le retour de la complexité

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FONCTIONSETR&EAUX:LAPOST-GiNOMIQUE Le retour de la * Professeur BmBri- te de biophysique a la faculte de mkdecine de Paris (Broussais-Hotel Dieu), kale des hautes Etudes en sciences sociales (EHESS), 54, bd Raspail, 75006 Paris, et Centre de recherche en biologie humaine, hBpital universitaire Hadassah, Jkrusalem. Israbl. E-mail : atIan@ ehess.fr Biofutur : La gknomique est souvent prtkentbe comme we rkvolution, par- fois comme une discipline rbductrice. Quelle est votre propre analyse ? Henri Atlan : II ne fait pas de doute que la gknomique est un outil fantas- tique. Elle permet des analyses de propriktks et de mkanismes biolo- giques au niveau cellulaire, ou mPme d’organismes entiers, qui auraient PtC impensables sans elle. En revanche, on fait certainement une erreur si l’on y voit la solution i tous les problkmes fondamentaux de la biologie. La bio- logic se caractkrise actuellement par un retard de la thkorie du fonctionne- ment du vivant par rapport B la tech- nique. Les techniques sent kblouis- santes et t&s puissantes, tandis que la biologie mokulaire n’a malheureu- sement trouvk pour conceptualiser, relier ensemble ses rksultats dans une thkorie cohkrente, que des m&a- phores linguistiques, communication- nelles et informatiques, telles que code, information gknktique, messa- ge, expression, programme, etc. Parmi ces mktaphores, celle du code posskde une validiti certaine, car le code gPnCtique, &cidC k la fin des annkes 1960, limit6 h une correspon- dance statique entre structures 1inCaires des ADN et des protknes, est une realitC et constitue de plus une loi d’invariance extraordinaire, probablement la seule chez tous les itres vivants (mCme s’il existe quelques exceptions mineures). Les autres commoditk de langage ont en revanche constituk une source de confusion, car on les a progressive- ment utilikes dans leur sens IittCral et non plus mktaphorique. Par exemple, la notion d’information a un sens technique dPfini par la thCorie de I’information de Claude Shannon, mais ce sens ne recouvre pas tout ce qu’un biologiste entend par li, comme le rappelait le biologiste Andre Lwoff dks 1960. En effet, selon la thPorie de Shannon, tlaborke dans les annCes 1940, I’information, qui circule entre un emetteur et un rkcepteur, est assimilable i un facteur quantifiable qui rCduit I’incertitude sur ce qu’elle dCsigne ; elle ne se prC- occupe ni de fonctionnalitk, ni de signification, et n’accorde aucun rGle fonctionnel au rkepteur. La biologie mokulaire s’est done kablie sur la base d’une terminologie empruntke i une thkorie qui se dCsintCresse de la valeur skmantique de l’information, alors que c’est justement la fonction, c’est-&dire la signification de I’infor- mation, IiCe j I’action du message sur son rkepteur, qui importe le plus. > La m6taphore du programme Autre exemple d’utilisation malen- contreuse d’une metaphore, tirke cette fois de I’informatique : I’image de programme, qui s’est rCvGe sans doute la plus skduisante, mais aussi la plus trompeuse car assortie d’un discours triomphaliste annonfant, entre autres, la gukison prochaine de certaines maladies. Cette image laisse penser qu’il y aurait, inscrit dans les ggnes, l’kquivalent d’un pro- gramme d’ordinateur. D’oti provient- elle done ? II existe une question tra- ditionnelle en biologie, celle de la finalitk du dkveloppement des orga- nismes : un embryon a effectivement I’air d’exkuter un programme orien- tP vers I’avenir, un programme de dkveloppement. Tout se passe comme si Ctait inscrite dans I’ceuf ini- tial la suite des CvCnements qui abou- tira i une fin, la formation de l’orga- nisme ad&e. Cette vision suggkre done un finalisme apparent : il semble qu’une s< cause finale bb, au sens aristotklicien du terme, explique le dkeloppement. La notion de programme s’est impo- s&e comme moyen de remplacer ce finalisme par un mtcanisme, grPce i la dkouverte de la structure de I’ADN et des processus de I’- expression )b des genes, dans les annPes 1950 et 1960. On dCcouvre alors que les mokules d’ADN ont une structure quaternaire, qui peut Etre rameke 1 une structure binaire, de la mcme fac;on que les pro- grammes d’ordinateur peuvent etre ramen& 1 des kquences binaires. Tout se passe comme si, j I’aide d’un trks mauvais syllogisme, on avait d&&k que les ADN ktaient strucn- rks et fonctionnaient comme des programmes d’ordinateur. On tenait, avec cette mttaphore, la clP de la finalitk apparente du dPvelop- pement biologique puisqu’un ordi- nateur posskde, lui aussi, une finali- ti apparente : il exkcute de faGon purement mkcanique un programme et a l’air d’gtre finalist, tendu vers un &at final defini j I’avance. De meme, la finalit apparente des organismes vivants ne serait que I’exCcution d’un programme inscrit dans la skquence des acides nuckiques. Quant 1 la question : si le program- me d’ordinateur est Pcrit par un pro- grammeur, qui a Ccrit le programme de I’ADN ? La rkponse est tombke tout de suite : la klection naturelle. Ainsi d?s la fin des an&es 1960, la biologie pouvait donner l’impression de s’kre dotee d’une thkorie explica- tive, alors qu’il ne s’agissait que d’une mkaphore, celle d’un pro- gramme &rit avec l‘information des lettres de I’ADN, et silectionni par le processus central de la theorie darwi- nienne de l’kvolution. Biofutur. Ces mttaphores ant cepew dant e’tP ophatoires, dorzc Ales pour progresser S En effet, ces metaphores ont PtP effi- caces pour la biologie expirimenta- le : il Ctait possible de dire avec des mots ce que I’on recherchait. C’est probablement pour cela que peu de personnes se sont prkoccupkes de la 56 BIOFUTUR 206 l Dkembre 2000

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Page 1: Le retour de la complexité

FONCTIONSETR&EAUX:LAPOST-GiNOMIQUE

Le retour de la

* Professeur BmBri- te de biophysique a la faculte de mkdecine de Paris (Broussais-Hotel Dieu), kale des hautes Etudes en sciences sociales (EHESS), 54, bd Raspail, 75006 Paris, et Centre de recherche en biologie humaine, hBpital universitaire Hadassah, Jkrusalem. Israbl. E-mail : atIan@ ehess.fr

Biofutur : La gknomique est souvent

prtkentbe comme we rkvolution, par-

fois comme une discipline rbductrice.

Quelle est votre propre analyse ?

Henri Atlan : II ne fait pas de doute que la gknomique est un outil fantas- tique. Elle permet des analyses de propriktks et de mkanismes biolo- giques au niveau cellulaire, ou mPme d’organismes entiers, qui auraient PtC impensables sans elle. En revanche, on fait certainement une erreur si l’on y voit la solution i tous les problkmes fondamentaux de la biologie. La bio- logic se caractkrise actuellement par un retard de la thkorie du fonctionne- ment du vivant par rapport B la tech- nique. Les techniques sent kblouis- santes et t&s puissantes, tandis que la biologie mokulaire n’a malheureu- sement trouvk pour conceptualiser, relier ensemble ses rksultats dans une thkorie cohkrente, que des m&a- phores linguistiques, communication- nelles et informatiques, telles que code, information gknktique, messa- ge, expression, programme, etc. Parmi ces mktaphores, celle du code posskde une validiti certaine, car le code gPnCtique, &cidC k la fin des annkes 1960, limit6 h une correspon- dance statique entre structures 1inCaires des ADN et des protknes, est une realitC et constitue de plus une loi d’invariance extraordinaire, probablement la seule chez tous les itres vivants (mCme s’il existe quelques exceptions mineures). Les autres commoditk de langage ont en revanche constituk une source de confusion, car on les a progressive- ment utilikes dans leur sens IittCral et non plus mktaphorique. Par exemple, la notion d’information a un sens technique dPfini par la thCorie de I’information de Claude Shannon, mais ce sens ne recouvre pas tout ce qu’un biologiste entend par li, comme le rappelait le biologiste Andre Lwoff dks 1960. En effet, selon la thPorie de Shannon, tlaborke

dans les annCes 1940, I’information,

qui circule entre un emetteur et un rkcepteur, est assimilable i un facteur quantifiable qui rCduit I’incertitude sur ce qu’elle dCsigne ; elle ne se prC- occupe ni de fonctionnalitk, ni de signification, et n’accorde aucun rGle fonctionnel au rkepteur. La biologie mokulaire s’est done kablie sur la base d’une terminologie empruntke i une thkorie qui se dCsintCresse de la valeur skmantique de l’information,

alors que c’est justement la fonction, c’est-&dire la signification de I’infor- mation, IiCe j I’action du message sur son rkepteur, qui importe le plus.

> La m6taphore du programme

Autre exemple d’utilisation malen- contreuse d’une metaphore, tirke cette fois de I’informatique : I’image de programme, qui s’est rCvGe sans doute la plus skduisante, mais aussi la plus trompeuse car assortie d’un discours triomphaliste annonfant, entre autres, la gukison prochaine de certaines maladies. Cette image laisse penser qu’il y aurait, inscrit dans les ggnes, l’kquivalent d’un pro- gramme d’ordinateur. D’oti provient- elle done ? II existe une question tra- ditionnelle en biologie, celle de la finalitk du dkveloppement des orga- nismes : un embryon a effectivement I’air d’exkuter un programme orien- tP vers I’avenir, un programme de dkveloppement. Tout se passe comme si Ctait inscrite dans I’ceuf ini- tial la suite des CvCnements qui abou- tira i une fin, la formation de l’orga- nisme ad&e. Cette vision suggkre done un finalisme apparent : il semble qu’une s< cause finale bb, au sens aristotklicien du terme, explique le dkeloppement. La notion de programme s’est impo- s&e comme moyen de remplacer ce finalisme par un mtcanisme, grPce i la dkouverte de la structure de

I’ADN et des processus de I’- expression )b des genes, dans les annPes 1950 et 1960. On dCcouvre alors que les mokules d’ADN ont une structure quaternaire, qui peut Etre rameke 1 une structure binaire, de la mcme fac;on que les pro- grammes d’ordinateur peuvent etre ramen& 1 des kquences binaires. Tout se passe comme si, j I’aide d’un trks mauvais syllogisme, on avait d&&k que les ADN ktaient strucn- rks et fonctionnaient comme des

programmes d’ordinateur. On tenait, avec cette mttaphore, la clP de la finalitk apparente du dPvelop- pement biologique puisqu’un ordi- nateur posskde, lui aussi, une finali- ti apparente : il exkcute de faGon purement mkcanique un programme et a l’air d’gtre finalist, tendu vers un &at final defini j I’avance. De meme, la finalit apparente des organismes vivants ne serait que I’exCcution d’un programme inscrit dans la skquence des acides nuckiques. Quant 1 la question : si le program- me d’ordinateur est Pcrit par un pro- grammeur, qui a Ccrit le programme de I’ADN ? La rkponse est tombke tout de suite : la klection naturelle. Ainsi d?s la fin des an&es 1960, la biologie pouvait donner l’impression de s’kre dotee d’une thkorie explica- tive, alors qu’il ne s’agissait que d’une mkaphore, celle d’un pro- gramme &rit avec l‘information des

lettres de I’ADN, et silectionni par le processus central de la theorie darwi- nienne de l’kvolution.

Biofutur. Ces mttaphores ant cepew

dant e’tP ophatoires, dorzc Ales

pour progresser S

En effet, ces metaphores ont PtP effi- caces pour la biologie expirimenta- le : il Ctait possible de dire avec des mots ce que I’on recherchait. C’est probablement pour cela que peu de personnes se sont prkoccupkes de la

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pertinence des metaphores de I’in- formation et du programme. Mais un autre saut incroyable a PtC accompli lorsqu’il a fallu repondre a la question plus que centenaire de l’embryologie. La reponse de la genetique moleculaire est tombee aussitot : le programme de develop- pement n’est pas autre chose que le programme genetique ; inscrites

dans les genes, h la facon d’un pro- gramme d’ordinateur, se trouvent des instructions qui determinent comment les cellules vont se diviser et se differencier pour donner les dif- ferents organes de l’adulte. Para- doxalement, la decouverte, avec l’operon lactose, des genes regula- teurs par Jacques Monod et Franfois Jacob, c’est-a-dire de genes qui regu- lent l’expression d’autres genes, a renforce cette idee reductrice. Plus encore, elle a eu l’air d’itre confir- mee par la mise en evidence, chez la drosophile, des genes homiobox, qui regissent l’expression de toute une serie d’autres genes et dont la mutation aboutit a des catastrophes dans,le developpement embryonnai- re. En rtalite, l’existence de genes rigulateurs ne faisait que rendre la question du developpement plus obscure, surtout quand on realise que ces genes sont souvent similaires dans des especes differentes. Le bio- logiste suisse Walter Gehring, I’un des decouvreurs des genes homeo- box, se demandait lui-mime : * comment les regulateurs sont-ifs regules ? ss et proposait l’implication de facteurs cytoplasmiques, done epigenetiques, non contenus dans le sc programme genetique )), dans la determination de ec l’information de position a).

Biofutur : Avec le passczge de la g&o-

mique 2 la post-ge’nomique, n’est-on

pas en traivz de sortir de cette pe’rio-

de du CC tout ge’ne’tique j> pour allev,

ou revenir, ri une cor2ception plus

globule de la cellule i

Certainement, mais le dogme du pro- gramme avait en fait commence a exploser en 1997, a la suite du clona- ge de la brebis Dolly. Ce succts est apparu comme un dimenti catego- rique a l’idte que le developpement serait programme une fois pour toutes dans le genome. On expliquait jus- qu’alors que le programme genetique interdisait tout retour en arriere. Or voili que Dolly montre que 1e noyau peut etre reprogramme par des fac- teurs cytoplasmiques de l’ovule - eux- memes codes par le genome maternel, mais non pas (( programmes U.

> La rholution par le prion

Dolly Ctait done un premier facteur de revolution conceptuelle. La maladie de la vache folle en a fourni un deuxieme. I1 a fall” plus de 10 ans et cette Cpidemie pour que soit acceptee l’hypothese de Stanley Prusiner expli- quant que l’agent pathogene est en fait une prottine ma1 conformee, le

prion, n’impliquant aucun acide nucleique. Pour la theorie finaliste du programme genetique, une telle expli- cation etait totalement heretique, puisque contrevenant H ce syllogisme admirable : l’agent de la maladie est infectieux ; un agent infectieux est toujours un organisme vivant, done possedant un acide nucleique ; l’agent infectieux comporte done forcement un acide nucleique. Or pour tout biochimiste, l’idee qu’une proteine

puisse ttre pathogene est triviale ; en

changeant de conformation, elle change radicalement ses proprittes physico-chimiques. Et si ce change- ment se produit de facon autocataly- tique, on a l’equivalent d’une multi- plication par replication. Ainsi, on comprend que la revolution ne reside pas tant dans le sequencage du genome humain, mais dans le com- mencement de Ike post-genomique. On s’apercoit, comme cela arrive sou- vent dans l’histoire des sciences, que I’utilisation intensive du paradigme dominant - ici celui du programme genetique - se retourne en fait contre le paradigme en question. On decouvre que les memcs genes se retrouvent dans des especes differentes avec des fonctions differentes. Le meme gene peut se trouver dam le meme organis- me avec des roles dlfferents suivant le type de cellule et le stade de develop- pement. Autrement dit, la genetique doit tenir compte de l’environnement intracellulalre des genes, c’est-i-dire des autres genes mais aussi des pro teines et d’autres molecules plus ,c banales )). Du point de we dyna-

mique, ce sont les interactions des pro- teines, qui dependent elles-mimes de leur environnement physico-chimique (pH, potentiel d‘oxydo-reduction, etc.), qui determinent la fonctionnalite des genes. Et l’on redecouvre ce qui avait Ptt oublie pendant pres de 3 decennies : les proprietis d’une protei- ne ne sont pas totalement codees dans la structure des genes. Sa structure tri- dimensionnelle ne peut pas se deduire facilement de sa structure lineaire, car elle depend de I’environnement physico-chimique et des interactions avec d’autres molecules. Avec la proteomique, la biologie revient done aujourd’hui a la biochimie des prodines. Elle doit s’orienter vers la modelisation des sysdmes d’interac- tions et entrer dam une nouvelle et-e, celle de la complexite. George Klein, grand immunologiste suidois, le souli- gnait : cc Maintenant, nocis devons non

sezhlement zkre (live) auec la complexi-

td, mais awzer (love) la complexit )a.

Fait amusant, ce sont les acteurs qui tenaient les premiers roles de la geno- mique qui pronent maintenant l’entree dans cette nouvelle ere, en presentant comme une continuiti ce qui est en fait une rupture conceptuelle, lice a l’aban- don du concept de programme gene- tique, au moins sous sa forme simpliste d’un programme lineaire tout entier icrit dans les sequences nucleotidiques des ADN.

Propos recueillis par Yann Esnault

et Jean-Jacques Perrier

BIOFUTUR 206 l Decembre 2000 57

l H. Atlan (1999) La fin

du tout g&&ique, lnra

Editions, Versailles,

96 p.

l E. Fox Keller (1999)

Le rble des mbtaphores

dans /es progrks de

/a biologic. lnstitut

d’ldition Sanofi-

SynthBlabo, 168 p.

- E. Fox Keller (2000)

The century of the

Gene, Harvard Univer-

sity Press, 192 p.

l J.J. Kupiec, P. Sonigo

(2000) Ni Dieu. ni

gene. Seuil, 238 p.

- N. Kikyo. A.P. Wolffe

(2000) Biofutur 203,

36-39.