la vie de la fondation · 2015. 10. 29. · la vie de la fondation le mot du président 1 les...

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  • La Vie de la FondationLe mot du président 1Les Rendez-vous de l’histoire à Blois 1Hommage national à Jean-Louis Crémieux-Brilhac 2Une vie au service de l’homme 4Réunion en hommage à Jean-Louis Crémieux-Brilhac 5Le 70e anniversaire de la bataille de l’Authion 6La réunion des délégués 7Le 18 juin à Paris 7

    HistoireRomain Gary, « artisan de la dignité humaine » 8Radicofani en 1944, le courage d’oser, (1re partie) 11La libération du territoire et le retour à la République 17Pour un autre 8 mai 18

    Livres 19

    In memoriam 21

    Carnet 26

    Dans les délégations 28

    SommaireSommaire

    N° commission paritaire : 0212 A 056 24N° ISSN : 1630-5078Reconnue d’utilité publique (Décret du 16 juin 1994)RÉDACTION, ADMINISTRATION, PUBLICITÉ :59, rue Vergniaud - 75013 ParisTél. : 01 53 62 81 82 - Fax : 01 53 62 81 80E-mail : [email protected]

    VERSEMENTS : CCP Fondation de la France LibreParis CCP La Source 42495 11 ZPrix au N° : 5 EurosAbonnement annuel : 15 Euros

    © « BULLETIN DE LA FONDATION DE LA FRANCE LIBRE ÉDITÉ PAR LA FONDATION DE LA FRANCE LIBRE »

    Revue d’information trimestrielle de la Fondation de la France Libre Parution : Juin 2015Numéro 56

    En couverture :

    Jean-Louis Crémieux-Brilhac présentel’un des tracts réalisés par son serviceau Commissariat de l’Intérieur, le 3décembre 2008 à son domicile pari-sien (photo AFP/archives - Stéphanede Sakutin).

    © Fondation de la France Libre

    Il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente publication –loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur.

    MISE EN PAGE, IMPRESSION, ROUTAGE :Imprimerie LA GALIOTE-PRENANT - 01 49 59 55 55Dépôt légal 2e trimestre 2015DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Général Robert BRESSERÉDACTEUR EN CHEF : Sylvain CORNIL-FRERROTCONCEPTION GRAPHIQUE : Bruno RICCI

  • LA VIE DE LA FONDATION

    Juin 2015 • N° 56 l 1

    Le mot du président

    Plusieurs grands Français Libres nous ont quittés en ce printemps2015, trop pour les évoquer tous dans ce billet. J’ai une pensée pourtous, et particulièrement pour Jean-Louis Crémieux-Brilhac, ledélicieux Jean-Louis, l’historien de la France Libre et le présidenthonoraire de notre comité scientifique, ainsi que pour RogerNordmann. Tous deux fréquentaient assidûment le siège et serendaient toujours disponibles pour la Fondation.

    Un passé glorieux est en train de nous quitter. Est-ce à dire que nousn’avons pas d’avenir ? J’ai la faiblesse de penser que nous en avons unet qu’il est porté par nos délégués. Leur engagement permet à laFondation de la France Libre de rayonner, de n’être pas qu’unestructure parisienne immobile.

    Je mesure leurs difficultés. À présent que le siège est pérennisé dansdes locaux modernes et adaptés, la pérennisation de nosdélégations devient la priorité de l’exercice 2015-2016.

    Général Robert Bresse

    Fermeture estivaleLa Fondation de la France Libre fermera ses portes du vendredi 10 juillet 2015 à 17h30 au mardi 1er septembre 2015à 8h30.

    Les Rendez-vous de l’histoire à BloisComme l’année précédente, la Fondation de la France Libre sera présente aux Rendez-vous de l’histoire à Blois,dont la 18e édition se tiendra du 9 au 11 octobre 2015 et aura pour thème : « les empires ». Un grand choix de livreset de revues édités ou diffusés par la Fondation sera disponible sur son stand, au salon du livre. Toutes les per-sonnes intéressées par le thème 2015-2016 du Concours national de la Résistance et de la Déportation, qui a pourintitulé « Résister par l’art et la littérature » pourront venir s’y renseigner et découvrir le dossier numérique qui seramis en ligne à la rentrée, comme chaque année, sur notre site Internet, www.france-libre.net, pour compléter ledossier pédagogique adressé à tous les collèges et lycées.

    La table-ronde organisée par la Fondation traitera la question de « l’Empire, incarnation de la France Libre ». Sesparticipants seront : le général Robert Bresse, président de la Fondation, Arlette Capdepuy, chercheur associée auCEMMC, université Bordeaux Montaigne, auteur de Félix Éboué, de Cayenne au Panthéon (1884-1944), éd.Karthala, collection Hommes et sociétés (à paraître en 2015), Christine Levisse-Touzé, directrice du Musée duGénéral Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris et du Musée Jean Moulin de la Ville de Paris, direc-teur de recherche associé à l’université Paris IV-La Sorbonne, et Gilles Ragache, diplômé de Sciences Po Paris, maî-tre de conférences en histoire contemporaine, auteur de L’Outre-mer français dans la guerre (1939-1945),Economica, 2014.

  • LA VIE DE LA FONDATION

    2 l Juin 2015 • N° 56

    éducation, il avait retenu qu’il n’y avait riende plus digne que de servir la collectivité, etc’est cette passion civique qui l’aura finale-ment guidé tout au long de son existence.

    Il se destinait à devenir historien, et c’estl’Histoire qui l’a rattrapé. En 1940, il estmobilisé, il se bat avec courage lors de lacampagne de France, mais il n’a pas letemps, pas le temps de sauver son pays. Ilvoit le spectacle de l’effondrement, del’abaissement, et c’est cette situationéprouvante qu’il a voulu comprendre, pouren déchiffrer les raisons.

    Il a dénoncé tant de fois cette France ané-miée, divisée, rongée par le défaitisme et latentation de l’extrême. Il en avait tiré uneconviction, elle était simple : c’est lorsquela France doute d’elle-même, lorsqu’elle serenferme, lorsqu’elle se referme, qu’ellecesse de se projeter, que la France cessed’être la France.

    En pleine débâcle, lui, il avait tenu sa posi-tion. Ensuite, prisonnier en Allemagne,puis retenu en Russie, il parvint à rejoindreLondres, après un périple de plus de huitmois, avec 185 autres Français. Ils furentpour le général de Gaulle, à Londres, l’undes plus importants renforts depuis leshommes de l’île de Sein.

    Libre et Français, Jean-Louis Crémieuxl’avait toujours été. À Londres, il devintCrémieux-Brilhac. Brilhac, un pseudo-

    nyme qu’il avait choisi, en souvenir de larue où, en mars 1940, il avait vécu les pre-mières semaines de son mariage avec safemme Monique.

    Pour parler de la France Libre, Jean-LouisCrémieux-Brilhac aimait à emprunter lesmots de Stendhal sur l’armée d’Italie de1796. « On n’y eut pas trouvé 30 000hommes ayant plus de 30 ans. J’ajouterais,disait-il, une parole imprudente : ilsn’étaient pas des gens du monde. » C’était laFrance des volontaires venus à Londres etaussi de l’Afrique, ces 30 000 volontaires del’Empire qui formaient la moitié destroupes du général de Gaulle. C’est cetteFrance-là que Jean-Louis Crémieux-Brilhaca voulu sortir de l’oubli, lorsqu’il a publié1 500 pages de l’histoire de la France Libre.

    Il a montré comment le général de Gaulle aconstitué cette utopie combattante « avecdes bouts d’allumettes ». Il a raconté com-ment elle est devenue cet élan fantastiqueinsufflé dans le corps rompu de la France.Il a rappelé qu’elle fut aussi une extraordi-naire régénération politique, la matrice oùla République s’est réinventée à laLibération plus sociale et plus démocra-tique.

    Dans cette petite République fraternelle dela France Libre, Jean-Louis Crémieux-Brilhac était le responsable de la propa-gande. Il écoutait les émissions de l’en-nemi, il recevait les nouvelles du front, etles rediffusait vers la France occupée.

    Tous les mois, il rédigeait un bulletin à l’in-tention de Rex, le chef de la Délégationgénérale clandestine. Longtemps, il aignoré qui était Rex et qui se cachait der-rière ce pseudonyme, pour découvrirensuite qu’il s’agissait de Jean Moulin.

    En février 1944, il écrivit un article quidénonçait l’extermination de trois millionsde juifs d’Europe de l’Est « dans des cham-bres asphyxiantes ». Il fut hélas l’un despremiers à alerter. Lorsque le jour dudébarquement est venu, il eut cet honneurde rédiger les messages de la BBC, à l’in-tention de l’opinion française.

    Dans cette période exaltante qui marquasa vie, il considéra qu’il n’avait qu’unregret, celui de ne pas avoir connu la clan-destinité. Il aurait dû en effet être para-chuté sur le maquis de l’Ain, à l’été 1944,avec deux officiers, l’un américain et l’au-tre anglais. L’Anglais ne s’était pas présentéà l’heure, et le rendez-vous fut manqué, etil dut attendre Paris libéré pour participer àson tour à la libération de notre pays.

    Le mercredi 15 avril 2015, un hom-mage national était rendu, dans lacour d’honneur des Invalides, en pré-sence de sa famille, de ses proches et denombreuses personnalités du mondecombattant à Jean-Louis Crémieux-Brilhac (1917-2015), ancien des Forcesfrançaises libres et serviteur infatiga-ble de l’État, devenu sur le tard l’histo-rien de la France Libre, décédé unesemaine plus tôt. Dans son discours, lePrésident de la République a tenu àrappeler les engagements successifs dece grand humaniste et de cet hommede savoir, d’une rigueur intellectuelletoujours impeccable et d’une hauteurde vue jamais démentie.

    Madame, Messieurs les ministres,Mesdames, Messieurs les parlementaires,Mesdames, Messieurs représentant lesautorités de l’État.

    Nous sommes rassemblés ici, autour ducercueil de Jean-Louis Crémieux-Brilhac,parce que c’était un grand Français, dis-paru après une longue vie mise au servicede la République, qui lui avait d’ailleursdécerné, avant qu’il ne meure, la grand-croix de la Légion d’honneur.

    Jean-Louis Crémieux-Brilhac était unhomme de devoir, il l’avait montré. C’étaitun homme de savoir, il le démontrait. Avecle temps, il était devenu un homme demémoire.

    De son époque, longue, il avait tout vu,tout vécu, tout connu : le premier et lesecond conflit mondial ; les camps de pri-sonniers allemands et les prisons sovié-tiques ; à 20 ans, il avait rencontré AndréMalraux et Stefan Zweig ; à 30 ans, il avaitservi le général de Gaulle à Londres ; à 40ans, il avait suivi Pierre Mendès France aupouvoir. Jusqu’à la fin de sa vie, il conti-nuait d’écrire l’Histoire, après l’avoir faite.

    Jean-Louis Crémieux était un enfant de laRépublique, c’est ainsi qu’il se définissaitlui-même. Dans sa famille, on était répu-blicain, évidemment, et citoyen, passion-nément. Son père était un professeur, maisc’était aussi un ancien combattant de laGrande Guerre. Il avait emmené son filsJean-Louis aux obsèques d’Anatole Franceet du maréchal Foch, comme pour récon-cilier la France.

    Adolescent, il a vu la montée des périls et laFrance s’enfoncer dans ses querelles. De son

    Hommage national à Jean-Louis Crémieux-Brilhac

    Jean-Louis Crémieux-Brilhac le 3 décembre 2008 à sondomicile parisien (photo AFP/archives - Stéphane deSakutin).

  • LA VIE DE LA FONDATION

    Juin 2015 • N° 56 l 3

    Il voulait créer un instrument d’informa-tion, de transparence, de réflexion, pourune République moderne. Il ne s’agissaitplus de propagande comme sous la FranceLibre, il s’agissait de connaissances, desavoir, d’information.

    Il s’attacha à cette maison de laDocumentation française, pendant plus de30 ans. Il en fut le dirigeant. Il l’a moderni-sée, informatisée, représentée. Pour touteune génération de responsables publics,de fonctionnaires, dont je suis, il a étél’âme de la Documentation Française,celui qui a porté cette volonté inédite del’État de s’ouvrir aux débats publics et d’ai-der à la compréhension du monde.

    L’homme qui incarnait à ses yeux cetteRépublique moderne, transparente, exi-geante, savante, c’était Pierre MendèsFrance. Jean-Louis Crémieux-Brilhac futauprès de Pierre Mendès France celui quidéfinit la stratégie publique pour larecherche en France. Il pensait que ce quifaisait la force de la France, c’étaient sessavants, c’était la science, c’était cettecapacité à découvrir.

    Il travailla pour promouvoir cette belleidée du progrès, à travers l’Associationd’étude pour l’expansion de la recherchescientifique. Il le fit avec Jacques Monod,le futur prix Nobel. Cette association étaitoriginale : elle était composée d’indus-triels, de chercheurs, de syndicalistes. Elleétait placée sous le haut patronage dePierre Mendès France et fut un aiguillonpour les pouvoirs publics.

    François Hollande, accompagné de Jean-Yves Le Drian,ministre de la Défense, passe en revue les troupes. Aufond, l’assistance, venue nombreuse assister auxobsèques de Jean-Louis Crémieux-Brilhac (© Présidencede la République - C. Chavan).

    François Hollande se recueille devant la cercueil deJean-Louis-Crémieux-Brilhac (© Présidence de laRépublique - C. Chavan).

    La guerre terminée, Jean-Louis Crémieux-Brilhac devint fonctionnaire, avec unebelle idée : promouvoir et diffuser lesavoir. Il imagina alors en 1945 laDocumentation française, pour que lareconstruction du pays se fasse aussi parla connaissance. Il voulait une maisond’édition de service public, créée pourdonner aux citoyens des faits, des chiffres,des analyses, des outils de compréhensionsur les grandes questions économiques,sociales, diplomatiques, politiques.

    Jean-Louis Crémieux-Brilhac en fut lesecrétaire général, et à ce titre, il fut asso-cié, tout au long de la Ve République, avecle général de Gaulle, puis GeorgesPompidou, aux grandes réformes scienti-fiques : la création de la Délégation géné-rale de la recherche scientifique, la moder-nisation des universités, le développe-ment de secteurs jusqu’à lors délaisséscomme la biologie, les recherches médi-cales, l’agronomie. Tout cela est dû aussi àla promotion de la science dont Jean-Louis Crémieux-Brilhac fut un des acteurs.

    En 1986, il prit sa retraite du Conseild’État, et s’ouvrit pour lui une nouvellecarrière, celle dont il avait rêvé, jeune : his-torien. Historien parce qu’il voulait expli-quer, chercher, comprendre, éclairer leprésent en cherchant dans le passé ce quiavait pu nous encombrer, nous entraverou, au contraire, nous élever.

    Il revint régulièrement sur « les Français del’an 40 ». Il y a consacré huit ans de sa vie,et il ne voulait, pour être exhaustif, pourn’oublier personne, aucun fait, aucunvisage, il voulait accomplir ce travail, enmémoire de ses frères d’armes de la FranceLibre. Il voulait aussi tout montrer. C’estainsi que Crémieux-Brilhac, à la fin de savie, fut aussi producteur de documents,réalisateur de documentaires audiovisuels,toujours avec cette même passion : ressus-citer l’Histoire et mobiliser les générationsd’aujourd'hui, pour qu’elles soient à lahauteur des précédentes.

    Il s’attachait aussi à des personnages qu’ilavait lui-même connus. En 2010, il publiaune biographie de Georges Boris. GeorgesBoris, une grande figure républicaine, qu’ilavait connu à Londres, et qui avait succes-sivement servi Léon Blum, Charles deGaulle et Pierre Mendès France. C’est pource livre consacré à Georges Boris, son ami,qu’il obtint la récompense qui lui touchadavantage le cœur que l’esprit. C’était leprix d’Histoire du Sénat, parce que ce prixavait une valeur particulière pour lui,c’était la reconnaissance, par les histo-riens, de son travail d’historien.

    Aujourd’hui, Jean-Louis Crémieux-Brilhacest dans l’Histoire. Nous sommes autour

    François Hollande prononce son hommage (©Présidence de la République - C. Chavan).

    de lui, dans cette cour d’honneur del’Hôtel des Invalides, où il a accompagnélui-même tant de Français libres, tant decompagnons de lutte.

    Le 10 avril 2012, j’y étais, c’est lui qui pro-nonçait l’éloge funèbre, ici, de RaymondAubrac. Le 7 mars 2013, c’est lui aussi quiprononça le discours en hommage àStéphane Hessel. À chaque fois, c’était lemême mot qui revenait dans sa bouche,celui de fraternité. La fraternité d’âme desderniers témoins, de ceux « qui connaissenttellement plus de morts que de vivants ».

    Au moment de dire adieu à son amiRaymond Aubrac, Jean-Louis Crémieux-Brilhac avait retrouvé les derniers mots dela Complainte du partisan d’Emmanueld’Astier de La Vigerie :

    « Hier encore nous étions troisIl ne reste plus que moiEt je tourne en rondDans les prisons des frontièresLe souffle sur les tombesLa liberté reviendraOn nous oublieraNous rentrerons dans l’ombre »

    Jean-Louis Crémieux-Brilhac ne rentrerapas dans l’ombre, parce qu’il était unelumière. Jean-Louis Crémieux-Brilhacavait connu tant d’événements, avaitconnu tant de personnages, avait connutrois Républiques et quinze présidents. Ilen avait gardé comme une forme de déta-chement, et en même temps d’engage-ment.

    Dans sa vie, longue, il s’était fait un devoir,qui se résumait dans cette belle phrase,que je laisse à la méditation des plusjeunes : « Quand on habite la patrie desDroits de l’Homme, on a une responsabi-lité, celle de l’engagement ».

    Jean-Louis Crémieux-Brilhac s’est engagétout au long de sa vie, et c’est ce message-là, ce message de l’engagement, qu’il nouslaisse aujourd'hui, et que nous entendonsencore.

  • LA VIE DE LA FONDATION

    La France Libre perd l’un de ses grandsanciens et l’un de ses plus remarqua-bles historiens, avec la disparition deJean-Louis Crémieux-Brilhac, surve-nue le mercredi 8 avril.

    Né le 22 janvier 1917 à Colombes (Seine-et-Oise) dans une famille d’origine juiveimplantée depuis cinq siècles à Carpentraspuis Nîmes et Narbonne, Jean-LouisCrémieux-Brilhac fait des études secon-daires au lycée Condorcet de 1924 à 1933,avant de s’inscrire à la Sorbonne où ilobtient une licence ès lettres. Grâce à sononcle, le critique littéraire BenjaminCrémieux (1888-1944), le jeune lycéencôtoie quelques-uns des plus grands nomsde la littérature européenne. À partir de1931, il passe une partie de ses vacancesen Allemagne, où il assiste à la montée dunazisme et voit ses camarades socialistesd’adolescence s’affilier l’un après l’autre,parfois à l’insu de leurs parents, à laHitlerjugend (les jeunesses hitlériennes).Précocement politisé, il milite au Comitéde vigilance des intellectuels antifascistesde 1935 à 1938.

    Mobilisé en septembre 1939, il suit uneformation au peloton d’élève-officier deréserve (EOR) à Saint-Cyr, avant d’êtreaffecté, avec le grade d’aspirant, à l’extré-mité ouest de la ligne Maginot. Fait prison-nier dans la Marne le 11 juin, il est envoyéen Allemagne à l’oflag II-D, à Gross-Born,en Poméranie, avant d’être dirigé vers lestalag II-B, dont il s’évade, avec l’aspirantPierre Joriot, le 4 janvier 1941. Ayant réussià prendre, à la gare voisine d’Hammerstein,un train qui les conduit jusqu’à Göritten,les deux hommes passent la frontière prèsd’Eydkau et passent en Union soviétique,où ils sont dirigés vers Kaunas et empri-sonnés pour passage illégal de la frontière,d’abord dans les geôles du NKVD à laLoubianka, puis à la prison Boutyrki, avantd’être expédiés au camp de Kozielsk, ausud-ouest de Moscou, le 2 mars 1941.

    L’invasion allemande engagée le 22 juin1941 modifie leur situation. Les 218Français évadés d’Allemagne sont évacuésvers le camp de Grazoviets, rebaptisé pareux « Grazievitch » et occupé en grandemajorité par des Polonais, où ils arrivent le2 juillet. 186 d’entre eux, emmenés par lecolonel Billotte, obtiennent finalementd’embarquer le 29 août, à Arkhangelsk, àbord de l’Empress of Canada, qui lesemmène en Grande-Bretagne, via leSpitzbeg. Arrivés à Greenock, avant-portde Glasgow, le 8 septembre, ils souscriventun engagement dans la France Libre. Jean-Louis Crémieux signe, le 10 septembre,

    sous le nom de Jean Brilhac. Ainsi s’achèvel’odyssée des « Russes », dont Jean-LouisCrémieux-Brilhac a fait le récit en 2004dans Prisonniers de la liberté.

    Nommé sous-lieutenant, il est affecté auprintemps 1942 au Commissariat nationalà l’Intérieur, à Londres, sous la directiond’André Philip puis d’Emmanuel d’Astierde la Vigerie, afin de réunir de la documen-tation politique sur la France. Il superviseégalement la mise sur pied d’un serviced’écoute destiné à enregistrer les émis-sions de Radio Vichy et Radio Paris. À l’étésuivant, il prend la direction du service dediffusion clandestine chargé d’élaborerdes dossiers documentaires, d’imprimerdes tracts et d’envoyer chaque mois dumatériel de propagande à la Résistanceintérieure. En 1943-1944, il assure,conjointement avec Gilberte Brossolette,l’épouse de Pierre, la charge d’officier deliaison de la France Combattante à la BBC,dont il aide à préparer les émissions et oùil intervient à plusieurs reprises. En mai1944, c’est lui qui rédige les directives d’ac-tion diffusées à la BBC et Radio Alger àpartir du 6 juin.

    Au début d’août 1944, il doit être para-chuté en France dans le cadre d’une mis-sion franco-britannique auprès du chefdes maquis de l’Ain, Romans-Petit, maiscelle-ci est annulée au dernier moment.Après la guerre, il participe à la création dela Direction de la documentation et de ladiffusion, ancêtre de la Documentationfrançaise, dont il est l’un des cofondateurs,avant d’en devenir le directeur-adjointpuis le directeur.

    Dans les années cinquante, tout en gar-dant son admiration pour le général deGaulle, il soutient l’expérience gouverne-mentale et le combat politique de PierreMendès France, occupant les fonctions deconseiller technique au cabinet de laPrésidence du Conseil (1954-1955), auprèsde Georges Boris, avec lequel il avait déjàtravaillé au CNI et à qui il a consacré unebiographie en 2010 (Georges Boris, trenteans d’influence), puis de René Billères(1956-1958), ministre de l’Éducationnationale. En parallèle, il anime, avecJacques Monod et le mathématicien AndréLichnerowicz, le Mouvement pour l’ex-pansion de la recherche scientifique(1956-1972), organisant des colloques àCaen en 1956 et 1966 sur l’enseignementsupérieur et la recherche. Enfin, il devientconseiller d’État (1982-1986).

    Contributeur régulier des travaux duComité d’histoire de la Seconde Guerremondiale, il édite en 1975 cinq tomes desémissions françaises à la BBC pendant laguerre, Ici Londres. Les Voix de la liberté,avant de se faire historien avec LesFrançais de l’an 40 (1990) et La FranceLibre, de l’appel du 18 Juin à la Libération(1996), livres magistraux qui renouvellentprofondément l’histoire de la période.

    Jean-Louis Crémieux-Brilhac était grand-croix de la Légion d’honneur, titulaire de lacroix de guerre 1939-1945, de la médaillede la Résistance et de la médaille commé-morative des services volontaires de laFrance Libre, officier des Arts et desLettres, commandeur de l’ordre de l’em-pire britannique.

    4 l Juin 2015 • N° 56

    Jean-Louis Crémieux-Brilhac le 3 décembre 2008 à son domicile parisien (photo AFP/archives - Stéphane deSakutin).

    Une vie au service de l’homme

  • LA VIE DE LA FONDATION

    Juin 2015 • N° 56 l 5

    Nous étions réunis le 4 juin 2015 après-midi au siège de la Fondation de la FranceLibre, au 59 de la rue Vergniaud (Paris 13e),pour rendre un hommage à notre regrettéJean-Louis Crémieux-Brilhac, décédé le 8avril à l’âge de 98 ans. Cet hommage, quiétait prévu de longue date, devait se tenir, àl’origine, en présence de Jean-LouisCrémieux-Brilhac lui-même. Son but étaitde nous retrouver une dernière fois, autourde l’historien de la France Libre, dans ceslieux attachés à la mémoire des FrançaisLibres, où ils étaient installés depuis 1979,avant le déménagement du siège de laFondation, à l’automne 2015, dans ses nou-veaux locaux, au 16, cour des Petites-Écu-ries, dans le 10e arrondissement de Paris.

    Entre-temps, malheureusement, Jean-Louis Crémieux-Brilhac nous a quittés. Il aété décidé de maintenir l’hommage. Troishistoriennes qui l’ont bien connu –Christine Levisse-Touzé, directrice duMusée général Leclerc de Hauteclocque etde la Libération de Paris-Musée JeanMoulin, Paris Musées, directeur derecherche à l’université Paris-IV, ChantalMorelle, professeur d’histoire en classespréparatoires aux grandes écoles, et

    Aurélie Luneau, productrice à France-Culture – ont accepté de venir nous parlerde leur rencontre, et des années de travailet de complicité qui les unissaient à lui. Ladiscussion était animée par Michel Anfrol,président des Amis de la FondationCharles de Gaulle.

    Chacune à son tour, elles ont évoqué lejeune volontaire engagé dans les Forcesfrançaises libres, amené, comme il devait leconfier lui-même plus tard, à remplir desresponsabilités au-dessus de son âge, duserviteur infatigable de l’État, attaché à lagrandeur et à la prospérité de la France, quipassait par la création de la Documentationfrançaise puis le développement de larecherche scientifique, de l’historien pleinde rigueur, au style toujours remarquable, etde l’homme profondément humain, discretet modeste, mais animé des plus fermesconvictions, et apprécié de tous, qu’étaittout à la fois Jean-Louis Crémieux-Brilhac.

    Aurélie Luneau a conclu en présentant desextraits de l’entretien que lui avait accordéJean-Louis Crémieux-Brilhac pour l’émis-sion À voix nue en 2010, et dont l’intégra-lité est maintenant disponible sur le site

    Internet de France-Culture. Dans ce docu-ment, il avait enfin accepté de parler de lui,lui qui, pendant des années, n’avait eu decesse de parler des autres. Ces grandesfigures dont il avait été des années durantle collaborateur précieux et admiratif :Charles de Gaulle, Georges Boris, PierreMendès France ou Henri Laugier. Cescamarades dont il avait partagé les com-bats avant de les retracer dans desouvrages qui tous constituent une réfé-rence encore aujourd’hui.

    Réunion en hommage à Jean-Louis Crémieux-Brilhac

    Aurélie Luneau est au micro. À sa gauche, Michel Anfrolet Thierry Terrier (Fondation de la France Libre).

    Lors de notre dernière convention, les délégués de la Fondation de la France Libre ont décidé de faire ériger une plaque à lamémoire du maréchal Koenig en la cathédrale Saint-Louis des Invalides.

    Cette plaque sera apposée sur le côté du pilier qui accueille déjà celle en l’honneur du maréchal Leclerc de Hauteclocque etface au pilier portant les plaques dédiées aux maréchaux Juin et de Lattre de Tassigny.

    La Fondation a voté un crédit de 5 000 €. Elle sera rejointe pour ce financement par le Souvenir Français et la Fondation maré-chal Leclerc. Malheureusement, les devis qui nous sont parvenus envisagent tous un coût total largement supérieur, autourde 25 000 €.

    Nous faisons appel à vous. Si vous souhaitez participer au financement de cette plaque, vous trouverez ci-dessous un formu-laire de souscription.

    La liste des souscripteurs sera publiée dans la revue. Ils seront invités à la cérémonie de dévoilement qui interviendra avantla fin de l’année 2015.

    PLAQUE MARÉCHAL KOENIG - SOUSCRIPTION

    Mme, Mlle,M. : ..............................................................................................................................................................................

    Adresse :.....................................................................................................................................................................................

    Code Postal : ................................... Ville : ............................................................................................................................

    Je souscris un montant de ............................ € destiné au financement de la plaque en hommage au maréchal Koenig, libellé à l’ordre de la :

    FONDATION DE LA FRANCE LIBRE - 59 rue Vergniaud - 75013 PARIS

    Plaque en hommage au maréchal Koenig

  • LA VIE DE LA FONDATION

    6 l Juin 2015 • N° 56

    La Fondation de la France Libre et l’Amicale de la 1re DFL ont organisé unvoyage commémoratif, qui s’est déroulé du 26 avril au 2 mai 2015, sur leslieux des combats de l’Authion d’avril-mai 1945 pour commémorer, en par-tenariat avec le conseil départemental des Alpes-Maritimes, la mairie deNice et l’Association Montagne et Patrimoine (Amont), le 70e anniversairede la bataille, qui permit à la France d’acquérir les cantons de Tende et deLa Brigue, dont le territoire avait été soustrait au comté de Nice en 1860pour demeurer italiens.

    Le 27 avril, à 15 heures, un colloque sur la bataille de l’Authion était orga-nisé par le conseil général au palais des rois sardes, où l’Amicale de la 1re

    DFL venait de tenir son assemblée générale. Après la projection d’un filmd’archives réalisé en avril-mai 1945 et monté par l’Amont, Pierre-Emmanuel Klingbeil a présenté l’aspect stratégique de la bataille et le colo-nel (h) Pierre Robédat ses combats dans l’Authion, suivis par le colonelMartin, qui a comparé les combats des Alpes du Sud avec ceux des Alpes duNord, et Pascal Diana, qui a présenté l’histoire du char de Cabanes-Vieilles.

    Le 28 avril, la Fondation et l’amicale, représentées respectivement par sonsecrétaire général, Thierry Terrier, et son premier vice-président, YvesTomasi, ont commémoré avec M. le secrétaire d’État aux Anciens combat-tants, Jean-Marc Todeschini, le maire de Nice, Christian Estrosi, le présidentdu conseil départemental, Éric Ciotti, et le premier vice-président duconseil régional, Patrick Allemand, le 70e anniversaire de la remise de lacroix de la Libération par le général de Gaulle, le 9 avril 1945, à la 13e demi-brigade de Légion étrangère et au bataillon d’infanterie de marine et duPacifique, les deux plus anciennes unités de la 1re DFL, qui ont été de tousles combats entre 1940 et 1945.

    Les trois jours suivants, la délégation de la Fondation et de l’amicale a visitéles lieux des combats de la 1re DFL, avec une cérémonie au col de Brouis età Tende le 29 avril, puis à la nécropole nationale de l’Escarène et sur le mas-sif de l’Authion le 30 avril. Le 1er mai, à Saint-Martin de Vésubie, elle a parti-cipé à un hommage au 3e RIA organisé par l’Amont et assisté à une confé-rence de Jean-Loup Fontana sur « le traité de 1947 et la nouvelle frontière ».

    70e anniversaire de la bataille de l’Authion

    Le 28 avril, Thierry Terrier prononce son allocution au pied dumonument aux morts de Nice (coll. ADFL).

    Le 29 avril, Pierre Robédat, ancien du BM4, présente les combats de la 2e brigade dans le secteur Sospel, Brouis, Breil, Tende (coll. ADFL).

    Le 1er mai, hommage au 3e RIA (coll. ADFL).

    Le 30 avril, à la nécro-pole de l’Escarène,Clément Dehu, anciendu BM5, et ChristopheBayard, vice-présidentde la Fondation, serecueillent, après ledépôt de la gerbe de laFondation (coll. ADFL).

    Le 30 avril, cérémoniedevant le char deCabanes-Vieilles, quiavait sauté sur unemine le 11 avril 1945et a été érigé enmonument en 2005(coll. ADFL).

    Le 27 avril, Jean-Louis Panicacci, Pierre Robédat, Éric Ciotti, le colonelMartin et Pierre-Emmanuel Klingbeil entonnent l’hymne national, enouverture du colloque (coll. ADFL).

  • LA VIE DE LA FONDATION

    Juin 2015 • N° 56 l 7

    Le mercredi 20 mai 2015, s’esttenue au siège de la Fondation, rueVergniaud, la réunion annuelle desdélégués. Après la minute desilence en mémoire de nos cama-rades disparus, le président a évo-qué l’acquisition d’un nouveaulocal au 16, cour des Petites-Écu-ries, dans le 10e arrondissement deParis, les disponibilités que celui-ci offre en matière d’espaces deréunions et de stationnement, etles conditions d’installation de laFondation dans son futur siège,d’ici la fin de l’année 2015.

    Après un point sur les commémo-rations nationales 2015 et le projet deréforme du Concours national de laRésistance et de la Déportation initié par leprésident de la République, les différentsprojets de la Fondation en cours d’étudeou de réalisation ont été présentés : la créa-tion d’une plaque commémorative enhommage au maréchal Koenig qui sera

    La réunion des délégués

    Le 18 juin 1945, il y a tout juste soixante-dixans, les armées françaises célébraient lavictoire sur l’Allemagne nazie par un défilésur les Champs-Élysées, après d’ultimescombats dans la poche de Royan, sur lefront des Alpes et dans le sud del’Allemagne, réalisant ainsi les paroles pro-phétiques du général de Gaulle. « Foudroyés aujourd’hui par la force méca-nique, affirmait-il, presque seul, cinq ansplus tôt, jour pour jour, nous pourronsvaincre dans l’avenir par une force méca-nique supérieure. »

    Après l’hommage national au Mémorial dela France Combattante du Mont-Valérien,qui s’est tenu en fin de matinée, au Mont-Valérien, en présence du président de la

    République, la Fondation a tenu, commechaque année depuis 1948, à commémorerce double événement par un rassemble-ment, à 16h15, au pied de la statue de laFrance Libre, sur l’esplanade du palais deTokyo, pour un dépôt de gerbes à lamémoire des morts des Forces françaiseslibres.

    Puis le cortège s’est dirigé vers les Champs-Élysées où, depuis 2000, une statue réali-sée par Jean Cardot commémore ce 26août 1944 où, de l’Étoile à la place de laConcorde, le président du Gouvernement

    provisoire de la République françaisedéfila, entouré des hommes de la 2e DB, aumilieu d’une foule immense, « massée depart et d’autre de la chaussée », avant derejoindre Notre-Dame pour un Te Deum.

    Après un hommage au chef visionnaire dela France Libre, à 17 heures, et le tradition-nel dépôt de gerbes, la journée s’est concluepar le ravivage de la flamme sur la tombe dusoldat inconnu, à l’Arc de Triomphe del’Étoile, sur la place Charles de Gaulle, à 18h15.

    Le 18 juin à Paris

    Christophe Bayard, vice-président, fait un exposé. À sagauche, le général Robert Bresse, président, et ThierryTerrier, secrétaire général (Fondation de la France Libre).

    Le Président de la République salue Fred Moore, déléguénational du Conseil national des communes« Compagnon de la Libération ». Aux côtés de ce dernier,Anne Hidalgo, maire de Paris (© Présidence de laRépublique – L. Blevennec).

    Henri Écochard, ancien Français Libre, Thierry Terrier,secrétaire général de la Fondation, et AlexandraCordebard, adjointe au maire de Paris en charge detoutes les questions relatives aux affaires scolaires, à laréussite éducative, aux rythmes scolaires, devant leMonument des Français Libres (photo Yves Ropars).

    Le contrôleur général des armées Gérard Delbauffe,membre du conseil d’administration de la Fondation,Catherine Vieu-Charier, adjointe au maire de Paris encharge de la Mémoire et du Monde combattant, ThierryTerrier, Henri Écochard et Alain Bataillon-Debès,président national du Club du 18 Juin, se recueillentdevant la statue du Général (photo Yves Ropars).

    apposée dans la cathédrale Saint-Louis desInvalides, le bus événementiel de la FranceLibre proposé par Christophe Bayard, vice-président de la Fondation et délégué del’Orne, pour fournir un support matériel

    aux actions mémorielles des délé-gués dans leur département, laparticipation de la Fondation,pour la deuxième année consécu-tive, aux Rendez-vous de l’histoireà Blois en octobre 2015, enfin lecolloque que la Fondation envi-sage d’organiser à la fin de 2016sur la France Libre et la questionsociale.

    Enfin, l’avenir de nos délégations afait l’objet d’importantes discus-sions, l’objectif étant non seule-ment de maintenir, mais de déve-lopper localement la présence de la

    Fondation sur le territoire, afin d’organiserdes manifestations à destination de la jeu-nesse, de recruter de nouveaux participantset de développer nos moyens d’action.

    Après cette intense réunion de travail, unbuffet campagnard a été offert aux délé-gués dans l’ancienne salle de restaurant duClub.

  • HISTOIRE

    8 l Juin 2015 • N° 56

    D’Éducation européenne, le premierroman qui le fit accéder à la renomméesous le nom de Romain Gary, en 1945,jusqu’au dernier, Les Cerfs-volants, dédié« à la mémoire » et publié quelques moisavant son suicide en 1980, Romain Gary aégrené des noms de camarades, décrit desvisages, des paysages, des impressionstoujours vivantes en lui : des « vibrationsaffectives de la guerre, de l’esprit d’esca-drille, d’un groupe humain vécu [...] dansla plus étroite communion2 ».

    Au-delà du talent de conteur et du goût del’écrivain pour « raconter des histoires »,l’essentiel de ce qu’il a présenté commedes souvenirs autobiographiques est bien« conforme à la vérité3 ». C’est ce qu’arévélé notre étude du parcours de RomanKacew, de sa naissance à Vilnius en mai1914 jusqu’à son engagement dans laFrance Libre, fondée sur l’analyse dediverses archives, publiques4 et privées5, etdes témoignages de proches, d’ancienscompagnons de la Libération et FrançaisLibres : une vérité à la croisée de l’histoireet de la sensibilité d’un homme, marquédès son plus jeune âge par l’expérienceguerrière, l’exil, mais aussi la magie desmots.

    « … Parce que toutes les notions de fra-ternité� , de démocratie, de liberté [...] sontdes décisions, des choix, des proclama-tions d’imaginaires auxquelles souventon sacrifie sa vie pour leur donner vie6. »

    Si La Promesse de l’aube romance sonaventure de cinq années dans les forcesaériennes de la France Libre, lui conférantmême souvent une tournure burlesque,l’humilité de l’auteur ne doit pas occulterl’essentiel : le courage d’un engagementpar lequel lui-même, comme chacun desindividus qui choisirent, dès juin 1940, lechemin de la désertion, ne pouvaientignorer qu’ils risquaient leur vie.

    Les archives du Service historique de l’ar-mée de l’air permettent de confirmer quele sergent aviateur Roman Kacew, mobi-

    lisé dans la guerre alors qu’il effectuait sonservice militaire depuis quelques mois, setrouvait, le 17 juin 1940 – et ce, depuis lerepli de l’école de l’air de Salon-de-Provence à la fin du mois d’août 1939 – àBordeaux. Là, selon toute vraisemblanceencore, il y exerçait le rôle d’instructeur denavigation sur des Potez 540, avec deséquipages polonais en double com-mande, étant donné qu’il maîtrisait par-faitement leur langue. Cette expérience,succédant à deux années de préparationmilitaire supérieure entre 1936 et 1938 àMontrouge, lui fut précieuse pour intégrerles forces aériennes de la France Libre,dans l’escadrille « Topic » au groupe debombardement réservé n° 1, devenu « Lorraine ».

    Des fiches signées par le Français LibreGary de Kacew – le pseudonyme de com-battant qu’il choisit alors –, attestant deson engagement à Londres dès juillet1940, confortent l’hypothèse suggérée parLa Promesse de l’aube d’un départ deBordeaux le soir même du 17 juin : autre-ment dit quelques heures après l’annonceradiodiffusée de la défaite par le maréchalPétain.

    Si le fait de se trouver le 17 juin sur un lit-toral pouvait faciliter matériellement ladécision de rejoindre l’Angleterre oul’Afrique du Nord – où le combat semblaitdevoir alors continuer –, et si l’absence deresponsabilité familiale – au sens ou� plusdes trois quarts des Français Libresn’étaient pas mariés, et 87,5 % d’entre euxn’avaient pas d'enfant – permettaitd’échapper à un dilemme majeur, il resteque le choix de la dissidence puisa pourchacun d’entre eux au cœur d’un terreauintime complexe, singulier, dont nous nepouvons que nous efforcer d’appréhen-der, modestement, quelques racines.

    Romain Gary en a témoigné : l’idée de ladéfaite, quelques semaines à peine aprèsle début des combats en mai 1940, étaitinsupportable, aux yeux de tant de jeunesgens élevés, ainsi que le rappelait aussiAlbert Camus, « aux tambours de la pre-

    mière guerre7 ». Pour cette génération,l’empreinte, au quotidien, de la PremièreGuerre mondiale avait en effet paradoxa-lement nourri, par-delà l’horreur incarnéepar les survivants, défigurés, amputés,toujours traumatisés, la conviction qu’ilest des valeurs pour lesquelles il peutvaloir de risquer sa vie. Cette leçon essen-tielle, l’écrivain affirmait la devoir entreautres à son professeur de français aulycée Masséna de Nice, Louis Oriol : « Ilm’a fait à la main. C’était un paralysé de laguerre 14-18 qu’il fallait lever de son fau-teuil pour le monter en chaire. Je n’oublie-rai jamais. Jamais8. »

    « Rompre avec la France du momentpour demeurer fidèles à la France histo-rique, celle de Montaigne, de Gambettaet de Jaurès [...] fidèles à “une certaineidée de la France”. »

    Si le jeune Roman Kacew n’était pas – etne fut jamais – politisé, au sens d’un cer-tain militantisme, en revanche ses ori-gines, les blessures de l’exil, et ses liensentretenus avec la Pologne où vivait sonpère, Leib Kacew, et où il semble avoir étépasser un diplôme d’études slaves aucours des années 1930, l’avaient rendusensible à la violence politique, écono-mique et sociale, dont l’Europe se trou-vait alors bouleversée, et qui semblaitdevoir menacer jusqu’aux valeurs de laRépublique française. Des valeurs aux-quelles, comme tant d’immigrés, RomanKacew, arrivé en 1927 en France, croyaitet tenait avec une intensité toute particu-lière, conscient de leur signification pro-fonde et de l’histoire pleine de sacrificesqui avait finalement permis de les ins-crire au fronton de notre société. Et c’estbien au nom de cette fidélité, que lesForces françaises libres furent une« internationale de l’engagement […] uneTour de Babel militaire fondée sur levolontariat dont il y a peu d’exemples auXXe siècle, à l’exception des BrigadesInternationales9 ».

    1 Le titre et les sous-titres sont repris à l’article Romain Gary : « Les Français Libres », publié dans la Revue de la France Libre, en octobre 1970, p. 25-26.

    2 Id., p. 128.3 Pour reprendre l’expression de l’auteur, au bas d’une fiche administrative complétée et signée par lui le 12 septembre 1945 (SHAA).4 Archives nationales, Service historique de l’armée de l’air (SHAA), ordre de la Libération (OL), ministère des Affaires étrangères (MAE).5 Nous remercions encore ici Olivier Agid tout particulièrement.6 Romain Gary, La Nuit sera calme, Gallimard, 1974, coll. « Folio », p. 271-272.7 Albert Camus, L’Été, Gallimard, 1950, coll. « Folio », p. 149.8 Romain Gary, La Nuit sera calme, Gallimard, 1974, coll. « Folio », p. 128.9 Jean-François Muracciole. Les Français Libres, l’autre Résistance, Tallandier, 2009, p. 59-60.

    Romain Gary, « artisan de la dignité humaine »1

  • HISTOIRE

    Juin 2015 • N° 56 l 9

    Le jeune homme était conscient, aussi,des sacrifices de sa mère, Nina, pour luipermettre de grandir dans ce pays long-temps rêvé : « La France que ma mère évo-quait dans ses descriptions lyriques et ins-pirées depuis ma plus tendre enfance avaitfini par devenir pour moi un mythe fabu-leux, entièrement à l’abri de la réalité […]beaucoup plus tard, après quinze ans decontact avec la réalité française, à Nice,[…] mais n’ayant rien appris, rien remar-qué, elle continua à évoquer, avec le mêmesourire confiant, ce pays merveilleuxqu’elle avait apporté avec elle dans sonbaluchon ; quant à moi, élevé dans cemusée imaginaire de toutes les noblesses etde toutes les vertus […] je passais d’abordmon temps à regarder autour de moi avecstupeur et à me frotter les yeux, et ensuite,l’âge d’homme venu, à livrer à la réalité uncombat homérique et désespéré, pourredresser le monde et le faire coïncideravec le rêve naïf qui habitait celle que j’ai-mais si tendrement. Oui, ma mère avait dutalent – et je ne m’en suis jamais remis10. »En effet, dans la communauté juive deVilnius où il était né en mai 1914, et pour samère tout particulièrement, la France n’étaitpas seulement cette terre de culture bril-lante particulièrement prisée par une cer-taine élite dans l’empire russe ; elle repré-sentait aussi, et surtout, la patrie de laDéclaration des droits de l’homme, un paysdont les citoyens – l’affaire Dreyfus venait dele prouver quelques années auparavantencore – étaient capables de se souleverpour défendre un homme injustementaccusé.

    Dans ce même livre pourtant, l’écrivainévoque, avec autant de discrétion que depudeur, les marques d’antisémitisme et dexénophobie auxquelles sa mère et lui eurent

    à se confronter, dans la France des années1930, tandis que la confiance dans laRépublique et sa méritocratie demeuraientune ancre d’espérance inébranlable pourcette femme : « Lorsque quelque fournisseurexaspéré la traitait de “sale étrangère”, ellesouriait » tandis que son fils se faisait alorsfort de pouvoir un jour « défiler en uniformede sous-lieutenant aviateur au marché de laBuffa, avec ma mère à mon bras11 ».

    La tentation de l’armée, et plus particuliè-rement de l’aviation, semble trouver, outrela fascination exercée par les avions et lesaviateurs depuis la Première Guerre mon-diale sur les jeunes gens de cette généra-tion, une explication très matérielle : eneffet, alors que Roman Kacew achevaitavec succè� s sa première année de licenceen droit, une loi promulguée le 19 juillet1934 imposait aux naturalisés français undélai de dix ans avant de pouvoir deveniravocat – barrière que le Conseil d’É� tat élar-git par jurisprudence à� diverses autres pro-fessions juridiques. Pour le jeune homme,désireux de soulager sa mère, diabétique etaffaiblie, l’armée est alors sans doute appa-rue comme une porte de sortie honorable,en même temps qu’un moyen de gagner savie le plus rapidement possible : c’est pour-quoi, une fois naturalisé en 1935, RomanKacew opte pour une préparation militairesupérieure, au terme de laquelle il se voitsans raison valable écarté de la promotiond’officiers… peut-être victime de l’antisé-mitisme – très vif encore parmi ces haut-gradés de l’armée –, comme il en étaitconvaincu, et selon son amie Sylvia Agid, « blessé à mort12 ». Cette blessure, restéetoujours à vif, c’est avec un étonnementprofond que Pierre Lefranc l’avait ressen-tie, quelque temps seulement avant le sui-cide de l’écrivain, lorsque ce dernier refusa

    humblement sa demande d’écrire un livresur le général de Gaulle : « Je ne peux pas, jesuis un étranger » lui aurait-il alorsrépondu. La stupeur de Pierre Lefranc res-tait intacte trente ans plus tard : commentcet homme, dont toute la vie avait étéconsacrée à défendre les valeurs de laRépublique, pouvait-il ne pas se sentirreconnu pleinement comme Français ?

    Ces témoignages et cette dernière anec-dote sont précieux, révélateurs des fragili-tés avec lesquelles composait RomainGary, compagnon de la Libération, décoréde la Légion d’honneur, diplomate, écri-vain talentueux, prix Goncourt, parcou-rant le monde et côtoyant les plus grands :derrière l’homme un peu flamboyant etprovocateur, dont il cultivait l’image,n’oublions pas ces ombres qui le han-taient, et toujours plus intensément dansles dernières années de sa vie : « des fan-tômes qui se mettent à revenir, quaranteans après », écrivait-il dans La Nuit seracalme en 1974. L’historien StéphaneAudoin-Rouzeau l’affirme : « l’expériencede guerre – vécue comme témoin [...] maisplus encore comme acteur et, au premierchef, comme acteur dans l’activité de com-bat – constitue une expérience centraledans le cours d’une vie humaine. [...]Aucun autre événement collectif n’a pus’inscrire au cœur d’un si grand nombre dedestins individuels13 . »

    « Pour le reste... je vous retrouve souvent,vous, les “disparus”... »

    Comment revenir de la guerre ? RomainGary l’affirmait : « j’y suis resté ». Et touteson œuvre, entremêlant obstinément lesvoix d’un passé intime au fil de la poésie,

    10 Romain Gary, La Promesse de l’aube, Gallimard 1960, coll. « Folio », p. 44-45.11 Id., p. 178.12 Syvia Agid à Kristel Kryland, 6 août 1988 (archives Olivier Agid).13 Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre, Seuil, 2008, p. 11-12.14 Romain Gary, La Nuit sera calme, Gallimard, 1974, coll. « Folio », p. 95.15 Id., p. 94

    Passeport retrouvé dans les archives de Vilnius, montrant Nina et Roman Kacew dans les années 1920 (photoChristine Tarricone).

    Romain Gary en aviateur (collection Olivier Agid).

  • HISTOIRE

    10 l Juin 2015 • N° 56

    témoigne d’un impossible deuil : qu’il soitcelui des camarades, celui de sa mère –décédée en février 1941 –, celui de sonpère et de tous ses proches restés enPologne et massacrés dans la Shoah ;celui, enfin, de sa jeunesse.

    «La guerre fut pour moi la disparition […] unpar un, sortie par sortie, pendant quatre ans,sous tous les cieux, de la seule tribu humaineà laquelle j’ai appartenu à part entière14. » Laconfrontation à la mort fut d’abord, en effet,pour chaque combattant, celle des compa-gnons, dont la vie si souvent « venait de com-mencer15 »... comme Robert Colcanap, à quil’écrivain choisit de dédier Éducation euro-péenne, le roman qu’il écrit entre deux mis-sions, la nuit, en pleine guerre.

    Comme à chacun de ceux qui, au momentde leur engagement dans la France Libreavaient peut-être été portés par un senti-ment d’invincibilité propre à leur jeuneâge, la guerre eut tôt fait de rappeler aucombattant, dans sa chair et dans son âme,la fragilité de la vie, à commencer par lasienne. Mourant, c’est l’état dans lequelRomain Gary est décrit par certains de sescamarades, à la fin de l’année 1941, clouéau lit depuis l’été par une violente fièvretyphoïde contractée en Afrique. Il frôle ànouveau la mort en mission, à son poste denavigateur-observateur, le 25 janvier 1944,touché par un éclat d’obus à l’abdomen.Pourtant, aidé par le mitrailleur RenéBauden, il ramène l’avion dont le piloteavait été touché aux yeux par des éclatsd’obus, ce qui lui vaut d’être cité à l’ordrede la Libération, avant de terminer laguerre comme chef de bureau de laChancellerie, à l’état-major des forcesaériennes françaises en Grande-Bretagne.

    L’historien des Français Libres Jean-François Muracciole a pu observer quenombre d’entre eux choisirent de partir àl’étranger après la guerre. Pour RomainGary, l’entrée au cadre complémentairedans la diplomatie et son mariage avecLesley Blanch favorisèrent l’envol pourd’autres horizons… Mais, à sa démobilisa-tion en décembre 1945, comblé d’hon-neurs, écrivain reconnu par le prix desCritiques, Romain Gary est, profondément,un homme ébranlé, déraciné. S’il a été pré-venu, dans les semaines qui ont suivi lamort de sa mère Nina en février 1941 à Nice,par la famille Agid, ce n’est qu’au momentoù les survivants purent enfin rentrer chezeux et retrouver les leurs, qu’il se confrontepleinement à cette cruelle disparition, quisignifie aussi la fin du havre trouvé au paysrêvé de Nina. C’est aussi la mort de sonpère, qu’il doit affronter. Son engagementparmi les Français Libres lui a sans doute

    permis d’entendre parler assez tôt – Éduca-tion européenneen témoigne – du massacredes Juifs en Europe. Quand a-t-il appris defaçon certaine que son père, et avec luitoute sa deuxième famille, en avaient étévictimes ? Il semble probable qu’en 1946 entout cas – les archives du MAE attestentd’un bref voyage du secrétaire d’ambassadeen Pologne… – il n’ait guère plus d’espoir deretrouver son père vivant.

    Entre ces ruines intimes, affleure aussi uncertain désespoir, face à un monde à sesyeux si peu digne et reconnaissant dessacrifices accomplis pour la libération dujoug nazi. Le Grand vestiaire, publié en1948, té�moigne de la vision triste et désabu-sée qui fut celle de la plupart des FrancçaisLibres de retour au pays, comme déjà le toncynique de Tulipe, écrit à la fin de la guerre,

    laissait entrevoir un sentiment d'amer-tume, qui ne cessa alors de se creuser.

    Des lettres à son ami René Agid, en 1945et 1946, évoquent un sentiment de « dés-intégration » et de « tentation de suicide ».Cette tentation l’aura-t-elle jamais vrai-ment quitté ?

    L’écriture, comme rempart contre le vertigeet l’angoisse de l’oubli, constitua pourRomain Gary un fil auquel il se raccrocha, etqu’il ne quitta plus. Mais si l’écriture fut unrefuge, elle répondit aussi à un souci essen-tiel : celui de porter la mémoire d’un engage-ment, et de le continuer, « à la poursuite de latendresse humaine, de la tolérance et de lafraternité [...] nous ne renonçons à rien [...] cesont nos couleurs, nous marchons les yeuxfixés sur elles, c’est elles que nous suivons.

    Jadis, au départ de l’escadrille, on donnaitchaque matin aux équipages des fusées quenous tirions dans le ciel lorsqu’un avioninconnu apparaissait à l’horizon. S’il répon-dait par les couleurs convenues, nous savionsà qui nous avions affaire. S’il ne les avait passur lui, même s’il portait notre insigne [...]nous ne le laissions pas approcher. C’est ce quela RAF appelait “les couleurs du jour” : ellesnous permettaient toujours de distinguerautour de nous l’ami de l’ennemi. [...]Comprenons-nous bien. Ce ne sont pas seule-ment des idées que je défends [...] si tout celan’é�tait qu’ [...] un système de plus sur notrechemin, j’aurais laissé ces couleurs s’effacermille fois de mon ciel, plutôt que de voir tantde camarades donner pour elles leur vie16. »

    En 1978, pour conclure son émissionRadioscopie, Jacques Chancel s’adressait

    16 Romain Gary, Les Couleurs du jour, Gallimard, 1952, p. 71.17 C’est sur ces mots qu’il conclut son dernier roman :

    Les Cerfs-volants, ainsi que son mot d’adieu « pour le jour J »(Archives de l’ordre de la Libération).

    Notice biographiqueChristine Tarricone, agrégée d’histoire-géographie, est l’auteur de « De RomanKacew à Romain Gary : de Vilnius à laFrance Libre, 1914-1945 » (master IIHistoire/Sciences sociales, sous ladirection de Vincent Duclert, EHESS,Paris, juin 2012).

    Une page des Cerfs-volants, conservée au Musée des Lettres et des Manuscrits (photo Christine Tarricone).

    ainsi à l’écrivain : « vous, vous allumez lafraternité ». Rêvée, questionnée, vécue, lafraternité semble en effet avoir été pourRomain Gary, tel Prométhée, un flambeauarraché au monde de l’idéal pour en éclai-rer l’humanité, et lui apprendre à en entre-tenir la lumière, jusque dans les ténèbresde son histoire.

    Et c’est avec le sentiment d’avoir honoré sapromesse, qu’il tire sa révérence, au soir du2 décembre 1980 : « car on ne saurait mieuxdire17 ».

    Christine Tarricone

  • HISTOIRE

    Juin 2015 • N° 56 l 11

    PrésentationLa Libye et l’Égypte sont maintenant der-rière la 1re division française libre. Le géné-ral Kœnig, en partance pour Alger, passeson commandement au général Brosset.Fin avril 1944, la DFL embarque à Bône età Bizerte et part pour l’Italie. Au fur et àmesure de l’arrivée des unités, elle seregroupe dans la région de Naples. La13e DBLE va pouvoir continuer sa luttecontre l’ennemi allemand qu’elle poursuitdepuis février 1940. Elle assiste à la percéesur le Garigliano et elle se prépare à lapoursuite. Ce seront San Giorgio et PonteCorvo où elle subit des pertes sévères,mais rien n’arrête sa course en avant. Cesont la marche sur Tivoli, la traversée deRome, l’arrivée au lac de Bolsena et laprise de Radicofani, qui vaut au 1er

    bataillon de Légion une citation à l’ordrede l’armée, et c’est avec sérénité et unegrande confiance que les légionnairesattendent le débarquement dans le Midide la France.

    Les détails de cette épopée sont présentéspar notre ami, Giors Oneto, homme cul-tivé et généreux, qui n’a jamais manquéun rendez-vous donné par les ancienslégionnaires italiens, qu’il en soit iciremercié.

    Inlassablement nous avons fait « nôtre » ledevoir de faire une cérémonie àRadicofani pour conserver et conforternotre mémoire collective, rappelant ceque fut cet événement historique, afinqu’il serve d’exemple et de modèle.

    Cela nous concerne tous et nous souhai-tons dire et redire aux jeunes générationsque, tout comme le pire n’est jamais cer-tain, rien n’est jamais acquis. La paix esttoujours fragile tant les hommes portenten eux les germes de la violence.

    Cette commémoration des combats deRadicofani doit être un symbole fortcontre l’oubli, elle précise et souligne unsigne d’espoir pour les générations pré-sentes et à venir.

    L’horloge du siècle le plus meurtrier del’histoire de l’humanité s’est arrêtée, grâceaussi à ces soldats légionnaires de la 13e

    DBLE, venus de tous les horizons, quellesque soient par ailleurs leur nationalité,leur race, leur religion, qui se sont battuspour la liberté et qui ont fait le choix deservir la paix, au prix pour bon nombred’entre eux de sacrifier leur propre vie ;mais notre mémoire saigne toujours.

    Aujourd’hui, nos valeurs essentielles peu-vent à tout instant être à nouveau mena-cées. Les exemples sont nombreux : hierencore en Europe centrale et maintenant

    aux limites orientales de notre vieilleEurope, ainsi que dans de nombreuxendroits de la planète qui peuvent fairecraindre un élargissement des conflits. Unconstat terrible s’impose à nous : jamaisautant de conflits n’ont peut-être été acti-vés simultanément de par le monde ; il y acent ans, la Première Guerre mondiale sedéclenchait et les hommes ont peuappris !

    Dans la vie, rien ne se résout, tout conti-nue. On demeure dans l’incertitude et onrestera jusqu’à la fin sans savoir à quois’en tenir ; en attendant, la vie se poursuitcomme si de rien n’était...

    L’expérience instruit plus que de conseil !Soyons des sentinelles en alerte.

    En ce 17 juin, 70e anniversaire des com-bats, journée du souvenir, nous nousassocions à nos camarades italiens ; euxaussi honorent ceux qui sont tombés surce même lieu, pour la liberté de leurpatrie.

    Je me recueille avec émotion devant lemonument érigé par les anciens légion-naires italiens et j’ose, à la manière de nosanciens, « more majorum » au lendemainde la Grande Guerre, dire très fort : « Plusjamais ça » ; malheureusement l’expres-sion instruit plus que conseil ! Restonsvigilants !

    Général (2S) Vittorio Tresti

    La Légion ne pleure pas ses morts,elle les honoreC’est dans cet esprit que « l’historien,l’écrivain », l’ami, Giors Oneto, acondensé dans ce livre, l’histoire, les diffi-cultés, le sacrifice, l’héroïsme, des légion-naires de la 13e DBLE qui, sous le com-mandement du chef de bataillon GabrielBrunet de Sairigné, se sont battus en 1944en Italie, pour que notre pays soit libéréde l’occupation allemande.

    À Radicofani en particulier, la volonté, lacapacité et la discipline au feu des légion-naires a été déterminante pour permettrede « briser le verrou » de la ligne défensiveimposante, commencée par les troupesallemandes sur les lignes de crête ; del’Amiata – passant par la pierre angulairede Radicofani – du Mont Calcinajo, conti-nuant vers l’est, vers Chiusi, bloquantl’avance des troupes alliées en directionde Sienne et Florence.

    Après cette sanglante bataille, une stèle enmarbre avait été érigée sur le site – qui, àl’origine, dans l’immédiateté des faits,avait accepté provisoirement d’accueillirles corps de 108 soldats français tombés

    au champ d’honneur, avant leur transfertplus tard au cimetière militaire français deRome.

    L’insouciance des hommes et la poussièredu temps l’avaient presque privée de sonvéritable sens : perpétuer le souvenir.

    À la fin des années quatre-vingt-dix, avecl’appui de la municipalité et du SouvenirFrançais, l’Amicale des anciens d’Italie dela Légion étrangère (ANIEL) a fait en sorteque la stèle soit restaurée et déplacée dequelques mètres, dans une position favo-risant sa visibilité.

    Vers la même époque, grâce à la disponi-bilité d’un groupe d’anciens légionnairesqui ont y ont travaillé, a été érigé unmonument à la mémoire de ces hommescourageux.

    Aujourd’hui, alors que nous célébrons lesoixante-dixième anniversaire de ce faitd’arme, cet ouvrage nous permet demieux illustrer cette période et de faireconnaître, en particulier aux jeunes, unpetit bout de route parcourue par ceslégionnaires, par ces soldats français qui,avec leur sang, ont contribué, avec d’au-tres, à payer le prix de notre liberté.

    Un grand merci, à l’ami Giors Oneto, et àtous ceux qui ont de quelque manière quece soit participé aux travaux et auxrecherches, et pour avoir ainsi permis,aujourd’hui, de prolonger la mémoire, dela maintenir vivante.

    Radicofani, le 18 juin 2014

    Dr. Giancarlo Gaudenzio Colombo

    Président de l’ANIEL

    Note de l’auteurLorsque le général Tresti et le présidentColombo me demandèrent de rédiger unbref essai pour rappeler le soixante-dixième anniversaire de la bataille deRadicofani, où les légionnaires de la « Treize » se couvrirent de gloire, j'acceptaiet en fus flatté. Flatté et quelque peuanxieux aussi car conscient de la difficultéde repérer dans un délai très court leminimum nécessaire de documentation.Je ne me trompais pas. Les documentsofficiels, pour commencer, sont aussimaigres que rares. Et ceux qui les détien-nent n’ont pas nécessairement tendance à« faire vite ». Quant aux témoins, ils nesont pas nombreux non plus et le tempscommence parfois à embrumer leurmémoire.

    Il y a enfin les essais historiques et égale-ment les mémoires écrits avec moinsd’ambition par ceux qui vécurent directe-ment les événements. Le matériel ne

    Radicofani en 1944, le courage d’oser (1re partie)

  • HISTOIRE

    12 l Juin 2015 • N° 56

    manque pas dans ce dernier domaine,mais avec les inconvénients que l’on peutimaginer. La bonne foi du témoin, hélas,ne suffit pas toujours à éviter les péchésd’individualisme ou d’imprécision. Lesrenseignements basés sur les ouï-direfinissent souvent par se contredire ou paragrandir des faits mineurs, tout en ren-dant flous les contours de la réalité.

    Je ne prétends pas qu’il n’y ait rien de dis-cutable dans ce petit livre, mais une certi-tude me rassure : aucune dramatisationou inexactitude produite par l’« espritancien combattant » ne saurait remettreen question l’épopée de la « Treize » enToscane. Conscient du sérieux de monengagement et satisfait du travail accom-pli, j’aimerais consacrer ce texte à lamémoire de deux amis légionnaires quimalgré leurs personnalités totalementopposées – ou peut-être à cause de cela –m’ont laissé un souvenir très fort : GianniRagnoli et Carlo Gilardino (« Panet »),anciens combattants de Diên Biên Phu.

    L’entrée des Alliés dans RomeNous sommes début juin 1944 et Romeest occupée par les Alliés après que lesAllemands l’ont quittée sans opposer pra-tiquement aucune résistance, en respec-tant son statut de « ville ouverte ».

    Parmi les troupes qui entrent en premierdans la capitale on compte les Français dela 1re division française libre (1re DFL) com-mandés par le général Diego Brosset. Ilsarrivent avec les avant-gardes améri-caines depuis la Ciociaria, après laconquête de Tivoli et de la Villa Adriana.Nous sommes le 5 juin.

    En réalité, le général Clark avait déjàannoncé officiellement son entrée le jourprécédent, quand les hommes de la 5e

    armée n’étaient encore qu’à la périphériede la ville, par une dépêche adressée àLondres, Washington et, bien entendu,aux médias. Pour rendre cette informa-tion plus crédible, une photo avait étéajoutée à la dépêche, reproduisant unchar du 2e corps à l’arrêt devant un pan-neau de signalisation annonçant « Roma ». Une rumeur existe d’aprèslaquelle cette fameuse photo fut priseassez loin de Rome, en utilisant un pan-neau récupéré dans le quartier romain del’Esposizione universale di Roma (EUR) àla faveur de la nuit, par une patrouille de

    rangers envoyée en reconnaissance. Vraieou fausse, l’hypothèse avancée reste aumoins plausible, car le général MarkWayne Clark et les commandements amé-ricains étaient obsédés par la crainte de sefaire doubler par les Britanniques dans lacourse vers la Ville éternelle. Cette obses-sion hantait depuis longtemps le com-mandant américain, qui avait d’ailleursnoté dans son journal intime un moisavant : « Je suis informé de machinationsafin que ce soit la 8e armée britanniquequi prenne Rome [...] si seulementAlexander essaie une pareille chose, il auradroit à une bataille rangée de plus, contremoi1. »

    On retrouvera le thème dans les mémoiresde guerre du même Clark : « Non seule-ment nous avions l’intention de prendre laville, nous considérions aussi l’avoirmérité [...] nous voulions être la premièrearmée, depuis quinze siècles, à prendreRome par le sud, et nous voulions aussique la population, au retour à la maison,

    sache que c’était la 5e armée qui avait faitle travail2. »

    Il ne faut pas oublier à ce propos que lamême annonce aurait perdu, quelquesjours plus tard, toute sa force en termes depropagande. Le débarquement enNormandie, prévu pour le 6 juin, allaitbientôt occuper le devant de la scène etaurait rendu négligeable même l’occupa-tion de Rome, jadis caput mundi3.

    Quoi qu’il en soit, les Alliés avancèrentavec beaucoup de prudence. Tout ensachant que Kesselring avait retiré de lui-même ses forces, conformément à la pro-clamation de Rome « ville ouverte », lesAméricains craignaient une réaction derésistance de la part de la population.C’est pourquoi ils furent surpris par l’ac-cueil enthousiaste reçu de la part desRomains. Ces derniers célébraient d’uncôté le retour de la liberté, la fin de laguerre, des persécutions, des déporta-tions et peut-être aussi de la faim –comme devait le souligner plus tard l’his-toriographie officielle de l’après-guerre –,mais ils confirmaient en premier lieu unecertaine tendance à se rallier au vain-queur.

    Pour atteindre Rome, la 5e armée améri-caine avait perdu plus de 30 000 hommes(morts, blessés et disparus), et la 8e arméebritannique 12 000. Ce à quoi il faut ajou-ter 8 000 Polonais, Français, Sud-Africains,etc. Du côté allemand, les pertes s’éle-vaient à environ 25 000 hommes.

    Tout compte fait, si la prise de Rome serévéla importante sur le terrain de la pro-pagande, elle le fut beaucoup moins sur leplan opérationnel car le commandantallemand, après la perte de Cassino et ledébarquement allié à Anzio dans le cadrede l’opération Shingle, avait renoncé àtoute idée de défense à outrance, ce quiaurait été d’ailleurs une erreur sur le planpratique, avec des conséquences néga-tives en termes politiques et psycholo-giques. Il avait donc commencé le replie-ment de ses forces vers le nord, jusqu’à laligne « gothique », après avoir convaincuHitler de renoncer à sa ligne « Albert », tra-cée entre les lacs de Bolsena et Trasimène.

    Pour les Alliés, une fois la capitale occu-pée, il ne restait guère de temps à perdrecar ils avaient déjà pris un grand retardpar rapport à la feuille de route dressée aumoment du débarquement en Sicile.Maintenant, il fallait plutôt remédier à ce

    Des soldats tahitiens emmènent un souvenir, sur laroute 6, à la gare de Sentocelle, en juin 1944 (ECPAD).

    Fantassins américains abrités derrière la tourelle d’unchar Sherman, le 5 juin 1944. Photographie officielle del’entrée dans Rome (DR).

    1 Mark Clark, Diary, 5 mai 1944 : « I know factually that there are interests brewing for Eighth Army to take Rome, and I might as well let Alexanderknow now that if he attempts anything of the kind he will have another all-out battle on his hands ; namely, with me » (NDLR).

    2 Mark Clark, Calculated risk, New York, Harper & Brothers, 1950, p. 352 ; Mark Clark, Diary, 5 mai 1944 : « Not only did we intend to become the firstarmy in fifteen centuries to seize Rome from the south, but we intended to see that the people back home knew that it was the Fifth Army that didthe Job » (NDLR).

    3 En français, capitale du monde (NDLR).

  • HISTOIRE

    Juin 2015 • N° 56 l 13

    retard en poursuivant un ennemi dontl’organisation et les structures étaient res-tées intactes, contre toute attente, et quigardait tout son esprit de combat.

    Après avoir ramené le drapeau tricolorebleu-blanc-rouge à la villa Médicis, siègehistorique de la diplomatie française àRome, et avoir défilé aux Fori Imperiali(les forums impériaux), nos soldatsreprennent donc les opérations de pour-suite de l’ennemi. Les légionnaires de la13e DBLE, rattachés à la 1re brigade de laDFL, aux ordres du colonel RaymondDelange, agissent en direction de Viterbe,à côté de leurs camarades des 4e et 2e bri-gades (on arrêtera à Bolsena cette der-nière, à bout de force et presque déciméeaprès cinq mois de combats) et desAméricains de la 40e division blindée.

    L’Italie ou la Provence ?L’opération « Diadème » (nom donné àl’offensive générale alliée) se solda parune victoire et la libération de Rome maisn’atteignit pas de résultats décisifs sur leplan stratégique : les Allemands perdirentenviron 10 000 hommes et eurent 20 000prisonniers, mais les forces d’Alexanderessuyèrent également des pertes élevées(18 000 Américains, 14 000 Britanniques,10 000 Français), sans pour autant parve-nir à détruire les deux armées du feld-maréchal Kesselring, qui se replièrentavec ordre au nord de Rome. Les choixstratégiques adoptés par les dirigeantspolitiques et militaires alliés obligerontaussi Alexander à abandonner son idée demettre à profit la victoire par une avancéeéclair vers le nord-est de l’Italie.

    Les Américains s’opposèrent à ce projet,exigeant, en revanche, l’exécution avant le15 août 1944 de l’opération « Anvil », quiprévoyait un débarquement dans le sudde la France avec la participation detroupes soustraites au général Clark. Lesgénéraux Truscott et Juin quitteront ainsile front italien, avec trois divisions améri-caines et trois autres françaises, destinéesà préparer le débarquement en Provence.On priva aussi Alexander d’une bonnepartie des forces aériennes d’appui tac-tique. L’ouverture de deux fronts enFrance eut donc comme conséquenceimmédiate la réduction du potentiel desforces alliées en Italie.

    Après la pause de Rome, les troupes fran-çaises reviennent sous le commandementopérationnel des Américains. C’est la troi-sième fois que ce « changement » se pro-duit entre la 5e américaine et la 8e anglaise,depuis la bataille du Garigliano, et le géné-ral Juin, qui n’aime pas cela, ne renoncepas à s’en plaindre auprès de De Gaulle. Cen’est qu’un parmi tant d’autres échanges(pour ne pas dire affrontements) dialec-tiques entre deux personnalités qui ne s’ai-ment pas du tout et dont les caractères pré-sentent beaucoup de points de friction4.

    L’affrontement va se reproduire quand, le16 juin, le commandement du corps expé-ditionnaire français sera informé qu’il doitretirer du front italien ses deux premièresdivisions entre le 25 juin et le 7 juillet etque l’engagement français en Italie n’irapas au-delà du fleuve Arno. Juin envoieaussitôt à de Gaulle un message urgent :

    « On a peine à comprendre cette stratégiemême s’il s'agissait d’atteindre avant toutle sud de la France. Quoi qu’il en soit j’exé-cuterai les ordres quand j’aurai reçu les

    vôtres, trouvant surprenant que l’accordde mon Gouvernement ne m’ait pas éténotifié au préalable5. »

    Le général de gaulle lui répond le jouraprès, le 17, avec un autre message :

    « Tout en comprenant profondément tonregret de voir tes unités passer successive-ment maintenant dans la zone de com-mandement d’un autre, tout en convenantque, peut-être, il aurait été préférable depousser en Italie jusqu’aux Alpes plutôtque de s’arrêter sur l’Arno, je suis sûr quetu admettras qu’il faut jouer et poursuivrel’exécution d’un plan longuement préparépar un commandement allié qui en estavec notre assentiment, stratégiquementresponsable6. »

    Voilà une manière formellement inatta-quable de se décharger de la responsabi-lité du rappel du corps expéditionnairefrançais pour le déplacer en Provencedans le cadre de l’opération « Dragoon »(ex-« Anvil ») qui prévoit l’ouverture d’undeuxième front dans le sud de la France.

    Juin n’a aucune intention d’en démordre.Il obtient d’être reçu par le chef d’état-major américain, le général Marshall, auQG allié où, avec le soutien du généralClark, mécontent lui aussi à l’idée de sevoir retirer des milliers d'hommes (il vadevoir renoncer, en plus des Français, àdeux corps d’armée américains), il essaiede le convaincre de vive voix. Mais rien àfaire : il est trop tard pour révoquer oumodifier « Dragoon ».

    Toutefois, Juin ne quitte pas le QG lesmains vides : Marshall lui remet l’insignede la Distinguished Service Medal, en fai-sant ainsi le premier Français à recevoircette prestigieuse décoration pendant laSeconde Guerre mondiale.

    Un détachement de la 13e demi-brigade de Légionétrangère sous les ordres du commandant Paul Arnault(à droite) présente les honneurs au général de Gaulle,accompagné du général Juin, commandant du corpsexpéditionnaire français en Italie, à la villa Médicis, àRome, le 28 juin 1944 (ECPAD).

    L’artillerie arrose les centres de résistance ennemis, aprèsla prise de Rome (ECPAD).

    Colonne en marche vers Acquapendente (DR).

    4Nous ne pouvons souscrire à une telle affirmation. Même si de Gaulle et Juin ne se sont pas spécialement lié à Saint-Cyr et ont fait leur carrière surdes théâtres différents, l’un en Europe, l’autre en Afrique du Nord, les deux hommes, marqués par la camaraderie de Saint-Cyr, conservaient, selonBernard Pujol, Juin, Maréchal de France, Paris, Albin Michel, 1988, 407 pages, p. 23, au-delà du tutoiement, « une certaine connivence que seulsdes événements tragiques finiront, sur le tard, par briser ». Pour plus de précisions, nous renvoyons à Philippe Vial, « La Quatrième et son maré-chal : un essai d’interprétation du comportement politique d’Alphonse Juin », in Olivier Forcade, Éric Duhamel, Philippe Vial (dir.), Militaires enRépublique : Les officiers, le pouvoir et la vie publique en France : Actes du colloque international tenu au Palais du Luxembourg et à la Sorbonneles 4, 5 et 6 avril 1996, Publications de la Sorbonne, 1999, 734 pages, p. 153-180 (NDLR).

    5Télégramme du général Juin au général de Gaulle, 16 juin 1944, reproduit dans Alphonse Juin, La Campagne d’Italie, G. Victor, 1962, 233 pages, p.151, et Pierre Le Goyet, La Participation française à la campagne d’Italie, 1943-1944, Imprimerie nationale, 1969, 347 pages, p. 158 (NDLR).

    6Télégramme du général de Gaulle au général Juin, en réponse au précédent, 17 juin 1944, reproduit dans Charles de Gaulle, Lettres, notes et car-nets, tome 5 : Juin 1943-mai 1945, Paris, Plon, 1983, p. 251-252.

  • HISTOIRE

    Le corps de poursuite françaisReprenons maintenant le fil des événe-ments.

    La progression au nord de Rome sedéroule assez aisément jusqu’à unedizaine de kilomètres de Viterbe, où desaffrontements de plus en plus rapprochéset sanglants éclatent entre, d’une part, leslégionnaires du 1er bataillon, aux ordres ducommandant Gabriel Brunet de Sairigné,du 2e bataillon, aux ordres du comman-dant René Morel, et les hommes du4e régiment de la 3e division d’infanterieaméricaine et, de l’autre, le 3e régimentparachutiste du colonel Herzingen et le 3e

    groupe du 17e régiment d’artillerie blindéeallemande.

    La ville, épuisée et vidée par les violentsbombardements américains des 6 et 7juin et ceux du 9 dans la matinée, estoccupée pratiquement sans pertes dans lasoirée du même jour. Montefiascone, tou-jours sur la voie Cassia, sera prise le lende-main par la 1re DFL, c’est-à-dire leshommes de la 13e demi-brigade de laLégion et ceux du 22e bataillon nord-afri-cain, avec l’appui du 1er régiment d’artille-rie et du 1er bataillon du génie du com-mandant Tissier.

    Toujours le 9 juin, la 3e division d’infante-rie algérienne entre à Valentano, alors quela 6e division blindée sud-africaine (XIIIe

    corps britannique) est arrêtée par unerésistance allemande acharnée aux piedsde Bagnoregio, qui tombera deux joursplus tard, grâce à l’intervention française.

    Nous arrivons ainsi au 11 juin. La ville deBolsena, massivement bombardée par lesAméricains le 8 et le 9, vient d’être prise etcontournée sans difficultés, mais voilà quela division se voit contrainte à des combatsmeurtriers sur toute la ligne du front.L’ennemi est toujours repoussé, mais àchaque fois au prix de lourdes pertes pourles troupes alliées. C’est le moment où lesAnglais de la 9e division quittent l’axe de lavoie Cassia pour se diriger d’abord surOrvieto (pilonnée elle aussi par l’aviationaméricaine) et continuer ensuite versPérouse, en remontant le cours du Tibre,dans le but de participer activement à l’of-fensive dans le nord-est, le long de la côteadriatique. Les Anglais étaient encoreconvaincus qu’il fallait développer l’offen-sive finale en direction de l’Autriche et de laYougoslavie, alors que les Américains s’entenaient strictement aux engagements prisà la conférence de Téhéran, d’après les-quels les Balkans devaient rester sous lecontrôle exclusif de l’Union soviétique.

    À partir du 12 juin, lamanœuvre allemande d’op-position se fait encore plusdéterminée. L’action visant àretarder l’ennemi se fait deplus en plus méthodique etimprévisible à la fois, à telpoint qu’elle arrive souvent àlimiter la mobilité de l’adver-saire. Il s’agit de techniquesaussi simples qu’efficaces :embuscades éclair réaliséespar de petites unités mobiles,ou ponts et routes minés quel’on fait sauter juste après lepassage de la tête d’unecolonne. Un de ces enginsexplosifs tue le lieutenant-colonel Laurent-Champrosay,commandant du 1er régimentartillerie, qui saute avec sajeep de commandement entraversant un gué empruntéafin d’éviter un pont d’aspecttrop rassurant pour ne pasdissimuler de piège.

    Les Allemands s’évertuent àdésorienter et terroriser l’ad-versaire, au moment où lesAlliés n’ont vraiment pas detemps à perdre. Ils ontdéposé des mines antiper-sonnel un peu partout,notamment à l’intérieur des

    bâtiments, ce qui rend assez dangereuxles ratissages et la mise en sécurité desmaisons.

    La division avance suivant deux directions :vers le mont Amiata et vers Radicofani, oùse dirige aussi la 13e DBLE, véritable fer delance du contingent français.

    La progression des troupes est sans répitet, le 13 juin, Bagnoregio tombe.

    Le 14, les légionnaires du 2e bataillon, que lecommandant Morel conduit personnelle-ment, parviennent à libérer Castel Giorgioet San Lorenzo Nuovo après une – énième –attaque très violente. Dans le cas d’espèce,un facteur déterminant a été l’opérationnocturne grâce à laquelle les hommes de lacompagnie du capitaine La Rocque ontréduit au silence deux mitrailleuses instal-lées sur la Rocca di San Giovanni.

    C'est à ce moment-là que, pour la pre-mière fois depuis la prise de Rome, desformations de maquisards entrent enaction contre les arrière-gardes alle-mandes. Il s’agit de tout petits groupesmenant contre l’ennemi, de manièreimprovisée mais courageuse, des actionsde sabotage ou de diversion pour les-quelles elles paient sans compter le prixdu sang. L’opération la plus éclatante alieu le 17 juin à Radicofani, où lesAllemands, avant de quitter la forteresse,exécutent le carabinier Vittorio Tassi et lerésistant Renato Magi (l’un et l’autreseront décorés pour leur valeur militaire),qui appartenaient à une section de sabo-tage de la « brigade Si.Mar » (du nom ducolonel Silvio Marengo), qui vient d’atta-quer des positions allemandes dans la val-lée du Paglia. À la différence des hommesdes « brigades Garibaldi » et du « groupepatriote de l’Amiata », agissant dans d’au-tres zones de la région, les maquisards dela « Si.Mar » venaient de l’arme des cara-biniers et n’étaient pas très politisés. Ilsconstituèrent des patrouilles d’avant-garde, pendant la progression des troupes

    14 l Juin 2015 • N° 56

    La poursuite en Toscane (DR).

    Un blindé du 1er RFM à Torre Alfina, prèsd’Acquapendente, en juin 1944 (DR).

  • HISTOIRE

    Juin 2015 • N° 56 l 15

    alliées en Toscane, et s’engagèrent, par lasuite, dans le Corps italien de libération.

    La résistance allemande dans ce théâtred’opérations se concentra, jusqu’à se faireacharnée, sur Acquapendente et TorreAlfina, à tel point que, pour les en déloger– le 15 juin –, il fallut des bombardementsmassifs de la 12e Air Force américaine etplusieurs jours de combats engagés par leslégionnaires du 2e bataillon, les Anglais du27e régiment d’infanterie et les hommes dela 61e brigade d’infanterie américaine,appuyés par les batteries du 1er régimentd’artillerie français libre, du lieutenant-colonel Laurent-Champrosay, et celles du977e régiment d’artillerie américain.

    Les Allemands abandonnent Acquapen-dente, Torre Alfino et Onano le 15 juin.

    Les deux divisions françaises se trouventau même moment sur les hauteurs aunord d’Acquapendente, face à un vasteamphithéâtre fermé vers le nord par deuxgrands reliefs naturels, le mont Amiata etle rocher de Radicofani. Et c’est bien par làqu’il faut passer pour s’ouvrir le cheminvers la vallée de l’Arno.

    Au fond de la vallée entre le mont Amiataet Radicofani, la rivière Paglia sépare leszones d’opérations des deux divisionsfrançaises : alors que la 3e DIA intervient àl’ouest, vers Santa Chiara et PianCastagnaio, la 1re DFL opère plus à l’est, endirection de Radicofani. Au cimetièred’Onano, dominant la vallée du Pagliajusqu’à la ligne « Albert », un observatoired’artillerie est immédiatement installé,qui ne sera malheureusement d’unegrande aide ni pour l’aviation ni pour l’ar-tillerie dans les jours cruciaux de la

    bataille de Radicofani, à cause du mauvaistemps qui s’empare de la zone. Cettemauvaise météo, imprévisible car totale-ment hors saison, devait conditionnerlourdement le déroulement de la bataille.

    Le plus difficile est encore à venir et com-mence quand la 13e reçoit l’ordre d’avancer

    vers Radicofani et se prépare à donnerl’assaut à la forteresse. On commence parrenforcer, sur le mont Calcinaio, à Cellesul Rigo, à Cetona et sur le mont Cetona,des positions hautement stratégiques,pour pouvoir franchir Radicofani, vérita-ble porte d’entrée de la Toscane, atteindreSienne et finalement Florence.

    L’ordre de dépasser le Podere del Rigo etd’avancer sur Radicofani est donné à la13e DBLE le 16 juin. Les conditions météo-rologiques se détériorent : il pleut et faitfroid. Gravir les lignes de faîte, transfor-mées en pièges boueux, et marcher le longde routes et de sentiers escarpés transfor-més en torrents, représente un vrai cal-vaire. En outre, ces routes et sentiers, queles bombardements américains des joursprécédents ont rendus presque imprati-cables, se trouvent constamment sous letir des canons automoteurs allemands etsurtout des mortiers qui, installés en hau-teur, à plus de 600 mètres au-dessus descampagnes environnantes, ne laissentguère de place à l’optimisme.

    Et pourtant, les hommes de la 13e ont untrès bon moral. Les nôtres ont hâte de sebattre : en lisant les mémoires et notespersonnelles que tant d’entre eux nousont laissés, on les dirait en proie à uneenvie, presque une frénésie, de se jeterdans la bagarre. Ce qui n’est pas surpre-nant, si l’on considère l’esprit de compéti-tion présent dans les gènes de chacund’entre eux ; on pourrait même dire quec’était dans leur culture.

    Transis et trempés, ils passent cette veilléed’armes sous des abris de fortune, moinsbien équipés probablement, que leurs

    adversaires et leurs « voisins de palier »anglo-américains. Et pourtant ils atten-dent tranquillement l’ordre de « sortir »pour aller s’emparer de ce village au nombizarre, perché au sommet d’un pic, qu’ilsont à peine entrevu aux rares moments oùles nuages se sont dissipés. Ils attendentcet ordre comme s’il s’agissait de partir

    Le général de Gaulle sur le front d’Italie. À ses côtés, on reconnaît, de gauche à droite, le général Béthouart, le géné-ral Juin et le général Brosset, une carte en mains. Photo de Bernard Saint-Hillier, à gauche de l’image (coll. familleSaint-Hillier).

    Parachutistes allemands à la défense d’Onano avec une mitrailleuse MG 42, durant l’été 1944 (photo de ToniSchneiders, Bundesarchiv, Bild 1011-587-2253-15).

  • HISTOIRE

    16 l Juin 2015 • N° 56

    apprivoiser une charmante dame, un peuhautaine peut-être, sans se douter que,grâce à la conquête de cette madone flo-rentine, ils vont entrer dans l’histoire.

    Ce qu’ils savent, en revanche, c’est qu’onleur a confié cette tâche-là, qu’ils mène-ront très bien à la baïonnette, pendant descombats à l’arme blanche, car ils sont lesseuls sur lesquels on peut compter. Lesautres n’iront peut-être pas au-delà debombardements aériens, souventconduits à l’aveuglette et contre de mau-vais objectifs, comme ce fut le cas à Pontedi Rigo, localité assez éloignée deRadicofani, où plusieurs fermes ont étéfrappées avec le pont et où de nombreuxcivils sont morts.

    Quoi qu’il en soit, nos légionnaires nesont pas très anxieux. Voilà comment lesergent Mittenaere relate sa nuit avantl'assaut : « Je dors comme une souche et, enrêve, je défile sous l’Arc de Triomphe avecmon détachement, en compagnie de tous

    les camarades tombés pendant les cam-pagnes de cette guerre, depuis Narvik.Drôle de rêve qui me laisse un goût amer àmon réveil, quand je commence, avec mongroupe de combat, à préparer la nouvelleconquête. »

    Assez prosaïquement, un autre soldat,allongé sous un abri accroché à ce quireste d’un hameau détruit, demande àson voisin : « Va savoir pourquoi cesItaliens ont voulu bâtir autant de bourgssur des pics si durs à escalader… »

    Il y a aussi ceux qui songent aux âmes. Lerévérend Jules Hirlemann, compagnon dela Libération, aumônier de la 13e après lamutation du Père Stanislas Malec, a bien àfaire en se déplaçant d’une position à l’au-tre pour soutenir et encourager ses « paroissiens ». Une parole de consolationn’est pas encore un sacrement in articulomortis, mais cela aide toujours pour gar-der un bon moral.

    Notre bon aumônier ne manque pas detravail, ces jours-là, et l’accompli