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Armand Colin «SENS »ET LITTÉRATURE A L'ORIGINE DE L'EUROPE MODERNE Author(s): Robert Lafont Source: Littérature, No. 76, LE PARTAGE CULTUREL INÉGAL ET SON TEXTE (DÉCEMBRE 1989), pp. 6-23 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704540 . Accessed: 15/06/2014 22:08 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.78.76 on Sun, 15 Jun 2014 22:08:53 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Armand Colin

«SENS »ET LITTÉRATURE A L'ORIGINE DE L'EUROPE MODERNEAuthor(s): Robert LafontSource: Littérature, No. 76, LE PARTAGE CULTUREL INÉGAL ET SON TEXTE (DÉCEMBRE1989), pp. 6-23Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704540 .

Accessed: 15/06/2014 22:08

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Robert Lafont, Université de Montpellier.

« SENS » ET LITTÉRATURE A L'ORIGINE DE L'EUROPE MODERNE

Du « sens du sens » au « sens d'Europe »

La linguistique a quelque chose de socratique : elle progresse souvent en posant des évidences où elle cherche de nouveaux problèmes. Ainsi du sémantisme du sens. C'est un jeu de miroirs et d'échos : le sens du sens n'est jamais que du sens qui renvoie à du sens.

Il est vrai qu'entre ces deux bornes qui n'en sont qu'une, l'espacement est assez grand pour toutes les occupations de champ clos qu'a proclamées la philosophie, sur les deux lignes antithétiques de l'idéalisme qui reçoit le sens d'un en dessous ou d'un au-dessus des mots et du matérialisme qui le voit se produire dans ces mots-mêmes, le sujet d'un côté se posant en maître-récepteur absolu de la signification transcendante, se mettant de l'autre au travail dans la relativité de l'histoire.

La praxématique propose d'échapper à cet enfermement dans la tautologie en pointant du côté du matérialisme, c'est certain, mais en dégageant de plus cet « ailleurs immanent » du langage qu'est la faculté métapraxémique. Depuis qu'il parle, l'homme peut dire qu'il dit et comment il dit, et se penser pensant. Le logos ne va pas sans un metalogos, sans ce regard sur le regardement du monde. La praxis linguistique se projette en une praxis de linguistique, qui la contrôle en compensant de règles ou modèles son agilité de moyens et de procédures l.

Le praxème sens (en français), «praxème des praxèmes», est le signifiant de cet écartement projectif ; il nous fournit d'un outil à dire le métalinguistique. Poser ainsi la question du sens du sens, c'est se placer en extériorité à la clôture tautologique, pour voir comment à tout instant de l'activité parlante-pensante et sur les grandes coupes et les déplacements majeurs où la pensée est remise en question par l'histoire, elle se reproduit.

Etant une linguistique socio-historique, autant qu'une linguistique de la position du sujet, la praxématique ne peut que trouver des secours et des lieux de réflexion dans l'étymologie.

1. Cf .Le Travail et la langue , Flammarion, Paris, 1978, 107-109.

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Nous voulons ici poser un problème d'étymologie par le renvoi du « sens » à l'histoire, et précisément au texte par lequel nous recevons et comprenons l'histoire. Ce qui revient à chercher la source datable, en l'état de nos connaissances, du « sens » parvenu jusqu'à nous, auquel nous restons soumis, sauf mise en train, précisément, d'une linguistique critique, d'une révision du « sens d'histoire ».

Le problème est à deux étages. Il y a un étage latin : un verbe sentire , un nominal sensus, ont servi d'expression praxémique au métapraxémique. Tout usager du latin héritait de cela, en particulier l'usager tardif, mais d'autant plus soucieux de reconduire les programmes signifiants de la langue-norme (de la grammatica ), que nous situons à l'époque carolingien- ne, à ce moment où la parole a galopé et pris ses distances. Le moment où nous pouvons penser que le système latin est mort dans ses dérivations en train de se systématiser à leur tour, est le moment d'une nouvelle attention apportée à la norme. Le « sens d'histoire » active sa production dans un durcissement réactionnaire des paradigmes. Cela se fait dans la restauration de l'Empire, à l'Ecole palatiale d'Aix-la-Chapelle où Charlemagne a appelé pour cela Alcuin et dans le réseau des monastères bénédictins. Une nouvelle ère des praxèmes latins et de la métapraxémique commence, qui tente de reproduire la première, arrivée à bout de course.

Nous sommes encore dans cette reproduction, car, même si sens n'est plus sensus , si morphémiquement nous parlons et écrivons un autre latin que le latin lui-même, nous sommes toujours en grammatica , soumis aux productions signifiantes de l'Antiquité et de son prolongement médiéval. La preuve la plus forte en est peut-être la restauration de tradition à laquelle se livra de Saussure en ouvrant le parcours de la linguistique moderne. Sa théorie du « sens » est une théorie du « signe ». Or depuis l'antiquité latine (à travers laquelle on lit d'ailleurs la conceptualisation du grec) sensus ne va pas sans signum, sentire sans signare , significare, significado. Si nous tentions une description des programmes que supporte sensus dans les occurrences textuelles, nous ne saurions le faire sans les croiser avec ceux de la «marque», attachés à signum. Le modèle ternaire saussurien, signe -

signifiant - signifié, remet en place les clôtures déjà longuement éprouvées. L'acte de naissance de la linguistique moderne est en fait une restauration de conceptualisation latine, un néo-classicisme.

On le perçoit bien en posant le deuxième étage du problème étymolo- gique. C'est l'étage d'une énigme, à situer lui aussi au moment carolingien de l'Europe. Car l'ancien français sen, l'ancien occitan sen ou sent, l'occitan moderne sen, le catalan seny, l'ancien italien senno ne peuvent avoir sensu- pour étymon. D'autre part, une évolution normale de sensu - devrait réduire le groupe -ns- à - s -, comme c'est le cas effectivement avec le portugais seso, le castillan seso(s), spécialisés au sens de « cervelle ». Un carrefour apparaît là que, sauf en occitan, les usages modernes effacent : d'un côté les formes

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romanes commençantes brisent avec le latin sensus, de l'autre ce sensus sous sa forme « savante », les réinvestit.

Or sen, seny, senno n'ont pas d'étymon latin. Leur origine est le germanique sin (allemand moderne Sinn). Que signifie cette rupture dans la filiation, compensée d'hypercorrection après coup ? Le « sens d'histoire » est traversé d'ethnicité. Ce phénomène, affectant le « praxème des praxè- mes », nous conduit au nœud de l'élaboration du « sens d'Europe », un nœud encore énigmatique.

Bénédictins, germanisme et romanité

L'époque carolingienne revient à la latinité comme si elle relevait le limes de l'Empire devant l'extériorité barbare. Mais c'est un limes double- ment intérieur, si bien que le projet culturel impérial tourne à un cloison- nement de son espace.

Cet espace territorialisé a subi, sur sa partie occidentale, entre la Manche et le Rhin les effets d'une stabilisation de la diglossie : là où les populations latinophones ont pu sauvegarder leur parole héritée (au prix de nombreux emprunts lexicaux aux deux grands groupes germaniques, le gotique et le franc), on parle déjà ce que nous appelons le « roman » ; là où la germanité culturelle a triomphé, le langage social est germanique, non sans emprunter inversement à la latinité. La frontière linguistique, cette rupture entre deux rééquilibrages, a peu varié depuis lors. On remarque très vite, à considérer la carte, que la germanité a plus de dynamisme que la romanité, d'abord parce que c'est elle la langue conquérante, celle de la société dominante pré-féodale, et parce qu'elle profite entre Rhin et Oder de l'immense réservoir germain que Charlemagne a annexé à l'Empire 2.

Signe principal de cette inégalité, la Cour est à Aix, en pays germano- phone, quoiqu'à peu de distance de la cité romanophone de Liège. Dans l'ensemble germanique le franconien va jouer un rôle particulier : il est la « langue aulique », celle du pouvoir et de son environnement immédiat.

Considérer ainsi la carte sociolinguistique européenne, c'est introduire une hiérarchie des contacts, des conflits et des fixations de langues. Le fait majeur d'Europe est la concurrence fonctionnelle qui règne au sommet de l'Empire et retombe sur le territoire, entre une langue latine à ce moment même restaurée en norme et dignité, et une parole germanique socialement puissante. Le « sens d'histoire » est là d'autant plus clairement posé en affrontement qu'il n'y a pas de forme médiane, même si les parlers germains

2. Nous négligeons les glacis complémentaires : entre le basque et le roman, les parlers euskariens lexicalement romanisés constituent le basque lui-même, les parlers romans attestant un substrat euskarien forment le gascon ; entre le celte et le roman, les parlers bretons réintroduits au VIe siècle en Armorique par la mer réinstallent un celtique continental, tandis que le substrat roman affecte sa variété vannetaise.

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se sont faits poreux aux praxèmes latins. La seule résolution du conflit est dans l'institution parallèle. C'est précisément à cette «institution de la langue germanique » que les Bénédictins vont se consacrer entre Fulda, Saint-Gall et l'Alsace. Ce sont tous d'excellents latinistes, éduqués à la rénovation de la grammatica , d'autant plus experts en latinité qu'ils en habitent les frontières depuis le vernaculaire germain.

Cette grande opération collective et rationnelle fonde la langue thioise, theotisca lingua , sur des bases claires. Les Germains, en situation diglossique a-typique 3, dénouent en bilinguisme le conflit qui risque de déchirer leur conscience identitaire. Ils versent à l'écriture, avec des procédés directement empruntés à la grammatica, une parole injustement décriée, socialement repoussée vers le « peuple » par l'acculturation cléricale inverse : les adjectifs theotisca (plutôt d'ouest) et teuthonica (que préfère Fulda) remontent à diot, « populaire » (allemand moderne deutsch). Le texte majeur pour cela, pratique de la théorie et théorie de la pratique est Y Evangelienbuch du moine Otfrid, formé à Fulda, conventuel de Wissembourg en Alsace, qui dédie son interprétation poétique du livre sacré à l'archevêque Liutberg de Mayence et à l'évêque Salomon de Constance, usant en préface du latin avec l'un et du germanique avec l'autre 4.

L'émergence du roman au texte est un autre problème à tous égards. Il ne répond pas à la même pression sociologique, puisque les formes orales du latin, bâtardes de la norme, ne se situent pas en confrontation avec elle. La société romanophone est une société latinophone évoluée qui n'a qu'à remonter en latinité pour retrouver sa dignité. La frontière de la grammatica et du sermo vulgaris n'est pas identitaire. L'institution du roman ne pose aucune urgence. Vulgaris , malgré l'apparence de parallélisme, n'est pas theotisca : les deux « peuples » ne sont pas en symétrie culturelle. Il n'y a d'ailleurs aucun pouvoir et aucune cour en roman. De plus le travail d'instauration est rigoureusement inverse : le germanique fait d'une menace de diglossie un bilinguisme, le roman ne peut trouver un statut de langue que dans l'aggravation de sa chute depuis le niveau latin. Il doit approfondir sa diglossie pour penser à la retourner.

Nous sommes trompés sur ce point par l'interprétation ordinaire des Serments de Strasbourg , surdéterminée de nationalisme roman, spéciale- ment français, anachronique. L'intention de ce texte n'était pas, historique- ment, de faire émerger une écriture romane spécifique, mais de permettre un jurement pratique entre deux armées, l'une d'est, en majorité germanopho- ne, l'autre d'ouest plutôt romanophone bien que son souverain, Charles le Chauve, fût dynastiquement un Germain. En fait il semble que la rédaction

3. Le concept de diglossie a-typique , pour désigner un conflit où la langue dominée garde ses chances tout en continuant à subir la dominance, est emprunté à l'école catalane de sociolinguistique, plus spécialement à F. Vallverdú.

4. Otfrides Evangelienbuch, herausgegeben von O. Erdman, 6e éd., Tübingen, 1973. Nous avons traduit en français le texte de dédicace in Lengas, Montpellier, n° 20 (1986), 7-16.

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des Serments ait été confiée à Nitard (qui nous en transmet le texte), abbé de Saint-Riquier, conseiller de Charles, lui-même germanophone, car petit-fils bâtard de Charlemagne éduqué à Aix. Lui, ou son atelier ont pour la version tudesque tout simplement utilisé le franconien aulique ; pour la version romane, ils ont dû inventer : de là l'embarras où se trouvent aujourd'hui les linguistes pour localiser ce vulgaire5. Le déséquilibre des deux situations du langage vivant en Europe se reproduit là.

Les Serments, tellement commentés, attendent encore une étude de sociolinguistique historique. A notre avis elle devrait faire intervenir un troisième texte, hypothétique, le texte latin, le seul qui pour l'Europe de 842 pût produire un sens indubitable, avec l'autorité de la grammatica juris. Nous lisons une « pierre de Rosette » où nous avons pris notre parti d'une absence du «hiératique», nous contentant de célébrer la naissance du « démotique » en regard de 1'« autre langue ».

La textualité d'Empire n'est pas compréhensible si l'on n'établit pas la référence commune de In godes minna et Pro Deo amur, qui est Pro Dei amore ; celle de in thiu thaz er mig sô sama duo et de in o quid il mi atresi fazet : in eo quod ille mihi idem faciat, etc. Mais il convient aussi d'apprécier à leur juste valeur, sur deux échelles inverses, le travail de germanisation, travail positif, et le travail de romanisation, qui est une distanciation, un établissement tâtonnant de différences. Citons in nohheiniu thing ne gegango qui reproduit in nullum jus / nullam causam adibo, alors que le roman nul plaid nunquam prindrai s'évade de la latinité pour suivre une évolution « barbarisante », germanisante de placitum, en définitive. Les moyens linguistiques ne recouvrent pas les moyens du sens.

On n'a pas non plus assez tenu compte de l'isolement de ce double texte. Il est sans lendemain. L'usage administratif de l'Empire va rester latin. Il faudra attendre la deuxième partie du XIIe siècle pour que timidement le roman troue la grammatica en écho aux usages sociaux, d'abord pour des jurements d'un tout autre niveau : local, paysan.

Ce n'est qu'à très longue distance de temps que les Serments de Strasbourg inaugurent un avenir des langues laïques en Europe. Il n'est pas vrai que, dans cette occasion, les langues royales acquièrent la dignité de l'écrit pour désigner des territoires 6.

Cependant la grande occasion impériale précède de peu d'autres émergences dont nous avons quelques traces. Mais il s'agit de littérature religieuse. La parole ne passe à la lettre que s'il s'agit de cet exercice « poétique », esthétique, que nous appelons précisément littérature. Citons la plus célèbre de ces traces : la « Cantilène de Sainte-Eulalie ».

5. Pour A. Wallens Köld (« les Serments de Strasbourg », Festschrift Voretzch, Halle, 1927) c'est déjà du « français », pour M. Suchier (« Die Mundart der Strasburger Eide », Festgabe Foerster , Halle, 1902) c'est du franco-provençal, pour A. Castellani (« Le problème des serments de Strasbourg », Congresso Interna- zionale di studi Romanzi , Firenze, 1959) c'est de « l'aquitain du nord », ou poitevin. 6. C'est ce que pense R. Balibar, « La langue de la France exercée au pluriel », France, pays multilingue, t. 1, l'Harmattan Paris, 1987, 12.

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Les problèmes que nous pose, linguistiquement et prosodiquement, ce bref poème sont ceux d'une éclosion, c'est-à-dire d'une autonomie mal dégagée. Le latin continue à peser s'il s'agit d'une nomination du sacré : anima, Christus (à côté de Krist), dementia. La versification est seulement en train de conquérir le rythme syllabique de la langue parlée 7. Il s'agit d'une séquence : le roman n'apparaît qu'en soutien d'une mélodie d'origine liturgique. Elle est placée dans le manuscrit sous l'autorité d'une Vita de la sainte, qui est en latin.

Ce manuscrit provient de l'abbaye de Saint-Amand, centre prestigieux de culture neustrienne. Il contient, de la même main , une pièce en germani- que, appelée Ludwigslied ou « rythmus teutonicus ». C'est un chant héroïque composé pour la victoire remportée en 881 sur les Normands par Louis III, neveu de Charles le Chauve. Sa langue est le franconien illustre, décidément confirmé. La versification est devenue latine, seulement touchée d'allitéra- tion germanique. Le déséquilibre des usages poursuit sur son élan.

Pourtant, dans le balbutiement littéraire qu'est Y Eulalie, l'avenir de la littérature européenne est en germe. Le « sens d'Europe » va passer par là, jusqu'au moment où il sera pleinement un nouveau « sens d'histoire ».

Retenons cependant cette pesée initiale du germanique. Au IXe siècle les Bénédictins « teutons » se sont donnés pour tâche, non d'ajouter un poème populaire, en dérivation basse, à la liturgie latine, mais de construire, en équivalence du texte latin, le système des signifiants qu'exigeait la transpo- sition du texte le plus haut, le texte sacré. Leur pratique collective, résonnant d'abbaye en abbaye, a créé les praxèmes dont toute la littérature en langues germaniques est depuis lors l'utilisatrice. Retenons en deux. L'un est minna, de la racine indo-européenne du latin memini, memoria, qui passa à l'expression de la dilectio bénédictive et devint ainsi le signifiant de 1'« amour ». L'autre est sin, qui fit dériver, comme l'avait fait sensus avant lui, la perception sensible vers l'intellection. Le « praxème des praxèmes » était recréé. La récréation passera aux Bénédictins romanophones.

La cérémonie narrative dans le sanctuaire signifiant

Restons chez les Bénédictins, mais passons en Aquitaine. Changeons d'époque. Nous sommes vers le début du troisième tiers du XIe siècle. L'écho translinguistique est là, dans un texte lui-même énigmatique : les trois premières laisses de la « Chanson de Sainte Foy ». Les voici 8 :

7. Cf. G. Contini, « Rapporti fra la filologia (come critica testuale) e la linguistica romanza », Actele celui de al XII - lea congres international de Linguistica si Filologie Romanica , Bucarest, 1970, 47-65.

8. D'après A. Thomas, La chanson de Sainte Foy d'Agen, Pans, 1925, et La chanson de Sainte Foy , t. 1, texte et commentaire philologique par E. Hoepffner. Paris, 1925. Nous avons donné au texte sa forme de distiques, qui nous paraît correspondre au type de construction phrastique et mélodique propre à l'écriture narrative du XIe siècle roman.

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Legir 9 audi sot z eiss un pin / del veil temps un libre latin. Tot Y escoltei tro a la fin. / Hanc nô fo senz qe'l nô'l déclin. Par led del pair 'al rei Licin / e del linnadg' al Maximin . Cel meiro'ls saintz es tal train / côfa'l venaire' l cervs matin : a elusa ' Is mena et afin / mortz los laissavan en sopin. Jazon els camps cuma f radin, / no'lz sebe I lir on lur vizin. Czo fo prop del temps Costantin. Canczon audi q'es bella'ntresca 10 , / que fo de razo espanesca. Nô fo de paraulla gresesca / ne de lengua serrazinesca. Dolç e suaus es plus que bresca, / e plus qe nulz pimenz q'om mesca. Qi ben la dig a lei fr ance sea, / cuig-me qe sos grans pros l'en cresca, e q'en est segle l'en par esca. Tota Bar cona et Aragons / e l'encôtrada delz Gascons sabon quais es aqist canczons, / e s 'es ben vera 'sta razons. Eu l'audi legir a elerezons j et a gramadis a molt bons, si qon o monstr a'l passions / en que om lig estas leiezons. E si vos platz est nostres sons, / aisi cô'l guida Y primers tons, eu vos la cantarai en dons. 11

Senz du second vers est sen au cas sujet singulier. La graphie - nz , dans Sainte Foy, s'explique comme une notation d'un - n particulier, non menacé de caducité (cf. anz de annos, avec -nn-, latin). Une autre graphie d'occitan médiéval est sent , cas régime, sentz , cas sujet.

Ce poème nous a été conservé dans un manuscrit de l'abbaye de Fleury, échoué sous un faux titre et après bien des avatars à la Bibliothèque de l'Université de Leyde 12. Il appartient à un recueil déchiré (un autre fragment est à la Bibliothèque d'Orléans), dont le motif était les cultes de la sainte de Conques et de Marie Madeleine, la grande inspiratrice de la religiosité clunisienne. Une telle collation jalonne un chemin bénédictin, entre Vézelay et Saint-Sernin de Toulouse, part «haute» du «chemin français » de Compostelle.

Il n'y a pas dans ce recueil de texte germanique. Il vient chronologi- quement après d'autres « traces » que nous avons : la Passion de Clermont- Ferrand, la Vie de Saint Léger, le Boecis élaboré à Saint-Martial de

9. La lettrine manque dans le manuscrit. 10. Il y a là une difficulté textuelle. Faut-il comprendre bella en tresca « belle en danse » ou bella

Ventresca (« belle mise en danse ») ? Tresca est abondamment attesté, *entresca ne l'est pas. Le sens est peu affecté par l'un ou l'autre choix. 11. Voici une traduction qui tente de reproduire le rythme des octosyllabes. Elle réserve (guillemets)

l'interprétation des praxèmes difficiles : « Sous un pin même j'ouïs lire / un livre latin du vieux temps. / Je l'écoutai jusqu'à la fin. / One ne fut "sens" qu'il ne le dît. / Parlait du père au roi Licin, / de la lignée de Maximin, / prenant en chasse les martyrs, / comme veneur les cerfs à l'aube, / les menant au fort et à fin, / les laissant morts la face au ciel. / Comme larrons gisaient au sol / sans qu'un voisin les enterrât. / Ce fut juste avant Constantin.

Chanson ouis belle à "danser", / dont la "matière" était d'Espagne. / De parole grecque n'était, / ni de langage sarrasin, / plus douce qu'un gâteau de miel / et qu'aucune épice versée. / Qui bien la dit "à la française", / je crois qu'il en aura profit / qui dans ce siècle paraîtra. Le pays basque et l'Aragon / avec la contrée des Gascons / savent quelle est cette chanson. / Si véritable est sa "matière". / Je l'ouïs lire à d'humbles clercs / comme à de grands maîtres lettrés, / l'enseignement de la "passion" / où l'on peut lire ces "leçons". / Et si vous plaît la mélodie, / que nous réglons au premier ton, / pour "dons" je vous la chanterai.

12. Hoepffner, op. cit., 3-18.

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Limoges, où le texte religieux roman a pris sa liberté en élargissant son registre.

La « Vie de saint » a été l'occasion de cette libération {Boecis semble obéir au même modèle, bien que son héros ne soit pas inscrit au Martyro- logue canonique). Eulalie a donné la formule de composition : vie édifiante du chrétien exemplaire, tentation païenne et résistance, martyre et assomp- tion. Vingt-neuf vers suffisaient alors. Nous en sommes vers la fin du XIe siècle à 593. Le groupement se fait maintenant en unités de rime identiques (en occitan) ou de même assonance (en langue d'oïl). Dans Sainte Foy elles donnent une première image de ce que sera la laisse épique. Dans la Vie de Saint Alexis , poème normand probablement contemporain, ce sont de véritables strophes régulières de cinq décasyllabes.

Derrière le texte roman, à la fois la liturgie latine chantée et une cérémonie propre qui occupe le sanctuaire.

Eulalie était une « séquence », Sainte Foy est très certainement un « trope ». Le manuscrit porte sur la page qui précède la Chanson, la mention : Dixit dominus alleluia. On sait que le trope s'est développé au cours du XIe siècle, principalement à Saint Martial, comme une vocalise sans limite de Va final ď alleluia 13. Pour soutenir la mémorisation et l'exécution du trope, on eut l'idée de lui affecter des strophes latines. Quand le roman succède au latin, à Saint-Martial même, le tropator, compositeur musical et littéraire, est devenu un trotador. Il n'y faudra qu'un déplacement des thèmes, une laïcisation, - à vrai dire un contrafactum de portée révolu- tionnaire - , et la lyrique romane (le trobar d'amour) sera née. Ce sera fait autour de 1 100 à la Cour de Poitiers 14.

Sainte Foy atteste sa source musicale ecclésiastique. Dans la dernière des trois laisses ci-dessus il est question d'un son , ou «mélodie» sur le « premier ton ». Entendons le premier des huit tons du grégorien qu'en ce même XIe siècle a définis le Bénédictin Aurèlien de Réomé 15. Il convient, nous disent d'autres auteurs, aux récits d'histoire. C'est à la fois un ton de Psaumes et la matrice du recto tono des lectiones , ou lectures du Martyro- loge pendant les repas conventuels. Le même lieu textuel nous instruit de la « passion », c'est-à-dire du récit de martyre en que om lig estas leiczons, « où l'on lit ces leçons ». Le démonstratif estas ne peut qu'annoncer ce qui suit, c'est-à-dire la vie de la sainte, déplacée du latin au roman et versifiée. Le même déplacement qui produisit la poésie lyrique en langue moderne, est aussi responsable de la naissance d'une narrativité vulgaire. Mais dans ce cas il n'y avait pas retournement agressif. L'amour restait sacré. L'objet du poème était l'instruction religieuse.

13. Cf. H. Spanke, St Martial Studien, Zeitschrift für franzosische Sprache und Literatur, 1930, 31, 32 ; « Zur Formenkunst der ältesten troubadours », Studi Medievali, VII (1934), 72-84, etc.

14. Si l'on prend Guillaume IX d Aquitaine comme premier troubadour en date. (-t. notre « Lecture du "Corns de Peitieus" Actes du Colloque International d'Etudes Courtoises, Salerne, 1989 (à paraître).

15. Cf. Alfaric, La chanson de Sainte Foy, op. cit., (Hoepffner), t. 2, 72.

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N'y avait-il pas quand même, d'une certaine façon, révolution ? La consultation de divers documents nous place devant un véritable déchire- ment sociologique dans le culte, que l'Église sut absorber, non sans résistance d'ailleurs.

Au départ, à Conques même, un conflit pour l'occupation nocturne du saint lieu. Bernard d'Angers, le célèbre écolâtre auteur d'un Liber miracu- lorum, y alla, au début du XIe siècle, vérifier la réalité des guérisons surnaturelles qui y attiraient en foule les pèlerins. Sainte Foy n'était pas d'abord de Conques, mais d'Agen. Elle avait été translata , entendons « rapinée », d'un monastère à l'autre. Le Moyen Age est plein de ces vols de reliques. Les restes du martyre emportent avec eux leur puissance d'inter- cession. Les miracles allèrent donc des bords de la Garonne à cette communauté rouergate qui prenait autorité et nom ( Conchas , « les coquil- les ») d'être une étape vers Saint-Jacques.

A Conques, Bernard se trouva devant une habitude prise, qui choqua en lui le clerc et l'humaniste : les illitterrati passaient la nuit dans l'église à chanter des airs champêtres et des nugas 16. Les moines, lui dit-on, avaient déjà plusieurs fois voulu interdire l'occupation. Ils avaient fermé le soir les portes de la basilique, mais elles s'étaient rouvertes toutes seules. Le ciel avait tranché en faveur du peuple.

Par la suite, un peu partout dans la chrétienté occidentale, l'Eglise dut réagir non contre des chants, mais contre des danses, surtout féminines, dans les édifices du culte. Ces choreae sont à distinguer de la danse sacrée qu'exécute un prêtre liturgiquement. Nous sommes assez bien renseignés sur ce tripudium, attesté à Saint-Martial et à Notre-Dame de Paris au moins 17. N'y avait-il pas chants et danses à Conques au temps de Bernard d'Angers ? On voit mal un divertissement populaire sans cette association.

Cependant, en dehors des exultations festives incontrôlées, l'Église avait le moyen de faire virer au culte la ferveur des masses. Elle pouvait les régler dans la cérémonie même du pèlerinage. Ce fut la procession dansée. Elle nous est elle aussi connue. Nous en avons une description précise pour Saint-Riquier, dès l'époque préromane 18. Une promenade d'autel en autel se terminait devant celui du saint éponyme. A Conques la même cérémonie est attestée au XVe siècle. Elle se fait le 2 février, in cappis et cum Karola, tam sacristae quam confratriae Beatae Mariae, et cum processione . La Karola , « carole », n'est rien d'autre que la danse collective, ici assurée par une confrérie et dans l'accord avec le clergé 19.

16. Le terme de nugae sert toujours chez les chroniqueurs ecclésiastiques médiévaux à désigner la poésie profane en langue vulgaire.

17. J. Chailley, «la danse religieuse au Moyen Âge», Arts libéraux et philosophie au Moyen Age, Montréal-Paris, 1969, 363.

18. C. Heitz, « Architecture et liturgie processionnelles à l'époque préromane », Revue de l'Art, XXIV (1974).

19. M. Auber, L'Eglise de Conques, Paris, 2e éd., s.d., 10.

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Carole dansée dans la carole toute neuve de Sainte Foy : ne peut-on placer à Conques même cette grande transaction dans la culture, qu'arbitre l'Église? La fete populaire se règle d'un rite cérémoniel. Les danses improvisées se voient substituer une procession dansée. Le poème chanté suit en trope Y alleluia, et le trope soutient la participation rythmée de la foule. Du même coup le poème en vulgaire se trouve promu à une nouvelle destinée : il ouvre le champ de la littérature aux illitterati. La narrativité romane vient de se constituer en un grand genre public.

Bien des signes de cette mode commençante peuvent être repérés en des lieux divers. Restons à Conques pour atteindre le motif le plus profond de cette novation, dont les conséquences allaient être immenses.

En précisant et amplifiant une découverte de C. Segre 20, nous pensons avoir reconstitué avec une assez grande sûreté (c'est ce que nous appelons une « hypothèse forte » et une j< simulation ») la promenade dans l'église qui faisait l'essentiel du culte de Sainte Foy. L'unité narrative est la « période » d'onze laisses. C'est ce qu'a vu Segre. Il y en a trois successives qui servent au récit de la vie et de la tentation de la sainte. Après ces trente-trois laisses, la répartition est autre. Il faut en compter dix pour le récit du martyre. Deux forment un toit émotif de l'œuvre : l'Enfer et le Ciel sont présents, comme sur le fameux tympan que les pèlerins ont vu avant d'entrer, prière est faite à la sainte « d'intervenir au Paradis » auprès de Dieu. Selon nous, il y a marche à l'autel, où est la statue-reliquaire (aujourd'hui transférée à la crypte) sur une période tronquée d'une laisse, et immobilité pour la prière, « pause orante ».

De l'autel il faut revenir au porche de l'église. A cela sert la dernière période, de dix laisses encore. Elle a été critiquée. Les premiers éditeurs modernes ne voyaient pas à quoi pouvait servir ce récit du châtiment des empereurs païens 21 : châtiment sur terre et par les armes, qui paraît devancer le jugement divin. C'était passer à côté du « sens d'histoire » que propose ce texte : un « sens d'Empire », en même temps, et un « sens d'Europe ».

Le Chemin explique tout. Il ne serait pas parcouru sans une re- présentation émotive et idéologique de l'époque canonique des martyres, celle de la persécution de Dioclétien, qui ouvre le temps de la réconciliation de Dieu et de l'Empire, sous Constantin. Le texte occitan place le récit sur le seuil de ce basculement des institutions terrestres, à ce moment cosmique : czo fo prop del temps Costantin. La Croisade, qui vient d'être ouverte en 1063 contre les Musulmans d'Espagne, assimilés aux Païens, est le moment cosmique renouvelé. Les pèlerins qui passent par Conques ne sont pas que des pécheurs douloureux cheminant vers Compostelle en quête d'indulgen-

20. « La structure de la Chanson de Sainte Foy », Mélanges Frappier, Genève, 1970, t. II, 1005-1018. 21. Thomas, op. cit.

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ces. Ce sont aussi des combattants du Christ, qui vont égorger ses ennemis. Le dernier vers de ce récit d'Empire ajouté à une vie de sainte les laisse sur le porche, regard dirigé vers l'Espagne, convaincus de leur mission et débarrassés de toute pitié 22 .

Le chemin explique , la procession aussi. Nous aimerions redonner à ce verbe la force de son étymologie. La narrativité a pour fonction de déployer, d'expliciter le sens : fable, apologue, récit édifiant, récit tout court, instancié. La carole qui accompagne le récit et se construit de ses instances périodi- ques, est une « explication >> dansée du texte.

Cele ne serait pas possible en tout lieu. Il faut que le sanctuaire le prévoie. Nous en avons eu la preuve quand, proposant pour l'exécution physique du distique le mouvement du branle double (en l'occurence de la sardane dont les origines sont dans le sanctuaire et pyrénéennes), nous avons abouti à l'hypothèse d'une avance d'un mètre à gauche et d'un mètre à droite. Le nombre moyen de pas par période étant de 500 pour 125 vers en moyenne, les danseurs devaient parcourir en une unité narrative quelque 115 mètres, c'est-à-dire la carole de la basilique de Conques 23 .

Le « sens » se dansait en une architecture elle-même signifiante. Cette danse, le texte de la Chanson la nomme tresca en occitan.

Conques a trouvé cela, a expliqué le sens en récit et l'a bâti en pierre pour que les pèlerins pussent l'inscrire sur les dalles. La date la plus probable pour la composition du poème et l'exécution du manuscrit est 1060-1080. Nous voici conduits au grand moment de Conques, entre l'abbé Odolric (1030-1065 environ) rebâtisseur du sanctuaire et l'abbé Bégon (1087-1107, avec une interruption de deux ans), qui acheva le cloître, favorisa une campagne scriptique, en particulier en occitan et soutint la mission espagnole du monastère. Cette mission a la forme précise de l'élection en 1082 de Pierre d'Andouque, moine de Conques, à l'évêché de Pampelune. Conseiller du roi de Navarre à l'époque où dans la capitale débasquisée arrivent les Occitans du quartier de Saint-Sernin, l'évêque est en place au moment même où le Seigneur pyrénéen de Burguete donne à l'abbaye rouergate le terrain sous Roncevaux où elle va construire son hôtellerie. Conques maîtrise l'aval du chemin jusqu'à la Sierra de la Demanda ; elle a aussi ses positions en amont : Conches en Normandie et Sélestat en Alsace. Étroitement liée avec Saint-Pons de Thomières, par où est passé Pierre d'Andouque, elle étend aussi son influence vers Narbonne, Fontfroide, Barcelone.

22. E si's sun mort, vos nunqua'm calla... Del lor cantar ja'm pren nualla, « et s'ils sont morts, peu vous importe... De chanter d'eux je me fatigue ».

23. On trouvera la demonstration dans notre article « De la Chanson de Sainte Foy à la Chanson de Roland », Revue des Langues Romanes, XCI (1987) 1-23 et de façon plus développée dans notre Épopée de la Frontière, enquête sur la Chanson de geste, à paraître.

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A la lumière de ce sens d'histoire européenne développé en récit mythique, mais soutenu d'une très concrète prise de pouvoir sur le chemin de Saint-Jacques et dans le royaume qui le contrôle, on peut décoder les trois laisses qui ouvrent la Chanson.

Nous possédons déjà quelques clefs, ayant restitué la tresca et compris passions, leiczons, sons, primers tons. Mais il reste à dessiner les programmes de sens qu'apportent au texte des praxèmes comme declin, razo, lei, et ces syntagmes qui ont tant fait réfléchir les médiévistes : lei francesca, razo espanesca, leur donnant l'occasion d'inscrire en archéologie leurs fantasmes nationaux modernes.

Qu'on songe par exemple aux conséquences tirées d'une interprétation hâtive de lei francesca, « matière française ». On n'a pas manqué de voir là 24 la preuve de la supériorité de la production du Nord sur le Sud, du royaume de France et de Saint-Denis-en-France sur les abbayes d'Aquitai- ne, de Septimanie ou de Provence. La langue d'oïl aurait inventé le style narratif roman, la Chanson de Saint, et donc la Chanson de geste. La fausse perspective est générale, fonctionnelle, elle se fait prendre pour la seule possible.

Or francesca n'offre rien d'évident. Tout dépend du regard. Un regard depuis l'Espagne ne désigne pas univoquement le royaume capétien. Les études faites sur la Chanson d'Oxford, prouvent que la « doulce France » pour qui meurent Roland et les pairs, et qui répond à cette mort par les désordres de la tempête 25 a une forme neustrienne d'Empire carolingien. Si l'on appuie la désignation sur l'usage espagnol, tel qu'il s'est imposé aux Arabes et tel qu'ils l'ont répandu, les Pyrénées sont la frontière entre deux vastes pays d'Europe, Bïlad al-Andalûs, qui est l'Espagne même, et Bilad al-Ifrang, l'au-delà des monts. Or entre le XIe et le XIIIe siècle, le front pionnier que la Conquête chrétienne dessine dans les terres et les villes prises aux Musulmans va être occupé par des gens d'outre-Pyrénées, appelés uniformément Franci ou Francigenae dans les textes qui leur accordent des privilèges. Ce sont majoritairement des Aquitains et la langue véhiculaire qu'ils imposent à la Navarre, en repoussant le basque, est un occitan toulousain, celui de Saint-Sernin à Toulouse et de Saint-Sernin à Pampelune 26.

Quant aux guerriers qui vont faire carrière en Espagne entre la première prise de Barbastre (1064) et la prise définitive de Saragosse, ce sont des Aquitains, des Septimaniens, gens d'Oc, des Bourguignons, gens d'Empire, et des Normands, ennemis principaux des Capétiens. Le royaume de France est rigoureusement absent des affaires de France avant le mariage

24. Cf. M. Delbouille, « l'Interprétation du prologue de la Chanson de Sainte Foy », Revue de langue et littérature d'oc, 1970, 106.

25. Chanson d'Oxford, v. 1428-1430, cf. notre Épopée de la Frontière. 26. R. Cierbide, « Introduction à l'étude de la documentation navarraise en langue occitane », Actes du

Congrès de l'Association Internationale d'Études Occitanes, Turin, 1987, à paraître.

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de Louis VII avec Constance de Castille. Il faut attendre le milieu du XIIe siècle pour que les « Francs » aux yeux des Espagnols commencent à être des « Français » d'entre Loire et Somme.

La façon la plus logique de recevoir lei francesca est donc d'admettre la naissance d'une «manière des Francs» dans cette Espagne navarraise, aragonaise, catalane que traverse l'initiative de Conques : dans la mouvance linguistico-littéraire de l'abbaye occitane. Effet-retour qui ne peut étonner : c'est sur le front culturel (la « Frontière ») que l'invention poétique se manifeste d'abord. La «société coloniale» prend l'initiative, qui remonte vers la métropole. Le texte dit bien cela en désignant les lieux de diffusion de la chanson : Basconna, pays basque, Gascogne et Aragon. A Conques revient une mode qui a réussi d'abord sur ses « marches » d'Espagne.

Dernier trait d'identification du pays culturel : la désignation de la nouvelle langue littéraire par l'absence d'appellatif propre. Cette parole promue qui n'a pas de nom, est en situation espagnole : entre la « lengua serrazinesca », l'arabe d'Espagne, langue de prestige et de chancellerie même dans les royaumes chrétiens, et la « paraulla gresesca », à la fois langue d'un Empire d'Orient, à ce titre rivale méditerranéenne du latin, et langage du commerce. L'occitan écrit à Conques, à Toulouse, à Narbonne ne se place pas dans cette triangulation. Il y est à Pampelune et à Barcelone. L'inno- vation linguistique se dénote comme une victoire sociolinguistique sur une aire espagnole.

Les premières laisses de Sainte Foy ne peuvent être référées qu'à une pratique culturelle de la partie méridionale (en Aquitaine), puis septentrio- nale (en Espagne) du Chemin. Le lieu d'articulation des deux domaines où le Sud soudain devient Nord, est à Roncevaux, que détient Conques. La pratique culturelle a la forme linguistique de ces praxèmes qu'on a voulu saisir en dehors des conditions géographiques et historiques de leur production.

Selon ces conditions, la lei francesca, « manière des Francs » et non « manière de France », ne peut qu'être référence précise. Le texte porte : qi ben la dig [la chanson] a lei francesca. Il ne s'agit pas du « chant » lui-même, pris en charge par la guida (« tonalité d'ensemble ») du « premier ton » ; il ne s'agit pas de la « danse » appelée tresca, mais d'un troisième élément, qui ne peut être que le texte même, entre mélodie et interprétation dansée. Dig, qui doit compléter ici canczon, n'est pas « dire » au sens banal moderne, mais « composer » (l'occitan choisira plus tard dictât). La lei est un procédé de génération textuelle, un « art de composer ». Il ne peut s'agir que de cet ensemble : la distique, la laisse, la période de onze laisses. Là est le métier qui assure le profit (pros) et la célébrité dans le monde (q'en est segle Ven par esca).

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Latín du sens, Espagne du chant

Mais, pour autant que nous progressions en cernant les programmes praxémiques, nous n'avons pas réduit l'opacité centrale du texte. Car il reste à déterminer :

1. la personne référentielle qui, derrière le «je», assume une triple audition (legir audi ...un libre, canczon audi, l'audi legir a clerczons) pour passer enfin à l'activité du chant (eu vos la contarai), question qui contient celle posée par est nostres sons, possessif pluriel ;

2. concurremment la référence du vos ( vos platz, vos la cantarai) ; 3. la réalité géographico-historique à laquelle renvoie razo espanesca,

car si nous comprenons bien maintenant la lei francesca, comme « manière des Francs d'Espagne », la razo, qui ne peut être que « contenu, matière » 27 , ne peut concerner l'Espagne : toute l'histoire de Sainte-Foy est contenue dans l'en deçà des monts, celle de la Sainte, celle de ses miracles, celle de son culte.

Les programmes du sens semblent à plaisir embrouillés. Nous ne pouvons en accuser une difficulté résiduelle irréductible, effet de notre infirmité documentaire et lexicale. Le texte est vraiment construit comme une énigme.

Mais les termes entre lesquels bâille cette énigme sont simples. Avec eux nous avançons vers cette forme de détermination du sens qu'est son « bornage ».

Un premier « champ linguistique », comme aurait dit O. Trier, une première isotopie discursive, dans la terminologie de la sémantique struc- turale, un premier programme praxémique, dans la nôtre, réunit legir audi, libre latin, Y audi legir a clerczons, et a gramadis, passions, lig estas leiczons. Il n'offre rien que d'attendu : la lettre est en latin, elle est le bien des clercs de basse catégorie (le diminutif clerczons) et des savants docteurs en grammatica (gramadis). Elle donne matière aux lectiones monacales des passions. On ne lit pas, si l'on n'est pas clerc, directement le livre, on l'entend lire (legir audi). Est ici désignée la vita sanctae. Nous l'avons dans un manuscrit de Paris et un manuscrit de Montpellier sauf qu'elle minimise le rôle du saint Caprais associé au martyre de Sainte Foy. La chanson la suit sans écart, y compris dans le récit du larcin fait à Agen. A cette occasion, lijun-o en escriptura, « on le lit dans l'écrit », atteste la chanson.

L'élément attaché à ce programme, « l'ajout prédicatif » est donné par le quatrième vers, hanc nô fo senz qe'l nô'l déclin , de façon indubitable et par ses ben vera ' sta razons , très probablement. S'il y a une logique textuelle dans ces trois strophes, sous leur opacité, elle nous impose de comprendre la première comme un programme du « lire » concernant la vita latine, la

27. On pense naturellement aux razons du xill* siècle qui donnent en prose le contenu des chansons de troubadours.

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seconde comme un programme de «l'entendre chanter» où n'est en question que la chanson romane, et la troisième comme un rassemblement dialectique du livre et de la chanson. Dans ce cas,

' sta razons ne concerne pas la canczons , comme le prouvent bien les quatre vers suivants qui nous ramènent au texte latin.

Il y a donc deux razons , l'une pour la Chanson, l'autre pour la Vita. Seule la première est espanesca. Mais alors, la Chanson dont on vante la tresca n'est pas celle de Sainte Foy ! Tous les commentateurs ont cru qu'elle l'était. Nous introduisons dans la foi au texte un doute fondamental.

La razo de la Vita est vera, « vraie ». L'adjectif commente la phrase où se définit l'écrit latin : hanc nô fo senz qe 7 nô l déclin . Nous voici au nœud du problème, motif de cet article : « il n'y eut jamais sens que [le livre] ne le déclinât ». Attention aux temps des verbes ! Déclin, après un passé, viole la « règle de concordance ». Entendons un présent : « qu'il ne le décline ». Le livre est d'éternité. Tous les sens possibles, occurrences dans le devenir temporel (hanc nô fo senz), il les enferme dans sa «déclinaison», où ils acquièrent l'intemporalité. Le livre fait du sens une transcendance. Déclin pourtant marque une chute dans l'immanence, une inflexion de l'éternité dans le transitoire. Il ne peut en être autrement puisque la Vita est un récit, une instanciation du sens. Mais récit, instanciation sont et demeurent en latin, en norme linguistique, diégétique, symbolique intouchable. La norme du sens est totalisée dans le livre refermé ; elle se déplie dans la lecture, mais en se confirmant de cette explicitation. Elle ne peut s'échapper. Elle n'est pas créative. Le sens est un absolu, c'est bien une transcendance. La vérité du récit roman lui est suspendue ( vera ... razons). Il n'y a en effet jamais eu de poème hagiographique roman, il n'y en aura jamais qui ne soit fondé sur le gel du sens dans un texte latin correspondant.

Le « sens du sens » est ainsi bloqué sur lui-même. Le latin des clercs est une tautologie absolutisante. Cette absolutisation est l'œuvre de Y ordre, de Y Ordo, au sens plein. Les Bénédictins ont mis leur sceau infrangible sur le sens. Le praxème germanique a servi à cela. Le roman de Conques se scelle d'un teutonisme pour signifier la transcendance de la latinité. L'histoire linguistique de l'Europe, la vie sociolinguistique, s'immobilisent dans ce signe totalisateur.

Les Bénédictins clunisiens ont ainsi « fait sens » pour les langues néolatines comme pour les germaniques. Si l'on s'étonne qu'un praxème aussi étroitement canalisé d'usage clérical et littéraire à ses origines, ait débordé dans l'usage le plus général, on en prendra un autre exemple : le français trouver , l'occitano-catalan trobar9 l'espagnol trobar , l'italien trovare remontent au tropare , praxème de la technique musicale et poétique des abbayes occitanes de l'Ordre, qui a remplacé le banal invenire du latin.

Le latin dans ses bornes, « décline », fait du sens une projection discursive, sans rien perdre du sens, ni de la vérité. Le roman, nous l'avons

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dit, explicite : il sert à instancier rythmiquement, à chanter et à danser le récit. Sur une même razo , un même thème, il prend sa vérité ailleurs.

Mais qu'est-ce donc que l'autre razo ? La réponse, le bon chanoine Fabre qui a écrit sans beaucoup de méthode sur Sainte Foy, l'avait trouvée, en lisant Yipse sous eiss un pin 28, « sous un pin même ». Les philologues patentés se sont épuisés à expliquer qu'un livre pût être lu sous un pin. Après tout, pourquoi pas ? Mais la lectio cléricale, dont il est question ici, ne s'est jamais faite sous des ombrages. Encore moins celle de Sainte Foy, qui ne présente rien de champêtre. L'instance de Y eiss répond. La mention du pin est un signe de reconnaissance textuelle. La cheville (qui ouvre le poème !) se plante dans le texte. Ce pin a poussé dans un paysage textuel. Comment ne pas reconnaître l'arbre sous lequel, dans le Roland d'Oxford, Charlemagne réunit son conseil ?

Nous avons comparé ce pin à la « lettre volée » de Poe, dont J. Lacan fit un séminaire célèbre. Tout le monde l'a dans le regard et personne ne la voit.

Cette mention initiale explique tout l'embarras de ces trois laisses énigmatiques, si l'on découvre 1'« absent au texte », qui en est l'essentiel. L'opacité du sens était la contre-épreuve du manque.

Traduisons platement l'énigme en histoire littéraire. La Chanson en une langue innommée, sauf par sa double extériorité, en une langue nominalement absente elle-aussi, est une Chanson de geste rolandienne élaborée dans le milieu des Francs de la Frontière sous la direction culturelle de Conques 29 . Elle ne peut être qu'en occitan. Ses modèles sont là où ils peuvent être : dans la chanson de Saint, tous les romanistes en conviennent. Cette chanson se chante sur le premier ton du grégorien, elle est « belle en danse ».

C'est elle qui revient à Conques proposer mélodie et manière (lei) pour célébrer Sainte Foy. Elle perd donc sa « razo espanesca » et trouve une razo latine, qui la suspend à un sens transcendant, latin et « grammatical ».

Le je est le carrefour de ces circulations dans l'espace, les langues et les thèmes. C'est un sujet feuilleté culturellement et multiple actantiellement. Il est à la fois récepteur de la Vita latine qui va devenir chanson romane, récepteur et transporteur de la Chanson de matière espagnole et de manière franque. Il vient probablement du pays de la mode, de Navarre : est nostres sons pourrait être un pluriel de modestie ; il est plus décisivement, croyons- nous, un collectif de création. Mais pour le chant à Conques, devant les pèlerins rassemblés ( vos ) , qu'on va mettre en danse, en transes, il redevient

28. Du nouveau sur la Chanson de Sainte Foy. La Chanson de Roland dans la Chanson de Sainte Foy, Rodez, 1941.

29. Nous devrions ajouter une intervention de Saint-Martial, pour un fragment textuel passé dans le corpus de Saint-Denis, que répercutent d'autres manuscrits (V7, C, P, 4) et dans le Ronsasvals occitan. Cf. notre article « Le corpus rolandien », Cahiers de civilisation médiévale, XXXIII (1990). Ce fragment n'est pas dans le texte oxonien.

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singulier. La voix narrative, même si c'est celle d'un maître de chœur, ne peut être polyphonique. La polyphonie, nous la plaçons ailleurs : dans les vocalises nécessaires au compte des unités rythmiques et qui prolongent le trope, Va de V alleluia initial 30. Les danseurs soutiennent ainsi le récit.

En dons , conclut ce récitant. Non pas : en don . Il ne fait pas un banal cadeau de son art à un auditoire passif. Il propose d'offrir à la sainte la danse elle-même, le poème, la ferveur rythmée et rimée dans le sanctuaire ordonné pour cela. L'œuvre dans la basilique est V offrande dont les danseurs sont porteurs.

Ce point d'arrivée n'est pas une hypothèse conclusive, une clôture démonstrative qu'on trouvera risquée, même si elle plaît. C'est une ouver- ture vers des recherches et des découvertes qui toutes retombent en preuves sur elle. Nous nous contentons de les énumérer.

Il y a dans le « récit d'Empire » qui termine la tresca de Sainte Foy (la dernière période de dix laisses) tout un appareil textuel, allusions nominales, praxèmes de dénotation culturelle, formules stylistiques qui renvoient à l'Espagne et au texte des Chansons de geste. Un poème épique roman se lit en filigrane de cette évocation, fleurie d'anachronismes, de l'Empire romain.

Le Roland d'Oxford lui-même obéit à la formule de Sainte-Foy : la période de onze laisses. Si on le débarrasse de l'épisode de Balingant , on découvre tout simplement une triplication du texte de Conques 31 .

Depuis longtemps, on accumule les preuves de l'existence en Espagne chrétienne des thèmes rolandiens, avant le XIIe siècle. La plus forte est la fameuse Nota Emilianense , bref texte de San Millán de la Cogolla, basilique royale de la Navarre, qui vers 1060 donne le nom de six pairs, appelés « neveux » avec la localisation à Roncevaux de l'affaire pyrénéenne de 778, où Charlemagne fut vaincu 32.

Par ailleurs, on suit à la trace une vogue occitane de ces thèmes, dans l'onomastique, dans l'œuvre des troubadours, dans l'architecture d'Aqui- taine. A notre avis ces traces occupent le blanc documentaire entre une épopée occitane primitive et sa forme tardive provençale, le Ronsasvals , qui permet d'entrevoir « par transparence » quatre siècles de textualité 33 .

Le Roland d'Oxford s'achève par le vers fameux autant qu'inexpliqué : Ci fait la geste que Turoldus declinei . A notre avis, le suffixe - us désigne un clerc, la geste un texte latin qui authentifie non plus le martyre d'un saint (encore que Roland ait été pris pour tel), mais une aventure d'histoire. Nous avons déjà compris declinet à travers l'occitan : il s'agit de la textualisation en latin. Qui fut Turold ? Parmi tous ceux qui ont été proposés le plus

30. On en trouvera la démonstration dans notre Épopée de la Frontière. 31. Cf. notre article « De la chanson de Sainte Foy a la chanson de Roland », art. cit. 32. D. Alonso, « La primitiva épica francesa a la luz de Una Nota Emilianense », Revista de Filologia

española, XXXVII (1953). 33. Le Ronsasvals a été édité par Mario Roques, Romania LVIII (1932) 1-28 et 161-189.

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probable est un normand, découvert par Boissonnade 34 , qui reçoit en 1 128 à Tudèle une mosquée pour en faire une église. Le Roland d'Oxford serait donc une réfection du début du XIIe siècle, en normand et dans une visée normande anti-capétienne 35, d'un Ur-Roland occitano-navarrais, réfection authentifiée par le texte latin d'un écclésiastique normand.

L'épopée romane a été un peu plus tard transformée en chanson d'histoire pour célébrer la prise d'Antioche. Or à côté de l'abondante chanson française, nous possédons un fragment d'une Chanson d'Antioche occitane, sauvé par la transmission espagnole, et où l'on reconnaît, avec la période undécimale, la thématique du Roland et les héros mêmes de Roncevaux.

En 1209, devant le déchaînement de la Croisade albigeoise, un parti occitan pro-catholique appelle un poète de métier 36, qui connaît la poétique de la période, possède l'occitan épique, et décide de composer sur la mélodie même de la Chanson d'Antioche. Or il vient de Tudèle en Navarre. C'est Guilhem de Tudela.

D'autres découvertes seraient à signaler sur d'autres épopées médiéva- les qui obéissent au même modèle. D'autres seront certainement faites au fil des relectures.

Il nous suffisait ici de pointer la date, le lieu, la société où, pour la première fois en Europe, dans une narrativité nouvelle, au sein d'une cérémonie réunissant poésie, chant, danse, architecture, le « sens » se dit « sens », en emprunt au germanique sin mais pour désigner l'absolu signifiant du latin. Ainsi se réinvente la littérature. Nous datons de cette re-fondation du sens. Nous sommes tous depuis, en Europe, des germano- latins, et par ailleurs des fils culturels de l'Occitanie et de l'Espagne.

34. Du nouveau sur la Chanson de Roland, Paris, 1923, 484-485. 35. Telle est la thèse principale de notre Epopée de la Frontière, qui va contre la lecture, surdeterminee

d'idéologie nationale française moderne, de l'Université classique. 36. Cf. notre communication a paraître, « Guilhem de Tudela », Actes du colloque « Toulouse capitale »,

Toulouse, 1988.

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