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Le lyrisme en poésie Textes Victor Hugo Charles Baudelaire Paul Eluard André Breton Sappho Ovide Catulle Georges Brassens 1

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Le lyrisme en poésie

Textes

Victor HugoCharles Baudelaire Paul Eluard

André Breton Sappho Ovide

Catulle Georges Brassens

Vieille chanson du jeune temps. Victor Hugo

1

Je ne songeais pas à Rose ;Rose au bois vint avec moi ;Nous parlions de quelque chose,Mais je ne sais plus de quoi.

J'étais froid comme les marbres ;Je marchais à pas distraits ;Je parlais des fleurs, des arbresSon œil semblait dire: " Après ? "

La rosée offrait ses perles,Le taillis ses parasols ;J'allais ; j'écoutais les merles,Et Rose les rossignols.

Moi, seize ans, et l'air morose ;Elle, vingt ; ses yeux brillaient.Les rossignols chantaient RoseEt les merles me sifflaient.

Rose, droite sur ses hanches,Leva son beau bras tremblantPour prendre une mûre aux branchesJe ne vis pas son bras blanc.

Une eau courait, fraîche et creuse,Sur les mousses de velours ;Et la nature amoureuseDormait dans les grands bois sourds.

Rose défit sa chaussure,Et mit, d'un air ingénu,Son petit pied dans l'eau pureJe ne vis pas son pied nu.

Je ne savais que lui dire ;Je la suivais dans le bois,La voyant parfois sourireEt soupirer quelquefois.

Je ne vis qu'elle était belleQu'en sortant des grands bois sourds." Soit ; n'y pensons plus ! " dit-elle.Depuis, j'y pense toujours.

2

Mon bras pressait ta taille frêle...

Mon bras pressait ta taille frêleEt souple comme le roseau ;Ton sein palpitait comme l'aileD'un jeune oiseau.

Longtemps muets, nous contemplâmesLe ciel où s'éteignait le jour.Que se passait-il dans nos âmes ?Amour ! Amour !

Comme un ange qui se dévoile,Tu me regardais, dans ma nuit,Avec ton beau regard d'étoile,Qui m'éblouit.

Tiré du recueil Les Contemplations. de Victor Hugo.

Viens ! - une flûte invisible.

Viens ! - une flûte invisibleSoupire dans les vergers. -La chanson la plus paisibleEst la chanson des bergers.

Le vent ride, sous l'yeuse,Le sombre miroir des eaux. -La chanson la plus joyeuseEst la chanson des oiseaux.

Que nul soin ne te tourmente.Aimons-nous! aimons toujours ! -La chanson la plus charmanteEst la chanson des amours.

Tiré du recueil Les Contemplations de Victor Hugo

3

Quatre lettres de Victor Hugo à sa maîtresse Juliette Drouet.

4

5

Rondeaux

Charles D’Orléans (1394 - 1465) Rondeau « Le temps a laissé son manteau »

Le temps a laissé son manteau De vent, de froidure et de pluie, Et s'est vêtu de broderie De soleil luisant, clair et beau.

Il n'y a de bête, ni oiseau Qu'en son jargon ne chante ou crie : « Le temps a laissé son manteau De vent, de froidure et de pluie. »

Rivière, fontaine et ruisseau Portent, en livrée jolie, Gouttes d'argent d'orfèvrerie, Chacun s'habille de nouveau : Le temps a laissé son manteau.    

Charles D’Orléans (1394 - 1465) Rondeau « Yver, vous n'êtes qu'un vilain »

Hiver, vous n'êtes qu'un vilain, Été est plaisant et gentil, En témoin de Mai et d'Avril Qui l'accompagnent soir et matin.

Été revêt champs, bois et fleurs, De sa livrée de verdure Et de maintes autres couleurs, Par l’ordonnance de Nature.

Mais vous, Hiver, trop être plein De neige, vent, pluie et grésil ; On vous dût bannir en exil. Sans [point] flatter, je parle plain, vous Hiver, vous n'êtes qu'un vilain.  

6

Ballades

Ballade des dames du temps jadis. François Villon.Dites-moi où, dans quel pays,Est Flora la belle Romaine ?Archipiades, et Thaïs,Qui fut sa cousine germaine ?Echo, parlant quand bruit on mèneDessus rivière ou sur étang,Qui beauté eut trop plus qu’ humaine ?Mais où sont les neiges d’antan ?

Où est la très sage Héloïse,Pour qui fut châtré et puis fait moinePierre Esbaillart à Saint-Denis ?Pour son amour eut cette essoyne (peine).Semblablement, où est la reineQui commanda que BuridanFût jeté en un sac en Seine ?Mais où sont les neiges d’antan ?

La reine Blanche comme un lisQui chantait à voix de sirène,Berthe au grand pied, Béatrice, Alice,Haramburgis qui tint le Maine,Et Jeanne, la bonne LorraineQu’Anglais brûlèrent à Rouen ;Où sont-ils, Vierge Souveraine ?Mais où sont les neiges d’antan ?

Prince, ne demandez cette semaineni cette année, où elles sont ;Je vous ramène à ce refrain :Mais où sont les neiges d’antan ?

La légende de la nonne. Or, la belle à peine cloîtrée

7

Ballade.Victor Hugo. Dans Odes et Ballades ( 1828)

Abrégée et chantée par Georges Brassens.

Venez, vous dont l'œil étincellePour entendre une histoire encorApprochez: je vous dirai celleDe doña Padilla del FlorElle était d'Alanje, où s'entassentLes collines et les halliersEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

Il est des filles à GrenadeIl en est à Séville aussiQui, pour la moindre sérénadeA l'amour demandent merciIl en est que parfois embrassentLe soir, de hardis cavaliersEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

Ce n'est pas sur ce ton frivoleQu'il faut parler de PadillaCar jamais prunelle espagnoleD'un feu plus chaste ne brillaElle fuyait ceux qui pourchassentLes filles sous les peupliersEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

Elle prit le voile à TolèdeAu grand soupir des gens du lieuComme si, quand on n'est pas laideOn avait droit d'épouser DieuPeu s'en fallut que ne pleurassentLes soudards et les écoliersEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

Amour en son cœur s'installaUn fier brigand de la contréeVint alors et dit: "Me voilà!"Quelquefois les brigands surpassentEn audace les chevaliersEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

Il était laid: les traits austèresLa main plus rude que le gantMais l'amour a bien des mystèresEt la nonne aima le brigandOn voit des biches qui remplacentLeurs beaux cerfs par des sangliersEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

La nonne osa, dit la chroniqueAu brigand par l'enfer conduitAux pieds de Sainte VéroniqueDonner un rendez-vous la nuitA l'heure où les corbeaux croassentVolant dans l'ombre par milliersEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

Or quand, dans la nef descendueLa nonne appela le banditAu lieu de la voix attendueC'est la foudre qui réponditDieu voulut que ses coups frappassentLes amants par Satan liésEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

Cette histoire de la noviceSaint Ildefonse, abbé, voulutQu'afin de préserver du viceLes vierges qui font leur salutLes prieurs la racontassentDans tous les couvents réguliersEnfants, voici des bœufs qui passentCachez vos rouges tabliers

8

Ode

A toi

A toi ! toujours à toi ! Que chanterait ma lyre ?A toi l’hymne d’amour ! à toi l’hymne d’hymen !Quel autre nom pourrait éveiller mon délire ?Ai-je appris d’autres chants ? sais-je un autre chemin ?

C’est toi, dont le regard éclaire ma nuit sombre ;Toi, dont l’image luit sur mon sommeil joyeux ;C’est toi qui tiens ma main quand je marche dans l’ombre,Et les rayons du ciel me viennent de tes yeux !

(…)

Quand ton œil noir et doux me parle et me contemple,Quand ta robe m’effleure avec un léger bruit,Je crois avoir touché quelque voile du temple,Je dis comme Tobie : Un ange est dans ma nuit !

(…)

Hélas ! je t’aime tant qu’à ton nom seul je pleure !Je pleure, car la vie est si pleine de maux !Dans ce morne désert tu n’as point de demeure,Et l’arbre où l’on s’assied lève ailleurs ses rameaux.

(…)

Extrait d’Odes et Ballades. Victor Hugo. 1823

Elégie

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombeUn bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Les Contemplations.

Epigrammes

Aimer, c’est savourer aux bras d’un être cherLa quantité de ciel que Dieu mit dans la chair.

Unité

Par-dessus l'horizon aux collines brunies, Le soleil, cette fleur des splendeurs infinies, Se penchait sur la terre à l'heure du couchant ; Une humble marguerite, éclose au bord d'un champ,

Sur un mur gris, croulant parmi l'avoine folle, Blanche épanouissait sa candide auréole ; Et la petite fleur, par-dessus le vieux mur, Regardait fixement, dans l'éternel azur, Le grand astre épanchant sa lumière immortelle. « Et, moi, j'ai des rayons aussi !» lui disait-elle.

Les Contemplations. V. Hugo

9

Deux poèmes de Charles Baudelaire

La Chevelure

Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure!Ô boucles! Ô parfum chargé de nonchaloir!Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscureDes souvenirs dormant dans cette chevelure,Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir!

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,Tout un monde lointain, absent, presque défunt,Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!Comme d'autres esprits voguent sur la musique,Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.

J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêveDe voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:

Un port retentissant où mon âme peut boireÀ grands flots le parfum, le son et la couleurOù les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moireOuvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloireD'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.

Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresseDans ce noir océan où l'autre est enfermé;Et mon esprit subtil que le roulis caresseSaura vous retrouver, ô féconde paresse,Infinis bercements du loisir embaumé!

Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tenduesVous me rendez l'azur du ciel immense et rond;Sur les bords duvetés de vos mèches torduesJe m'enivre ardemment des senteurs confonduesDe l'huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourdeSèmera le rubis, la perle et le saphir,Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde!N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourdeOù je hume à longs traits le vin du souvenir?

— Charles Baudelaire- Les Fleurs du Mal. 1857

Un hémisphère dans une chevelure

10

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.

Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.

Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.

Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.

Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.

Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.

Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.

Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris. 1862

11

Tu te lèves... - Paul Eluard (1895-1952)

Tu te lèves l'eau se déplieTu te couches l'eau s'épanouit

Tu es l'eau détournée de ses abîmesTu es la terre qui prend racineEt sur laquelle tout s'établit

Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruitsTu chantes des hymnes nocturnes sur les cordes de l'arc-en-ciel,Tu es partout tu abolis toutes les routes

Tu sacrifies le tempsÀ l'éternelle jeunesse de la flamme exacteQui voile la nature en la reproduisant

Femme tu mets au monde un corps toujours pareilLe tien

Tu es la ressemblance

Paul Eluard (Facile) 1935

L'amoureuse

Elle est debout sur mes paupièresEt ses cheveux sont dans les miens,Elle a la forme de mes mains,Elle a la couleur de mes yeux,Elle s'engloutit dans mon ombreComme une pierre sur le ciel.

 

Elle a toujours les yeux ouvertsEt ne me laisse pas dormir.Ses rêves en pleine lumièreFont s'évaporer les soleils,Me font rire, pleurer et rire,

Parler sans avoir rien à dire.

                       (Mourir de ne pas mourir, 1924)

12

Ma Femme.D’André Breton (1896-1966)

Ma femme à la chevelure de feu de boisAux pensées d'éclairs de chaleurA la taille de sablierMa femme à la taille de loutre entre les dents du tigre Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles dedernière grandeurAux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blancheA la langue d'ambre et de verre frottésMa femme à la langue d'hostie poignardéeA la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeuxA la langue de pierre incroyableMa femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfantAux sourcils de bord de nid d'hirondelleMa femme aux tempes d'ardoise de toit de serreEt de buée aux vitresMa femme aux épaules de champagneEt de fontaine à têtes de dauphins sous la glaceMa femme aux poignets d'allumettesMa femme aux doigts de hasard et d'as de coeurAux doigts de foin coupéMa femme aux aisselles de martre et de fênesDe nuit de la Saint-JeanDe troène et de nid de scalaresAux bras d'écume de mer et d'écluseEt de mélange du blé et du moulinMa femme aux jambes de fuséeAux mouvements d'horlogerie et de désespoirMa femme aux mollets de moelle de sureauMa femme aux pieds d'initialesAux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boiventMa femme au cou d'orge imperléMa femme à la gorge de Val d'orDe rendez-vous dans le lit même du torrentAux seins de nuitMa femme aux seins de taupinière marineMa femme aux seins de creuset du rubisAux seins de spectre de la rose sous la roséeMa femme au ventre de dépliement d'éventail des joursAu ventre de griffe géanteMa femme au dos d'oiseau qui fuit verticalAu dos de vif-argentAu dos de lumièreA la nuque de pierre roulée et de craie mouillée Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boireMa femme aux hanches de nacelleAux hanches de lustre et de pennes de flècheEt de tiges de plumes de paon blancDe balance insensibleMa femme aux fesses de grès et d'amianteMa femme aux fesses de dos de cygneMa femme aux fesses de printempsAu sexe de glaïeul

Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciensMa femme au sexe de miroirMa femme aux yeux pleins de larmesAux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantéeMa femme aux yeux de savaneMa femme aux yeux d'eau pour boire en prisonMa femme aux yeux de bois toujours sous la hacheAux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu.

L’Union Libre ( 1931)

13

Sappho. Poétesse grecque. 630-580 av. J.C.

Hymne à Vénus

Immortelle Vénus, fille de Jupiter, toi qui sièges sur un trône brillant et qui sais habilement disposer les ruses de l'amour, je t'en conjure, n'accable point mon âme sous le poids des chagrins et de la douleur. Mais plutôt viens à ma prière comme tu vins autrefois, quittant le palais de ton père et descendant sur ton char doré. Tes charmants passereaux t'amenaient de l'Olympe à travers les airs qu'ils agitaient de leurs ailes rapides. Dès qu'ils furent arrivés, ô déesse ! tu me souris de ta bouche divine ; tu me demandas pourquoi je t'appelais ; quels tourments ressentait mon cœur, en quels nouveaux désirs il s'égarait ; qui je voulais enchaîner dans les liens d'un nouvel amour : "Qui oserait te faire injure, ô Sappho ? S'il te fuit aujourd'hui, bientôt il te recherchera ; s'il refuse aujourd'hui tes dons, bientôt il t'en offrira lui-même s'il ne t'aime pas aujourd'hui, il t'aimera bientôt lors même que tu ne le voudrais plus."O viens, viens donc aujourd'hui, déesse, me délivrer de mes cruels tourments ! Rends-toi aux désirs de mon cœur ! Ne me refuse pas ton secours tout-puissant !

Ovide. Rome. Les Amours. -25 av. J.C. Livre II. Elégie V.

Loin de moi Cupidon et son carquois ! L'amour n'est pas d'un assez grand prix pour que j'invoque si souvent la mort. Oui, c'est la mort que j'appelle, quand je songe à ta trahison, perfide beauté, née, hélas ! pour faire à jamais mon malheur ! Ce ne sont point tes tablettes mal effacées qui mettent ta conduite à nu ; ce ne sont point des présents reçus furtivement qui révèlent ton crime. Plût aux dieux qu'en t'accusant je ne pusse te convaincre ! (…)

Par malheur, j'ai tout vu, quand tu me croyais endormi. J'ai vu ta perfidie, d'un oeil que ne troublait pas le vin qui m'était servi. Je vous ai vus vous parler par le mouvement de vos sourcils, et converser par de fréquents signes de tête. Tes yeux ne restèrent pas muets, et des mots furent tracés avec le vin sur la table. Tes doigts même trouvèrent un langage. Malgré vos efforts pour le cacher, j'ai pénétré le sens de vos discours. J'ai compris ce que voulaient dire les signes dont vous étiez convenus. Déjà la plupart des convives avaient quitté la table desservie ; il ne restait plus que deux jeunes gens plongés dans l'ivresse. Alors je vis s'unir vos coupables baisers, et vos langues se confondre. Ce n'étaient pas les baisers que reçoit d'une soeur un frère vertueux ; mais ceux qu'une maîtresse tendre donne à un amant passionné. Ce n'étaient pas les baisers que Phébus donnait sans doute à Diane ; mais ceux que Vénus prodiguait à son cher Mars.

Catulle. Rome. 87-54 av. J.C.

A LESBIE

Vivons pour nous aimer, ô ma Lesbie ! Et moquons-nous des vains murmures de la vieillesse morose. Le jour peut finir et renaître ; mais lorsque s'est éteinte la flamme éphémère de notre vie, il nous faut tous dormir d'un sommeil éternel. Donne-moi donc mille baisers, ensuite cent, puis mille autres, puis cent autres, encore mille, encore cent ; alors, après des milliers de baisers pris et rendus, brouillons-en bien le compte, qu'ignoré des jaloux comme de nous-mêmes un si grand nombre de baisers ne puisse exciter leur envie.

14

La non-demande en mariage de Georges Brassens

Ma mie, de grâce, ne mettons Pas sous la gorge à Cupidon Sa propre flèche, Tant d’amoureux l’ont essayé Qui, de leur bonheur, ont payé Ce sacrilège…

J’ai l’honneur de Ne pas te demander ta main, Ne gravons pas Nos noms au bas D’un parchemin.

Laissons le champ libre à l’oiseau, Nous serons tous les deux prisonniers sur parole, Au diable les maîtresses queux Qui attachent les cœurs aux queues Des casseroles !

Vénus se fait vieille souvent, Elle perd son latin devant La lèche frite… A aucun prix, moi, je ne veux Effeuiller dans le pot-au-feu La marguerite.

Il peut sembler de tout repos De mettre à l’ombre, au fond d’un pot De confiture, La jolie pomme défendue, Mais elle est cuite, elle a perdu Son goût nature.

On leur ôte bien des attraits, En dévoilant trop les secrets De Mélusine.L’encre des billets doux pâlit Vite entre les feuillets des livres de cuisine.

De servante n’ai pas besoin Et du ménage et de ses soins Je te dispense… Qu’en éternel fiancé, A la dame de mes pensées Toujours je pense…

15

Sélection de textes tirés des Contemplations de Victor Hugo

La vie aux champs. 1840

Le soir, à la campagne, on sort, on se

promène, 

Le pauvre dans son champ, le riche en

son domaine; 

Moi, je vais devant moi; le poëte en

tout lieu 

Se sent chez lui, sentant qu'il est

partout chez Dieu. 

Je vais volontiers seul. Je médite ou

j'écoute. 

Pourtant, si quelqu'un veut

m'accompagner en route, 

J'accepte. Chacun a quelque chose en

l'esprit; 

Et tout homme est un livre où Dieu lui-

même écrit. 

Chaque fois qu'en mes mains un de

ces livres tombe, 

Volume où vit une âme et que scelle la

tombe, 

J'y lis. 

Chaque soir donc, je m'en vais, j'ai

congé, 

Je sors. J'entre en passant chez des

amis que j'ai. 

On prend le frais, au fond du jardin, en

famille. 

Le serein mouille un peu les bancs

sous la charmille; 

N'importe: je m'assieds, et je ne sais

pourquoi 

Tous les petits enfants viennent autour

de moi. 

Dès que je suis assis, les voilà tous qui

viennent. 

C'est qu'ils savent que j'ai leurs goûts;

ils se souviennent 

Que j'aime comme eux l'air, les fleurs,

les papillons 

Ils disent, doux amis, que je ne sais

jamais 

Me fâcher; qu'on s'amuse avec moi;

que je fais 

Des choses en carton, des dessins à la

plume; 

Que je raconte, à l'heure où la lampe

s'allume, 

Oh! des contes charmants qui vous

font peur la nuit; 

Et qu'enfin je suis doux, pas fier et fort

instruit. 

Aussi, dès qu'on m'a vu: -Le voilà!-

tous accourent. 

Ils quittent jeux, cerceaux et balles; ils

m'entourent 

Avec leurs beaux grands yeux

d'enfants, sans peur, sans fiel, 

Qui semblent toujours bleus, tant on y

voit le ciel! 

Les petits quand on est petit, on est

très-brave 

Grimpent sur mes genoux; les grands

ont un air grave; 

Ils m'apportent des nids de merles

qu'ils ont pris, 

Des albums, des crayons qui viennent

de Paris; 

On me consulte, on a cent choses à

me dire, 

On parle, on cause, on rit surtout;

j'aime le rire, 

Non le rire ironique aux sarcasmes

moqueurs, 

Mais le doux rire honnête ouvrant

bouches et coeurs, 

Qui montre en même temps des âmes

et des perles. 

Recevez doucement la leçon ou le blâme. Donner et recevoir, c'est faire vivre l'âme! Je leur conte la vie, et que, dans nos douleurs, Il faut que la bonté soit au fond de nos pleurs, Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nos délires, Il faut que la bonté soit au fond de nos rires; Qu'être bon, c'est bien vivre, et que l'adversité Peut tout chasser d'une âme, excepté la bonté; Et qu'ainsi les méchants, dans leur haine profonde, Ont tort d'accuser Dieu. Grand Dieu! nul homme au monde N'a droit, en choisissant sa route, en y marchant, De dire que c'est toi qui l'as rendu méchant; Car le méchant, Seigneur, ne t'est pas nécessaire! 

Je leur raconte aussi l'histoire; la misère Du peuple juif, maudit qu'il faut enfin bénir; La Grèce, rayonnant jusque dans l'avenir; Rome; l'antique Égypte et ses plaines sans ombre, Et tout ce qu'on y voit de sinistre et de sombre. Lieux effrayants! tout meurt; le bruit humain finit. Tous ces démons taillés dans des blocs de granit, Olympe monstrueux des époques obscures, Les Sphinx, les Anubis, les Ammons, les Mercures, Sont assis au désert depuis quatre mille ans; Autour d'eux le vent souffle, et les sables brûlants Montent comme une mer d'où sort leur tête énorme; La pierre mutilée a gardé quelque forme De statue ou de spectre, et rappelle d'abord Les plis que fait un drap sur la face d'un mort; On y distingue encor le front, le nez, la bouche, Les yeux, je ne sais quoi d'horrible et de farouche Qui regarde et qui vit, masque vague et hideux. Le voyageur de nuit, qui passe à côté d'eux, S'épouvante, et croit voir, aux lueurs des étoiles, Des géants enchaînés et muets sous

16

Et les bêtes qu'on voit courir dans les

sillons. 

Ils savent que je suis un homme qui

les aime, 

Un être auprès duquel on peut jouer, et

même 

Crier, faire du bruit, parler à haute

voix; 

Que je riais comme eux et plus qu'eux

autrefois, 

Et qu'aujourd'hui, sitôt qu'à leurs ébats

j'assiste, 

Je leur souris encor, bien que je sois

plus triste; 

J'admire les crayons, l'album, les nids

de merles; 

Et quelquefois on dit quand j'ai bien

admiré: 

-Il est du même avis que monsieur le curé.- Puis, lorsqu'ils ont jasé tous ensemble à leur aise, Ils font soudain, les grands s'appuyant sur ma chaise, Et les petits toujours groupés sur mes genoux, Un silence, et cela veut dire: -Parle-nous.- 

Je leur parle de tout. Mes discours en eux sèment Ou l'idée ou le fait. Comme ils m'aiment, ils aiment Tout ce que je leur dis. Je leur montre du doigt Le ciel, Dieu qui s'y cache, et l'astre qu'on y voit. Tout, jusqu'à leur regard, m'écoute. Je dis comme Il faut penser, rêver, chercher. Dieu bénit l'homme, Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché. Je dis: Donnez l'aumône au pauvre humble et penché; 

des voiles. 

Lise. 1843

J'avais douze ans ; elle en avait bien seize.Elle était grande, et, moi, j'étais petit.Pour lui parler le soir plus à mon aise,Moi, j'attendais que sa mère sortît ;Puis je venais m'asseoir près de sa chaisePour lui parler le soir plus à mon aise.

Que de printemps passés avec leurs fleurs !Que de feux morts, et que de tombes closes !Se souvient-on qu'il fut jadis des coeurs ?Se souvient-on qu'il fut jadis des roses ?Elle m'aimait. Je l'aimais. Nous étionsDeux purs enfants, deux parfums, deux rayons.

Dieu l'avait faite ange, fée et princesse.Comme elle était bien plus grande que moi,Je lui faisais des questions sans cessePour le plaisir de lui dire : Pourquoi ?Et par moments elle évitait, craintive,Mon oeil rêveur qui la rendait pensive.

Puis j'étalais mon savoir enfantin,Mes jeux, la balle et la toupie agile ;

17

J'étais tout fier d'apprendre le latin ;Je lui montrais mon Phèdre et mon Virgile ;Je bravais tout; rien ne me faisait mal ;Je lui disais : Mon père est général.

Quoiqu'on soit femme, il faut parfois qu'on liseDans le latin, qu'on épelle en rêvant ;Pour lui traduire un verset, à l'église,Je me penchais sur son livre souvent.Un ange ouvrait sur nous son aile blanche,Quand nous étions à vêpres le dimanche.

Elle disait de moi : C'est un enfant !Je l'appelais mademoiselle Lise.Pour lui traduire un psaume, bien souvent,Je me penchais sur son livre à l'église ;Si bien qu'un jour, vous le vîtes, mon Dieu !Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.

Jeunes amours, si vite épanouies,Vous êtes l'aube et le matin du coeur.Charmez l'enfant, extases inouïes !Et quand le soir vient avec la douleur,Charmez encor nos âmes éblouies,Jeunes amours, si vite épanouies!

La coccinelle. 1830

Elle me dit : Quelque choseMe tourmente. Et j'aperçusSon cou de neige, et, dessus,Un petit insecte rose.

J'aurais dû, - mais, sage et fou,A seize ans on est farouche, -Voir le baiser sur sa bouchePlus que l'insecte à son cou.

On eût dit un coquillage ;Dos rose et taché de noir.Les fauvettes pour nous voirSe penchaient sur le feuillage.

Sa bouche fraîche était là ;Je me courbai sur la belle,Et je pris la coccinelle ;Mais le baiser s'envola.

- Fils, apprends comme on me nomme,Dit l'insecte du ciel bleu,Les bêtes sont au bon Dieu,Mais la bêtise est à l'homme.

Elle était déchaussée, elle était décoiffée. 183..

Elle était déchaussée, elle était décoiffée,Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;Moi qui passais par là, je crus voir une fée,

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Et je lui dis : Veux-tu t'en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprêmeQui reste à la beauté quand nous en triomphons,Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;Elle me regarda pour la seconde fois,Et la belle folâtre alors devint pensive.Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l'eau caressait doucement le rivage !Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,La belle fille heureuse, effarée et sauvage,Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

La fête chez Thérèse. 1840

La chose fut exquise et fort bien ordonnée. C’était au mois d’avril, et dans une journée 

Si douce, qu’on eût dit qu’amour l’eût faite

exprès. Thérèse la duchesse à qui je donnerais, 

Si j’étais roi, Paris, si j’étais Dieu, le monde, 

Quand elle ne serait que Thérèse la blonde ; 

Cette belle Thérèse, aux yeux de diamant, 

Nous avait conviés dans son jardin charmant. 

  

On était peu nombreux. Le choix faisait la fête. 

Nous étions tous ensemble et chacun tête à tête. 

Des couples pas à pas erraient de tous côtés. 

C’étaient les fiers seigneurs et les rares beautés, 

Les Amyntas rêvant auprès des Léonores, 

Les marquises riant avec les monsignores ; 

Et l’on voyait rôder dans les grands escaliers 

Un nain qui dérobait leur bourse aux cavaliers. 

  

À midi, le spectacle avec la mélodie. 

Pourquoi jouer Plautus la nuit ? La comédie 

Est une belle fille, et rit mieux au grand jour. 

Or, on avait bâti, comme un temple d’amour, 

Près d’un bassin dans l’ombre habité par un

cygne, Un théâtre en treillage où grimpait une vigne. 

Un cintre à claire-voie en anse de panier, 

Cage verte où sifflait un bouvreuil prisonnier, 

Couvrait toute la scène, et, sur leurs gorges

blanches, Les actrices sentaient errer l’ombre des

branches. On entendait au loin de magiques accords ; 

Le soleil tenait lieu de lustre ; la saison Avait brodé de fleurs un immense gazon, 

Vert tapis déroulé sous maint groupe folâtre. Rangés des deux côtés de l’agreste théâtre, 

Les vrais arbres du parc, les sorbiers, les lilas, 

Les ébéniers qu’avril charge de falbalas, 

De leur sève embaumée exhalant les délices, 

Semblaient se divertir à faire les coulisses, 

Et, pour nous voir, ouvrant leurs fleurs comme

des yeux, Joignaient aux violons leur murmure joyeux ; 

Si bien qu’à ce concert gracieux et classique, 

La nature mêlait un peu de sa musique. 

  

Tout nous charmait, les bois, le jour serein, l’air

pur, Les femmes tout amour, et le ciel tout azur. 

Pour la pièce, elle était fort bonne, quoique

ancienne. C’était, nonchalamment assis sur l’avant-scène, 

Pierrot qui haranguait dans un grave entretien 

Un singe timbalier à cheval sur un chien. 

  

Rien de plus. C’était simple et beau. — Par

intervalles, Le singe faisait rage et cognait ses timbales ; 

Puis Pierrot répliquait. — Écoutait qui voulait. 

L’un faisait apporter des glaces au valet ; 

L’autre, galant drapé d’une cape fantasque, 

Parlait bas à sa dame en lui nouant son masque ; 

Trois marquis attablés chantaient une chanson ; 

Thérèse était assise à l’ombre d’un buisson : 

Les roses pâlissaient à côté de sa joue, 

Et, la voyant si belle, un paon faisait la roue. 

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Et, tout en haut, sortant de la frise à mi-corps, 

Pour attirer la foule aux lazzis qu’il répète, 

Le blanc Pulcinella sonnait de la trompette. 

Deux faunes soutenaient le manteau d’Arlequin ; 

Trivelin leur riait au nez comme un faquin. 

Parmi les ornements sculptés dans le treillage, 

Colombine dormait dans un gros coquillage, 

Et, quand elle montrait son sein et ses bras nus, 

On eût cru voir la conque, et l’on eût dit Vénus. 

Le seigneur Pantalon, dans une niche, à droite, 

Vendait des limons doux sur une table étroite, 

Et criait par instants : « Seigneurs, l’homme est

divin. Dieu n’avait fait que l’eau, mais l’homme a fait le

vin. » Scaramouche en un coin harcelait de sa batte 

Le tragique Alcantor, suivi du triste Arbate ; 

Crispin, vêtu de noir, jouait de l’éventail ; 

Perché, jambe pendante, au sommet du portail, 

Carlino se penchait, écoutant les aubades, 

Et son pied ébauchait de rêveuses gambades. 

  

  

Moi, j’écoutais, pensif, un profane couplet 

Que fredonnait dans l’ombre un abbé violet. 

  

La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux

s’éteignirent ; Dans les bois assombris les sources se

plaignirent ; Le rossignol, caché dans son nid ténébreux, 

Chanta comme un poète et comme un amoureux. 

Chacun se dispersa sous les profonds feuillages ; 

Les folles en riant entraînèrent les sages ; 

L’amante s’en alla dans l’ombre avec l’amant ; 

Et, troublés comme on l’est en songe,

vaguement, Ils sentaient par degrés se mêler à leur âme, 

À leurs discours secrets, à leurs regards de

flamme, À leur cœur, à leurs sens, à leur molle raison, 

Le clair de lune bleu qui baignait l’horizon. 

  

L’enfance. 1835

L'enfant chantait; la mère au lit, exténuée,Agonisait, beau front dans l'ombre se penchant ;La mort au-dessus d'elle errait dans la nuée ;Et j'écoutais ce râle, et j'entendais ce chant.

L'enfant avait cinq ans, et près de la fenêtreSes rires et ses jeux faisaient un charmant bruit ;Et la mère, à côté de ce pauvre doux êtreQui chantait tout le jour, toussait toute la nuit.

La mère alla dormir sous les dalles du cloître ;Et le petit enfant se remit à chanter... La douleur est un fruit ; Dieu ne le fait pas croîtreSur la branche trop faible encor pour le porter.

Hier au soir. Hier, le vent du soir, dont le souffle caresse, Nous apportait l'odeur des fleurs qui s'ouvrent tard; La nuit tombait; l'oiseau dormait dans l'ombre épaisse. Le printemps embaumait, moins que votre jeunesse; Les astres rayonnaient, moins que votre regard. 

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Moi, je parlais tout bas. C'est l'heure solennelle 

Où l'âme aime à chanter son hymne le plus doux. Voyant la nuit si pure, et vous voyant si belle, J'ai dit aux astres d'or: Versez le ciel sur elle! Et j'ai dit à vos yeux: Versez l'amour sur nous! 

CrépusculeL'étang mystérieux, suaire aux blanches moires,Frissonne ; au fond du bois, la clairière apparaît ;Les arbres sont profonds et les branches sont noires ; Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ? Vous qui passez dans l'ombre, êtes-vous des amants ? Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;L'herbe s'éveille et parle aux sépulcres dormants. 

Que dit-il, le brin d'herbe ? et que répond la tombe ?Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs. Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ; Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs. 

Dieu veut qu'on ait aimé. Vivez ! faites envie,Ô couples qui passez sous le vert coudrier.Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie, On emporta d'amour, on l'emploie à prier. 

Les mortes d'aujourd'hui furent jadis les belles. Le ver luisant dans l'ombre erre avec son flambeau.Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,Le brin d'herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau. 

La forme d'un toit noir dessine une chaumière ; On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ; L'étoile aux cieux, ainsi qu'une fleur de lumière, Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.

Aimez-vous! c'est le mois où les fraises sont mûres. L'ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,Les prières des morts aux baisers des vivants.

Chose vue un jour de printemps. 1840.Entendant des sanglots, je poussai cette porte.Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte.Tout dans ce lieu lugubre effrayait le regard.Sur le grabat gisait le cadavre hagard ;C’était déjà la tombe et déjà le fantôme.Pas de feu ; le plafond laissait passer le chaume.Les quatre enfants songeaient comme quatre vieillards.On voyait, comme une aube à travers des brouillards,Aux lèvres de la morte un sinistre sourire ;Et l’aîné, qui n’avait que six ans, semblait dire :« Regardez donc cette ombre où le sort nous a mis ! »

Un crime en cette chambre avait été commis.Ce crime, le voici : – Sous le ciel qui rayonne,

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Une femme est candide, intelligente, bonne ;Dieu, qui la suit d’en haut d’un regard attendri,La fit pour être heureuse. Humble, elle a pour mariUn ouvrier ; tous deux, sans aigreur, sans envie,Tirent d’un pas égal le licou de la vie.Le choléra lui prend son mari ; la voilàVeuve avec la misère et quatre enfants qu’elle a.Alors, elle se met au labeur comme un homme.Elle est active, propre, attentive, économe ;Pas de drap à son lit, pas d’âtre à son foyer ;Elle ne se plaint pas, sert qui veut l’employer,Ravaude de vieux bas, fait des nattes de paille,Tricote, file, coud, passe les nuits, travaillePour nourrir ses enfants ; elle est honnête enfin.Un jour, on va chez elle, elle est morte de faim.

Oui, les buissons étaient remplis de rouges-gorges,Les lourds marteaux sonnaient dans la lueur des forges,Les masques abondaient dans les bals, et partoutLes baisers soulevaient la dentelle du loup ;Tout vivait ; les marchands comptaient de grosses sommes ;On entendait rouler les chars, rire les hommes ;Les wagons ébranlaient les plaines ; le steamerSecouait son panache au-dessus de la mer ;Et, dans cette rumeur de joie et de lumière,Cette femme étant seule au fond de sa chaumière,La faim, goule effarée aux hurlements plaintifs,Maigre et féroce, était entrée à pas furtifs,Sans bruit, et l’avait prise à la gorge, et tuée.

La faim, c’est le regard de la prostituée,C’est le bâton ferré du bandit, c’est la mainDu pâle enfant volant un pain sur le chemin,C’est la fièvre du pauvre oublié, c’est le râleDu grabat naufragé dans l’ombre sépulcrale.Ô Dieu ! la sève abonde, et, dans ses flancs troublés,La terre est pleine d’herbe et de fruits et de blés,Dès que l’arbre a fini, le sillon recommence ;Et, pendant que tout vit, ô Dieu, dans ta clémence,Que la mouche connaît la feuille du sureau,Pendant que l’étang donne à boire au passereau,Pendant que le tombeau nourrit les vautours chauves,Pendant que la nature, en ses profondeurs fauves,Fait manger le chacal, l’once et le basilic,L’homme expire ! – Oh ! la faim, c’est le crime public ;C’est l’immense assassin qui sort de nos ténèbres.

Dieu ! pourquoi l’orphelin, dans ses langes funèbres,Dit-il : « J’ai faim ! » L’enfant, n’est-ce pas un oiseau ?Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau ?

Pauca meae. IV.Oh ! Je fus comme un fou dans le premier moment. 1852.Oh ! je fus comme fou dans le premier moment,Hélas ! et je pleurai trois jours amèrement.Vous tous à qui Dieu prit votre chère espérance,

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Pères, mères, dont l’âme a souffert ma souffrance,Tout ce que j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ?Je voulais me briser le front sur le pavé ;Puis je me révoltais, et, par moments, terrible,Je fixais mes regards sur cette chose horrible,Et je n’y croyais pas, et je m’écriais : Non !— Est-ce que Dieu permet de ces malheurs sans nomQui font que dans le cœur le désespoir se lève ? —Il me semblait que tout n’était qu’un affreux rêve,Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsi quitté,Que je l’entendis rire en la chambre à côté,Que c’était impossible enfin qu’elle fût morte,Et que j’allais la voir entrer par cette porte !

Oh ! que de fois j’ai dit : Silence ! elle a parlé !

Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé !

Attendez ! elle vient ! Laissez-moi, que j’écoute !

Car elle est quelque part dans la maison sans doute !

Pauca meae. VElle avait pris ce plis dans son âge enfantin. 1846

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Pauca meae. VIQuand nous habitions tous ensemble. 1844

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Pauca meae. IX

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O souvenirs ! printemps ! aurore ! 1846

Mors. 1854

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Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ. Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant, Noir squelette laissant passer le crépuscule. Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule, L'homme suivait des yeux les lueurs de la faux. Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux Tombaient; elle changeait en désert Babylone, Le trône en l'échafaud et l'échafaud en trône, Les roses en fumier, les enfants en oiseaux, L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux. Et les femmes criaient : « Rends-nous ce petit être. Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître ? » Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas ; Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ; Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre; Les peuples éperdus semblaient sous la faux sombre Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit; Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit. Derrière elle, le front baigné de douces flammes, Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.

A mademoiselle Louise B. 1855I L’année en s’enfuyant par l’année est suivie. Encore une qui meurt ! encore un pas du temps ; Encore une limite atteinte dans la vie ! Encore un sombre hiver jeté sur nos printemps ! Le temps ! les ans ! les jours ! mots que la foule ignore ! Mots profonds qu’elle croit à d’autres mots pareils ! Quand l’heure tout-à-coup lève sa voix sonore, Combien peu de mortels écoutent ses conseils ! L’homme les use, hélas ! ces fugitives heures, En folle passion, en folle volupté, Et croit que Dieu n’a pas fait de choses meilleures Que les chants, les banquets, le rire et la beauté ! Son temps dans les plaisirs s’en va sans qu’il y pense. Imprudent ! est-il sûr de demain ? d’aujourd’hui ? En dépensant ses jours, sait-il ce qu’il dépense ? Le nombre en est compté par un autre que lui. A peine lui vient-il une grave pensée Quand, au sein d’un festin qui satisfait ses voeux, Ivre, il voit tout-à-coup de sa tête affaissée Tomber en même temps les fleurs et les cheveux ; Quand ses projets hâtifs l’un sur l’autre s’écroulent ; Quand ses illusions meurent à son côté ; Quand il sent le niveau de ses jours qui s’écoulent, Baisser rapidement comme un torrent d’été. Alors en chancelant il s’écrie, il réclame, Il dit : Ai-je donc bu toute cette liqueur ? Plus de vin pour ma soif ! plus d’amour pour mon âme ! Qui donc vide à la fois et ma coupe et mon coeur ? Mais rien ne lui répond. - Et triste, et le front blême, De ses débiles mains, de son souffle glacé, Vainement il remue, en s’y cherchant lui-même, Ce tas de cendre éteint qu’on nomme le passé ! 

IIAinsi nous allons tous. - Mais vous dont l’âme est forte, Vous dont le coeur est grand, vous dites : - Que m’importe Si le temps fuit toujours, Et si toujours un souffle emporte quand il passe, Pêle-mêle à travers la durée et l’espace, Les hommes et les jours ! Car vous avez le goût de ce qui seul peut vivre ; Sur Dante et sur Mozart, sur la note et le livre, Votre front est courbé. Car vous avez l’amour des choses immortelles ; Rien de ce que le temps emporte sur ses ailes Des vôtres n’est tombé ! Quelquefois, quand l’esprit vous presse et vous réclame, Une musique en feu s’échappe de votre âme, Musique aux chants vainqueurs, Au souffle pur, plus doux que l’aile des zéphires, Qui palpite et qui fait vibrer comme des lyres Les fibres de nos cœurs ! Dans ce siècle où l’éclair reluit sur chaque tête, Où le monde, jeté de tempête en tempête, S’écrie avec frayeur, Vous avez su vous faire, en la nuit qui redouble, Une sérénité qui traverse sans trouble L’orage extérieur ! Soyez toujours ainsi ! l’amour d’une famille ; Le centre autour duquel tout gravite et tout brille ; La sœur qui nous défend ; Prodigue d’indulgence et de blâme économe ; Femme au cœur grave et doux ; sérieuse avec l’homme, Folâtre avec l’enfant ! Car pour garder toujours la beauté de son âme, Pour se remplir le cœur, riche ou pauvre, homme ou femme, De pensers bienveillants, Vous avez ce qu’on peut, après Dieu, sur la terre, Contempler de plus saint et de plus salutaire, Un père en cheveux blancs ! 

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