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1 L'avenir du franc suisse en Europe Thomas J. Jordan Directeur adjoint, Chef de la Recherche de la Banque nationale suisse Introduction Parler de l'avenir et faire des prévisions est un exercice toujours risqué, comme l'illustrent les prévisions conjoncturelles et les prévisions du cours de change. Bien souvent en effet, les prévisions portant sur ces deux domaines sont déjà dépassées au moment de leur publication. L'avenir du franc suisse, mon thème d'aujourd'hui, autorise me semble-t-il un degré de confiance plus élevé. Pour ce qui a trait en tout cas au proche avenir, il est possible de dégager quelques lignes de force assez sûres. L'introduction de l'euro et la constitution de l'Union monétaire européenne, il y a environ quatre ans, ont placé la Suisse face à une situation monétaire nouvelle. Depuis, la Suisse n'est plus entourée de pays ayant diverses monnaies nationales, mais se trouve au centre d'une vaste zone monétaire homogène. Cette zone monétaire - la zone euro - englobe actuellement douze pays et constitue très nettement le principal partenaire commercial de la Suisse. Ainsi, plus de 50% des exportations suisses sont absorbées par la zone euro, et 70% environ des importations suisses proviennent des pays de cette zone. De tels chiffres montrent clairement l'importance que l'euro et l'évolution économique au sein de la zone monétaire revêtent pour la Suisse. Cette importance augmentera encore avec l'extension de la zone euro. A l'approche de l'introduction de l'euro, les répercussions du passage à la monnaie unique sur la Suisse et le franc ont fait l'objet d'appréciations fort diverses. D'aucuns prédisaient la perte de l'autonomie monétaire suisse, alors que d'autres mettaient en garde contre une revalorisation massive du franc vis-à-vis de l'euro et, partant, contre les difficultés qui en résulteraient pour les exportateurs suisses. Jusqu'ici, rien de semblable ne s'est produit. L'introduction de l'euro a eu des effets tout à fait positifs sur la Suisse, sans menacer l'autonomie monétaire. Permettez-moi de commenter maintenant d'une manière un peu plus approfondie l'avenir du franc suisse en Europe. Relations monétaires plus stables en Europe Après les ajustements de change brusques et massifs entre quelques monnaies nationales européennes et le franc, tels que nous les avons connus dans la première moitié des années nonante encore, l'introduction de l'euro a apporté des relations de change nettement plus stables aux exportateurs suisses. Aujourd'hui, grâce à l'euro, une grande partie de l'Europe a une monnaie unique, dont la qualité est proche de celle de l'ancien mark allemand. Il n'est dès lors pas surprenant que la revalorisation du franc face à l'euro ait été, sur l'ensemble des quatre dernières années, donc

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Page 1: L'avenir du franc suisse en Europe - Swiss Plus · PDF file1 L'avenir du franc suisse en Europe Thomas J. Jordan Directeur adjoint, Chef de la Recherche de la Banque nationale suisse

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L'avenir du franc suisse en Europe

Thomas J. Jordan Directeur adjoint, Chef de la Recherche de la Banque nationale suisse

Introduction Parler de l'avenir et faire des prévisions est un exercice toujours risqué, comme l'illustrent les prévisions conjoncturelles et les prévisions du cours de change. Bien souvent en effet, les prévisions portant sur ces deux domaines sont déjà dépassées au moment de leur publication. L'avenir du franc suisse, mon thème d'aujourd'hui, autorise me semble-t-il un degré de confiance plus élevé. Pour ce qui a trait en tout cas au proche avenir, il est possible de dégager quelques lignes de force assez sûres. L'introduction de l'euro et la constitution de l'Union monétaire européenne, il y a environ quatre ans, ont placé la Suisse face à une situation monétaire nouvelle. Depuis, la Suisse n'est plus entourée de pays ayant diverses monnaies nationales, mais se trouve au centre d'une vaste zone monétaire homogène. Cette zone monétaire - la zone euro - englobe actuellement douze pays et constitue très nettement le principal partenaire commercial de la Suisse. Ainsi, plus de 50% des exportations suisses sont absorbées par la zone euro, et 70% environ des importations suisses proviennent des pays de cette zone. De tels chiffres montrent clairement l'importance que l'euro et l'évolution économique au sein de la zone monétaire revêtent pour la Suisse. Cette importance augmentera encore avec l'extension de la zone euro. A l'approche de l'introduction de l'euro, les répercussions du passage à la monnaie unique sur la Suisse et le franc ont fait l'objet d'appréciations fort diverses. D'aucuns prédisaient la perte de l'autonomie monétaire suisse, alors que d'autres mettaient en garde contre une revalorisation massive du franc vis-à-vis de l'euro et, partant, contre les difficultés qui en résulteraient pour les exportateurs suisses. Jusqu'ici, rien de semblable ne s'est produit. L'introduction de l'euro a eu des effets tout à fait positifs sur la Suisse, sans menacer l'autonomie monétaire. Permettez-moi de commenter maintenant d'une manière un peu plus approfondie l'avenir du franc suisse en Europe. Relations monétaires plus stables en Europe Après les ajustements de change brusques et massifs entre quelques monnaies nationales européennes et le franc, tels que nous les avons connus dans la première moitié des années nonante encore, l'introduction de l'euro a apporté des relations de change nettement plus stables aux exportateurs suisses. Aujourd'hui, grâce à l'euro, une grande partie de l'Europe a une monnaie unique, dont la qualité est proche de celle de l'ancien mark allemand. Il n'est dès lors pas surprenant que la revalorisation du franc face à l'euro ait été, sur l'ensemble des quatre dernières années, donc

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abstraction faite de fluctuations temporaires, de quelque 5% seulement en termes nominaux et même d'environ 3% seulement en termes réels. En outre, la volatilité à court terme du cours du franc, en données pondérées par les exportations, vis-à-vis des pays de l'Union monétaire européenne a sensiblement fléchi depuis l'introduction de l'euro. Elle a même été inférieure à ce qu'on a pu observer entre l'euro et la livre sterling ou entre l'euro et la couronne suédoise. Mais, pour les exportateurs suisses, la nouvelle situation a entraîné également l'exposition à ce qu'on appelle un gros risque (un "Klumpenrisiko" en allemand), du fait qu'une part croissante des exportations est facturée en euros. Les exportateurs cherchent à atténuer ce risque de change en recourant à un "hedging naturel". En effet, ils demandent toujours plus à leurs fournisseurs de facturer eux aussi en euros. Bien que la relation de change entre l'euro et le franc soit très stable, l'industrie suisse d'exportation connaît actuellement une situation tendue. Ses problèmes sont dus cependant davantage à la faiblesse de la demande européenne, en particulier allemande, qu'au cours de change. L'euro, une monnaie parallèle en Suisse? Parler de l'importance de la monnaie unique européenne pour la Suisse implique aussi qu'on se demande si l'euro a le potentiel pour devenir une monnaie parallèle dans notre pays ou même, à plus long terme, pour supplanter le franc. Aujourd'hui déjà, l'euro est accepté en paiement dans de nombreux magasins et dans presque tous les hôtels de Suisse. De plus, maintes banques offrent des comptes en euros. L'utilisation du franc comme moyen de paiement mais aussi comme réserve de valeur n'a pas pour autant diminué en Suisse. La part de l'euro dans l'ensemble des paiements en Suisse semble correspondre approximativement à celle qu'avaient les anciennes monnaies nationales des pays de la zone. L'euro est utilisé surtout dans les régions frontalières et dans la branche du tourisme. Pour que la monnaie unique acquière le statut de monnaie parallèle, il faudrait qu'elle serve aussi dans la conclusion d'importants contrats, tels que les contrats de travail, les contrats de crédit et les baux à loyer. Jusque-là, ces contrats ont été conclus presque exclusivement en francs suisses. En outre, la part du franc dans les placements financiers auprès des banques suisses n'a pas diminué. Il n'y a guère de signes indiquant que cette situation pourrait changer dans le proche avenir. Par conséquent, l'euro ne concurrencera pas fortement, à l'avenir non plus, le franc en Suisse. Politique monétaire autonome de la BNS Voyons maintenant quels ont été les effets de l'introduction de l'euro sur la politique monétaire suisse. Fondamentalement, la monnaie unique européenne n'a pas restreint les possibilités de la BNS de mener une politique monétaire autonome. Conduire une politique monétaire autonome ne signifie toutefois pas que la BNS ignore purement et simplement l'euro. Le cours de l'euro par rapport au franc et la conjoncture dans les pays de la zone euro ont une forte influence sur l'évolution, en Suisse, de l'économie et des prix. Aussi tous deux sont-ils d'importants éléments qui entrent en ligne de compte dans la fixation du cap de la politique monétaire de la BNS. La BNS n'a toutefois pas un objectif en termes de cours de change; elle fixe son taux directeur de telle sorte que la stabilité des prix reste assurée à moyen terme. Ces quatre dernières années ont montré que la BNS peut mener une politique

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indépendante de celle de la BCE et continuer à mettre à profit sa marge de manœuvre. Ainsi, au cours de ces années, elle a été plus agressive que la BCE dans les modifications des taux d'intérêt, dans la phase de hausse comme dans celle de baisse. La BNS a l'intention de mener, à l'avenir également, une politique monétaire autonome. Plusieurs aspects ne sont pas favorables à un rattachement du franc à l'euro. Je me bornerai ici à mentionner les principaux d'entre eux. En menant une politique monétaire autonome, la BNS peut faire du "sur mesure" pour l'économie suisse. Elle peut en particulier réagir, avec les moyens appropriés, aux chocs qui ne frappent pas de manière homogène la Suisse et la zone euro. Si le franc était rattaché à l'euro, cette souplesse ne serait plus possible. Entre les placements en euros et en francs, on observe un écart de taux d'intérêt d'environ 2 points. Un rattachement du franc à l'euro entraînerait rapidement la disparition de l'avantage que la Suisse tire de taux d'intérêt plus bas. Cette disparition aurait un coût pour les entreprises et les ménages suisses et freinerait longtemps les investissements en Suisse. Elle aurait aussi des répercussions clairement négatives sur les prix de l'immobilier, comme sur les cours des actions et des obligations. Depuis des années, le franc suisse a tendance à se revaloriser légèrement, à la longue et en termes réels, face à de nombreuses monnaies, y compris face à l'euro. Une telle revalorisation découle principalement des gains substantiels de productivité au sein de l'industrie suisse d'exportation. Le rattachement du franc à l'euro empêcherait certes une revalorisation en termes nominaux, mais non en termes réels. La revalorisation que le franc subirait en termes réels, à long terme, conduirait à un taux d'inflation plus élevé en Suisse. Le franc et son rôle de valeur refuge Longtemps, le franc suisse a joué le rôle de valeur refuge, les investisseurs internationaux se tournant vers notre monnaie lors de crises. Le franc subissait alors de brusques et massives revalorisations vis-à-vis de nombreuses autres monnaies. Ces hausses brutales du franc ont toujours posé de gros problèmes à l'économie suisse, étant donné sa petite taille et son degré élevé d'ouverture vers l'extérieur. Du jour au lendemain, elles pouvaient nuire très fortement à la capacité concurrentielle de certaines branches exportatrices. Ce problème, a-t-on craint çà et là, risque de prendre encore plus d'ampleur après l'introduction de l'euro. Or on a constaté depuis un certain temps, et tout particulièrement ces derniers mois, que le franc a moins tendance à jouer le rôle de valeur refuge. Ainsi, pendant la guerre en Irak, le franc ne s'est pas raffermi vis-à-vis de l'euro. Il a même faibli légèrement face à cette monnaie. Il est possible que l'euro ait gagné en importance et en crédibilité sur les marchés financiers internationaux. Lors de crises, on observe de plus en plus des ajustements entre le dollar et l'euro et moins de flux de capitaux vers le franc. Une telle évolution est tout à fait positive pour la Suisse. Si le franc perd un peu de son importance en tant que monnaie refuge, nous aurons à l'avenir moins de fluctuations abruptes de son cours.

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Conclusion Permettez-moi de conclure en deux ou trois phrases. Le franc subsistera en tant que monnaie autonome aussi longtemps que la Suisse ne sera pas membre de l'UE et de l'Union monétaire européenne. Comme l'adhésion à l'UE et à l'Union monétaire n'est pas pour demain, le franc a sans doute encore un avenir devant lui. Sur cette toile de fond, la Suisse tire un avantage certain à mener une politique monétaire autonome et à ne pas rattacher le franc à l'euro. La relation de change entre l'euro et le franc devrait néanmoins continuer à évoluer harmonieusement. Le franc restera une monnaie attrayante et stable, pour les épargnants comme pour les investisseurs, et continuera ainsi à jouer un rôle important sur les marchés financiers internationaux.