le griffonnage : esthétique des gestes machinaux

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ROGER LENGLET LE GRIFFONNAGE Esthétique des gestes machinaux Photos de Jean-Bernard Rioual ÉDITIONS FRANÇOIS BOURIN 27, rue Saint-André-des-Arts 75006 Paris

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ROGER LENGLET

LE GRIFFONNAGE

Esthétique des gestes machinaux

P h o t o s d e J e a n - B e r n a r d R i o u a l

ÉDITIONS FRANÇOIS BOURIN 27, rue Saint-André-des-Arts

75006 Paris

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R E M E R C I E M E N T S

A madame Priet pour avoir orienté et dili- genté ma quête parmi les manuscrits de la Bibliothèque nationale, et pour les griffonna- ges qu'elle m'a signalés.

A madame la conservatrice en chef du musée de Pontoise et à Guy Pierre pour leur contri- bution documentaire.

A Simon Pradinas, à Gilles Tordjman, à Paule Pérez, à François Thibault, à Jean- Bernard Rioual pour leur soutien décisif. Et à tous ceux, nombreux, qui m'ont encouragé avec cette sorte de ferveur des supporters cyclistes donnant une seconde paire de mollets aux coureurs.

Enfin, à ma femme qui fut ravie de voir notre maison se transformer en musée du griffonnage.

@ Éditions François Bourin, 1992.

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à Suzanne Desrosiers

«Penser, c'est suivre une ligne de sorcière. »

Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu 'est-ce que la philosophie ?

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Introduction

Tout le monde griffonne ou presque : pendant les cours, lors des réunions, au télé- phone... Des millions d'œuvres d'un art populaire dont la valeur esthétique reste insoupçonnée finissent chaque jour au fond des corbeilles, au coin des marges ou, sur les pupi- tres, s'effacent sous les coudes des écoliers.

Contrairement aux graffiti, les griffonnages n'ont pas encore été étudiés. Sans destinataire, non prémédités, ils sont commis malgré soi et aussitôt oubliés. Tenus pour «machi- naux» ou inconscients, on croit généralement qu'ils n'ont qu'un intérêt psychanalytique. A tort.

Une approche esthétique en révèle cent vertus qu'un immémorial mépris nous a habitués à passer sous silence. L'irrégularité des traits, l'aléa, l'indécision ou, au contraire, la répétition qui commandent nos tracés étranges ne sont condamnables que du point de vue des canons classiques du dessin. Il en va tout autrement si, inspirés par une philoso- phie allègre et animés d'une curiosité réfractaire aux conven- tions, nous suivons les griffonnages avec passion et respect.

Les réjouissantes conséquences d'une telle attitude nous conduiront à porter semblable regard sur d'autres pratiques esthétiques tout aussi communes et discrètes, qui nous

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occupent en toute occasion : triturer de la mie de pain, chipoter, taillader, manipuler un bâton...

Chemin faisant, nous découvrirons que toute cette acti- vité, dérisoire d'apparence, n'abrite pas simplement des pen- sées ordinaires mais ressaisit notre quotidien dans une contemplation et une méditation de tous les instants.

L'observation généreuse de notre micro-gesticulation peut, sans allégeance à une psychologie, mettre au jour une vaste quête esthétique et, subvertissant les autorités classiques du discours et la vision du comportement commun, faire appa- raître un portrait inédit et secrètement familier du vulgum pecus.

L'ordre des chapitres adopté ici n'épouse pas une concep- tion naturaliste qui nous conduirait du simple au complexe. On s'étonnera sans doute de ne pas trouver considération des figures « élémentaires » dans les premiers chapitres : seg- ments, triangles, rectangles... Ne sont-ils pas les « corps pre- miers», les «simples» de toute composition? Illusion. En matière de griffonnage, aucun motif n'est élémentaire (au sens classique du terme), nul graphe n'est simple ou pur de l'univers formel dans lequel nous baignons depuis la prime enfance. Rien n'est jamais tracé qui ne procède d'une sub- jectivité déjà instruite par des représentations complexes, des accidents, des réseaux, des ensembles organisés... Il n'est pas un cercle ou un carré qui ne soit déjà un sourd dialogue avec l'irrégularité et le mélange, pas un point qui ne se des- sine sur son contrepoint.

La géométrie a-t-elle si puissamment imposé son modèle qu'il faudrait y prêter encore allégeance pour traiter du grif- fonnage ? La raison qui céderait à une telle tentation devrait en répondre des théories modernes du sujet.

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Ce que l'enfant voit durant les premiers mois de sa vie, ce ne sont pas des éléments simples mais des visages qui se penchent sur son berceau, celui de sa mère, et éventuelle- ment des seins généreux. Yeux, nez, bouches, fronts diver- sement proportionnés, spectacle burlesque pour tout dire, étonnant et sympathique : visages souriants, grimaçant tou- tes sortes de mimiques, dont la bouche émet des jeux sono- res, d'amusants pétrissages onomastiques. On pense, depuis Mélanie Klein, que les premières grandes frustrations auront pour effet de faire exploser l'univers symbiotique du nour- risson et qu'il devra s'accoutumer à la valse des morceaux d'organes alors projetés comme parties coupées de lui-même, dépositaires d'une éternelle nostalgie, à tout le moins d'un mystère jamais épuisé. Aurait-il fallu commencer cet ouvrage par les innombrables visages ou par les organes isolés qui jonchent les cahiers et les pupitres ?

Quand l'enfant s'empare d'un crayon, la ligne droite et les figures géométriques n'apparaissent jamais comme élé- ments primaires : après ce que les psychologues appellent les «gribouillis» (lignes enchevêtrées, boucles, piquetages, stries...), les premières figurations évoquent des visages ; puis viendront les corps, les monstres et, sous l'injonction des adultes, les maisons, le soleil et les fleurs...

Notre «typologie» ne saurait donc aller du simple au complexe. Nous sommes toujours déjà dans un labyrinthe, dans un mélange, affectivement et symboliquement aliénés, culturellement perdus à tout jamais hors de l'élémentaire, ne renouant avec ce dernier qu'à travers des mythologies : toute tentative rationnelle de retour à l'élémentaire est pro- jet, toute remontée vers le rudiment procède d'une inten- tionnalité (déclarée ou discrète, consciente ou non), d'une construction du réel autant que d'une analyse structurée. Le trait apparemment le plus rudimentaire est pulsé, porté par une sève nourrie du spectacle des formes sophistiquées.

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Ce n'est peut-être qu'au cœur de la paresse, dans la « fati- gue» de l'œil et de l'esprit que le trait s'épure en s'épui- sant, et confine au point. Mais c'est là encore un résultat, non un élément premier.

Avant de prendre forme, avant d'offrir des figures, le grif- fonnage est une gesticulation, un accompagnement, une dis- traction active. L'élémentaire est une «dynamique», une série d'actes y préside : barrer, couper, relier... Griffonner, avant tout souci du dessin final, c'est laisser à la main l'occa- sion d'exprimer les «verbes» qui la hantent.

Hors l'illusion, nul ne commence jamais par une ligne : le moindre trait réclame un mouvement conquis sur la complexité du réel, sur la richesse et l'enchevêtrement des formes. Rien ne vient du simple qui ne soit déjà passé par le complexe, ne serait-ce que par le symbiotique, l'éclate- ment, l'abîme, le remontage, la scène dramatique...

Nos chapitres se rangent donc à l'arbitraire d'une mytho- logie de circonstance : suivons d'abord la ligne que l'enfant trace sur les murs qu'il longe en allant à l'école. Ce sera notre premier signe de piste, dont l'ironique orientation nous ache- minera au lieu par excellence du griffonnage : l'espace scolaire.

La ligne du griffonneur attablé danse sur place, invente des jeux, dévoie l'axe des marges, se replie, se love, creuse ses propres refuges, vire en labyrinthes, déniche quelques monstres...

D'animaux familiers en spécimens inédits, nous médite- rons une nouvelle zoologie. De corolles stéréotypées en raci- nes folles, les griffonnages de nos contemporains nous conduiront à travers une végétation déconcertante dont nous dresserons un premier inventaire avec l'irrépressible fièvre de botanistes abordant une terre inconnue.

Le lecteur découvrira que le griffonnage n'offre pas seu- lement une nature surprenante et pathétique : bientôt cerné par d'innombrables flèches, il sera poussé vers des totems

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inquiétants, il contemplera de mystérieuses sphères de cubes et des fastes de géométrie peu euclidienne mêlant Corpo- réité, Abstraction, Matérialité et Expression... Il verra, comme l'enfant dans son berceau, des visages surgir de nulle part, souriants ou obtus. Prenant alors conscience de la vertu esthétique de ses propres torpeurs, il méditera sur son inconsistance et reconnaîtra dans des sévices corporels infligés aux portraits des célébrités ceux qu'il leur administre par- fois avec une insouciante complaisance.

Il comprendra alors combien cette île de peu de repos valait d'être explorée, mamelon de nos rêveries sédimentées, abri- tant merveilles et hantises, icônes et pacotilles, emprunts et trouvailles... Enfermant à jamais nos fulgurances innom- mables et nos pesanteurs inconfortables.

L'histoire de France pourrait être revue sous l'angle des griffonnages commis par ses grands acteurs politiques, mili- taires, savants et artistes... Nous ferons quelques relevés topographiques illustrant les effets virtuels de cette relecture historique, nous nous interrogerons sur l'origine du griffon- nage : nous surprendrons Dieu lui-même en flagrant délit et Homo sapiens s'y commettant déjà à l'âge des premières pierres gravées. Enfin, nous reviendrons à l'ère des pupi- tres incisés et maculés pour servir à l'inventaire des traces mystérieuses de notre siècle.

Dans les derniers chapitres, attachant notre attention à d'autres pratiques esthétiques quotidiennes qui, distraite- ment cultivées par chacun, présentent des vertus similaires, nous nous avertirons définitivement de la nécessité de renou- veler le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur nos gestes apparemment dérisoires, tenus pour banals ou vulgaires.

On confond toujours tout : graffiti, griffonnages, barbouil- lages, gribouillis, croquis... Même les dictionnaires surpren- nent, tantôt en indifférenciant les définitions qui appellent

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pourtant des nuances précises, tantôt en établissant des dis- tinctions trop péremptoires. Rien d'étonnant : la confusion n'embarrasse pas les esprits distingués quand elle enveloppe les objets vulgaires. On ne reprochera certes pas aux cer- cles de lettrés fixant les définitions de respecter à cette occa- sion le sens d'usage : le commun use aussi de tous ces termes sans grand scrupule, amalgamant dans ces expressions l'idée de l'accidentel, de l'involontaire, de la gratuité, de l'ina- chevé, de l'expédié, du n'importe quoi, et j'en passe.

Cette grande et respectable imprécision, où se reproduit notre société de jugements esthétiques, ne nous empêchera pas de déposer ici les éléments d'une définition délicate. Offrande au dessein de redorer le vulgaire à ses propres yeux puisqu'elle devrait lui permettre de mieux apercevoir et, peut-être, de mieux défendre ses créations graphiques.

Le mot griffonnage reçoit de courtes définitions l'assimi- lant totalement au gribouillage et au barbouillage : «écri- ture ou dessin informe». Certains le caractérisent comme «esquisse ou ébauche». Les lexicographes véhiculent une belle confusion. Quel bonheur de posséder tant de mots pour désigner un objet si inconsistant ! Et des sens si contradic- toires pour un même terme ! Le travail des auteurs de dic- tionnaire, il est vrai, ne consiste pas à observer les pratiques graphiques, ni à offrir des noms aux choses sous-estimées, mais uniquement à attribuer des significations aux mots, en consacrant l'usage et le canon académique. Qui voudrait penser l'innommé sans lever l'ancre du lexique finirait navré. Dévoyons donc le vocabulaire : il serait dommage de sacri- fier le mot griffonnage à une pure répétition sémantique quand il pourrait désigner une production graphique dont le lecteur se convaincra au premier regard qu'elle n'a rien d'informe et qu'elle est en tout point étonnante.

Tout d'abord, égard capital, un griffonnage se distingue d'un graffito et d'un dessin en ce qu'il n'est généralement pas conçu pour être exposé au regard d'autrui. Il est fait pour soi, il est autoréférent. Caractéristique fondamentale

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si l'on songe à la richesse des déterminations intervenant dès lors qu'on entreprend de composer en quelque façon avec des spectateurs. Dessins et graffiti sont profondément condi- tionnés par cette ostensibilité qui, consciente ou non, contra- riée ou acceptée, structure intentions et gestes. Dès notre plus jeune âge, cette visée nous anime, avides que nous som- mes d'attention et de compliments, portés ou meurtris par les commentaires d'autrui...

Ensuite, aspect lié à son étrange indépendance des regards, le griffonnage est absurde. Du moins n'a-t-il aucune fonc- tion explicite ni aucune règle. Il concurrence le fil du dis- cours et n'est souvent composé que d'éléments hétéroclites, insolites, s'agrégeant en masses compactes ou flottant sans liens. Commis malgré soi, voire à notre insu, personne ne le prend au sérieux, chacun y cède sans y accorder de sens. Le griffonnage ne se confond pas avec le croquis ou l'esquisse : n'ayant ni objet à représenter ni œuvre à préfi- gurer, il est prêt à de tout autres aventures et se satisfait d'un rien.

N'y attachant aucune importance, nous ne nous attablons jamais afin de griffonner. Cette activité libre de tout projet n'est pas préméditée, aucun préparatif ne l'annonce. Elle advient, par-dessus le marché, sans que nous la désirions. Nous l'entreprenons dans la négligence, nonchalamment.

On fignole indéfiniment des détails, on repasse dessus pour en épaissir le trait ou pour le sacrifier. On l'abandonne, ina- chevé, parfois avec une pointe de regret, pour l'oublier aussitôt.

Rejeton non désiré, sans statut : griffonnage, gribouillis, barbouillage, dessin informe, ... juste quelques mots pour le (dis)qualifier. Significatif flottement des dénominations évoquant l'incertitude de la chose même, sa confuse ambi- guïté. Genre bâtard.

Non content de ne servir à rien, il ne cherche aucune reconnaissance, ne se soucie d'aucun titre de noblesse. Sans

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prétention, il se laisse traiter selon l'humeur du géniteur. Le singulier destin du griffonnage en fait une activité

parallèle, clandestine, parasite, étroitement liée à l'univers du langage. Le stylo s'y ingénie dans les situations où les mots prennent une place prépondérante, et il anéantit souvent ainsi leur effet de sens. Cette vacance graphique favorise une attitude morale et intellectuelle dérogeant aux formes classiques de l'écoute et aux marques traditionnel- les du respect : des velléités de concentration accompagnant les premiers tracés, l'attention devient vite « flottante », quand elle ne dérive pas franchement au large d'une rêverie ber- cée de vagues rumeurs ou de fantasmatiques impertinences. Certains s'en vexent ou le répriment, sans toujours se l'inter- dire eux-mêmes.

Dans notre civilisation, les occasions ne manquent pas de subvertir les discours par ces icônes improvisées : on grif- fonne d'abord à l'école en écoutant les professeurs. Une classe de trente ou quarante jeunes gens, sous le souffle endu- rant des maîtres, a tôt fait de devenir une véritable forge du rêve éveillé. Enfants et adolescents ne sauraient prêter l'oreille à leurs sentencieuses paroles cinq jours par semaine sans lacérer les pupitres, sans festonner les cahiers de capri- cieux liserés et de créatures incertaines. Tant de phrases rai- sonnables, quotidiennement entendues et notées, méritent bien quelques monstres édifiés, hurlant dans les marges et mordant sur les mots.

Rentrés chez eux, les élèves révisent leurs notes, rédigent leurs devoirs et, encore soumis au régime des chiffres et des lettres, griffonnent de nouveau.

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La propension des jeunes gens à la rêverie, éventuelle- ment accentuée par la montée de désirs diffus et par un désin- vestissement de leurs études, trouve dans le griffonnage un petit dérivatif fort commode. Les tracés, fussent-ils rudimen- taires, offrent toujours un heureux divertissement à l'âme qui se morfond, un petit biscuit à l'imagination tenue en cage.

Les enseignants qui réprimandent les buissonniers gra- phismes de leurs élèves sont les mêmes parfois qui, lors des réunions pédagogiques, en couvrent leurs feuilles.

De fait, les réunions professionnelles sont particulièrement favorables aux activités graphiques. On voit des délégués syndicaux, des directeurs du personnel et des patrons qui se répondent sans lever les yeux de leurs absurdes figures. Les promoteurs des « cercles de concertation » au sein des entreprises, qui rêvent d'une communication sans ombre et d'une «qualité totale», traquant les facteurs de malenten- dus et les pertes de temps, oseront-ils préconiser un jour la lutte contre le griffonnage ?

La palme du griffonnage revient au fonctionnaire. Le tra- vail administratif réunit les conditions idéales pour une pro- duction de haute qualité. Il faut en finir définitivement avec la vision du rond-de-cuir absorbé dans la confection de cocottes en papier au lieu de traiter les dossiers entassés dans les armoires. L'image est par trop caricaturale, son dévoue- ment à la tâche est souvent réel. Les jeux de pliage exigent d'ailleurs deux mains ; or, du rédacteur de mairie au secré- taire général, du standardiste au directeur de cabinet, une main est toujours occupée à noter une information, à cher- cher un document, à presser un bouton... Généralement requise pour tenir un stylo à longueur de journée, cette main jouit de pauses régulières, parfois prolongées, surtout quand l autre doit maintenir l'écouteur téléphonique contre l'oreille. Les «post it» se couvrent alors d'amples arabesques, de légions de parallélépipèdes, de visages...

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J e suis infiniment redevable à tous ces employés qui, péné- trés pa r l ' idée de l ' intérêt public, ont bien voulu me laisser fouiller dans leurs corbeilles : nombre d'illustrations réunies

dans cet ouvrage proviennent des bureaux de l 'administra- tion centrale et territoriale.

Loin des stéréotypes de l 'employé pointilleux et borné, le fonctionnaire plongé dans la paperasse sait faire preuve d 'une imagination et d 'une souplesse insoupçonnée. S'il grif- fonne comme nul autre, c'est précisément qu' i l doit survi- vre dans un milieu où les mots y sont plus envahissants et plus désincarnés que nulle part ailleurs, qu'ils se présentent exclusivement en bordereaux, en doléances, en règlements, en circulaires, en textes de lois, en rapports, en notes de synthèse.. . Personne ne subit autant q u ' u n employé admi- nistrat if les méfaits quotidiens de la langue de bois ; il doit y obéir et, pis, s 'en servir. Qui songerait à lui reprocher d ' in t rodui re dans cet univers morbide la petite fantaisie du griffonnage et la torsion du t rombone ?

Beaucoup d 'en t re nous auraient peu l 'occasion de lâcher de l 'encre si le téléphone n 'é tai t devenu l ' ins t rument indis- pensable de la vie moderne. Il suffit qu 'une discussion tourne au monologue de notre interlocuteur, ou q u ' o n ne se pas- sionne pas outre mesure pour ce q u ' o n raconte soi-même, pour se lancer dans les meilleures œuvres. Cet instrument de télécommunicat ion qui inhibait parfois la parole de nos

grands-pères permet en fait toutes les libertés que les échan- ges directs n 'autor isent pas, parmi lesquelles le griffonnage le plus «autiste» ; encore faut-il relever que l 'habi tude vire chez certains griffonneurs en heureuse incontinence chro- nique q u ' a u c u n contexte ne réduit plus.

Les carnets où nous portons les coordonnées de nos cor-

respondants contiennent des années d'expression graphique. Si l 'on doit renouveler cet agenda, c'est souvent qu ' au fil des mois nous l 'avons chargé de traits intempestifs, donnant aux noms et adresses des typographies de plus en plus exubé-

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rantes, épaississant les lettres et leur offrant un corps de reliefs, des arabesques, les encadrant de hachures ou de fleurs...

Si l 'on trouve des griffonnages dans les cahiers, les cor- beilles de bureau et les carnets de téléphone, on en voit aussi sur les annuaires des P . T . T . , les nappes des cafés-restau- rants, les brouillons d 'écr ivain, les listes de provisions, les

magazines de télévision, parfois sur les mains ou les bras des écoliers et, voisinant avec les graffiti, sur leur sacoche,

leurs jeans, leurs tennis ou leurs patogas, sur les pupitres et les murs . . . O n en découvre jusque dans les cavernes de nos ancêtres préhistoriques, avant m ê m e l ' appar i t ion du dessin pariétal ; ceux-là plongent encore les anthropologues dans une profonde perplexité !

Au vrai, les historiens et les ethnologues pourra ient , s'ils s'y penchaient, en recenser une quantité et une diversité iné- puisables ; ils contr ibueraient , pa r l ' é tude de cet humble objet, à une meilleure connaissance de l ' h o m m e et de notre culture.

Les figures varient à l ' infini et peuvent se renouveler à

l ' intérieur d ' u n même graphisme. Pour tant , on peut appré- hender des dominantes thématiques et caractériser certains principes de composition. En outre, le griffonnage se per- sonnalise de manière souvent très manifeste.

Sa singulière prolixité mérite q u ' o n s ' interroge sur ses ver- tus, q u ' o n lui accorde une généreuse at tent ion et un n o m qui en rende la spécificité.

Le mot griffonnage dérive de « griffe » : les pages le por- tent assurément comme la signature de leur auteur et il n 'est pas rare que ces marques soient s implement laissées comme lacérations, griffures d ' u n monstre discrètement relâché. . . Il apparaî t lui-même tissé de contradictions, fait de bric et

de broc, transgressant la loi des espèces, griffon.

Le griffonnage n 'es t pas si isolé qu ' i l paraî t au premier abord. Il représente, en fait, la forme stylographique d ' u n

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déploiement de pratiques esthétiques ordinaires tout aussi autoréférentes, pareillement tenues pour négligeables. La richesse, l 'originalité de chacune valent d 'ê t re interrogées. Leur fortune paradoxale lance un défi à l 'intelligence : à la fois discrètes et communes, négligentes et pathétiques, étran- ges et familières, elles attendent qu 'une observation suspende leur refoulement culturel et individuel. Toute cette activité

micro-gesticulatoire, vite esquivée sous les notions pesantes de « manies » et de « tics », voire de « pratiques transitionnel- les», avec une connotat ion strictement psychologique dont Donald Woods Winnicot t a pour tant bien marqué la relati- vité, possède des vertus que l 'esthétique peut aujourd 'hui met t re en valeur.

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P R E M I È R E P A R T I E

S U B V E R T I R L ' U N I V E R S , UN A R T O R D I N A I R E

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Les plus longs griffonnages du monde

Les enfants se plaisent parfois, en marchant sur le chemin de l'école, à tracer contre les murs une longue ligne horizontale à l'aide d'une craie ou d'une pierre. Des obstacles surgissent qu'il faut contourner, sau- ter ou sur lesquels l'enfant maintient la craie au passage, contemplant fugitivement les formes que ces obstacles impri- ment au tracé : une gouttière lui offre un arrondi, une grille ou une tôle de hangar ondulée lui impose une soudaine dis- continuité qui la transforme en ligne pointillée... Ici et là des matières et des objets restent réfractaires au tracé : vitrines des magasins, feuillages de troènes bordant les jar- dins... Et d'autres présentent des rugosités redoutables qui dévorent la craie en quelques mètres. Durant cette nouvelle appréhension de l'espace, la main reçoit impérieusement sa vitesse non du bras mais des jambes ; dictature des mem- bres inférieurs qui procure l'agréable sensation de renver- ser l'impérialisme des parties hautes.

Les détails entrevus sur le mur qui défile, pressentis comme autant de supports occasionnels à des rêveries nos- talgiques, restent quasi inexploités ; la marche jouissivement imposée d'en bas, impitoyable ciseau producteur du présent, est maître du temps, c'est-à-dire de la vitesse. La vive

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curiosité des enfants trouve parfois la pointe du présent logée sous la tête de la craie, au point d'usure, de râpure violente.

Par instants, une conscience aiguë, tragique, naît à ce spectacle multisensoriel, l'esprit se portant simultanément en cinq endroits au moins : dans la main, dans les jambes, sur la craie et ses soubresauts, sur la surface matérielle, au point de contact, et enfin, mais en même temps, sur le petit miracle de la ligne qui se déploie comme un long fil d'Ariane toujours déjà condamné à se rompre.

Ce regard esthétique est celui des époques où la médita- tion s'attache spontanément aux rugosités, surtout quand elles sont mises en mouvement, à l'âge où la solide matière devient elle-même une métaphore vive condensant la dureté des épreuves de l'existence, temps où les multiples chutes, se payant en peau arrachée et en grimaces, font les pieds à l'imaginaire'. Age aussi de la scolarité qui, du temps, fait un comptage sévère, un écoulement redouté que l'on aimerait ralentir et accélérer à l'envi. Poussé par ce désir, tenu sous le joug de cette dimension qui, mesurée, scandée, sonnée, fait alterner la crainte et la libération, nous forgeons nos premières métaphores temporelles : une conscience affec- tive du temps s'éprouve dans ce mur longé et dans la trace laissée derrière la craie qui s'use, inscrivant en creux le retard que nos rêves nous feraient prendre si volontiers en chemin. De fait, les chemins de l'école buissonnière, en s'écartant du trajet fixé et en offrant du bon temps, du temps volé à la marche collective, suggèrent d'autres jeux, de plus vives contemplations.

1. De nombreux auteurs ont souligné le rôle capital de la postura- tion verticale et de la marche dans le développement de notre imagi- naire. L'anthropologue Gilbert Durand s'y appuie pour soutenir que la hantise de la chute et le coût douloureux de l'apprentissage de la mar- che structurent profondément notre esprit. Les structures anthropologiques de l'imaginaire, éditions Bordas, 1979, pp. 122-124.

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L e t e m p s et la s a n c t i o n , dès la p lu s t e n d r e e n f a n c e , asso-

c i en t l e u r s u b s t a n c e et l e u r s ob je t s . T o u t e r ê v e r i e , t o u t e

dé r ive d ' a t t e n t i o n s ' y h e u r t e et c o m p o s e avec l e u r t e r r i f i a n t e

compl i c i t é .

S u r le p a r c o u r s d e l ' e n f a n t t e n a n t la c ra ie , des t r o u s a p p a -

ra issent , suspensifs : en t rées d e p a r k i n g , por tes , cours , r ue s . . .

V i d e s subs tan t i f iés p a r la m a i n et l ' e s p r i t s o u d a i n t e n d u s s u r

r i en , b é a n c e s , s y n c o p e s spa t i a les é p r o u v é e s s u r u n p a r c o u r s

« m a t é r i e l » , d a n s u n m o n d e p r o s p e c t é et , d u c o u p , b i e n p lus

rée l q u e ce lu i d e l ' a u t o m o b i l i s t e o u d u p a s s a n t t i r é p a r ses

seuls souc is e t q u e l ' e x i s t e n c e a c o m p l è t e m e n t d é t o u r n é ,

c r o i t - o n , d ' o c c u p a t i o n s s e m b l a b l e s . E t , c h a q u e fois, l ' é co -

l ier do i t faire l ' i m p a s s e s u r l ' o u v e r t u r e q u i s 'of f re , s u r la frac-

tale p ressen t ie n a t u r e l l e m e n t et q u ' i l v o u d r a i t su ivre . L ' é c o l e

est d e v a n t , il n e p e u t se d é t o u r n e r n i s ' a t t a r d e r l o n g t e m p s .

D a n s la r é p é t i t i o n des j o u r s , d e n o u v e l l e s t r a c e s a p p a -

r a i s s e n t s u r le « t r a j e t scolaire 2 ». U n e d e u x i è m e l igne p e u t

v e n i r s ' é t e n d r e s u r l ' e n s e m b l e d u p a r c o u r s , p lu s o u m o i n s

para l lè le à la p r e m i è r e , q u e l ' e n f a n t i n t èg re a lors c o m m e u n e

d o n n é e s u p p l é m e n t a i r e r e n o u v e l a n t le j e u e s t h é t i q u e ; s ' a m u -

s a n t ici à m a i n t e n i r u n é c a r t c o n s t a n t e n t r e les d e u x t r a c é s ;

s ' e f f o r ç a n t là de r e p a s s e r d e s s u s f i d è l e m e n t s a n s se l a i s se r

s u r p r e n d r e p a r les d é v i a t i o n s s u b i t e s ; s ' e s s a y a n t p lu s l o in

à la r e c r o i s e r r é g u l i è r e m e n t p u i s à e n v a r i e r l ' a m p l i t u d e . . .

L a t ro i s i ème l igne j o u e f r é q u e m m e n t d a n s le coulo i r cons t i tué

2. «Trajet scolaire» est une expression du langage administratif qui, étroitement fonctionnelle, parvient à passer dans les usages du langage commun, ainsi que d'innombrables autres formules qui ont pour effet de vulgariser l'élagage de toute référence à la vie subjective ou locale, à la vie aléatoire perturbant l'ordre en s'y soustrayant. La subjectivité devient absolument redoutable quand elle prétend servir ce dernier : c'est ce qu'on appelle vulgairement prendre son cas pour une généra- lité, ou prendre son désir pour une réalité. Double tranchant de la sen- sibilité autoréférente mais déjà corrompue, capable du pire et du meilleur.

Page 22: Le griffonnage : esthétique des gestes machinaux

p a r les d e u x p r é c é d e n t e s . O n p e u t o b s e r v e r par fo i s j u s q u ' à c i n q o u six l ignes q u i f l i r tent s u r des d i s tances cons idérab les .

L a p e r c e p t i o n matér ie l le d e l ' e n f a n t et les rêver ies qu i s ' en n o u r r i s s e n t se r é d u i s e n t g é n é r a l e m e n t vers la fin de l ' a d o -

l e scence sous la p r e s s i o n des soucis i n s t i t u t i o n n e l s , sous le

p o i d s des i n f o r m a t i o n s s t a n d a r d i s é e s et des ré f lex ions fonc-

t i onne l l e s ; de so r te q u e cet te facul té de c o n t e m p l a t i o n e n

g e r m e n e susc i t e p o u r a ins i d i r e p lus q u e soup i r s d ' i m p u i s -

s ance à l ' â g e adu l t e . L o i n de voi r t r o p h â t i v e m e n t d a n s cet te

d i s p a r i t i o n le s igne d ' u n e b o n n e a d a p t a t i o n d u p r i n c i p e de

p l a i s i r a u p r i n c i p e d e réa l i té , le p h i l o s o p h e et le poè te p e u -

v e n t y d i s c e r n e r l ' a v o r t e m e n t s o c i a l e m e n t p r o g r a m m é de

l ' i m a g i n a t i o n ma té r i e l l e , le s c a n d a l e u x é t o u f f e m e n t de cet te

facul té d ' a p p r i v o i s e m e n t d u m o n d e sans laquel le a u c u n e réa-

l i té n e s a u r a i t j a m a i s a d v e n i r ni d u r e r .

L a l i g n e d r o i t e e t s o n d é v o i e m e n t

L a m o i n d r e l igne p e u t i n t r o d u i r e d u réel s u r u n m o d e

l ud ique . Q u a n d la dro i te e l l e -même dérou le sa rec t i tude dans

le m o n d e , elle p e u t d o n n e r à v o i r les choses a u t r e m e n t . E n

so r t e q u ' o n su i t avec p la i s i r u n e d r o i t e h o r i z o n t a l e c o n t i n u e

q u i , m i s e e n v a l e u r p a r u n a r t i s t e , n o u s inv i te à l ' a c c o m p a -

g n e r p a r t o u t o ù elle passe o r d i n a i r e m e n t avec discrét ion, suc-

c e s s i v e m e n t b o r d u r e a r ch i t ec tu ra l e , co rde à l inge, pu i s l igne

d ' h o r i z o n , p a r t i c i p a n t à la c o n s t r u c t i o n de n o t r e m o n d e ,

o c c a s i o n n a n t u n e pe r spec t ive c o n t e m p l a t i v e i n a t t e n d u e , dis-

c r è t e m e n t i r o n i q u e ou bouleversante 3 .

L e s p a s s a g e r s des t r a i n s son t o r d i n a i r e m e n t saisis p a r le

l i g n a g e d e s é l é m e n t s q u i déf i l en t sous l eurs y e u x , gr i f fon-

3. A ce propos, lire « Aventures d'une horizontale », dans Écrits timides sur le visible, de Gilbert Lascault, Union générale d'éditions, coll. 10/18, Paris, 1979, sur sept pages de dessins de S. Steinberg parus en 1971 dans The Labyrinth.

Page 23: Le griffonnage : esthétique des gestes machinaux

n a n t avec l e u r seul r e g a r d s u r ce t t e m i s e e n m o u v e m e n t d u

p a y s a g e , des rai ls e t des l ignes é l e c t r i q u e s : o n les s u p p o s e

t r o p s i m p l e m e n t a b s o r b é s p a r des r é f l ex ions p l u s o u m o i n s c o n s t r u i t e s , c é d a n t à des s o u v e n i r s , r ê v a n t à q u e l q u e p r o -

j e t , s o n g e a n t à l e u r famille , p r é o c c u p é s p a r les diff icul tés sco-

l a i res d ' u n e n f a n t o u p a r les e x i g e n c e s d ' u n e m a î t r e s s e ,

e s s a y a n t d ' é c l a i r c i r u n p r o b l è m e , à t o u t le m o i n s p e r d u s e n

e u x - m ê m e s . L e s y e u x des v o y a g e u r s q u i r e g a r d e n t à t r a v e r s

les v i t res o n t par fo i s l ' i m m o b i l i t é de l ' a b s e n c e , m a i s q u e l q u e s

s a u t i l l e m e n t s r é p o n d a n t e n c o r e a u x s t i m u l i e x t é r i e u r s lais-

sen t d e v i n e r q u ' i l s su iven t r ê v e u s e m e n t le spec tac le d e l ignes h o r i z o n t a l e s a u x c o u r b e s d o u c e s f i l an t c o m m e c o m è t e s .

C e r t a i n e s v o n t se p e r d r e d é l i c a t e m e n t d a n s les c h a m p s .

D ' a u t r e s s ' é l o i g n e n t u n m o m e n t pu i s r e v i e n n e n t ve r s n o u s .

L a n u i t , les mi l l ie rs d e p o i n t s l u m i n e u x f o n t u n r i d e a u ho r i -

zon ta l . V a s t e t a b l e a u d e l ' é p h é m è r e . L ' i m a g i n a i r e res te tou-

j o u r s sens ib le à ces m é t a p h o r e s r é p é t é e s d e la d i s c o n t i n u i t é

et d e la mul t ip l ic i t é . Les l ignes des rai ls son t d i f fé ren tes , elles

son t p e r s é v é r a n t e s ; l e u r b a n a l i t é r é d u i t l e u r c h a r m e , m a i s

o n y r e v i e n t d e t e m p s à a u t r e p o u r s u i v r e p l u s i e u r s vo ies à la fois d a n s l ' a t t e n t e d e les v o i r s ' é c a r t e r o u se c ro i s e r . O n

se fait p i ége r q u a n d u n e voie b i f u r q u e s o u d a i n p o u r s ' engou f -

f r e r d a n s u n d é p ô t o ù elle n o u s a b a n d o n n e b r u t a l e m e n t :

d o u l o u r e u x r a p p e l a u x d i s c o n t i n u i t é s d e l ' ex i s t ence , a m o u r s

sans su i te , m o r t s f r a p p a n t s ans p r é v e n i r , p r o j e t s a v o r t é s ,

m a l a d i e s r e d o u t é e s , r êves d e fu i te i m p o s s i b l e . . .

U n e v o y a n c e o r d i n a i r e et i n t r o v e r t i e r e c o u r t a ins i à la chi-

r o m a n c i e des l ignes t e r r e s t r e s ; v o y a n c e d e l ' h o m m e d u

c o m m u n n o u r r i s s a n t d ' a u t a n t m o i n s d e s u p e r s t i t i o n et déve -

l o p p a n t d ' a u t a n t p lus de p e r t i n e n c e q u ' e l l e est a u t o r é f é r e n t e et é p h é m è r e .

L ' i n t e r p r é t a t i o n s p o n t a n é e d e ces a léas f o r m e l s , la m é d i -

t a t i o n d e n o t r e c o n d i t i o n o u d e n o t r e d e s t i n a u spec t ac l e d e

ce m o n d e e n m o u v e m e n t p e u v e n t c o n c e r n e r , que l l e q u e soit

la c u l t u r e d e l ' u s a g e r , n ' i m p o r t e q u e l o b j e t d e la r é f l e x i o n

p h i l o s o p h i q u e : les i n t e r r o g a t i o n s s u r le t e m p s , s u r le p la i -

Page 24: Le griffonnage : esthétique des gestes machinaux

sir, la condu i t e m o r a l e et la d ia lec t ique , la connaissance , l ' a r t , le d i v i n , l ' é d u c a t i o n , a u t r u i . . .

I n d é c i s i o n s , r év i s ions ou in te l l ec t ions p e u v e n t n a î t r e de

ces l ignes de vie fugit ives. C o n t e m p l é e s de la sorte, ces l ignes son t p a r e n t e s d e celles q u e t r a c e le g r i f f o n n e u r .

P u r e , la l i gne d r o i t e se t i en t p a r dé f in i t i on h o r s des acci-

d e n t s ; la m o i n d r e s u r p r i s e la p e r v e r t i t et p e u t la faire m o u -

r i r . A u f o n d , a l l an t a u p lus c o u r t , elle m a n q u e d e vie.

P e u t - ê t r e cons t i t ue - t - e l l e le p i r e d é d a l e , le t r a g i q u e m i r a g e

q u i laisse c ro i re q u ' e n t o u t e chose o n p e u t al ler a u p lus vite.

L a l i gne d r o i t e est p r é c i p i t é e et ava re .

C i r c u l e r e n elle, p a r a i r o u p a r t e r r e , n o u s p lace h o r s des

é v é n e m e n t s et ap l a t i t t o u t : le m o n d e se r é d u i t , défile, dis-

pa r a î t . Elle ne l ' é lo igné pas d a n s le d o m a i n e de la p u r e repré-

s e n t a t i o n , elle l ' a n é a n t i t . Elle n ' e n fait pas u n spectacle p o u r

j o u e r o u p o u r m o n t r e r , c o m m e a u t h é â t r e , p o u r m i e u x ren -

v o y e r à la vie : elle le sous t r a i t p a r p u r e é c o n o m i e . R é e l relé-

g u é p a r r e c t i o n , g a i n s p a t i o - t e m p o r e l p o u r re l i e r u n p o i n t

à u n au t re . É p a i s s e u r évacuée p a r p r inc ipe , prévisibili té abso-

l u e d u p a r c o u r s .

L a d r o i t e n ' e s t q u e d e la v i tesse c o n d e n s é e et , à ce t i t re ,

elle p a r t i c i p e a u m ê m e p rocè s de d é r é a l i s a t i o n , d e « p o t e n -

t i a l i s a t i on d u r é e l » q u e t o u t e accé lé ra t ion4 .

C o n t r a i r e m e n t a u x c o u r b e s et a u x l ignes br i sées , u n e

d r o i t e est e n soi t o u j o u r s i d e n t i q u e a u x a u t r e s d ro i t e s , seuls

le c o n t e x t e et l ' o r i e n t a t i o n la s i n g u l a r i s e n t .

L a d r o i t e a p p a r a î t d o n c c o m m e le p lu s t r i s te l a b y r i n t h e ,

le l a b y r i n t h e d e l ' i d e n t i q u e qu i , en s u p p r i m a n t t o u t événe-

m e n t , n ' a j o u t e p lu s r i e n à la m é m o i r e et a u dés i r .

4. Paul Virilio a développé une ample réflexion sur la « potentialisa- tion du réel» par la vitesse, par les modes de déplacement modernes et, même, par les jeux individuels de l'attention et du rapport aux repères temporels. Sur ce dernier aspect : Esthétique de la disparition, éditions Bal- land, coll. « Le commerce des idées», Paris, 1980.

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L i g n e q u i reço i t d ' u n u n i q u e a c c i d e n t son es sence : « pa s -

s a n t p a r le p lu s c o u r t c h e m i n e n t r e d e u x points » , il f a u t ,

p o u r q u e la d r o i t e t r o u v e u n c h a r m e p r o p r e , q u ' e l l e s ' a r t i -

cu le o u c o m p o s e avec d ' a u t r e s l ignes , q u ' e l l e s ' o f f r e e n t a n t

q u e f o r m e , q u ' e l l e se montre, u n a r b i t r a i r e f o r m e l d o t é d e

v e r t u s spéc i f iques .

B i e n e n t e n d u , b e a u c o u p v o u d r a i e n t p o u v o i r a c c o m p l i r

ce t te p r o u e s s e d e f ixer des p o i n t s e t d e les re l i e r s a n s d é t o u r ,

e t seul e n t r e t o u s l ' h o m m e p e u t le fa i re , e n p r i n c i p e , s u r le

p a p i e r . D a n s l a vie m ê m e , il se la isse g a g n e r p a r ce t t e n a ï -

ve t é , v o u l a n t a l le r p a r t o u s les ob j e t s d e s o n d é s i r a u p l u s

v i te , e t s ' e f f o r ç a n t d ' e m p r u n t e r les p o i n t s n é c e s s a i r e m e n t

mul t ip les , m u l t i p l i a n t les s e g m e n t s d e d ro i t e p o u r y r é p o n d r e

e n g a g n a n t d u t e m p s et a c c o m p l i r a i n s i ses p r o j e t s d e m a i n

d e m a î t r e , m a i s sans cesse é p o u s a n t d e s c o u r b e s e n c r o i s a n t

des étoiles a u m o u v e m e n t a l é a t o i r e . . . C h a q u e p o i n t visé lui-

m ê m e , q u i d e v r a i t n o u s a t t e n d r e s ' i l n e t e n a i t q u ' à l a r èg le

e u c l i d i e n n e , n ' e s t p a s fixe, t r a n s c e n d a n t o u si b i e n o r i e n t é à n o t r e i n t e n t i o n .

L a m a i n d u g r i f f o n n e u r n e se laisse p a s d u p e r à cet é g a r d .

El le c ro ise f r é q u e m m e n t la d r o i t e , s u r u n e m a r g e d e c a h i e r

o u s u r u n e p a g e d e j o u r n a l , m a i s , p lu s h u m b l e et p l u s a v e n -

t u r e u s e , elle t e n t e d e d é t o u r n e r sa d i l igence . El le v i e n t j o u e r

a u t o u r de la rect i l igne, la conv ie avec u n e sor te d ' i n t e l l i g e n c e

n a t u r e l l e : elle la r e g a r d e , la p l a i n t , se r i t d e s o n d e s t i n

u n i q u e , t o u t t r acé . El le lu i m o n t r e c o m b i e n s o n t l i b r e s l a

c o u r b e et la l i gne b r i s ée q u i p e u v e n t v a r i e r , se s i n g u l a r i s e r

d e mi l le f a ç o n s . . . Pa r fo i s , elle v i e n t se c o u c h e r s u r elle,

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c o m m e p o u r s ' e n d o r m i r a u p l u s p rè s , se f o n d r e , fa i re c o r p s

avec elle, m a i s p o u r s ' a g i t e r auss i tô t , p o u r t e n t e r d e la réveil-

l e r e t d e l a l i bé re r . L e p a r c o u r s q u ' e l l e d e s s i n e a i n s i p o u r

la d i s t r a i r e , p o u r la s o u s t r a i r e à s o n t r i s t e sor t , r e s s e m b l e ,

n o t e P a u l K l e e , à ce lu i q u e fai t u n c h i e n q u a n d il c o u r t e t b o n d i t a u t o u r d e son m a î t r e 5 .

E t s ' i l a r r i ve q u e l ' o n c r a y o n n e s o i - m ê m e u n e d r o i t e , c ' e s t

p o u r l a s u r c h a r g e r a u s s i t ô t , p o u r l a p o r t e r ve r s u n o b s t a c l e

q u i l ' o b l i g e r a à q u e l q u e d é t o u r , q u i l a p o r t e r a c o m m e u n e b a l a f r e o u l a r e c e v r a c o m m e u n e f o u d r e .

G r i f f o n n e r u n e d r o i t e r e p r é s e n t e u n p u r p a r a d o x e , u n

c o n t r e s e n s p o u r la g é o m é t r i e : ce la d e v i e n t u n j e u e s t h é t i q u e

t o u t à fait c a r a c t é r i s t i q u e , u n e c o n t e m p l a t i o n , u n e p r é c i e u s e

m é d i t a t i o n « a u t i s t i q u e ».

5. Paul Klee, Contribution à une théorie créatrice de la forme, textes des cours professés au Bauhaus, note du 28 novembre 1921, dans Écrits sur l'artll, La Pensée créatrice, éditions Dessain et Tolra, 1980, p. 123.

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Labyrinthes

Quelles que soient les figures empruntées, nous flirtons toujours avec l'idée du labyrin- the : le griffonnage s'y porte spontanément par l'incertitude du cheminement qui le caractérise et les vertiges intimes qu'il suscite.

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Maquette Véronique Ovaldé

N° d'édition : 188. N° d'impression : 4383 Dépôt légal : avril 1992

ISBN 2-87686-121-6.

Imprimé en France

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