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564 L’apport-cession à la loupe Renaud Mortier, professeur agrégé de droit privé, directeur du Centre de droit des affaires, du patrimoine et de la responsabilité, secrétaire général de la FNDP Véritable stratégie d’optimisation fiscale, l’apport-cession de titres sociaux nourrit le conten- tieux : sept arrêts du Conseil d’État en moins d’un an, et de nombreux autres à venir. Dans ce contexte, il apparaît nécessaire de faire la synthèse du droit positif actuel. Il ressort de l’analyse que si la Haute assemblée est excessivement exigeante, mettant la stratégie sous le joug de critères artificiels, l’apport-cession conserve ses attraits, pour peu que le contribuable sache éviter des écueils désormais bien signalés, notamment en s’attachant à réinvestir le produit de cession dans une « activité économique ». 1- De manière générale, l’apport-cession est une stratégie patri- moniale consistant à apporter purement et simplement des actifs à unesociétéenvuederéduirelecoûtfiscaldeleurtransmission.Cette stratégie peut se décliner sous deux formes : la plus ancienne consiste à apporter à une société par actions un biendontonenvisagelacession,pourensuitecéderlesactions.Cette stratégie dite d’ « embellissement du bien » 1 présente l’attrait fiscal évident de plafonner à 5 000 les droits de mutation, pour un coût fiscald’apportégalà500 toutauplus.Cependant,latechnique,qui a connu ses heures de gloire au début des années 1990, sous l’empire d’un arrêt Saphymo Stel 2 , a été délaissée par les praticiens. Ce désa- mour a connu deux étapes. En 2000, le procédé est devenu inapte à optimiser les transmissions d’immeubles 3 ,dufaitdel’extensionaux droits de mutation de la notion de société à prépondérance immobi- lière (CGI, art. 726, I, 2°) 4 . En 2006 5 puis 2007 6 enfin, la Cour de cassation a rendu deux arrêts plaçant la stratégie dans le champ de l’abus de droit 7 pour le seul domaine où elle conservait encore tout sonattrait,soitlafilialisationd’unebranchecomplèted’activitéavant cession des actions 8 ; 1. Nous empruntons cette belle expression au professeur Maurice Cozian (M. Cozian, Transformation de société et abus de droit : BF Lefebvre 1992, p. 321). Une autre stratégie bien connue d’embellissement d’un bien est la transformation avant cession. 2. Cass. com., 21 avr. 1992, n° 88-16.905, Sté Saphymo Stel : JurisData n° 1992- 002542 ; Dr. fisc. 1993, n° 8, comm. 396 ; RJF 7/1992, n° 1090 : « Attendu qu’en statuant ainsi, alors que les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à compter de leur immatriculation et sont distinctes de leurs actionnaires ou porteurs de parts ; qu’il ne résulte pas des motifs du jugement que les sociétés en cause ou les opérations conclues entre elles étaient fictives ou que ces opérations ne pouvaient être regardées comme ayant pour seul but d’éluder l’impôt qui leur était légalement applicable ; et alors que l’article 720 n’est pas applicable à une opération entrant dans les prévisions d’une autre disposition spéciale de la loi fiscale, tel un apport partiel d’actif, le tribunal a violé les textes susvisés ; Par ces motifs : casse et annule,danstoutessesdispositions,lejugementrendule11 mai1988,entre les parties, par le tribunal de grande instance de Paris ». 3. Jusqu’à l’entrée en vigueur, en 2000, de l’importante réforme des droits de mutation à titre onéreux des cessions d’immeubles, la technique de l’apport-cession était également utilisée pour les transmissions d’immeubles. L’immeuble était apporté à une société moyennant un droit fixe, puis les actions étaient rétrocédées à l’époque au taux de 1 % plafonné à 20 000 F. La stratégie permettait ainsi d’éviter l’importante taxation des transferts d’immeubles, qui pouvait avoisiner les 20 %. Cependant, la loi n° 98-1266 du 30 décembre 1998 de finances pour 1999 (Dr. fisc. 1999, n° 1, comm. 1) a vidé la stratégie d’une grande part de son utilité en abaissant fortement le taux de taxation des immeubles (ramené au taux global de 4,89 % avant d’être rehaussé à 5,09 % par la loi de finances pour 2006 ; auparavant, les taux étaient de 7,1 % pour les immeubles d’habitation et... 18,58 % pour les autres), et surtout en soumettant les cessions de titres (dont les actions) ayant pour sous-jacents des actifs immobiliers à une taxation (5 %) très proche de celle des cessions d’immeubles (5,09%), via la notion de prépondérance immobilière (CGI, art. 726, I, 2°).Latechniquene conserverait son utilité que si, suite à l’apport de l’immeuble, la société bénéficiaire ne basculait pas dans la prépondérance immobilière (actifs immobiliers de la société inférieurs à la moitié de la valeur totale de ses actifs). 4. L’article 726, I, 2° du CGI dispose qu’en matière de droits d’enregistrement, est à prépondérance immobilière « la personne morale non cotée en bourse dont l’actif est, ou a été au cours de l’année précédant la cession des participations en cause, principalement constitué d’immeubles ou de droits immobiliers situés en France ou de participations dans des personnes morales non cotées en bourse elles-mêmes à prépondérance immobilière ». 5. M. Cozian, Abus de droit, apport-cession et apport-donation : la Cour de cassation serait-elle en train de perdre le cap ? : Dr. fisc. 2007, n° 36, étude 795, n° 13. 6. Cass. com., 20 mars 2007, n° 05-20.599, F-D, SAS Distribution Casino France : JurisData n° 2007-038111 ; JCP E 2007, 1698, note H. Hovasse ; Dr. sociétés 2007, comm. 124, note J.-L. Pierre ; RJF 2007, n° 993. 7. Sur l’ensemble de la question,V. M. Cozian, Abus de droit, apport-cession et apport-donation : la Cour de cassation serait-elle en train de perdre le cap ?, préc., n° 12. 8. En effet, le régime de faveur de l’apport partiel d’actif permet, sans obligation de conserver les titres remis à l’échange (ici, les actions de la société bénéficiaire), de bénéficier d’une fiscalité très attractive. L’apport, y compris pour sa partie à titre onéreux correspondant à l’apport du passif (partie normalement taxée comme une cession dans le régime de droit commun),esttaxéaudroitfixede375 ou500 selon que le capital social après apport est inférieur ou non à 225 000 (CGI, art. 816). L’application du régime de faveur pour les droits d’enregistrement est en principe Étude 564 8 REVUE DE DROIT FISCAL N° 42-43. 20 OCTOBRE 2011

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564 L’apport-cession à la loupe

RenaudMortier,professeur agrégé de droit privé,directeur du Centre de droit des affaires,du patrimoine et de la responsabilité,secrétaire général de la FNDP

Véritable stratégie d’optimisation fiscale, l’apport-cession de titres sociaux nourrit le conten-tieux : sept arrêts du Conseil d’État en moins d’un an, et de nombreux autres à venir. Dans cecontexte, il apparaît nécessaire de faire la synthèse du droit positif actuel. Il ressort de l’analyseque si la Haute assemblée est excessivement exigeante, mettant la stratégie sous le joug decritères artificiels, l’apport-cession conserve ses attraits, pour peu que le contribuable sacheéviter des écueils désormais bien signalés, notamment en s’attachant à réinvestir le produit decession dans une « activité économique ».

1 - De manière générale, l’apport-cession est une stratégie patri-moniale consistant à apporter purement et simplement des actifs àune société en vue de réduire le coût fiscal de leur transmission.Cettestratégie peut se décliner sous deux formes :

‰ la plus ancienne consiste à apporter à une société par actions unbien dont on envisage la cession, pour ensuite céder les actions.Cettestratégie dite d’ « embellissement du bien » 1 présente l’attrait fiscalévident de plafonner à 5 000 € les droits de mutation, pour un coûtfiscal d’apport égal à 500 € tout auplus.Cependant, la technique,quia connu ses heures de gloire au début des années 1990, sous l’empired’un arrêt Saphymo Stel 2, a été délaissée par les praticiens. Ce désa-mour a connu deux étapes. En 2000, le procédé est devenu inapte àoptimiser les transmissions d’immeubles 3, du fait de l’extension aux

droits demutation de la notion de société à prépondérance immobi-lière (CGI, art. 726, I, 2°) 4. En 2006 5 puis 2007 6 enfin, la Cour decassation a rendu deux arrêts plaçant la stratégie dans le champ del’abus de droit 7 pour le seul domaine où elle conservait encore toutsonattrait,soit la filialisationd’unebranchecomplèted’activitéavantcession des actions 8 ;

1. Nous empruntons cette belle expression au professeur Maurice Cozian(M. Cozian, Transformation de société et abus de droit : BF Lefebvre 1992,p. 321). Une autre stratégie bien connue d’embellissement d’un bien est latransformation avant cession.

2. Cass. com., 21 avr. 1992, n° 88-16.905, Sté Saphymo Stel : JurisData n° 1992-002542 ; Dr. fisc. 1993, n° 8, comm. 396 ; RJF 7/1992, n° 1090 : « Attenduqu’en statuant ainsi, alors que les sociétés commerciales jouissent de lapersonnalitémorale à compter de leur immatriculation et sont distinctes deleurs actionnaires ou porteurs de parts ; qu’il ne résulte pas des motifs dujugement que les sociétés en cause ou les opérations conclues entre ellesétaient fictives ou que ces opérations ne pouvaient être regardées commeayant pour seul but d’éluder l’impôt qui leur était légalement applicable ; etalors que l’article 720 n’est pas applicable à une opération entrant dans lesprévisions d’une autre disposition spéciale de la loi fiscale, tel un apportpartiel d’actif, le tribunal a violé les textes susvisés ; Par ces motifs : casse etannule, dans toutes ses dispositions, le jugement rendu le 11 mai 1988, entreles parties, par le tribunal de grande instance de Paris ».

3. Jusqu’à l’entrée en vigueur, en 2000, de l’importante réforme des droits demutation à titre onéreux des cessions d’immeubles, la technique del’apport-cession était également utilisée pour les transmissionsd’immeubles. L’immeuble était apporté à une société moyennant un droitfixe, puis les actions étaient rétrocédées à l’époque au taux de 1 % plafonnéà 20 000 F. La stratégie permettait ainsi d’éviter l’importante taxation destransferts d’immeubles, qui pouvait avoisiner les 20 %. Cependant, la loin° 98-1266 du 30 décembre 1998 de finances pour 1999 (Dr. fisc. 1999, n° 1,comm. 1) a vidé la stratégie d’une grande part de son utilité en abaissant

fortement le taux de taxation des immeubles (ramené au taux global de4,89 % avant d’être rehaussé à 5,09 % par la loi de finances pour 2006 ;auparavant, les taux étaient de 7,1 % pour les immeubles d’habitation et...18,58 % pour les autres), et surtout en soumettant les cessions de titres(dont les actions) ayant pour sous-jacents des actifs immobiliers à unetaxation (5 %) très proche de celle des cessions d’immeubles (5,09%), via lanotion de prépondérance immobilière (CGI, art. 726, I, 2°). La technique neconserverait son utilité que si, suite à l’apport de l’immeuble, la sociétébénéficiaire ne basculait pas dans la prépondérance immobilière (actifsimmobiliers de la société inférieurs à la moitié de la valeur totale de sesactifs).

4. L’article 726, I, 2° du CGI dispose qu’enmatière de droits d’enregistrement,est à prépondérance immobilière « la personne morale non cotée en boursedont l’actif est, ou a été au cours de l’année précédant la cession desparticipations en cause, principalement constitué d’immeubles ou de droitsimmobiliers situés en France ou de participations dans des personnes moralesnon cotées en bourse elles-mêmes à prépondérance immobilière ».

5. M. Cozian, Abus de droit, apport-cession et apport-donation : la Cour decassation serait-elle en train de perdre le cap ? : Dr. fisc. 2007, n° 36, étude 795,n° 13.

6. Cass. com., 20 mars 2007, n° 05-20.599, F-D, SAS Distribution CasinoFrance : JurisData n° 2007-038111 ; JCP E 2007, 1698, note H. Hovasse ; Dr.sociétés 2007, comm. 124, note J.-L. Pierre ; RJF 2007, n° 993.

7. Sur l’ensemble de la question, V. M. Cozian, Abus de droit, apport-cession etapport-donation : la Cour de cassation serait-elle en train de perdre le cap ?,préc., n° 12.

8. En effet, le régime de faveur de l’apport partiel d’actif permet, sansobligation de conserver les titres remis à l’échange (ici, les actions de lasociété bénéficiaire), de bénéficier d’une fiscalité très attractive. L’apport, ycompris pour sa partie à titre onéreux correspondant à l’apport du passif(partie normalement taxée comme une cession dans le régime de droitcommun), est taxé au droit fixe de 375 € ou 500 € selon que le capital socialaprès apport est inférieur ou non à 225 000 € (CGI, art. 816). L’applicationdu régime de faveur pour les droits d’enregistrement est en principe

Étude564

8 REVUE DE DROIT FISCAL N° 42-43. 20 OCTOBRE 2011

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‰ reste la seconde stratégie d’apport-cession, ô combien d’actua-lité puisque sept arrêts ont été rendus à son sujet par le Conseil d’Étatd’octobre 2010 à août 2011, soit en moins de onze mois. D’autres seprofilent, laissant présager que le sujet restera longtemps encore aucœur des préoccupations des praticiens. Au sens qui donc nous re-tiendra désormais, l’apport-cession consiste à apporter à une sociétéholding de forme quelconque, mais soumise à l’IS, les titres d’unesociété, pour les lui faire céder dans la foulée, le tout en maintien dureport (applicable avant l’an 2000) ou du sursis d’imposition de leurplus-value d’apport.

Cette stratégie appelle non seulementun exposé approfondi,maiségalement un examen détaillé du risque fiscal qui l’accompagne.

Plan de l’étude

1. Exposé de la stratégie d’apport-cession, n° 2A. – Notion d’apport-cession1° Définition de l’apport-cession, n° 32° Structuration de l’apport-cession, n° 4B. – Utilité de l’apport-cession, n° 161° Neutralisation de la plus-value de cession, n° 172° La soulte, « pépite fiscale » synonyme de trésorerie, n° 183° Effets extra-fiscaux, n° 21

2. Risque fiscal de la stratégie d’apport-cession, n° 22A. – Risque d’abus de droit1° L’application de principe de l’article L. 64 du LPF auxreports et sursis d’imposition, n° 232° L’application effective de l’article L. 64 du LPF aux reports etsursis d’impositiona) Présentation générale, n° 28b) Le critère du réinvestissement, n° 31c) Le critère de la non-appréhension des liquidités issues de lacession, n° 36d) Incidence du critère temporel, n° 40B. – Neutralisation du risque d’abus de droit, n° 43

1. Exposé de la stratégie d’apport-cession2 - Nous détaillerons la notion d’apport-cession (A) avant d’en

présenter l’utilité (B).

A. - Notion d’apport-cession

1° Définition de l’apport-cession

3 - L’apport-cession est la stratégie patrimoniale consistant,pour une personne physique 9 (agissant directement ou par le biais

d’unepersonnemorale relevantde l’impôt sur le revenu 10,plutôtquede les céder directement, à apporter ses droits sociaux à une sociétérelevantde l’IS (constitutiondeholdingpar lebas),et ceenfranchised’impôt sur la plus-value grâce au sursis d’imposition (CGI,art. 150-0B 11 ; avant 2000 s’appliquait lemécanismede report d’im-position des anciens articles 92 B, II et 160, I ter du CGI), puis à lesfairecéderparlaholding,toujoursenfranchised’impôtsurlaplus-value, du fait de la rapidité de l’opération (les titres cédés rapidementn’ayant pas eu le temps de se valoriser), voire du régime spécial surtitresdeparticipation 12prévupar l’article 219,I,aquinquiesduCGI,applicable en cas de cession des titres plus de deux ans après l’apport,mais aussi du fait dumaintiendu sursis (oudu report), les titres cédésn’étant pas ceux de la holding.

Remarque : Les principales différences entre l’ancien méca-nismedureport et celui du sursis :

– report d’imposition : jusqu’au 31 décembre 1999, les contri-buables bénéficiaient d’un régime de report d’imposition (CGI,art. 92 B, II, et 160, I ter, 4°). À la différence de l’actuel mécanisme dusursis, ce dispositif conduisait à constater la plus-value imposable autaux en vigueur au jour de l’apport, pour en différer (report) l’exigi-bilité au jourde la cessionà titreonéreuxdes titres reçusencontrepar-tie de l’apport ;

– sursis d’imposition : le nouveau régime de sursis d’imposition(CGI, art. 150-0B) a succédé au report à la date du 1er janvier 2000.Àla différence du report, il est d’application automatique. Surtout,alors que le report consistait à reporter l’exigibilité d’une taxationd’ores et déjà constatée lors de l’apport et mise enmémoire, le sursisconduit ànepas constater cetteplus-value, la valeuroriginelle (valeurd’acquisition par l’apporteur) des titres apportés étant mise en mé-moire pour servir au calcul ultérieur de la plus-value sur cession destitres de la holding, au taux en vigueur lors de cette cession.

2° Structuration de l’apport-cession4 - L’opération peut être schématisée de lamanière suivante.

a) Étape n° 1 : apport des titres

5 - L’apport 13des titres est effectué, sous le régimedu sursis d’im-position (V. supra n° 3), par une personne physique, à une société(société civile ou SAS en pratique, du fait de leur grande souplessestatutaire) soumise à l’IS.

subordonnée à la condition que l’apport porte sur une branche complète etautonome d’activité (CGI, ann. II, art. 301 E), sauf agrément administratif(CGI, art. 817 B et 210 B, 3) peu probable en l’espèce puisqu’il est exclu pourles opérations dont l’un des objectifs principaux est l’évasion fiscale. Lasoumission à l’IS des deux sociétés parties à l’apport est une conditionindispensable d’application du régime de faveur.

9. Selon la terminologie restrictive de l’administration fiscale, on entendtoujours par là un particulier, c’est-à-dire une personne physique agissantdans le cadre de la gestion de son patrimoine privé, et non une personnephysique agissant dans le cadre de la gestion de son patrimoine profession-nel. Dans ce dernier cas s’appliqueraient en effet les dispositions régissantles plus et moins-values professionnelles.

10. En vertu de l’article 8 du CGI.

11. CGI, art. 150-0 B : « Les dispositions de l’article 150-0 A ne sont pasapplicables, au titre de l’année de l’échange des titres, aux plus-values réaliséesdans le cadre d’une opération d’offre publique, de fusion, de scission, d’absorp-tion d’un fonds commun de placement par une société d’investissement àcapital variable, de conversion, de division, ou de regroupement, réaliséeconformément à la réglementation en vigueur ou d’un apport de titres à unesociété soumise à l’impôt sur les sociétés.(...)Les échanges avec soulte demeurent soumis aux dispositions de l’article 150-0A lorsque le montant de la soulte reçue par le contribuable excède 10 % de lavaleur nominale des titres reçus ».

12. G. Baffoy, Le charme discret des titres de participation : RFN 2011, étude 6.

13. L’apport est en pratique réalisé en pleine propriété mais pourrait l’être enusufruit ou en nue-propriété. En effet, le sursis d’imposition régit tous cesapports, et il n’y a pas lieu de distinguer selon que les titres reçus en échangesont eux-mêmes reçus en pleine propriété, en usufruit ou en nue-propriété,V. Instr. 13 juin 2001 : BOI 5 C-1-01, fiche 2, § 4, 13 juin 2001 ; Dr. fisc. 2001,n° 30-35, instr. 12672.

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6 - Société ad hoc ou préexistante ? – La société holding bénéfi-ciaire de l’apport est généralement constituée ad hoc. Le Conseild’Étatne souligne jamais cepointpourétayer l’existenced’unabusdedroit, de sorte que le recours à une société préexistante semble uneprécaution inutile. Rien n’interdit cependant bien sûr de solliciterune société préexistante dont on augmenterait le capital social.

7 - Société française ou étrangère ? – On sait que les montagespatrimoniaux lesplus ambitieuxprocèdentparvoiededélocalisationà l’étranger.On soulignera avec intérêt que le Conseil d’État a récem-ment validé unmontage d’apport-cession visant à obtenir un reportd’imposition,alors qu’il faisait intervenir trois sociétés holding inter-médiaires constituées à Malte et au Luxembourg, pays réputés pourleur fiscalité sociétaire très attractive 14.

8 - Ne jamais oublier... l’IS. – Dans tous les cas, il faudra bienveiller à ce que la société holding soit soumise à l’IS pour respecter lesconditions du sursis d’imposition.

9 - Quelle forme sociale ? – La forme de la société bénéficiaire del’apport importe peu. Les sociétés par actions simplifiées (SAS) et lessociétés civiles sont le plus souvent sollicitées du fait de leur grandesouplesse statutaire. La société civile présente l’avantage supplémen-tairedenepasnécessiter l’interventiond’uncommissaireauxapportspour la réalisation de l’apport en nature. La responsabilité indéfiniede ses associés est indifférente, la holding de cession n’ayant pas nor-malement vocation à s’endetter, sauf à réinvestir le prix de cessiondansdes actifs de valeur supérieure, commedans l’affaireBauchart 15

(V. infran° 32).

10 - La difficulté issue d’une éventuelle clause d’earn out. –Unauteur 16 a d’ailleurs récemment conseillé de recourir à une sociétécivile toutes les fois où la cession est réalisée à un prix intégrant uneclause d’earn out 17. Il est vrai que la clause d’earn out, bien que consi-dérée par l’administration fiscale comme parfaitement compatibleavec lemécanisme du sursis 18, pose une difficulté particulière. Cettedifficulté résultede ceque laneutralisationde laplus-valuedecessionnécessite d’apporter les titres à la holding pour leur prix de revente,alors pourtant que ledit prix est appelé à varier du fait de l’earn out.Fort heureusement, la société civile, contrairement aux sociétés àrisque limité (sociétés par actions et SARL), autorise la libérationéchelonnée de l’apport ennature 19, ce qui permet d’aligner par prin-cipe (effet dit « miroir ») la valeur d’apport sur celle de la rétroces-sion. Techniquement, l’apport doit être réalisé pour un montantintégrant le prix fixe ainsi que le montant de l’earn out, la libérationétant réalisée pour partie immédiatement (à hauteur du prix fixe) etpour partie ultérieurement (earn out). L’éventuel différentiel entre lemontant plafondde l’earn out et lemontant définitif (alors par hypo-thèse inférieur) de l’earn out donne lieu soit à un versement complé-mentaire en numéraire par l’apporteur, soit à une réduction decapital par réduction de la valeur nominale (et non par annulation)des titres, de façon à ne pas remettre en cause lemécanisme du sursisd’imposition 20.

14. CE, 3e et 8e ss-sect., 11 févr. 2011, n° 314950, M. et Mme Picoux : JurisDatan° 2011-009348 ; Dr. fisc. 2011, comm. 417, concl. L. Olléon, note J.-L. Pierre.

15. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 313139, min. c/ M. et Mme Bauchart :JurisData n° 2010-018687 : Dr. fisc. 2010, n° 45, comm. 553, concl. L. Olléon,

note R. Poirier ; Dr. sociétés 2011, comm. 20, note J.-L. Pierre ; JCP E 2011,1045 ; RFN 2010, comm. 100, note J.-J. Lubin ; RFN 2011, comm. 16, noteH. Hovasse ; RJF 12/2010, n° 1205 ; BDCF 12/2010, n° 132, concl. L. Olléon ;BGFE 2011, n° 1, p. 12 et s., obs. J. Turot ; FR Lefebvre 44/2010, p. 21, noteO. Fouquet, Apport-cession et apport d’entreprise individuelle en société.

16. A. Theimer, L’apport-cession : point d’étape : Actes prat. et ing. Sociétaire,janv.-févr. 2011, p. 44.

17. Partie du prix correspondant à une indexation sur le rendement futur del’entreprise.

18. RES n° 2006/47 FP, 24 oct. 2006 : « La perception en numéraire, par lecédant, d’un complément de prix exclusivement déterminé en fonctiond’une indexation en relation directe avec l’activité de la société dont lestitres ont fait l’objet de l’apport ne remet pas en cause le sursis d’impositionprévu à l’article 150-0 B dont a bénéficié la plus-value d’échange réalisée autitre de l’année d’apport des titres ».

19. R. Mortier, Opérations sur capital social : Litec, coll. Professionnels, 2010,n° 522. Argument tiré de l’article 1843-3 du Code civil : « Chaque associé estdébiteur envers la société de tout ce qu’il a promis de lui apporter en nature, ennuméraire ou en industrie. Les apports en nature sont réalisés par le transfertdes droits correspondants et par la mise à la disposition effective des biens(...) ».

20. A. Theimer, L’apport-cession : point d’étape, préc., p. 47.« 1re hypothèse :Prix déterminé dans l’acte d’acquisition : 100Montant maximum de l’earn out : 20Montant de l’augmentation de capital : 120Montant de l’earn out effectivement versé : 20Libération de l’augmentation de capital en deux fois :– lors de l’apport : 100– lors du versement de l’earn out : 20– total : 1202e hypothèse :Prix déterminé dans l’acte d’acquisition : 100Montant maximum de l’earn out : 20Montant de l’augmentation de capital : 120Montant de l’earn out effectivement versé : 10Libération de l’augmentation de capital en trois fois :– lors de l’apport : 100– lors du versement de l’earn out : 10– apport complémentaire en numéraire[voire réduction de capital] : 10 ».

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b) Étape n° 2 : cession des titres par la holding

11 - 1re hypothèse. – La holding cède les titres de la société unmois après leur apport, pour leur valeur d’apport (absence de plus-

value) : elle perçoit le prix de vente et le sursis est maintenu (V. infran° 14).

12 - 2e hypothèse. – La holding cède les titres de la société deuxans après l’apport (existence probable d’une plus-value, mais alorsexonérée en vertu de l’article 219, I, a quinquies duCGI) : elle perçoitle prix de vente et le sursis est maintenu (comme dans la premièrehypothèse).

Remarques : 1) Cette solution, en permettant d’espacer de plu-sieurs années l’apport de la cession,permet de dissocier les deux opé-rations et est de nature, sinon à sécuriser totalement l’opération dupoint de vue fiscal, du moins à relâcher la vigilance de l’administra-tion fiscale par l’absence de concomitance 21. Nous recommandonsparticulièrement ce régime en cas de combinaison de l’apport-cession avec une soulte (V. infran° 18).

2) Pour que l’article 219, I, a quinquies du CGI soit applicable etpermette l’exonération des plus-values, il faut évidemment que lesconditions de ce régime soient respectées : les titres cédés (ici les ac-tions de la société A) doivent être des titres de participation 22 sans

prépondérance immobilière et non des titres de placement, et ilsdoivent avoir été détenus par la holding à l’IS pendant aumoins deuxans (ne sont exonérées que les plus-values à long terme).

3)L’applicationdurégimede l’article 219,I,aquinquies se traduitpar l’exonération de la plus-value de cession des titres placés à l’actifde la holding, sous réserve cependant de la taxation d’une quote-partde frais et charges égale à 10 % 23 du résultat net des plus-values decession.

c) Étape n° 3 : réinvestissement du prix de cession

13 - La holding doit réinvestir le prix de cession, dans les trois ansde cette dernière, dans une activité économique pour une partsignificative ; à défaut, un risque d’abus de droit fiscal existe.

21. En ce sens, G. Baffoy, Le charme discret des titres de participation, préc.

22. G. Baffoy, Le charme discret des titres de participation, préc.

23. Le taux de 10 % s’applique aux cessions réalisées au cours des exercicesouverts à compter du 1er janvier 2011 (CGI, art. 219, I, a quinquies, al. 2complété par L. fin. rect. 2011, n° 2011-1117, 19 sept. 2011, art. 4 : Dr. fisc.2011, n° 38, comm. 516, obs. P. Fumenier et C. Maignan). Auparavant, cetaux était fixé à 5 %.

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Remarques : 1) Sur la question du risque de redressement fiscal àdéfaut de suivre correctement cette étapede réinvestissement,V. infran° 31 et suivants.

2) Des stratégies permettent de réduire considérablement lerisque de redressement fiscal en l’absence de réinvestissement, ou encas de réinvestissement dans des conditions autres que celles fixéespar la jurisprudence (par exemple, en cas de réinvestissement massifdans une activité purement patrimoniale).

d) Étape n° 4 : évènements mettant fin au sursis

14 - 1re hypothèse. – Le sursis permet de différer l’imposition dela plus-value jusqu’à la cessionultérieure,ou encore le rachat, le rem-boursement ou l’annulation des titres reçus en échange de l’apport.C’est direqu’il tombe lorsque l’apporteur réalise l’unequelconquedeces opérations sur les titres de la holding. L’apporteur est alors effec-tivement imposé.

Remarque : La plus-value réalisée est calculée à partir de la valeurd’acquisition des titres remis à l’échange, majorée de la soulte éven-tuellement versée (V. infra n° 18). Cette plus-value peut, si les condi-tions en sont remplies, bénéficier de l’abattement pour durée dedétentionprévuà l’article 150-0DbisduCGIou,en casdedépart à laretraite de l’apporteur, à l’article 150-0D ter duCGI.

15 - 2e hypothèse. – L’apporteur donne les titres de la holdingpuis les donataires cèdent ceux-ci.

En cas de transmission par donation ou par décès des titres de laholding reçus en échange de l’apport, la plus-value en sursis est défi-nitivement exonérée 24. La transmission par donation ou par décèsconsolide donc définitivement le sursis d’imposition.

24. BOI 5 C-1-01 préc., fiche 2, § 38 et 39.

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En cas de revente ultérieure des titres de la holding, la plus-valueest déterminée par différence entre le prix de cession et la valeur destitres figurant, selon le cas, dans la déclaration de succession ou dansl’acte de donation.

La stratégie de donation avant cession peut ainsi être utilementcombinée avecune stratégied’apport-cession,afindepurger,outre laplus-valueacquisedepuis l’apport,celle acquise auparavant,etplacéeen sursis.

B. - Utilité de l’apport-cession16 - L’apport-cession est utile à plusieurs égards, qui ne sont pas

tous fiscaux.

1° Neutralisation de la plus-value de cession

17 - L’apport-cession a pour objectif principal de neutraliser laplus-value des particuliers sur cession de droits sociaux (CGI,art. 150-0 A et s.), qui serait constatée et imposée immédiatement encas de cession directe à un tiers.Rappelons qu’une telle plus-value estnormalement taxée au taux global de 32,5 % (19 % d’impôt plus13,5 % de prélèvements sociaux). Pour la purger, le cédant peut évi-demment envisager de mettre en place une stratégie de donationavant cession (V. supra n° 15) ; mais encore faut-il qu’il veuille don-ner, et non pas conserver, le prix de cession.Dans ce dernier cas, seull’apport-cession, tel qu’exposé supran° 4 et suivants, sera de nature àsatisfaire le contribuable.

2° La soulte, « pépite fiscale » 25 synonyme de trésorerie

18 - L’opération d’apport-cession peut parfaitement être réaliséeavec soulte sans empêcher pour autant l’application du sursis d’im-position en ce compris la soulte. L’opération est très intéressante etbien connue pour permettre de dégager de la trésorerie au meilleurcoût fiscal. Elle autorise en effet le contribuable à percevoir une frac-tion du prix de cession à venir, liquidités qui normalement auraientdû se retrouver à l’actif de la sociétéholdingpour être ensuite réinves-ties (V. supra n° 13). Encore faut-il que ladite soulte n’excède pas,pour chaque contribuable concerné, 10 % de la valeur nominale des

titres reçus en échange de l’apport (CGI, art. 150-0 B, al. 3) 26. En casde cession ultérieure de ces titres (titres de la holding), lemontant dela soulte est comptabilisépour ladéterminationduprixd’acquisitiondesdits titres (CGI, art. 150-0D, 9) 27.

Exemple : Monsieur Martin envisage de revendre la totalité desactions qu’il détient dans une SAS, pour un prix global de1 000 000 €, la plus-value latente étant de 500 000 €. Il envisage,pour neutraliser la taxation de cette plus-value au taux global de32,5 %, d’effectuer un apport-cession. Il apportera la totalité des ac-tions àune sociétéholding,bénéficiera à ce titred’un sursis d’imposi-tion de la plus-value, puis fera céder dans la foulée, pour leur valeurd’apport (pas de plus-value taxable), lesdites actions par la sociétéholding. L’opération sera parfaitement neutre fiscalement. Cepen-dant, son inconvénient est d’interdire à Monsieur Martin d’appré-hender le prix de cession, les liquidités étant ainsi bloquées à l’actif dela holding en vue de leur réinvestissement pour purger lemontage detout risque d’abus de droit (V. infra n° 31). Certes,MonsieurMartinpourrait envisager de se faire distribuer une fractionde ces liquidités,mais il devrait alors acquitter un impôt de distribution. Grâce à lasoulte,MonsieurMartinpourraappréhender10 %duprixdecessionsans payer aucun impôt supplémentaire. Il lui suffira d’apporter lesactions à la holding en stipulant que cette dernière rémunérera 10 %de la valeur d’apport par une soulte (somme d’argent) à verser sur leprixdecessionàvenir (ouplus tardsiMonsieurMartinveut laisserunmoment la somme à la disposition de la société en lui faisant créditpar compte-courant d’associé), le solde (90 %) étant intégralementrémunéré par l’émission de titres de la société holding de valeur no-minalemaximale.

25. H.Hovasse, Une pépite fiscale : la soulte de l’article 150-0 B : Dr. sociétés 2008,alerte 31.

26. Il faut comparer globalement, pour l’ensemble des titres échangés parchaque contribuable, la soulte reçue avec la somme de la valeur nominaledes titres reçus (V. BOI 5 C-1-01, préc., fiche 2, § 26).

27. V. aussi BOI 5 C-1-01, préc., qui pose, dans le § 29 de sa fiche n° 2, que« lorsque la condition relative à l’importance de la soulte est remplie,l’opération d’échange ouvre droit au sursis d’imposition, y compris en cequi concerne le montant de la soulte reçue qui n’est donc pas imposéimmédiatement. En cas de cession ultérieure des titres reçus en échange, lemontant de la soulte reçue est pris en compte pour la détermination du prixd’acquisition des titres remis à l’échange ».

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19 - Risque de redressement fiscal. – La combinaison d’unapport-cession avec le mécanisme de la soulte de l’article 150-0 B duCGI constitue-t-elle un abus de droit fiscal ? On pourrait le craindreau vu de l’arrêt Four du Conseil d’État du 8 octobre 2010 (V. infran° 37). Dans cette affaire en effet, la réappropriation par l’apporteurdu prix de vente des titres apportés, prix placé en compte courantd’associé suite à une réduction de capital, a conduit à la condamna-tiondu contribuable.Onpourrait donc considérer que le fait,pour lecontribuable, de pratiquer un montage lui permettant de récupérer,certes pas la totalité, mais 10 % tout de même du prix de cession,l’expose au redressement. En pratique, ce risque est élevé, et ce quelque soit le financement de la soulte 28 (emprunt bancaire ou inscrip-tion en compte courant d’associé, notamment). Pour le limiter, voirel’éradiquer si la cession est bien dissociée de l’apport, nousconseillons de procéder à la cession plus de trois ans après l’apport(délai de reprise de l’administration fiscale), en purgeant la plus-valuedecessionpouvant résulterdecet espacementpar l’exonérationdes cessions de titres de participation prévue par l’article 219, I, aquinquies duCGI (V. supran° 12).

20 - Extension du risque à la rémunération de l’apport par desobligationsconvertibles enactions (OCA).–Demême,et comme le

soulignent à très juste titre deux auteurs, « pourrait être assimilée àune récupération de liquidités la rémunération d’un apport par desobligations convertibles en actions (opération expressément viséepar l’article 150-0BduCGI) si le bénéficiaire de l’émission renonce àla convertibilité » 29. En ce cas,mieux vaut qu’une telle renonciationintervienne tardivement après l’apport, soit plus de trois ans plustard.

3° Effets extra-fiscaux de l’apport-cession

21 - L’apport-cessionneproduit pasquedes effets fiscaux.Lepre-mier de ces effets extra-fiscaux est de permettre la création d’unesociété holding.Cette dernière n’est pas sans incidences, car elle per-met de regrouper des participations au sein d’une société dont lefonctionnementet lagouvernancepeuventêtre trèsdifférentsdeceuxde la société dont les titres sont apportés.Même lorsque la holding decessionest appeléeàperdre savocationdeholdingdu faitde la cessiondes titres qu’elle détient (hypothèse de l’absence de réinvestissementdans d’autres titres), il est indéniable que l’apport-cession produit àtitre définitif des effets juridiques, lesquels peuvent se révéler fortutiles. Par exemple, l’apport des titres à une société civile holding,suivi d’un réinvestissement dans des actifs immobiliers, aboutit àmettre sur pied une société civile immobilière (SCI), dont l’on

28. En ce sens, F. Thiery et P. Julien Saint-Amand, Apport en sursis d’imposition :Dr. et patrimoine, juill.-août 2011, p. 85. 29. F. Thiery et P. Julien Saint-Amand, Apport en sursis d’imposition, préc.

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connaît tous les attraits juridiques.Par ailleurs, en assurant la neutra-lité fiscale de l’opération de réinvestissement,que ce dernier soit pro-fessionnel, patrimonial, ou les deux à la fois, il est indéniable quel’apport-cession remplit une fonction d’effet de levier financier, per-mettant à la société bénéficiaire de l’apport de redéployer son activitéplus amplement, dans le respect de son objet social.Ces observationsdevraient être de nature à limiter le risque fiscal de l’apport-cession,mais l’expérience prouve malheureusement, comme nous allonsmaintenant le voir, qu’elles n’ont que très peu d’écho auprès duConseil d’État, lequeln’hésitepas à caractériser l’abusdedroitmalgrél’existence d’effets autres que fiscaux, tout spécialement patrimo-niaux.C’est dire que la stratégie d’apport-cessionn’est pas dénuée derisque fiscal.

2. Risque fiscal de la stratégie d’apport-cession

22 - L’apport-cession expose le contribuable qui s’y adonne à unrisque de redressement fiscal sur le fondement de l’abus de droit (A),sauf à respecter certains conseils de nature à écarter ce danger (B).

A. - Risque d’abus de droit

1° L’application de principe de l’article L. 64 du LPF auxreports et sursis d’imposition

23 - Formulation et enjeux de la question. – La question se posede savoir si la procédure de répression des abus de droit est ou nonapplicable aux stratégiesd’apport-cession.Si laquestion sepose,c’estque les actes constitutifs d’un abus de droit impliquent « d’éluder oud’atténuer les charges fiscales que l’intéressé, si ces actes n’avaient pas étépassés ou réalisés, aurait normalement supportées, eu égard à sa situa-tion ou à ses activités réelles » (LPF, art. L. 64, al. 1er).Or l’on pourraitpenser que le report, et pourquoi pas le sursis, n’éludent ni n’atté-nuent des charges fiscales, mais ne font que les différer. Ceci est trèsnet dans l’hypothèse du report, lequel aboutit à constater d’ores etdéjà la plus-value en vue de la taxer ultérieurement. Commentd’ailleurs prétendre dans cette hypothèse que la plus-value a été« déguisée », puisqu’elle est déclarée ? Il faut dire que l’enjeu est detaille.Certes, le contribuablepeut être redresséhorsuneprocédurederépressiond’abus dedroit, sur le fondement duprincipe général de lafraude à la loi. Mais la répression de l’abus de droit n’obéit pas auxmêmes règles que la répression de la fraude en général 30. En effet,outre que la procédure de répression des abus de droit confère aucontribuable des garanties spécifiques (la principale étant la possibi-litéde saisir leComitéde l’abusdedroit fiscal),elle aboutit à sanction-ner automatiquement le principal initiateur ou bénéficiaire des actesabusifs d’une pénalité de 80 % (CGI, art. 1729), alors que sinon cettepénalité est inapplicable 31, sauf à caractériser l’existence de ma-nœuvres frauduleuses strictement entendues 32.

a) Opérations fondées sur un report d’imposition

24 - Tentatives infructueuses de certains juges du fond d’ex-clure l’application de la procédure de répression des abus dedroit. – Les cours administratives d’appel de Nantes, Douai, Lyon etBordeaux(cettedernière seprononçant enmatièrede sursis)ont jugéen tout à sept reprises l’article L. 64 du LPF inapplicable aux opéra-tions d’apport-cession fondées sur le mécanisme du reportd’imposition 33. Elles ont à cette fin estimé que l’opération de report« ne déguise, par elle-même, ni la réalisation, ni le transfert de béné-fices ou de revenus » au sens dudit article. Ainsi ces juridictions ont-elles dénié le droit à l’Administration de redresser l’apport-cessionsur le fondement de l’abus de droit. Cependant, elles lui ont dans lemême temps reconnu un droit de redressement de l’opération sur lefondement de son pouvoir général de répression de la fraude à laloi 34. Ces arrêts, pour ceux qui ont été soumis à l’examen duConseild’État, ont tous été infirmés par lui pour erreur de droit quant auchampd’application de l’article L. 64 duLPF 35.C’est dire que la plushaute juridiction administrative précipite désormais sans hésiter lereport d’imposition dans le champde l’abus de droit.

25 - Applicationde l’abusdedroit aureportd’impositionpar leConseil d’État. – Dans trois arrêts rendus le 8 octobre 2010(Bauchart 36, Bazire 37 et Four 38), deux arrêts rendus le 11 février2011 (Conseil et Picoux 39), et enfin un autre du 24 août 2011(Ciavatta 40), le Conseil d’État a jugé expressément 41 que la procé-dure de répression des abus de droit régit les montages d’apport-cession basés sur l’ancien mécanisme du report d’imposition. Cesprécisions étaient opportunes, car si la solution était affirmée depuis1986 par le Conseil d’État 42, c’était seulement sous l’empire de l’an-

30. Sur les différences existant entre la sanction de l’abus de droit et celle de lafraude à la loi, V. O. Fouquet, Fraude à la loi et abus de droit : Dr. fisc. 2006,n° 47, étude 65. –Y. Bénard,Dissuasion à l’anglaise : la double clef de la fraudeà la loi : RJF 2006, p. 1083 et s. – G. Goulard, L’abus de droit à la lumière dudroit communautaire : Dr. fisc. 2005, n° 44-45, étude 39. – J.-M. Priol, L’abusde droit : une procédure de lutte contre l’évasion fiscale compatible avec le droitcommunautaire : Lexbase n° N 5349 AIX. – C. Acard, Saga « La Pléiade », lasuite : Banque et droit 2005, n° 102, p. 78. – P.-H. Revault, N. Vautrin etA. Bricet, French court rules on abuse of law doctrine : Tax planning interna-tional review, juill. 2005, p. 15.

31. CAA Nantes, 1re ch., 18 déc. 2006, n° 05NT00486, Bazire et n° 05NT00650,Simmenauer : RJF 5/2007, n° 598.

32. Les manœuvres frauduleuses conduisant à l’application de la pénalité de80 % sont en effet définies par le Conseil d’État comme les « agissementsdestinés à égarer ou à restreindre le pouvoir de contrôle de l’Administra-tion », V. CE, 8e et 9e ss-sect., 8 janv. 1997, n° 139711, M. Fattell : Dr. fisc.1997, n° 10, comm. 275, concl. G. Goulard.

33. CAA Nantes, 1re ch., 18 déc. 2006, n° 05NT00486, Bazire et n° 05NT00650,Simmenauer, préc. – CAA Nantes, 1re ch., 7 avr. 2008, n° 06NT00453,Ciavatta : RJF 2008, n° 1104. – CAA Nantes, 1re ch., 23 mars 2009,n° 06NT01192, M. et Mme Soulé : Dr fisc. 2009, n° 20, comm. 319. – CAADouai, 2e ch., 11 déc. 2007, n° 06DA01458, M. et Mme Bauchart : Dr. fisc.2008, n° 16, comm. 282, concl. O. Mesmin ; RJF 4/2008, n° 490. – CAA Lyon,2e ch., 5 févr. 2009, n° 06LY01960, min. c/ Menoni. – CAA Bordeaux, 4e ch.,9 oct. 2008, n° 07BX00352, Dufaur-Dessus : JurisData n° 2008-372513 ; Dr.sociétés 2009, comm. 42, note J.-L. Pierre, arrêt rendu donc en matière desursis de l’article 150-0 B du CGI,même si la décision utilise à tort le termede report.

34. Notons que dans l’affaire Four, troisième affaire ayant donné lieu à un arrêtdu Conseil d’État du 8 octobre 2010, les juges du fond n’ont pas analysé lemontage sur le terrain du principe général de fraude à la loi car le ministren’avait pas demandé l’examen de l’affaire sur un autre fondement que celuide l’article L. 64 du LPF.

35. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 301934, M. Bazire : Dr. fisc. 2010, n° 45,comm. 553, concl. L. Olléon, note R. Poirier ; RJF 12/2010, n° 1204. – CE, 8e et3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 313139, min. c/ M. et Mme Bauchart, préc.

36. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 313139, min. c/ M. et Mme Bauchart, préc.

37. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 301934, M. Bazire, préc.

38. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 321361, min. c/ Cts Four : JurisDatan° 2010-018692 ; Dr. fisc. 2010, n° 45, comm. 553, concl. L. Olléon, noteR. Poirier ; RJF 12/2010, n° 1206 ; RFN 2011, comm. 16, note H. Hovasse ;LPA 24 juin 2011, p. 11, note E. Tauzin.

39. CE, 8e et 3e ss-sect., 3 févr. 2011, n° 329839, min. c/ M. et Mme Conseil :JurisData n° 2011-009238 ; Dr. fisc. 2011, 27, comm. 417, note J.-L. Pierre,concl. L. Olléon ; JCP E 2011, 1363, note H. Hovasse. – CE, 3e et 8e ss-sect.,11 févr. 2011, n° 314950, M. et Mme Picoux, préc.

40. CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 316928, Ciavatta : Dr. fisc. 2011,n° 42-43, comm. 566, concl. J. Boucher, note R. Poirier ; RFN 2011, comm. 48,note J.-J. Lubin.

41. Un autre arrêt du 24 août 2011 (CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011,n° 314579, M. Moreau, Mme Girault : Dr. fisc. 2011, n° 42-43, comm. 566,concl. J. Boucher, note R. Poirier) a également appliqué l’abus de droit à unmontage d’apport-cession,mais la question de l’application de la procéduren’a pas été tranchée par cet arrêt puisqu’elle n’était pas en la cause.

42. CE, 9e et 8e ss-sect., 3 nov. 1986, n° 49462, M. Castel : JurisData n° 1986-601429 ; Dr. fisc. 1987, n° 8, comm. 344, concl. P.-F. Racine ; RJF 1/1987,n° 77.

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cienne définition de l’abus de droit, et non de celle qui, issue de lajurisprudence Janfin 43, est cristallisée dans la loi depuis le 1er janvier2009 44. La motivation de ces six arrêts est assez limpide : « (...) unetelle opération, dont l’intérêt fiscal est de différer l’imposition, entredans le champ d’application de [l’]article [L. 64 du LPF], dès lorsqu’elle a nécessairement pour effet deminorer l’assiette de l’année autitre de laquelle l’impôt est normalementdûà raisonde la situation etdes activités réelles du contribuable ». C’est à la lumière des conclu-sionsdurapporteurpublicdans les troispremières affaires,MonsieurLaurentOlléon,que s’éclaire ce considérant :

« (...) il ne fait aucun doute, selon nous, que le fait d’être taxédemainplutôt qu’aujourd’hui constitue par principe,pour les agentséconomiques,un avantage.Celui qui s’efforce debénéficier duméca-nisme du report d’imposition alors qu’il ne devrait pas y avoir droit,notamment lorsqu’il se débrouille (...) pour récupérer par un autremoyen les liquiditésdont l’absence estpourtant la justificationmêmedu mécanisme du report, a bel et bien minoré l’assiette de l’impôtqu’il aurait normalement dû acquitter. En réalité, le mécanisme dureport d’imposition, qui se distingue en cela du sursis d’imposition,est un mécanisme de report de la plus-value dans le temps. La loifiscale prévoit de taxer plus tard une plus-value qui est pourtant réa-lisée dès l’apport, comme si cette plus-valuene sematérialisait qu’à ladate à laquelle l’apporteur cède les titres qu’il a reçus en contrepartie.Certes, il pourra être objecté que le mécanisme de report d’imposi-tionplace lebénéficiaire à lamercid’uneaugmentationdu tauxd’im-position.Nousn’endisconvenonspas.Maisuneuroaujourd’huivauttoujours plus qu’un euro demain, sous le double effet de l’inflation etde la possibilité deplacer,aujourd’hui, l’euro économisé.L’attrait desmécanismes de report d’imposition suffit à démontrer, s’il en étaitbesoin, que les opérateurs économiques ont saisi tout le parti qu’ilspouvaient en tirer.Dupoint de vuede l’État, le report d’imposition setraduit bel et bien par un manque à gagner : l’imposition de la plus-value, qui est différée, oblige en effet l’État à trouver d’autres sourcesde financement de ses dépenses, ou même, dans un monde idéal, àréduire le montant de celles-ci. Par conséquent, le report d’imposi-tion a toujours pour effet, par construction, deminorer l’assiette autitre de l’année au titre de laquelle l’impôt est normalement dû àraisonde la situationetdes activités réelles ducontribuable » 45.

Ainsi, c’est bien parce que le report permet de payer d’ores et déjàmoins d’impôt, quand bienmême cet impôt sera payé plus tard, quela stratégie reposant sur lui est une stratégie d’optimisation fiscalesusceptible de tomber sous le coup de la procédure de répression del’abus de droit. Concernant le sursis, mécanisme qui a succédé en

2000 au report, l’analyse est plus incertaine en l’absence pour l’heurede jurisprudence duConseil d’État sur la question.

b) Opérations fondées sur un sursis d’imposition

26 - Arguments favorablesà l’applicationde laprocédurederé-pressiondes abusdedroit tirésde l’analogie avec le reportd’impo-sition. – Le raisonnement ainsi mené pour le report est-iltransposableaumécanismedusursis, lequel fondedésormais les stra-tégiesd’apport-cession ?Laquestionestd’autantplus sensiblequ’au-cun arrêt duConseil d’État n’a à ce jour été rendu sur la question.Or,dans ses conclusions 46, Monsieur Laurent Olléon prenait bien soinde distinguer lemécanismedu report de celui du sursis. Il est vrai quele mécanisme du report revient à reporter la taxation d’une plus-valued’ores et déjà constatée,alors que lemécanismedu sursis ignorepurement et simplement la plus-value d’apport (opération qualifiéeen cela d’« intercalaire »), pour ne la taxer que si elle venait à existerrétrospectivement, lorsde la cessiondes titres remis enéchange.Cettedifférence fait cependant ressortir que ce qui vaut pour le report vauta fortiori pour le sursis : l’absence de taxation attachée à ce dernierdispositif est d’autant plus forte que d’immédiate elle peut se révélerdéfinitive, la taxation n’étant pas seulement différée mais pouvantfinalement ne jamais avoir lieu 47. C’est pourquoi on peut penser, dece strict pointde vue,que laprocédurede répressiondes abusdedroitest applicable aux stratégies d’apport-cession fondées sur le méca-nisme du sursis d’imposition de l’article 150-0 B du CGI. En 2009,dans deux affaires relatives au précompte, le Conseil d’État avaitd’ailleurs validé le recours à la procédure de répression des abus dedroit sous l’empire de sa nouvelle définition, en se fondant sur leconstat que la charge fiscale, que le contribuable présentait commeseulementdifférée,n’étaitqu’éventuelleetpouvait fortbienne jamaisse réaliser 48. Plusieurs décisions de justice ont d’ailleurs appliquél’articleL. 64duLPFàdesopérationsd’apport-cessionplacées sous lerégime de l’article 150-0 B 49.Ces décisions tendent à traiter pareille-ment report et sursis,et il est vraique lepassageen2000dupremieraudeuxième avait été présenté par le législateur comme un aménage-mentpurement technique,et noncommeunbouleversementde l’es-prit de la loi. Il reste cependant que le caractère non optionnel dusursis plaide en faveur d’une solution parfaitement contraire.

27 - Arguments défavorables à l’application de la procédure derépression des abus de droit tirés du caractère non optionnel dusursis d’imposition.–Le report d’imposition se caractérisait par sonapplicationoptionnelle : entre la taxation immédiate de la plus-valued’apport ou le report de la taxation à la date de la revente des titresremis à l’échange, le contribuable pouvait choisir. C’est dire qu’il yavait à véritablement parler une décision de report susceptible deconstituer un abus de droit. En revanche, le sursis fait l’objet d’uneapplication automatique, systématique. Le contribuable qui apportedes titres et se trouve dans le champ légal d’application du sursis nepeut en aucun cas s’y soustraire par option ou plutôt ne pas s’y sou-mettre par défaut d’option.Cette absence totale de liberté du contri-buable peut faire douter que le sursis d’imposition puisse constituer

43. L’arrêt Janfin a posé une définition nouvelle de la fraude à la loi,V.CE, sect.,27 sept. 2006, n° 260050, Sté Janfin : JurisData n° 2006-081020 ; Rec. CE2006, p. 401 ; Dr. fisc. 2006, n° 47, comm. 744, concl. L. Olléon ; Procédures2006, comm. 284, note J.-L. Pierre ; RJF 12/2006, n° 1583 ; BDCF 12/2006,n° 156, concl. L. Olléon ; Bull. Joly Sociétés 2007, p. 104, § 12, note S. Reeb-Blanluet ; BGFE 2006, n° 12, p. 30 et s., obs. N. Chahid-Nouraï. – O. Fouquet,Fraude à la loi et abus de droit : Dr. fisc. 2006, n° 47, étude 65. – Y. Bénard,Dissuasion à l’anglaise : la double clef de la fraude à la loi : RJF 2006, p. 1083et s. – P. Dibout, Répression des abus de droit en matière fiscale et principe defraude à la loi : JCP E 2006, 2820. – P. Collin, Procédures fiscales, in L’annéefiscale : Dr. fisc. 2007, suppl. au n° 25, comm. 631. Cette définition nouvelles’applique également à la notion d’abus de droit au sens de l’article L. 64 duLPF, depuis CE, 9e et 10e ss-sect., 28 févr. 2007, n° 284566, min. c/ Croset etn° 284565, min. c/ Persicot : JurisData n° 2007-081088 ; Dr. fisc. 2007, n° 14,comm. 386, concl. L. Vallée, note O. Fouquet ; RJF, 5/2007, n° 599 ; BDCF5/2007, p. 39 à 45, concl. L. Vallée.

44. L’article 35 de la loi n° 2008-1443 du 30 décembre 2008 (V. Dr. fisc. 2009,n° 5, comm. 139) a redéfini la notion d’abus de droit régie par l’article L. 64du LPF pour y intégrer la notion de fraude à la loi dans un senssuffisamment restreint pour ne pas priver le principe général de fraude à laloi de tout domaine d’application.

45. Concl. L. Olléon sous CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 313139, min. c/ M. etMme Bauchart, préc. ; CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 301934, M. Bazire,préc. et CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 321361, min. c/ Cts Four, préc.

46. V. extrait reproduit supra.

47. C’est ainsi que, pour des titres acquis 300 et apportés pour une valeur de500, le mécanisme du report revient à constater une plus-value de 200 taxéelors de la revente des titres reçus à l’échange, même si finalement cetterevente avait lieu pour 300, alors qu’en cas de sursis la même hypothèse setraduirait par une absence totale de plus-value taxable.

48. CE, 3e et 8e ss-sect., 27 juill. 2009, n° 295358, Caisse interfédérale de CréditMutuel (CICM) et CE, 3e et 8e ss-sect., 27 juill. 2009, n° 295805, Sté Confo-rama Holding : JurisData n° 2009-081517 ; Dr. fisc. 2009, n° 42, comm. 506,concl. E. Glaser ; RJF 12/2009, n° 1140 ; BDCF 12/2009, n° 143, concl.E. Glaser.

49. CAA Bordeaux, 3e ch., 17 févr. 2009, n° 07BX00711, Berjot. – TA Cergy-Pontoise, 4 mai 2009, n° 06-2268, Nicolet : RJF 2010, n° 394. – V. également,TA Marseille, 5e ch., 4 févr. 2008, n° 05-915, Harreau : RJF 1/2009, n° 59.

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un abus de droit 50. Ainsi en 2005, le Comité consultatif pour la ré-pression des abus de droit (CCRAD,devenu depuis Comité de l’abusde droit fiscal) s’est fondé à deux reprises sur le caractère nonoption-nel et donc obligatoire du sursis de l’article 150-0 B pour écarterl’abus de droit.Voici les termesmêmes de ces avis :

« Le comité relève que l’article 94 de la loi de finances pour 2000 aremplacé le régimedureportd’impositionprécédemmentapplicablesur optiondu contribuable par unmécanismede sursis d’impositionautomatique (article 150-0 B nouveau du CGI). Celui-ci ne laissedésormais aucun autre choix au contribuable qui souhaiterait êtreimmédiatement imposé que de procéder à une cession directe destitres, l’opération d’échange étant en effet traitée comme une opéra-tion intercalaire ne donnant pas lieu à liquidation de l’impôt sur lerevenu, la plus-value d’échange étant imposée ultérieurement, no-tamment lorsde lacessiondes titres reçusenéchange.Il s’ensuitque lebénéfice de ce dispositif légal n’est pas, dans les circonstances de l’es-pèce, constitutif d’un abus de droit » 51.

Dans cette droite ligne, le président Fouquet a pu souligner quequalifier d’abus de droit un sursis d’imposition auquel les contri-buables ne peuvent se soustraire pourrait avoir l’effet néfaste de lesdissuader de constituer des sociétés patrimoniales 52. L’abus du droità sursis sembled’ailleurs d’autant plus difficile à caractériser que, lorsd’un apport avec sursis d’imposition, aucune plus-value ne doit êtredéclarée, de sorte qu’il est « difficile de soutenir que le contribuable a« dissimulé » une quelconque plus-value » 53.À notre avis, il y a donclieu d’approuver la quatrième chambre de la cour administratived’appel de Bordeaux, laquelle a jugé que l’apport en sursis d’imposi-tionne relèvepasdesdispositionsde l’articleL. 64dans leur anciennerédaction 54, qui vise la « réalisation ou le transfert de bénéfices ou derevenus » 55. Il reste au Conseil d’État à trancher. À supposer cepen-dantqu’il acceptedeplacer l’apport-cessionavec sursisdans le champde l’abus de droit, il est fort probable qu’il étendrait au sursis d’impo-sition les critères dudit abus échafaudés enmatière de report d’impo-sition.

2° L’application effective de l’article L. 64 du LPF auxreports et sursis d’imposition

a) Présentation générale

28 - Rappel des critères de l’abus de droit par fraude à la loi. –Rappelonsque,pourapprécier l’existenced’unéventuel abusdedroit

par fraude à la loi, le juge doit, selon la définition dégagée par leConseil d’État et consacréedésormaispar lanouvelle lettrede l’articleL. 64 duLPF (V. supran° 25),démontrer que, recherchant le bénéficed’une application littérale des textes à l’encontre des objectifs pour-suivis par leurs auteurs, les actes en cause n’ont pu être inspirés paraucunmotif autreque celui d’éluderoud’atténuer les charges fiscalesque l’intéressé, s’il n’avait pas passé ces actes, aurait normalementsupportées eu égard à sa situation et à ses activités réelles. C’est direque leConseil d’État devrait normalement,demanièreméthodique :

– d’abord vérifier si les actes mis en cause ont été inspirés par unbut exclusivement fiscal, en examinant la substance économique etjuridique dumontage (critère subjectif) ;

– dans l’affirmative ensuite,déterminer si l’avantage obtenupar lecontribuable à l’aidede cet acte artificiel est contraire auxobjectifs dulégislateur (critère objectif).

Comme l’ont souligné deux auteurs : « Undes apports du recoursaux intentions du législateur est d’écarter l’abus de droit même enprésence d’un but exclusivement fiscal si l’opération en cause ne re-pose pas sur une application littérale du texte contrairement aux ob-jectifs de ses auteurs. Pour que le recours à cette notion soit un vraifacteur de sécurité juridique il faut,nous semble-t-il, que la preuve decette contrariété soit établie, ce qui suppose que les intentions dulégislateur soient elles-mêmes clairement démontrées, éventuelle-ment à défaut de travaux préparatoires, en interprétant le texte lui-même. Dans tous les cas, pour qu’il y ait une sécurité juridique, lesintentions du législateur devraient s’interpréter restrictivement.Dans le sens d’une telle interprétation des travaux parlementaires,nous citerons le commentaire du président Fouquet sous l’arrêtAxa 56 reprisdans les conclusionsdurapporteurpublicÉdouardGef-fray sous l’arrêt Charcuterie du Pacifique 57 » 58. Malheureusement,cette application rigoureuse des critères de l’abus de droit ne semblepas celle retenue par le Conseil d’État enmatière d’apport-cession.

29 - Absence d’abus systématique. – Depuis la fin des années1990, l’administration fiscale n’hésite pas à redresser les opérationsd’apport-cession sur le fondement de l’abus de droit. Le CCRAD arendu plusieurs séries d’avis. Dans un premier temps, ces avis furenttous favorables au fisc.LeCCRADestimait en effet de façon caricatu-rale qu’une opération d’apport-cession placée sous le régime du re-port d’imposition de la plus-value d’apport ne pouvait avoir d’autrebut que de différer, voire d’échapper à l’imposition de ladite plus-value 59. Une analyse aussi suspicieuse, tendant à voir dans l’apport-cession un abus de droit systématique, avait été implicitementretenue par la cour administrative d’appel de Nancy dans l’affairePicoux 60. Cette voie a fort heureusement été définitivement ferméepar le Conseil d’État de manière particulièrement éloquente :« Considérant qu’en jugeant,après avoir relevé que l’apport des titresIAH à la holding PWL Participations avait permis à celle-ci de réin-vestir une partie du produit de leur cession à la société CSG, que lescontribuables ne pouvaient toutefois pas bénéficier du report d’im-

50. V., défendant avec vigueur l’idée de l’inapplication aux apports-cessionsavec sursis de la procédure de répression des abus de droit, J. Amar etS. Serror, L’abus de droit ou la sanction des mauvais élèves en droit dessociétés ? : LPA 26 août 2009, n° 170, p. 6, et tout spécialement le II intitulé« Les raisons de l’inapplicabilité de la procédure de répression des abus dedroit aux opérations d’apport-cession ».

51. Avis n° 2004-63 et n° 2004-64. – V. Instr. 13 mars 2006 : BOI 13 L-3-06 ; Dr.fisc. 2006, n° 25, étude 47.

52. O.Fouquet, Reports d’imposition et abus de droit : FR Lefebvre 44/2010, n° 18,p. 21.

53. R. Poirier, Apports-cessions : absence d’abus de droit en cas de réinvestissementdans une activité économique, note sous CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010,n° 313139, min. c/M. et Mme Bauchart, préc.

54. Dans sa rédaction en vigueur jusqu’au 31 décembre 2008, l’article L. 64 duLPF relatif à l’abus de droit disposait que : « Ne peuvent être opposés àl’administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d’uncontrat ou d’une convention à l’aide de clauses :a) Qui donnent ouverture à des droits d’enregistrement ou à une taxe depublicité foncière moins élevés ;b) Ou qui déguisent soit une réalisation, soit un transfert de bénéfices ou derevenus ;c)Ou qui permettent d’éviter, en totalité ou en partie, le paiement des taxes surle chiffre d’affaires correspondant aux opérations effectuées en exécution d’uncontrat ou d’une convention ».

55. CAA Bordeaux, 4e ch., 9 oct. 2008, n° 07BX00352, Dufaur-Dessus : JurisDatan° 2008-372513 ; Dr. sociétés 2009, comm. 42, note J.-L. Pierre.

56. CE, 8e et 3e ss-sect., 7 sept. 2009, n° 305586, min. c/ SA Axa : JurisDatan° 2009-081542 ; Dr. fisc. 2009, n° 39, comm. 484, concl. L. Olléon, noteE. Meier et R. Torlet ; RJF 12/2009, n° 1138 ; BDCF 12/2009, n° 142, concl.L. Olléon.

57. CE, 3e et 8e ss-sect., 12 mars 2010, n° 306368, Sté Charcuterie du Pacifique :JurisData n° 2010-001688 ; Dr. fisc. 2010, n° 19, comm. 307, concl. E. Geffray,note F. Deboissy ; RJF 6/2010, n° 620 ; BDCF 6/2010, n° 68, concl. É. Geffray ;obs. O. Fouquet, Rev. adm. 2010, p. 484.

58. Ch. Rontchevsky et J. Touttée, Apports avant cession : une jurisprudence quipose question : FR Lefebvre 14/2011, p. 41.

59. En ce sens, V. notamment, Rapp. 1998 du Comité consultatif pour larépression des abus de droit, avis n° 98-18 : BOI 13 L-4-99 ; Dr. fisc. 1999,n° 12, act. 100115.

60. CAA Nancy, 1re ch., 7 févr. 2008, n° 06NC00327, M. Picoux : JurisDatan° 2008-357629 ; Dr. fisc. 2008, n° 21, comm. 343, note J.-L. Pierre ; JCP E2008, comm. 1848, note J.-L. Pierre ; RJF 8-9/2008, n° 999.

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position prévu par le 4 du I ter de l’article 160 du Code général desimpôts au seul motif que M. Picoux aurait pu céder directement lestitres IAH à la société CSG puis réinvestir le produit de cette cessionsans procéder à l’opération d’apport, la cour a commis une erreur dedroit ; que par suite,M. etMme Picoux sont fondés à demander l’an-nulationde l’arrêtqu’ils attaquent » 61. Il fautéclairer les termesdecetarrêt par les conclusions du rapporteur public dans cette affaire : « lacour nous paraît avoir commis l’erreur d’oublier que, entre deuxvoies, le contribuable n’est jamais tenu de choisir celle qui est fiscale-ment lamoins avantageuse.Comme l’indiquait le président Fouquetdans des conclusions prononcées en 1986, “le choix de la solutionfiscalement la plus favorable ne constitue pas, par lui-même,un abusdedroit” 62 » 63.Bref, l’habileté fiscalen’estpas l’abusdedroit,etpourfaire le départ entre les deux, les magistrats doivent fort heureuse-ment analyser chaque affaire au cas par cas et la passer au crible descritères dégagés par le Conseil d’État, ce que nous allons maintenantdétailler.

30 - Les critères dégagés : application certaine au report, appli-cationprobableausursis.–LeCCRADn’avaitpasattendu leConseild’État pour affiner son analyse et accepter ce faisant de faire échappercertains apports-cessions aux foudres de l’abus de droit.Ainsi, à par-tir de 2003 64, le Comité a-t-il vérifié au cas par cas l’existence« d’éléments décisifs permettant de justifier l’existence d’un but éco-nomique ou professionnel à l’apport des titres » 65. Pour écarterl’abus de droit, il exigea le remploi, « immédiatement ou à brefdélai » 66, de la « majeure partie des fonds résultant de la cession destitres (...) en investissements à caractère professionnel » 67, exclusifsd’une « approche purement patrimoniale » 68,n’hésitant pas à dire leredressement fondé encasd’absence « d’élément relatif à l’utilisationou à la destination précise du produit de la vente (des) actions » 69.Cette position devait préfigurer celle qu’adopte désormais le Conseild’État.Ce dernier considère en effet que l’apport-cession fondé sur lereport d’imposition (et probablement sur le sursis, comme l’ont déjà

jugé certaines juridictions du fond 70 ainsi que le CCRAD 71, encoreque cette extension reste à confirmer) :

– ne constitue pas un abus de droit si les fonds issus de la cessiondes titres ont été réinvestis dans une activité économique demanièresignificative ;

– constitue en revancheun abus de droit si les fonds ont été appré-hendés par le contribuable.

Détaillonsmaintenant ces deux critères du réinvestissement et dela non-appréhension des liquidités de l’opération.

b) Le critère du réinvestissement

31 - Le réinvestissement doit être conforme à l’objet social ets’effectuer dans une activité économique. – Depuis trois arrêtsBauchart 72,Bazire 73 etFour 74du8 octobre 2010 75, leConseil d’Étataffirme que l’apport-cession échappe à la qualification d’abus dedroit « s’il ressort de l’ensemblede l’opérationque [la société holdingbénéficiaire de l’apport] a, conformément à son objet, effectivementréinvesti le produit [des] cessions dans une activité économique ».L’affirmation a été identiquement réitérée par les Hauts magistratspar deux arrêts Conseil 76 et Picoux 77 du 3 février 2011, puis dansdeuxarrêtsMoreau 78etCiavatta 79du24 août2011,arrêtsquicepen-dant ont apporté quelques importantes précisions supplémentaires,commenous le verrons bientôt.

L’exigence d’un réinvestissement dans une activité conforme àl’objet social est un peu mystérieuse : conditionne-t-elle l’absenced’abus de droit, ou expose-t-elle la société, par une sorte de rappel de

61. CE, 3e et 8e ss-sect., 11 févr. 2011, n° 314950, M. et Mme Picoux, préc. – V.aussi,TAMarseille, 5e ch., 4 févr. 2008, n° 05-915,Harreau, préc., jugeant fortpertinemment que la circonstance que l’apport aurait pu être réalisé ennuméraire, après cession directe des titres par l’actionnaire principal à lasociété, n’est pas de nature à faire de l’apport un acte constitutif d’un abusde droit.

62. CE, 7e et 9e ss-sect., 21 mars 1986, n° 53002, SA Auriège : JurisData n° 1986-600581 ; Dr. fisc. 1986, n° 31, comm. 1432 ; RJF 5/1986, n° 470, concl.O. Fouquet, p. 267.

63. E. Cortot-Boucher, Le report d’imposition de la plus-value, en cas d’apport-cession, est-il constitutif d’un abus de droit si le réinvestissement est tardif ? :BDCF 2011, n° 64.

64. , Rapp. 2003 du Comité consultatif pour la répression des abus de droit, avisn° 2003-1, 5, 6, 13, 35 et 38, publié en 2004. – Sur ces avis, V. A. Theimer,L’apport-cession : point d’étape, préc., p. 44.

65. Rapport annuel 2005 du Comité consultatif pour la répression des abus dedroit, avis n° 2004-61 : Dr. fisc. 2006, n° 25, étude 47.

66. Rapp. 2003 du Comité consultatif pour la répression des abus de droit, avisn° 2003-1, 5, 6, 13, 35 et 38, préc. – Rapport annuel 2005 duComité consultatifpour la répression des abus de droit, avis n° 2004-61, préc.

67. Rapport annuel 2005 du Comité consultatif pour la répression des abus dedroit, avis n° 2004-61, préc. L’abus de droit a été écarté dans les quatreaffaires. Dans trois des affaires tranchées, il l’a été pour cause de réinvestis-sement suffisant. Dans l’affaire n° 2004-36, l’abus de droit a été écartémalgré le défaut de réinvestissement suffisant, parce que « le comité a (...)relevé que cette limitation dans le réinvestissement à caractère profession-nel pouvait être justifiée par des considérations de caractère familial etpersonnel indépendantes de la volonté » du contribuable.

68. Rapp. 2003 du Comité consultatif pour la répression des abus de droit, avisn° 2003-1, 5, 6, 13, 35 et 38, préc. – Rapport annuel 2005 duComité consultatifpour la répression des abus de droit, avis n° 2004-61, préc.

69. Rapport annuel 2005 du Comité consultatif pour la répression des abus dedroit, avis n° 2004-61, préc.

70. TA Marseille, 5e ch., 4 févr. 2008, n° 05-915, Harreau, préc., qui écarte l’abusde droit au motif que l’apport-cession n’a pas eu un but exclusivementfiscal, dès lors que l’apport était justifié par des motifs économiques enpermettant à la société après la vente des titres de financer la réorientationde son activité. – V. aussi, TA Cergy-Pontoise, 4 mai 2009, n° 06-2268,Nicolet : RJF 4/2010, n° 394, jugeant que l’apport de titres A à une société B,suivi de la revente desdits titres à cette dernière société dans des délais trèscourts, au prix d’ailleurs d’un resserrement de l’échéancier initialementprévu, ont eu pour seul motif de permettre aux contribuables de se placerabusivement sous le bénéfice du sursis d’imposition prévu à l’article 150-0B du CGI, dès lors que les apporteurs détenaient 100 % du capital dessociétés A et B et qu’ils n’apportent aucune précision sur la réalité del’activité économique de la société B. – V. enfin, CAA Bordeaux, 3e ch.,17 févr. 2009, n° 07BX00711, Berjot : RJF 6/2010, n° 595, jugeant quel’apport de titres à une holding avant leur cession à une société tierceconstitue un montage à visée exclusivement fiscale dès lors que lesapporteurs n’apportent pas la preuve de l’utilité de la création de la sociétéet la réalité de ses activités.

71. V. Rapport annuel 2005 du Comité consultatif pour la répression des abus dedroit Rapport annuel 2005, avis n° 2004-35, 36, 37, 38, 63 et 64, concernanttous l’hypothèse du sursis et non pas du report.

72. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 313139, min. c/ M. et Mme Bauchart, préc.

73. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 301934, M. Bazire, préc.

74. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 321361, min. c/ Cts Four, préc.

75. Sur cette jurisprudence,V. notamment,B. Cosson, « Apport-cession » et abusde droit fiscal : point d’actualité : Dr. et patrimoine, oct. 2010, p. 34. –P. Fernoux,Abus de droit : revisitons le passé à l’aune de la nouvelle définition :Dr. fisc. 2010, n° 49, étude 584. – O. Fouquet, Reports d’imposition et abus dedroit : BIM 12/2010, p. 333. – A. Theimer, L’apport-cession : point d’étape,préc., p. 44. – R. Poirier, Apports-cessions : absence d’abus de droit en cas deréinvestissement dans une activité économique : Dr. fisc. 2010, n° 45,comm. 533. – É. Meier et R. Torlet, Report d’imposition de plus-values : dansquels cas l’abus de droit est-il caractérisé ? : Dr. fisc. 2010, n° 45, act. 424. –V. Daumas, Abus de droit : derniers développements jurisprudentiels : RJF1/2011, p. 5.

76. CE, 8e et 3e ss-sect., 3 févr. 2011, n° 329839, min. c/ M. et Mme Conseil, préc.

77. CE, 3e et 8e ss-sect., 11 févr. 2011, n° 314950, M. et Mme Picoux, préc.

78. CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 314579, M. Moreau, Mme Girault :JurisData n° 2011-018001 : Dr. fisc. 2011, n° 42-43, comm. 566, concl. J.Boucher, note R. Poirier

79. CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 316928, Mme Ciavatta : Dr. fisc. 2011,n° 42-43, comm. 566, concl. J. Boucher, note R. Poirier

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jurisprudence 80, aux conséquences d’une cessation d’entreprise(CGI, art. 221, 5) ? Nul ne peut le dire avec certitude : dans le doute,on se contentera de rédiger l’objet social de façon à permettre le réin-vestissement envisagé.

Précisément, et là est l’essentiel, le réinvestissement doit être réa-lisé dans une activité économique. Cette exigence du Conseil d’Étatest d’évidence inspirée des avis précités du CCRAD se référant à unbut économique ou professionnel (V. supra n° 29), mais on peut larattacher de manière plus générale aux décisions du Conseil d’ÉtatPléiade 81 et Sagal 82, affirmant que la sincérité d’un montage reposesur une réalité économique 83. L’exigence posée par le Conseil d’Etatrepose sur l’affirmation manifestement erronée selon laquelle« l’objectif poursuivi par le législateur, en prévoyant [le report], étaitde faciliter la restructuration d’entreprises et, par là, de favoriser lemaintien et le développement de l’activité économique » 84. En réa-lité, si l’objectif du législateur était bien, comme souvent, de soutenirl’économie (au sens large du terme), il étaitmoins orienté que cela, lebut visé étant simplement d’éviter la taxation immédiate des plus-values d’apport en l’absence de liquidités : pas d’argent, pas depaiement 85. La notion d’activité économique n’a pas été définiecomme telle par leConseil d’État.Elle doit être entendue commeuneactivité lucrative de type industriel, commercial, artisanal, agricole,libéral ou financier. Le réinvestissement peut être réalisé soit directe-ment (acquisitiond’un fondsde commerce,d’un fonds agricole,arti-sanal, etc.), soit indirectement, via des prises de participationsmajoritaires (la question reste entière en ce qui concerne les prises departicipations minoritaires 86 dans des sociétés opérationnelles. Lanotiond’activité économique s’entenddoncplus largement ici qu’enmatière de TVA, pour laquelle les sociétés holdings n’ont pas d’acti-vité économique. Il faut dire qu’il serait paradoxal d’interdire à uneholdingde redevenirholdingaprès cessionde ses titres.L’acquisition,dans lesmêmesconditions,d’actifs affectésà l’exploitationprincipalede l’entreprise, semble également possible (par exemple, acquisitionde locaux affectés à l’exploitation de l’entreprise, ou des parts de SCIdétenant lesdits actifs).Ainsi,dans les affairesBazire 87 etBauchart 88,le réinvestissement était réalisé dans une activité économique,puisque le prix de cession avait servi à acquérir : dans le premier cas,des parts d’une SARL exploitant un commerce de vins et spiritueux,avec apport parallèle en compte courant à cette société des liquidités

nécessaires pour constituer le stock des produits ; dans le second cas,les titres de deux sociétés ayant pour objet la propriété et l’exploita-tion d’un hôtel-restaurant. Mieux, dans ces deux affaires, le contri-buable exerçait au sein de la société son activité professionnelle.C’estl’occasion de préciser que cependant l’exercice, par le contribuable,d’une activité professionnelle, au sein de la société pratiquant le réin-vestissement ou au sein de l’une de ses filiales, critère qui était parfoisvisé par leCCRAD 89ou certains juges du fond 90, bien que probable-ment susceptible d’influencer favorablement les magistrats, n’estnullement exigé. Peu importe dans l’absolu que le contribuableexerce sa profession ou non au sein de la société : l’essentiel est bel etbien que l’activité à la source du réinvestissement, que ce dernierporte sur des titres de société ou sur un fonds d’exploitation, soitéconomique.

32 - L’exigenced’unréinvestissementpourune« partsignifica-tive ».–Unedernière précisiondoit être apportée, tenant à l’ampleurdu réinvestissement : l’arrêtConseil 91 a affirmépour lapremière fois,ce qui semblait aller de soi, que les « sommes investies [dans l’activitééconomique]doivent représenterunepart significativeduproduitdela cessiondes titres ».Le conceptde« part significative »ne fait aucundoute quant à son application,bien qu’il n’ait pas été repris expressé-ment par la suite par le Conseil d’État, car il est alors d’applicationimplicite. Il abandonne aux juges du fond, du fait de sa grande sou-plesse,unemarged’appréciationaucaspar cas. Il doit ainsi êtreperçutout autant commeune exigence (mise à l’écart notamment des réin-vestissements portant sur seulement 10 ou 20 % du produit de lavente)que commeune liberté (prise encomptedes réinvestissementsne portant pas sur la totalité du prix mais par exemple sur ses deuxtiers).Par exemple,dans les affairesBazire etBauchart, le réinvestisse-ment était sans aucun doute réalisé demanière significative dans uneactivité économique,puisque leprixde cessionavait servi à acquérir :dans lepremiercas,67,5 %ducapitald’uneSARLexploitantuncom-mercedevins et spiritueux,avec apportparallèle encompte courant àcette société des liquidités nécessaires pour constituer le stock desproduits ; dans le second cas, deux sociétés ayant pour objet la pro-priété et l’exploitation d’unhôtel-restaurant, et ce pour unprix de 14MF nettement supérieur au prix de cession, ce qui avait nécessité derecourir partiellement à l’emprunt. En revanche, dans l’affaireCiavatta 92, le réinvestissement a été considéré comme insuffisantparce que « 15 % seulement des produits de la cession (avaient) étéréinvestis dansdes prises departicipationdansdeuxSARLexploitantdeux bars restaurants ».

80. Jurisprudence relative au changement radical d’activité réelle de la société,emportant cessation d’entreprise, V. CE, 8e et 3e ss-sect., 10 juill. 2007,n° 288484, SARL Final : JurisData n° 2007-081172 ; Dr. fisc. 2008, n° 4,comm. 82 ; Dr. sociétés 2007, comm. 206, note J.-L. Pierre ; RJF 2007, n° 1219.

81. CE, 8e et 3e ss-sect., 18 févr. 2004, n° 247729, SA Pléiade : JurisData n° 2004-080518 ; Dr. fisc. 2004, n° 47, comm. 849 ; Dr. sociétés 2004, comm. 91 ; RJF5/2004, n° 510 ; BDCF 5/2004, n° 65, concl. P. Collin ; BGFE 2004, n° 3, obs.N. Chahid-Nouraï, p. 17 ; LPA 9 juill. 2004, p. 17, note J.-C. Parot ; Banque etDroit 2004, n° 95, obs. C. Acard, p. 65.

82. CE, 8e et 3e ss-sect., 18 mai 2005, n° 267087, min. c/ Sté Sagal : JurisDatan° 2005-080715 ; Dr. fisc. 2005, n° 44-45, comm. 726, concl. P. Collin ; RJF8-9/2005, n° 910 ; RJF 12/2005, chron. Y. Bénard, p. 943 ; BDCF 8-9/2005,n° 110, concl. P. Collin ; BGFE 2005, n° 4, obs. N. Chahid-Nouraï ; Rev. adm.2005, n° 347 obs. O. Fouquet, p. 482. – V. également, O. Fouquet, Interpréta-tion française et interprétation européenne de l’abus de droit : RJF 5/2006,p. 383 à 385.

83. Tout spécialement l’arrêt Sagal a permis de différencier l’abus de droit de lasimple optimisation fiscale grâce au critère du montage « purementartificiel », déterminé par sa substance économique.

84. J. Boucher, concl. ss CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 314579,M. Moreau,Mme Girault, et CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 316928, Mme Ciavatta,préc.

85. V. infra n° 35.

86. Souligné à juste titre par F. Thiery et P. Julien Saint-Amand, Apport en sursisd’imposition, préc., p. 85.

87. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 301934, M. Bazire, préc.

88. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 313139, min. c/ M. et Mme Bauchart, préc.

89. Notamment dans aff. n° 2004-61, 2004-35 à 2004-38, préc.

90. V. notamment, TA Versailles, 13 déc. 2005, n° 04-4909, Rouyer : RJF 6/2006,n° 750 ; BDCF 6/2006, n° 77, concl. F. Locatelli. Dans cette affaire, le tribunala jugé que l’Administration n’apportait pas la preuve du but exclusivementfiscal de l’apport des titres à une société, dès lors que cette dernière avaitréinvesti le produit de la vente dans les titres d’une autre société dont lecontribuable était devenu directeur général et qui lui procurait ses revenusprofessionnels.

91. CE, 8e et 3e ss-sect., 3 févr. 2011, n° 329839, min. c/ M. et Mme Conseil, préc.

92. CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 316928, Ciavatta, préc.

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Part significative et part majoritaire

La jurisprudence du Conseil d’État reste floue. On peut ainsis’interroger sur le point de savoir si la notion de réinvestisse-ment pour une part significative coïncide avec un réinvestisse-ment majoritaire des fonds, c’est-à-dire de la moitié ou plus.Ce n’est pas sûr, car le CCRAD utilisait ce critère plus précis(exigeant que « la majeure partie des fonds ait été remployée eninvestissements à caractère professionnel » 93, et il n’a pas étérepris par le Conseil d’État. On doit selon nous y déceler uneplus grande souplesse du Conseil d’État. Ainsi, un réinvestisse-ment à 40 %, bien que non majoritaire, nous semble évidem-ment significatif. On peut hésiter davantage sur uninvestissement à 30 %, et bien malin est celui qui saurait fixeravec précision la ligne de démarcation de ce qui est, ou non,significatif. Sans doute n’est-ce pas l’intention du Conseild’État, qui s’en est bien gardé, conservant ainsi une marged’appréciation qui peut se révéler salutaire, même s’il endécoule une certaine insécurité juridique, incitant le contri-buable à des réinvestissements généreux par précaution.

33 - Durée du réinvestissement.–Faut-il par ailleurs que le réin-vestissement dure un certain temps ? Évidemment, on serait tenté deconseiller au contribuable de ne pas faire revendre par la société hol-ding les biens (caractéristiques d’une activité économique) dans undélai inférieur à trois anspour investir dans la fouléedansuneactivitépatrimoniale : pourquoi prendre le risque d’un redressement fiscalen revendant pendant le délai de reprise de l’administration fiscale ?On voit mal dans l’absolu au nom de quoi on pourrait imposer à lasociété un délai de conservation des biens acquis en remploi. Cepen-dant,onpourrait craindre que l’administration fiscale, et peut-être leConseil d’État, n’y voient une forme de réappropriation indirecte etdifférée du produit de la cession initiale.

34 - Caractère abusif du réinvestissement dans une activité pa-trimoniale. – Depuis les arrêts Bauchart, Bazire et Four, il est donccertain qu’un réinvestissement dans une activité économique placel’apport-cession à l’abri du grief de l’abus de droit. Ces décisions nedisaient pas autre chose, et notamment elles n’affirmaient pas,contrairement à ce que beaucoup d’auteurs ont pensé, que tout autreréinvestissement, spécialement dans une activité patrimoniale, ca-ractérisait un abus de droit 94. Il est vrai de manière générale que ladistinction entre les simples activités de placement et les opérations àcaractère économique est bien établie en droit fiscal 95. Il est vrai éga-lement, concernant plus spécialement l’apport-cession, qu’une dis-tinction entre réinvestissement vertueux dans une activitéprofessionnelle et réinvestissement blâmable dans une activité patri-moniale était déjà posée par le CCRAD, et que le Conseil d’État, déjàinspiré par le CCRAD, pouvait être tenté de la reprendre à soncompte, tout en l’infléchissant (lanotiond’activité économiqueétantmoins restrictive que celle d’activité professionnelle).Deux cours ad-ministratives d’appel avaient d’ailleurs succombé dès 2006 à cettetentation : celle de Bordeaux (affaireGuillaud 96 puis celle de Nantes

(affaire Simmenauer 97. Le rejet par le Conseil d’État du pourvoi danscette dernière affaire était un signe fort d’un possible ralliement 98.C’estmalheureusement ce qui est finalement advenu avec l’arrêt pré-cité Conseil 99 du 3 février 2011, dont c’est le principal apport. Danscette affaire, alors que la juridictiond’appel 100 avait considéré quenepouvait être regardée comme abusive la circonstance que l’apport-cession procédait d’une « gestion patrimoniale », cette analyse a étéécartée par la Haute assemblée. Le Conseil d’État a ainsi relevé que« si, dans les six mois qui ont suivi la cession des titres [apportés], lasociété [bénéficiaire de l’apport] avait acquis des actions [d’une autresociété] qui exploitaient un supermarché, le coût de cet investisse-ment représentait seulement 4 % des capitaux provenant de la vente[...] ; que si la société [bénéficiaire de l’apport] avait affecté en 2000 et2001 la somme de 3 millions de francs à une avance en compte cou-rant au profit de la société [dont les titres avaient été rachetés], soitenviron 60 % du produit de la cession [...], cet apport [en comptecourant], en l’absence de circonstances particulières de nature à luiretirer son caractère patrimonial, ne constituait pas un réinvestisse-ment dans une activité économique ». Il faut donc se garder d’unsimple réinvestissement dans une ou plusieurs activités patrimo-niales. Il peut s’agir d’immeubles ou de parts de SCI comme l’illustrel’arrêtMoreau 101. Soulignons d’ailleurs au passage que, sur ce point,l’arrêt laisseplanerundoutepuisque laHauteassembléeyprécisequele contribuable n’a pas fait valoir que les investissements immobilierss’inscrivent dans le cadre d’une activité économique pour les por-teurs de parts. Pourrait-on en déduire que cette preuve pourrait êtreapportée dans certaines hypothèses ? Et sous quelles conditionsexactement ? Rappelons à ce sujet que la notion d’activité écono-mique est utilisée en matière de TVA pour en définir le champ d’ap-plication, et que la location d’immeubles du chef d’un assujettiagissant ès qualités relève de ce champ. Signalons également que lerapporteur public dans l’affaire Ciavatta a laissé le champ ouvert,affirmant « qu’à aucunmoment les requérants n’ont soutenuque cesimmeubles [immeubles achetés par la société holding] auraient, parexemple, été destinés à la location meublée ou équipée, ou encoreutilisés dans le cadre d’une activité commerciale de marchands debiens » 102. Mais le réinvestissement de caractère patrimonial pour-rait tout aussi bien englober les obligations, les titres de placementsquelconques (participations minoritaires dans des sociétés,OPCVM, OPCI, etc.), les contrats de capitalisation, les créances, decompte courant notamment, etc. L’inclusion du compte courantd’associé dans le périmètre des activités patrimoniales appelle desdéveloppements nuancés, comme nous nous proposonsmaintenantde le voir.

93. V. avis précités du CCRAD.

94. En ce sens, V. notamment, H. Hovasse, note sous CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct.2010, n° 313139, min. c/ M. et Mme Bauchart, préc.

95. Pour une illustration, V. CE, 3e et 8e ss-sect., 30 juin 2008, n° 274480, M. etMme Henri et n° 271246, M. Maurice : JurisData n° 2008-081357 ; Dr. fisc.2008, n° 39, comm. 503, concl. E. Glaser ; RJF 2008, n° 1040 ; BDCF 2008,n° 115, concl. E. Glaser ; BGFE 2008, n° 11, p. 1 et s., obs. J.-L. Pierre.

96. CAA Bordeaux, 4e ch., 27 avr. 2006, n° 02BX01532, Sté Richelieu Plaisance etn° 02BX01533, Guillaud, jugeant que si les biens dans lesquels la sociétéinvestit ont pour seul objet de satisfaire les besoins personnels de sesassociés, l’abus de droit est manifestement constitué.

97. CAA Nantes, 1re ch., 18 déc. 2006, n° 05NT00486, Bazire et n° 05NT00650,Simmenauer, préc. Dans cette affaire, le contribuable faisait valoir que lacréation de la société avait permis de concentrer le patrimoine familial et defaciliter sa gestion. Les magistrats du fond ont caractérisé l’abus de droitparce que l’option pour l’IS exercée par la société n’était pas cohérente avecl’objectif affiché, et parce qu’aucun investissement économique n’avait étéinvoqué.

98. CE, 8e ss-sect., (na), 20 oct. 2008, n° 301744, Simmenauer : RJF 1/2009,n° 32-a et 58.

99. CE, 8e et 3e ss-sect., 3 févr. 2011, n° 329839, min. c/ M. et Mme Conseil, préc.

100. CAA Lyon, 5e ch., 18 mai 2009, n° 06LY00460, Conseil.

101. CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 314579, M. Moreau, Mme Girault,préc. Dans cette affaire, l’abus de droit a été caractérisé alors que le produitde cession par une SCI d’actions avait été réinvesti en totalité dans unimmeuble et des parts de SCI.

102. J. Boucher, concl. ss CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 314579,M. Moreau, Mme Girault, et CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 316928,Mme Ciavatta, préc.

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Qualification du compte courant d’associé :caractère patrimonial ou économique ?

Lorsque la société holding choisit de mettre à disposition de lasociété dont elle a racheté les titres une partie du produit de lacession, doit-on voir dans cette avance en compte courant unréinvestissement dans une activité patrimoniale, ou aucontraire un réinvestissement dans une activité économique ?Dans l’arrêt Conseil 103 précité du 3 février 2011, le Conseild’État a pour la première fois tranché la question, affirmantque l’avance en compte courant, « en l’absence de circonstancesparticulières de nature à lui retirer son caractère patrimonial,ne constitu[e] pas un réinvestissement dans une activité écono-mique ». Le Conseil d’État considère donc que la créance decompte courant d’associé a par principe un caractère patrimo-nial, et par exception un caractère professionnel. La qualifica-tion de principe peut être contestée 104. Certes, au regard del’ISF, les créances de compte courant d’associé ne constituentjamais des actifs professionnels exonérés. Cependant, la quali-fication d’activité professionnelle est plus étroite que celled’activité économique. Or, dès lors qu’un contribuable met desfonds à disposition de la société dont il est associé et qui a uneactivité elle-même économique, on pourrait parfaitementdéfendre l’idée que la créance doit être qualifiée d’investisse-ment à caractère économique et non patrimonial. Le finance-ment par avance en compte courant d’associé pourrait de cestrict point de vue être placé au même niveau de qualificationque le financement en capital. Cependant, le Conseil d’État neretient pas cette analyse, et il semble bien que ce soit lecaractère liquide de la créance de compte courant, c’est-à-diresa faculté à être remboursée à tout moment sur simpledemande, qui le décide en ce sens. Les conclusions du rappor-teur public dans l’arrêt Ciavatta, Monsieur Julien Boucher, lelaissent entrevoir : « la solution nous semble reposer sur l’idéeselon laquelle l’avance en compte courant, qui confère seule-ment à celui qui la consent le caractère d’un créancier de lasociété, et dont le remboursement, sauf clause contraire, peutêtre demandé à tout moment, présente de ce fait, en principe, lecaractère d’un simple placement, et non d’un véritable investis-sement, alors même qu’elle serait consentie à une sociétéexerçant une activité économique » 105. Cependant, le Conseild’État laisse prise à la qualification de réinvestissement dansune activité économique. Mais il faut alors, précise le Conseil,l’existence de « circonstances particulières ». Quelles peuventêtre ces circonstances particulières ? Il pourrait d’abord s’agir,comme l’a suggéré Monsieur Julien Boucher dans ses conclu-sions précitées sur l’affaire Ciavatta, du simple blocage conven-tionnel de l’avance en compte courant « pour une duréesignificative ». Il est vrai que le blocage empêche le contri-buable de récupérer à tout moment la somme prêtée à lasociété, et est ainsi de nature à « faire supporter au créancier lesrisques de l’investisseur ». Le Conseil d’État est cependant restémuet sur cette analyse. En revanche, il s’est prononcé quant auxeffets de l’affectation des sommes prêtées en compte courant.

L’affaire Bazire 106 l’avait laissé présager, puisque le réinvestisse-ment dans une activité économique avait été reconnu du fait del’affectation du produit de la cession à l’acquisition de partsd’une SARL exploitant un commerce de vins et spiritueux, avecapport parallèle en compte courant à cette société des liquiditésnécessaires pour constituer le stock des produits. L’arrêt Cia-vatta 107 du 24 août 2011 est cependant plus explicite, en affir-mant que des apports en compte courant réalisés au profit dedeux SARL ayant une activité économique, « en l’absence depreuve de ce qu’ils ont été employés au financement de travauxou d’acquisition d’éléments d’actifs de cette société, ne peuventpas être regardés comme des investissements dans une activitééconomique ». Ainsi, l’affectation des sommes prêtées encompte courant à l’activité économique est essentielle. Lesfonds ne doivent pas dormir sur un compte bancaire, mais fairebattre le cœur de l’activité économique exercée par l’entreprise.Le financement de travaux ou l’acquisition d’éléments d’actifsest cité, à titre d’exemple non limitatif. Sans doute l’affectation,moins probable il est vrai, à des dépenses de personnel, seraitégalement éligible à la qualification d’activité économique. Cetempérament doit être approuvé : sa logique est implacable, etelle est de nature à relativiser l’imperfection de la qualificationde principe. Cependant, on peut se demander si la preuve del’affectation des fonds prêtés à l’activité économique de lasociété ne risque pas de se heurter à la fongibilité des sommesd’argent. Si le compte bancaire accueille des deniers de diversesprovenances, ce qui est fortement probable, comment prouverque l’argent investi est bien celui issu du compte courant del’associé holding et non pas celui issu d’un autre comptecourant ou d’un apport en numéraire, ou encore de réserves ?La charge de la preuve, et donc un éventuel passage préalabledevant le Comité de l’abus de droit fiscal, peut de ce point devue se révéler d’une importance capitale. En tout état de cause,on conseillera à la société holding prêteuse de se ménager, ausein de la société d’exploitation, le maximum de preuves.L’instrumentum formalisant le prêt en compte courant pour-rait utilement faire mention de l’usage devant être fait dessommes prêtées, et préciser que cette affectation est une condi-tion d’efficacité du prêt.

35 - Critique du caractère prétendument abusif du réinvestis-sementdansuneactivitépatrimoniale.–L’exigenced’unréinvestis-sement dans une activité économique nous semble éminemmentcontestable 108. Il faut d’ailleurs souligner que certaines juridictionsdu fondn’y succombentpas 109. Il faut dire que le critère ainsi posénesatisfait à aucun des deux critères cumulatifs de l’abus de droit parfraude à la loi que sont, d’une part, l’exclusivisme fiscal et, d’autrepart, la contrariété auxobjectifsdu législateur 110.Nousavonsdéjàpusouligner l’absence d’exclusivisme fiscal de l’apport-cession en denombreuses hypothèses, incluant notamment le redéploiementd’une activité d’entreprise vers une activité patrimoniale (V. supra

103. CE, 8e et 3e ss-sect., 3 févr. 2011, n° 329839, min. c/ M. et Mme Conseil, préc.

104. En ce sens, J.-L. Pierre, note sous CE, 8e et 3e ss-sect., 3 févr. 2011, n° 329839,min. c/ M. et Mme Conseil, préc. et CE, 3e et 8e ss-sect., 11 févr. 2011,n° 314950, M. et Mme Picoux, préc.

105. J. Boucher, concl. ss CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 314579,M. Moreau, Mme Girault, et CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 316928,Mme Ciavatta, préc.

106. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 301934, M. Bazire, préc.

107. CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 316928, Ciavatta, préc.

108. V. également H. Hovasse, note sous CE, 8e et 3e ss-sect., 3 févr. 2011,n° 329839, min. c/ M. et Mme Conseil, préc.

109. TAVersailles, 13 déc. 2005, n° 04-4909, Rouyer, préc. –V. aussi,TAVersailles,3 janv. 2006, n° 03-3313. Dans cette affaire, le tribunal a jugé que l’apport-cession de titres à une société civile soumise à l’IS n’a pas eu un butexclusivement fiscal (absence d’abus de droit) dès lors que sont produitsdes éléments démontrant la réalité de l’activité de la société civile, laquelle,au moyen de l’apport, a réalisé des investissements professionnels etpatrimoniaux.

110. En ce sens, Ch. Rontchevsky et J. Touttée, Apports avant cession : unejurisprudence qui pose question, préc., p. 41.

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n° 21) : des sociétés industrielles,de crise en crise, se vident peu à peude leurs actifs industriels pour devenir des sociétés patrimoniales, cequi conduit à présent, pour des raisons tant sociétaires que fiscales, àconstituer des SAS pour acquérir des actifs patrimoniaux. Comme apu l’écrire un auteur, « en enfermant l’absence de caractère artificielde l’opération dans le concept d’activité économique, [le Conseild’Étatn’a] laisséaucuneplaceà l’intérêt civildeconstituerunesociétépour organiser la détention du patrimoine entre les membres d’unemême famille, en créant un cadre juridique différent de celui quirésulte de la vente directe [...] par le contribuable. En première ana-lyse, en effet,un tel but ne répondpas à des préoccupations exclusive-ment fiscales » 111. L’absence de contrariété aux objectifs dulégislateur est également manifeste. On relèvera d’ailleurs que leConseil d’État n’a caractérisé cette contrariété quedans l’affaireFour,c’est-à-dire dans la seule affaire qui ne posait pas la question du réin-vestissement des fonds puisque ces derniers avaient été sortis de lasociété par réduction de capital 112. Cette contrariété est pourtantexigéepar la loi (LPF,art. L. 64) et elledoit êtredémontrée sans ambi-guïté, lebénéficedudoutedevantprofiter aucontribuable.LeConseild’État serait probablement bien en peine d’établir ladite contrariétéauxobjectifs du législateur d’un apport-cession suivi d’un réinvestis-sement dans des actifs patrimoniaux.Car ce type d’opération est parnature parfaitement conforme à la loi et à ses objectifs 113. Le critèreinventépar leConseild’État auraitun fondement si le législateuravaitréservé le bénéfice du report d’imposition et aujourd’hui du sursisd’imposition à l’apport des titres d’une société ayant une activitééconomique. Or il n’en est rien. Avant le 1er janvier 2000 commeaprès, le report et aujourd’hui le sursis d’imposition s’appliquent àl’apport de titres de sociétés quel que soit leur objet, fût-il patrimo-nial, dès lors que cet apport est consenti à une société soumise àl’IS 114. Mieux encore, le législateur, dans les articles 150 A bis et 150UB,IIduCGI,a étendu lebénéficedureport etdu sursisd’impositionà l’apport de parts de sociétés à prépondérance immobilière à unesociété soumise à l’IS. Comment pourrait-on soutenir qu’il y auraitabusdedroit si leproduitde lacessionde titresde telles sociétésn’étaitpas réinvesti dans « une activité économique » 115 ! Ce faisant, on ne

saurait prétendre que le report et le sursis d’imposition ont pourobjectif de favoriser les restructurations de sociétés, puisqu’ils s’ap-pliquent à l’apportde titresde sociétés quin’exploitent aucuneentre-prise. L’objectif réellement poursuivi par le législateur à travers lereport et le sursis d’imposition est de ne pas taxer des plus-valuesrévélées par des opérations qui ne dégagent pas de liquidités. Cetobjectif a été clairement énoncé par M. Laurent Olléon dans sesconclusions sur les affaires qui ont donné lieu aux arrêts du 8 octobre2010 : « La finalité des mécanismes de report d’imposition est d’évi-ter que le contribuable qui réalise une plus-value à l’occasion d’unapport en société soit immédiatement taxé sur cette plus-value, alorsqu’elle n’est pasmatérialisée,pour lui,par la perceptionde liquidités,qui lui permettraient d’acquitter l’impôt ».Ces termes ne sont pour-tant pas très éloignés de ceux retenus par le Conseil d’État lui-mêmedans l’affaire Four précitée (V. infra n° 42). Il en déduit très logique-ment que « l’application littérale contraire aux objectifs des auteursconsistedoncà rechercher simultanément lebénéficedureportd’im-position et l’appréhension effective des liquidités ».LeConseil d’Étatle sait bien, qui érige l’absence d’appréhension des liquidités en deu-xième critère permettant de caractériser l’apport-cession abusif.

c) Le critère de la non-appréhension des liquidités issues de lacession

36 - Les arrêts précitésBauchart,Bazire etFourdu8 octobre 2010,puis Conseil et Picoux du 3 février 2011, et enfin Moreau et Ciavattadu 24 août 2011, ont également précisé que « le placement en reportd’imposition d’une plus-value réalisée par un contribuable, lors del’apport de titres à une société qu’il contrôle, et qui a été suivi de leurcession par cette société, est constitutif d’un abus de droit s’il s’agitd’unmontage ayant pour seule finalité depermettre au contribuable,en interposant une société, de disposer effectivement des liquiditésobtenues lors de la revente de ces titres, tout en restant détenteur destitres de la société reçus en échange lors de l’apport ». Le critère ainsiposé est exact en sonprincipe.Nous venons en effet de rappeler que lefondement du report et du sursis d’imposition réside dans la volontédu législateur fiscal de traiter les opérations d’apport avec la plusgrande douceur du fait de l’absence de liquidités permettant aucontribuable personne physique de payer l’impôt, tout en se réser-vant de liquider cet impôt le jour futur où lesdites liquidités serontappréhendées. Le Conseil d’État en conclut que l’apport-cession estabusif chaque fois que le contribuable bénéficiant du report (et pro-bablement du sursis) trouve le moyen de se réapproprier le prix devente. L’idée sous-jacente est que le contribuable qui, après avoir ap-porté un bien à une société, le fait vendre par elle, doit jouer le jeu, enne récupérant pas le prix de cette vente, sauf à trahir qu’en réalité il avoulu dissimuler la vente du bien par lui-même, dans un but pure-ment fiscal (bénéficier du report ou sursis d’imposition) et contraireà l’objectif de la loi (éviter de taxer le contribuable qui n’a pas perçu leprix de vente). Le problème est que cette logique indiscutable et im-placable estmise enœuvre par le Conseil d’État demanière extrême-mentgénéreusepour le fisc.Car leConseild’Étatne secontentepasdesanctionner l’appréhensiondirecte duprix de vente, il pénalise égale-ment, de manière beaucoup plus contestable, l’appréhension indi-recte du prix de vente via la société holding.

37 - Appréhension directe du prix de vente (arrêt Four). – LeConseil d’État caractérise à très juste titre l’abus de droit lorsque lecontribuable, même par des moyens légaux, appréhende personnel-lement le produit de la cession des titres apportés. C’était manifeste-ment le cas dans l’affaire Four, laquelle ne concernait d’ailleurs pas àproprement parler un apport-cession mais plutôt un apport-réduction. Dans cette affaire, deux époux avaient apporté en juillet1994, à une SARL constituée pour l’occasion, le fonds de commerced’optique, lunetterie et acoustique qu’ils exploitaient auparavantsous la formed’une entreprise individuelle.L’apport, réalisé pour unmontant de 3 600 000 francs, dégagea une plus-value qui fut alors

111. R. Poirier, note sous CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 313139, min. c/ M. etMme Bauchart ; CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 301934, M. Bazire et CE,8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 321361, min. c/ Cts Four, préc.

112. CE, 8e et 3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 321361, min. c/ Cts Four, préc. Le Conseild’État a rappelé dans cette affaire l’objectif du législateur ayant instituél’article 151 octies du CGI, texte qui avait fondé le report en l’espèce :« Considérant, d’autre part, que les dispositions de l’article 151 octies duCGI ont eu pour objet de favoriser la transformation d’une entrepriseindividuelle en société en ne procédant pas à la taxation immédiate desplus-values constatées à l’occasion de la réalisation de l’apport tant que lestitres reçus en contrepartie de cet apport n’ont pas été cédés et n’ont paspermis au contribuable de disposer des liquidités nécessaires au paiementde cette imposition ; qu’en demandant à bénéficier du régime prévu parcet article, les contribuables ont recherché le bénéfice d’une applicationlittérale de ses dispositions à l’encontre des objectifs poursuivis par lelégislateur ».

113. F. Thiery et P. Julien Saint-Amand, Apport en sursis d’imposition, préc.,p. 86 : « ni le texte de loi (CGI, art. 150-0 B), ni les débats parlementairesn’ont posé comme condition d’application du régime de faveur unquelconque investissement dans une activité économique ».

114. V. notamment, insistant à très juste titre sur ce point,Ch. Rontchevsky et J.Touttée, Apports avant cession : une jurisprudence qui pose question, préc., p.41 et R. Poirier, note ss CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 314579,M. Moreau, Mme Girault, et CE, 10e et 9e ss-sect., 24 août 2011, n° 316928,Mme Ciavatta, préc.

115. F. Thiery et P. Julien Saint-Amand, Apport en sursis d’imposition, p. 86,préc. : « La position du Conseil d’État conduit à une aberration. En effet,l’associé d’une société patrimoniale soumise à l’impôt sur les sociétés quidéciderait d’apporter ses titres à une nouvelle société soumise à l’impôt surles sociétés avant d’en céder les parts, se trouverait obligé d’investir dansdes activités économiques le produit de la cession alors même que lasociété cédée était purement patrimoniale ».

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placée sous le régime du report d’imposition prévu à l’article 151octies du CGI (régime aujourd’hui encore en vigueur). Cependant,moins de deux mois plus tard, les apporteurs réduisirent le capitalsocial de 80 % de son montant, soit à peu près du montant de laplus-value, par remboursement du même pourcentage de la valeurnominale des parts sociales, et inscription en compte courant de latotalité des sommes correspondantes. Le Conseil d’État a vu dans cemontage la dissimulation d’une vente à soi-même (vente par les ex-ploitants à une société qu’ils contrôlent), dissimulation destinée à nepas s’acquitterde l’impôt sur laplus-valueprofessionnelle ainsi déga-gée. Il est vrai que la constitution d’une société à très fort capital pourréduire ce dernier de 80 % de sonmontant moins de deuxmois plustard dévoile un procédé artificiel, masquant un apport à titre oné-reux, et donc une vente à la société, à hauteur de la réduction decapital.En l’espècedonc,la réappropriationdes fondsétaitmanifeste,même si l’absence de liquidités suffisante au sein de la société interdi-sait leur décaissement immédiat et obligeait à inscrire le prix encompte courant (sorte de crédit-vendeur).Même si l’apport était ensoi amplement justifié 116, la manœuvre consistant à faire suivre cetapport d’une réduction massive du capital préalablement constituéétait caricaturale et maladroite, tant dans sa mise en œuvre que dansson résultat 117. Le redressement était inéluctable.

38 - Appréhension indirecte du prix de vente. – Cependant, leConseil d’État ne se contente pas de sanctionner ces seuls comporte-ments. Il entend accroître considérablement sonpouvoir de sanctionen englobant dans la qualification de l’abus de droit les réappropria-tions réalisées enquelque sorte indirectementpar le contribuable,viala société holding. Dans un premier temps, le Conseil d’État secontentait de laisser penser que la simpleutilisation inadéquatepar laholding des fonds apparus à son actif (absence de réinvestissementdansune activité économique) suffisait à établir que l’apport-cessionaeupour« seule finalitédepermettreaucontribuable,en interposantune société, de disposer effectivement des liquidités obtenues lors dela revente de ces titres, tout en restant détenteur des titres de la sociétéreçus en échange lors de l’apport » (formule constamment utiliséepar leConseil d’État 118.Onpouvaitmême se demander si les critèresdu réinvestissement économique et de la non-appréhension du prixde vente, présentés comme cumulatifs, ne faisaient pas qu’un auxyeux de laHaute juridiction. L’arrêt Bazire était sur ce point particu-lièrement éloquent. Après avoir souligné le réinvestissement massifdans une activité de restaurateur, l’arrêt continuait pour enfinconclure : « l’Administration ne conteste pas l’affirmation du requé-rant selon laquelle [le contribuable] n’a jamais effectivement appré-hendé le produit de la vente des actions dont il avait fait apport et n’adonc pas perçu les liquidités correspondantes ; que le réinvestisse-ment dans une activité économique de ce produit est donc avéré ».Avouons qu’un tel raisonnement témoignait à tout le moins d’unmanque de rigueur : le Conseil d’État semblait englué dans unecontradiction, car il exigeait une appréhension effective, déjà réaliséeau demeurant (« effectivement appréhendé »), du produit de la

vente, tout en écartant ce principe par la formule selon laquelle l’in-terpositionde société permet au contribuable de « disposer effective-ment des liquidités obtenues lors de la revente ». Il a fallu attendrel’arrêt Moreau du 24 août 2011 pour sortir de l’ambiguïté, confir-mant les craintes des commentateurs. Le Conseil d’État y affirmepour lapremière fois qu’il suffit,pourque le critèrede l’appréhensiondes fonds soit rempli, que leur simple appréhension soit possible.L’idée du Conseil d’État est qu’il suffit que les apporteurs contrôlentla société holdingbénéficiaire de l’apport pourqu’ils puissent ainsi sedistribuer le produit de la cession, cette simple faculté suffisant àcaractériser cequ’iln’oseplusappeleruneappréhension« effective ».C’est dumoins ainsi que nous croyons pouvoir synthétiser une pen-sée exprimée de manière un peu plus torturée. Voici ce qu’affirmeprécisément leConseil d’État : « qu’eu égard au caractère conjoint del’apport,de la cession,du réemploi et de la gestionduproduit de cettecession, ce produit pouvait être appréhendé par les contribuables ».Cette formule nous semble cumuler les approximations et les erreursd’analyse.

39 - Critique du critère de l’appréhension indirecte posé par leConseil d’État. – Le postulat sur lequel s’appuie la jurisprudence duConseil d’État est erroné. En effet, détenir un prix de vente directe-mentn’est pas lamêmechoseque le détenir par l’intermédiaire d’unesociété. Dans le premier cas, le propriétaire est une personne phy-sique, dans le second, c’est une personne morale contrôlée par unepersonne physique. Assimiler par principe la seconde hypothèse à lapremière revient à nier purement et simplement la personnalitémo-ralede la société 119.Certes, ilpeut se révélerque la sociétén’aétécrééeque pour réduire l’impôt. Une dissolution précipitée de cette der-nière,ou encore une réduction de capital (commedans l’affaireFour.V. supran° 37),peuvent être les révélateurs de cet exclusivisme fiscal :ayant produit tous ses effets fiscaux, la société est alors anéantie entout (dissolution) ou partie (réduction de capital). Mais dans denombreuses autreshypothèses, lamise en société sera envisagéepar lecontribuable non seulement pour ses effets fiscaux bénéfiques, maisaussi pour ses effets civils dumême type : absence d’indivision sur lesactifs sous-jacents rachetés en remploi duprix de vente (très net dansl’arrêt Moreau, où deux couples avaient constitué la société et faitracheter par elle notamment un immeuble), organisation des pou-voirs d’administration et de disposition selon les règles légales et sta-tutairesdudroitdes sociétés,possibilitéd’envisagerune transmissionà titre gratuit des titres parfaitement adaptée, etc. Bref, on aura com-pris que, tel que le conçoit le Conseil d’État, le critère de l’absence deréappropriation du prix de cession néglige les avantages autres quefiscaux de l’apport-cession (sur ces avantages, V. supra n° 21), toutcommed’ailleurs le critèredu réinvestissementdansune activité éco-nomique (V. supran° 31).

Certes, leConseil d’État fait l’effort désormais de ne pas ignorer ceque nous venons de dire, et tente ainsi de justifier l’assimilation qu’ilfait entre la personne des associés et celle de la société d’apport-cession. Rappelons la formule que le Conseil emploie à cette fin :« qu’eu égard au caractère conjoint de l’apport, de la cession, duréemploi et de la gestion du produit de cette cession, ce produit pou-vait être appréhendé par les contribuables ». Cette affirmation se ré-vèle tout d’abord d’une grande approximation, pour ne pas direfausse : comment un produit de cession, dont le Conseil d’État nousdit qu’il a été réemployé, donc dissipé, peut-il être appréhendé par lecontribuable ?Dans l’espèceencause,et commele souligne leConseild’État, la société d’apport-cession avait peu après l’apport « revendu

116. En ce sens, V. E. Tauzin, Les montages d’apport-cession en droit fiscal : oùcommence l’abus de droit en cas de report d’imposition ?, note sous CE, 8e et3e ss-sect., 8 oct. 2010, n° 321361, min. c/ Cts Four, préc. : « Privilégier uneexploitation sous forme sociale plutôt que de manière individuelle, mêmesi en l’espèce les motivations fiscales apparaissaient fondées, résulte de laperspective de nombreux avantages tant juridiques que sociaux [économiede cotisations sociales, laquelle était en l’espèce invoquée par le contri-buable] ».

117. Le pourvoi faisait en effet ressortir que l’avantage escompté était limité,puisque la réduction de capital fait partie des événements faisant tomber lereport. Cependant, le redressement sur le fondement de l’abus de droit,parfaitement justifié en l’espèce, permettait d’appliquer les pénalitésassortissant cette procédure, et notamment la pénalité de 80 %.

118. Sur cette formule, utilisée par tous les arrêts rendus par le Conseil d’Étatdepuis 2010 en matière d’apport-cession, V. supra n° 36.

119. F. Thiery et P. Julien Saint-Amand, Apport en sursis d’imposition, préc.,p. 86 : « C’est faire fi de la personnalité morale de la société et peut-êtreplus encore du régime fiscal de celle-ci. Le placement des sommes au seinde la société subira l’impôt sur les sociétés avant de supporter l’impôt dedistribution.Nous sommes donc loin de la détention directe des fonds parle contribuable ».

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pour le prix d’apport sa participation dans le capital de la SA Assis-tance service (actions apportées) et réinvesti le produit de cette ces-sion dans l’acquisition de parts de SCI et d’un immeuble ».C’est direque le produit de cession, réinvesti, était sorti de la société, s’y substi-tuant les biens acquis en contrepartie,mais des biens qui ne sont pas,sauf à réécrire le dictionnaire, le produit de cession. Comment dèslors, ce produit, désormais hors de la société, pourrait-il être demainappréhendé par ses associés ?

Par ailleurs, il nous semble également très contestable de considé-rer que des associés se sont effectivement approprié le produit decessiondès lorsqu’ilspouvaient seulement l’appréhender.Cette assi-milation, si elle devait perdurer, reviendrait rapidement à nier systé-matiquement l’autonomie juridique des personnes, et à dynamiterainsi non seulement notre droit mais encore tout un pan de notreéconomie. Certes, les sociétés sont des instruments juridiques auxmains des personnes physiques 120. Ripert ne disait pas autre choselorsqu’il les comparait à des robots. Pour autant, on ne saurait, aunom de ce lien de gouvernance, décréter que « contrôleurs » et« contrôlé » ne font qu’un, et qu’au fond, ce qui est à l’un est à l’autre.La personnalité morale est sacrée, et l’on ne saurait la nier en se fon-dant sur ce qui lui est le plus intimement naturel : le lien de contrôle.Car c’est bien le contrôle que le Conseil d’État semble viser en seréférant « aucaractère conjointde l’apport,de la cession,duréemploietde la gestionduproduitde cette cession »d’où il résulterait que« ceproduit pouvait être appréhendé par les contribuables ».Cependant,même sur ce dernier point, l’arrêt encourt la critique. D’abord, unapport conjoint n’est pas la marque d’un contrôle conjoint, contrai-rement à ce que le Conseil d’État considère implicitement sans nulle-ment le justifier. Dans l’affaire en cause (Moreau), deux couplesavaient apporté chacun la moitié des actions apportées, et reçu enconséquence chacun lamoitié des titres de la holding. S’il est vrai quece genre de société,dite 50/50, incline à s’accorder avec son coassocié,aucun n’ayant à lui seul la majorité dans les assemblées, c’est plus lamarque d’une soumission que d’un pouvoir. En l’espèce, une appré-hension effective des biens acquis en remploi du produit de cessionnécessiterait l’accord des deux groupes d’associés : est-ce la marqued’un droit potestatif ? On ne peut en définitive que formuler le vœu,sans trop y croire,que lorsque leConseil d’État statuera enmatière desursis d’imposition, il abandonnera ces critères appliqués pourl’heure au seul report d’imposition.

d) Incidence du critère temporel

40 - Au terme de l’examen des deux critères permettant de savoirsi l’apport-cession est ou non abusif, il reste à déterminer si la vitessed’exécution de la stratégie constitue ou non un élément décisif.L’apport-cession vertueux devant se conclure par un réinvestisse-ment, c’est en réalité la vitesse d’exécution de deux chaînons succes-sifs de la stratégie qui doit être envisagée : apport-cession, puiscession-réinvestissement. Il s’avère que si la rapidité de l’apport-cession est indifférente et ne permet pas ainsi de caractériser un abusde droit, en revanche la rapidité de la cession-réinvestissement est enprincipe nécessaire pour éviter ledit abus.

41 - Indifférence de la rapidité de l’apport-cession. – Le délaiséparant l’apport de la cession est indifférent et ne saurait donc êtrepris en compte, ne serait-ce que comme indice, pour qualifier l’opé-ration d’abusive. Il faut d’ailleurs s’en féliciter car la brièveté du délain’est que lamarque du caractère indivisible dumontage,qui autoriseprécisément à le qualifier d’apport-cession et non pas seulementd’apport d’unepart, et de cessiond’autre part.Au-delà de cette quali-fication, il reste à savoir si l’apport-cession est ou non abusif, et larapidité d’exécution de la partition est de ce point de vue parfaite-

ment inopérante.C’est fort heureusement le point de vue duConseild’État. Dans l’affaire Bauchart, la cession avait eu lieu quarante-troisjours seulement après l’apport et cela n’a pas empêché le Conseil derejeter laqualificationd’abusdedroit.Dans l’affairePicoux, la cessiondes titres a eu lieu un mois après leur apport à la société qui venaitd’êtreconstituéeàcet effet.Dans l’affaireConseil, la cessiondes titresaété réalisée une dizaine de jours après l’apport. Dans les deux cas, leConseil d’État n’a tenu aucun compte de ce critère.

Il reste que si l’apport-cession était espacé de plusieurs années,l’opération perdrait probablement de son unité, de son indivisibilité,de sorte qu’il serait difficile de qualifier l’opération d’apport-cessionau sens plein du terme. L’administration fiscale elle-même pourraitpeiner à faire le rapprochement. Un redressement fiscal seraitd’ailleurs impossible passé le délai de reprise de trois années.Quant àl’exonération de la plus-value sur les titres cédés par la holding, ellepourrait se fonder alors sur le régime spécial des cessions de titres departicipation (V. supran° 12).

42 - Importance de la rapidité de la cession-réinvestissement.–Si la rapiditéde l’apport-cessionestneutrepour caractériser l’abusdedroit, en revanche il est important que le réinvestissement dans uneactivité économique, exigé par le Conseil d’État, ait lieu rapidement,afin d’établir au plus vite l’intention non frauduleuse du contri-buable, et le placer ainsi à l’abri du grief d’abus de droit.Comme a pul’affirmer leCCRAD,le réinvestissementpar la sociétédoit être réalisé« immédiatement [après l’apport] ou à bref délai » 121. Le délai dereprise de trois ans de l’Administration est évidemment unmaximum 122. Il faut avant tout établir que le contribuable avait auplus tôt anticipé le réinvestissement, de sorte que son intention nepouvait être de frauder le fisc. La prise en considération de cette vo-lonté étant l’essentiel,un réinvestissement tardif pourrait être excusé,s’il s’avérait que le contribuable a très tôt fait entamerpar la société lesdémarches nécessaires à la réalisation du réinvestissement. Ainsi,dans l’affaire Bauchart, le Conseil d’État a souligné que « si cette ac-quisition [réinvestissement dans une activité économique ayant per-mis en l’espèce au contribuable d’échapper à la qualification d’abusde droit] est intervenue seulement en décembre 2001 [soit plus detroisansaprès l’apport],elleavait étéprécédéedès lemoisd’avril 2000de plusieurs tentatives d’acquisition de divers fonds de commercerelatifs à des cafés ou à des hôtels-restaurants ; qu’au demeurant ceréinvestissement dans une activité économique du produit de la ces-sion des actions s’est effectué dans le délai nécessaire qu’impli-quaient, eu égard à l’importance et à la nature de l’investissementréalisé, des prises de contacts et des démarches préalables d’autantplus requises en l’espèce queM. etMme Bauchart, jusqu’alors spécia-lisés dans la gestion d’un supermarché, changeaient de secteurd’activité » 123. Le Conseil d’État pourrait-il aller jusqu’à prendre encompte l’absencede réinvestissementpour caused’élément indépen-dant de la volonté du contribuable, c’est-à-dire un cas de forcemajeure ? Si lesHautsmagistrats n’ont pas encore eu l’occasion de seprononcer sur la question, leCCRADl’a quant à lui admispour excu-ser un réinvestissement seulement partiel. Dans un avis n° 2004-

120. R. Mortier, L’instrumentalisation de la personnalité morale, in La personna-lité morale, Journées nationales de l’association Henri Capitant, La Rochelle,Dalloz, 2010, t. 12.

121. Avis n° 2003-1, 5, 6, 35 et 38 et avis n° 2004-61, préc.

122. V. en ce sens, E. Cortot-Boucher, Le report d’imposition de la plus-value, encas d’apport-cession, est-il constitutif d’un abus de droit si le réinvestissementest tardif ?, préc. : « Or il nous semble que l’importance des réinvestisse-ments effectués doit s’apprécier sur une période approchant peu ou proucelle du délai de reprise dont dispose l’Administration pour établir lesredressements ».

123. V. également en ce sens,CAA Lyon, 2e ch., 27 oct. 2009, n° 07LY02295, min.c/ Clairet, jugeant que l’apport-cession n’était pas frauduleux, malgrél’absence de réinvestissement rapide, compte tenu des démarches effec-tuées par la société (cabinet de conseil mandaté 6 mois après la revente destitres ; échec des négociations ; report de l’investissement sur d’autrescibles), et eu égard à l’importance et à la nature de l’investissement.

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36 124, il a ainsi affirmé : « Le comité a toutefois relevé que cettelimitation dans le réinvestissement à caractère professionnel pouvaitêtre justifiée par des considérations de caractère familial et personnelindépendantesde la volonté »ducontribuable.Lemieux reste cepen-dant évidemment d’éviter le contentieux, de prévenir plus que deguérir,etdoncdeneutraliser le risque fiscal lié à l’opérationd’apport-cession.

B. - Neutralisation du risque d’abus de droit43 - Neutralisation du risque d’abus de droit par fraude à la

loi. – Voici les enseignements que l’on peut tirer de la jurisprudencepour prévenir au mieux tout risque de redressement et au-delà toutrisque de condamnation pour abus de droit fiscal par fraude à la loi :

‰ réinvestir le prix de cession des actifs apportés le plus rapide-ment possible (délaimaximal de trois ans), et en tous les cas, entamerau plus vite les démarches en ce sens, le pire étant de subir un redres-sement sans pouvoir attester à cette date d’un quelconque projet deréinvestissement ;

‰àdéfautderéinvestissement, l’immobilisationduprixdecessionpendant une durée supérieure à trois ans, soit le délai de reprise del’administration fiscale, pourrait être justifiée, même si le Conseild’État ne s’est pas prononcé sur ce point, par la volonté de garantirl’éventuel versement à l’acquéreur d’une garantie de passif (tech-nique dite de la « tirelire ») ;

‰ réaliser ce réinvestissement pour une part significative dans uneactivité économique et éviter de réinvestir dans une activité patrimo-niale, sauf à titre complémentaire 125 ;

‰ réaliser ce réinvestissement en conformité avec l’objet social dela société qui devra avoir été soigneusement rédigé ou modifié en cesens ;

‰ éviter tout ce qui, de près ou de loin, pourrait faire penser à uneréappropriationpar le cédant lui-mêmeduprix de vente, commeparexemple une réduction de capital nonmotivée par des pertes ; le faitque cette réappropriation soit par ailleurs taxée ne suffit pas à écarterle grief de l’abus de droit ;

‰ lemieux est peut-être en définitive, si le contribuable dispose detemps, de faire céder les titres apportés à la holding plus de deux ansaprès l’apport, de sorte qu’une plus-value existera probablementmais pourra être exonérée comme étant réalisée lors de la cession detitres de participation (CGI, art. 219, I, a quinquies) (V. supra n° 12).Cette solution, en permettant d’espacer de plusieurs années l’apportde la cession,permet de dissocier les deux opérations et est de nature,sinon à sécuriser totalement l’opération du point de vue fiscal, dumoins à relâcher la vigilance de l’administration fiscale par l’absencede concomitance 126. La cession, plus de trois ans (soit le délai dereprise de l’administration fiscale) après leur apport, des titres departicipation, permettrait, tout en faisant bénéficier la holding del’exonération de la plus-value de cession, d’éviter tout redressementfondé sur l’utilisation abusive du sursis.Nous recommandons parti-culièrement ce régime en cas de combinaison de l’apport-cessionavec une soulte (V. supran° 18).

44 - Neutralisation du risque d’abus de droit par simulation. –Enfin,ilne fautpasoublier,mêmesi ce risquen’apasencoreétémisenlumière par la jurisprudence, que l’administration fiscale pourraitchoisir de remettre en cause l’apport-cession sur le fondement del’abus de droit par simulation. Pour éviter une telle qualification, ilimporte que la société holding servant de pivot à la réalisation del’apport-cession ait un fonctionnement absolument irréprochable(tenue de la comptabilité, réunion des assemblées, etc.), et ne puisseainsi être considérée comme fictive.

Mots-Clés : Apport-cession (Opération d’) - Étude généraleAbus de droit - Opération d’apport-cession - Étude généraleAbus de droit - Champ d’application - Report ou sursis d’imposition -Opération d’apport-cession

124. Avis n° 2004-36, préc.

125. V. supra n° 31 à 35, ainsi que l’intéressant tableau récapitulatif élaboré dansle présent numéro de la revue par R. Poirier, note ss CE, 10e et 9e ss-sect., 24août 2011, n° 314579, M. Moreau, Mme Girault et CE, 10e et 9e ss-sect., 24août 2011, n° 316928, Mme Ciavatta, préc.: Dr. fisc. 2011, n° 42–43, comm.566) 126. En ce sens, G. Baffoy, Le charme discret des titres de participation, préc.

Étude 564

REVUE DE DROIT FISCAL N° 42-43. 20 OCTOBRE 2011 25