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L’amer à boire Jean-Noël DUPERRON [email protected] 1 AVERTISSEMENT Ce texte a été téléchargé depuis le site http://www.leproscenium.com Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’organisme qui gère ses droits, la SACD pour la France et le monde. La SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe. Le réseau national des représentants de la SACD veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori. Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraîne des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation. Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs. Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

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L’amer à boire Jean-Noël DUPERRON

[email protected] 1

AVERTISSEMENT

Ce texte a été téléchargé depuis le site

http://www.leproscenium.com

Ce texte est protégé par les droits d’auteur.

En conséquence avant son exploitation vous devez ob tenir l’autorisation de l’organisme qui gère ses droits, la SACD pour la France et le monde.

La SACD peut faire interdire la représentation le s oir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe.

Le réseau national des représentants de la SACD vei lle au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisat ions ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori.

Lors de sa représentation la structure de représent ation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteu r et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. L e non respect de ces règles entraîne des sanctions (financières entre au tres) pour la troupe et pour la structure de représentation.

Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.

Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux texte s.

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Le rustre théâtre présente

L’amer à boire Jean-Noël DUPERRON

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Pour demander l'autorisation à l'auteur : [email protected] Durée approximative : 100 minutes Personnages : Jean-Pat, Bacchus, Zeus :

Personnage principal de l'histoire. Se retrouve au chômage et doit diriger une modeste exploitation viticole dans le beaujolais. Imbu de sa personne et prétentieux.

Béatrice : Femme de Jean-Pat, la grande bourgeoisie découvrant « la

terre ». Jeannette : Domestique de Jean-Pat et de Béatrice, souffre douleur de celui-ci. Bretonne et un peu simplette. Le père Caillasse : Propriétaire terrien dans le Beaujolais. Radin et (Crésus) philosophe, avec une verve et un talent oratoire significatif. La mère Caillasse : Femme effacée mais pleine de bon sens, semble vouloir (Marguerite) arranger les choses. Le Toine: Ouvrier agricole chez les Caillasse, différent, heureux mais pas méchant, penseur à ses heures…. Synopsis : Jean-Pat, homme d’affaire parisien, souvent dans les mauvaises affaires, a repris depuis un an une exploitation dans le Beaujolais. Son bail, en tant que vigneron, l’oblige à habiter provisoirement dans la grande ferme des propriétaires du domaine : Monsieur et Madame Caillasse. Cependant, Jean-Pat, toujours en avance ou en retard d’un projet, se consacre la nuit à sa nouvelle passion : le théâtre. Une femme, légèrement barrée, issue de la grande noblesse accompagnée de sa femme de chambre quelque peu cafteuse, un ouvrier agricole qui vénère ses anciens patrons eux aussi envahissants, voici le lot quotidien de notre artiste en herbe ! Cette farce paysanne vous plongera dans leur univers et dans leurs aventures pleines de pâtés, de laurier et d’amertume ! La ferme des Caillasse ouvre ses portes et le rire va couler à flot !

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ACTE 1

La pièce se joue dans un décor unique composé ainsi : une entrée à gauche donnant sur un sas desservant l’habitation des Caillasse, le logement de Jean-Pat, la chambre de Jeannette et l’extérieur de la maison ou se situe le « studio » du Toine. Au fond, une porte ou une trappe pour la cave et une porte à droite pour le réfectoire dit « cuisine des vendanges ». Le mobilier est simple et rustique avec une table et 3 chaises/tabourets au centre ; au fond un buffet et une petite cuisinière. La lumière se fait « en douche » laissant uniquement apparaître Jean-Pat au centre. La table est poussée sur le côté avec les 3 tabourets posés dessus. Jean-Pat a revêtu par-dessus ses propres habits un drap découpé pour faire passer sa tête lequel est tenu par une vulgaire ficelle de vigne. Un tastevin est pendu à son coup, il porte une perruque de carnaval blonde et une couronne de laurier est posée sur sa tête. Une valise est posée à ses pieds. Il tient un smart phone/dictaphone à la main qui est relié par un fil à des minis haut-parleurs et un texte de théâtre est posé sur la valise. Jean-Pat joue Bacchus de façon très « sur-joué » et on comprend rapidement que la voie OFF enregistrée (Zeus) est aussi celle de Jean-Pat, le raccord avec sa voix « en direct » est assez médiocre. A chaque fin de phrase on voit Jean-Pat enclencher l’appareil et jeter un coup d’œil furtif à son texte. La voix de Zeus peut être « envoyée » par la régie son pour plus de puissance. Jean-Pat : Bon j’en étais où ?... Ah oui, la scène entre Zeus et Bacchus… Bon tout est

OK… 1… 2… 3. (Il se racle la gorge et enclenche le son enregistré) Zeus : Bacchus… BACCHUS !… B.A.C.C.H.U.S ! Nom de moi-même ! Bacchus : Oui ? ZEUS mon père ? Je vous entends mal, la ligne n’est pas terrible. Zeus : Depuis le temps que je te dis de changer d’opérateur ! Bacchus : Je sais mon père, mais je suis débordé en ce moment. Zeus : C’est ta barque qui déborde, t’as encore tapé dans la gourde ! Bacchus : A peine mon père, à peine, deux ou trois canons pour la route… et encore, c’est

moi qui conduis, alors j’ai pas chargé la bourrique. Zeus : T’en fais bien une belle bourrique Bacchus, à quoi tu ressembles ! Branche

donc ton kit mains-libres. Bacchus : Mais j’y comprends rien avec ces smart-phone, la notice était en grec et je ne

lis que le latin, vos secrétaires devraient cesser de me prendre pour Dionysos ! Et puis, depuis que l’on ne se parle plus que par SMS, c’est moins convivial, c’est trop virtuel.

Zeus : Où étais-tu ces derniers temps Bacchus, dieu du vin ? Bacchus : Je me suis promené, j’ai voyagé… Zeus : On m’a dit que tu te désintéressais de ta mission. Bacchus : Pas du tout mon père, j’étais d’ailleurs ces derniers temps dans l’hémisphère

sud où j’ai goutté des vins australiens qui sont… Zeus : Arrête tout de suite Bacchus, au lieu de jouer les jolis cœurs avec le nouveau

monde viticole, tu ferais mieux de penser à tes enfants ! Il faut te reprendre Bacchus ! Les choses se gâtent en France, tes enfants souffrent.

Bacchus : Comment ? Il est arrivé quelque chose à Bordeaux mon aînée ? Alsace ma grande blonde est souffrante ? Côte du Rhône est fêlée ? Champagne ma pétillante est sans bulle ? Ma bourgogne est en rogne ? Et mon petit Beaujolais, mon petit préféré, est malade ?

Zeus : Un peu de tout cela mon Bacchus, tu les abandonnes parce que tu oublies ta promesse de faire une propagande incessante pour la viticulture.

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Bacchus : Mais mon père, mes enfants sont de plus en plus nombreux dans le monde. Zeus : Justement, tu dois faire un choix, et te recentrer sur ton métier de base ! Bacchus : C’est vite dit, je ne peux pas tout laisser en plan, j’ai des enfants très jeunes ici. Zeus : Il n’y a pas que cela Bacchus Dieu du vin, sais-tu que l’on parle dans

l’Olympe ? Sur ton compte !… On jase !… Dernièrement, Aphrodite, déesse de l’amour, me disait qu’elle ne t’approchait plus… L’alcool Bacchus, c’est plus que de l’ivresse !

Bacchus : Ne m’accablez pas mon père, j’ai eu une enfance difficile, j’aurais aimé vous y voir vous, élevé dans la cuisse de Jupiter… Parce que vers cinq heures du soir, après ses travaux, il avait rarement le bouquet délicat d’un vin rouge, le gros romain !

Zeus : Certes, certes… Mais approche un peu … Encore un peu… Souffle… D’accord.

Bacchus : Et en ce qui concerne l’anti-dérapant, le sirop de bois tordu, en deux mots : le vin mon père, il est vrai que je tète un peu au goulot en ce moment, c’est vrai… je biberonne quoi… j’arrose le gosier, je me dessèche les amygdales, j’éponge les excédents, je m’humecte la menteuse, je m’adoucis le gosier, j’abats le brouillard, je me graisse le toboggan quoi… Mais c’est ma charge nom de dieu ! Oh pardon mon père…

(Un grand bruit de matériel renversé, de fils arrachés. La lampe sur Jean-Pat s'éteint. Arrivée de Jeannette). Scène dans l’obscurité : Jeannette : Mais c'est t’y quoi donc ? C'est quoi ces nœuds en salade, bon sang de bonsoir,

qu'est ce que c'est que tous ces fils ?! Jean-Pat : Lumière ! Non de D... ! LUMIERE ! Jeannette : C’est qui qui parle ? Jean-Pat : Jeannette ? Jeannette : Sainte vierge Marie des bois, j'entends des voix... Jean-Pat : Mais c'est moi bougre d'andouille !…C'est Jean-Pat !… Allumez la lumière ! (La lumière s'allume avec au milieu Jean-Pat et son matériel) Jeannette : (Elle hurle en voyant Jean-Pat) Ha… au secours ! Qui que vous êtes ? (Elle

tombe à genoux) Dieu ?! Pardonnez-moi… Je ne le ferais plus ! Jean-Pat : Mais c'est moi triple buse. Et puis ne criez pas, vous allez ameuter toute la

maison. Les Caillasse dorment juste au dessus ! Jeannette : Au secours ! Un fantôme ! Jean-Pat : OH, OH ! Le far breton, c'est moi votre Boss ! Jeannette : Vous êtes fait en vrai z’homme ? (Elle le touche) Jean-Pat : Oui, c'est moi votre patron. Jeannette : Monsieur Jean-Pat ? Jean-Pat : Qu'est-ce que vous foutez à cette heure ici ? Jeannette : Ben et vous ? J'en ai plein les pattes de tout votre attirail là. Jean-Pat : (Voyant le matériel aux pieds de Jeannette) Mais elle va me ruiner tout mon

matos la Krampouz ! Jeannette : C'est quoi tout ce chantier monsieur Jean-Pat ? Jean-Pat : Arrêtez d'avancer, vous allez tout bousiller ! Jeannette : C'est t'y quoi tout ce fatras ! Jean-Pat : Ça ne vous regarde pas, dégagez ! Jeannette : Mais qu'est-ce que vous avez fait à vos cheveux ? Jean-Pat : Quoi ?

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Jeannette : Mais vous êtes une fille monsieur ? Haaaa ! Monsieur vous êtes comme y z’y disent à la télé, vous êtes un MOMO... (Elle cherche) un MOMO...

Jean-Pat: Un BOBO Jeannette, oui je suis un Bobo de Paris, j'aime la bohème et je suis un bour...

Jeannette : Non ! Vous êtes un momosexuel ! Jean-Pat : Mais c'est une vieille perruque, espèce de flan breton, un truc qui traîne dans

mon placard depuis le mariage de mon frère. Jeannette : Vous allez vous marier avec votre frère alors ? Quelle horreur ! C'est comme y

ont dit dans le poste qu’il ne fallait pas faire !... Mais qu'on pouvait maintenant même si on est des cousins en garçon et d'avoir des enfants pas normaux vu qu'ils auront deux …

Jean-Pat : Mais taisez-vous à la fin, moulin à parole ! Vous mélangez tout ! Tiens, je l'enlève la perruque. Aïe ! Ça pique cette daube là ! (Il se pique avec la couronne en laurier)

Jeannette : Ce n’est pas à votre frère ces feuilles là ? Jean-Pat : Non, je les ai trouvées au-dessus de la cuisinière. Jeannette : Hoooo ! Mais c'est le bouquet garni à m'dame Caillasse ! Elle va y chercher de

partout pour son pâté ! Jean-Pat : Chut, je vais lui rendre, mais parlez moins fort à la fin ! Les Caillasse ont le

sommeil léger et je ne veux pas me prendre un coup de fusil. En plus Madame Béa est arrivée ce soir de Paris et maintenant, elle dort ! Alors SILENCE dans les rangs !

Jeannette : Y'a plein de fils de fer tout autour... Jean-Pat : Autour de quoi ? Jeannette : Du bouquet garni. Jean-Pat : Fallait que ça fasse couronne ! Jeannette : Je suis pas sûre que ça soit bon pour le pâté maintenant ! Jean-Pat : On ne le dira pas à Madame Caillasse ! Allez, au lit la Bretonne ! (Il la pousse

dehors) Jeannette : Oui mais vous y avez tout sali… Jean-Pat : C’est pas grave, je rangerai… allez, au dodo… et ne faite pas de bruit !

(Elle sort, Jean-Pat reste tout seul. Il remet sa perruque et sa couronne) Jean-Pat : Je n’y crois pas… c’est une heure du mat et je me crois enfin seul, peinard. Et

bien non ! Il faut que l’autre se pointe avec son air de gaufrette pur beurre et qu’elle me ruine mon matos ! Championne la bonniche ! Je veux être seul, seul avec mon texte, seul avec mon interprétation…

(Le Toine apparaît) Toine : Veuillez m’excuse m’sieur, je veux pas vous y déranger mais y faut que j’y

cogne les clés de la « stafette » dans le placard sinon le patron Caillasse y va ronchonner demain matin.

Jean-Pat : Va donc, mais rapide, rapide… Toine : C’est vous patron ? Jean-Pat : Non, c’est le pape ! Toine : Vous me faites marcher... Le pape c’est une toge et pas un bouquet garni qu’il

a sur la tête. Jean-Pat : Je t’en pose moi des questions théologiques ? Toine : C’est votre tenue de nuit ? J’aime bien… Jean-Pat : Non ! C’est une tenue de… Et puis ça ne te regarde pas, allez hop, dans ta

cabane ! Toine : Ce n’est pas vos cheveux ?

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Jean-Pat : Très perspicace… Toine : Ça vous va bien. Jean-Pat : C’est du théâtre, de la comédie… Toine : Votre vie de la nuit ne m’intéresse pas. Jean-Pat : Il manquerait plus que ça. (Le Toine reste au milieu de la pièce) Jean-Pat : Bon allez, on va faire dodo maintenant… il est tard… demain il y a fête à bras. Toine : Ben demain, vous m’y avez donné ma journée. Jean-Pat : Mais il est tard alors ouste, au pieu ! Toine : C’est que j’avais besoin d’un conseil, m’sieur Jean-Pat. Jean-Pat : Non mais là, ce n’est pas bien le moment. Toine : C’est d’ordre qui dirait « privé ». Jean-Pat : Vaut mieux parce que pour le salaire on en reparlera demain. Toine : Je me turlupine sur une question qui me chatouille l’esprit m’sieur. Jean-Pat : Bon alors on fait vite parce que tu vois, l’autre elle m’a tout enroulé en

« bin’s » mes enceintes high tech. Toine : Attendez, je vais arranger ça, j’ai toujours mon sécateur sur moi… Jean-Pat : STOP ! Attila ! Ne touche pas au grisbi ! Toine : Vous en remettrez des autres des fils, j’en ai plein dans une caisse à la cave. Jean-Pat : Non mais c’est pas ton mange disque que t’as sous les yeux, c’est du

révolutionnaire : 1000 boules sur Internet ! Toine : C’était pour aider moi… Jean-Pat : Tu sais ce qui m’aiderait, là ? Vers 1 heure du mat ? Toine : Non ? Jean-Pat : Que tu te casses, que tu te replies, que tu retournes dans tes pénates bien au

chaud, loin de mon foutoir et pour un gros nana ! D’ac ? Toine : Ben c’est à dire que pour ma question d’ordre que je n’ai pas la réponse ? Jean-Pat : Demain ? Toine : Ben c’était plutôt pour ce soir… Jean-Pat : Ça peut être long ? Toine : C’est par rapport aux filles et … Jean-Pat : Trop long ! Allez, on en reparle une autre fois, tu as attendu jusqu’à

maintenant, ça peut attendre encore un peu mon bon Toine. Toine : Oui mais c’est surtout précisément avec une fille… Jean-Pat : Laisse tomber, va te coucher et on fait le point un autre jour ! Et avec des

schémas et des dessins si tu veux. Toine : Là cette nuit, c’était plutôt la pratique que j’aurais eu besoin… Jean-Pat : Fais comme d’hab Antoine, fais au mieux, rien de tel que l’artisanat… tu vois

ce que je veux dire ? Toine : Pas vraiment patron. Jean-Pat : Bon, on fera un dessin spécial travail solitaire ! En attendant, tu ne fais pas de

bruit et DODO ! Toine : C'est-à-dire que c’est un peu parce que… j’ai comme qui dirait un peu une

petite… une fille à côté qui n’est pas encore amie dans le sens du littéral écrit comme dans les livres et…

Jean-Pat : Je ne comprends rien ! Et en plus je n’ai pas le temps, alors tu m’écris tout ça et on en reparle. D’ac ? En attendant DODO !

(Le portable de Jean-Pat sonne et le Toine sort) Jean-Pat : Allo, oui, c’est qui ? Jean-Jean ? Salut mon « POTOSSE »… mais t’es un

malade ! Tu sais quelle heure il est… tu t’en fous ?! T’es dans l’avion en retour

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de Macao !... 1 heure, vouai mon potosse une heure du mat’ en France ! T’as dû te tromper de fuseau horaire ! (Arrivée de Jeannette qui fait discrètement le ménage sans se faire voir de Jean-Pat qui est en avant scène) … non il ne fait pas jour… tu veux me dire quelque chose d’important… et pas au téléphone… pourtant tu m’appelles… pour qu’on se voit… D’accord… mais je ne suis plus à Paris… dans le Beaujolais… non, pas en vacances… je fais du vin… je suis vigneron… c’est drôle ? Non, pas trop… Pourquoi ? Trop long à t’expliquer… ça fait 1 an… je viens de finir ma 1ère vendange… VENDANGE pas vidange… remarque, vu le goût, ce n’est pas mieux… la loose intégrale, amer, mais amer… imbuvable… Béa ? Elle y croit encore oui !... C’est elle qui finance une fois de plus… enfin son père… Vouai, j’ai bu le bouillon avec ma dernière affaire… il faut que je me refasse… Je t’entends plus… Jean-Jean, Jean-Jean, Jean-Jean… ça a coupé (Il découvre Jeannette)

Jean-Pat : Qu’est-ce que vous faites encore là, vous ? Jeannette : Le ménage ! Jean-Pat : Je ne vous ai pas sonné, alors disparaissez ! Jeannette : Vous voulez pas que je range le bouquet garni ? Jean-Pat : Dehors ! Jeannette : (Voyant le drap brodé sur Jean-Pat) Mais c’est les draps de monsieur De

Lamolle, votre beau-père. Jean-Pat : C’est un costume de scène maintenant ! Jeannette : Mais vous y avez fait un trou ! Jean-Pat : Oui ! Voilà ! Et j’ai aussi pris une ficelle à Monsieur Caillasse et vous

constaterez qu’il n’y a pas son nom brodé dessus ! Jeannette : Madame Béa ne va pas être contente pour le drap de son papa…

Jean-Pat : Eh bien on ne lui dira pas ! (Jeannette fait la tête) On ne lui dira rien à madame

Béa, pour le drap… d’accord Jeannette ? On n’est pas obligé de tout dire à

Madame Béa ! (Jean-Pat a un doute) Otez-moi d’un doute, vous n’avez rien

entendu d’autre à l’instant Jeannette ? (Elle boude toujours) Hein Jeannette ?

On ne lui dira rien à Madame Béa… rien sur mon vin… rien sur le théâtre, rien

de rien. Motus et bouche cousue… C’est notre secret à nous deux… D’accord ?

Madame Béa a suffisamment de soucis à Paris la semaine, alors madame Béa

qui est arrivée ce soir en TGV, elle dort et elle se repose. Ce qui est à Paris

reste à Paris et ce qui est dans le Beaujolais reste dans le Beaujolais ! On ne dit

rien, on va se coucher et DODO. On est d’accord Jeannette, Jeannette (Il hurle)

JEANNETTE !

Jeannette : Oui m'sieur.

Jean-Pat : Vous m’avez entendu ?

Jeannette : Que vous m'appeliez, oui...

Jean-Pat : Certes, andouille de Guéméné, mais tout le reste ?

Jeannette : À peine monsieur, à peine...

Jean-Pat : C'est-à-dire ?

Jeannette : C'est que je ne m'intéresse pas aux affaires de m'sieur.

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Jean-Pat : A part quand vous racontez dans tout le village les indiscrétions que vous avez

glanées au cours de votre service !

Jeannette : Rarement monsieur, rarement...

Jean-Pat : Et ma dégelée de l'autre jour ? Qui a mis au courant la moitié de la commune

que j'avais confondu l'aspirine et les laxatifs en rentrant au milieu de la nuit ?

Jeannette : Honnêtement, je ne sais pas monsieur... peut-être la boulangère, c'est une vraie

langue de vipère !

Jean-Pat : Alors, qu'avez-vous saisi de ma conversation téléphonique privée et

confidentielle ?

Jeannette : À vrai dire c'est votre question là que je comprends pas.

Jean-Pat : Allez, disparaissez et tâchez de garder pour vous ce que vous affirmez n'avoir

pas entendu.

Jeannette : Je serai « mouette » comme une "carne", monsieur.

Jean-Pat : Vous en faites déjà une belle de carne va ! Et puis on dit comme une carpe

Jeannette, comme le poisson (il mime), dorades, merluchons, etc…

Jeannette : Peut-être, mais j'ai rarement vu une carne parler aussi... (Elle se retire)

Jean-Pat : Quelle idée de me laisser dans les pattes une bonniche, c’est bien une idée de

Béatrice De Lamolle ! Un vrai chien de garde la bretonne… (Il regarde son tas

de fils)… et une vraie catastrophe !

(Arrivée du Toine avec des feuilles de papier à la main)

Toine : Ah, patron, je voulais quand même vous y expliquer ce qui me turlupine.

Jean-Pat : Non mais ce n’est pas bientôt fini le défilé là !

Toine : Je suis tout seul patron…

Jean-Pat : Oui mais l’autre avant vous ou après vous là… qu’est ce que tu fais avec ces

papiers ?

Toine : C’est ce que je voulais vous y dire tout à l’heure.

Jean-Pat : (Jean-Pat prend la liasse de papiers) Tu as tout écrit ?!

Toine : C’est vous qui m’avez dit…

Jean-Pat : Mais pas cette nuit Antoine, demain, après-demain, ce n’était pas aux pièces.

Toine : Ben un peu tout de même… c’est comme une décision qui faut que j’y fasse le

pas et que j’ai tout explicité dans les papiers avec des schémas.

Jean-Pat : Tu penses trop Antoine, et ça te ralentit à force de penser.

Toine : C’est pour ça qu’il me faut votre avis.

Jean-Pat : Toi t’es le genre à acheter un coupé décapotable avec un coffre de toit,

tellement t’es prévoyant !

Toine : Justement, en parlant de capote, c’est le chapitre 2 sur le schéma et…

Jean-Pat : Hop, hop, je t’arrête tout de suite ! On a dit pas sur la galipette cette nuit… trop

long… trop compliqué pour toi !

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Toine : Oui mais justement cette nuit, eh bien…

Jean-Pat : Dehors ! DODO ! Il est maintenant 1 h 30 du matin, tu es sûrement fatigué et il

faut dormir. Je mets ton exposé en couleur dans ma poche et j’étudie ta prose

métaphysique à tête reposée. Si c’est bien, t’auras un bon point et avec

plusieurs bons points je te rappelle que tu auras une belle image ! Allez du

balai et à demain !

(Il le pousse dehors et va ranger son matériel dans sa valise face au public.

Béa arrive en robe de chambre, un filet sur la tête et en robe de chambre. Elle

ne se manifeste pas et ne se fait pas voir de Jean-Pat)

… Pas moyen d’être tranquille dans cette baraque ! L’armée complète de

neuneus qui décide ce soir, cette nuit de…

Béa : Alors ?! Monsieur Jourdain ! On veut faire de la prose !

Jean-Pat : (Ne la voyant pas) Comment ? Qui me parle ?

Béa : C’est le fantôme de Molière mon pauvre ami !

Jean-Pat : (La voyant et sursautant) Oh ! M’amour, tu ne dors pas ?

Béa : Avec un tel éclat, c’est un vrai supplice ! On peut savoir ce que tu fomentes ?

Jean-Pat : Mais tu vois ma petite caille, je range mes affaires, mes petites affaires…

Béa : Mais allons donc, continue ainsi, prends-moi pour une demeurée !

Jean-Pat : Pas du tout m’amour…

Béa : Je re-formule donc ma question des fois qu’elle ne fut pas claire dès le début :

Puis-je savoir ce que tu fais à 2 heures du matin habillé, excuse-moi du terme :

« en travesti » ?

Jean-Pat : Mais c’est juste un drap mon cœur et la perruque du mariage de Didier.

Béa : Fais voir ce drap monsieur « miss monde » (Elle lit la broderie) Effectivement,

le drap de père et mère ! Bravo !

Jean-Pat : Il peut encore servir, j’ai juste fait un petit trou pour la tête…

Béa : Et le bouquet garni sur la tête, dois-je en déduire que c’est ton côté chasseur-

cueilleur ?!

Jean-Pat : Non ma chérie, c’est pour matérialiser la couronne du…

Béa : Mais je m’en contrefous ! Flûte à la fin ! Tu fais quoi séant en tata yoyo ?

Jean-Pat : Du théâtre.

Béa : Tiens, c’est une nouveauté !

Jean-Pat : C’est un début m’amour, j’ai juste écrit une allégorie onirique sur…

Béa : Je te dis STOP avec ta science ! A cette heure, je vois juste mon mari, qui était

censé dormir à mes côtés, au milieu de la cuisine déguisé en, excuse-moi le

terme, « Drag-Queen » ! Il ne te manque plus que du rimmel et des bottes à

talons ! Jean-Pat : Lis ça mon petit chat, c’est moi qui l’ai écrit et j’étais en train de répéter. (Il lui

tends le texte)

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Béa : Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

Jean-Pat : C’est mon nouveau graal mon amour, le théâtre ça me délasse, je me suis

découvert…

Béa : Je t’en donnerai moi des couverts, et en argent s’il te plait !

Jean-Pat : Non, « découvert » comme une révélation…

Béa : J’avais compris ! Merci ! Et pourquoi en pleine nuit je te prie ?

Jean-Pat : Pour le calme.

Béa : Belle réussite mon ami !… J’ai cru qu’« Interville » venait de commencer dans

la cuisine ! Et là je ne tombe pas sur la vachette mais sur la bergère !

Jean-Pat : C’est parce que Jeannette…

Béa : Mais zut enfin ! Arrête d’accabler tout le monde mon pauvre Jean-Pat !

Jean-Pat : Tu as raison… Calme-toi, va te re-coucher, je range et je viens te rejoindre.

Béa : Et tu me feras le plaisir d’enlever ton costume de cantatrice avant d’entrer dans

la chambre. (Elle commence à partir et reviens sur ses pas) Sinon, as-tu un

vague souvenir des raisons de ta présence ici ?

Jean-Pat : Dans la cuisine ?

Béa : Non ! Dans le Beaujolais ?

Jean-Pat : Quand même mon amour…

Béa : Donc, le fait de jouer la Traviata en pleine nuit avec une couronne d’aromates

sur la tête est, je suppose, compatible avec ton VRAI métier de vigneron ?!

Jean-Pat : C’est comme un complément…

Béa : Je te rappelle donc pourquoi tu es ici : devenir vigneron ! Ton énième

reconversion professionnelle géniale et cool comme tu le dis si

majestueusement !

Jean-Pat : Mais je suis tout à cela ma chérie…

Béa : La preuve ! A peine arrivée exténuée de Paris où je m’évertue à gagner la

pitance de notre couple, je te surprends en pleine nuit en Maria Callas !

Jean-Pat : Mais c’est un hobby m’amour, ça n’a rien de professionnel.

Béa : Il ne manquerait plus que ça ! Il ne me semble pas qu’ici ce soit le Bois de

Boulogne ! Parce que tu vois mon galant, j’en ai un peu par-dessus le chignon

de financer à fond perdu les délires et les gâteries de Môôôôsieur ! Si encore

j’étais la seule débitrice, mais je te signale que tu n’as pas emprunté que les

draps à mes parents. Mon bon papa t’a avancé, il me semble, une conséquente

somme « d’oseille » entre guillemets que tu devras rembourser coûte que

coûte !

Jean-Pat : (Voulant détendre l’atmosphère en montrant la couronne) … à défaut

d’oseille, j’ai déjà le laurier !

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Béa : (Elle se force à applaudir) Formidable ! Le dramaturge est doublé d’un

comique hors pair ! BRAVO l’artiste ! En attendant, mon père serait sûrement

heureux de savoir que l’argent des De Lamolle sert à abonder ton

travestissement ridicule !

Jean-Pat : Je ne me permettrais jamais d’hypothéquer l’argent que m’a si gentiment

avancé Henri.

Béa : Henri oui, mon bon père Henri Dugenoumou De Lamolle qui finance en pur

philanthrope tes diverses activités depuis 20 ans !

Jean-Pat : Je lui en suis très reconnaissant…

Béa : Dois-je te rappeler ce fameux projet d’annonces gratuites sur Internet il y a 10

ans !

Jean-Pat : Mais c’était révolutionnaire, « le Coin-Bon » ça devait s’appeler…

Béa : Sauf que ton associé a déposé sans toi « LEBONCOIN » ! Et depuis il est

millionnaire !

Jean-Pat : C’était mon idée à moi…

Béa : Je passe sur ton projet de mini télé plate il y a 20 ans dont tu as oublié les plans

sur un banc à Seattle !

Jean-Pat : Je n’aurais pas appelé ça l’I-Pad de toute façon…

Béa : Mon père qui a financé tes associations avec tes « POTOSSE ».

Jean-Pat : C’est le nom de notre promo à HEC !

Béa : Eh bien justement ! Tes POTOSSE qui sont-ce ?

Jean-Pat : Comment ?

Béa : Tes POTOSSE qui sont-ce ?

Jean-Pat : Tu parles le grec maintenant ?

Béa : Ne fais pas le fanfaron s’il te plait ! Tes POTOSSE sont des lâches et des

escrocs !

Jean-Pat : Tu ne peux pas dire ça…

Béa : Dois-je te re-mettre en mémoire le fameux inventeur de l’eau déshydratée !

Jean-Pat : Ah oui, pour les missions sur Mars. Super comme idée !

Béa : Mon père qui t’a aussi financé ton avant-dernier…

Jean-Pat : Bon, ça va avec ton père…

Béa : Non, ça ne va pas…

Jean-Pat : Si, ça va…

Béa : Non, ça ne va pas…

Jean-Pat : Si, ça va… (Il lui parle à l’oreille)

Béa : (Choquée par les mots, mais vaincue) C’est petit ça, très petit !

Jean-Pat : Mais c’est la vérité…

L’amer à boire Jean-Noël DUPERRON

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Béa : Tu comprends mon pauvre chéri, t’es peut-être un génie des idées, mais il faut

que tu concrétises aujourd’hui ! Papa me l’a dit encore cette semaine. Il veut

des résultats tangibles. Il espère du bon vin !

Jean-Pat : Il en aura mon amour, tu vas être fière, j’ai une cuvée en tout point…

exceptionnelle !

Béa : Tu en es sûr ?

Jean-Pat : Certain, et une bouteille « Top-hyppe » d’un chic éclatant, une « Bimbo-Bu »,

je t’en avais parlé la dernière fois et…

Béa : (Se dirige vers l’extérieur et appelant) Jeannette…Jeannette, s’il vous plait…

Jean-Pat : Pourquoi tu l'appelles celle-là ?

Béa : Pour un petit cours d’œnologie…

(Jeannette rentre apeurée)

Jean-Pat : Elle n’était pas sensée dormir ELLE !

Béa : Alors Jeannette, connaissez-vous les saveurs de base ?

Jeannette : Ben, sans vouloir fâcher M'sieur, y’a d’abord un peu comme le vin de monsieur

et qu’il faut pas que je le répète à madame…

Jean-Pat : Ah la la ! (Il tente de l’étrangler)

Béa : Calme, vous voulez parler de l’amer, Jeannette ?

Jeannette : Oui Madame, mais qu'y faut rien dire que Monsieur m'a dit.

Jean-Pat : Effarant, incroyable, je vais la renvoyer au Mont St Michel !

Béa : Quoi donc m’amour ?

Jean-Pat : Ne fais pas ton innocente, tu es au courant de tout ?

Béa : Disons que j'ignore encore le menu détail, mais que dans l'ensemble,

Jeannette m'a résumé furtivement dans le couloir la situation.

Jean-Pat : Mais pourquoi, pourquoi ?

Béa : Mais pour rien m’amour, tu devrais le savoir depuis longtemps, Jeannette ne

parle contre aucun argent, elle alimente simplement la conversation !

Jean-Pat : Jeannette, je vous vire !

Béa : Non ! Jeannette est mon employée ! Une précieuse employée même… Une

employée payée elle aussi par papa et que je te laisse à disposition ici, dans le

Beaujolais, pour tes longues semaines sans ta petite femme adorée, une

employée modèle qui me tient accessoirement au courant de tes petits soucis…

Jean-Pat : Une cafteuse, une rapporteuse, une langue de p...

Béa : Ça suffit, laisse-la donc tranquille, elle est utile et elle croit simplement faire

plaisir.

Jean-Pat : Une vraie réussite…

Jeannette : Excusez-moi Monsieur, toutes mes confuses, je ne voulais pas vous fâcher.

Béa : Ma pauvre Jeannette, il semblerait que mon mari ne partage pas votre avis !

L’amer à boire Jean-Noël DUPERRON

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Jeannette : C'est que j'aime bien causer Monsieur, et que pour causer, il faut des sujets.

Jean-Pat : Vous ne pouvez pas trouver vos sujets ailleurs que dans cette maison ?

Jeannette : Ben, je passe toute la journée ici, et même la nuit, alors...

Jean-Pat : Alors quoi ?

Jeannette : Ben, pour peindre le beau, un peintre il voyage pour choisir les paysages,

tandis que moi, mon paysage c'est vous, donc je fais avec…

Jean-Pat : Tachez à l'avenir de peindre des natures mortes et d'éviter notre champ de

bataille !

Béa : Très bien Jeannette, je vous libère, vous pouvez aller vous coucher l’esprit en

paix.

Jeannette : Vous êtes bien bonne m'dame, quand je vais raconter ça à la boulangère,

comme elle dit tout le temps...

Jean-Pat : NOOOOOON ! Je ne veux plus vous entendre, vous resterez cloîtrée ici,

jusqu’à nouvel ordre ! Allez hop, au carmel ! (Il la pousse dehors… Un grand

moment de solitude)

Béa : Voilà, voilà…

Jean-Pat : Bon… qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Béa : Rien.

Jean-Pat : Ah non, je ne reste pas dans la cuisine avec ma djellaba !

Béa : Mais non, demain on ne fait rien… Rien ne change, je serai la même Béa que

d’habitude. Souriante, altruiste, démesurément amoureuse et admirative de son

grand homme. Je te vanterai auprès des Caillasse, je serai ton égérie !

Jean-Pat : Parce que tu ne crois plus en moi ?

Béa : Eh bien aussi surprenant que cela puisse te paraître, c’est encore le rôle que je

tiens le mieux et là, ce n’est pas du théâtre mon cher !

Jean-Pat : Je vais t’épater m’amour, c’est la saison des salons et tu vas voir ce que tu vas

voir !

Béa : De toute façon, demain tu as ta foire au village ?

Jean-Pat : La Saint Vincent, oui, patron des vignerons…

Béa : C’est ce que je dis, un rassemblement d’ivrognes du cru !

Jean-Pat : Pas du tout, c’est un concours de vin très sérieux…

Béa : Soit ! Alors tâche de tenir correctement ton rôle principal de vigneron, défend

ton vin avec panache. J’ai résolument envie de croire en toi ! Donc regarde, je

suis déjà souriante, la Béa idéale, je vais me coucher et je vais enfin

DORMIR !

Jean-Pat : Tu seras surprise mon amour.

L’amer à boire Jean-Noël DUPERRON

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Béa : Tâche de ramener au moins le prix du design avec ta « Bimbo-Bu » et pour le

reste, bon sang de bois ! Ce n’est tout de même pas la mer à boire que de faire

du bon vin ! (Elle sort)

Jean-Pat : (Qui range ses affaires) L’amer à boire… L’amer à boire ! Elle ne peut pas si

bien dire… L’amer, c’est justement l’amer qu’il faudrait boire… et comme ça,

mon vin, il le gagnera ce foutu prix de la saint Vincent et alors là… plus de

railleries, plus de sarcasmes, Jean-Pat enfin reconnu pour ses talents, pour… (Arrivée de Jeannette avec un vieux cartable qui entre en parlant au Toine encore à l’extérieur)

Jeannette : Allez, viens-y qu’on lui dise maintenant…

Jean-Pat : Je ne vous avais pas foutu dehors il y a 10 minutes avec perte et fracas à tout

hasard ?

Jeannette : Si m’sieur, mais on y a quelque chose à vous dire…

Jean-Pat : Vous parlez à la 3ème personne maintenant ?

Jeannette : Ben oui…

Jean-Pat : De mieux en mieux !

Jeannette : Ben c’est surtout qu’il veut pas rentrer !

Jean-Pat : Mais qui ?

Jeannette : La 3ème personne…

Jean-Pat : Mais rentrer où… je n’y comprends rien !

Jeannette : Il veut pas rentrer dans la cuisine !

Jean-Pat : Je vous parle de votre forme grammaticale, ma pauvre Bécassine !

Jeannette : Ah non ! Pas Bécassine !

Jean-Pat : Et pourquoi ?

Jeannette : Parce que Bécassine c’est ma cousine.

Jean-Pat : Là… Là, voyez-vous, on est bas, très bas Jeannette ! Je suis las, très las et on

est tombé trèèèèès trèèèèèès bas !

Jeannette : C'est-à-dire que elle, c’est une Leguen et que moi je suis une Krampouz…

Jean-Pat : On est en pleine nuit et vous vous fichez de ma poire ?!

Jeannette : Mais c’est la vérité vraie, M’sieur Jean-Pat !

Jean-Pat : Mais je m’en balance de votre arbre généalogique, je me fous de votre

ascendance et de votre descendance bretonne…

(Arrivée du Toine avec sous le bras une grosse tirelire en forme de cochon)

Toine : Sans vouloir froisser m’sieur, moi ça m’y intéresse la famille de mademoiselle

Jeannette et…

Jean-Pat : Ah non ! Non ! Non ! J’ai fait quoi au monde pour être la principale victime de

la fadaise organisée ! Permettez-moi de vous le dire en version quelque peu

crue : vous allez dégager tous les deux avec vos histoires de… (Voyant

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subitement le cartable de Jeannette et le cochon du Toine) Vous allez à une

brocante ?

Toine : Ah non M’sieur, c’est qu’on voulait vous expliquer quelque chose qui nous est

venu à l’idée depuis qu’on a parlé ensemble. (Ils installent la table et les

tabourets au milieu de la pièce en même temps qu’ils parlent. Jean-Pat reste

suffoqué devant la scène)

Jeannette : C’est rapport avec ce que je dois pas dire à la boulangère…

Toine : Et moi j’y sais tout ça depuis longtemps, vous y pensez…

Jeannette : Surtout que le Toine y l’y pense beaucoup et qui sait bien compter…

Toine : J’y ai donc fait tous les calculs…

Jeannette : (Ouvrant les cahiers sortis du cartable) On peut dire qu’il écrit bien le Toine…

Toine : J’ai toujours eu 10 sur 10 en calcul à la communale…

Jeannette : Et pis il y parle bien aussi le Toine, il y dit toujours des bons mots…

Toine : La poésie c’était ma deuxième matière que j’étais fort…

Jeannette : Un jour y m’a dit un vers de Victor Zola…

Toine : Non, Emile, la Jeannette…

Jeannette : Exact, son frère de lait !

Jean-Pat : STOP ! Stop les Zavatta, on peut savoir à quoi vous jouez ? Et accessoirement

pourquoi un cochon ?

Toine : C’est ma tirelire… Bobby qu’il s’appelle, en hommage à Bobby de Dallas qui

était riche… mais gentil !

Jeannette : Moi c’était Sue-Hélen qui me…

Jean-Pat : (S’emportant) Je me répète mais tant pis ! Pourquoi à 2 heures du matin, j’ai

l’honneur de recevoir en conférence cathodique, monsieur Toine et son gentil

cochon tirelire Bobby et mademoiselle Jeannette accompagnée de ses cahiers

de chiffres pourris !

Toine : Faut pas vous énerver patron, c’est une idée que j’ai eue et…

Jean-Pat : Je m’en fous ! Je veux aller dormir et accessoirement ne pas réveiller les

Caillasse qui dorment juste là au-dessus ! (Il montre le plafond) Donc l’exposé,

ce sera pour demain… ou plus tard !

Jeannette : C’est que vu que j’ai raconté au Toine ce que vous vouliez pas que je dise, il

voulait vous expliquer ce que lui y voulait…

Jean-Pat : Au lit ! Plus le temps de discuter, vous remballez vos affaires et rideau. On

ferme ! (Il les pousse dehors)

Toine : Gardez les papiers, c’est une idée que j’ai eue depuis longtemps pour le

domaine et…

Jean-Pat : C’est ça… bonne nuit les tourtereaux ! (Il ferme la porte) Les tourtereaux ! (Il

se force à rire) Ha, ha, ha, incroyable, pourvu qu’il n’y ait pas d’oisillon ! (Il

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finit de boucler sa valise) Allez, en avant ! Et la conquête commence dès

demain par la St Vincent ! Alors ATTENTION Beaujolais, Jean-Pat

accourt !... Fini le Moyen-Âge !... Visons le XXIIème siècle !

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Acte 2 Monsieur (Crésus) et Madame (Marguerite) CAILLASSE, viticulteurs récement à la retraite sont dans leur cuisine qui fait fonction de pièce principale pour l'exploitation que tient dorénavant Jean-Pat. Crésus est à table et en plein "casse-croûte" et Marguerite est affairée au fourneau. Crésus: T'as donné à manger à la bête ? Marguerite : ... Crésus : Oh ! La mère... t'y as nourri les poules ? Marguerite : Ben, tu m'as pas vue ? Crésus : Hein !? Marguerite : (Plus fort) J'suis allée chercher d'la luzerne chez le Néné c'tantôt, tu m'as pas vue ? Crésus : Non... Marguerite : Mais bon sang de bonsoir, qui c’est qui m’a barboté mon laurier ! Y faut que

j’y cuise les pâtés c’tantôt. Crésus : Si tu rangeais mieux tes affaires ! Marguerite : Mais à la fin, je le range là ! (Elle montre le dessus de la cuisinière) Je te dis

qu’on m’a barboté mon laurier ! Crésus : T’as pas de tête ma pauvre Marguerite, voilà c’que c’est ! Marguerite : Ah je vais te faire mentir le père, si je tiens celui qui a fait vilain, je te promets

de lui faire passer un bon quart d’heure, crois z’y moi ! Crésus : Qu’est-ce que c’était que cette z’niouille cette nuit dans la maison ? Marguerite : Peut être mon voleur de laurier… Crésus : T’as de ces idées des fois ma pauvre marguerite… Marguerite : Que je retrouve celui qui a fait ça tiens… Crésus : Non mais tu ne vas pas y arrêter oui ?! T’en as déjà vu des voleurs qui prennent

que du laurier !… De l’oseille à la limite ! (Il rit de sa blague) Marguerite : Fais y bien le malin toi aussi… rira bien qui rira le premier ! Crésus : Quelle heure qui s'fait ? Marguerite : Onze heures moins le quart. Crésus : Et j'l'ai toujours pas vu décoller l'autre savant. Marguerite : Moi je crois que je l'ai croisé. Crésus : À cette heure, tu parles, il doit encore être couché. Marguerite : Moi j'te dis que j'l'ai vu partir tailler ce matin. Crésus : Tu crois que c'est un temps pour tailler aujourd'hui... et puis le matin c’est quoi

pour lui ? Marguerite : Comme nous autres. Crésus : Tu ne vois donc rien toi... t’y vois pas qu'il tarde trop à mon goût pour se

mettre au travail ce feignant ! Ah ! Comme dit l’autre : « c’est plus facile d’arrêter un travailleur, que de faire travailler un feignant ! »

Marguerite : Je ne suis pas toujours derrière lui, moi. (Arrivée du Toine de l’extérieur qui traverse rapidement la pièce tenant un sac plastique à la main. Il stoppe quand il se rend compte qu’il y a du monde) Toine : Ah ! Y’a quelqu’un ! Crésus : Pardi, bien sûr qu’y a quelqu’un ! Toine : Ah !?... (Il semble chercher, réfléchir et hésiter en attendant au milieu de la

pièce)

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Marguerite : Tu cherches quel’chose ? Toine : Non… Non… Marguerite : (Lui faisant des signes) Ouh ! ouh ! Y’a du monde ici ! Toine : Oui, oui… Crésus : Bonjour... Toine : Oui, oui… Crésus : Bonjour le Toine ! Toine : Ah oui… (Il sort de sa léthargie) Bonjour patron… Crésus : Ça va la santé ? Toine : J'me porte et vous ? Crésus : Oh tu sais moi, comme un vieux. Toine : Mais non patron, vous êtes toujours aussi vert. Crésus : Tu veux dire que ce sont les vers qui me guettent... Toine : (Le coupant dans sa complainte) Faut pas "broder du noir" patron, vous y êtes

en pleine forme. Comme dis le dicton… Crésus : (Plaintif) Oui mais quand on voit c'qu'on entend et qu'on entend c'qu'on voit et bien y'a plus qu'à aller s’y mettre à la Saône ! Toine : Qu'est-ce qui va pas patron ? Crésus : (Changeant de ton) Et tu oses me demander ce qui ne va pas ? Marguerite : Ne remue pas le couteau dans la plaie le Toine, tu vas mettre le patron en

colère et ça va lui faire d'la tension et lui remuer le sang. Le docteur il a bien dit qu'il fallait qu'il se "décontraste".

Crésus : Mais toi t'es pas au travail dis voir ? Toine : M'sieur Jean-Pat y m'a donné ma journée, comme il dit, je peux faire tout ce que je veux… sauf travailler... Crésus : Un vendredi ?! Marguerite : C'est pourtant pas fête, le courrier est bien passé ce matin. Crésus : Et tu m'as pas sorti une culotte propre pour aller au village. Marguerite : Ben non pardi, c'est pas fête. Toine Non mais c'est comme ça qu'il m'a dit m'sieur Jean-Pat, c'est gratuit et obligatoire à cause des "conversations collectives" et des « retete ». Crésus : GRATUIT ! T'entends ça la mère, qu'est que t'en as à faire d'envoyer les travailleurs "discutailler" un vendredi, dans des conversations qui peuvent que t'attirer des ennuis ! Marguerite : Tant qu'c'est lui qui paie ... Crésus : C'est pas une raison ! On s'est vrai saigné toute notre vie pour mettre quatre

sous de côté, alors c'est pas pour les voir partir en fumée. Ah tiens ! On aurait dû tout vendre, on serait moins tiraillé.

Toine : Moi je fais ce que mon nouveau patron m'a dit de faire... Par contre, je sais pas quoi faire maintenant, le bistrot est vide au village. Marguerite : Parce que t'as besoin qu'il soit plein le bistrot ? Toine : Non mais c'est plus triste... alors on boit plus... et plus rapidement... et après c'est moi qui est plein... ça fait la moyenne dans l'fond ! Crésus : T'as qu'à descendre en ville, ça te promènera. Toine : J'ai peur en ville, patron. Marguerite : Un grand gaillard comme toi ? Toine : Avec tout ce qui s’dit... Crésus : (Le coupant) T'y vas jamais en ville. Toine : Non, mais on m'a raconté. Crésus : Et ben, t’es vrai bête de toujours croire ce qu'on te dit !

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Marguerite : Allez, tiens le Toine, prend donc cette liste et va donc à la COOP et prends-y des grains pour les poules, et tu m’y prendras aussi un pied de laurier sauce pour que j’en replante un. Par sécurité !

Crésus : T’as qu’à y prendre aussi des graines d’oseille pour détourner les voleurs ! Marguerite : De toute façon, le Jean-Pat, il y avait roulé dessus la semaine dernière avec le

tracteur. Crésus : C’est pas une raison pour nous mettre en frais ! Marguerite : Qu’t’en es ronchon, c’matin. Crésus : C’est pas le matin à 11 heures ! Marguerite : T'as qu'à y aller en "Stafette". Toine : J’y aime vrai bien y aller moi à la coop. Crésus : Et tu prends juste ce qui est marqué sur la liste. Vas pas te faire embobiner par

la Monique. Elle sait y faire, elle, pour y emballer la marchandise cré vain dieu !

Toine : J'y f'rai rien que c’que la patronne m'y a marqué. Marguerite : T'auras qu'à y acculer le grain au cuvier. On y charriera plus tard. Pour l’instant

t’as qu’à y joindre à coin. Crésus : Tâche d'y mettre à part des autres sacs, parce que l'autre, y serait capable

encore d'y prendre pour de l'engrais. Toine : J’y prends les clés de la « stafette » ? Marguerite : Tiens y voir (Elle lui donne les clés pendues au buffet) et prends ce billet… Tu

feras le plein, j'crois qu'elle y a plus grand chose dans l'gésier la « stafette ». Crésus : Arrête z’y voir, on va y mettre du rouge ! Marguerite : Non ! Je t'ai déjà dit qu'on va s’y faire attraper par les gendarmes un jour. Crésus : Mais bon sang de bonsoir, qui c'est qui porte la culotte ici ?! C'est pas rien

possible d'y arriver à nos âges et de se faire emmerder de la sorte ! Rends-moi ce billet, je saurai en faire bon escient. (Il prend le billet des mains du Toine)

Toine: Mais c'est de la bonne "escience" au Suma aussi. (Il ricane de sa mauvaise blague et sort son petit carnet) Et comme dit euh… Alors essence… essence… Ah tiens voilà … de Sarthe : « Mais si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable… »

Crésus : La ferme toi avec tes dictons ! Je te cause pas ! Marguerite : Rends-moi ce billet, si tu fais ta mauvaise tête, c'est pas une raison pour gaspiller. Toine : Alors je fais comme on a dit ? Crésus : C'est ça ! (Le Toine sort) Crésus : C'est encore moi qui commande cré-nom d'un chien ! (Un temps) J’espère que

ce grand nigaud y va pas trop traîner au bistrot au lieu d’aller travailler ! Marguerite : Ça le sort un peu et c'est de son âge. Crésus : Oui mais c'est avec nos sous ! Ça fait pas faire de bénéfice ! Marguerite : Que t’en es ronchon, c’matin. Crésus : LE MATIN ! T’appelles 11 heures le matin toi? Ah! Si la pauvre grand-mère

voyait ça, elle qui se levait à quatre heures pour la traite et qui partait après en ville prendre sa place chez le notaire.

Marguerite : Te fatigue pas, je la connais par coeur cette histoire. Crésus : Pour sûr ! Et qui en a honte ?! Marguerite : Autre époque, autres moeurs… Crésus : C'était pas une époque de feignants, moi j'te l'dis !

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Marguerite : T'énerve pas le père, tu sais bien que t’es sur les nerfs depuis la fin des vendanges.

Crésus : Mais c’est ce vin qui s'fait mal… Et puis y'a pas un courtier qu'est encore passé.

Marguerite : Qu'est-ce que ça peut bien t’faire, c'est plus toi qui t'y occupe des vignes ? Crésus : Oui, mais le grand « estomaqué de la tête » qu’on a rapatrié de Paris, il faut

qu'il fasse quelque chose de buvable pour que ce soit vendable et qu'il puisse me payer ce qu'il me doit, tu comprends ? T’sais ben qu’on est à « mi-fruit ».

Marguerite : T'y inquiète pas l’père, y s'en occupe du vin l’Jean-Pat, il y arrête pas de potasser des tonnes de bouquins.

Crésus : J’y ai fait toute ma vie du vin et je n'ai jamais eu besoin d'un seul livre pour me dire ce qu'il fallait faire pour obtenir du bon vin !

Marguerite : Il est sûrement excellent ce vin, t’as goûté au moins ? Crésus : (En mordant dans un morceau de pain) Arrrrhhhh… jjjjeeee… Marguerite : Ah ?!… Tu l’as goûté ?! Crésus : Arrrrhhhh… jjjeeee… Marguerite : Tu l’as goûté, animal ?! Crésus : Arrrrhhhh… Je l'ai gouté discrètement. Et du bout des lèvres… la seule chose

que je peux dire c'est que chez "Ducros", il ferait fortune le Jean-Pat ! Marguerite : Le vin est peut-être un peu jeune ? Crésus : Que non, il était largement à l'âge adulte ! Marguerite : Et alors ? Crésus : On peut dire que ce vin se situe plutôt dans le troisième âge, voir le quatrième

ou le cinquième, si tu vois ce que je veux dire ! Marguerite : Attends de voir, dernièrement il l'a filtré pour le mettre en bouteille. Crésus : C'est ce qui m'inquiète, il s'acharne, il tripatouille, il avance et il recule,

comment veux-tu... il hésite et se décide pas, tout ça pour quoi ? Je le demande, tiens, de la piquette juste bonne pour le vinaigrier !

(Arrivée de Jeannette de la cuisine des vendanges) Jeannette : Madame Caillasse, je vais mettre les pâtés à cuire… Crésus : Tiens voilà sa fée du logis... Jeannette : Ben non va, j'suis pas la fée... j'suis la bonne. Crésus : Ouais, la bonne, et vous êtes sûrement la meilleure du lot, même si vous n’y

êtes pas d’chez nous. Vous pouvez vous en enorgueillir. Jeannette: Vous êtes bien gentil, mais à mon âge, qui voudrait me cueillir ? Marguerite : C'est pas dieu possible d'avoir si peu de vocabulaire ! Jeannette: Ah ? Toutes mes confuses, j’ai pas comprise… Crésus : Les étrangers, quand ils ont pas nos mœurs, on a du mal à s’y faire. Quand je

pense qu’ils n’ont même pas de vin dans leur pays… Marguerite : J’sais ben qu’vous êtes différents dans vos contrées, mais dites-voir, en

Bretagne y s'y cause pas l'français comme nous autres ? Y sont pas pareils là-bas ?

Jeannette : Ben si, pourquoi ? Marguerite : Parce que vous y comprenez tout de traviole ! Jeannette : Ben là, j'comprends bien que vous êtes pas contente m'dame, mais me

d'mandez pas pourquoi. Crésus : On vous en veut pas la Jeannette, vous nous êtes même « amitieuse », mais on

a des soucis alors on est pas très causants. (Il se tourne vers le buffet et n’entend pas la phrase suivante)

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Marguerite : Vous pouvez y cuire les pâtés parce que j’m’y suis fait chaparder mon laurier. Tant pis ! Y’en aura pas c’te fois !

Jeannette : Bon ben, je mets le feu dessous et après je vais faire la poussière, ça va "m'étendre". (Elle sort)

Crésus : Faites gaffe de pas trop vous y étendre, qu'il faudrait vous y replier après ! (Les Caillasse s'esclaffent) Crésus : Quelle heure qu'y s'fait la mère ? Marguerite : Onze heures passées. Crésus : Y s’ra jamais prêt ! Marguerite : Prêt pour quoi ? Crésus : (S'énervant) Mais enfin, c'est la St Vincent c’tantôt, il faut qu'il y amène ses bouteilles. Marguerite : Et alors ? Crésus : Alors ? Alors que je n'en ai pas encore vu de bouteilles. Marguerite : (Calme) Sûrement une surprise ? Crésus : Des surprises, tu crois pas qu'on en a pas eu notre sou depuis qu'il est là ce

« désampillé du bulbe ». Marguerite : Il a pas mis en bouteille ici, il m'a parlé, comment qu'il a dit déjà... ah oui, il a "sous-prété" l'affaire à quelqu'un d'autre. Crésus : (S'énervant) Prêté ou sous-prété, c'est pas en donnant qu'on y gagne sa croûte.

Si on avait prêté toute notre vie, on aurait pas qu'ques sous de côté et qu'il faudrait mendier à...

Marguerite : Il m’a expliqué, ce n'est pas "SOUS-PRETER", mais "SOUS-TRAITER". Crésus : J'y comprends rien, c'est pourtant pas le moment de traiter ? Marguerite : Y parait, attends j’y ai marqué sur mon calepin (Elle le prend et lit)… que

sous-traiter, c'est t’y faire faire à autrui un travail que l'on ne peut ou l'on ne veut pas faire soi-même…

Crésus : J'le connais pas c’dénommé "AUTRUI", c'est un gars du village ? Marguerite : C'est bien des méthodes aussi, nous autres on l'a bien toujours mis en bouteilles

ici le vin, avec le François et puis ton oncle qui nous y donnaient la main. (Arrivée de Béa) Béa : Bonjour à tous. Tous: Bonjour. Béa : Quel temps n'est-ce pas ? Infâme ! Crésus: (Ronchon) J'sais pas, j'en ai qu'une de femme … et ça me suffit ! Béa : N’avez-vous pas vu Jean-Pat ? Crésus : (A sa femme et après un blanc) Répond z’y lui, toi, qui l'as vu. Marguerite : Il y est parti à la vigne. Béa : Et savez-vous quand il va revenir ? Crésus : Il ne me laisse pas son emploi du temps. Béa : Vous m'avez l'air ronchon ce matin monsieur Caillasse, me trompai-je ? Crésus : Pas du tout, et puis c'est plus le matin ! Béa : Façon de voir les choses. Crésus: Vous inquiétez pas, je les vois bien les choses justement ! Béa : Ah ah ?! Et qu'est-ce donc que vous voyez ? Crésus : Je vois des choses qui m'inquiètent. Béa : Pourrais-je savoir lesquelles... sans indiscrétion bien sûr ? Crésus : Des choses relatives à la vigne et qui ne vous regardent pas ! Marguerite : N’y sois pas si désagréable et agressif, Crésus.

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Béa : Ne vous inquiétez pas madame Caillasse, je suis d'humeur badine, rien ne peut me perturber ce matin.

Crésus : (A part) C'est pas le matin ! (Arrivée du Toine de l’extérieur qui traverse rapidement la pièce tenant un sac plastique à la main. Il stoppe quand il se rend compte qu’il y a encore du monde) Toine : Ah ! Y’a encore quelqu’un ! Crésus : Pardi, bien sûr qu’y a ENCORE quelqu’un ! Toine : Ah !?... (Il semble chercher, réfléchir et hésiter en attendant au milieu de la

pièce) Marguerite : Tu devais pas aller à la COOP ? Toine : Oui… oui… Marguerite : Ben alors ! Toine : Oui… oui… Marguerite : T’en y as perdu quelque chose ? Toine : Il me faut les clés de la « Stafette ». Crésus : Mais triple buse ! Tu les as prises y’a 5 minutes ! Toine : Oui… oui… (Il ne bouge pas) Crésus : Dans ta poche… Toine : Oui… oui… Crésus : Alors tu passes la marche arrière et direction la COOP ! (Il l’accompagne en le

tenant par les épaules) Toine : Oui… oui… (Il part) Marguerite : Vous y savez que c'est la St Vincent aujourd'hui ? Béa : Très bien… j'en connais pas moi des Vincent, par contre demain c'est la saint Théodule, si vous en connaissez un, n'oubliez pas, je vois que vous y tenez. Marguerite : La St Vincent... le patron des vignerons... et qu'au village il y a le... Béa : Zut, crotte de crotte, quelle tête d'étourneau je fais, j'allais complètement oublier. Crésus : Vous y allez à la dégustation ? Béa : Moi non, mais Jean-Pat assurément. Crésus : Evidemment, mais est-ce qu'il présente des bouteilles au concours ? Béa : Bien sûr, tout est prévu. Marguerite : Une surprise ? Béa : Exactement... il ne vous en a pas parlé au moins ? Crésus : Il ne nous fait pas de confidences. Béa : A moi non plus d'habitude, mais il ne pouvait plus tenir, je sais presque tout. Marguerite : Tout quoi ? Béa : Ses bouteilles ! Crésus : Oui, elles sont traitées par en-dessous, ou quelque chose dans ce goût-là ! Béa : Je ne sais pas, mais esthétiquement elles sont paraît-il magnifiques. Crésus : Peux pas dire, j'n’en ai pas vu la couleur. Béa : Ce n'est pas la couleur, c'est la FORME... magnifique ... mais c’est une

surprise. (Arrivée de Jean-Pat en provenance de la cave avec un « paquet ») Jean-Pat : Ha ! La direction des ressources humaines au grand complet ! Béa : Où donc étais-tu caché mon ami ? Jean-Pat : Je préparais mes bouteilles au cuvier et j’ai entendu ta voix… Béa : Mais là, tu sors de la cave… Crésus : Y’en a une autre entrée de la cave par le cuvier. Béa : C’est impressionnant comme c’est grand chez vous !

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Crésus : C’est plus chez nous ! Marguerite: Crésus ! Jean-Pat : Parbleu vous semblez d’humeur noire ce matin ! Crésus : C’est plus le matin ! Marguerite: Crésus ! C’est à cause du tintamarre de c’te nuit qu’le père il y a rien dormi ! Jean-Pat : (Très mal à l’aise) Moi, je n’ai rien entendu. Pas vrai, ma loutre ? Béa : Le vrai sommeil du juste ! Marguerite: C’est qu’en plus, on m’y a chapardé… Crésus : Tu vas nous bassiner longtemps avec tes feuilles à tisane non ? Jean-Pat : Voilà, voilà… Je ne faisais que passer donc je porte de ce pas du juste mon

œuvre en lieu sûr ! Bisous, bisous ma caille ! (Il sort par l’entrée) Béa : (Le regardant sortir avec amour) Quel tortionnaire… ce cachottier nous fait

languir avec sa bouteille ! Marguerite: S’en était sa bouteille dans son paquet ? Crésus : Pour sûr ! Tu crois qu’on l’aurait vu ! Béa : Mais c’est une surprise. Marguerite: Qu'est-ce qu'elle y a de si joli ? Crésus : Il a fait une étiquette en couleur ? Béa : Mieux que tout cela. Crésus : J’y vois pas, une bouteille, c'est une bouteille ! Béa : Pas celle de Jean-Pat. Crésus : Je crains le pire ! Béa : Soyez sans crainte. Marguerite : Ben qu'est-ce qu’elle a cette bouteille ? Béa : Je n'ai pas les détails, mais elle détient une forme particulière. Crésus : Pour sauver notre réputation, il y a pas mis son vin ? Béa : Vous êtes taquin... non ! Jean-Pat trouvait que la forme dite "bouteille de Bourgogne" devenait d'un classicisme. Marguerite : Le Beaujolais s'est toujours vendu là-dedans. Ou dans le Pot Beaujolais. Béa : Justement, l'aboutissement de la réflexion de Jean-Pat découle de ce constat désolant. Crésus : De quel constat il y parle votre artiste, y’a jamais eu d'accident ! Béa : D'accident économique, si ! Crésus : Connais pas. Béa : Jean-Pat pense que la désaffection relative d'une partie de la clientèle pour le Beaujolais, est due à une carence et une stagnation du "Packaging". Marguerite : HEIN ?! Crésus : Il est plus savant pour causer que pour travailler c'est c'qui est sûr ! Béa : (Ignorant la réflexion de Crésus) A son emballage si vous préférez. Crésus : Et en quoi la forme de la bouteille aide à la qualité du vin ? Béa : Jean-Pat ne se positionne pas sur l'aspect qualité... Crésus : Il manquerait plus que ça ! Béa : (Ne s'interrompant presque pas) Mais sur le terrain du marketing ! Crésus : Qu'est-ce qui est le plus important, ma brave fille, le dedans ou le dehors, parce que si les gens veulent des belles bouteilles pour faire des lampes de chevet ou je ne sais quoi, ils ont qu'à aller chez le marchand de vaisselle et pis c'est tout ! Marguerite : Et pis y’a ma cousine, la Claude, qui en fait des vraies jolies avec des

coquillages.

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Béa : Justement monsieur Caillasse, de nos jours, pour attirer le consommateur, il faut lui flatter l’œil avant les papilles. Crésus : Excusez-moi, mais moi je faisais dans le vin, pas dans le paquet-cadeau ! Marguerite : Sans compter que si les papilles sont déçues... Béa : La viabilité économique se trouve dans l'acte de vente, donc il faut séduire. Crésus : J'y connais rien à toutes vos méthodes, moi c'que j’sais, c'est que quand je

vendais des bouteilles et que le client il y était content, il y revenait, et pis c'est tout !

Béa : Je me fais fort de vous convaincre quand vous aurez vu cette oeuvre. Crésus : Mais à quoi elle ressemble cette bouteille à la fin ? Béa : C'est un secret. Crésus : Tu parles, elle est pareille que les autres, tout ça c'est du « hâbleur » et

compagnie. Béa : Détrompez-vous, c'est « BIMBO-BÛ », un artiste afro-asiatique qui a dessiné la bouteille. Un chef-d’œuvre paraît-il. Marguerite : Et il est du village, votre "BIMBOBU" là ? Béa : Non, il est New-Yorkais, mais il vit à Paris. Il fait partie de l'ultime vague post mur de Berlin, néo millénaire. Crésus : Connais pas. Béa : Une créativité et une sensibilité à fleur de peau, je l'ai fait connaître à Jean- Pat l'année dernière lors d'un vernissage Rive Gauche. Crésus : Parce que vous étiez dans la peinture en bâtiment, vous ? Béa : Non, pourquoi ?… J'attends avec impatience cette ultime oeuvre. Crésus : Moi aussi, j'attends... Marguerite : C'est tout de même pas une sculpture, parce que pour y mettre du vin, faut t’y

qu'ça soit creux. Béa : Bien sûr, mais pour le reste... S U R P R I S E ! (Arrivée du Toine de l’extérieur qui traverse rapidement la pièce tenant un sac plastique à la main. Il stoppe quand il se rend compte qu’il y a toujours du monde) Toine : Ah ! Y’a toujours quelqu’un ! Crésus : Mais bougre de nigaud, t’es encore là ! Toine : Oui… oui… Marguerite : T’as les clés ! Toine : Oui… oui… Crésus : T’as déjà été à la COOP ? Toine : Non… non… Marguerite : Ben alors ? Toine : Oui… oui… Crésus : Tu veux de l’élan ! (Montre son pied et le Toine sort en courant) Marguerite : Vous y êtes arrivée c’tantôt ? Béa : Hier en début de soirée et pour ne pas trop empiéter sur votre intimité, Jean-Pat

m’a offert un petit resto en rentrant. Crésus : Vous y avez rien entendu du rafus pendant la nuit ? Des lauriers comme qui

dirait bruyants et … fuyants ! Béa : Il ne me semble pas… Marguerite : Vous y en êtes passée par la nationale 7 ? Béa : Non madame, le TGV est 4 fois plus rapide. Marguerite : Parce que le fils du père Desbrosse, il y faisait toujours le voyage par la

nationale 7 …

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Crésus : Mais qu'est-ce que tu nous chantes-là, la mère ?! C’était en 68 qu’il travaillait à Paris le p'tit Desbrosse.

Marguerite : Et alors, y z'ont pas déplacé Paris, à c'que je save ?! (Un temps) Béa : Alors ? Je ne suis là qu’un week-end sur 2 et encore… donc racontez-moi

tout… je suis à l’écoute de la nouvelle vie de Jean-Pat… Lui qui aime tellement ce qu’il fait… c’est un amoureux du vin, vous savez ?

Crésus : Eh ben, c’est pas réciproque, c’est tout ce qu’on peut dire ! Marguerite : Crésus ! Béa : Je ne vous crois pas, monsieur Caillasse, je sens que vous êtes taquin.

(S’adressant à Marguerite) Sérieusement, mon mari s'est-il fait à la vie campagnarde ?

Crésus : La vie, ma foi, elle y est sûrement pas mauvaise pour lui. Marguerite : Bon sang, c'est pas à toi qu'elle est posée la question ! Béa : Et son nouveau métier de vigneron, monsieur, s'est-il mis sérieusement à

l’ouvrage, est- ce un bon apprenti ? Crésus : Apprenti ? Oui, un très bon apprenti... sorcier ! Marguerite : Crésus, arrête z'y ! Tu vas pas l'débiner devant sa famille. Béa : Tout va bien, j’en suis persuadée. Quelques incompréhensions de génération,

c'est tout ? (Un ange passe…) Marguerite : Le père y sera moins désagréable quand la vendange sera vendue. Crésus : (Ironique) Si elle se vend ! Béa : Pourquoi ne se vendrait-elle pas ? Crésus : (Ironique) Ça dépendra de l'appellation qu'il prétendra lui attribuer ! Béa : Il me semble qu'il n'y a pas le choix, c'est du Beaujolais ? Crésus : Justement, il aurait plus de chance de vendre sous l'appellation : « Domaine du vinaigrier » ! Ou « aux saveurs d’ailleurs » ! Marguerite : Crésus, ça va ! Crésus : Qu’est-ce qu’y a ?! Je ne suis pas méchant... j’suis fataliste! Béa : Peut-être que je me trompe, mais vous ne me semblez pas convaincu par le

travail de Jean-Pat ? Crésus : Très perspicace jeune fille ! Béa : Pourtant, je peux vous assurer que Jean-Pat a toujours fait preuve d'application

et de zèle dans son travail. Crésus : Quel travail ? Béa : Jean-Pat a pas mal bourlingué dans l'industrie et dans le marketing. Crésus : Et ça l'aide pour faire du vin ça ? Si fallait un costume cravate pour réussir manuellement, le monde y serait peuplé d'hommes compétents ! Béa : Je reconnais que ça n'a pas beaucoup de liens, mais ça n'enlève rien. Crésus : Mais ma pauvre petite, la vigne, la terre en général, ça se vit, ça s'écoute, ça ne s'apprend pas dans les livres ! Marguerite : Même avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas tout deviner. Crésus : Vous les parisiens, vous avez oublié ça, mais on ne triche pas avec Dame

nature, combien en ville savent encore d'où qu’sortent les patates, les choux et le vin et comment qu’ils s’y cultivent.

Béa : Certes, mais a t-il fait de gros impairs ? Crésus : Ça oui, des « un père », des « deux mères » et toute la famille avec ! Béa : Il a pourtant fait du vin… Crésus : (Paternellement) Bon courage, mon amie ! Béa : Pourquoi ?

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Crésus : (Théâtral) Le respect que je dois à ma région et à mon métier ne me permet pas de nommer ce jus de raisin fermenté... BEAUJOLAIS ! Marguerite : Le père y l’y dramatise tout, je suis sûre qu'il est buvable son vin. Crésus : (S'emportant) T'as déjà vu du vin rose toi ? Béa : Rosé ? Crésus : Non rose, comme la croupe d'un goret ! Béa : Il ne tend pas un peu sur le rouge ? Crésus : Il tend sur le pastel clair à tendance « tutu de danseuse », c'est mauvais signe ! Béa : Attendons avant de juger. Marguerite : Surtout qu'il peut y avoir un bon bouquet. Crésus : T'as raison la mère ! Là c'est le bouquet ! Ça dépasse tout le reste ! Béa : Il ne sent pas bon ? Crésus : (Enigmatique) Il sent... Ce vin dégage plus la cocotte qu'une assemblée de rombières prêtes à partir au bal annuel du «rotary-club». Béa : Si vous le dites. (Arrivée du Toine de l’extérieur qui traverse rapidement la pièce tenant un sac plastique à la main. Il stoppe quand il se rend compte qu’il y a toujours du monde) Toine : Ah ! Oui… oui… (Crésus lui montre son pied et il ressort en courant) Crésus : Bon ben moi, je vais réfléchir à tout ça en préparant moi aussi quelques flacons

de vin vieux pour la Saint Vincent. (Il part à la cave) (Un grand blanc…) Béa : Tiens, il me semble que l’on entend le train au loin, est-ce un signe de mauvais

temps ? Marguerite : J’sais pas. Ici, quand on entend le train, c’est qu’il y en a un qui passe à coup

sûr… Béa : C’est clair… Marguerite : Nous avons du vin de noix et du riquiqui pour ceux qui nous visitent. Ça vous

dit ? Béa : Tiens donc, qu’est-ce donc ces breuvages ? Marguerite : C’en est des vins cuits qu’on fabrique par chez nous. Le riquiqui, c’est traître

mais très doux. (Ouvre la porte de la cuisine des vendanges) Jeannette… Jeannette… apportez’y des beaux verres à pied.

Béa : Jeannette s’est elle accommodée à cette existence champêtre ? Marguerite : Ben, c’est ben la préférée du patron, même si on y comprend pas qu’est-ce que

monsieur Jean-Pat il a besoin d’une bonniche ici ! Béa : (Comme une confidence) C’est mon espionne pour le temps où je suis à Paris. (Jeannette arrive) Béa : Alors Jeannette, pas trop dépaysée dans le Beaujolais ? Jeannette : Ben non… je suis comme un coq en pâte. J’aime bien ce pays, ça est presque

comme ma Bretagne natale… avec moins d’eau autour et dessus. Béa : Et la gastronomie locale, l’avez vous découverte ? Marguerite : Hier on a fait les pâtés et on les cuits ce matin…sans laurier mais bon. Jeannette : Madame Caillasse, elle me donne des conseils pour y faire des bons plats d’ici. Béa : Fantastique, et par exemple ? Jeannette : J’y ai fait de la soupe au lard, j’ai fait de la soupe à l’oignon sans oignon avec

des échalotes et on m’y a appris à faire le fromage fort qui pue bon comme des pieds.

Marguerite : Y’a bien que la soupe à la grimace que j’lui ai pas encore donné la recette. Par contre, elle nous y a donné la main pour faire notre charcuterie avant Noël.

Béa : Comment est-ce possible ? Faire de la charcuterie ?

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Marguerite : On a fait justice à « môssieu » comme disaient les anciens. Béa : J’ai peur de ne pas tout comprendre, madame Caillasse. Marguerite : Nous avons tué notre cochon, comme chaque année, c’est le saigneur du

village qui s’y colle. Béa : Un porc ! Vous avez tué un porc ! Jeannette : Oui m’dame, un porc c’est un cochon, c’est pareil… on y appelle un porc un

cochon parce que c’est dégueulasse. Béa : J’y crois pas ! Mais ce sont des méthodes de barbares ! Marguerite : Ma petite, comment que vous y voulez trouver du jambon en paquet plastique

dans votre magasin à Paris, si on n’y a pas zigouillé la bestiole avant. Béa : Certes, certes, mais tout de même, j’ai du mal à me faire à l’idée de la mort,

même pour ces bêtes… Marguerite : Pour nous, c’est notre coutume. Il faut y voir les visites que ça y fait pour venir

chercher son morceau de boudin. Béa : Diantre ! Du boudin ! C’est fait avec du cochon cette chose ! Jeannette : Bien sûr, avec le sang du cochon, des oignons et des épinards. Béa : Que du bonheur… dire que j’ai échappé à cette tuerie. Jeannette, rassurez-moi,

vous n’avez pas participé à la mise à mort ? Jeannette : Non m’dame, j’aurais trop eu peur que le cochon y m’en veuille à mort ! Marguerite : Alors ce riquiqui, c’est t’y comment ? Béa : Très sucré, avec un goût agréable de fruit rouge. Marguerite : Vous voulez refaire ? Béa : Non merci. Marguerite : Bien vrai ? Béa : Je vous assure. Jeannette : Le riquiqui ça rend gaite-gaite, comme y dit le Toine. Béa : Une vraie référence culturelle, Jeannette… Vous voilà presque adoptée, vous

avez déjà pris l’accent du pays. Jeannette : C’est le Toine qui m’y a appris… Il y parle vrai bien le Toine ! Béa : Vous ne cuisinez peut-être pas du caviar, mais vous voilà donc couleur locale. Jeannette : Le caviar m’dame, c’est ce qui pousse dans les poissons très chers ? Béa : Tout à fait Jeannette, c’est les poissons que l’on noie pour les tuer… (Jeannette

sort avec les verres vides). Elle n’a décidément pas inventé la passoire à fabriquer la pluie. Savez-vous qu’une fois Jean-Pat l’a envoyée chez le quincaillier pour acheter un fer à friser le persil ? Et qu’il l’a renvoyée le lendemain chez le menuisier pour faire fabriquer une échelle à monter les blancs en neige ?

Marguerite : On devrait la marier avec le Toine, parce que le patron, au début qu’on l’embauchait, il lui a fait courir tout le village pour récupérer un câble pour faire tourner le vent.

Béa : Vous êtes taquin vous aussi. Marguerite : C’était le bon temps, j’sais pas si ça durera aussi longtemps que le marché

couvert de Villefranche. Béa : Jean-Pat passe un moment difficile, mais il garde confiance. C’est un battant.

Il vous surprendra. Il va par exemple vendre son vin par le biais d’Internet. Marguerite : Nous aussi, on y a acheté des « machines à calculatrice les chiffres » de notre

temps… ça y’a rien apporté de mieux ! Béa : Peut-être, mais grâce à Internet, notre vin pourra se vendre dans le monde

entier. Marguerite : J’croyais que c’machin là, il y passait par les tuyaux du téléphone ?

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Béa : Evidemment, sur le réseau télécom. Marguerite : Ben j’suis p’t’être pas née d’la dernière pluie, mais j’y vois pas comment y va

pouvoir livrer à l’autre bout du monde ses bouteilles en les faisant passer par l’tuyau du téléphone !

Béa : C’est la commande qui va passer par le téléphone, pas les bouteilles. Elles seront livrées par la poste, d’une façon tout à fait conventionnelle.

Marguerite : J’y suis pas convaincue que ça l’aidera à faire du bon vin… (Jeannette entre) Jeannette : M’dame, est ce que je peux aller chercher une bouteille de vin à la cave pour

ma cuisine ? Marguerite : Les lieux sont occupés Jeannette, soyez discrète. (Elle attrape une bouteille juste derrière la porte de la cave). Béa : Quel bonheur d’être ici… tendance terroir quand tu nous tiens, c’est

l’improbable énigme… Jeannette : Excusez-moi d'vous d'mander pardon, mais y'a Monsieur Crésus à la cave qui demande après vous. Béa : Après qui Jeannette ? Jeannette : Y l’a dit la mère et m’dame Béa. Béa : Une initiation dans le domaine réservé aux mâles, quel honneur ! Marguerite : Faut en profiter, parce qu'les femmes sont rarement invitées d'la sorte, dans le

salon du vigneron ! Béa : Alors allons-y !

NOIR (Possibilité d’un entracte)

(Nous sommes l’après-midi. Jeannette est seule dans la cuisine face au public. Elle essuie la table et chantonne une chanson. Toine entre derrière Jeannette avec son sac en plastique) Toine : (Pince Jeannette dans le dos) Bonjour la Jeannette ! Jeannette : (Petit cri de surprise) Ah c'est toi le Toine… Toine : Ben oui c'est pas l'pape ! Jeannette : C'est qu'depuis c'matin, ça "gargouille" dans tous les coins ! Toine : Oui… oui… moi aussi tu sais, la Jeannette. Jeannette : Quoi donc ? Toine : Je fais que tourner en rond, qu'ça me rend dingue. Jeannette : Ah bon ? Toine : Et tu devines pas pourquoi ? Jeannette : T'as des puces ? Toine : Non quand même. Jeannette : T'as envie de faire la p'tite commission et le "vatère" est toujours occupé ? Toine : Mais non la Jeannette, tu vois donc pas c'qui peut bien turlupiner ? Jeannette : Non ? Toine : Eh bien alors ? Jeannette : Bah... Toine : Notre promenade jusqu'au village... notre bière à la terrasse du

café... et puis notre retour... l’explication sur le papier avec monsieur Jean-Pat… et puis après… hein après ? Tu t'en rappelles après ?!

Jeannette : (Honteuse) Ooooh ! Ne me parle pas de ça, "qu'j'en ai t’été" toute "époussiérée" la nuit entière !

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Toine : Moi aussi pardi, j'ai gambergé toute la journée. Jeannette : C'était pas cochon au moins ? Toine : Non ! Mais, c'est que j'y ai réfléchi. Jeannette : Ben moi, j'ai beau essayer mais j'y arrive pas. Toine : De quoi ? Jeannette : De réfléchir. Toine : Oui ben moi j'y ai pensé à nous deux et pour nous deux. Jeannette : (Honteuse) Arrête le Toine, tu vas encore me faire rougir. Toine : Et alors ? Y'a personne. Jeannette : Mais du monde pourrait arriver. Toine : On fait rien de mal ?! Jeannette : C'est pareil, t'y penses et t'en parles ! Toine : Et t'y pensais pas toi, hier soir ? Jeannette : (Honteuse) Le Toine, on a été fous ! Toine : Le baiser que tu m'as donné devant la porte de ta chambre, moi ça m'a... comment dire... ça m'a... ça m'a plu ! Jeannette : (Gênée) Hi hi hi hi... Toine : Ah si la Jeannette, ça m'était jamais arrivé, mais j'peux te dire qu'ça m'a plu ! Jeannette : Moi aussi, ça m'était jamais arrivé. Toine : De quoi ? Jeannette : (Honteuse) Dieu me pardonne, mais c'est ben la première fois que je faisais l'amour à un garçon. Toine : Mais on n’a pas fait l'amour ?! Jeannette : Qu'est-ce tu crois toi, on s'est embrassé sur la bouche ! Toine : C'est pas l'amour ça, la Jeannette ! Jeannette : Pardi ! Même que ma mère m'a toujours dit qu'on pouvait y attraper des enfants comme ça, et qui fallait attendre le mariage. Toine : Pas en s'embrassant… enfin j'crois. Jeannette : Justement, faudrait pas prendre de risques !… on est fous… Toine : T'as raison, j'irai chercher des protections comme ils parlent dans le poste. Jeannette : Des capotes ?! Toine : J'crois bien qu'c’est l'nom, oui. Jeannette : T'es bien d’la dernière pluie de Jupiter toi, c'est pas pour là ces bidules ! Toine : On y verra bien où qu'ça se met. Jeannette : Non et non, faut pas qu'on fasse de bêtises et pis c'est tout ! Toine : Oui mais moi j'voudrais bien y refaire, et puis plus même... Jeannette : On est plus tout neuf, le Toine. Toine : C'est dans les vieux chaudrons qu'on fait la meilleure soupe qu'on dit. Jeannette : Qu'est-ce tu m'parles de soupe maintenant... j'y comprends plus rien ! Toine : C'est pourtant simple !... Jeannette : J'vois pas... Toine : T’y vois pas ? Jeannette : J'vois pas... Toine : J'veux te marier avec moi, la Jeannette ! (Il sort un bouquet de fleurs de son sac

plastique. Jeannette se met à pleurer) Toine : Te mets pas dans cet état, c'est gai non ? Jeannette : (Dans un sanglot) On me l'avait jamais demandé ! Toine : Moi aussi tu sais. Jeannette : C'est la première fois, j'y croyais plus. Toine : Moi aussi.

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Jeannette : Ça fait tout drôle. Toine : Alors, c'est oui ? Jeannette : Je sais pas si je serai à la hauteur. Toine : Moi aussi j'suis pas bien malin, mais je sais par réflexion des choses qui sont vraies. Jeannette : T’as toujours des bons mots toi… Toine : J’les cogne dans mon petit carnet là pour m’y en rappeler et j’en ai pleins… Jeannette : Et quoi donc ? Toine : Ben par exemple… heu… (Il cherche) Tiens, une réflexion que j’y ai eu : on dit

qu'il y a de plus en plus de centenaires. Jeannette : C'est vrai ça. Toine N'empêche que ça fait 99 ans qui y’en n’est pas né un ! Jeannette : T'as raison le Toine, toi t'es un "cervical". Toine : J'penserai pour nous deux si tu veux. Jeannette : Ca s'rait bien... Tu sais, les patrons y m’ont toujours pris pour une

« Bigoudine » simplette, mais moi, j’y vois bien clair et j’sais bien que des fois, ils sont pas plus fins que moi malgré leurs grands airs.

Toine : Ben pour moi, c’est pareil, les Caillasse y ont jamais voulu me faire confiance et y savent pas que je réfléchis autrement... mais bien quand même… qui va plan va loin dit le proverbe…

Jeannette : En plus t’es un « Pouet » le Toine, un « Pouet » silencieux, c’est les plus beaux.

Toine Alors... c'est oui ?! Jeannette : Ben oui, et puisqu'on a déjà peut-être un enfant. Toine : Moi j'en veux plein, surtout avec l’idée que j’y ai proposée à monsieur Jean-Pat

c’te nuit. Jeannette : Ha ? Mais j’avais pas comprise… Toine : Quoi donc ma grenouille ? Jeannette : Je croyais que je resterais la bonne de toi… Toine : Ben non, comme ça on sera les patrons tous les deux et j’y ai déjà mis dans

mon explication papier à Monsieur Jean-Pat. Jeannette : Alors si on est marié, y’aura aussi ma tirelire à moi. Toine : T’as un Bobby ? Jeannette : Non moi, c’est un écureuil… (Arrivée de Marguerite qui entrouvre juste la porte de la cuisine des vendanges) Marguerite : Si monsieur Toine a fini sa conversation, il pourrait peut-être aller y aider le

patron à préparer ses vieux vins à la cave, qu’il y triture depuis ce matin et ça va le rendre encore tout aviné ! (Elle sort)

Toine : Bon sang, le patron, j’y file lui donner la main, mais on se retrouve ce soir, on ira boire un coup au village et on causera de tout ça.

(Le Toine s'en va à la cave) Jeannette : Quelle histoire, déjà que je m'étais coincée le "rectangulaire" en faisant la poussière à cause de l'histoire d'hier, que j'en ai un ongle "incarcéré" maintenant. Alors si y faut se marier... (Béa arrive de l’extérieur) Béa : Alors ma petite Jeannette, on parle toute seule ! Vous allez me faire la place nette. Jeannette : C'est comme si c'était fait m'dame. Béa : Après vous irez nous préparer un de ces souper dont vous avez le secret. Jeannette : Et à quelle heure vous voulez souper m'dame ?

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Béa : J'en sais rien, et peu importe, Jean-Pat et monsieur Caillasse vont partir à la St Vincent, Dieu seul connaît l'heure de leur retour. Jeannette : Oui mais c'est fâcheux. Béa : (Qui écoutait à moitié) Mais non Jeannette, ils ne sont pas fâchés. Jeannette : Non mais ça me gêne s’ils rentrent tard. Béa : Ce ne sera pas la première fois ! Jeannette : J'sais bien m'dame... mais c'est fâch... Béa : Allez, allez, assez perdu de temps, la cuisine des vendanges vous ouvre les

bras. (Elle la raccompagne) Jeannette : Oui, mais c'est fâcheux m'dame. Béa : (En colère) Mais enfin, qu'est-ce qu'il y a avec "c'est fâcheux"! Jeannette : Si on sait pas à quelle heure y rentre m'sieur Jean-Pat. Béa : On verra bien en temps voulu... Jeannette : C'est qu'j'ai peur de pas l'voir m'sieur... Béa : Qu'est-ce que vous me chantez là ? Jeannette : J'me suis organisée ma petite soirée vu qu'on est vendredi. Béa : Comment ?! Jeannette : Je comptais sortir ce soir. Béa : Mais où, ma pauvre amie ? Dans ce trou il n'y a rien à faire d'intéressant,

soyons raisonnable ! Jeannette : P't'être pour vous m'dame, mais moi j'y trouve mon intérêt. Béa : Ma pauvre fille, ça doit vous rappeler votre Bretagne natale ! Jeannette : Et puis je vais me marier, alors y faut bien que je sorte avec mon fiancé. Béa : ATTENDEZ ! ATTENDEZ ! Il me semble ne pas avoir bien saisi vos

dernières paroles ?! Jeannette : Quoi donc m'dame ? Béa : Vous étiez en train de me parler de fiancer et de mariage il me semble, me trompai-je ? Jeannette : Non, sans trompette et même pas de tambour m'dame, juste un p'tit mariage. Béa : Alors là, Jeannette, excusez-moi l’expression, c'est le pompon ! Jeannette: Non, m'dame, le Pompon, c'est le gars de la Lucienne. Béa : Je m'attendais à tout, mais pas à celle-là... Jeannette : Vous êtes surprise m'dame ? Béa : Disons que la surprise est équivalente, si je voulais user d’une métaphore, à

l’annonce au monde entier, que la terre n'est plus ronde mais carrée ! Jeannette : Ah bon !? J'étais pas au courant. Béa : Et subitement, comme ça, vous décidez de vous marier ? Jeannette : Oui. Béa : Le coup de foudre ? Jeannette : Non… c'est pas une lumière, mais je l'aime, alors... Béa : Et ai-je l'honneur de connaître l'heureux élu ? Jeannette : Non, non, y'a pas eu de concours m'dame, il s'est présenté et vu que c'est le seul

et le premier, j'ai bien voulu… Béa : Qui est-ce ? Jeannette : Le Toine... Béa : N O N ?! Jeannette : Si. Béa : Vous ? Jeannette : Oui, oui, le Toine et moi. Béa : Fichtre ! Je n'y aurais jamais pensé...

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Jeannette : Moi aussi ! Béa : Et depuis quand vous vous fréquentez ? Jeannette : Depuis tout à l'heure… Béa : Et depuis quand vous tournait-il autour ce cochon ? Jeannette : Il n'a pas fait que tourner m'dame, il m'a surtout suivi... Béa : Vous avez fait quelques sorties ensemble ? Jeannette : Quelquefois il m'invite à boire une bière au village. Béa : Un romantique quoi ? Jeannette : Pour ainsi dire m'dame. Béa : Je suis sincèrement heureuse pour vous Jeannette, j'espère simplement que

vous ne vous précipitez pas et que vous avez mûrement réfléchi à cette conjecture.

Jeannette : Pour ce qui est de réfléchir, vous savez m'dame que c'est pas mon fort, mais le Toine, lui c'est un crac, il y réfléchit à des choses compliquées sur des papiers et tout…

Béa : Tant mieux Jeannette, comme on dit, dans un couple, il faut se compléter pour s'assembler ! Jeannette : (Rougissante) Oh mais c'est cochon c'que vous m'dites-là m’dame ? Béa : Il ne faut pas rougir, c'est tout naturel et tâchez de vous mettre en valeur pour

nous faire une belle descendance. Jeannette : Pour sûr m'dame, mais pas avant le mariage, que mes parents rentreraient plus

à l'église si j'prenais pas des précautions…Déjà que je suis p't'être enceinte... Béa : (Sans l'écouter et la coupant) Qu'est-ce que vous êtes vieux jeu ma pauvre Jeannette, de nos jours, il faut goûter la marchandise avant de l'emballer ! Jeannette : C'est pêcher que de faire ces choses-là avant le mariage m'dame. Béa : Ma pauvre Jeannette, il n'y a que vous pour être choquée mais disons que c'est tout à votre honneur... (Arrivée de Crésus et de Toine qui suit juste derrière avec un casier de bouteilles) Béa : Ha, voilà monsieur Caillasse de retour de la cave. Allez Jeannette, préparez-

nous un apéritif dînatoire, cela fera l'affaire, et après, allez rejoindre votre promis.

(Jeannette sort dans la cuisine des vendanges) Crésus : On vient chercher des bouchons. On y a fini les « topgnons » de vins vieux que

je vais présenter à mon compte pour la St Vincent. Béa : Je ne vous demanderai pas ce qu’est un « topgnon » ! En attendant, je vais

prendre l’air et aller à la rencontre de mon amoureux… (Elle sort vers l’extérieur).

Crésus : Son amoureux qu’elle dit… Tu fais bien toi, le Toine, de pas en avoir d’amoureuse…Tu sais ce que disait mon père : « chez moi, c’est toujours moi qui ait le dernier mot : oui chérie ! »

Toine : Ben justement, voilà patron, j'm'en vais m'mettre la corde au cou... Crésus : Malheureux, qu'est-ce qui te prend, va pas faire ça, tout n'est pas si dramatique ici ! Toine : Pourtant, j'ai bien réfléchi, et j'm'en vais l'faire c’tantôt. Crésus : Arrête donc abruti, ça ne me fait pas rire, pourquoi tu veux te pendre ? Toine : Mais je ne veux pas me pendre, je vais me marier. Crésus : TOI ?! Et avec qui donc ?! Toine : Devinez... Crésus : T'en as de bonnes toi, me faire deviner, déjà comme si je m'attendais à c'que tu trouves chaussure à ton pied.

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Toine : Je vous parle pas de ma tenue de mariage, j'y ai pas encore pensé. Mais de qui est-ce ma fiancée ? Crésus : J'avais bien compris que tu voulais que je devine la bigleuse qui t'a trouvé à son goût ! Toine : Alors ? Crésus : Ça va, si tu crois que c'est facile de trouver, à 30 km à la ronde, le spécimen rare qui est capable de faire une chose qu'on s'était toujours dit impossible ! Toine : Ah bon ? Crésus : Te vexe pas le Toine, on s'y employait pas à temps plein comme toi, c'est tout... Alors à force de chercher, tu as trouvé ? Toine : Oui... mais qui ? Crésus : Dis-moi de suite, tu vois qu'j’suis pas éclairé sur le sujet. Toine : C'est la Jeannette ! Crésus : La veuve du Michel, celle qu'a plus de dents et qui parle en zozotant ? Toine : Non, la femme de chambre de m'sieur Jean-Pat. Crésus : Non ? Toine : Si ! Crésus : (Se moquant) Quel Dom Juan ! Toine : Arrêtez patron, vous allez me faire rougir. Crésus : Tu l'es déjà naturellement ! Toine : Alors ? Comment vous trouvez l'idée ? Crésus : L'idée par elle-même est naturelle... c'est la reproduction qui m'inquiète ! Toine : J'comprends pas patron. Crésus : Justement ! Toine Vous êtes le premier à qui j'le dis. Crésus : Ote-moi d'un doute le Toine, la Jeannette elle y est au courant tout de même ? Toine Bien sûr, on a pris la décision de "conserve". Crésus : Vous m'en faites de beaux conservés va ! Mais dis-moi, t'es sûr de ne pas avoir dépassé la date limite de conservation pour ces choses-là ? Toine On n’est pas si vieux, on a encore toute la vie devant nous, surtout quand on

s'aime... Crésus : Tu l'as dit. Toine Et puis on est encore en état de marche, si ça vous turlupine. Crésus : (Le coupant gravement) Vous n'avez pas déjà consommé ?! Toine Ben si, plusieurs fois… à la terrasse du café. Crésus : Devant tout le monde ?! Toine Oui, mais c'est moi qui payais. Crésus : Parce que c'est payant, dis donc le Toine, tu te ferais pas un peu rouler ?! Toine Ben y'a pas de mal à boire une bière à la terrasse du café ma foi, et c'est normal que l'homme paye la tournée. Crésus : Tu m'as fait peur, mais l'acte fatal, vous l'avez fait ? Toine (Géné) C'est qu'hier... on est rentré un peu tard... Crésus : J'en étais sûr, l'irrémédiable s'est produit ! Toine Et… Euh… J'l'ai raccompagnée à la porte de sa chambre et... Crésus : Et ? Toine J'l'ai embrassée sur la... bouche ! Crésus : Et puis ? Toine J'en suis allé me coucher, mais comme on dit, j’y avais le slip à l’équerre et j'ai

monté la tente toute la nuit ! Crésus : Il ne s'est rien passé d'autre avec Jeannette ?

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Toine Non, mais elle dit qu'elle peut déjà être enceinte avec notre folie ?! Crésus : T'’inquiète pas, Dom Juan, ça ne se passe pas de ce côté ! Toine Il me semble bien aussi. Crésus : Et comme on dit, il ne faut pas faire passer la charrue avant les bœufs, si tu vois

c'que je veux dire ?! Toine Vaguement, j'vois pas à quoi la charrue et le bœuf peuvent bien nous servir, mais je vois bien c'qui faut pas faire ! Crésus : Il faut d'abord aller formuler ta demande aux parents de Jeannette. Toine En Bretagne ? Crésus : Parfaitement, tu vas te présenter, expliquer l'amour qui te lie à leur fille, et ne t'étonne pas s'ils sont surpris. Après cela, tu leur demanderas la main de Jeannette. Toine La main ça m'intéresse guère... j'en ai déjà deux, moi c'que j'veux c'est tout le reste avec. Crésus : Pauvre brelot, tu vas la demander en mariage à ses parents, tu comprends ?! Toine D'accord... j'détaille pas... j'prends tout en quelque sorte. Crésus : Et comme ils diront oui, tu pourras l'épouser et faire plus que l'embrasser sur la bouche. Toine Et s'ils refusent ? Crésus : Ils ne refuseront pas, c'est mathématique... mais tâche de prendre tes habits du dimanche qui te "saillent" bien. Toine : J'vais demander un congé à m'sieur Jean-Pat pour faire tout ça. Crésus : N'en profite pas pour aller traîner sur les plages ou prendre des vacances qui te feront dépenser l'argent qu't'auras bien besoin dans ton ménage. Toine : Vous inquiétez pas patron, je vais pas casser Bobby pour ça ! Crésus : Qu’est ce tu me dis là ? Toine J'prendrai toutes mes vacances d'un seul coup, les cinq jours que vous me

deviez, ça s'ra suffisant patron ? Crésus : Largement ! Mais dis voir le Toine, j’espère que t’as bien réfléchi à c’t’affaire

hein ?! Tu connais le dicton : « ce n’est pas parce qu’on a soif d’amour qu’on doit se jeter sur une gourde ! » (Il rigole)

Toine Non patron, la Jeannette et moi c’est fait pour coller, j’ai même ma petite idée…

Crésus C’est ça, j’te souhaite bonne chance va. T’as qu’à venir à la St Vincent avec nous autres pour fêter ça dis voir.

Toine Bon ben j’m’en vais commencer à farcir ma valise… avec ma petite idée… Et je vous rejoins au village.

Crésus : C’est ça, (Le Toine sort) moi j’m’en jette un dans l’avaloir (Il se sert un verre de vin vers le buffet) et c’tantôt la St Vincent !

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ACTE 3 (Gros remue-ménage derrière la porte d’entrée avec des chants de chansons à boire. La porte s’ouvre avec fracas et on assiste au retour « bourré » de Jean-Pat, Toine et Crésus dans la pièce principale. Jean-Pat porte un paquet sous son bras. L’effet de l’alcool sur l’attitude des personnages doit être prononcée au début et rapidement tournée vers une griserie nonchalante.) Crésus : Sacré nom de Dieu ! Je sais aussi parler bien ! Je n'ai pas toujours vécu entouré de chiens ! Jean-Pat : Mais mon brave Crésus... je vous vois bien courroucé ! Faut-il que tu sois saoul... pour cesser de compter ! Crésus : Jeune freluquet, qu'est-ce que tu me reproches ? D'être un emmerdeur ?!... et d'en avoir plein les poches ?! Toine : Cessez de vous disputer, (hurlant) car vous me faites CHIER ! (Jean-Pat et Crésus le regardent avec effarement) Certes, je suis grossier... mais vous l'avez bien cherché. Crésus : Sans souci la violette, c'est à moi que tu parles ?! Veux-tu que d'un coup de poing, je t'envoie en Arles ? Jean-Pat: Crésus... (Hoquet) nous avons peut-être abusé du vin ? Mais calmons-nous, et discutons comme des copains. Crésus : Des copains qui sont venus me voler mon pain ! Jean-Pat & Toine (Mimant le violon): Oui, nous le savons, il n'y aura bientôt plus rien ! (Ils éclatent de rire tous les trois) Toine : Alors ? Nous l'avons bien tenue cette conversation en alexandrins. Jean-Pat : Cyrano, où que tu sois, tu peux être fier de nous, la boisson nous a rendus prolixes ! Crésus : Reste poli ! Jean-Pat : Prolixe, c'est français ! Crésus : Peut-être... mais c'est moche ! Toine : Affirmatif. Jean-Pat : Qu'est-ce que vous en savez vous deux, ce qui est beau ou moche ?! Crésus : Nous en savons, ce que je vois et ce que j'entends ! Jean-Pat : C'est justement ce qui est triste en ce bas monde. Le beau et le moche sont

toujours subjectifs... en un mot... l'art est difficile mais la critique est facile ! Crésus : Ça y est le v'là reparti dans ces délires physiques... Jean-Pat : Pas physiques, psychologiques ! Crésus : Pareil. Jean-Pat : Non. Crésus : Si. Toine : Môôôôôônsieur Jean-Pat a raison. Crésus : J'te demande à toi qui a tort ou raison ?! Toine : Non... mais je me permets d'émettre un avis... Crésus : Eh bien ton avis je m'en…! Je m'en…! Je... tiens, j'ai soif ! Toine : Moi aussi. Jean-Pat : Plus moi. Toine &Crésus : (Se moquant) Petit joueur... petit joueur ! Jean-Pat : Arrêtez !... J'ai mal à la tête. Crésus : Faux.

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Jean-Pat : Ça me prend là, et ça me tape là ! Crésus : Pas mal à la tête ça ! Jean-Pat : Et qu'est-ce que c'est alors ? Crésus : (Ton solennel) Tu cuves ! Toine : C'est grave docteur ? Crésus : Ça peut le devenir... Toine : Que faire ? Crésus : (En allant chercher une bouteille dans le placard) Soigner le mal par le mal

mon ami. Un petit "Morgon 96" de mon cousin Bébert. Toine : Je m’occupe des verres (Va chercher des verres au placard). (Ils s'installent autour de la table en vacillant) Crésus : Hou là là, la brise est drue, le bateau tangue... Toine : Terre ! J’ai rallié le ponton, ça ne bouge plus ici ! (Crésus ouvre la bouteille avec mal) Jean-Pat : Donnez-moi ça... je m'en occupe. Crésus : J'sais encore "dép'nailler" une bouteille non ?! Toine : (En revenant à la table avec les verres) Même si vous êtes plein capitaine ? Crésus : Reste poli petit brelot! La ligne de flottaison n'est pas encore atteinte... elle ne dépasse pas encore la mémorable crue du 12 juillet 81. Jean-Pat : C'est quoi cette date ? Crésus : La naissance de ma fille ! Ce jour-là mes amis, les flots ont submergé le nouveau papa, la crue fut gigantesque... le capitaine a fait sortir la rivière de son lit... et il a mis 3 jours à regagner le sien ! Toine : Des temps héroïques ! Crésus : Par contre, après, il a fallu affronter une autre tempête nommée Marguerite Caillasse ! Jean-Pat : Dithyrambique ? Crésus : Glaciale, une furie silencieuse, c'est les pires, rien que son regard me rappelait ma faute. Jean-Pat : Ah les femmes ! Je peux vous en parler... Crésus : Et j'peux vous dire que la "prise d'eau" m'a été interdite pendant un bout de temps et ma cannelle est restée bien sage pliée au fond de mon caleçon ! Toine : Vous êtes un poète de l’élégance patron... Jean-Pat : Crésus, vous êtes trivial ! Crésus : Oui... mais c'est la vérité, et pis maintenant qu’la Marguerite elle part à la

viande, j’y pense moins à ces choses. Toine: Moi, je sens que j'vais aller me coucher... Jean-Pat : Déjà ? Qu’est-ce je devrais faire, moi, qui porte mon fardeau. Crésus : Tu l'as ramené !? Jean-Pat : Voui... Crésus : T'as pas fait ça mon gone ? Jean-Pat : J'ai pas pu résister... Crésus : T'as pas pu résister... et quelqu'un t'a vu ? Jean-Pat: Tout le monde, je crois. Toine : Mais de quoi vous parlez patron ? Crésus : Demande à ton ganay de NOUVEAU patron ! Toine : Qu'est-ce qu'il y a, nouveau patron ? Jean-Pat : Riennnn... j'ai juste ramené ma bouteille. Crésus : Ta bouteille ! T’appelle ça une bouteille, toi ?! Jean-Pat : Affirmatif.

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Crésus : Ce machin en verre, avec un liquide non identifié dedans !? Jean-Pat : Oui, mon vin ! Crésus : Ce que tu as proposé à la dégustation de la "St Vincent", et au village entier, tu oses appeler ça une bouteille de vin ! Jean-Pat : Affirmatif... Toine : Je ne la vois pas cette bouteille. Jean-Pat : Elle est dans ce carton. Crésus : Cache-la, tu as raison. Jean-Pat : Pourquoi, je n’en ai pas honte. Crésus : Si t'as pas honte, c'est que t'es con ! Jean-Pat : Doucement, sauf le respect que je vous dois... Crésus : Mais t'as d'la chance mon ami, la connerie est soluble dans le vin... alors buvons ! Toine : Moi je voudrais bien l’y voir c’te bouteille. Jean-Pat : La voilà. (Crésus et Toine s'esclaffent) Pourquoi riez-vous ? Toine : C'est t’y une bouteille de vin ça ?! Crésus : Y paraît... Toine : J’y comprends, alors. Jean-Pat : Quoi donc ? Toine : Rien, rien, nouveau patron… Crésus : Les rires !? Jean-Pat : Tu me déçois le Toine. Toine : Désolé... Jean-Pat : Sais-tu que c'est une "BIMBO-BÛ "! Crésus : Oui, c'est un bibelot d'un boche qui peint des murs en Afrique. Jean-Pat : Pas du tout, il est afro-asiatique, et fait partie de la vague post mur de Berlin. Crésus : Ça n'excuse rien ! T’aurais demandé à la mère Machillot, elle au moins, elle

peint des paysages vrais beaux sur les magnums et c'est aut'chose, moi j'te le dis !

Jean-Pat : "BIMBO-BÛ ", nous avions été invités à son vernissage l'année dernière ! Et… Crésus : Vernissage ! Ben moi quand j'ai repeint la cuisine, j'y ai invité personne ! Jean-Pat : Depuis, j'ai gardé contact. Toujours contemporaine cette inspiration. Toine : Y’a p’t’être quelque chose… faut voir... Crésus : Il y a un gros chose, oui, un énorme « foutage » de gueule ! Toine : On peut pas dire ça... Crésus : Eh petit, tu vas pas changer de bord, tu t'es marré toi aussi en la voyant cette horreur ! Toine : Oui... mais du BABOBU... Crésus : Nom d'un chien galeux ! Ça pourrait venir de la cuisine à Jupiter, et même de

sa salle à manger, que ça ressemblerait toujours à une "abrutissité" de première!

Jean-Pat : L'art bien sûr, ça vous dépasse ! Crésus : Mais mon petit, le lard y dépasse pas de ma soupe... avec du chou et du bien

gras que j’le veux ! Et j'm'en porte pas plus mal ! Jean-Pat : Il est vrai qu'il faut une "accessibilité" qu'ici j'aurais du mal à trouver ! Crésus : Ici on te demande d'abord de faire du vin. Jean-Pat : Ça en est. Crésus : T'as qu'à faire goûter. Toine : Bonne idée.

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Crésus : Attends, on va se parfumer la bouche au Morgon 96 avant. Pour garder un bon souvenir... (Ils boivent tous un verre).

Jean-Pat : (En présentant cérémonieusement la bouteille) Si monsieur Caillasse voulait se charger de l’ouverture de cette…

Toine : (Prenant d’autorité la bouteille et la passant à Crésus) A vous l'honneur de faire péter l’obus.

(Crésus tourne la bouteille dans tous les sens) Crésus : Où qu’c'est que le gosier ?! Comment qu’on dépucelle cette merveille ? Jean-Pat : Vous cherchez le bouchon ? Crésus : Mais où qu'il est ! Toine : Dessus. Crésus : Y'a pas d'dessus ! Toine : Exact patron... Jean-Pat : Mais si... là. Crésus : Tu crois... ah oui, miracle... le bouchon est carré en plus ? Jean-Pat : Mais pas du tout. Crésus : Autant pour moi, quand j'suis rond, j'vois tout carré... Tu fais le service, Vatel ? Jean-Pat : Avec plaisir. Crésus : Tremble pas, carcasse ! Toine : C’est l’émotion. Comme dit le proverbe… Jean-Pat : Mes amis, voici le fruit de mon travail, le fruit de la terre, le fruit d'une nouvelle vie consacrée au raisin, le fruit certes légèrement amer mais le fruit... Crésus : Ho ! Ho ! Ho ! On est déjà tombé en « duelles »... alors, buvons ! Parce que

quand mon verre est vide, je le plains, et quand il est plein, je le vide. Jean-Pat : Mes amis, ne vous laissez pas brouiller par… Crésus : Drôle de couleur… c’est du gamay ? Jean-Pat : Certainement. Crésus : Voyons le bouquet… Oh la vache ! C’est une parfumerie, on se croirait à

Grasse… c’est de l’eau de Cologne ou du vin ?! Jean-Pat : J’ai cherché à faire un vin aromatisé aux fleurs et en même temps très volatile. Crésus : Pas de problème mon garçon, c’est plus un volatile, c’est un échassier, c’est un

gibier, c’est même un rapace… Toine : Comme les hirondelles patron... Ben oui, les hirondelles, elles passent et elles

« rapace » (Il rigole seul, les autres sont consternés, un ange passe et ils boivent tous ensemble. Seul Jean-Pat semble apprécier)

Toine : On y a bien le droit de recracher en dégustation patron ?! Crésus : Ça dépend ! Toine : De quoi patron ? Crésus : Mon Morgon 96, par exemple, tu ne le craches pas, même en dégustation. Toine : J’y comprends. Jean-Pat : Alors ? Toine : C'est-à-dire que… Jean-Pat : Tu aimes ? Toine : On y a déjà bu beaucoup... Jean-Pat : Oui, mais quand même... Crésus : Justement... quand même... cette couleur... c'est voulu ?! Jean-Pat : Je ne m'attendais pas à des félicitations de votre part ! Crésus : Tu m'enlèves un poids, une désillusion de moins... Toine : Vous avez fini combien à la St Vincent, patron ?

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Crésus : Ils ne classent que les 3 premiers et la bouteille n'a même pas été ouverte ! Jean-Pat : La surprise du nouveau concept... Crésus : Concept, concept... qu'on sait p’t’être pas ce que c’est oui ! Jean-Pat : En tous les cas, y'en a un qui semblait intéressé. Crésus : Le Jean-Louis Lacanche, tu parles d'une référence. Jean-Pat : Il est très fin, très cultivé et il a beaucoup de sensibilité. Crésus : Pour les hommes... (Ricanant)! Jean-Pat : L'esprit sectaire de la campagne, la différence vous rebute hein ! C'est un gay

paraît-il. Toine : (Ricanant) Pour sûr qu'il est gai, et même qu'il nous y fait rire avec ses

manières. Crésus : Pour être un gai luron, j’y dis pas l'contraire... mais bon... Toine : J’ai mal au crâne moi aussi. Crésus : T’iras te coucher bientôt, t’es presque à point. Jean-Pat : A point pour quoi ? Crésus : Sache, grosse bugne, que chez nous, on a un dicton : « Pour dormir bien, y faut

se coucher plein » ! Alors c’est pas parce qu’on vient d’en rentrer une intransportable qu’on va se laisser abattre. Moi j’me sens frais comme un rat qui part aux pommes.

Toine : Pas moi, je sens que j’ai envie de vomir… Jean-Pat : Pas ici, va donc prendre l’air dehors. (Toine se met à la porte) Crésus : On en était à ta bouteille mon Jean-Pat… mon vigneron Jean-Pat, tu sais que

Jean-Pat tu as tort cette fois… Jean-Pat a tort… tiens, Jean-Pat a tort… Jean-Patator. (Il rigole)

Jean-Pat : C’est malin, on me la fait depuis que je suis à l’école, et Jean-Patator, et Jean-Pataugaz, (Crésus répète et rit) Jean-Pat-brisée, Jean-Patachoux, Jean-Pataubeurre… (Crésus rit toujours)

Toine: (En rentrant) Jean-Pat-et des meilleurs ! (Il se rassoit et s’endort dans ses bras) Jean-Pat : Vous êtes "pus" mes copains… Crésus : Te fâches pas mon Jean-Pat. T’as tort, certes, mais on s’est bien marré. Ta

bouteille, là, ta belle bouteille que t’es fier et tout et tout, c’est une œuvre. D’accord. Mais ton vin, il est aussi tordu que ta bouteille. C’est assorti, mais c’est pas bon !

Jean-Pat : Mais à la St Vincent, ils l’ont bien accepté ma bouteille. Crésus : Tout le monde peut y apporter son flacon, mais rien ne garantit du ridicule !

Allez, tournée générale, c’est moi qui paye ! (Il ressert du Morgon 96) Jean-Pat : Pour une fois, on m’avait dit que vous aviez un hérisson au fond du porte-

monnaie. Crésus : Oui mais ça c’est un liquide qui rend joyeux, pas un liquide qui rend amer…

Celui-là, il se chambre mais de la bonne manière… Il se fait attendre mais quel bonheur… Il te parfume le gosier avec plein de saveurs, il te grise en te donnant des couleurs, en un mot comme en cent, il est joyeux mon vin, c’est un Morgon 96, mais ça pourrait être un Château-Caillasse.

Jean-Pat : Pas de cette année, il ne fait pas l’unanimité… tout le monde le traite de tord-boyaux, de rouquin, de picrate, de bibine…

Crésus : Pas grave, tu recommenceras l’année prochaine ! Allez, buvons, oublions cette St Vincent, l’avenir est dans le verre à pied !

Toine: (Qui s’était un peu assoupi) Vive verre à pied ! Vive la mariée ! Eh qu’est-ce que je dis ? Vous avez qu’à chanter, nouveau patron ça rend joyeux.

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Jean-Pat : Je ne me rappelle que des chansons paillardes. Crésus : Moi aussi, on pourra t’accompagner. Jean-Pat : Vous connaissez ... (Il commence à fredonner une chanson) Toine et Crésus : oui. (Ils se mettent tous les trois à chanter la chanson paillarde. Béa et Marguerite entrent doucement sans qu’ils ne s’en aperçoivent. Les hommes ont un différend sur un vers de la chanson et se mettent à se disputer) Crésus : Mais bon sang de bonsoir, c’est comme dans tout, tu veux toujours avoir

raison ! Jean-Pat : Mais pas du tout, mais, je connais cette chanson par cœur ! L’âge ne me fait

pas perdre la mémoire à moi ! (Pendant ce temps, Toine continue à chanter dans son coin)

Marguerite : Ça y est, v’la qu’ils recommencent à s’bouffer l’nez ! Allez ouste, allez chanter vos chansons dans votre domaine, j’m’en vais vous y rafraîchir les idées moi ! (Elle leur jette une cruche d’eau sur la tête et les pousse à la cave. Déjà dans la cave, on entend les hommes répondre par la porte encore ouverte)

Toine: Je peux encore chanter la Marseillaise en breton… Marguerite : Allez donc vous coucher, vous êtes gelés comme des coings ! Crésus : Si tu crois que je vais aller prendre mon lit en marche… Marguerite : C’est ça oui, arrête de beugler… écris-moi tout ça sur une feuille et je le lirai

demain… (Marguerite referme la porte de la cave) Marguerite : Ils sont franc ronds comme des queues de pelles. Béa : On aurait dû les accompagner à cette St Vincent, ils auraient assurément moins

bu. Marguerite : Ma pauvre petite, y faut jamais suivre les hommes dans leurs tournées. L’hiver,

il faut compter sur quelques soûleries dans notre pays. Béa : J’espère qu’à part aujourd’hui, mon Jean-Pat s’est mieux tenu qu’à Paris. Marguerite : J’y l’ai pas vu abuser votre mari, dis voir… (Elle va vers la porte de la cave)

Le calme semble revenu, Dieu soit loué… Béa : J’ai tout de même rarement observé Jean-Pat dans un tel état, j’en tombe

presque, permettez ma trivialité, le séant par terre ! Marguerite : Et pis quand le Crésus il chante comme ça, c’est qu’il est entré dans les vignes

du seigneur et c’est pas bon signe… Béa : Laissons les chanter à leur guise ma foi, pendant ce temps, ils ne pensent pas à

se disputer… (Gros coup de fusil provenant de la cave, Jean-Pat et Toine sortent en courant, Béa hurle) Béa : HA ! HO ! Pas d’arme ! Pas d’arme ! Marguerite : Mais qu’est ce qui se passe ! Jean-Pat : C’est le Père Caillasse qui est devenu fou, il a pris son fusil… Toine : Il tire sur tous les tonneaux, il veut les assassiner, les faire mourir… Jean-Pat : Il est complètement enragé, il veut tout y « chialer » ! Toine : Non patron, tout y « chiarrer ». Jean-Pat : … ou tout y « chiaper »… Marguerite : Y veut tout y « CHIAQUER » qu’on dit ! Mais qui l’a mis dans cet état ? Jean-Pat : C’est le Toine, avec son mal de crâne qui l’a mis en pétard. Je lui ai dit de boire

un coca cola… Marguerite : Vade rétro satanas ! Malheureux, autant demander de l’eau fraîche au diable,

pauvre brelot… parler de cette boisson au sein même de sa cave… mon pauvre Crésus…

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Jean-Pat : Excusez-moi Madame Caillasse, je ne savais pas que c’était sacrilège… Marguerite : Voilà le résultat, vous auriez mieux fait de « baptiser » votre vin toute la

journée, ça vous aurait mieux réussi ! Béa : Allez vous dégriser un peu dehors pendant qu’on tente de calmer monsieur

Caillasse ! (Elle pousse les 2 hommes dehors) Marguerite : Fallait pas le traîner à cette St Vincent le patron, maintenant il va faire que des

bêtises. Béa : Votre mari prend t’il souvent son fusil pour exprimer un désaccord ? Marguerite : Mon Crésus, il a parfois le vin mauvais quand il est entre 19 et 20. Béa : 19 et 20 quoi ? Marguerite : Quand il se tient une beurrée quoi, quand il a chaud aux oreilles, quand il va

droit comme mon bras quand il se mouche, quand il a dérapé sur un bouchon, quand…

Béa : Je vois Mme Caillasse, quand il s’est saoulé plus que de raison. Faisons simple. Marguerite : De toute façon, depuis qu’il s’est arrêté de travailler, le Crésus, il a redoublé le

canon… Ah c’est pas dieu possible de s’mettre dans c’t’état… des fois je préfèrerais avoir une tranche de jambon dans mon assiette que ce gros cochon affalé sur le canapé imbibé jusqu’aux chaussettes !

Béa : Il m’a semblé parfois que monsieur Caillasse rentrait doucement au domaine... Marguerite : La queue entre les jambes, ma jolie ! J’lui mets bien une ronflante le

lendemain, mais ça y tarit pas à la source ! L’autre semaine y s’y est foutu au fossé en rentrant culbuté à zéro, eh ben sa seule excuse a été de me dire que c’était le virage qui n’l’avait pas reconnu !

Béa : L’alcool et le volant ne font malheureusement pas bon ménage. Marguerite : Ah ! Les hommes sont comme la température… il n’y a rien à faire pour les

changer… Béa : Bien sûr que si, madame Caillasse, il faut garder son indépendance, je l’ai fait

et je continuerai à le faire. Voyez-vous, pour paraphraser Socrate, je dirais que quoiqu’il arrive, marions-nous. Si vous tombez sur un bon mari, vous serez heureuse et si vous tombez sur un mauvais, vous deviendrez philosophe… ce qui est excellent pour la femme…

(Gros coup de fusil provenant de la cave) Béa : HA ! HO ! Pas d’arme ! Pas d’arme ! Marguerite : Va falloir que j’y descende la grosse artillerie pour le calmer le cochon (Elle

part à la cave avec un seau d’eau) (Retour très excité de Jean-Pat avec sa valise et la lettre du Toine, pendant la fin de la scène, il s’habille en Bacchus) Jean-Pat : Euréka ma Béa, j’ai la solution à tout ! Béa : Quelle est donc encore cette invention ? Jean-Pat : Alors voilà… (Il pose sa valise et montre la lettre) Béa : Peux-tu m’indiquer, s’il te plait, la fonction de cet attirail ? (En montrant la

valise) Jean-Pat : J’y viens mon amour… Béa : Je réitère une nouvelle fois ma question au cas où celle-ci ne fut pas clairement

exprimée précédemment : qu’est-ce que cet harnachement encore ?! Jean-Pat : Patience, ma douce, patience… Béa : Il me semble que je fais, pour ma part, preuve de beaucoup de patience au

contraire ! J’ai simplement envie, là, au milieu de cette maison où je me sens TRĒĒĒĒĒĒS étrangère et où nous sommes à la merci d’une arme à feu, de te dire simplement : Crotte ! Crotte et ça suffit, je crois que je vais craquer !

L’amer à boire Jean-Noël DUPERRON

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Jean-Pat : Mais non ma loutre, j’ai sûrement la solution dans cette lettre. Béa : Mais peux me chaut de tes solutions toujours plus bancales ! Jean-Pat : Mais là c’est une vrai bonne nouvelle. (Il lui donne la lettre) Le Toine et la

Jeannette s’engagent à reprendre mon bail de vigneron avec leurs économies. Béa : Avec quel argent ? Jean-Pat : C’est marqué là… plus une histoire de cochon Bobby que je n’ai pas encore

éclaircie… Enfin bref, ils ont un bon petit pactole, les tourtereaux… Béa : Si c’est la somme indiquée ici, effectivement, ils peuvent voir venir… Jean-Pat : Bref, ils me demandent simplement de ne m’occuper que de la vente de leur

vin ! Béa : Et en quoi ceci est une bonne nouvelle ? Jean-Pat : Mais tout est clair maintenant dans ma tête, c’est le commerce que j’aime,

l’action, le rapport humain de la vente. Si j’ai des gens de confiance pour produire un bon vin, je me charge de tout le reste. Et le reste, le Toine, ça ne l’intéresse pas !

Béa : Puis-je savoir accessoirement comment tu comptes commercialiser ce vin, monsieur je suis plus fort que les autres ?

Jean-Pat : Mais je vais faire marcher tous mes réseaux, à Paris bien sûr et à l’étranger. Béa : Peux-tu développer, s’il te plait ? Jean-Pat : Je ferai appel à ton frère à New York, à ton cousin en Australie, à ton oncle au

Japon, à ta sœur… Béa : Une fois de plus ma famille est la seule mise à contribution ! Jean-Pat : Je veux bien faire appel à ma sœur à Clichy-sous-Bois et à mes parents à

Dunkerque, mais bon… Béa : D’accord, imaginons que c’est la solution, mais il faut que monsieur et

madame Caillasse approuvent ce plan. Jean-Pat : D’où mon rôle de Bacchus ! Béa : Là, je te prie de m’excuser, mais j’ai encore du mal à te suivre. Jean-Pat : Je vais leur jouer le rôle de ma vie, le rôle de Bacchus, rédempteur de la crise

vinicole ! Béa : Et le costume est nécessaire ? Jean-Pat : Absolument, pour incarner le personnage. L’art dramatique pour appuyer mon

propos !

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