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Tous droits réservés © Tangence, 2002 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 27 fév. 2020 21:19 Tangence Tous les noms de Saramago : la complexité des archives ou les archives de la complexité Saramago’s All the Names: the Complexity of Archives or the Archives of Complexity Carolina Ferrer La science des écrivains Numéro 70, automne 2002 URI : https://id.erudit.org/iderudit/008484ar DOI : https://doi.org/10.7202/008484ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Tangence ISSN 0226-9554 (imprimé) 1710-0305 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Ferrer, C. (2002). Tous les noms de Saramago : la complexité des archives ou les archives de la complexité. Tangence, (70), 31–51. https://doi.org/10.7202/008484ar Résumé de l'article Cette étude propose d’examiner comment la théorie de la complexité traverse le roman de Saramago, qui résulte d’un fertile croisement entre science et littérature, non seulement du point de vue du contenu mais aussi quant à la technique narrative employée par l’auteur. L’article identifie les divers systèmes qui jalonnent le texte, les agents qui y participent, leurs modes d’interaction et leurs modèles internes. Finalement, il apprécie comment le « bruit », qui s’introduit à la suite de maintes transgressions des règles prévalant dans ces systèmes, met en branle une dynamique non linéaire qui conduit le roman à un dénouement tout à fait insoupçonné.

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Tous droits réservés © Tangence, 2002 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des servicesd’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vouspouvez consulter en ligne.

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Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche.

https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 27 fév. 2020 21:19

Tangence

Tous les noms de Saramago : la complexité des archives ou les archivesde la complexitéSaramago’s All the Names: the Complexity of Archives or the Archivesof Complexity

Carolina Ferrer

La science des écrivainsNuméro 70, automne 2002

URI : https://id.erudit.org/iderudit/008484arDOI : https://doi.org/10.7202/008484ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

Tangence

ISSN

0226-9554 (imprimé)1710-0305 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Ferrer, C. (2002). Tous les noms de Saramago : la complexité des archives ou lesarchives de la complexité. Tangence, (70), 31–51. https://doi.org/10.7202/008484ar

Résumé de l'article

Cette étude propose d’examiner comment la théorie de la complexité traverse leroman de Saramago, qui résulte d’un fertile croisement entre science et littérature,non seulement du point de vue du contenu mais aussi quant à la technique narrativeemployée par l’auteur. L’article identifie les divers systèmes qui jalonnent le texte, lesagents qui y participent, leurs modes d’interaction et leurs modèles internes.Finalement, il apprécie comment le « bruit », qui s’introduit à la suite de maintestransgressions des règles prévalant dans ces systèmes, met en branle une dynamiquenon linéaire qui conduit le roman à un dénouement tout à fait insoupçonné.

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Tous les noms de Saramago :la complexité des archives ou les archives de la complexitéCarolina Ferrer, Université du Québec à Montréal

Cette étude propose d’examiner comment la théorie de la com-plexité traverse le roman de Saramago, qui résulte d’un fertile croi-sement entre science et littérature, non seulement du point de vuedu contenu mais aussi quant à la technique narrative employée parl’auteur. L’article identifie les divers systèmes qui jalonnent le texte,les agents qui y participent, leurs modes d’interaction et leursmodèles internes. Finalement, il apprécie comment le «bruit », quis’introduit à la suite de maintes transgressions des règles prévalantdans ces systèmes, met en branle une dynamique non linéaire quiconduit le roman à un dénouement tout à fait insoupçonné.

Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature en1998, José Saramago 1 raconte comment les personnages de seslivres devinrent les maîtres et l’auteur, l’apprenti. « Alors […] l’ap-prenti commença à écrire la plus simple de toutes les histoires : unepersonne en cherche une autre, car elle s’est rendu compte que lavie n’a rien de plus important à demander à un être humain. Lelivre s’appelle Tous les noms. Non écrits, tous nos noms y sont. Lesnoms des vivants et les noms des morts 2 ».

Chercher une personne est justement ce que monsieur José, lepersonnage du dernier roman de Saramago 3, n’avait jamais fait.

1. José Saramago est né à Azinhaga au Portugal le 16 novembre 1922. Écrivainextrêmement prolifique, il a publié poèmes, pièces de théâtre, nouvelles, chro-niques, journaux et romans.

2. José Saramago, « Nobel Lecture — Literature 1998. How characters became themasters and the author their apprentice », Nobel e-Museum : « Then the appren-tice […] started writing the simplest of all stories : one person is looking for ano-ther, because he has realized that life has nothing more important to demandfrom a human being. The book is called All the Names. Unwritten, all our namesare there. The names of the living and the names of the dead ». (Je traduis.)

3. José Saramago, Tous les noms, trad. du portugais par Geneviève Leibrich,Paris, Seuil, 1999, 271 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront

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Employé du Conservatoire depuis vingt-cinq ans, célibataire, il n’ani ami ni famille. Il habite dans un immeuble adossé à l’édifice oùil travaille. Sa seule distraction est sa collection personnelle d’archi-ves de célébrités, qu’il construit en découpant des journaux. Unjour, il décide de compléter ses dossiers en y incluant une copie ducertificat de naissance de chaque personne, tiré des archives offi-cielles. Pour se les procurer, il ouvre la porte longtemps verrouilléequi sépare son logement de son lieu de travail. Ce faisant, il fran-chit sans permission le seuil d’un système ordonné, régi par desrègles strictes et rigides. De retour chez lui, parmi plusieurs certifi-cats de célébrités, monsieur José trouve le dossier, introduit parmégarde, d’une personne ne jouissant d’aucun renom. L’intrusiondu certificat de cette inconnue déchaîne une suite imprévisibled’événements qui bouleversent non seulement la platitude de sonexistence, jusqu’alors réglée par le Conservatoire, mais aussi et sur-tout la façon dont il concevait la vie, la mort et la mémoire.

Attiré de façon incompréhensible par le certificat de naissancede l’inconnue, monsieur José consacre toute son énergie à la recher-cher. Dans sa quête, le préposé commet maintes transgressions : ilsoustrait du matériel de l’État civil, falsifie des documents, mène uneenquête illégale au nom du Conservatoire, se faufile dans une écoletel un voleur, le tout en risquant son poste et même sa vie.

Au fil du récit, nous sommes témoins du périple de monsieurJosé à la recherche de cette femme, de l’inquiétude morale que sus-cite son désir de transgresser ses propres valeurs et celles de sonentourage, de ses craintes d’être découvert. La recherche que mènele préposé, s’ajoutant à d’autres faits apparemment dérisoires,déclenche au sein du Conservatoire une dynamique qu’il aurait étéabsolument impossible de prédire. Les archives, imprégnées d’unetradition profondément hostile à toute innovation technologique,sont censées maintenir un registre fidèle des principaux faits rela-tifs à la vie des citoyens, tels que la naissance, le mariage, le divorceet la mort. L’État civil se veut un système qui simule à la perfectionla société, et les lois qui le régissent sont strictes et immuables.Mais voici qu’elles sont ébranlées par certains agents et, notam-ment, par les activités inhabituelles de monsieur José.

Dès le début du roman, le narrateur introduit l’idée de com-plexité lorsqu’il observe que, « pour ne pas perdre le fil dans une

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indiquées par le sigle TN, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans lecorps du texte. Le roman a paru en langue originale en 1997.

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affaire aussi complexe, il faut commencer par préciser où sont ins-tallés les archives et les fichiers, et comment ils fonctionnent » (TN,p. 13). Ensuite, une fois décrit le fonctionnement du Conserva-toire, la narration porte sur la recherche de cette femme inconnue,recherche au cours de laquelle monsieur José traverse les frontièresde divers systèmes. Ces infractions déclenchent des instabilités quifinissent par dévoiler des aspects de la réalité d’une richesseinsoupçonnée, en même temps qu’apparaît la capacité de nouvel-les formes d’organisation à surgir. Le résultat des différentesdémarches entreprises par le célibataire fait en sorte que sa vie,ainsi que tout le fonctionnement du Conservatoire, se trouventbouleversés. De ce point de vue, tout cela se passe comme si ceroman évoquait et convoquait sans cesse la théorie de la com-plexité qui, suivant George A. Cowan, « fait référence à des systè-mes composés de plusieurs parties différentes qui, par un proces-sus assez mystérieux d’auto-organisation, deviennent plusordonnés et plus informés 4 ». De fait, notre hypothèse est que,dans Tous les noms, Saramago aurait procédé à une appropriationesthétique de cette théorie, ce que nous proposons de mettre enévidence dans cette étude.

Mais qu’est-ce que cette théorie ? D’origine très récente, elleest liée au développement de plusieurs domaines de recherche, telsque la biologie, la théorie de l’information, la chimie, l’économie,l’anthropologie, la sociologie, la théorie cognitive et la psychologie.Son objet d’étude n’appartient pas à une discipline, mais à plu-sieurs, comme l’indique à juste titre Mitchell M. Waldrop :

un système […] est complexe, dans le sens où beaucoup d’agentsindépendants interagissent les uns avec les autres de maintesfaçons. Pensez aux quadrillions de protides, lipides et acidesnucléiques qui composent une cellule vivante, ou aux milliardsde neurones interconnectés qui constituent le cerveau, ou auxmillions d’individus interdépendants qui constituent une sociétéhumaine 5.

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4. George A. Cowan, « Conference Opening Remarks », dans George A. Cowan,David Pines et David Metzler (dir.), Complexity. Metaphors, Models, and Rea-lity [1994], Cambridge, Perseus, 1999, p. 1. « As used here, the word [com-plexity] refers to systems with many different parts which, by a rather myste-rious process of self-organization, become more ordered and moreinformed ». (Je traduis.)

5. Mitchell M. Waldrop, Complexity. The Emerging Science at the Edge of Orderand Chaos, New York, Simon & Schuster, 1992. p. 11 : « a system […] is com-plex, in the sense that a great many independent agents are interacting with

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La théorie de la complexité compte plusieurs chercheurs quise consacrent à son étude. En Europe, les principaux noms quil’ont illustrée sont ceux d’Henri Atlan 6, Edgar Morin, Jean-PierreDupuy 7 et Ilya Prigogine. Aux États-Unis, on retrouve le Santa FeInstitute, centre exclusivement voué à la théorie de la complexité.George Cowan, John Holland, Murray Gell-Mann et Stuart Kauff-man sont quelques-uns des théoriciens nord-américains qui sesont le plus impliqués dans le développement de ce champ derecherche. En ce qui concerne les liens entre théorie de la com-plexité et littérature, il faut souligner les études parues dans lapublication du Centre de recherche sur la littérature et la cognitionde l’Université de Paris VIII : Théorie-Littérature-Enseignement 8.Noëlle Batt y signale « l’utilisation des notions de bruit et de «com-plexité par le bruit» empruntées aux théories de l’information »dont font état les ouvrages d’Umberto Eco et de Iouri Lotman 9.Du point de vue plutôt interprétatif, on soulignera enfin le travailde Deborah Hesse sur l’œuvre de Maurice Blanchot 10. Notre entre-prise sera plus modeste, puisqu’elle vise essentiellement à repérerles occurrences de la théorie de la complexité dans le roman deSaramago, de manière à identifier successivement les différentsagents participant à cette histoire, les sous-systèmes qu’ils forment,leurs modes d’interaction et leurs fonctionnements internes. Enfin,nous chercherons à appréhender le surgissement d’une organisa-tion tout à fait nouvelle à partir du parcours imprévisible que sui-vent les événements.

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each other in a great many ways. Think of the quadrillions of chemically reac-ting proteins, lipids, and nucleic acids that make up a living cell, or thebillions of interconnected neurons that make up the brain, or the millions ofmutually interdependent individuals who make up a human society ». (Je tra-duis.)

6. Voir, en particulier, le volume sous la direction de Françoise Fogelman Soulié,Les théories de la complexité. Autour de l’œuvre d’Henri Atlan, Paris, Seuil,1991.

7. Voir notamment le livre de Jean-Pierre Dupuy, Ordres et désordres. Enquêtesur un nouveau paradigme, Paris, Seuil, 1982.

8. Voir, en particulier, l’article de Noëlle Batt, « Cognition, littérature et com-plexité », dans Théorie-Littérature-Enseignement (TLE), Saint-Denis, no 8 (Lit-térature et connaissance), 1990, p. 125-140, et le numéro consacré à ce sujet :TLE, nº 15 (Pratiques de la complexité), 1997, sous la direction d’Yves Abriouxet Noëlle Batt.

9. Noëlle Batt, « Cognition, littérature et complexité », art. cité, p. 125.10. Deborah Hesse, Complexity in Maurice Blanchot’s Fiction. Relations Between

Science and Literature, New York, Peter Lang, 1999.

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A. L’observateur

L’étude du rôle de l’observateur des événements constitue unélément central de l’analyse des systèmes complexes. Dans le casparticulier de Tous les noms, on s’apercevra ainsi du rôle essentielque jouent deux observateurs : monsieur José et le directeur, cha-cun d’eux formant à son tour, comme on le verra, un systèmecomplexe.

Le premier observateur à considérer est le préposé aux écri-tures, personnage sur lequel se trouve focalisé le narrateur omnis-cient du roman. Cette technique narrative n’a en soi rien de singu-lier, à cela près que, sans avis préalable, la narration se confondavec la voix intérieure de monsieur José lui-même. Par ce procédé,l’auteur nous introduit dans les replis et les mouvements capri-cieux et non linéaires de la conscience du personnage. C’est ainsique nous accédons à la perspective interne des processus de per-ception, sélection, modification et re-élaboration des événementsqui ont lieu au sein de cette conscience intime, par exemple, lors-que le préposé écrit son compte rendu :

Le moment était venu de coucher noir sur blanc le déroulementde ses recherches, ses rencontres, ses conversations, sesréflexions, les plans et les tactiques d’une enquête qui s’annon-çait complexe. Les démarches d’une personne à la recherched’une autre personne, pensa-t-il, et en fait, bien que l’enquête enfût encore à ses débuts, il avait beaucoup à raconter […]. (TN,p. 74)

D’ailleurs, le célibataire consacre une part importante de sontemps à dialoguer avec lui-même : « Et après, Je ne sais pas, il meviendra bien une idée, Tu pourrais résoudre la question à l’instantmême, Comment […] » (TN, p. 81) ; ou à s’entretenir avec le pla-fond qui lui déclare : « Je crois t’avoir dit un jour que les plafondsdes maisons sont l’œil multiple de Dieu […] » (TN, p. 240) 11.

Dans d’autres occasions, le discours interroge le processuscognitif lui-même, par instants assez trouble : « Il poursuivait dansle labyrinthe confus de sa tête vidée de métaphysique le fil des rai-sons qui l’avaient poussé à recopier la fiche de la femme inconnueet il n’en trouvait pas une seule qui eût pu déterminer consciem-ment cet acte inopiné. » (TN, p. 38) Nous avons même droit à des

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11. Il faut remarquer que, dans tous ces dialogues, la virgule suivie d’une majus-cule indique un changement de voix discursive.

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représentations de la pensée qui confèrent à celle-ci une dimensionpresque physique : « […] le sens est incapable de rester tranquille,il fourmille de sens seconds, tiers et quarts, aux directions irradian-tes qui se divisent et subdivisent à perte de vue en rameaux etramilles, le sens de chaque mot ressemble à une étoile qui projettedes marées vives dans tout l’espace, des vents cosmiques, des per-turbations magnétiques, des malheurs » (TN, p. 131).

Ces modalités de narration, qui nous ouvrent un accès à lapensée, aux dialogues du personnage avec lui-même ou avec desobjets, dénotent une équivalence saisissante avec la place qu’oc-cupe l’observateur au sein d’un système complexe. Comme l’indi-que Henri Atlan à propos des chercheurs qui étudient des systèmeshumains, « l’observateur n’est pas seulement un élément du sys-tème […]. Il est aussi un métasystème qui le contient, dans lamesure où il l’observe 12 ». De même, presque tout au long duroman, les événements sont racontés du point de vue de monsieurJosé. Ce n’est que vers la fin du texte, alors que ce dernier met enplace des mesures qui susciteront l’émergence d’un ordre nouveau,que nous apprenons que le directeur du Conservatoire est au cou-rant des démarches du préposé. C’est aussi à ce moment que sedégage et s’affirme la signification plus profonde dont est porteurl’État civil en tant que système qui en simule un autre, bien pluscomplexe : celui de la société elle-même. À son tour, ce système setrouve reproduit dans la personne qui le dirige :

[…] mon chef […] connaît par cœur tous les prénoms et tousles noms […]. Le cerveau d’un conservateur est comme unduplicata du Conservatoire […]. Étant capable, comme c’est lecas, de concevoir toutes les combinaisons possibles de prénomset de noms, non seulement le cerveau de mon chef connaît lesnoms de toutes les personnes qui sont en vie et de toutes cellesqui sont mortes, mais encore il pourrait vous dire comments’appelleront toutes celles qui vivront d’ici à la fin du monde[…] (TN, p. 61).

Vers la fin du texte, nous nous rendons compte de la multipli-cité des points de vue et des différents niveaux de l’histoire qui endécoulent. Au plan théorique, ce phénomène correspond au faitqu’« [e]n réalité […] nous avons pour objet une ou plusieurs défi-

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12. Henri Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l’organisation du vivant, Paris,Seuil, 1979, p. 96. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées parle sigle ECF, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps dutexte.

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nitions de la complexité dépendant de la description d’un systèmepar un autre système, vraisemblablement un système adaptatifcomplexe, lequel pourrait être un observateur humain 13 ». Dans lamesure où il y a plusieurs fonctionnaires au Conservatoire, il pour-rait y avoir plusieurs définitions de sa complexité ; et cette idée estconfirmée justement lorsque le directeur expose les changementsqu’il compte apporter au fonctionnement du Conservatoire. Enmême temps, puisque tous les employés font partie du système, leconservateur y compris, nous pouvons affirmer que ces change-ments sont de l’ordre d’une auto-organisation du système.

D’autre part, si le Conservatoire constitue bel et bien le princi-pal système complexe du roman, il n’en est pas le seul. Les célébri-tés de monsieur José, ainsi que les archives de l’école et du cime-tière, constituent des systèmes à part entière, qui sont reliés entreeux par l’action du célibataire. Il existe aussi des éléments plusdivers, plus épars, qui finissent par constituer une sorte de réseau :il s’agit des différentes personnes rencontrées par monsieur José ausujet de la femme inconnue. Pour se renseigner, le préposés’adresse à la marraine, aux voisins, à l’employée de la pharmacie,au directeur de l’école et aux parents de l’inconnue. Son obsessionpour la disparue (« C’est parce que je ne la connaissais pas que je lacherchais […] » [TN, p. 235]), amène monsieur José à tisser desliens entre ces différentes personnes. Du point de vue de l’observa-teur, du conservateur et des lecteurs, ce phénomène se traduit parl’amplification et la transformation du système des archives en unautre bien plus vaste, celui de la vie elle-même — et puisque cesystème englobant est défini par la mémoire, les autres systèmesseront désormais déterminés par ce même paramètre. Et c’est pré-cisément en utilisant l’image de la mémoire, non pas d’une seulepersonne, mais de la totalité des individus dont les renseignementssont conservés aux archives de l’État civil, que le directeur décidede réorganiser l’ensemble du système, de manière à éliminer jus-qu’à la division entre les vivants et les morts : « Ainsi, tout commela mort définitive est l’ultime fruit d’une volonté d’oubli, de mêmela volonté de mémoire pourra perpétuer notre vie » (TN, p. 204).

Déclenchée par le désordre qu’introduit monsieur José dansl’État civil et par le bruit 14 que représente le certificat de la femme

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13. Murray Gell-Mann, Le quark et le jaguar, Paris, Flammarion, 1997, p. 51.14. Nous considérons ici le bruit comme un élément parasitaire qui s’introduit

dans le système. Cependant, pour une étude approfondie de ce concept, nous

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parmi ceux des célébrités, l’action met dès lors en évidence l’exis-tence d’un métasystème, composé de plusieurs systèmes enchevê-trés : il s’agit de l’État civil, des célébrités, de l’école, du cimetière etdu réseau de relations de la femme, tous ancrés dans l’ample sys-tème de la vie.

B. Les systèmes

1. Les archives de l’État civil

Elles sont décrites en détail au début du roman. Les fichiers duConservatoire, qui contiennent les noms complets des personneset les dates des événements les plus importants de leur vie, sontdivisés en deux groupes : celui des vivants et celui des morts. Àl’avant du bâtiment se trouvent les fichiers qui contiennent les ren-seignements sur les vivants, alors que les dossiers de morts sesituent à l’arrière. Comme cette deuxième section croît plus rapi-dement que la première, de temps en temps, il est nécessaired’élargir son espace. La zone doit donc être reconstruite périodi-quement pour héberger les dossiers des morts qui s’accumulentjour après jour.

Dans le roman, le Conservatoire constitue le système de basepour la construction de l’histoire. Mais pour que l’action com-mence véritablement, il importe que l’une de ses règles soit violéeou, à tout le moins, que la rigidité du système soit perturbée. C’estce qui arrive, par exemple, lorsqu’un chercheur se perd dans lesfichiers des morts. Cet événement oblige désormais quiconques’aventure dans cette section à se nouer à la cheville une cordeappelée « le fil d’Ariane ». Une autre perturbation survient quand lesous-chef suggère d’ordonner les fichiers des morts en sens inverse,c’est-à-dire en plaçant les plus récents à l’avant. Ces deux inci-dents, quoique déterminants, sont encore trop insignifiants pourcompromettre à eux seuls l’ordre des archives. C’est la transgres-sion que commet monsieur José qui introduit véritablement l’ins-tabilité dans cet ordre. La nuit où le préposé connecte le systèmedes archives et celui des célébrités, il ouvre la porte au bruit quiprovoquera, après une suite considérable d’événements, une nou-velle conception du métasystème.

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suggérons de voir l’article de Roger Cavaillès, « Histoires parallèles du «bruit»et du «chaos» », dans TLE, no 12 (Littérature et théorie du chaos), 1994, p. 13-40.

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2. Les célébrités

Monsieur José construit sa collection d’archives de célébritésavec des nouvelles découpées dans les journaux et la divise en deuxsections. La première comporte les cent personnes les plus célèbresde son pays, alors que la deuxième correspond à celles moins con-nues mais susceptibles, un jour, de devenir plus importantes ; cespersonnes se trouvent, selon le narrateur dans « cette zone quenous sommes convenus d’appeler frontière » (TN, p. 28). Cepen-dant, nous voyons que la véritable frontière n’est pas celle quisépare les personnes célèbres d’avec les autres ; de fait, le célibatairen’arrive à la percevoir que grâce à l’intromission dans ses archivesdu certificat de l’inconnue. Il se voit ainsi transporté dans un terri-toire dont le préposé ignorait l’existence et où faire la une des jour-naux n’a aucune importance : il s’agit du monde intime où l’im-portance d’une personne pour une autre provient des sentimentsqui les rattachent, des rapports directs, des liens noués au fil desannées. Dans cette dimension, jusqu’alors insoupçonnée par lecélibataire, il découvrira que la seule frontière valide est celle entrela vie et la mort. Puisque l’inconnue se suicide avant que monsieurJosé n’ait fait sa rencontre, même s’il est convaincu de l’avoir vueun jour dans l’autobus, il ne devrait, en principe, jamais parvenir àconcevoir cette frontière. Pourtant, il y arrivera. Cette femmedeviendra l’être le plus important dans la vie de monsieur José, caril acceptera de considérer les choses suivant une perspective pluslarge : celle que lui donne l’idée même de mémoire. Dans ce con-texte, la notion de célébrité, avec ses classements et sa frontière,devient à l’évidence obsolète.

3. L’école

À l’école, monsieur José trouve trois types d’archives. Le pre-mier est celui des employés : ignorant que la femme qu’il rechercheétait enseignante à son ancienne école, il ne s’y attarde pas, laissantéchapper une occasion précieuse pour obtenir les renseignementsqu’il désire. Le deuxième type d’archives, puisqu’il correspond auxélèves actuellement à l’école, est inutile pour monsieur José.

Mais c’est le troisième type d’archives qui intéressera surtoutmonsieur José. En fouillant dans un grenier mal éclairé, il décou-vre les dossiers des anciens élèves de l’école. Parmi eux, se trouventles fiches de la femme qui correspondent à son enfance et à sonadolescence. Contrairement à celles du Conservatoire, ces fiches

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sont accompagnées d’une photo qui permet à monsieur José d’ap-précier la transformation physique de l’inconnue. Il trouve cettedifférence frappante : « Au Conservatoire général ce n’était pascomme cela, au Conservatoire général on ne pouvait pas voir com-ment les visages avaient changé et continuaient à changer, alorsque c’était précisément cela le plus important, ce que le tempstransforme, et non pas le nom, qui lui ne varie jamais » (TN,p. 109). La différence que signale ici le préposé, en plus de rappelerl’aspect sans cesse changeant des êtres, renforce le contraste entreun système statique et un système dynamique. Si, au Conserva-toire, les noms et les dates les plus importantes dans la vie des per-sonnes sont enregistrés, ces renseignements ne permettent pas desuivre les changements subis au cours d’une existence. Les fichesde l’école non plus d’ailleurs, mais la succession des photographiescrée l’effet d’une évolution. Seule la relation directe, intime, donneaccès aux transformations d’une personne.

Comme cette femme est morte, il devrait se contenter despetits détails que lui fournissent ceux qui l’ont connue ou les pho-tographies. Jusqu’à un certain point, le secret qui surgira à l’occa-sion de sa visite au cimetière et les sensations ressenties lors de cellede son appartement lui permettront, à lui qui n’a jamais vécu l’ex-périence de partager sa vie avec quelqu’un, d’éprouver un senti-ment de proximité avec l’inconnue. Toutefois, monsieur José n’at-teindra véritablement ce sentiment d’intimité avec la femme quegrâce à la nouvelle organisation des archives, où primera désormaisle concept de mémoire. Contre toute attente, c’est le directeur lui-même qui suggérera au préposé une fraude assurant définitivementune forme de co-existence entre monsieur José et la femme.

4. Le cimetière

L’immeuble par lequel on accède au cimetière est une copieexacte du Conservatoire et on y trouve aussi des fichiers contenantdes renseignements, mais sur les morts cette fois. Lorsque mon-sieur José arrive au cimetière et s’informe auprès d’un fonction-naire de l’emplacement du tombeau de l’inconnue, il apprend quela femme s’est suicidée. En demandant une autorisation pour visi-ter le cimetière, le préposé reçoit un plan pour éviter de se perdre,détail qui rappelle le fil d’Ariane du Conservatoire.

Évidemment, à la différence de l’État civil qui ne renferme quede l’information et où les morts n’apparaissent que sous forme de

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Page 12: Tous les noms de Saramago : la complexité des archives ou ... · Tous les noms de Saramago: la complexité des archives ou les archives de la complexité Carolina Ferrer, Université

fiches, ces derniers sont enterrés au cimetière. L’étendue des lieuxest immense et, de la même manière que le nombre de fichierss’accroît, le cimetière connaît des expansions successives trèsimportantes : « Tout comme une inondation commence par enva-hir les niveaux les plus bas, serpente entre les vallées puis peu à peugrimpe à l’assaut des coteaux, de même les sépultures gagnèrent duterrain » (TN, p. 209). Néanmoins, puisque jadis ses murs furentdémolis, ses allées côtoient des champs de toutes sortes, « […]constituant […] une frondaison luxuriante où vie et mort se con-fondent comme se confondent dans les vrais arbres oiselets etfeuillage » (TN, p. 209). En ce sens, l’État civil constitue un systèmequi entend représenter deux systèmes enchevêtrés du point de vuegéographique : le premier correspond à l’espace des vivants, la villeet la campagne, et le deuxième celui où demeurent les morts, c’est-à-dire le cimetière. Au cours de l’histoire, le conservateur et le pré-posé apprendront une leçon fondamentale : l’espace physique n’estpas le seul où morts et vivants cohabitent : la mémoire en est unautre.

En plus des mêmes difficultés que pose la classification desvivants et des morts dans le Conservatoire, le système du cimetière,en particulier le secteur des suicidés, renferme un secret. Après unlong parcours et une nuit passée à l’abri d’un olivier, monsieurJosé rencontre un berger qui, par la confession qu’il lui fait, désta-bilise davantage son existence : « Quelle est donc la vérité du sec-teur des suicidés, demanda monsieur José, Qu’ici il ne faut pas sefier aux apparences, […] Par exemple, la personne qui est là, dit leberger en touchant le monticule de terre avec le bout de sa hou-lette, n’est pas celle que vous croyez » (TN, p. 232). Avec cette révé-lation, le préposé sent tout son monde basculer : malgré ses recher-ches, la réalité se présente à lui comme un labyrinthe : « Soudain lesol se mit à osciller sous les pieds de monsieur José, la dernièrepièce sur l’échiquier, son ultime certitude, la femme inconnueenfin retrouvée, venait de disparaître » (TN, p. 233). Si l’indétermi-nation règne sur les identités des suicidés, c’est parce que le bergerprocède au déplacement des plaques qui identifient les tombeauxavant l’installation des dalles. Selon lui, c’est agir en faveur des sui-cidés : « S’il était certain, comme j’en suis convaincu, que les gensse suicident parce qu’ils ne veulent pas être trouvés, ces gens ici,grâce à ce que vous avez appelé la malice du berger, sont définitive-ment à l’abri des importunités […] » (TN, p. 234). Il faut noterque cette « malice » n’a pas pour objet de changer les morts decatégorie. Cependant, ces altérations à l’intérieur d’un sous-

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système signalent l’impossibilité d’indiquer la localisation exactedes morts et sèment dès lors le doute quant à la capacité de repré-sentation de n’importe quel système. Au reste, ce berger apprendau célibataire des vérités fondamentales, rappelant la sacralité de lavie et non de la mort 15, et soulignant même l’importance des senti-ments que monsieur José éprouve pour la femme : « Je ne crois pasqu’il y ait respect plus grand que de pleurer quelqu’un qu’on n’apas connu […] » (TN, p. 233).

Une fois remis de la surprise que suscitent chez lui ces change-ments apportés subrepticement aux noms des morts, le préposé,en cachette, imite le berger et, à son tour, change une des plaques,introduisant ainsi, par lui-même, un nouveau maillon dans le pro-cessus. Il rend alors possible une « […] hypothèse ironique où lemensonge, semblant se répéter lui-même, redeviendrait vérité. Lesœuvres du hasard sont infinies » (TN, p. 236). Remarquons enfinque ce jeu d’altération d’identités présente une forte ressemblanceavec un concept fondamental de la théorie de la complexité :l’auto-organisation. Lorsqu’un système a subi maints dérègle-ments, affirme Atlan, il atteint un nouveau niveau d’ordre :« L’auto-organisation fonctionne comme suite de désorganisationsrattrapées en réorganisations. La complexité par le bruit, dans ceformalisme, est l’expression d’une affirmation par double néga-tion 16 ».

5. Le réseau

En plus des systèmes clairement définis dans le roman, il enexiste un autre d’une grande importance mais dont les limites res-tent assez floues : il s’agit du système qu’échafaude et trame le pré-posé à partir des renseignements fournis par les différentes person-nes qui ont connu la femme.

Monsieur José avance du passé vers le présent, c’est-à-direvers l’absence, dans ce réseau construit à même certains détails dela vie de l’inconnue qu’il arrive à rassembler. Premièrement, lepréposé se dirige à l’adresse inscrite sur le certificat de naissance.De toute évidence, elle n’y habite pas depuis quelque trente années.Néanmoins, il finit par découvrir une veuve qui déclare être la

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15. Rappelons que, dans le christianisme, la figure du berger est associée à Jésus.16. Henri Atlan, « L’intuition du complexe et ses théorisations », dans Françoise

Fogelman Soulié (sous la dir. de), ouvr. cité, p. 28.

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marraine de l’inconnue. Au cours d’un tête-à-tête assez tendu, ellelui révèle maints secrets, y compris son aventure adultère avec lepère de cette dernière, aventure qui signifia le déménagement de lafamille. Elle lui donne une photo de la femme prise à l’âge de huitans, premier portrait à nourrir l’imaginaire du célibataire. Parailleurs, la veuve lui fait part de sa conception du mariage, point devue qui apparaît à chaque fois qu’il évoque la notion d’un systèmecomplexe où le tout représente bien plus que la somme de ses par-ties :

Je vais vous expliquer une chose, Dites, Je vous demanderaid’abord si vous savez combien il y a de personnes dans unmariage, Deux, l’homme et la femme, Non, monsieur, dans unmariage il y a trois personnes, il y a la femme, il y a l’homme et ily a ce que j’appellerai la tierce personne, la plus importante,celle qui est constituée par l’homme et par la femme ensemble,Je n’avais jamais réfléchi à cela, Si l’un des deux commet unadultère, par exemple, le plus offensé, celui qui reçoit le coup leplus rude, pour incroyable que cela paraisse, ce n’est pas l’autre,mais cet autre qui est le couple et qui n’est pas un mais deux,Peut-on vraiment vivre avec ce un formé de deux, moi j’ai déjàbien du mal à vivre avec moi-même, D’habitude, dans lemariage, l’homme ou la femme, ou tous les deux, chacun de soncôté, s’ingénient à détruire cette tierce personne qu’ils consti-tuent, laquelle résiste et s’efforce de survivre à tout prix […].(TN, p. 62)

Fort de cette nouvelle perspective sur la vie de couple, monsieurJosé retourne chez lui et commence la rédaction d’un compterendu des événements que suscitent ses démarches. Vers la fin duroman, le préposé retourne chez la dame pour lui raconter le résul-tat de ses recherches. Cependant, la veuve a disparu, rendant ainsiplus intense le sentiment d’absence éprouvé par le célibataire.

Une fois au courant de la mort de la femme, monsieur Josévisite deux autres lieux : le collège où jadis elle fut élève et la mai-son de ses parents. Il s’adresse officiellement au directeur de l’éta-blissement, prétextant qu’il enquête sur la cause du suicide. Surgitalors un autre aspect de la réalité qui ne contribue qu’à augmenterla perplexité du célibataire : la femme avait non seulement étudiéau collège mais y avait travaillé jusqu’à sa mort. Cette révélationfait à nouveau basculer le monde du préposé : « […] rappelonsseulement qu’il avait eu à portée de la main la fiche qu’on lui mon-tre en cet instant […] mais comment aurait-il pu imaginer que lafillette qu’il cherchait enseignerait un jour les mathématiques pré-cisément dans le collège où elle avait été élève » (TN, p. 257).

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Finalement, monsieur José rend visite aux parents de la dispa-rue. Malgré l’agacement du père quant à la supposée enquête duConservatoire, en cachette, la mère lui prête les clefs de l’apparte-ment de la décédée. Le préposé y entre, parcourt sa demeure, s’at-tarde sur certains objets. Soudain, il entend le téléphone : « Lemécanisme du répondeur s’enclencha, une voix féminine annonçale numéro de téléphone, puis ajouta, Je suis absente, enregistrezvotre message après le signal sonore. […] oui elle est absente, ellesera toujours absente, il ne reste que sa voix, grave, voilée, légère-ment distraite » (TN, p. 265). Désormais, le chemin parcouru parle célibataire pour aboutir à l’évidence de l’absence de la femme,proclamée par elle-même sur le répondeur, ainsi que l’irréversibi-lité de sa disparition marqueront à jamais la vie de monsieur José.

Avant de quitter l’appartement, monsieur José « […] ouvrit lapenderie où se trouvaient les robes de la femme qui avait prononcéces paroles définitives, Je suis absente. Il se pencha vers les robesjusqu’à les toucher avec son visage, l’odeur qu’elles exhalaientpourrait s’appeler l’odeur de l’absence ou ne serait-ce pas plutôt ceparfum de rose et de chrysanthème qui envahit parfois le Conser-vatoire général » (TN, p. 265). Souvenons-nous que le tout premierparagraphe du roman se termine justement par la description del’odeur du Conservatoire, « qui pour les nez des plus fins est unparfum composé pour moitié de rose et pour moitié de chrysan-thème » (TN, p. 11). Survenue vers la fin de la narration, cette bou-cle, concept appartenant clairement à la théorie de la complexité,expose la non-linéarité de la trajectoire parcourue par monsieurJosé au cours de son enquête. L’odeur des robes de la femme nousrenvoie à son absence initiale au Conservatoire, espace caractérisépar l’odeur qui se dégage du papier des certificats. Cependant, cesobjets ne représentent que deux points d’un périple beaucoup plusétendu et imprévisible qui implique plusieurs systèmes : l’Étatcivil, les célébrités, l’école, le cimetière et le réseau des connaissan-ces, ainsi que monsieur José et le conservateur en tant qu’observa-teurs. Ce maillon olfactif, délicat, parfumé, exquis, ne fait qu’évo-quer les nombreuses boucles, plusieurs d’entre elles récursives,décrites par les événements. Et ce non seulement dans le cas del’inconnue, mais de toutes les personnes, car « le dossier d’une per-sonne est le dossier de toutes » (TN, p. 61). Cette structure del’énonciation renforce l’une des idées fondamentales du roman etmontre à quel point tout est toujours lié à tout, et comment lesmultiples agents constituent et participent à la complexité des sys-tèmes et du métasystème.

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Une fois son circuit terminé, monsieur José rentre chez lui. Àsa surprise, il y trouve le conservateur en personne qui s’est intro-duit en utilisant en toute autorité la clef dont il dispose, détail quele célibataire ignorait. Ainsi, le conservateur l’informe qu’il est aucourant de toutes ses activités, d’autant plus qu’il a lu le récit dansson cahier. Surpris dans son illégalité, le préposé offre sa démissionau conservateur qui la refuse et lui demande de raconter la fin deson enquête. Rapidement, monsieur José fait un résumé de ce quiest arrivé au cimetière, à l’école, chez les parents de la femme et,finalement, dans son appartement. Alors le directeur lui suggère dedétruire le certificat de décès de l’inconnue, puisque « Tant quevous n’aurez pas retrouvé [le certificat], cette femme sera morte,Elle sera morte même si je le retrouve, Sauf si vous le détruisez,répondit le conservateur » (TN, p. 265).

Voilà donc en quoi consiste la fraude commise par monsieurJosé et le directeur de l’État civil, dans la mesure où les attestationsreprésentent la vie. Cependant, en ce qui concerne la mémoire, ladestruction du certificat de décès rétablit la vérité puisque, désor-mais, les archives sont fidèles à la mémoire. À partir de l’instant oùle certificat de naissance s’est collé à ceux des célébrités, l’inconnues’est introduite dans la vie du célibataire et le fait qu’elle se soit sui-cidée n’a fait que réaffirmer son intromission : « Tout s’est passécomme si elle n’avait rien fait d’autre qu’ouvrir une porte et sortir,Ou entrer, Oui, ou entrer, selon le point de vue, Eh bien voilà uneexcellente explication, C’était une métaphore, La métaphore a tou-jours été la meilleure manière d’expliquer les choses » (TN, p. 259).Et dans son roman, Saramago nous fournit certainement unemétaphore de la vie, de la mort et de la mémoire.

C. Les agents

Maintenant que les différents systèmes ont été identifiés, pro-cédons à l’étude de leurs agents, de leurs modes d’interaction et deleurs modèles internes.

D’après John H. Holland 17, les systèmes adaptatifs complexes[SAC]

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17. John H. Holland, « Echoing Emergence. Objectives, Rough Definitions, andSpeculations for ECHO-Class Models », dans George A. Cowan, David Pineset David Metzler (sous la dir. de), ouvr. cité, p. 310. Désormais, les référencesà cet ouvrage seront indiquées par le sigle EE. « All CAS consist of large

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consistent en un grand nombre de composantes, agents, qui sanscesse interagissent entre eux. Dans tous les SAC c’est le compor-tement concerté de ces agents […] que nous devons compren-dre […]. Dans tous les SAC, les interactions qui génèrent cecomportement agrégé sont non linéaires, de façon telle que lecomportement agrégé ne peut être dérivé simplement à partir del’addition des comportements des agents isolés.

De cela, il résulte évidemment que l’analyse des modalitésd’interaction des différents agents qui participent à un systèmeoccupe une place fondamentale pour comprendre son fonctionne-ment. Dans ce roman, nous avons affaire à deux sortes d’agents :ceux qui obéissent aux règles dictées, et les transgresseurs. Les évo-lutions les plus surprenantes des systèmes proviennent de ceux quine respectent pas les modalités d’interaction. Tout comme l’établitle théorème de Von Foerster, « […] plus sont connectés «triviale-ment» les éléments d’un système, moins sera «triviale» leurinfluence sur le comportement de la totalité du système 18 ». Demême, au niveau de l’État civil, les employés qui suivent les nor-mes de conduite fixées n’apportent pas de changements au sys-tème.

Tout comme les archives du Conservatoire sont regroupées endeux sections qui n’admettent pas de confusion, les fonctions dupersonnel sont strictement délimitées : « La répartition des tâchesentre les différents employés satisfait à une règle simple, les élé-ments de chaque catégorie ont le devoir d’abattre autant de beso-gne qu’ils le peuvent, afin de n’en transmettre qu’une part infime àla catégorie suivante » (TN, p. 12). Même la disposition physiquedes fonctionnaires dans les bureaux suit l’organigramme : « L’amé-nagement de la salle respecte naturellement l’ordre des préséanceshiérarchiques, et il est donc harmonieux de ce point de vue, toutcomme il l’est sur le plan de la géométrie, ce qui prouve bien qu’iln’y a pas de contradiction insurmontable entre l’esthétique et l’au-

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numbers of components, agents, that incessantly interact with each other. Inall CAS it is the concerted behavior of these agents […] that we must unders-tand […]. In all CAS, the interactions that generate this aggregate behaviorare nonlinear, so that the aggregate behavior cannot be derived by simplysumming up the behaviors of isolated agents ». (Je traduis.)

18. Benny Shanon et Henri Atlan, « Von Foerster’s Theorem on Connectednessand Organization. Semantic Applications », dans New Ideas in Psychology,Oxford (Angleterre), Pergamon Press, vol. 8, no 1, 1990, p. 81-90 : « themore the elements of a system are « trivially » connected, the less will be theirinfluence on the behavior of the entire system » (p. 81). (Je traduis.)

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torité » (TN, p. 12). Nous observons que les agents qui obéissent àces règles ne constituent qu’une toile de fond aux activités de mon-sieur José et à celles du conservateur.

Par contre, le comportement des agents contrevenant auxrègles permettra d’atteindre une nouvelle forme d’organisation desarchives. Justement, monsieur José, dont nous avons déjà discutéles modèles internes à propos du rôle de l’observateur, est l’agentqui met en branle les changements à l’intérieur de ce systèmestrict :

[…] une nuit, à une heure avancée, alors qu’il travaillait tran-quillement chez lui à mettre à jour un dossier sur un évêque,monsieur José eut l’illumination qui allait transformer sa vie.[…] quelque chose de fondamental manquait à ses collections,c’est-à-dire l’origine, la racine, la source, bref le simple extrait denaissance des personnes célèbres dont il avait passé son temps àcompiler la vie publique. (TN, p. 23)

Par la suite, attiré par la femme dont le dossier s’est glissé danssa collection, le préposé bousculera davantage les règles du Conser-vatoire. Ce comportement, uni à celui d’autres agents, engendreraun nouvel ordre au sein du système, puisque l’environnementoblige ceux-ci à s’adapter. Comme le souligne John H. Holland,« Dans les SAC une partie importante de l’environnement d’unagent quelconque consiste en d’autres agents adaptatifs, donc unepartie des efforts d’adaptation d’un agent est dépensée en l’adapta-tion à d’autres agents adaptatifs 19 ».

Les craintes de monsieur José, qui prévoit même la possibilitéd’être renvoyé pour les fautes commises, ont une incidence accruesur la complexité du système, car « […] les modèles internes rajou-tent davantage aux complexités du comportement agrégé. Les anti-cipations fondées sur les modèles internes, même lorsqu’elles sontfausses, peuvent altérer considérablement le comportementagrégé 20 » (EE, p. 311). En effet, le comportement du célibataireattire l’attention du directeur. Néanmoins, celui-ci ne suit pas non

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19. John H. Holland, Hidden Order. How Adaptation Builds Complexity, Reading,Addison-Wesley, 1996, p. 10 : « In cas a major part of the environment of anygiven adaptive agent consists of other adaptive agents, so a portion of anyagent’s efforts at adaptation is spent adapting to other adaptive agents ». (Jetraduis.)

20. « Internal models add still further to the complexities of aggregate behavior.Anticipations based on internal models, even when they are incorrect, maysubstantially alter the aggregate behavior ». (Je traduis.)

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plus les règles au sens strict, attitude qui facilite et peut-êtredéchaîne une auto-organisation insoupçonnée : « […] le conserva-teur contrevint à toutes les règles, attenta à toutes les traditions,plongea tous les employés dans la stupéfaction, quand en partantet en passant devant monsieur José, il lui demanda, Vous allezmieux » (TN, p. 83).

Au-delà des activités de monsieur José, le directeur s’arrête surdeux détails qui échappent à la succession strictement réglée desévénements survenant au Conservatoire. D’une part, le caractèrelabyrinthique de la section des morts est mis en relief par le cher-cheur d’héraldique qui se perd pendant plusieurs jours dans cesarchives. Le directeur résout la situation avec le fil d’Ariane quedoit s’attacher désormais quiconque s’introduit dans les allées desmorts. D’autre part, le directeur prend note de la suggestion faitepar un des sous-chefs quant à l’intérêt d’inverser l’ordre de cesarchives afin de faciliter l’accès aux dossiers les plus récents. Cecommentaire révèle à quel point l’ordre de classement des archivesest arbitraire et inadéquat.

Ces faits se rajoutent à la conduite apparemment erratique ducélibataire, constituant en soi une violation des lois du Conserva-toire : « […] dans la tradition orale et dans les annales écrites duConservatoire il n’y avait pas trace qu’un chef se fût jamais inté-ressé à la santé d’un préposé aux écritures au point de lui dépêcherun porteur de pastilles. Cette innovation plongeait le sous-chef lui-même dans la perplexité, il n’aurait jamais pris pareille initiative deson propre chef […] » (TN, p. 120). Tous ces événements condui-sent le directeur à « […] prendre la décision, contrairement à latradition et à la routine, d’unifier les archives des morts et desvivants, réintégrant ainsi l’ensemble de la société humaine dans lechamp documentaire spécifiquement couvert par ses attributions »(TN, p. 208). Une fois la solution trouvée, le directeur du Conser-vatoire ordonne « […] premièrement, qu’à partir de telle date lesmorts resteront au même endroit des archives que de leur vivant,deuxièmement, que progressivement, dossier après dossier, docu-ment après document, des plus récents aux plus anciens, il seraprocédé à la réintégration des morts du passé dans les archives quidésormais seront le présent de tous » (TN, p. 204).

On pourra songer ici à ce que Bernard Sapoval appelle l’effetde sens par rapport à la complexité des systèmes adaptatifs : « L’ef-fet de sens serait ce qui, dans une réalité confuse, permettrait dediscerner quelque chose de plus simple, car plus court, tout en

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conservant la nature des choses 21 ». Surtout, il faut tenir compted’une particularité de cet effet : « il est irréversible ou il semble irré-versible pour l’appareil psychique, c’est-à-dire qu’une fois le senstrouvé on ne peut revenir dans la situation “où ça n’avait pas desens” » (UF, p. 119). Ainsi, quand le conservateur rencontre le pré-posé pour la dernière fois dans sa maison et alors qu’il a déjàentrevu une façon différente d’organiser les archives, il n’a aucundoute quant à la nécessité d’éliminer le certificat de décès de lafemme. Désormais, c’est la mémoire dans un sens large qui régitles archives et la femme est vivante dans la mémoire de monsieurJosé.

Finalement, le niveau de complexité, il importe de le souli-gner, est bien plus élevé que ce que nous avions initialemententrevu. Monsieur José, en tant qu’il incarne un système complexequi observe un autre système complexe, constitue à lui seul unmétasystème. Cependant le niveau de complexité ne s’arrête pas là.Les sous-systèmes que le préposé observe possèdent également uncertain niveau de complexité. À cause de leurs interactions, celui-ciaugmente, et ce d’autant plus que la trajectoire des événementsnon seulement passe par eux, les traverse et s’y attarde, mais lesmodifie, en sort et y revient à maintes reprises. Ensuite, lorsque lesenquêtes secrètement menées par le directeur nous sont dévoilées,nous nous rendons compte que nous avons sous les yeux non seu-lement le métasystème du célibataire, mais aussi celui du directeurde l’État civil. À son tour, celui-ci scrute le comportement de cha-cun des employés du Conservatoire, lesquels forment eux-mêmesdes systèmes, et de la totalité des sous-systèmes étudiés.Rappelons-nous, enfin, que le cerveau du conservateur est unecopie conforme du Conservatoire.

C’est ainsi que nous pouvons penser le système comme unevéritable communauté, bien plus vaste qu’un bureau d’archivesrestreint et où œuvrent quelques fonctionnaires. Au contraire,comme l’indique Roger Lewin,

[l]es communautés qui co-évoluent agissent en concordance àcause de la dynamique du système ; elles le font en tant qu’indi-vidus au sein d’une communauté qui, comme des myopes, opti-misent leurs propres buts, et non pas en suivant un accord

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21. Bernard Sapoval, Universalités et fractales, Paris, Flammarion, 1997, p. 118.Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle UF, suivide la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

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collectif pour atteindre un but commun ; et les communautésarrivent à connaître véritablement leur monde d’une façon quiétait tout à fait imprévisible avant que la science de la Com-plexité ne commençât à illuminer ce monde-là 22.

Le directeur expose dans toute son ampleur la richesse du sys-tème et de ce qu’il est censé représenter :

[…] c’est en cela que consiste essentiellement le système de for-ces qui régit le Conservatoire général depuis le début des temps,où tout a toujours été, est, et restera à tout jamais lié à tout, cequi est encore vivant à ce qui est déjà mort, ce qui meurt à cequi naît, tous les êtres à tous les êtres, toutes les choses à toutesles choses, même lorsque les êtres et les choses ne semblent avoirpour les unir que ce qui à première vue les sépare (TN, p. 151).

Comme il est impossible de séparer les documents des multi-ples changements qui agitent l’existence de façon imprévisible, lamémoire, qui constitue un système adaptatif complexe 23, surgitcomme un modèle bien plus adéquat pour dresser les annales desindividus qui constituent une société. Ainsi, la solution apportéepar le conservateur renforce l’idée selon laquelle la théorie de lacomplexité illumine la lecture d’un roman comme Tous les noms.

Cependant, les possibilités de migration de cette théorie versla littérature ne s’arrêtent pas ici. En effet, repérer sa présence ausein d’un roman ne constitue qu’une première étape, alors que lacomplexité apparaît comme un concept utile pour l’étude de deuxautres aspects essentiels du champ littéraire 24. D’une premièremanière, la théorie de la complexité semble tout à fait pertinentedès lors que l’on entend analyser le processus de la communicationlittéraire elle-même, c’est-à-dire les phénomènes de création et deréception. D’un autre côté, elle ouvre la voie à l’étude de la littéra-ture du point de vue de son organisation interne et en tant que sys-tème, permettant de ce fait d’interroger la manière dont les œuvreslittéraires entrent en relation les unes avec les autres, ainsi que les

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22. Roger Lewin, Complexity. Life at the Edge of Chaos, New York, Macmillan,1993, p. 188. « Coevolving communities act in concert as a result of the dyna-mics of the system ; they do so as a result of individuals within a communitymyopically optimizing their own ends and not as a collective agreementtoward a common goal ; and the communities really do come to know theirworld in a way that was quite unpredictable before the science of Complexitybegan to illuminate that world ». (Je traduis.)

23. À ce sujet, voir l’excellent livre de Peter Godfrey-Smith, Complexity and theFunction of Mind in Nature, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

24. Noëlle Batt, art. cité, p. 136-137.

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liens qu’elle établit avec d’autres systèmes, qu’il s’agisse des arts, dela culture ou de la société.

Au reste, si nous envisageons l’œuvre de Saramago à partir dela description qu’il en fait lui-même à l’occasion de la réception duprix Nobel 25, nous y trouverons plus d’une fois la présence duconcept de bruit, notamment à propos de L’évangile selon Jésus-Christ et de l’Histoire du siège de Lisbonne, romans construits à par-tir d’une légère variation de l’Histoire. Aussi nous semble-t-il per-tinent de conclure à l’intérêt que pourrait représenter une étudesur la théorie de la complexité en regard de l’ensemble des ouvra-ges de Saramago afin, d’une part, de découvrir les principes jus-qu’ici insoupçonnés présidant à l’organisation de la totalité de sonœuvre et, d’autre part, d’approfondir notre connaissance des mul-tiples dialogues que ses textes engagent avec l’Histoire en généralet, plus particulièrement, avec celle du Portugal.

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25. José Saramago, art. cité.

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