temps du sitcom (Art et Kitsch)...........................................26 – Le temps désenchanté (Bêtise et bovarysme)...........................................

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27 – Soldat et jeune fille souriant (Amour et désir) ........................................28 – La cité au bord du gouffre (Temps et sexualité) .....................................29 – Saint Georges et le dragon (Plan et profondeur) ....................................30 – Le temps zappeur (Dispersion et concentration).....................................31 – Le bruit de cataracte du temps (Temps et spectacle) .............................32 – La leçon de Baudelaire (Poésie et morale) ................................................33 – La chambre double (Baudelaire et le temps)............................................34 – La méditation au bord du fleuve (Poésie et devenir) .............................35 – L’ère du non-événement (Mallarmé/James) .............................................36 – La leçon de Hammett (Temps et polar) ....................................................37 – Pas d’orchidées pour J.H. Chase (Europe et Amérique) ......................38 – Le voyageur imprudent (Temps et science-fiction)...............................39 – Un roman de science-fiction eucharistique (Vérité et réalité) .............40 – Proust et les essences (Début et commencement) ..................................41 – Albertine incarnée (Temps et jalousie)......................................................42 – Sodome et Jérusalem (Homosexualité et judaïsme) ..............................43 – De l’inconvénient d’être pauvre (Proust/Céline).....................................44 – L’art de Céline (Féeries et pamphlets)........................................................45 – Noli me tangere (Le crime et la faute).......................................................46 – N’ayez pas peur (Confiance et suspicion).................................................47 – Riches et pauvres (Temps et argent)...........................................................48 – Peinture et christianisme (Marie et Jean)..................................................49 – Le dieu qu’on peut photographier (Photographie et peinture) ..........50 – Rimbaud et la fin de la poésie (Vers et prose).........................................51 – La traversée de la littérature (Lautréamont et la poésie).......................52 – Les silences de Heidegger (Nazisme et communisme) ..........................53 – Une lecture de l’Apocalypse (Espace et temps) .......................................

TROISIÈME PARTIE : HISTOIRE ET PROFONDEUR

54 – Les chausses rouges du peintre (Main et pied) ........................................55 – Trois nuages au-dessus de la cité de Delft (Terre et ciel)......................56 – Les Régentes (Mère et fils)............................................................................57 – Le fils du ciel (Mesure et poésie) .................................................................58 – Le moment grec (Europe et Asie) ...............................................................59 – L’antre du cyclope (Dyonysisme et apollinisme) .....................................60 – Œdipe devenu peintre (Œil et pied) .........................................................61 – La survenue de l’évènement (Bonheur et malheur) ...............................62 – Le temps désorienté (Shakespeare et les Grecs)......................................63 – Le jeu historique (Pensée et action) ............................................................64 – Le moment juif (L’errance et séjour)..........................................................

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65 – Le moment chrétien (Athènes et Jérusalem) ...........................................66 – Le moment médiéval (Pape et empereur) .................................................67 – La fille aînée de l’Église (I) (Le roi et le prêtre) ......................................68 – La fille aînée de l’Église (II) (L’État et la nation)....................................69 – L’empire et le royaume (Allemagne/France)............................................70 – Figure du sans-figure (État et démocratie)................................................71 – L’ère du complot (Provocation et manipulation)....................................72 – La main absente de Vézelay (Art sacré/art profane) ..............................73 – Les royaumes d’Occident (Mystère et amour) ........................................74 – La nuit du trente août (Gouffre et amour)..............................................75 – Une réfutation de la perspective (Greco et la foudre) ...........................76 – Le chemin d’Emmaüs (Rembrandt et la lumière)..................................77 – La surexposition du sujet (Goya et l’histoire)..........................................78 – L’orage de l’histoire (Chateaubriand et la langue)..................................79 – La guerre du goût (Pompiers et modernes)..............................................80 – La chute de l’Europe (Guerre et paix) .......................................................81 – Le retournement des Béatitudes (Justice et sécurité)..............................82 – La naissance de l’art (Lascaux, Carnac) .....................................................83 – Dans la nuit des âges (L’homme et le singe)............................................84 – L’ouvert selon Rilke (Dedans et dehors)....................................................85 – La leçon de la Sainte-Victoire (Cézanne et la profondeur)..................

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L’Europe et la Profondeur

Plus qu’un traité de philosophie ou de théologie, L’Europe et la Profon-deur doit être lu comme un « roman philosophique » – une enquête quasi-policière à travers la peinture, la littérature, l’histoire et la géographie, pourrevenir à la source du destin de l’Occident. Celui-ci est pensé à partir de l’évè-nement cardinal du départ du Christ et de la détresse en laquelle il plongel’homme européen, cette détresse induisant notamment les catégories nou-velles d’espace et de temps qui régissent aujourd’hui le monde. Dans sa pre-mière partie (Espace et lieu), s’aidant d’une réflexion sur la perspective consi-dérée comme une méditation en actes autour de l’Incarnation, il est montrécomment l’espace moderne – c’est-à-dire celui où l’étendue prend le pas surle lieu – se met en place, espace libéré par le retrait du Christ, ce « dieu quise dérobe », et, en ce dérobement, déracine et désenchante.

Dans la deuxième partie (Temps et vérité) est étudié plus spécialement lephénomène dit de « la fuite des essences » pointé par Hölderlin dans l’hymnePatmos qui évoque justement le moment précédant le départ du Christ ; etcomment ce phénomène signe le temps moderne, torrentueux et brisé, à latonalité élégiaque. Enfin, dans la troisième partie (Histoire et Profondeur)apparaît véritablement le concept de Profondeur, car si espace et temps eux-mêmes changent, il faut bien qu’ils le fassent dans l’élément d’une dimen-sion plus originelle qu’eux ; et cette dimension – appelée ici Profondeur etqui se déploie dans l’histoire – est ouverte par le seul christianisme.

La « pensée la plus profonde » de l’ouvrage est que le christianisme agitdans l’histoire à la manière d’un nihilisme, ce qu’avait en son temps bien vuNietzsche, mais sans aller tout au bout de cette pensée, c’est-à-dire sans allerjusqu’au retournement de l’Apocalypse. Ce nihilisme est un destin et c’estpourquoi toutes les tentatives politico-historiques du e siècle pour l’enrayeront conduit ou conduiront à des catastrophes. La nostalgie d’une perma-nence qu’elles illustrent est à chaque fois, quoique sous des guises différen-tes, une apostasie du message christique. En ce sens, le commandement leplus absolu, et peut-être le seul, du christianisme est le Noli me tangere signi-fié à Marie-Madeleine par le Christ ressuscité, et qui exhorte l’individu à nepas retenir le divin quittant le monde, mais au contraire à s’engager sanscrainte dans la « profondeur sans étoiles » qu’ouvre ce départ.

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ISBN 978-2-86266-549-8

29€

www.loubatieres.fr

diffusion Dilisud – www.dilisud.fr

Illustration de couverture :Nicolas Poussin (1594-1665), Orion aveugle cherchant le Soleil,

1658, huile sur toile (119,1 x 182,9 cm), The Metropolitan Museum Of Art, Fletcher Fund,

1924 (24.45.1) Image © The Metropolitan Museum Of Art