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185 Maintien, sortie, retour ou transformation du religieux ? Jacques Demorgon Abdennour Bidar, Comment sortir de la religion. Paris : La découverte. 2012. 1. Une œuvre exceptionnelle concernant les religions dont l’islam L’œuvre d’Abdennour Bidar est exceptionnelle par le propos clairement affirmé d’une sortie de la religion, sortie souhaitable, possible, largement amorcée déjà, à laquelle l’islam apporte sa propre contribution. Autant dire que pour Abdennour Bidar le problème n’est pas l’islam. Pas de naturalisation d’une vision d’emblée positive ou négative de telle ou telle religion et pas davantage de l’athéisme. Ce ne sont que déplacements du vrai problème jusqu’ici encore mal résolu. Est-ce que l’homme va reconnaître en lui-même la toute puissance qu’il n’a cessé de projeter sur le divin ? Ce faisant, il n’assume pas cette toute puissance dans son infinitisation et sa perfection. Il l’exerce mal sans l’éthique qui en est indissociable. Les religions, et l’athéisme pareillement, confortent Lectures Mythes et Langues Histoire Violence Création Devenirs méditerranéens SYNERGIES MONDE MÉDITERRANÉEN N°3 l’homme dans cette hypocrisie, dans cette semi-démission, dans cette perversion. De 2004 à 2012, cinq livres entreprennent cette démonstration. Les quatre premiers nomment l’islam dans leur titre. Il s’agit d’abord de penser la nécessité d’un « islam pour notre temps » (2004), d’un islam fondé sur une implication spirituelle personnelle : un « Self islam » (2006). Le moi, ici, n’est pas égoïsme mais autonomie et spiritualité. Dès lors, l’islam devient un « islam sans soumission » (2008). Un « existentialisme musulman » est en genèse. L’existentialisme a sa version athée, en particulier chez Sartre. L’islam doit lui aussi affronter la question de la mort de Dieu. Or, il a déjà commencé à le faire à travers l’œuvre du philosophe panjabi Mohammed Iqbal, à laquelle Bidar consacre son quatrième ouvrage « L’islam face à la mort de Dieu » (2010). En 2012, son cinquième livre Comment sortir de la religion est sans point d’interrogation. Il y présente finalité, méthode et programme. Abdennour Bidar, on l’aura compris ne constitue pas l’oxymore vivant du musulman athée. Ce serait deux fois faux. Il veut sortir de la religion

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Maintien, sortie, retour ou transformation du religieux ?

Jacques Demorgon

Abdennour Bidar, Comment sortir de la religion. Paris : La découverte. 2012.

1. Une œuvre exceptionnelle concernant les religions dont l’islam

L’œuvre d’Abdennour Bidar est exceptionnelle par le propos clairement affirmé d’une sortie de la religion, sortie souhaitable, possible, largement amorcée déjà, à laquelle l’islam apporte sa propre contribution. Autant dire que pour Abdennour Bidar le problème n’est pas l’islam. Pas de naturalisation d’une vision d’emblée positive ou négative de telle ou telle religion et pas davantage de l’athéisme. Ce ne sont que déplacements du vrai problème jusqu’ici encore mal résolu. Est-ce que l’homme va reconnaître en lui-même la toute puissance qu’il n’a cessé de projeter sur le divin ? Ce faisant, il n’assume pas cette toute puissance dans son infinitisation et sa perfection. Il l’exerce mal sans l’éthique qui en est indissociable. Les religions, et l’athéisme pareillement, confortent

Lectures

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l’homme dans cette hypocrisie, dans cette semi-démission, dans cette perversion.

De 2004 à 2012, cinq livres entreprennent cette démonstration. Les quatre premiers nomment l’islam dans leur titre. Il s’agit d’abord de penser la nécessité d’un « islam pour notre temps » (2004), d’un islam fondé sur une implication spirituelle personnelle : un « Self islam » (2006). Le moi, ici, n’est pas égoïsme mais autonomie et spiritualité. Dès lors, l’islam devient un « islam sans soumission » (2008). Un « existentialisme musulman » est en genèse. L’existentialisme a sa version athée, en particulier chez Sartre. L’islam doit lui aussi affronter la question de la mort de Dieu. Or, il a déjà commencé à le faire à travers l’œuvre du philosophe panjabi Mohammed Iqbal, à laquelle Bidar consacre son quatrième ouvrage « L’islam face à la mort de Dieu » (2010). En 2012, son cinquième livre Comment sortir de la religion est sans point d’interrogation. Il y présente finalité, méthode et programme.

Abdennour Bidar, on l’aura compris ne constitue pas l’oxymore vivant du musulman athée. Ce serait deux fois faux. Il veut sortir de la religion

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et donc de l’islam comme il veut sortir de l’athéisme. Pour lui, c’est une seule et même sortie. Sans y voir un déterminisme réducteur, quatre brèves informations peuvent être utiles. Abdennour Bidar a grandi avec une mère convertie à l’islam, un grand-père maternel auvergnat de culture marxiste. Il est titulaire d’une agrégation de philosophie. Il a, pour présente mission, d’œuvrer à une meilleure pédagogie de la laïcité.

2. Pourquoi les religions ne peuvent pas disparaître ?

Abdennour Bidar pose la nécessité de désoccidentaliser les problèmes pour avancer. Il critique la formule de Marcel Gauchet (1985, 2007) selon laquelle le christianisme serait « la religion de la sortie de la religion ». Le christianisme s’est d’abord mis à mal lui-même depuis, au moins, Constantin. De ce fait, il a été aussi mis à mal par les autres. Nous ne sommes pourtant pas sortis de la religion. Pour Bidar, la vision occidentale de la religion comporte une erreur sur le sens du religieux. Elle fait comme si l’humanité religieuse était une humanité dans l’enfance ; comme si l’humanité adulte devait se penser sans le religieux. Quand son éducation avance, l’enfant doit cesser de s’abriter derrière ses parents, il doit agir par lui-même, mais il n’a pas, erreur inverse, à faire comme si ses parents n’existaient plus. Aujourd’hui, souvent, l’occidental rejette toute référence à Dieu, supposé mort. En réalité, il n’est pas parvenu à le tuer. Il s’y épuise, au lieu de se prendre en charge pour parvenir à être son propre créateur avec les moyens exceptionnels qui sont les siens.

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Abdennour Bidar (2012 : 137, 146) précise : « l’effort pour maintenir en vie la religion relève de l’intuition qu’elle ne doit pas être détruite avant d’être réellement remplacée. La suppression du religieux « revient à expédier le croyant dans le néant d’une vie sans finalité ». Si l’on persiste ainsi, il faudra réaliser « la sortie de la religion sans la religion, c’est-à-dire sans les 5,5 milliards de croyants […] Renoncer aux dieux reste un sacrifice psychiquement insupportable pour l’humanité et un pas évolutif impossible à franchir si la compensation offerte n’est pas à la hauteur de ce dont il faut se séparer ».

3. Les sorties politiques de la religion

On parle constamment de retour du religieux, la formule séduit mais pour A. Bidar, elle est inexacte, comme aussi pour A. Tosel (2011). Il ne peut pas s’agir d’un retour pour la simple raison que le religieux est toujours là. Tout simplement, il résiste. Et il résistera sans cesse tant que les solutions de remplacement proposées ne seront pas à la hauteur de la matrice qu’il constitue. En développant leurs multiples moyens d’action, les acteurs humains ont été en mesure d’étendre et d’approfondir leur critique des erreurs et des abus de l’hégémonie religieuse. Cependant, même quand doctrines et pratiques sont affaiblies, le caractère de transcendance du religieux n’est pas atteint.

Tout au long de l’histoire, les acteurs humains sont partagés entre leurs grandes activités : religion, politique, économie, information. A l’origine, elles sont mêlées. Puis elles se séparent, se conjuguent

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ou s’opposent. Après des périodes où domine plutôt l’alliance entre acteurs du religieux et du politique, c’est l’opposition qui l’emporte, en Europe, de la fin du Moyen âge à la modernité. Cela était inévitable dans ces moments où la religion étalait ses dévoiements. Les acteurs politiques renforcent les Etats. Même quand les révolutions surviennent, l’hégémonie du politique s’accroît. Ce fut le cas avec les protestantismes, comme avec la Révolution de 1789 en France. Ce politique, séparé du religieux, lui devient supérieur et se sacralise. On peut le comprendre dans la mesure où une politique désireuse de remplacer la religion doit lui emprunter son caractère de transcendance ou inventer le sien propre.

C’est sans doute ce qu’a tenté la religion des Droits de l’homme. Toutefois, dès l’origine, elle était détournée. L’homme ce n’était en réalité que le citoyen de tel ou tel pays, français, britannique, américain. Comme tel, il tirait avantage de sa situation privilégiée contre les peuples d’autres pays. Dans les colonialismes et les autres dominations internationales, cette sacralisation du politique est devenue meurtrière à l’extrême dès la Première Guerre mondiale.

Autrement encore lors de la Seconde, en raison de ces caricatures des religions séculières que furent fascismes et nazisme. Les sommets de l’inhumanité sacralisée furent atteints avec la Shoah, les guerres à outrance totale – germano-soviétique et nippo-américaine – et les répliques de Dresde, Hiroshima, Nagasaki. Ce phénomène récurrent est désormais

découvert et compris. Quand la religion est remplacée par une autre grande activité humaine, les acteurs de celle-ci la sacralise et la transforme en religion. C’est dans ces conditions que diverses théories profondes de l’irréductibilité du religieux se sont présentées. La religion a été repensée comme fondement sociétal qui ne peut comme tel que se maintenir. Pour René Girard (1999), le religieux « est le cœur de tout système social, l’origine vraie et la forme primitive de toutes les institutions, le fondement universel de la culture humaine ». Maurice Godelier (2007), d’orientation originelle marxienne, a vérifié cette fondation au cours des relations meurtrières mises en œuvre par des sociétés tribales.

A partir des visions différentes de Louis Dumont et de Jean Baechler, concernant l’Inde, Camille Tarot (2008) s’interroge sur l’opposition entre « le tout religieux » et le « tout politique ». N’y aurait-il pas un préjugé occidental accordant « la place éminente, voire déterminante au politique dans le mouvement historique des civilisations ». Pourtant, même si la question reste légitime, l’actuelle évolution de l’Occident place religion et politique toutes deux en retrait. Le « tout religieux » et le « tout politique » ont été renvoyés dos à dos. Un remplaçant est parvenu à se fonder. Sa « révélation » comme plus partageable, plus inventif, plus efficace, moins meurtrier, a permis au « tout économique », de se légitimer. Il s’est alors mis en majesté et s’est sacralisé.

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4. La sortie économique de la religion

Pour que la religion chrétienne devenue catholicisme cesse de se confondre avec son hégémonie temporelle sur l’Europe, il a fallu rien moins qu’une nouvelle alliance. Ce fut celle, séculaire, implicite et explicite, des acteurs du politique avec ceux de l’économie et de l’information. Ces trois grandes activités humaines, toutes entravées par la religion, se sont diversement associées, à travers leurs acteurs, sur plus d’un demi-millénaire, pour parvenir à une certaine autonomie. La lutte pour la conquête de la suprématie fut d’abord clarifiée par les fourvoiements extrêmes du politique. Au départ, les acteurs de l’économie n’avaient pas sur les mains tout ce sang politique.

Du côté de l’information et de ses acteurs fondamentaux, la possibilité de leur suprématie face à l’économie était en quelque sorte exclue d’avance. Peu nombreux, absorbés dans des recherches difficiles et peu communicables aux autres, les acteurs de l’information ne parviennent qu’exceptionnellement à se mettre en lumière. Ils font plutôt figure de pourvoyeurs subalternes de moyens dont les autres ont besoin. Ils peuvent développer des propagandes ou découvrir des ressources scientifiques et techniques propices aux productions industrielles et au commerce. L’information d’analyse, de réflexion, de synthèse à longue portée reste déconnectée des préoccupations immédiates de la majorité des sujets ou des citoyens. Dans ces conditions, l’économie alliée à l’information techno scientifique

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puis médiatique, l’emporte et affiche sa propre sacralisation.

Sortie de son expression naturelle immédiate, l’économie commence sa genèse vers le pouvoir avec l’aide religieuse du protestantisme nord européen. Bidar se réfère à Weber. A partir de ce premier emprunt dans le sacré, l’économie va se constituer en un « Divin marché » (Dufour, 2007). Celui-ci domine désormais l’ensemble des activités humaines qu’il gouverne de son invisible main, transformant miraculeusement les vices privés (les égoïsmes intéressés) en vertus publiques (l’offre multiple de marchandises). Ainsi, l’économie a substitué au Paradis céleste incertain un paradis terrestre présenté comme de plus en plus assuré grâce au Progrès vérifiable. L’individu se sent libéré des assujettissements au politique. Il se tourne à son gré vers son propre pouvoir de faire et de consommer. Le génie et le travail humains enfantent des techniques directement utiles. A l’extrême de leur développement, ces techniques illuminent et séduisent par leurs aboutissements magiques comme Clarke (1973) l’a souligné.

Les acteurs de l’économie se situent aux nœuds de communication : recherche, production, publicité, circulation, consommation. Ils se sont faits les médiateurs obligés et, d’ici à là et retour, ils font payer tous les droits de passage. Ils fondent ainsi leur hégémonie en devenant irremplaçables ce qu’exprime et symbolise parfaitement l’argent. Dès lors, l’économie financiarisée peut se sacraliser au plan mondial. Ainsi séparée, sacralisée, elle peut détourner

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l’illimitation de la puissance humaine. Sans limites, elle commence alors à se pervertir comme, avant elle, religions et politiques. Bidar (2012 : 224) évoque les analyses du prix Nobel américain d’économie Joseph Stiglitz (2010) qui met en évidence Le triomphe de la cupidité : « … La caste des dominants détourne les outils de la surpuissance pour en faire une machine à accumuler toujours plus… Les systèmes sociaux, politiques et économiques entretiennent le gaspillage, le dévoiement des ressources vers des finalités illégitimes… ».

Bidar (p. 179) s’interroge : « L’émergence de notre capacité nouvelle à pouvoir tout est-elle le privilège le plus inique, le secret le mieux gardé de notre époque au profit de ceux qui veulent en conserver le monopole et entretiennent l’idée que nous ne pouvons pas nous élever au dessus de notre condition ordinaire ? Les inégalités produites par le capitalisme empêchent des centaines de millions d’individus d’accéder au saut évolutif que l’espèce est en train d’effectuer. Le capitalisme devient un crime contre l’évolution. Ce n’est pas seulement la plus-value qu’il confisque mais les fruits de la surpuissance d’agir ». Hier, pour contenir les abus de la religion chrétienne, il a fallu l’alliance, implicite au moins, des acteurs des trois autres grandes activités : politique, information, économie. Maintenant, il en ira de même pour les abus de l’économie financiarisée. Ils ne pourront pas être contenus sans une dynamique d’ensemble associant informations objectives, politiques de solidarité, et religions de la sortie religieuse du religieux.

5. Les sorties religieuses de la religion

La sortie occidentale de la religion a échoué : « Deux siècles n’ont pas suffi pour évacuer du monde un religieux qui le fondait depuis des millénaires » (p.55). Le problème c’est que nulle part ailleurs au monde, cette perspective de sortie du religieux n’a été développée. Bidar (p.149) en fait le constat : « Y a-t-il une pensée chinoise de la sortie de la religion ou une pensée indienne de la sortie de la religion indienne ? Il y a des discours sur les aspects les plus évidents du phénomène – recul du religieux, état de sa séparation avec le politique, idéaux profanes et laïques – mais aucune observation sur la mutation du phénomène qui s’opère ».

En référence à John Dewey (2011, 1934), Bidar (p.228) situe la fonction religieuse comme « ajustement », « orientation » de notre vie. Cela se fait en direction de fins qui constituent « sa possibilité la plus élevée ». Ces fins concernent en effet « notre être dans son intégralité ». Bidar reconnaît que l’apport traditionnel des religions est loin d’être épuisé : « Les anciennes révélations restent seules à pouvoir maintenir l’humanité au contact de la surnature, même si c’est d’une manière définitivement primitive, obsolète… Dans un monde où la perte des repères, la facticité, la relativité, la préoccupation matérialiste domine toujours davantage, la religion apparaît comme le seul refuge du besoin de certitudes et d’élévation ».

Pour Bidar (p.149), la sortie religieuse de la religion est la seule possible mais elle est loin d’être donnée. Elle ne peut pas non plus être proposée a priori et

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dans l’abstrait à quelque plan que ce soit : mystique, philosophique, politique. Cela ne pourra pas être simplement une heureuse idée neuve du religieux. De telles idées sont déjà à l’œuvre dans les religions elles-mêmes. Parfois on ne sait pas les voir, on ne les comprend pas, on les refuse. Bidar juge indispensable un échange sur ces questions : « Un grand débat à l’échelle planétaire est nécessaire… sur le religieux et son avenir ». Il faudra « apporter une réponse à la question posée à toutes les traditions religieuses : De quoi disposons-nous pour produire une intelligibilité commune entre le religieux et le processus de sortie de la religion ? »

La sortie religieuse de la religion ne peut advenir qu’au travers de l’ensemble des religions elles-mêmes : « Nous devons apprendre des Dieux de toute la terre comment recueillir leur héritage. Le thème de la sortie de la religion doit être pris en charge par ceux – taoïstes, confucéens, hindouistes, bouddhistes, musulmans, etc. – qui, grâce à la connaissance de leur tradition, pourront réfléchir dans une double direction » : Mettre en lumière « la sortie de la religion comme finalité du religieux » et mettre en valeur le moyen que constitue « le matériau symbolique » de chaque religion. Il en va de la nécessité pour les identités culturelles religieuses de se voir reconnues comme constituant sine qua none indispensable à toute spiritualité religieuse « universelle ».

La sortie du religieux ne pourra se faire qu’en passant par les évolutions de toutes les confessions. De son côté, Michel Foucault écrivait : « Si

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la philosophie de l’avenir existe, elle doit naître hors d’Europe ou résulter de rencontres ou d’impacts entre l’Europe et la non Europe ». Seules, la multiplicité et la richesse partagées des images religieuses et philosophiques du Divin pourront conduire à des représentations approfondies et affinées d’un Dieu, « grand créateur de l’univers ». Un créateur qui ne serait plus éloigné dans un Ciel imaginaire par un homme fuyant, abaissé, mais un créateur intériorisé par un homme exigeant, redressé.

6. Une contribution islamique à la sortie de la religion

Dans cette perspective d’une sortie du religieux effectuée par les religions elles-mêmes, l’islam a sa place singulière car, pour Bidar, il propose le modèle exigeant de l’infinitisation de la puissance humaine pour un homme héritier de Dieu. Redissi Hamadi (2004), le souligne en titrant sur L’exception islamique : « Pourquoi l’islam (avec 1,5 milliard de croyants) apparaît-il comme la dernière religion qui se refuse à la banalisation du religieux ? Pourquoi la quasi-totalité de ses fidèles apparaît-elle hermétique à l’hypothèse d’un monde post-religieux ?» C’est un fait, l’islam a encore aujourd’hui quelque chose de conquérant. Il accompagne la résistance de peuples abandonnés par la modernité. Il garde des ressources propres indispensables à la sortie religieuse du religieux.

Bidar (p.260) oppose clairement la voie occidentale – tragique avec cette mort de Dieu et cet homme meurtrier

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passés concernant la Sourate II, 34 quand elle rapporte « l’incroyable commandement donné aux anges » : « Alors nous avons dit aux anges : prosternez-vous devant Adam et ils se prosternèrent ». Ainsi, la sortie islamique de la religion, loin d’être meurtre de Dieu, serait effacement volontaire de Dieu, au moment pour les hommes de reconnaître qu’Il leur a transmis sa puissance.

7. Puissance et impuissance d’homo pantocrator

La sortie de la religion, telle que cette relecture du Coran, la symbolise, ne suffit pas à installer l’homme à la place de Dieu. La transmission de puissance qu’elle exprime peut paraître amorcée à travers les exploits de la modernité et de ses suites actuelles mais son avenir n’est pas garanti. D’une part, cette transmission, infinie, est inachevée, inachevable. D’autre part, elle ne cesse de pouvoir être détournée, pervertie. Selon Bidar (p.216) « des oligarchies politiques et économiques dérobent le bénéfice de notre surpuissance productrice… Tel est le grief ontologique ou existentiel que l’on peut faire au système économique capitaliste : il empêche l’humanité d’accéder au résultat de sa mutation vers la toute puissance ».

Bidar s’appuie sur l’essayiste américain, Jeremy Rifkin (1995), démystifiant le mensonge de l’absolue nécessité du travail. Ou encore sur André Gorz (1998) décrivant la transformation du travail en auto-activité. Bidar distingue « travail d’asservissement et travail d’accomplissement » (p.192). Il précise : « comme la religion survit

– et la voie islamique euphorique avec cet homme héritier de Dieu. Pour découvrir cela, il faut lire autrement le Coran. Singulièrement en ce qui concerne le terme khalîf qui a reçu de multiples interprétations selon les temps, les lieux, les optiques politiques ou mystiques. Le terme khalîf est certes polysémique : soumis, délégué, lieutenant, successeur de Dieu. Bidar (2008) pour fonder ce dernier sens consacre deux chapitres –« Le mystère de l’homme khalîf » et « L’homme, héritier de Dieu » – aux cinq qui constitue son troisième livre : L’islam sans soumission. Il approuve la traduction de khalîf par Jean Grosjean : « Je vais m’établir un héritier sur terre ». Pour Bidar, le Coran nous projette ainsi « sur le plan de l’histoire comme si la finalité humaine était de… déplacer le lieu de la transcendance en la situant dans cette vie ». On se trouve « dans la dimension de l’avenir et non dans celle de l’au-delà ». Le retrait de Dieu est clairement posé. Bidar trouve aussi cette perspective chez Jean-Luc Nancy (2004) qui parle d’un Dieu « infiniment retiré ou bien dispersé » et propose la crase sémantique de « l’absenthéisme ».

Nombre de passages problématiques du Coran s’éclairent dans cette perspective. Ainsi, « la fin de la prophétie » et « la clôture de la révélation » ne signifient pas fermeture ou abandon mais transmission d’Allah aux humains. Dans la Sourate La Victoire XLVIII, 10, Dieu pose sa main sur l’homme en un geste d’élection affective protectrice. Si l’homme est ainsi l’héritier de Dieu, on n’a plus besoin des multiples torsions interprétatives des siècles

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puissance divine est constamment ralentie, freinée, détournée aussi bien dans ses deux mises en œuvre, individuelle et collective, d’autant plus qu’elles sont liées. Cette intériorisation ne sera pas obtenue sans un véritable « travail de mise en culture de nous-mêmes… pour assumer nos nouveaux pouvoirs… en leur appliquant le même traitement qu’à nos capacités traditionnelles. Nous devons cultiver notre toute puissance dans la direction d’une république des créateurs, vers ce que nous pouvons être de sublime, notre dignité dans son sens le plus élevé ».

8. Critiquer Bidar ou le comprendre et l’accompagner ?

Comme « réagir l’emporte toujours sur réfléchir », c’est-à-dire sur penser, A. Bidar réussit le tour de force d’être rejeté des points de vue les plus opposés. Par exemple dans Riposte laïque (2011), on s’interroge : « Vrai laïque ou taupe de l’islam ? » Comme sa démonstration tient à la fois de la politique, de la philosophie, de la mystique, on se fait facilement plaisir en le ridiculisant : « Sa méthode toute nouvelle partirait de l’inexistant voire de l’invraisemblable, pour arriver à l’impossible… parler toujours sans jamais se soucier de référence au réel ». Riposte laïque ignore peut-être la seconde loi d’Arthur C. Clarke (1973) : « la seule façon de découvrir les limites du possible, c’est de s’aventurer un peu au-delà dans l’impossible » ; et l’humour de la première loi : « quand un savant distingué mais vieillissant estime que quelque chose est possible, il a presque certainement raison, mais lorsqu’il déclare que

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alors même que son fondement a disparu, la religion du travail se maintient contre toute logique historique » (p.193). Quand, à la place de Dieu, c’est l’homme qui domine l’homme, on ne sort pas du religieux. Pour Bidar, certains pensent ne pouvoir « se diviniser qu’en asservissant le reste de l’humanité ». Comme le dit Henri Bergson, « les deux maximes opposées Homo homini deus et Homo homini lupus se concilient aisément ».

Sous le coup du reproche d’être « entre science-fiction et prophétisme », Bidar souligne qu’il ne sous-estime ni les difficultés ni les échecs. « Comment faire pour ne pas être détruit par l’infinitisation de nos capacités ? Comment faire pour réussir à passer ce cap évolutif extrêmement dangereux ? »

« Nous devons apprendre à transformer la force brute en puissance civilisée, la force aveugle en puissance consciente et féconde ».

Bidar pense pouvoir recourir à la symbolique de l’eucharistie « image clé de la sortie de la religion ». Les protestants se moquaient des catholiques, les traitant de « mangedieux ». Justement les humains plutôt que théocides doivent devenir « théophages. Il y a un double mouvement fragile. Dieu puissant et infini ne peut se retirer que dans la mesure où l’être humain prend, en lui, cette puissance et cette infinité. Il doit faire cela comme être individuel mais aussi comme être collectif, descendance d’Adam, espèce humaine bio-sociale. Le problème c’est que cette action d’intériorisation de la

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le succès. Nous pouvons continuer à vivre dans notre perpétuelle oscillation entre le sublime des inventions « magiques » et l’horreur d’une humanité criminelle qui pourrait être finalement suicidaire ! Rachid Id Yassine (2012) pense devoir retrouver la modestie. Pourquoi « l’être humain ne se contente-t-il pas de n’être qu’humain, juste humain ? » Ce faisant, il recommence à méconnaître toutes les possibilités humaines, ce que précisément Nietzsche et Bidar dénoncent. Ce déni concernant l’infinité des possibles permet à certains de faire fond sur la soumission de la plupart. Certes, ils l’emportent à bon compte mais le pouvoir dont ils se dotent se limite à eux-mêmes et aux humains dégradés qui se soumettent. Comme tel, il est dépourvu de toute envergure et il entraîne l’humanité entière dans cet abaissement.

La pensée de Marcel Gauchet et celle d’Abdennour Bidar doivent pouvoir être reçues et accompagnées dans la générosité. Acteur de l’information, activité différente du religieux, Gauchet a bien le droit de souhaiter « une véritable pensée du fait religieux ». Toutefois, est-elle à l’œuvre quand il écrit : « l’espère humaine a opté pour la voie religieuse, elle est en passe d’y renoncer, elle aurait pu ne jamais s’y engager… Il y a là le résultat d’une décision sociale qui aurait pu être autre ». Ou bien, cette pensée du religieux, n’est-elle pas plutôt à l’œuvre quand il écrit : « si nous sommes sortis du religieux, dans tous les sens du terme, il ne nous a pas quittés et, peut-être, toute terminée que soit sa course efficace, nous n’en aurons jamais fini avec lui ?

quelque chose est impossible, il a très probablement tord ». La dérision visant Abdennour Bidar, celle de « Riposte laïque » et d’autres aussi, sont compréhensibles, quasi normales, pour ceux qui n’étendent pas le réel au delà des soucis quotidiens ou, s’ils font un effort, aux quelques décennies de leur propre vie.

Une critique fondée respectueuse des propositions de Bidar n’est pas si facile. Rachid Id Yassine (2012) les présente avec une grande exactitude et une pleine compréhension. Malheureusement, sa conclusion dément cet effort. Il se demande « s’il est encore raisonnable d’appeler l’humanité à se prendre pour une divinité… quand on sait que cela l’a trop souvent conduit à être monstrueuse ». Bidar tomberait dans la mégalomanie, prendrait la figure de l’apprenti sorcier. Mais, à aucun moment de ses livres, Bidar n’appelle l’humanité à se prendre pour une divinité. Il l’appelle à devenir divine. Sans sous-estimer combien cela peut être incompréhensible, impensable et impraticable. Il ne tombe pas dans une inconscience humaine orgueilleuse et confuse. On peut dire son utopie invraisemblable ! Mais on ne peut pas dire qu’elle fait preuve de manquement à l’intelligibilité étendue et profonde, et pas davantage à l’éthique la plus exigeante. Peut-on dire qu’elle est illusion, alors ? Ce serait le cas si Bidar sous-estimait l’immensité du défi. Il est loin de le faire !

L’infinitisation qu’il propose doit relever, nous l’avons vu, d’un exercice couplé : individuel et collectif. Cet exercice doit porter sur l’ensemble des activités humaines. Rien n’en garantit

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comparé aux forces impressionnantes perçues comme telles chez les animaux et aux forces imaginaires, immenses, projetées sur les dieux. Pourtant et c’est un grand avantage, l’hominien est l’être suspendu à sa propre programmation. Non pour se la donner une fois pour toutes, ce qui ne ferait que redoubler la nature animale, mais pour échapper à l’enfermement définitif de toute nature arrêtée.

Depuis plus d’un siècle, la science et la réflexion s’appuient sur ce phénomène naturel de la néoténie, source de l’exceptionnalité hominienne. Cette relative indétermination peut passer aux yeux de l’homme, nous l’avons vu, pour un inconvénient alors qu’elle est sa première puissance. Comme l’a montré le philosophe italien Giorgio Agamben (2002), cette puissance hominienne s’exprime à travers des moyens dynamiques : une communauté de vie et de communication, des visages, des gestes, des langues et des pensées en échanges. La mise en œuvre approfondie, développée et partagée par tous de ces moyens est le fondement d’une seconde puissance en gestation, celle de la culture. Elle s’exprime à travers toutes les productions humaines : ludiques, techniques, scientifiques, littéraires, artistiques, juridiques. A condition de comprendre l’inversion-perversion que dénonçait déjà Henri Poincaré : « nous ne pensons pas pour produire des machines, nous produisons des machines pour penser ».

Ce qui est en question, c’est la manière dont nous pouvons nous développer en développant les

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9. Fusion et fission.

Dans les termes employés par Bidar, une difficulté résulte de l’ambiguïté des mots « divin » et « puissance ». Nous nous proposons, sans être assurés d’y parvenir, d’opérer une clarification à partir de deux filtres conceptuels. Abdennour Bidar apparaît fasciné par la relation qui, tout en restant extrêmement dangereuse, se noue dans l’humanité entre son destin d’ensemble et son destin technique. Ainsi, premier filtre conceptuel : la technique nucléaire apparaît clairement prise dans une opposition entre, d’une part, l’énergie de fission avec l’immensité de ses déchets dont on se sait que faire ; d’autre part, l’énergie de fusion dite propre que l’on peut référer au fonctionnement du soleil divinisé par nos ancêtres. Or, ce filtre conceptuel technique semble bien fonctionner dans sa transposition légitime à l’humanité. N’a-t-on pas, d’une part, « une humanité de fission » faite de défis, d’épreuves et de luttes concurrentielles sans fin ; d’autre part, « une humanité de fusion » à laquelle les religions nous appellent constamment alors qu’en même temps elles ne cessent de retomber elles aussi dans la fission ?

10. Humanisation et hominisation

Second filtre conceptuel : une distinction a été faite entre l’hominisation et l’humanisation. L’hominisation nomme la puissance singulière propre à la base naturelle de l’être humain et aux moyens qu’elle comporte. Or, l’être humain a davantage ressenti son hominisation comme un manque quand il s’est

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ainsi les perspectives déstabilisantes d’Abdennour Bidar pour lequel humanisation et divinisation constituent la même donnée.

On peut comprendre dans cette perspective que Bidar (p.223) trouve fondamentale la notion de capabilité (capability), qu’il trouve chez Amartya Sen (1999) où elle opère la synthèse entre égalité et liberté, unité et pluralité. Elle y parvient en définissant de façon solidaire l’être humain individuel et l’humanité entière dans la possibilité d’un procès commun. Au-delà de la capacité qui représente le terrain de constitution des droits de l’homme fini, la capabilité représente les droits de « l’homme qui s’infinitise ». Au plan individuel, la capabilité pose l’exigence de « l’accomplissement créateur de chaque être ». Il a « le droit de recevoir la quantité de puissance d’agir dont il a besoin pour devenir l’auteur de sa vie ». Au plan collectif, la capabilité pose l’humanisation comme perspective et processus d’une « humanité engagée dans un véritable saut évolutif vers la toute puissance ».

C’est là une très grande œuvre de l’humanité. L’imagination, seule, ne s’en donne qu’une trop pâle idée pour y croire vraiment. D’où la persistance du scepticisme et la préférence de beaucoup pour des ancrages limités, égoïstes, jugés réalistes alors qu’ils sont déjà cyniques. En ce sens, une conversion est à faire : moins pour une foi religieuse déjà effective que pour une religion de foi en l’exercice hominien éprouvé dans sa rigueur et sa fécondité. Socrate le pratiquait sous la forme de la maïeutique. Il n’entendait

possibilités de l’espèce tout entière. Pour A. Bidar, nous ne disposons pas du « projet d’existence digne de notre infinitisation ». Nos crises actuelles sont largement « des crises de l’excès de puissance mal intégré, mal construit : explosion des inégalités, dérive du capitalisme, péril écologique, fantasmes eugénistes accompagnant le génie génétique… la rencontre entre notre vieille volonté de puissance et sa nouvelle infinitisation nous donne un pouvoir de destruction sans précédent face auquel les sagesses d’autrefois sont inopérantes » (p.216). Nous sommes actuellement écartelés entre – des morales de l’altruisme collectif généralisé : « aimons-nous les uns les autres », que leur abstraction dévitalise – et des morales de l’égoïsme individuel généralisé que leur focalisation amenuise. Nous pouvons « nous diviniser pour le pire ».

C’est ici que la distinction entre hominisation et humanisation présente un grand intérêt car elle permet d’opérer une relation qui est en même temps éthique et factuelle, c’est-à-dire fait, valeur. Ce qui est ainsi relié, c’est à la fois le physique, le biologique de l’hominisation, et le psycho-social, le métaphysique de l’humanisation. C’est en même temps la relation des moyens et des fins, des structures et des genèses. Bref, des humains dans toutes leurs expressions, leurs actions et leurs activités mêlées. L’humanisation ne doit pas être pensée comme la fin accomplie de l’hominisation mais bien au contraire comme une hominisation supérieure. Elle ne détruit pas l’univers hominien des possibles, elle l’enrichit et le rend inépuisable au travers de ses réalisations. Nous retrouvons

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pas renoncer à cela, c’eût été renoncer à la puissance même de la vie humaine qui est inséparable de cette pratique du partage avec l’autre. En ce sens, son destin est significatif de cette vérité, tout aussi présente, avec d’autres mots, dans le destin du Christ. Dans le maelström des sociétés grecque ou juive, des volontés humaines peuvent appauvrir, détourner l’exercice hominien. Socrate, ou le Christ, le rétablissent dans toute son exigence qui est celle d’un « fait-valeur ». Ce n’est qu’en s’accomplissant comme conjointement collective et individuelle, plurielle et une, divine et humaine, que l’humanité pourra franchir le seuil évolutif d’humanisation qu’elle porte en elle. Sinon, elle restera une espèce d’hominiens suspendus, oscillant entre leurs possibles, bons ou mauvais, faute d’avoir appris à les conjuguer. La réflexion d’Abdennour Bidar n’est nullement « en l’air ». Elle constitue une méthode, une pédagogie pour accéder à notre toute puissance dont nous restons séparés. Nous nous interdisons et interdisons aux autres l’emploi effectif développé de nos moyens d’hominien. Nous continuons à raisonner de façon malthusienne en termes de bénéfices rares seulement locaux et ponctuels. Ce faisant, nous retardons les réalisations à venir dont le numérique nous donne une idée. Demain peut-être l’énergie nucléaire de fusion ou la poursuite de la conquête spatiale. Sans préjuger de la possibilité, qu’à travers et au-delà du strict technique, l’humanisation puisse constituer une évolution fondamentale dans le réel de la vie et du cosmos.

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Néotènes, pléonexes : humains en suspens, humains en sursis

Jacques Demorgon

Dany-Robert Dufour, Il était une fois le dernier homme. Paris, Denoël, 2012.

1. La néoténie, une découverte à découvrir (lettres 1 et 2)

Il était une fois le dernier homme de Dany-Robert Dufour se présente comme un conte épistolaire : onze lettres adressées à sa Belle Amie. Le dernier homme, le dernier pour lequel l’échange amoureux ferait sens ? L’espèce humaine engendrerait-elle quelque surhomme, quelque post-humain ou disparaîtrait-elle sans laisser de trace comme des milliers et des milliers d’autres espèces ? Avant de répondre peut-être nous faudrait–il d’abord mieux comprendre l’humain.

Intervient, dans tout le parcours du livre, un concept encore largement méconnu : la néoténie. Les néologismes ont rarement bonne presse. Ils disparaissent ou mettent des décennies avant de s’imposer pour leur pertinence. « Néoténie », fut inventé en Allemagne, dès 1883, par le biologiste J. Kollman. Son étymologie est grecque : néos pour « jeune » et « tenein » prolonger. Le substantif est présent en France dès 1900 ; et l’adjectif néoténique, dès 1922.

Pour D.-R. Dufour, la néoténie pose la question fondamentale de l’humain. Les premières lettres du présent livre ont déjà été publiées dans Lettres sur la nature humaine à l’usage des

Nancy, J.L. 2004. Chroniques philosophiques. Paris : Galilée.

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Lectures

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jeunesse, bloquant sa maturité et sa reproduction, elle devrait disparaître. Au lieu de cela, émerge parfois une reproduction nouvelle au stade d’immaturité où elle se trouve. Cette espèce a dès lors deux formes. Ainsi l’amblystome tigrée, ou salamandre, est la forme adulte, terrestre, naturellement obtenue après la métamorphose de l’être premier aquatique. Sa forme aquatique stoppée jeune, immature, parvient à une modalité nouvelle de reproduction comme telle, c’est l’axolotl des hauts lacs mexicains. Imaginons que de même le têtard se reproduirait tel, sans plus devenir grenouille, Ou encore la chenille, sans plus devenir papillon. La nature n’étant pas à une singularité près, mâle et femelle, à l’intérieur d’une même espèce, peuvent avoir des évolutions différentes. Ainsi, chez le « ver luisant », la femelle ne se métamorphose pas, elle reste telle. Le mâle devient adulte reproducteur par métamorphose de l’état de ver à celui de coléoptère, insecte ailé aux ailes à élytres. Il retrouve la femelle grâce à la lumière que depuis la terre elle émet.

4. Le néotène humain, l’être sous programmé (lettre 4)

Jean Rostand (1941) qualifiait le néotène humain de « singe mal réussi ». D.-R. Dufour trouve exceptionnel le texte « Idée de l’enfance » de Giorgio Agamben (1988) : « L’évolution de l’homme ne se serait pas faite à partir d’individus adultes mais à partir des petits d’un primate qui, comme l’axolotl, auraient acquis, prématurément, la capacité de se reproduire. » D’ailleurs, nombre de formes somatiques de l’être humain

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survivants (1999). D.-R. Dufour y revient dans L’Art de réduire les têtes (2005). Sept ans après il approfondit et développe la néoténie dans ces onze lettres. Il souligne le caractère crucial du concept en rappelant qu’un grand nombre de chercheurs et de penseurs s’en sont souciés. Ne citons que : Louis Bolk (1926), Julio Cortazar (1963), Georges Lapassade (1963), Stephen Jay Gould (1977, 1980, 1996), Giorgio Agamben (1988), Steven Pinker (1994), Sloterdijk (2000, 2011), et Marc Levivier (thèse sur le sujet).

2. L’humain « raté » d’Epiméthée (lettre 2)

La plus ancienne idée de la néoténie n’est pas scientifique mais mythique et elle concerne l’homme. Dufour rappelle que, dans La République, Platon s’interroge sur l’humain déjà présenté dans le Protagoras comme un être « raté » par Epiméthée l’étourdi créant l’homme sans qualités propres ». Dès lors, créature démunie, sans équipement, l’homme menacé, aurait succombé. Prométhée va réparer cette erreur. Il vole le feu aux Dieux et le donne aux hommes. Ces animaux faibles et sans poils disposent alors du moyen de se protéger des autres animaux. Assemblés autour d’un foyer, ils vont pouvoir survivre mais sont confrontés à la question du vivre ensemble et des lois qu’ils doivent se donner pour ne pas s’entre-tuer.

3. Quand Nature se reprogramme : néoténie et pédogenèse animales (lettre 3)

La néoténie se manifeste déjà dans le monde animal. Si un milieu hostile maintient une espèce dans sa

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construisait autour de moyens de les inventer lui-même.

5. L’humain néotène et ses deux écritures : naturelle et culturelle (lettre 5)

Nous avons vu qu’avec la néoténie animale la nature programme, déprogramme, reprogramme l’évolution animale. Moment crucial donc, celui de la programmation suspendue. L’araignée sait tisser sa toile ; l’oiseau sait construire son nid. Il y a, inscrits dans leur structure même, des programmes d’action pour entretenir leur vie. Les animaux en ont plusieurs et en disposent. L’humain ne dispose pas d’un programme d’architecture. Il doit inventer les dispositifs à partir desquels il aménagera un séjour dans une grotte, construira une hutte, un igloo, une maison, etc. Il ne reçoit pas de la nature son programme d’architecture, c’est un manque ! Mais, s’il l’invente, il ne sera pas tenu d’avoir toujours le même, comme l’ont, dans l’ensemble, les animaux. Bref, il pourra évoluer avec un nouvel atout considérable, celui de suivre, voire même d’anticiper, les évolutions de son environnement, pour mieux s’adapter. L’inachèvement de l’être humain - sa néoténie - se transforme ainsi d’inconvénient en avantage. Avec le néotène humain, la nature produit un animal disposant des « moyens » de se passer de toute programmation naturelle donnée une fois pour toutes. Ces moyens lui permettent d’acquérir une liberté supplémentaire dans le règne du vivant. L’animal avait acquis une mobilité plus grande par rapport au végétal, l’humain acquiert une

« ne correspondent pas à celles des anthropoïdes adultes mais à celle de leur fœtus ». De même, pour Pierre Changeux (1983, 2012), « L’homme ressemble à un fœtus de chimpanzé qui serait subitement devenu adulte ». Henri Chapouthier publie, en 2001, « L’homme, ce singe en mosaïque ». Il est difficile de séparer clairement les déterminants biologiques de la néoténie et ce que la néoténie détermine. Le phénomène n’est pas linéaire mais enchevêtré en une suite d’actions réactions.

Pour Henri Van Lier (2010), la néoténie dépend d’une évolution à laquelle elle prend part et qu’elle renforce. Au-delà des « automatismes ancestraux » construits dans la vie utérine, les accroissements du cervelet et du néo-cortex sont indispensables aux « apprentissages post-nataux » rendant possible la culture.Mais la constitution d’un cerveau encombrant faisait problème. Le bassin d’homo femelle devait rendre compatibles « des exigences contraires : assurer la mise bas de ce petit à grosse tête, sans compromettre la course bipède requise par la distance de fuite d’un animal debout vulnérable ». D’où, création première et compromis second : ce cerveau achevé seulement au tiers, au lieu des deux tiers chez les autres primates. A la fois plus puissants et sous programmés, cervelet et néocortex allaient permettre le développement d’une source nouvelle de conduites, la culture avec ses programmes inventés en contexte adaptatif post-natal. La nature n’informait pas l’homme au point de lui prescrire d’avance ses finalités, ses buts, ses objectifs ; elle le

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mobilité adaptative plus grande du fait qu’il pourra produire et changer ses programmes de conduite en référence aux changements mêmes de ses environnements. Telle est la pleine culture par rapport à des prémisses de culture, déjà présents dans le monde du vivant.

Il ne faudrait pas commettre l’erreur d’imaginer qu’il s’agit avec l’humain d’une nature, différente voire supérieure, mais du même ordre que la nature animale. Pour Agamben, « c’est le propre d’une culture dégradée que de chercher à imiter le germen naturel pour transmettre des valeurs codifiées. Si quelque chose en fait distingue la tradition humaine, par rapport à celle du germen, c’est bien le fait qu’elle veuille sauver … ce qui n’a jamais été possédé comme une propriété spécifique ». Cette ouverture de l’être humain n’est pas « susceptible d’être enregistrée endosomatiquement et stockée dans une mémoire génétique ». Elle ne peut l’être que dans une « mémoire exosomatique…quelque chose comme une tradition historique concrète…L’homme avant de transmettre quoi que ce soit doit d’abord transmettre le langage... Les diverses nations et les multiples langues historiques sont les vocations fausses avec lesquelles l’homme cherche à répondre à son insupportable absence de voix, ou si l’on veut, les tentatives fatalement vouées à l’échec de rendre saisissable l’insaisissable ». La culture n’a jamais vocation à finalement se substituer à une nature manquante. Elle a vocation à rester au delà de toute nature programmable, de tout devenir adulte définitif. L’homme, sans programmation, demeure ainsi

« l’éternel enfant » qui ne pourra jamais en finir avec ses étonnements et ses découvertes. L’humain, de n’être pas fini, s’entretient avec l’infini du monde.

D.-R. Dufour met fortement en évidence cette culture humaine : « c’est la rupture de l’écriture endogène qui a rouvert l’espace d’une écriture exogène… la loi endogène est écrite en moi alors que la loi exogène est écrite par moi… le néotène est contraint à l’écriture… pas seulement à la parole, mais aussi contraint à l’écriture puisque la parole ne peut pas faire loi étant donné qu’elle se perd sitôt faite et que seule l’écriture survit à la mort de l’individu, reste, se cumule, s’agrège en mémoire et se forme en loi.

Aujourd’hui, l’écriture de sa seconde nature, celle de ses histoires, de son histoire, rejoint celle de ses découvertes du monde et de lui dans sa première nature. Sa seconde écriture, culturelle, peut rendre compte de la façon dont il a été écrit dans sa première écriture, naturelle, son code génétique. Accroissement vertigineux de ses possibilités mais toujours pas garantie des fins qu’il choisit. Il n’a d’autres moyens d’en juger qu’en s’interrogeant sur ce qu’il a écrit partout et depuis toujours : son histoire et sa culture. Le jugement dernier ne peut pas remis, son instant décisif est permanent.

6. Moyens de l’humain et fins de l’homme en quatre temps (lettres 6, 7, 8)

Si la culture ne constituait que ce que la nature aurait pu donner, à quoi bon ? Par contre, si aucune culture n’a vocation à devenir nature, l’humain demeure à jamais suspendu au

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leur ait voué un culte en les mêlant souvent aux dieux. Sur les uns et les autres, ainsi mêlés, il projette les fins et les moyens dont il rêve.

La néoténie laisse encore ouverte la question de la structuration d’un groupe humain autour d’un être dominant comme c’est le cas pour les groupes animaux. Dans le groupe humain, les dominants devront justifier leur domination. Ils trouvent cette justification à l’extérieur d’eux-mêmes en se présentant comme participant aux grandes forces de la nature. Ils vont constituer leurs pouvoirs au nom des esprits, au nom des dieux et l’exprimer dans de grands récits mêlant histoires et mythes. Ou encore, dans les tragédies grecques, les hommes découvriront les malheurs extrêmes qui arrivent à ceux qui négligent les préceptes divins.

Les interdits, les prescriptions, les devoirs, accompagnent ces récits changeant à mesure que croissent les sociétés humaines, d’abord tribales, puis royales et impériales. Quand ces récits des deux temps anciens, et les fins qu’ils proposent, sont soumis aux critiques résultant du développement des connaissances, ces récits cessent d’être crédibles et sont alors remplacés par ceux des temps nouveaux de la modernité. Le troisième temps, ses mythes et ses fins posent en absolu le peuple, la nation, l’Etat, le progrès, la science et la technique. Le quatrième temps, aujourd’hui, les remplace par les mythes et les fins d’un divin marché d’abondance ouvert sans limites aux désirs de tous les individus volontaires. Toutes ces grandes périodes historiques ont toujours tenté

destin qu’il se choisit. L’ambivalence humaine est clairement posée par la néoténie. D’un côté, l’humain dispose de moyens exceptionnels tels, par exemple, que le langage et la pensée. Mais il doit trouver lui-même que dire et que penser. Dans cette incertitude, il n’a pas manqué d’être impressionné par les assurances et les certitudes guidant la vie des animaux. Cela permet de comprendre le totémisme, l’animisme, l’analogisme repensés par Philippe Descola (2005).

La condition néoténique, à l’origine de la culture, laisse les humains ébahis devant les actions exceptionnelles des animaux. Dufour voit bien le néotène impressionné par la « magnifique capacité animale à habiter pleinement l’instant, la fantastique intelligence tactique » … L’animal est fini, finalisé, il sait ce qu’il a à faire, où et comment il doit le faire, et quand il a rendez vous avec son objet, proie ou partenaire, il est tout entier présent dans l’espace-temps de la rencontre. Ici même et pas à côté. Sans retard ni avance. » D’ailleurs, l’être humain devra quasiment devenir comme lui, s’il veut parvenir à bien chasser l’animal. Dufour précise : « Derrière toute évocation, j’invoque une puissance que je n’ai jamais possédée et dont je porte l’immémoriale nostalgie : une puissance animale originellement perdue… N’étant ni loup, ni lion, ni babouin, ni bonobo, je ne peux être que rien ou tout, fou et raisonnable, faible et fort… Je suis le lieu où se réunissent les termes contraires de toutes les oppositions ». Rien d’étonnant à ce que l’être humain troublé par sa propre nature, impressionné par celle des animaux

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de présenter un être humain dans sa nature accomplie. Elles sont infidèles à la néoténie humaine en rabattant l’être humain de ses moyens infinis sur les fins qu’un moment il se donne.

7. La pléonexie, une évidente fin pour nombre d’humains (lettre 9)

Parmi ces fins que peut choisir l’être humain, la pléonexie, est certainement l’une de celles qui menace tout ensemble humain, toute société et c’est bien pourquoi elle semble avoir été partout dénoncée. Les travaux de Marcel Mauss ont montré que la pléonexie était connue des sociétés tribales. Celles-ci avaient inventé la parade du potlatch. Périodiquement, ceux qui possédaient à l’excès devaient, un jour de fête, partager, avec tous, cette possession. Les Grecs aussi la voyaient comme un fléau et l’associait à l’Hubris. Orgueil, volonté d’être toujours plus ; vanité, de paraître toujours plus ; et pléonexie, volonté d’avoir toujours plus. Tout cela conduisait certains, les pléonexes, à déposséder les autres, de leur liberté d’être et même de ce qui était indispensable à leur vie.

D.R. Dufour établit le rapport entre néoténie et pléonexie dans la perspective de René Girard. « La propension à convoiter ce que l’autre peut avoir, réellement ou pas, découle directement de cette non finalisation des humains ». Dans cette vacuité néoténique originelle, chacun se sent dépourvu. Imaginant que l’autre ne l’est pas, il l’imite pour atteindre au bénéfice qu’il lui suppose. Finalement, les humains sont entraînés dans une course à la

suprématie qui doit les conforter dans la croyance qu’ils sont, eux, vraiment réels et pleins. Cette soif de plénitude d’être, et cette folie d’avoir toujours plus, doivent être comprises en un sens étendu, profond, complexe, non trivial, autour d’un triple défi.

Ainsi, les « grands entrepreneurs » défient la nature de les arrêter dans leur conquête de toute puissance. Ensuite, ils se défient eux-mêmes de poursuivre la réussite suprême sans craindre la possibilité d’une catastrophe finale. Leur finitude les provoque à cela : « Après moi le déluge », disait déjà un pléonexe royal. Enfin, ils défient la masse des humains incapables d’entreprendre, et méprisables pour cela.

8. Un pléonexe modèle, Michael Jackson dit Bambi (lettre 10)

Dans sa lettre dix « le symptôme de Bambi », D.-R. Dufour évoque la mort de Mickael Jackson, le 25 juin 2009. « Des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées spontanément partout dans le monde pour lui rendre hommage… Une semaine après sa mort, la cérémonie a été suivie en direct par un milliard de personnes à la télévision (deux fois plus que pour l’enterrement de la princesse Diana en 1997 ».

Pour Dufour, Mickael Jackson est l’icône du pléonexe sur-infantilisé s’engloutissant dans la pléthore narcissique de ses consommations et de ses expressions. Il s’adresse à lui par delà la mort : « Vous avez été le symptôme visible de l’hédonisme contemporain.

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A cet égard, D.-R. Dufour nous livre un effrayant bilan daté du jour de la mort de Mickaël Jackson. Sur près de sept milliards de Terriens vivants, un peu plus d’un milliard est affecté de surpoids ; à peine moins souffrent de faim. « Ce jour là, le plus riche des Terriens a gagné quatorze millions de dollars sans rien faire d’autre que de recevoir les intérêts simples produits par son capital évalué à soixante quinze milliards de dollars. Pendant cette même journée, près d’un milliard et demi de Terriens ont vécu avec moins d’un dollar vingt-cinq… un peu moins d’un milliard et demi d’humains manquaient toujours d’un accès à l’eau potable… Ce jour-là, 120 espèces ont été éliminées de la surface de la Terre … soit 43 701 espèces disparues durant l’année. » Si Dufour nous livre ces chiffres, c’est en raison d’une inquiétude profonde. Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, la partagent avec lui. Il voit poindre une « nouvelle guerre, l’ultime… où les pléonexes peuvent tout tenter pour sortir de leur état en abandonnant à son sort l’immense majorité, quelques milliards d’humains. Ce sera une guerre où leur passion, avoir toujours plus, s’exprimera comme avoir ce qui nous manque depuis toujours, plus de puissance, plus de vie, voire même la vie éternelle ». Cette ultime guerre a déjà commencé… pour « mettre fin au vieux genre humain des homo faber sapiens sapiens demens. Le principe plénonexique d’illimitation désormais revendiqué n’a pu qu’enclencher une folle course de vitesse. Il faut aller vite, de plus en plus vite, pour que quelques-uns y échappent. »

Avec votre personnalité, il n’y a rien eu que vous n’ayez pu faire : prouesses vestimentaires, capillaires, pigmentaires, paternitaires, vocales et chorégraphiques, sans compter l’exploit de mourir encore adolescent à l’âge de cinquante ans, tout en paraissant mi-homme, mi-femme, mi-black, mi-blanc et, à l’occasion, mi-ange mi-démon. Vous êtes un symptôme : des milliards de néotènes se sont reconnus en vous, héros trans : transracial, transgénérationnel et transgenre, parce que vous avez su leur renvoyer une image embellie d’eux-mêmes, celle de quelqu’un qui s’est affranchi des limites communes. »

9. « Faust-il en finir avec le genre humain ? » (lettre 11)

Dufour, dans le titre de cette lettre fait un clin d’œil à Goethe. Faust est sans doute le mythe au travers duquel l’humanité d’hier, celle du salut céleste, passe le relais à celle de la modernité, celle du salut terrestre. Dès lors, sous des formes différentes, de Goethe à Nietzsche, et au-delà, apparaît la figure d’un homme supérieur, surhomme ou post-humain. Avec, en contrepartie, le « dernier homme », retardé méprisable, qui ne sera pas regretté. L’expression s’est retrouvée dans le titre du best-seller de Fukuyama (1992) : « la fin de l’histoire et le dernier homme ». Pourtant, à son époque déjà, la globalisation financière avait largement pervertie la démocratie classique. Imaginer la « reddition » finale du dernier « non-démocrate » de la terre, c’était construire un mythe pour cacher la menace pesant sur tous et pouvant conduire, en réalité, à la disparition du dernier démocrate.

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Ces pléonexes voudront se saisir de tous les moyens techniques possibles au service de leurs fins : devenir les maîtres définitifs de leur destin supérieur. Récemment, on a d’ailleurs vu les actuels plénonexes (1%) montrer leur capacité à extorquer les 99% d’appauvris pour « sauver leurs fortunes de l’immense crise financière qu’ils avaient provoquée en voulant toujours plus ». Reste qu’en réduisant ainsi les autres, les pléonexes ne voient pas, qu’à terme, c’est eux-mêmes qu’ils réduisent aussi. Cette réduction pourrait bien alors les engloutir, incapables de discerner les menaces extérieures et intérieures qui surviennent.

10. Le néotène, l’hominien, peut-il sauver l’humain ?

Récemment encore, le biogéographe américain Jared Diamond a donné plusieurs exemples de sociétés qui se sont effondrées car leurs élites ont poursuivi leurs propres fins perverses jusqu’à produire le désastre commun. Il y a un siècle, « un néotène héroïque et lucide Albert le Grand, c’est-à-dire Albert Einstein, inadapté scolaire, incapable selon ses propres dires, de suivre les cours, libre de tout académisme devient l’un des grands sages du peuple néotène. » Dès 1934, il écrit : « la concentration du pouvoir (économique, financier, etc.) autour de si peu de personnes (…) conduit inexorablement à l’anéantissement universel ». « Voilà une proposition claire, nette, concise, comme seul un bel esprit hypothético déductif peut en produire. » Mais que faire ? Einstein apporte aussi la réponse : « Seule l’instauration d’un ordre juridique

supranational pourrait encore sauver l’humanité. »

Giorgio Agamben entend nous éviter l’illusion quand il écrit : « L’homme est l’animal qui doit se reconnaître humain pour l’être ». Ajoutons : et pour parvenir à s’inventer humain ! Et son moyen ne peut être que la loi d’humanisation qu’il produit et qu’il se donne. La loi, c’est ce qui doit pouvoir interdire aux pléonexes de poursuivre consciemment ou non la destruction des infinis possibles qui résultent des multiples exercices des moyens de l’humain.

A l’opposé de ces pléonexes causant directement la perte des autres et indirectement la leur, le néotène, l’hominien sait qu’il peut compter sur l’exercice de ses moyens qui le rendent inséparable des autres humains. Il est avec eux dans l’échange permanent des regards et des gestes dans la communauté humaine. Il est dans la circulation indéfinie, infinie, des langages et des pensées et non dans leur seule focalisation sur la fin qu’il peut à tel moment poursuivre. D.R. Dufour adhère à ce néotène humain, éternel enfant, joueur, et source d’erreurs et de fautes « mais qui ne clôt jamais son destin ni celui des autres en sachant que ce destin est de participer à une aventure du vivant qui se poursuit dans l’impossible être humain ». Cependant, les pléonexes pourraient l’emporter si les autres n’entendent pas les avertissements répétés.

Walter Benjamin (1978) le souligne « Les hommes en tant qu’espèce sont parvenus depuis des millénaires au terme de leur évolution mais

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l’humanité en tant qu’espèce est encore au début de la sienne. » Ce commencement et sa continuité ne seront l’œuvre que de néotènes capables de constituer coopération de leurs conflits.

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Bibliographie

Agamben, G. 2002a. Moyens sans fins. Notes sur la politique. Paris : Payot.

Agamben, G. 2002b. L’Ouvert. De l’homme et de l’animal. Paris : Payot.

Agamben, G. 1988. « Idée de l’enfance ». In Idée de la prose. Paris : C. Bourgois.

Benjamin, W. 1978, 1928. « Vers le Planétarium ». In Sens unique. Paris : Maurice Nadeau.

Changeux, P. 1983, 2012. L’homme neuronal. Paris : Fayard.

Chapouthier, H. 2001. L’homme ce singe en mosaïque. Paris : O. Jacob.

Demorgon, J. 2011. Lectures. D.R. Dufour, L’individu qui vient… après le libéralisme. Paris : Denoël. In Monde Méditerranéen Synergies 2, pp.267-274.

Dufour, D.-R. 2007. Le divin marché. Paris : Denoël.

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Dufour, D.-R. 1999. Lettres sur la nature humaine à l’usage des survivants. Paris : Calmann Levy.

Dufour, D.-R. 1990. Les mystères de la trinité. Paris : Gallimard.

Van Lier, H. 2010. Anthropogénie. Liège : Les Impressions Nouvelles.