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    Le dvoilement intuitif (kashf) et

    l'inspiration (ilhm) : enjeux et dbats

    dans la culture islamique mdivale.

    Eric GEOFFROY

    Pourquoi la question du dvoilement et de l'inspiration a-t-ellesoulev tant de dbats ?

    Selon l'islam, la rvlation (wahy) propre aux prophtes a tclose par Muhammad. Dans cette humanit post-prophtique, ledvoilement et l'inspiration, hritires de la rvlation, choient aux saints (wal; pl. awliy'), mais les savants exotristes de l'islam ont videmmentmontr une grande rticence reconnatre cet hritage. Celui-ci met eneffet en balance les rapports entre prophtie et saintet, entre normervle et aventure spirituelle.

    Dans le Coran le terme wahy ( rvlation ) revient plus desoixante-dix fois, alors que celui de ilhm ( inspiration ) ne figure qu'unefois. En fait, la notion d'inspiration apparat avec les commentateurs duCoran, et va se dvelopper avec les thologiens et surtout les mystiques del'islam, les soufis. Les premiers commentateurs remarquent que biensouvent dans le Coran le terme wahy est appliqu des tres qui ne sontpas des prophtes : il peut s'agir de la mre de Mose, des aptres de Jsus,des abeilles... Pour les commentateurs, il s'agit l davantage d'inspirationque de rvlation. leurs yeux, le wahy est investi d'une mission, celle dedlivrer un message prophtique 1.

    Le Prophte lui-mme a voqu diverses modalitsd'inspiration ou de dvoilement intuitif. Craignez la clairvoyance ducroyant, disait-il, car il voit par la lumire de Dieu . Il affirmait que Umar

    1 Fehmi JADAANE, Rvlation et inspiration en islam , dans Studia Islamica XXVI,1967, p.23-47.

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    Ibn al-Khattb, deuxime calife de l'islam, tait un de ceux qui Dieu oules anges parlent (muhaddath) et que toutes les communauts humainesont eu en leur sein de tels tres.

    Les matres du soufisme primitif attribuent l'inspiration aux saints , les rapprochs de Dieu qui ont succd aux prophtes. Cettethmatique apparat notamment chez Hallj (m. 922) et chez HakmTirmidh (m. 930), le premier thoricien de la saintet en islam. Lesdocteurs de la Loi, les juristes (fuqah') prennent alors peur: ilscraignent que ces mystiques professent la supriorit de la saintet sur laprophtie, et donc de l'inspiration libre sur la Loi rvle, normative. Ilscondamnent donc certains soufis pour prtention la prophtie ou l'inspiration prophtique .

    Ils ont de bonnes raisons d'avoir de telles craintes, car lasuprmatie de l'inspiration sur la prophtie a un fondement coranique :celui de la rencontre entre Khadir (ou Khidr) et de Mose, le prophte de laLoi hbraque. Dans la sourate 18 (versets 65-82), Khadir, personnagenigmatique, initiateur des prophtes et des saints, met l'preuve Mosepar trois fois, en accomplissant des actes qui contreviennent en apparence la Loi : il coule un bateau, tue un jeune homme, reconstruit un murcontre toute logique. Mose, qui s'en tient aux normes extrieures de la Loi(Shara), se montre impatient et rvolt. Khadir, quant lui, peroit laHaqqa, la ralit profonde des choses et juge selon elle : il explique Mose le bien-fond de ses actes, puis le laisse l.

    Un dbat important a t de savoir si Khadir, dont la vie, selonla tradition, a t prolonge jusqu' la fin des temps, est un prophte ou unsaint. Un docteur de la Loi ne peut admettre que le guide coranique deMose soit un saint; ce serait en effet reconnatre la supriorit del'inspiration propre aux saints sur la rvlation que reoivent les prophtes.

    Selon Ibn Hajar, grand savant du XVe sicle, cette thse relve de l'hrsie(zandaqa) qui vise placer le saint au-dessus du prophte. Elle ouvre pourIbn Taymiyya (m. 1328) une brche effrayante, car tout soufi se croyantsur les traces de Khadir peut alors enfreindre la Shara apporte par le

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    Prophte, l'instar de l'Initiateur qui contredit - en apparence du moins - laLoi mosaque2.

    Les oulmas exotristes entendent bien, en effet, tre les seulsdtenteurs de l'autorit religieuse, les seuls interprtes de la Loi, et donc lesseuls hritiers des prophtes. Il y a donc eu galement dbat propos de cehadth (parole du prophte) : Les savants (ulam') sont les hritiers desprophtes . De quels savants s'agit-il, de ceux qui ont acquis une scienceextrieure, exotrique, ou de ceux qui dtiennent la science intrieure, lescience donne par Dieu ? Le soufisme a prcisment t dfini comme la science provenant directement de Dieu (al-ilm al-ladun), enrfrence au verset 18 : 65 : Nous lui avons enseign [ Khadir] unescience [manant] de chez Nous.

    Nous achoppons ici sur deux conceptions diffrentes de laLoi: pour les exotristes, celle-ci a t fixe dfinitivement et il n'y a plusqu' suivre (taqld) ce qui a t tabli par les premiers imams; pour lessoufis au contraire, la Loi est toujours vivifie par l'inspiration. Mais, enparant de la certitude (yaqn), fruit de la contemplation, leurs intuitionsspirituelles, les soufis ne s'octroient-ils pas une part de la prophtie, alorsque celle-ci est cense tre close ? Ils risquent par l mme de prtendre sedispenser de l'enseignement des oulmas, voire des prophtes...

    Vers une reconnaissance de l'inspiration et du dvoilement.

    Aprs le procs de Hallj (excut en 922), les soufiscomprennent qu'il faut intgrer leur discipline dans le corps des sciencesislamiques; il faut en quelque sorte la "normaliser". Effectivement, partir

    du XIe sicle, le soufisme acquiert de plus en plus droit de cit dans laculture islamique. Certes, les thologiens "rationalistes" tels que lesmutazilites se montrent assez sceptiques envers tout ce qui touche ladimension surnaturelle, et donc l'inspiration, mais les autres coles valident

    2 Cf. Majm al-fatw, Riyad, 1398 h., XI, 422.

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    en gnral ce phnomne. Mme les juristes hanafites, rputs proches dela mouvance mutazilite, en admettent l'authenticit.

    C'est Ghazl (m. 1111) qui donne le premier l'inspiration etau dvoilement ses lettres de noblesse. On sait que, devenu l'un des plusgrands savants exotristes de son temps, il quitta toutes ses charges poursuivre la voie des soufis, et tmoigner la fin de sa vie que seule leurscience spirituelle est capable de mener Dieu. Il crit que prophtes etsaints ont une mme perception des ralits spirituelles, mais que le saint nepeut faire de son inspiration une loi 3. Par l'exemple de Ghazl,l'inspiration bnficie dsormais d'une meilleure reconnaissance. Certes, lesmatres soufis donnent des gages d'orthodoxie ce sujet. Ab l-HasanShdhil (m. 1258) disait ainsi : Si ton dvoilement contredit le Livre et laSunna [Tradition prophtique], laisse le premier et agis en conformit avecles seconds; dis-toi que Dieu te garantit l'infaillibilit de ces deux sources, etnon celle de ton dvoilement ou de ton inspiration 4. La position dessoufis est globalement d'accorder l'impeccabilit ou l'infaillibilit (isma)aux prophtes, et seulement la protection divine (hifz) contre les fautes auxsaints.

    Ibn Taymiyya lui-mme, considr comme trs intransigeantsur le plan dogmatique, justifie l'inspiration et le dvoilement tout enconsidrant qu'ils ne sont pas infaillibles 5. Quant Ibn Khaldn (m. 1408),il affirme que les soufis sont les hritiers de Khadir et des prophtes : Prophtes et saints, crit-il, ont en commun la facult de connatre lemonde spirituel par la recherche du dvoilement (mukshafa). Pour lespremiers, il s'agit d'une disposition inne, tandis que les secondsl'acquirent par l'effort et un moindre degr 6 .

    Les grands oulmas de la fin de la priode mdivale achventde valider le statut de l'inspiration au sein de la culture islamique. Suyt(m. 1505) joue un rle majeur dans cette intgration, car la rputation de

    3 Ihy' ulm al-dn, Beyrouth, 1983, III, 16-17.4 IBN AL-SABBGH, Durrat al-asrr, Qna (g.), 1993, p.117.5 Majm al-fatw, XI, 65.6 Shif' al-s'il, Tunis, 1991, p.210.

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    savant minent dont il jouit de son vivant lui permet de cautionner sadfense audacieuse du soufisme et de la saintet. Il accorde au dvoilementet l'inspiration, hritiers de la rvlation, un statut quasiment infaillible, etles paroles des matres inspirs ncessitent de ce fait une exgse, commes'il s'agissait de textes scripturaires 7. Jusqu'alors, on n'accordaitventuellement une validit juridique au dvoilement et l'inspiration qu'aucas o les sources scripturaires faisaient dfaut; cela restera d'ailleurs laposition dominante des oulmas8.

    Sharn (m. 1565), autre savant soufi gyptien, prolonge cerapprochement entre rvlation et inspiration. Les saints musulmans,affirme-t-il, peuvent recevoir ce qu'il appelle la rvlation inspire (wahy ilhm). Cette fusion, on le conoit, n'a pas manqu d'inquiter lessavants exotristes9. Le grand cadi gyptien Zakariyy al-Ansr (m.1520) semble mme placer sur un pied d'galit inspiration et rvlationdans son opuscule consacr aux sciences du soufisme 10.

    Dvoilement et inspiration.

    On l'aura dj remarqu, dvoilement spirituel (kashf) etinspiration sont frquemment associs. L'emploi du terme kashf est en faitplus frquent que celui de ilhm, car ce terme empite moins sur leterritoire de la prophtie; il suscite donc moins de polmiques. Il est d'unusage assez commun dans la littrature islamique, et a notamment pourassise ce verset : Tu tais inconscient de cela, puis Nous avons dvoil cequi te recouvrait; aujourd'hui ta vue est perante ! (Cor. 50 : 22). Pourles soufis, le kashf dsigne le dvoilement des ralits spirituelles, cachesau commun des fidles, l'exploration du monde du Mystre (lam al-ghayb) que le Coran oppose au monde sensible (ou monde dutmoignage , lam al-shahda). Ce dvoilement peut avoir lieu grce 7 Al-Hw lil-fatw, Beyrouth, s.d., I, 343.8 Eric GEOFFROY, Le soufisme en Egypte et en Syrie - Orientations spirituelles etenjeux culturels, IFEAD, Damas, 1995, p.482-483.9 Al-Yawqt wa l-jawhir, Le Caire, 1959, II, 83-88.

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    un processus de purification de l'me charnelle, fruit d'une disciplinespirituelle qui n'est pas la porte de tout le monde.

    l'instar de l'inspiration, le dvoilement est li la scienceinne, octroye directement par Dieu (ilm wahb), tandis que le commundes croyants passe par les canaux de la science acquise (ilm kasb). Ildonne galement accs la Table bien garde (al-lawh al-mahfz),Table des dcrets divins dans laquelle les saints, et les saints illettrs enparticulier, peuvent lire. Il arrive frquemment dans les sources islamiquesque des savants distingus aillent consulter de tels saints, dont la sciencetranscende les schmas limitatifs de l'argumentation ordinaire 11.

    Loin d'avoir t considrs comme un procd empirique, ledvoilement et l'inspiration ont trs tt t rigs par les soufis en mthoded'investigation des ralits spirituelles; l'un et l'autre taient par lsusceptibles d'chapper la norme extrieure sur laquelle veillent lesdocteurs de la Loi. Ceux-ci ont parfois pein reconnatre ces dimensionsqui les dpassaient, mais les avocats du soufisme ont cependant russi imposer peu peu leur vision des choses au cours de la priode mdivale: l'on assiste incontestablement partir du XIIIe sicle, mais surtout duXVe, une conqute de la pense mystique, ce dont tmoignel'imprgnation de plus en plus large par le soufisme de la culture islamique12. L'ide d'une pense mystique doublant celle des sciences juridiques - ouplutt leur tant complmentaire - a alors fait son chemin et semble agrepar la majorit des milieux religieux.

    De toute vidence, ce n'est pas aux prophtes que les soufisfont de l'ombre, mais bien ceux qui se considrent comme les gardienspatents de la Loi: les juristes (fuqah'). L'autorit grandissante descheikhs soufis partir du XIIe sicle ne va pas, en effet, sans susciter descraintes chez les clercs qui se voient ainsi disputer leurs prrogatives.L'inspiration et le dvoilement du mystique ne concurrencent pas la

    10 Al-Futht al-ilahiyya, Le Caire, 1992, p.18-19.11 Voir par exemple E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie, p.299-307.12 Ibid., chapitre XXII, p.477-497.

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    Rvlation, mais plutt l'interprtation littraliste et lgaliste qu'en fontcertains.