la tradition 1887-10 (n7)

38
La Tradition (Paris. 1887) Source gallica.bnf.fr / MuCEM

Upload: kaldeter

Post on 17-Sep-2015

226 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

REVUE GENERALE des Contes, Légendes, Chants, Usages, Traditions et Arts populaires

TRANSCRIPT

  • La Tradition (Paris.1887)

    Source gallica.bnf.fr / MuCEM

  • La Tradition (Paris. 1887). 1887-1907.

    1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numriques d'oeuvres tombes dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur rutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n78-753 du 17 juillet 1978 : *La rutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la lgislation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La rutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par rutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitslabors ou de fourniture de service.

    Cliquer ici pour accder aux tarifs et la licence

    2/ Les contenus de Gallica sont la proprit de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code gnral de la proprit des personnes publiques.

    3/ Quelques contenus sont soumis un rgime de rutilisation particulier. Il s'agit :

    *des reproductions de documents protgs par un droit d'auteur appartenant un tiers. Ces documents ne peuvent tre rutiliss, sauf dans le cadre de la copie prive, sansl'autorisation pralable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservs dans les bibliothques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signals par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invit s'informer auprs de ces bibliothques de leurs conditions de rutilisation.

    4/ Gallica constitue une base de donnes, dont la BnF est le producteur, protge au sens des articles L341-1 et suivants du code de la proprit intellectuelle.

    5/ Les prsentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont rgies par la loi franaise. En cas de rutilisation prvue dans un autre pays, il appartient chaque utilisateurde vrifier la conformit de son projet avec le droit de ce pays.

    6/ L'utilisateur s'engage respecter les prsentes conditions d'utilisation ainsi que la lgislation en vigueur, notamment en matire de proprit intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prvue par la loi du 17 juillet 1978.

    7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute dfinition, contacter [email protected].

  • N 7. Prix du Numro : Un franc. Octobre 1887.

    SOCIETE DES TRADITIONNISTES

    REVUE GENERALEdes Contes, Lgendes, Chants, Usages, Traditions et Arts populaires

    PARAISSANT LE 15 DE CHAQUE MOIS

    Abonnement : France, 13 francs. tranger, 15 francs.cotisation de Socitaire donnant droit au service de la Revue: 15 francs.

    PARIS.A. DUPRET, EDITEUR

    3, rue de Mdicis, 3.

  • .LIVRAISON DU 15 OCTOBRE 1887

    ESSAIS SUR QUELQUES CYCLES LGENDAIRES. I. LES GUER-RIERS DORMANTS, par Henry Carnoy.

    LE BEAU LAURIER DE FRANCE. AH ! MON BEAU CHATEAU,CHANSONS POPULAIRES, recueillies par Mme Claire llarion.

    MON PRE A.FAIT BATIR MAISON, CHANSON POPULAIRE, recueilliepar Charles de Sivry.

    MOEURS ET SUPERSTITIONS JAPONAISES.II. TOKIO, par HectorGamilly.

    LA CLOCHE DE SAINT-SULPICE D'AMIENS, LGENDE PICARDE, parC. de Warloy.

    DEUX CHANSONS. I. PETITE SARAH. II. BELLE AUX LONGSCHEVEUX, posies de Gabriel Vicaire.

    TRILBY ET LE DRAC, par Hippolyte Baliou.LA MARIA, CHAN.SONDE LA BRESSE, recueillie par Charles Guillon.CONTES DE FES, par Paul Ginisty.ES 0 CAMBIO QUE T'ESPERO, CONTE PROVENAL, recueilli par J-.B.

    Brenger-Fraud.LE PCHEUR REPENTI, NOUVELLE du comte Lon Tolsto, traduite

    par E. flalphrine.ANTCHAR, POSIE d'aprs Pouchkine, par Augustin Chaboscau.A TRAVERS LES LIVRES ET LES REVUES, par C. de Warloy.BIBLIOGRAPHIE, par Gabriel Vicaire.NOTES ET ENQUTES.

    La Tradition parat le 15 de chaque mois. Le prix de l'abon-nement est de 12 fr. pour la France (15 fr. pour l'tranger).

    La cotisation des Socitaires est de 15 francs payables dansle courant du premier semestre de l'anne, et donnant droit l'envoi de la Revue.

    Il sera rendu compte de tous les ouvrages adresss la Revue.Prire d'adresser les adhsions, la correspondance, les articles,

    changes, etc, M. Henry CARNOY, 33, rue Vavin.

    Les manuscrits seront examins par un Comit de rdactioncompos de MM. Emile BLEMONT, Henry CARNOY, Raoul GI-NESTE, Ed. GUINAND, Charles LANCELIN, Frdric ORTOLI,Charles de SIVRY et Gabriel VICAIRE. Les manuscrits non ins-rs seront rendus.

  • ESSAIS SUR QUELQUES CYCLES LGENDAIRES

    LES GUERRIERS DORMANTS.

    La Lgende est le commencement de l'Histoire et la premire formequ'elle affecte. A l'origine, chaque peuple a un pass merveilleux qu'ils'attache faire remonter jusqu'aux sicles les plus reculs. Il sembleque plus il se perd dans la nuit des temps, plus ses attaches sont surna-turelles, plus aussi il en tire une plus grande fiert et une plus grandesupriorit sur ses voisins. EL c'est l l'ide dominante des premiers his-toriens, ide qui les porte rassembler sur les origines les traditions lesplus confuses, les vnements les plus extraordinaires, sans aucun gard la simple possibilit des choses qu'ils avancent si hardiment. Do lces merveilleux rcits qui ouvrent l'histoire des Hbreux, des Grecs, de ;Romains, et gnralement de tous les peuples de l'antiquit.

    Mais ce sont l surtout des conceptions spciales aux castes leves. Lepeuple proprement dit, tout en restant fidle certaines de ces traditions,envisage l'histoire toujours son point de vue particulier ; la longue lefrottement continu des antiques lgendes finit par en user certains angles,certains traits, par dtruire ou amalgamer certains dtails, tant et si bienque quelques-unes disparaissent presque, tandis que d'autres se transfor-ment jusqu' en devenir mconnaissables, absolument comme la meruse peu peu les roches que les fleuves lui apportent, rduisant les moinsvolumineuses en un sable impalpable, et ne rejetant sur la grve que lesfragments les plus grossiers, que les galets qui ont su rsister l'actionsuccessive de ses vagues puissantes.

    L'histoire populaire, la lgende orale ainsi comprise, en arrive se

    grouper autour de quelques faits, autour de quelques noms qui, plus queles autres, ont russi frapper l'imagination des gnrations passes. Et

    chaque peuple aura ainsi son cycle lgendaire auquel il restera attach,que ses poles chanteront sur la harpe, et dont plus rien dsormais ne

    pourra le faire se dpartir ; ici, ce sera la lgende d'Hercule ou d'Ulysse ;l, celle d'Arthur ou de Roland, ou de Siegfried ; ailleurs celle de Charle-

    magne ou de Napolon.Dans celte priode particulire, celle sorte d'tat latent qui, dans cha-

    que nation, prpare l'laboration de l'avenir, les peuples n'ont pas d'his-

  • 194 LA TRADITION

    toire proprement parler. Puis soudain, quelque inconnu, quelque obs-cur de la veille se lve ; son appel, sous son tendard, les siens sem-blent sortir de leur torpeur, se rveiller de leur sommeil lthargique ; lesvictoires succdent aux victoires, les vnements se multiplient, et voil

    pour un instant le guerrier la tte des nations. Le conqurant disparu,aura aussitt son histoire d'autant plus merveilleuse que davantage lui-mme en aura su imposer son temps, et que les conditions dans les-quelles il se trouvait semblaient le moins promettre les grandes actionsqu'il aura accomplies. Et de l, deux classes bien tranches dans ceshros.

    Si leur grandeur ne s'appuie que sur les flatteries des courtisans, surles inscriptions pompeuses graves sur les murailles des palais et destemples, sur les socles des statues, la face des oblisques ou les stles fu-nraires, tandis que le peuple pouvant seulement de leur apparitionn'a vu en eux que des mauvais gnies envoys par les dieux pour les ch-tier, si enfin ils n'ont pas pris soin de s'appuyer sur la majorit de la na-tion et d'tonner l'imagination de ceux qui les ont vus passer, leur re-nomme ne subsistera pas ailleurs que sur les monuments muets queles sicles bientt dtruiront ; comme Attila, ils faucheront l'herbe surleur passage, et dvasteront les valles et les montagnes, mais peu aprsle gazon repoussera dans la prairie, les moissons reverdiront dans laplaine et sur le coteau, le souvenir de l'ouragan dvastateur sera aussiphmre que sa course aura t rapide.

    Que sont devenus ces superbes conqurants gyptiens, assyriens, mdesou perses, ces Rhamss, ces Nabuchodonosor, ces Darius, ces Xerxs quiavaient su enchaner leur char des pliades de rois et de princes, desmillions de vaincus? Quel souvenir les peuples ont conserv de ces empe-reurs romains qui un instant ont asservi le monde? ou de ces Attila,de ces Alaric, de ces Gengis-Khan, de ces Tamerlan dont les hordesinnombrables ont roul, vivantes avalanches, d'un bout l'autre de l'Asieet de la vieille Europe? Leurs ossements dorment silencieux et oublisdans des spulcres inconnus, leur nom seul est connu de quelquesrudits !

    Heu varias hominum mentes, heu pectora coecat

    Ils n'avaient pas compris que leur gloire n'tait que factice, qu'elle taittoute la surface et que leur renomme passerait aussi vite qu'eux-m-mes. Ils n'avaient song au peuple que pour l'pouvanter et l'opprimer:le peuple les a mconnus !

    Par contre, les hros qui ont su, et par leurs exploits et par leur carac-tre chevaleresque, entrer dans le fonds populaire, ont vu leur gloiregrandir avec les sicles, et d'autant plus que davantage elle s'loignait desa source, qu'elle s'enfonait plus avant dans le cours des ges. Et au-jourd'hui encore leur souvenir imprissable se retrouve dans les rcits duvieil aeul, aux longues soires d'hiver, disant ses petits-fils les tant

  • LA TRADITION 195vieilles histoires d'antan, aussi bien que dans la chanson rustique du la-boureur traant son sillon dans la valle, du ptre paissant son troupeauau penchant des collines, ou du bcheron abattant les pins centenairesau fond de l'antique futaie haut perche sur la montagne.

    Et ces rcits merveilleux et ces chansons agrestes n'attirent pas que lepaysan et le montagnard ; ils fournissent la posie ses plus riches en-voles d'imagination; ils sont le dlassement prfr du touriste, et l'homme d'tudes, au pionnier de la science, au savant dvor de la soifde dfricher le vaste champ des grandes inconnues, ils offrent le sujetdes plus profondes mditations. Et bien des fois ce dernier s'arrteratonn devant les horizons immenses qui tout coup s'ouvrent devantses yeux et qu' peine il et os souponner. Qu'importe si le vulgaire, leur seul nom de lgendes, hausse ddaigneusement les paules, et mur-mure ce mot : Futilits !

    Quant nous, nous les aimons ces traditions parfois vieilles comme lemonde, mais toujours neuves comme lui; et quand nous les rencontronssur notre passage, nous nous inclinons respectueusement devant elles,comme devant ces vieillards millnaires dont la barbe blanchie s'est pro-mene par les valles et les montagnes, par les torrents et les lacs, parles rivires et par les mers sans limites ; et toujours aussi elles sont lesbienvenues notre foyer rustique.

    Le peuple a donc ses hros lui, souvent bien diffrents de ceux que lacritique historique a russi reconstituer et nous montrer sous leurvritable aspect. Et ce ne sont pas toujours non plus ceux dont les actionsont t le plus clatantes, dont les conqutes se sont le plus tendues, quiont dcim le plus de nations ou vaincu le plus de rois. Que lui importeau peuple ? D'un simple paladin cit en deux lignes dans les annales dutemps, il fera le Roland des Gestes du Moyen-Age ; d'un chevalier d'aven-ture, le non moins clbre Robert-le-Diable ; il oubliera le vainqueur desSaxons, des Lombards et des Avares pour ne songer qu'au Charles lgen-daire la barbe fleurie.

    Charles-Quint fut plus puissant que Frdric Barberousse, mais l'em-pereur mort la Croisade de 1190 sera prfr au fils de Jeanne-la-Folleet de Philippe-le-Beau. Parfois aussi il s'inclinera devant des renommes

    historiquement acquises, et le nom de Napolon circulera d'un bout l'au-tre du monde jusqu'au gourbi du Kabyle et latente du Bdouin, jusqu'auwiggam de l'Indien des montagnes Rocheuses.

    Ce serait, rptons-nous, un phnomne curieux observer et analy-ser que celui qui nous est offert par ces renommes populaires, en tant

    que conditions dans lesquelles elles se dveloppent et se perptuent, et ce

    travail, nous esprons quelque jour en dresser le cadre, si nous en trou-vons le temps et l'occasion. Mais ce n'est pas ici notre but. Nous nevoudrions que dire quelques mots sur un trait commun nombre de

  • 196 LA TBADITION

    lgendes de hros, qui les termine presque toutes, et qui est cette croyance un sommeil particulier, sorte de suspension de la vie, dans lequel sont

    plongsles guerriers dormants en attendant que l'heure des grandes actionsait de nouveau sonn pour leurs peuples. Et comme ce cycle lgendaire ason analogue dans certaines traditions religieuses, nous examinerons, enpassant , les rcits chrtiens des Sept Dormants d'Ephse, et quelquesautres moins connus qui ont cours en Europe et en Afrique.

    Ces hros dont les actions merveilleuses avaient ainsi excit un si hautpoint l'admiration des hommes de leur temps, ne devaient-ils pas treregards comme sortant du commun des mortels, comme d'essence su-prieure, comme des tres surnaturels au-dessus des lois qui rgissentnotre humaine existence? Il est de fait qu'on les a toujours considrsainsi ; on en fit les fils des dieux; leur naissance fut accompagne de cir-constances merveilleuses ; leur enfance fut prodigieuse, et gnralementl'imagination des peuples les doua d'une invulnrabilit toute preuve,et leur mit en main des armes enchantes, forges par quelque divi-nit prolectrice. Mais ces hros pouvaient-ils mourir? Les ciseaux d'A-tropos pouvaient-ils trancher le fil de leurs jours? Et lorsque ces guer-riers disparaissaient subitement de la scne du monde, n'taient-ilsdonc passs que comme de vains mtores qui, un instant, avaient

    illumin l'univers pour, aussitt aprs, s'clipser tout jamais?Eux qui avaient accompli les exploits les plus fameux, qui souvent

    avaient lev leur nation au premier rang, ou qui l'avaient dlivre de laservitude, abandonnaient-ils toujours leur peuple prfr, et ne revien-draient-ils pas l'instant voulu par le Destin, au moment ou la patrie danslaquelle ils s'taient incarns, aurait une fois encore besoin de leur brasredoutable ? Le soleil vivifiant lui aussi disparait le soir en son couchant,mais le matin, il se rveille plus radieux; la nature se couvre en hiver d'unmanteau de deuil et semble s'engourdir sous le vent froid du Nord, mais leprintemps venu, le gazon reverdit la colline, les feuilles se montrent auxchnes sculaires, bruyres et gents tapissent la lande, bleuets, coqueli-cots et marguerites maillent la prairie ; la nature entire a sa mort apparente et sa gense nouvelle.

    Et quoi de plus merveilleux que cette vie sortie de la mort?L'homme seul et quelques tres imparfaits retournaient l'ternel

    nant; mais les hros, entant que regards comme au-dessus des vulgai-res cratures, ne pouvaient ainsi mourir et disparatre, et ce fut l le pri-vilge qui presque partout leur fut octroy par l'admiration populaire.

    Les anciens avaient cette croyance que les hros et les sages avaientleur sjour dans les les Fortunes. Dans Les Travaux et les Jours, H-siode raconte que lorsque l'ombre de la mort enveloppa les guerriersqui avaient t combattre Troie pour Hlne aux beaux cheveux, Zeusleur donna une nourriture et une demeure ignores de la terre.

  • LA TRADITION 197

    Ces hros habitent les les des Bienheureux, bion au-del le profond OcanEt l, trois fois par annes, la terre fconde leur donne ses fruits aussi douxque le miel.

    Le roi Arthur et l'enchanteur Merlin, dont le souvenir est rest si vi-vace dans les traditions populaires aussi bien que dans les compositionsdu Moyen-Age, n'ont pas manqu de jouir de ce mme privilge. Les ha-bitants du pays de Galles ont cru pendant longtemps que le hros du Cy-cle de la Table-Ronde s'tait retir, aprs la funeste journe de Camlan,avec tous ses guerriers dans l'le mythique d'Avalon, en attendant l'heurede reparatre sur la terre. Voici ce que dit Michelet propos d'Arthur etde Merlin :

    Les Saosson, Saxons Anglais dans les langues d'Ecosse et de Walles, croientqu'Arthur est mort; ils se trompent : Arthur vit et attend. Des plerins l'onttrouv en Sicile, enchant sous l'Etna. Le Sage des Sages, le druide Myrd'hynest aussi quelque part; il dort sous une pierre dans la fort. C'est la faute de saVyvyan ; elle voulut prouver sa.puissance, et demanda au sage le mot fatalqui pouvait l'enchaner ; lui, qui savait tout, n'ignorait pas non plus l'usagequ'elle en pouvait faire : il le lui dit pourtant, et, pour lui complaire , se couchade lui-mme dans son tombeau.

    D'aprs des traditions cossaises, le vieux barde Thomas de Erceldounehabita sept ans au pays des Elfs (Elfland), o il faisait les dlices de lareine de Ferie. Lorsqu'il revint enfin sur la terre, il ne put croire qu'il

    tait rest si longtemps dans cette dlicieuse contre, tant pour lui lesheures s'taient vite coules.

    Si nous passons aux traditions carolingiennes, nous arrivons au grandempereur en personne, au puissant monarque dont les actions lgendairesont eu, grce aux Gestes, leur rpercussion jusqu'au fond de la Sude etde la Norwge, et mme jusqu'en Islande. C'est ainsi que dans le Wun-derberg, Charlemagne, la couronne d'or sur la tte, le sceptre royal lamain, dort du sommeil des hros : sa longue barbe blanche lui couvretoute la poitrine ; autour de lui sont rangs ses principaux seigneurs. Cequ'il attend l, on ne sait ; la tradition dit que c'est le secret de Dieu.

    Parmi les pairs de l'empereur, Roland et Ogier le Danois s'attirrent laplus grande clbrit. Tous deux dorment galement ; le premier dans lesud-ouest de la France, Blaye, s'il nous souvient bien ; le second au Da-nemark. D'aprs les vieilles lgendes de ce dernier pays, Holger (Ogier),ne serait pas mort, mais seulement endormi, au-dessous du chteau de

    Cromberg ; on entendrait parfois sa voix, s'il faut en croire les rcits desaeux. On ajoute mme qu'un esclave condamn mort, pntra un jourdans les souterrains du chteau et vit Holger assis prs d'une table, lesbras croiss ; sa barbe longue de plusieurs pieds, s'tait implante dans laterre.

    Des lgendes d'Irlande parlent d'un puissant hros, le gant Mac-Mahon,qui serait endormi entre Passage et Gork, aux environs du chteau de Ro-

  • 198 LA TRADITION

    nayne, sous un amoncellement de rochers qu'autrefois il aurait empilsles uns sur les autres, au temps de la gloire des Fnians. Un forgeronnomm Robin, s'tant mis un jour la recherche du jeune chtelain deRonayrie, enlev depuis sept ans par le gant, pntra dans la grotte duCarrig-Mahon.

    A la lueur d'une lampe, le forgeron distingua quelques figures gigan-tesques assises autour d'une table de pierre massive, et qui semblaient

    plonges dans une srieuse mditation.

    i Aucune parole ne troublait le silence de la salle. A l'extrmit de la tabletait assis Mac-Mahon lui-mme, dont la barbe majestueuse avait pris racinedans la pierre, par la suite des sicles. Le premier, il aperut Robin. Aussitt,se dressant, il tira sa longue barbe du rocher avec tant de hte et de force quele rocher clata en mille morceaux.

    Aprs la fatale bataille de Gavra, le seul guerrier survivant. Oisein

    (Ossian), fils de Fion , fut emport sous les flots de l'Atlantique par la feNiav la beaut resplendissante, et pendant cent cinquante ans, il jouitde 'cette douce socit dans la terre de Jeunesse, au-dessous des eaux. Un

    jour vint o le hros voulut revoir les siens. Il monta le coursier blancet retourna dans la verte Erin. Mais, hlas ! d'AImuin, il ne restait plusqu'un foss o poussaient le chardon et la bardane ! la mousse couvraitles ruines du manoir des Finns ! Patrick le missionnaire levait un templeau dieu des chrtiens ! Peu aprs Ossian toucha le sol malgr la dfensede Niav ; le coursier s'enfuit. Le hros ne fut plus qu'un faible vieillard la chevelure grise I

    Avant de quitter l'Irlande, citons encore la lgende du comte Grald,telle que la donne Kennedy.

    Il y avait jadis en Irlande, un membre de la famille des Fitz-Grald que lesIrlandais nommaient le comte Grald. Il avait un grand chteau Mullaghmast,et quand les Anglais entreprenaient quelque chose contre le pays, ils trouvaienttoujours en Grald un homme prt leur tenir t.te. En mme temps qu'habileau maniement des armes, ce vaillant guerrier tait vers dans la' magie etsavait prendre telle forme qu'il lui plaisait. Sa femme, qui connaissait lepouvoir dont il tait dou, lui demanda un jour de se changer devant elle onquelque animal ou quelque oiseau. Le comte devint aussitt un charmantchardonneret qui vint se poser sur le sein de la femme. Un faucon l'aperut etfondit sur lui. La comtesse eut pour, poussa un cri et rompit le charme. Et lecomte Grald disparut aux yeux de son pouse plore. Tous les sept ans, lecomte fait le tour de Kildare sur un coursier dont les sabots d'argent avaientun demi-pouce d'paisseur au temps de sa disparition : et quand ces sabotsseront devenus aussi minces que l'oreille d'un chat, il sera rendu au mondedes vivants, livrera bataille aux Anglais, et rgnera sur l'Irlande pendant qua-rante ans. Le comte et ses guerriers dorment maintenant dans une cavernesous le chteau de Mullaghmast. Au milieu de cette grotte, il y a une table : auhaut bout est assis le comte, ses soldats sont des deux cts, couverts de leurarmure, la tte appuye sur la table. Leurs chevaux attels et brids attendentleurs matres dans leurs stalles, et quand le jour viendra, le fils du meunier,

  • LA TRADITION 190

    qui doit natre avec six doigts chaque main, sonnera de la trompette et leschevaux piafferont et henniront; alors les chevaliers s'veilleront, monterontleurs coursiers et voleront au combat.

    Selon d'antiques traditions allemandes, l'empereur Frdric Barberoussehabite dans les souterrains de la montagne du Knyffhaser. Depuis biendes sicles il y demeure avec toute sa cour. Il doit y vivre jusqu'au Juge-ment dernier, disent quelques-uns. Assis sur un sige de pierre, prsd'une table de pierre, il attend, la tte appuye dans ses mains, que sonne,l'heure de sortir de son palais de pierre. Alors, il se lvera brusquement,sa longue barbe rousse incruste dans le rocher le fera soudain clater, etil reparatra dans sa capitale, couronne en tte et sceptre la main. Puis,il partira pour la Terre-Sainte et fera la conqute du Saint-Spulcre.D'autres disent que Barberousse n'attendra pas pour se rveiller quevienne le Jugement dernier. Lorsque sa barbe rousse aura fait trois foisle tour de la table devant laquelle il est assis, l'heure sera arrive.

    Un j our, un berger s'gara autour de la montagne et fut conduit par un naindans la grotte habite par le vieil empereur.

    Les corbeaux volent-ils au-dessus de la montagne 1 lui dit Frdric. Oui, rpondit le berger. C'est bien : j'ai encore cent ans dormir.

    Quand Frdric reparatra, il suspendra son bouclier un arbre dess-ch. On verra l'arbre reverdir, et ce serale signe d'une nouvelle re, d'unepoque de vertus et de flicit. En attendant, le bon Frdric Barberousseaime beaucoup enrichir le pauvre honnte homme, et montrer lesmerveilles de la montagne ceux qui la visitent.

    L'Alsace a galement ses hros endormis dans les grottes des montagnes.Au haut de l'Ax, sur le plateau de la Kriegshurst, on verra paratre, leurgnral en tte, les combattants de la dernire lutte, lorsque le grandrveil aura sonn pour eux. Ces combattants seraient des Sudois (?).

    (A suivre) HENRY GARNOT.

    J'ai un beau laurier de France,Mon joli laurier danse,Mon joli laurier.

    Mademoiselle entrez en danse ;Mon joli laurier danse,Mon joli laurier.

    Faites-nous trois rvrences,Mon joli laurier danse,

    Mon joli laurier.Maint'nant le tour de la danse,

    Mon joli laurier danse,Mon joli laurier.

    Embrassez vot' ressemblance,Mon joli laurier danse,Mon joli laurier.

  • 200 LA TRADITION

    Ah ! mon beau chteau,Ma tant' tire, lire, lire ;Ah! mon beau chteau,Ma tant' tire, lire, lo.

    Le ntre est plus beau,Ma tant' tire, lire, lire ;Le ntre est plus beau,Ma tant' tire, lire, lo.

    Nous le dtruirons,Ma.tant' tire, lire, lire ;Nous le dtruirons,Ma tant' tire, lire, lo.

    Laquelle prendrez-vous,Ma tant' tire, lire, lire ;Laquelle prendrez-vous,Ma tant' tir lire, lo. ,

    Celle que voici,Ma tant' tire, lire, lire ;Celle que voici,Ma tant' tire, lire, lo.

    Que lui donn'rez-vous?'Ma tant' tire, lire, lire;Que lui donn'rez-vous,Ma tant' tire, lire, lo.

    De jolis bijoux,'Ma tant' tire, lire, lire ;De jolis bijoux,Ma tant' tire, lire, lo.

    Nous en voulons bien,Ma tant' tire, lire, lire ;Nous en voulons bien,Ma tant' tire, lire, lo.

    Chansons recueillies Veurey (Isre), parMme CLAIRE MARION,

  • LA TRADITION 201II

    Par quatre-vingt-dix-neuf maons,Sur le vert vert vert, sur le vert gazon,Dont le plus jeune est mon mignon,Sur le vert, etc.

    IIIDont le plus jeune est mon mignon.Sur le vert vert vert.sur le vert gazon. Pour qui sera cette maison ?Sur le vert, etc.

    IV Pour qui sera cette maison?Sur le vert vert vert.sur le vert-gazon. C'est pour ma fille Jeanneton,Sur le vert, etc.

    V C'est pour ma fille Jeanneton,.Sur le vert vert vert.sur le vert gazon. Si jamais ell' n'pous garon.Sur le vert, etc.

    VI Si jamais ell' n'pous' garon.Sur le vert vert vert,sur le vert gazoru J'aimerais mieux que la maisonSur le vert, etc.

    VII J'aimerais mieux que la maisonSur le vert vert vert, sur le vert gazon. Ft toute en cendre et en charbon,Sur le vert. etc.

    VIII Ft toute en cendre et en charbon.Sur le vert vert vert.sur le vert gazon. Que d'renoncer mon mignon. Sur le Vert vert vert, Sur le vert gazon.

    Sur la verte fougre,Voyez,

    Sr la verte fougrei

    Chanson recueillie par CHARLESDE SIVRY.

    II

    TOKIO

    Tokio (ci-devant Ydo), capitale du Japon, occupe une superficie de15 kilomtres au milieu d'une plaine ferme au Nord et au Sud par unedouble chane de collines peu leves, sur la cte orientale de l'le deNippon, baigne par l'ocan Pacifique. La ville est traverse par un largefleuve, l'Okava, qui la divise ingalement en deux parties trs distinctes :le Hondjo, sur sa rive orientale, la plus petite des deux, et sur l'autrerive la plus grande, qui constitue la ville proprement dite de Tokio. Debeaux ponts en bois, dont l'un mesure plus de 300 mtres, les relient;

    Dans le Hondjo, beaucoup de temples et de palais, des chantiers deconstructions appartenant l'tat; mais peu d'activit dans la rue. Aussiest-ce de Tokio que nous nous occuperons exclusivement, faute de sujetsd'observation de l'autre ct du fleuve.

    Au centre de la ville s'lve le.chteau imprial, appel Siro, rsi-dence du mikado aprs avoir t celle des takouns jusqu'en 1868. Il est

  • 202 LA TRADITION

    spar pnr deux larges fosss du Soto-Siro, ou quartier autour du Siro,dont la partie orientale constitue la cit .bourgeoise, industrielle et mar-chande. Vient ensuite le Midsi, ou quartier du peuple, trs vari d'as-pect et abondant surtout en jardins marachers et en rizires.

    Les rues de Tokio, et en particulier celles de la cit commerante, sontcoupes angle droit et bordes de maisons basses en bois, d'architec-ture identique. Cette disposition gnrale atteint, dans les quartiers peuactifs, un degr de monotonie absolument stupfiant, que rompt peinel'apparition de quelque temple lev et l, malgr que ces templessoient nombreux partout. Mais il n'en est pas ainsi dans le quartier com-merant, o les boutiques succdent aux boutiques, offrant sans douteun cadre pareil rpt des milliers de fois, mais entourant des tableauxd'une varit infinie.

    Ce sont les boutiques des marchands de sandales de paille, de graine-tiers, de barbiers, de marchands d'objets d'art, de traiteurs, de ptis-siers, de marchands de th et de saki. Voici un march au poisson, ol'on dbite la baleine, le requin, le marsouin, la pieuvre aussi bien que lamoule, le poisson d'eau douce, les tortues de toute origine. Pas de bou-cheries ni de charcuteries, par exemple, sauf les charcuteries de poisson :les Japonais n'admettent pas la viande de boucherie dans leur alimenta-tion, et en fait de lard ne salent que celui de la baleine.

    Nous parlions tout l'heure des maisons de th. Disons tout de suitequ'il y en a deux varits : les maisons honntes, assimilables, propor-tions gardes, nos cafs, que l'on rencontre partout, et les autres, aux-quelles, comme chez nous, certains quartiers sont spcialement assigns.Ces dernires ont leurs alphonses, fonctionnaires ou officiers en retraitd'emploi, dcavs de toute origine, dont la rencontre tait nagure en-core assez dangereuse pour l'tranger; c'est tout ce que nous en di-rons.

    Tokio est, somme toute, une ville active et gaie, souvent en fte et par-fois jour et nuit, et ces ftes sont en outre relies les unes aux autrespar toutes sortes de divertissements dont une calamit publique pourraitseule suspendre le cours. Outre les thtres et les cirques, ces divertisse-ments permanents ont pour sige soit des baraques spciales, soit desbtiments tout faire, soit l'intrieur des temples, soit enfin le pav dela rue. Deux quartiers de Tokio, du reste, sont constamment en fte, cesont Yamasta et Asaksa.

    La chausse principale du champ de foire de Yamasta est borde detrottoirs plants d'rables gigantesques l'ombre desquels une longuefile de camelots sont accroupis, invitant tous les passants s'arrter de-vant leur talage et faire choix parmi les objets ainsi exposs, un peubas la vrit. Mais d'autres exposent leurs produits sur des sortes detables formes d'un paillasson tendu sur des perches de bambou. D'au-tres encore promnent les leurs travers la foule, pendus l'extrmitd'un bambou ou de quelqu'autre faon.

  • LA TRADITION 203

    Parmi tous ces petits industriels, il faut faire choix des plus curieux.Nous citerons donc les marchands de th ambulants, le marchand depastques en tranches, le colporteur de pipes, de tabac et... de feu ; ce-lui-ci vend de la mort-aux-rats avec exhibition des rats imprudents quien ont fait l'exprience leurs dpens ; celui-l de la graisse d'ours, enmontrant la tte et les abatis naturels et authentiques de l'animal qui l'afournie son corps dfendant ; un autre des peaux de grenouilles dontl'usage est un mystre, pour nous du moins. Voici un astronome en pleinvent, avec sa lunette, l'instar de celui du Pont-Neuf; un diseur debonne aventure, accompagn d'un Rhotomago japonais, frappant sur untimbre en rponse aux demandes qui lui sont faites, suivant conventionspralables ; un marchand de complaintes nasillant avec conviction lesdtails des crimes du jour et de l'excution qui en a t la rcompense,conformment au texte de l'imprim qu'il distribue au public moyennantrtribution. Plus loin c'est un montreur de souris blanches apprivoisesou d'oiseaux savants puisant de l'eau, tranant une voiture, pilant du rizet mme tirant de l'arc ! Ailleurs, un imprsario de condition modestefait sauter des marionnettes costumes, tandis que son voisin avale deslames de sabre comme si elles contribuaient sa nourriture ordinaire.

    On remarquera, dans ces dtails incomplets, quelques traits se rappro-chant (Passez prs de rcrations foraines fort connues et apprcies ga-lement sous nos climats occidentaux. Ce que nous ne possdons pas aumme degr, et surtout dans les mmes varits que les Japonais, cesont les jongleurs, lutteurs, gymnastes, quilibristes, acrobates et presti-digitateurs, qui sont tous, dans leur spcialit, d'une habilet vraimentincomparable et qui semble tenir de la magie. Mais tout a t dit sur cettehabilet prodigieuse, et on pourrait sans doute donner carrire uneimagination mme opulente avant d'atteindre la limite o elle se trouve-rait en dfaut.

    Le champ de foire de Yamasta est entour de baraques dans les-quelles ces artistes donnent leurs reprsentations trs suivies, sans comp-ter les thtres o l'on joue le drame, l'opra, o l'on danse, et ceux ole grand premier rle est rempli par un personnage rappelant la foisGuignol et Karagheuz, et voluant, d'ailleurs, l'intrieur de kiosquesqu'on dirait copis sur ceux de nos Champs-Elyses, et conus commeeux pour la joie des enfants et la tranquillit des parents.

    Mais n'oublions pas un artiste trs populaire la foire de Yamasta, etpartout, du reste, o il daigne se montrer au milieu de son orchestre,aux accents passablement aigres, pourtant. Nous voulons parler du Lionde Core.

    Qu'il passe dans une rue de Tokio, dans la plus active, dans la plussrieusement occupe, et bientt on fera cercle autour de lui ; les pas-sants commenceront ce cercle, puis l'artisan abandonnera sa besogne,si presse qu'elle puisse tre, et viendra se joindre aux gens de la ruepour assister la danse du fameux lion, vieille connaissance, pour lacentime fois de sa vie peut tre, plutt plus que moins probablement.

  • 204 LA TRADITION

    Que do fois ne l'a-t-on pas vu ! et pourtant, dit M, Aim Humbert, jamaison ne rsiste l'appel discordant du fifre, du timbre et des tambourins quiannoncent son approche.

    Une troupe de quatre histrions dbouchent, en effet, d'une rue voisine. Ily en a trois qui forment l'orchestre, le quatrime donne la reprsentation. IIs'est affubl d'un trs ample manteau ray ou tigr, surmont d'une normette d lion fantastique. Le monstre s'allonge volont et domine soudaine-ment d'un deux mtres les gens qui l'accompagnent. Les enfants, tout l'entour, poussent des cris o l'effroi se mle la provocation. Quelques petitsaudacieux s'avancent jusqu' soulever les pans du manteau et mme pincerles jambes du mystrieux saltimbanque. Tantt celui-ci les menace et tourne latte de leur ct, en ouvrant la gueule et en secouant l'paisse crinire demorceaux de papier blanc qui encadre sa face carlate ; tantt il se met sauter en cadence au son des instruments do ses acolytes. Lui-mme est,d'ailleurs, muni de son propre tambourin ; mais ds qu'il cesse de danser, ille dpose, et s'affaissant tout coup, il se transforme en quadrupde, excutequelque grotesque cabriole et finit par se dpouiller de son accoutrement. Alorsle monstre s'vanouit, mais le jongleur reste. Il saisit une baguette de tam-bour et la fait tenir en quilibre sur le pouce de la main gauche, puis il su-perpose une seconde baguette la premire, et une troisime en croix, au-dessus des deux autres ; enfin, il les jette en l'air et les reoit dans ses mainset les fait circuler toujours plus vite et sans interruption, en ajoutant succes-sivement une, deux, trois boules, sortant l'on ne sait d'o. L'admiration des spectateurs est son comble.L'un des musiciens fait pas

    ser l'assiette c'est--dire l'ventail. La reprsentation est close, et le jon-gleur pour se reposer, allume sa pipe celle de quelque voisin bnvole. Iln'est pas rare de le voir en premier lieu se charger ngligemment de sa d-froque et ensuite fumer avec bonhomie, la tte couverte jusque sur le nez, del'norme et grotesque figure du monstre. Ce dernier tableau n'est pas le moinspittoresque du spectacle.

    Le spectacle de la danse du Lion de Core n'a en lui-mme, la v-rit, rien d'excessivement pittoresque, et il finit comme tout autre spec-tacle public au Japon par un petit exercice de jongleur qui vaut mieux lui tout seul que tout le reste; part cela, je lui prfrerais l'exhibitionde notre homme-orchestre. Mais c'est un spectacle de la rue, gratis sil'on veut, et qui vient vous trouver votre porte sans le moindre dran-gement pour vous, ce qui est un grand point, fort apprci dans les villespopuleuses de l'Occident comme dans celles de l'Orient.

    Tas de badauds de Japonais, va !Comme Yamasta, Asaksa a son champ de foire permanent; mais, en

    Outre, il y a une grande fte foraine annuelle qui attire du monde defort loin, et qui dure depuis le dix-huitime jusqu'au dernier jour dudouzime mois. Entrer dans les dtails des divertissements publics quisignalent ces ftes serait nous contraindre des rptitions incessantes.Ce n'est pas la peine ; et, d'ailleurs, notre cadre est trop restreint poursupporter cette expansion sans clater.

    Il y a aussi dans les rues des mendiants, surtout des clops vrais ou

  • LA TRADITION 205

    faux et des lpreux immondes, cherchant provoquer le dgot plus vo-lontiers encore que la piti et faisant d'excellentes affaires, car les Japo-nais, comme tous les gens d'humeur gaie, sont trs charitables. Entre lescharlatans et les saltimbanques d'une part, et les mendiants de profes-sion de l'autre, il faut compter aussi avec plusieurs ordres de moines oubonzes, formant comme un trait d'union naturel, les uns saltimbanquesou charlatans, les autres mendiants honts. Qu'il nous soit permis depasser lgrement, ou plutt brusquement, notre tribut pay, devant ceslaideurs, ombres ncessaires peut-tre un tableau sans cela trop cla-tant. Ajoutons seulement que chaque foire possde de ce chef tous leslments d'une cour des Miracles nombreuse et bien conditionne.

    Le Japonais n'est pas seulement ami des ftes, des jeux, des illumina-tions et des parades ; il l'est aussi de la belle nature, des parties de cam-pagne et des festins champtres pris en famille sur l'herbette ou lamousse des bois ombreux, et aprs lesquels on se livre la danse et auxchansons. Isol, il prend volontiers l'attitude contemplative, couch surle gazon, la pipe aux dents, l'oeil noy dans l'immensit, l'oreille tendueau chant des cigales ou des oiseaux, les narines dilates aux vapeurs par-fumes qui s'lvent des vergers en pleine floraison.

    Contemplatif tant que vous voudrez, mais nullement mlancolique : lanature tant, au Japon, d'une gaiet constante, ne saurait engendrer lamlancolie , comme on dit chez nous; et c'est cause de cela sansdoute que le Japonais est toujours gai, non de cette gaiet de conventiondont les relations du monde exigent l'talage trop souvent contre-temps, mais d'une bonne et franche gaiet, spontane, naturelle pourtout dire.

    Cela est tellement vrai, que la fte des Morts, clbre annuellement,est une des plus joyeuses de la collection. Pour qu'elle produise plusd'effet, c'est la nuit qu'on la clbre. Toute la population s'y rencontre ;et bientt d'une extrmit l'autre, le cimetire s'illumine de feux decouleurs varies ; les clats de la plus franche gaiet sont rpercuts parles chos ; on mange, on boit, on chante, on danse pour faire honneuraux anctres qui reposent sous l'humble pierre tumulaire, et qui, peut-tre, se sont rveills pour prendre part la fte que leur donnent lesvivants I

    Un esprit mal fait pourrait voir une preuve d'indiffrence, peut-tremme de satisfaction, dans cette manifestation joyeuse. Il n'est pourtantpas bien difficile de reconnatre que fter ses morts, de quelque manireque ce soit, c'est dj prouver qu'on ne les oublie pas. Ajoutons celaque chaque famille possde au cimetire son petit enclos, avec sa pierrecommmorative au milieu pour tout dcor architectural. Il est fr-quemment visit, entretenu avec le plus grand soin et rempli de verdureet de fleurs toujours fraches. Mais une fte est une fte, et c'est une ano-malie que d'y pleurer. Ainsi, du moins, pensent les Japonais.

    Nous avons dit que les maisons japonaises sont construites en bois et

  • 206 LA TRADITION

    fort basses. En effet, elles n'ont gure qu'une dizaine de mtres de hau-teur totale, et n'ont gnralement qu'un tage qu'on pourrait appelerrez-de-chausse, s'il n'tait lev un mtre et demi du sol. Les murssont faits de planches assembles et doubles de nattes ; le toit, supportpar quatre piliers, est aussi couvert de simples planches le plus souvent.Les maisons bourgeoises, les palais mme ne diffrent des maisons com-munes que par leur tendue en surface et leur dcoration intrieure. Cemode lmentaire de construction est impos par la frquence des trem-blements de terre dans le pays, et grce lui, il n'y a presque jamais decatastrophes irrmdiables dues cette cause.

    Seulement, lorsqu'une de ces maisons s'avise de brler, il n'est pas rarede voir tout un quartier menac de destruction. Si c'est dans la nuit, l'undes guetteurs enferms dans les belvdres construits cet effet au-des-sus dos temples ou des maisons les plus leves de la ville, sonne le toc-

    sin, en frappant sur une cloche coups presss, rpts aussitt par tousses collgues la ronde. Alors, tout le monde se lve de sa natte et courtau danger.

    Les secours affluent. On vante l'intelligence avec laquelle ils sont or-

    ganiss, l'activit, le dvouement des sauveteurs. Mais il n'y a pas autrechose faire que la part du feu, une part de gourmand capable de le

    rassasier, et qui brle comme un paquet d'allumettes de contrebande ; ettout est pour le mieux si on y a russi.

    N'avons-nous rien oubli de ce qui se passe dans les rues d'une grandeville japonaise, comme Tokio ? Nous aurions trop de chance. Mais nousavons rendu pour le mieux le coup d'oeil gnral qu'on en peut saisir, etil n'y a probablement que celui qui ne se rappelle rien qui n'oublierien.

    HECTOR GAMILLY.

    Les gologues vous diront que les sources d'eau ferrugineusesont dues de vieilles ruptions volcaniques, des gisements defer et autres choses semblables ; ah, bien oui ! allez rpter celaaux bonnes vieilles gens de Saint-Leu, propos de la source dela rue des Hchers. Voici ce qu'ils racontent ce sujet :

    Jadis, sur l'emplacement de la citadelle, il existait une paroisse,celle de Saint-Sulpice, sur laquelle on abattit 500 maisons pourconstruire le fort. L'glise remontait aux premiers sicles de l'rechrtienne. Elle avait t btie par les habitants, de pauvres sai-

    tiers, en dehors de leurs heures de travail. Pour l'difier, ils trou-vrent des pierres dans les carrires de Saint-Maurice, et du boisdans les forts de Saint-Pierre. Quand le clocher fut termin, on

  • LA TRADITION 207

    pensa une cloche. On ne s'embarrassa pas pour si peu ; le cur,un saint prtre, se mit en prires et eut une rvlation divine ;c'tait en plein t, la neige se mit tomber et couvrit un espaced'environ vingt pieds carrs. Les fidles se mirent le fouiller surle champ, et dcouvrirent une colossale statue du dieu Mars,toute en fer, enfouie l depuis des sicles. Ils comprirent quec'tait un don du ciel; ils l'enlevrent et en firent une cloche qu'ilsnommrent Firmine. Ils la montrent dans un beau clocher enpierre blanche. Les gens de Saint-Leu les raillaient!

    Peuh ! disaient-ils, leur cloche sera tout au plus bonne rveiller les chouettes et les hiboux endormis ; mais jamais appeler d'honntes chrtiens aux offices !

    Ils se trompaient, car la cloche de fer avait une douceur et unepuissance extraordinaires; elle tait harmonieuse comme une mu-sique et portait le son comme la trompette du Jugement dernier ;on l'entendait sur tous les monts et dans tous les vaux une trsgrande distance.

    Les cloches de Saint-Leu qui taient en airain pur, jalousaientcelle de Saint-Sulpice qui les couvrait toujours, quoiqu'elles fus-sent trois et qu'elles sonnassent la plupart du temps toute vole.Elles ne pensaient qu' lui jouer un vilain tour, et comptaient pourcela trouver l'occasion pendant leur voyage Rome.

    Chaque anne, le jour du Jeudi-Saint, aprs le Gloria chant la messe, les cloches s'envolent vers Rome. Toutes celles de lacatholicit se runissent au-dessus de la ville Eternelle; et, troisheures de l'aprs-midi, l'heure o le Christ est mort, elles fontentendre des gmissements qui jettent quelques fois la terreurparmi les gens de la campagne. Quand les tnbres couvrent laterre, le dernier pape entr au ciel descend et bnit les cloches.Parfois il arrive que certaines ne sont pas touches de l'eauSainte ; malheur celles-l, car leur retour est plein de prils : lebon Dieu est mort, les anges prient son tombeau , ils ne peuventveiller sur elles, et le Diable toujours aux aguets leur joue destours pendables. Tous ses dmons sortent de l'enfer; ils font mon-ter le brouillard pour que les cloches s'garent en route ; ils seroulent sur la neige des hautes montagnes : leur corps toujoursrouge fait bouillir la glace, et la vapeur qui s'en chappe formedes nuages pais travers lesquels on ne peut s'orienter.

    L'adversit voulut qu'en l'an 1581, le pape charg de l'aspersionexert ses fonctions pour la premire fois ; nombre de cloches nereurent pas d'eau bnite ; celles de Saint-Sulpice et de Saint-Leune forent pas mouilles d'une goutte! D'affreux projets ruminrentalors dans le tte de ces dernires. Si, avec l'aide du Diable, ellesallaient perdre ou briser Pirmine !

    Les trois voisines partirent ensemble. Firmine, qui tenait lesdevants, tait la plus expose au danger. A Turin, elle se ft broye

  • 208 LA TRADITION

    contre l'glise San-Martino, si elle n'avait t prvenue tempspar les cloches qui rintgraient leur clocher ; en traversant lemont Saint-Bernard, elle se perdit dans les nues pendant uneheure; Troyes, elle n'vita la tour de l'glise Saint-Urbain quegrce des corbeaux qui la prvinrent temps. Dj on aperce-vait Amiens, et les trois cloches d'airain voyaient leur vengeanceleur chapper; alors elles se concertrent et mrirent un plan dia-bolique dont l'excution ne se fit pas attendre. En passant au-dessus de la porte de Noyon, elles s'espacrent en triangle autourde Firmine, puis, prs de la Cathdrale, elles se rapprochrentsoudain. Sous la pousse, la cloche de fer alla donner un coupterrible, pouvantable, sur le clocher qu'elle branla. C'est depuiscette poque que la flche penche vers Saint-Pierre. La pauvreFirmine, fle et avarie en mains endroits, tourna sur elle-mmeet alla tomber dans le jardin de Jacques le Hcher. Elle fit untrou norme que les dmons qui la suivaient s'empressrent decombler, pour qu'on ne pt l'en sortir. Les cloches de Saint-Leurentrrent dans leur clocher et carillonnrent toute vole, pours'tourdir et oublier leur mauvaise action, sans cloute. Les gens deSaint-Sulpice attendirent en vain Firmine ; ceux de Saint-Leu,jaloux et mchants, vinrent les houspiller et ravagrent l'glisesous prtexte que c'tait la maison du Diable, puisque la cloches'en tait alle avec lui.

    La colre de Dieu ne tarda pas se manifester. Le lendemain,jour de Pques, un ouragan effondra le clocher qui tua 68 per-sonnes dans sa chute (1). Toutes les familles furent prouves!; lechagrin rendit les survivants comme des squelettes ! Ils firenttant pnitence que le Seigneur fut enfin touch de leurs prires.Un jour qu'ils taient runis l'glise dans une demi-obscurit,un vieillard leur apparut et leur.dit : Dieu est touch de votrerepentir ; allez dans le jardin de Jacques le Hcher ; sous le syco-more, vous creuserez jusqu' ce que l'eau jaillisse de la terre.

    Ils s'y rendirent et leur surprise fut grande lorsqu' vingt piedsde profondeur ils reconnurent la cloche de fer de Saint-Sulpice ;un liquide s'chappait de son intrieur ; les malades en burent etreprirent leurs forces comme par enchantement, mais Dieu pourrappeler leur crime, condamna leurs descendants tre les moinsrobustes de tous les enfants d'Amiens.

    L'eau a encore les proprits d'il y a trois sicles ; et c'est tou-jours dans le quartier Saint-Leu que le conseil de rvision r-forme le plus de jeunes gens. On peut donc leur dire, avec ledocteur Sangrado : Croyez-moi et buvez de l'eau.

    G. DE WARLOY.

    (1) Voir les Mmoires du temps.

  • LA TRADITION 209

    DEUXCHANSONSI

    PETITE SARAH

    Petite Sarah,C'est le mois des roses;Que de tendres chosesMon coeur te dira !

    Que de tendres chosesAu milieu des roses !

    Donne tes yeux bleus,Pour que je les baise;Ta bouche de fraise,Ton corps onduleux;Donne que je baiseTa bouche de fraise.

    Belle aux longs cheveux,Ma tourlourisette,Belle aux longs cheveux,C'est vous que je veux.

    Belle aux tresses d'or,faites-moi risette,Belle aux tresses d'or,Souriez encor.

    Robe de satin,Souliers d'carlate,Robe de satin,Couleur du matin.

    Comme sur un prL'alouette folle,Ta galle s'envoleDans le ciel dor ;Et, comme toi, folle,Mon me s'envole.

    Ma mie aux doux yeux,Ne sois plus mchante ;Entends ce que chanteL'arbre merveilleux ;Entends donc, mchante,L'oiselet qui chante,

    "

    II

    CHANSON

    Sur tous vos atoursLe soleil clate,,Sur tous vos atours,Fleur demes amours.

    Gloire vos vingt ans,Fleur de primevre ;Gloire vos vingt ans,Fleur de mon printemps.

    A votre sant,Je vide mon verre ;A votre sant,Fleur de mon t!

    GABRIEL VICAIRE.

  • 210 LA TRADITION

    Un consciencieux crivain, mort il y a quelques annes, Hippolyte Babou,s'tait, comme Ch. Nodier et Grard de Nerval, pris de passion pour les tradi-tions populaires. Sous ce titre : Les Paens Innocents ( 1), il a laiss un volumedes plus curieux que nous n'hsitons- pas qualifier de chef-d'oeuvre. Enattendant de consacrer une tude spciale Hippolyte Babou, nous emprun-tons ses Paens Innocents les pages qui suivent relatives au lutin que lesgens du Midi nomment le Drac.

    Il est regretter que Charles Nodier, ce voyageur infatigable dumonde fantastique, ait toujours dirig vers le Nord sa prcieuse et bril-lante imagination. Le potique autour de la Fe aux Miettes s'est trompen disant que nos hameaux taient trop savants pour qu'il ft possiblede profiter de leurs lgendes. Si Nodier avait connu le bizarre et hardilutin que tout le Midi de la France appelle le Drac, il en aurait fait cer-tainement l sujet de quelque admirable fantaisie, ne ft-ce que pourdoubler, par le contraste, le charme idal de la vaporeuse figure deTrilby.

    Jamais, en effet, deux lutins ne se ressemblrent moins que Trilbyet le Drac. Trilby est l'expression d'une pense toute spiritualiste. Aussiest-on tonn de le voir condamn si cruellement par la voix des clotres.A quoi bon fulminer l'anathme contre une nature aussi douce, aussisympathique ? L'esprit d'Argal est peut-tre l'ange gardien qui, par sanave passion, prserve Jcannie de tout amour coupable. Jamais dsirsfurent-ils plus purs, jamais affection plus chaste que la sienne? La fid-lit domestiqne n'a pas d'emblme plus touchant et plus complet. Trilbyest la voix pieuse du foyer qui, par ses vagues enchantements, berce lesrveries de la femme et l'empche de prter l'oreille aux bruits dudehors. Tant que cet hte mystrieux habite la cabane de Dougal, il estplutt l'ami que l'amant de Jeannie ; ce n'est pas de sa prsence que lemari doit s'inquiter, car il distrait ou captive par ses. jeux inoffensifsles ardentes aspirations d'une me inquite : c'est lorsqu'il ne sera plusl que la pense de Jeannie prendra une forme humaine et que le dangerplanera sur la cabane de Dougal. Admirable cration du mysticisme ! Lespirituel et dlicat Nodier avait bien compris la nature intimement chr-tienne de l'esprit du Nord, puisqu'il avait fait de son hros fantastique lefrre de Saint-Colomban ; si bien qu'on pourrait presque dire Saint-Trilby,lorsqu'on prononce le nom de cette crature aimante et rsigne.

    Le Drac, esprit intermdiaire comme Trilby, se rapproche plus del'enfer que du ciel. Ce n'est pas le lutin d'une cabane ; il dteste les

    (1) H. Babou. Les Paens Innocents, un vol. in 12. Charpentier, diteur.Nouvelle dition, Paris, 1878.

  • LA TRADITION 211

    vertus domestiques. Tout un village, tout un canton lui appartiennent ;il en reprsente fidlement tous les vices, tous les ridicules. C'est un treProte qui reproduit, d'poque en poque, les divers changements decaractre qui surviennent dans l'esprit des masses auxquelles il semle. Au temps o Pallas-des-Gendarmes (1) tait une commanderie, onl'a vu souvent apparatre avec la croix de Malte sur la poitrine; on l'ap-pelait alors le Petit Chevalier. Avant la Rvolution, il aimait surtoutl'habit enfarin du moulin ; il reprsentait en ce temps-l le JacquesBonhomme du Midi, prt faire claquer son fouet de meunier contre leseigneur et le prtre. Sous la Rpublique, le bonnet bourgeois se trans-forme en bonnet phrygien ; le Drac se mle do propagande rvolution-naire, fait condamner comme suspects les maris des Palladiennes qu'ilaime, et il est connu dans le pays sous le nom de Petit Jacobin. Sous laRestauration, il trane le sabre retentissant de l'Empire, et il partageavec Napolon le glorieux sobriquet de Petit Caporal. Enfin, vers 1830, ilse montre un moment en garde national pour reprendre presque aussi-tt son costume favori, celui de garon meunier. Ce dguisement nel'empche pas d'en revtir une multitude d'autres, selon ses besoins etses dsirs. Le Drac n'a aucune croyance, aucun respect. Il est tapageur,vantard, paresseux, perfide, cynique; dfauts prononcs dont l'ensemblereprsente le mauvais ct du caractre languedocien. Au lieu d'accepteravec rsignation, comme Trilby, une humble place auprs du foyer, ils'introduit bon gr malgr, dans l'hostal (2), tantt comme un voleur, enbrisant la serrure, tantt comme un gamin, en cassant les vitres. Dansles maisons amies, il lui arrive souvent de garder l'incognito et de ne servler que par un petit bruit de pas ou un rire lger. Mchant par habi-tude, il est bon par hasard ou par caprice. Ainsi que certains banditsd'Ecosse ou d'Italie, il impose des obligations, il lve des dmes. Malheur celui qui se refuse cet impt sanctionn par l'usage ! Lelutin se vengera cruellement. Chaque four lui doit un gteau, qu'onappelle le gteau du Drac. Dans les moulins, le cheval de tourneest forc de rester un jour par semaine l'curie pour que le Drac s'enserve dans ses courses. >

    HIPPOLYTE BABOU.

    (1) Pallas-des-Gendarmes, autrefois Pallas-des-Chevaliers, localit situeentre Narbonne et Toulouse.

    (2) Hostal, vieux mot encore usit dans le Midi pour dsigner la maisonpaternelle, autrement dit la maison de l'hte.

  • 212 LA TRADITION

    LA MARIA(Patois bressan)

    I

    La Maria su lou priQue le si verv,Que le si verv de ci,Que le si verv de l,Que le si verv.

    II

    Vint pass on bochuQue la regutiov,Que la regutiov de ci,Que la regutiov de l,Que la regutiov.

    III

    Ne m regutia p tan, bochu,Te n'en est p che brauvo ;Te n'est p che brauvo de ci,Te n'est p che brauvo de l,Te n'est p che brauvo.

    IV

    Que z'en saya brauvo, que z'en[saya laido,

    T'en serai ma ma,T'en serai ma ma de ci,T'en serai ma ma de l,T'en serai ma ma.

    LA MARIEi

    La Marie sur son poirierO elle se tournait,Elle se tournait de ci,Elle se tournait de l,Elle se tournait.

    II

    Vint passer un bossuQui la regardait,Qui la regardait de ci,Qui la regardait de l,Qui la regardait.

    III

    Ne me regarde pas tant, bossu,Tu n'es pas si beau,Tu n'es pas si beau de ci,Tu n'es pas si beau de l,Tu n'es pas si beau.

    IV

    Que je sois beau, que je sois

    V

    Per que z'en saiya ta ma, bochu'Faut faur' enlev ta bossa,Faut faur' enlev ta bossa de ci,Faut faur' enlev ta bossa de l,Faut faur' enlev ta bossa.

    VI

    Quan lo bochu entendi san,Y se redressiv,Y se redressiv de ci,Y se redressiv de l,Y se redressiv.

    [laid,Tu seras ma mie,Tu seras ma mie de ci,Tu seras ma mie de l,Tu seras ma mie.

    V

    Pour que je sois ta mie, bossu,Il faut faire enlever ta bosse,Il faut faire enlever ta bosse de ci,Il faut faire enlever ta bosse de l,Il faut faire enlever ta bosse.

    VI

    Quand le bossu entendit cela,Il se redressait,Il se redressait de ci,Il se redressait de l,Il se redressait.

    Recueillie Ceyznat, prs Bourg (Ain).CHARLES GUILLON*

  • LA, TRADITION 213

    Laissons-nous conter des contes! Non pas que la ralit manque d'l-ments romanesques, nous en faisons l'exprience tous les jours! Maisce qui fait terriblement dfaut notre poque, c'est l'ingnuit, et il estbon sans que cela engage trop rien de se retremper parfois dessources naves.

    Or, d'un bout l'autre de la France, on s'est mis, depuis quelque temps, rechercher passionnment nos vieilles traditions, pour lesquelles deslettrs et des artistes se sont pris d'une vritable pit. Des socits sesont formes, faisant appel au concours de tous, et, en coutant parlerde vieux paysans, des marins, des bergers, dpositaires, de gnrationen gnration, de notre fonds lgendaire, de trs heureuses trouvaillesont t faites. Il y a maintenant une mulation, dans nos provinces, produire leur trsor d'anciens rcits typiques. Des revues se sont fon-des, qui les recueillent avec amour, sous leur forme sincre sansarrangement trop littraire, et oh indique, avec un petit orgueil de folk-toriste, leur origine exacte. De braves gens de campagne, qui concou-raient difier un monument national, se trouvent ainsi levs pardes crivains qui ont sollicit leurs souvenirs, au rang d'auteurs malgreux. La joie, c'est de pouvoir citer le nom de quelque patriarche rural,de quelque bcheron charg d'annes, de qui on a obtenu une histoiremerveilleuse !

    Il en est d'adorables, parmi ces contes de notre vieille France ; et, pouren citer, on n'a vraiment que l'embarras du choix. L'imagination de nosbons aeux tait riche, et pour avoir pass par beaucoup de bouches, de-puis des sicles, ces rcits n'ont point trop perdu de leur saveur.

    Voici, par exemple, l'aventure de Papa G-rand-Nez, recueillie par M.Achille Millien, auprs d'un vieux laboureur de la Nivre, Franois Brif-faut, de Montigny-les-Amognes. Ce Papa-Grand-Nez est un sorcier,dou d'un appendice nasal gigantesque qui lui permet de flairer de loinles nouvelles. Il conte un jour des lutins que deux rois se font la guerre)et que l'un des deux sera toujours battu, parce qu'il ne peut pas traverserUne rivire, faute de pont. Et pourtant, dans cette fort-ci, pas bien loinde nous, setrouve l'Arbre-Rouge... On n'aurait qu' en couper une brancheet la poser sur l'eau de la rivire pour voir un beau pont se former im-mdiatement... Mais il ne faut pas s'aviser de rvler ce secret, car quien parlera, pierre deviendra.

    Un officier d'un des deux monarques en guerre a entendu, cach dansun buisson, parler Papa-Grand-Nez. Il fait son profit de l'avis, et grce l'Arbre-Rouge, gagne la bataille. En homme avis, il revient, quelques-jours aprs, au mme endroit, et entend le sorcier donner ainsi d'autresadmirables recettes dont il tire profit. Victorieux, il reoit en rcompensela main de la fille du roi ; mais les femmes sont curieuses, et comme

  • 214 LA TRADITION"

    l'Eisa de Lohengrin, celle-ci veut savoir comment son poux a t invin-cible. Le bon chevalier ne peut rsister au dsir de sa femme, et lui dittout ; mais peine a-t-il parl qu'il est chang en statue de pierre. Et ildemeure en cet tat, gnantpour un jeune mari, jusqu'au moment o sononcle s'avise d'aller, son tour, couter Papa-Grand-Nez, et apprend, parlui, qu'il suffit, pour rendre la vie au vaillant officier, de jeter sur le blocimmobile qu'il est devenu, quelques gouttes d'une eau puise une sourcecache au fond des bois. L'oncle accomplit la lettre ces prescriptions (unoncle modle que celui-l ! ) et son beau neveu peut tmoigner la prin-cesse une tendresse efficace. Mais c'est ici que le conte devient philoso-phique I Le pauvre oncle est sollicit par tout le monde de dire commentil a russi dlivrer son neveu; il sent qu'il ne pourra rsister longtempset il s'afflige l'ide d'tre lui-mme chang en pierre. Papa-Grand-Nezprend heureusement piti de lui, et lui donne le moyen de parler sans se

    compromettre.Un matelot des douanes de l'Aber-Wrac'h, Franck-Menut, a cont M.

    Sauv l'histoire des pierres de la lande de Kerlouan, qui n'taient que des

    jeunes gens et des jeunes filles changs en roches pour avoir voulu fairedanser avec eux un prtre qui portait les sacrements un malade. Un

    jour, des gens de la ville veulent utiliser ces pierres comme matriaux :ils les arrachent et les chargent sur des voitures, mais les pierres dis-

    paraissent soudain. On ne les a plus retrouves jamais !On aime imaginer la conviction du brave conteur, arrivant cette

    priptie suprme, et c'est aussi par le petit tableau familier qu'ils vo-

    quent que ces contes sont charmants lire.Jean-Marie Le Maout, d Cramposic, a dit M. Lionel Bonnemre la

    plaisant histoire de Trente, le bon valet de ferme. Trente est un grandgaron, doue d'une force terrible, qui n'a que le tort d'tre trop zl. Onlui dit d'aller abattre du bois de chauffage ; il abat toute la fort. Uneautre fois, on lui commande d'effrayer des oiseaux qui viennent gterdes arbres fruits. L'honnte Trente avise le cheval de son matre et le

    jette dans l'arbre, d'un revers demain. Comment se dbarrasser de cetrop parfait serviteur? Le seigneur du chteau lui commande, par dri-

    sion, d'aller lui chercher le Diable. Le bon Trente incline la tte, et, ensifflotant tranquillement, va surprendre Satan dans sa caverne, et sanslui laisser le temps de revenir de sa surprise, vous le lie, en un instant,comme un paquet; aprs quoi, toujours de belle humeur, il le charge surson dos, et l'amne au chtelain stupfait... Hlas ! la race de ces dociles

    domestiques est un peu perdue !Et le conte gaillard, qui se rencontre dans toutes les provinces ! Un

    certain Ghaillou, d'Erc-en-Lame, dans l'Ille-et-Vilaine, a joyeusementnarr M. Orain la gauloise aventure du moine de la fort de Teillay.Ce moine tait un grand braconnier, et passait son temps tendre descollets sur les terres du seigneur de la Roche-Giffart. A la fin, il fut priset amen devant lui. Le puissant marquis tait fort en colre, car il yavait bien longtemps que le moine le bravait. Il saisit un poulet dans la

  • LA TRADITION 215

    cour du chteau : Tue ce poulet comme tu voudras tre tu, car je tejure que tout ce que tu feras sur lui, je le ferai sur toi ! Vous le jurez?demanda le moine. Oui ! je le jure ! Alors le cordelier enfona undoigt jusqu' la troisime phalange dans le derrire du coq, le retira, 'se le mit dans la bouche et regarda bien en face le marquis en disant:Vous ferez cela seigneur? Le seigneur de la Roche-Giffart, encore qu'ilne ft pas tendre, ne put s'empcher de rire, et fit grce au moine.

    Et cent autres histoires, merveilleuses, touchantes ou burlesques, dues d'ingnus conteurs de village et transcrites fidlement par les cher-cheurs de traditions populaires qui, pour garder ces rcits leur valeurrudimentaire, les reproduisent tels quels, sans les fioritures des cu-rieux d'autrefois, et c'est par l que l'cole actuelle des fervents du conteancien se distingue. Le mouvement est intressant suivre, et, de tousces travaux, il sortira assurment quelque jour une publication gnralequi formera l'histoire mme du Conte en France. Comme cela vaudrabien tant d'inutiles et prtentieux romans (1).

    PAUL GINISTY.

    Conte provenal

    Une fois c'tait la fin de l't, au moment o les jours dimi-nuent de longueur, et o, cependant, il fait encore chaud, lespoissonnires taient la fin de leur vente et cherchaient se d-barrasser tout prix de leur poisson, qui menaait d'tre avariavant le lendemain.

    Or, un pauvre diable d'tameur napolitain vint la poissonneriepour acheter son souper, et il s'approcha humblement d'une re-vendeuse pour lui marchander du poisson.

    Au lieu de lui laisser une modeste, petite friture pour quelquessous ce qui et t dans les prix ordinaires la marchandeeut la mauvaise pense d'exploiter l'inexprience du pauvre diable,en matire de fracheur du poisson et du prix qu'on peut y mettreraisonnablement ; de sorte qu'elle choisit un lot de pices avarieset lui en demanda une somme relativement leve.

    L'tameur. trs gn, essaya de marchander ; il comptait et re-

    comptait d'un air indcis les quelques sous de cuivre qu'il avait

    (1) GU Blas. La vie littraire.

  • 216 LA TRADITION

    dans les mains. Mais la marchande n voulut pas dmordre de sesprtentions, de sorte qu'elle exigeait la sortie d'une pice blanche.

    Le combat qui se livrait dans l'esprit de l'acheteur tait visible,et la marchande le suivait d'un oeil d'observation malveillante,lorsqu'enfin rtameur parut prendre une dcision dfinitive. Aprsde longues hsitations, il sortit une vieille bourse de cuir, en tiraune pice de cinq francs d'argent, et la tendit la marchande. Celle-ci, persuade qu'elle avait russi tromper son client, se hta dela changer et de lui en rendre la monnaie, aprs s'tre paye gras-sement de son poisson avari.

    Le march termin, notre homme s'en alla ; la marchande FaC'compagna de mille lardons qu'elle disait mots couverts, pensantque l'tameur ne comprenait pas la porte de ses paroles. Mais chaque plaisanterie, qui avait d'ailleurs le don de faire rire auxclats les voisines, notre homme rpondait entre ses dents d'un airsournois : Es o cambio que t'espero! C'est au change que jet'attends !

    En effet, le lendemain matin, notre marchande, qui avait bien ridu bon tour qu'elle croyait avoir jou un naf, sortit sa piceblanche pour la montrer, triomphalement ses voisines et constataavec une douloureuse stupfaction qu'elle tait fausse.

    On devine que les rieuses ne furent plus de son ct ; et elle com-prit alors, ses dpens, la porte de cesparoles jusque-l incom-prises par elle : Es 6 cambio que t'espero!

    BRENGER-FR AUD.

    LE PCHEUR REPENTI (1)Sur la terre vivait un homme de soixante-dix ans ; il avait pass

    sa vie entire pcher,Et cet homme dvint malade, et il ne se repentait pas. Et quand

    sa mort fut proche, pendant sa dernire heure, il se prit pleurer,et dit :

    Seigneur, comme aux larrons sur la croix, pardonne-moi. A peine et-il parl) qu'il rendit l'me. Et l'me aima Dieu, eut

    foi dans sa misricorde et vola au seuil du Paradis.Et le pcheur se mit frapper, suppliant qu'on lui ouvrt le royau-

    me du Ciel.

    (1) Extrait d'Ivan l'Imbcile, par le comte, Lon Tolsto (traductionHalphrine) la librairie acadmiqueDidier ; Perrin et Gio, diteurs;

  • LA TRADITION 217

    Et il entendit une voix derrire la porte : Qui est cet homme qui frappe la porte du Paradis ? Et

    comment vivait-il sur la terre ? Et la voix de l'accusateur rpondit, numrant tous les pchs

    de cet homme. Et il ne cita pas une seule action mritoire.Et la voix reprit, derrire la porte : Les pcheurs n'entrent pas au royaume de Dieu. Va-t'en

    d'ici ! Et l'homme dit : Seigneur, j'entend ta voix, mais je ne vois pas ta face et je

    ne sais pas ton nom. Et la voix rpondit : Je suis Pierre l'aptre. Et le pcheur dit : Aie piti de moi, Pierre l'aptre. Rappelle-toi la faiblesse de

    l'homme et la misricorde de Dieu. N'est-ce-pas toi qui fus ledisciple du Christ? N'est-ce pas toi qui recueillis sa doctrine deses propres lvres ? Et tu as eu l'exemple de sa vie. Rappelle-toi !Il avait l'me torture, et il te demanda par trois fois de.ne pasdormir et de prier; et lu t'assoupis, car tes paupires tombaientde sommeil, et par trois fois il te surprit dormant. Ainsi ai-jelait. Et rappelle-toi encore. Tu lui avais promis sur le salut de tonme, de ne le point renier, et par trois ibis tu le renias, lorsqu'onle mena devant Caphe. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore,quand le coq chanta, et que tu sortis en pleurant amrement.Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisser dehors.

    Et la voix se tut derrire la porte du Paradis.Au bout d'un instant, le pcheur se remit frapper, suppliant

    qu'on lui ouvrt le royaume du Ciel.Et une autre voix se fit entendre derrire la porte, disant : Quel est cet homme, et comment vivait-il sur la terre ? Et de nouveau la voix do l'accusateur rpondit, numrant tous

    les pchs de cet homme. Et il no cita pas une seule action mri-toire.

    Et la voix reprit, derrire la porte : Va-t'en ! Un si grand pcheur ne peut vivre avec nous dans

    le Paradis. Et l'homme dit : Seigneur, j'entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et je

    ne sais pas ton nom. Ella voix rpondit : Je suis le roi prophte David. Et le pcheur ne dsespra point. Il ne quitta point la porte du

    Paradis et dit : Aie piti de moi; roi David. Rappelle-toi la faiblesse de

  • 218 LA TRADITION

    l'homme et la misricorde de Dieu. Dieu t'aimait; il t'avait placau-dessus des autres hommes. Tu avais tout, un royaume, lagloire, l'or, des favorites et des enfants ! Mais ds que tu eusaperu, du haut de la terrasse, la femme d'un pauvre homme, lepch t'envahit, et tu pris la femme d'Uri et tu le livras lui-mmeau glaive des Ammonites Toi, le riche, lu pris au pauvre sadernire brebis, et tu le fis prir lui-mme. Ainsi ai-je l'ait. Etrappelle-toi encore, comment tu te repentis, disant : Je reconnaisma faute, et me repens de mon pch! Ainsi ai-je fait.Tu ne peuxpas me laisser dehors.

    Et la voix se tut derrire la porte.Au bout d'un instant, le pcheur se remit frapper, suppliant

    qu'on lui ouvrt le royaume du Ciel.Un troisime voix se fit entendre derrire la porte, disant : Qui est cet homme, et comment vivait-il sur la terre ? Et pour la troisime fois, la voix de l'accusateur rpondit, nu-

    mrant tous les pchs de cet homme. Et il ne cita pas une seuleaction mritoire.

    Et l'a voix reprit derrire la porte : Va-t'en d'ici. Les pcheurs n'entrent point au royaume du

    Ciel. Et l'homme dit ; J'entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et je ne sais

    pas ton nom. Et la voix rpondit: Je suis, moi, Jean l'vangliste, le disciple prfr du Christ. Et le pcheur s'en rjouit et dit : Maintenant on ne peut pas me laisser dehors. Pierre et David

    me laisseront entrer parce qu'ils savent la faiblesse de l'hommeet la misricorde de Dieu. Et toi, tu me laisseras entrer, parceque tu es plein d'amour. N'est-ce pas toi, Jean l'Evangliste, quias crit dans ton livre : Dieu, c'est l'amour, et qui n'aime pas neconnat pas Dieu? N'est-ce pas toi qui, dans la vieillesse, allaisrptant : Frres, aimons-nous les uns les autres ! Commentme mpriserais-tu, comment me rebuterais-lu maintenant? Ourenie ce que tu as dit, ou aime-moi et m'ouvre le royaume duCiel.

    Et la porte s'ouvrit toute grande, et Jean l'Evangliste serradans ses bras le pcheur repenti et le laissa entrer au royaumedu Ciel.

    Comte LON TOLSTO.(Traduction de E. Halphrine).

  • LA TRADITION.

    219

    (D'APRS POUCHKINE)-

    Un steppe gt, sans fin, sous un ciel implacable,Un steppe morne, o rien ne bruit,

    Et dont le sol pel se crevasse et se cuitA la chaleur qui tant l'accable.

    En cette solitude pre et triste, que mordL'ardeur d'une soif ternelle,

    Antchar, tel qu'un guerrier terrible en sentinelle,Se dresse, et c'est l'Arbre de mort.

    Ce gant, dont jamais nulle fort du monde,Ne connut le frre fatal,

    La terre l'a vomi de son sein gnitalEn un jour de colre immonde.

    Sa sve est un venin qui, du sable brlantO plongent les racines blanches,

    Au feuillage immobile, la pointe des branches,Roule, visqueux, son flux trs lent.

    A midi, lorsqu' Antchar sous les rayons torridesEn somnolence s'engourdit,

    La liqueur travers l'corce du maudit

    S'pand, en suintements ftides ;

    Puis, au souffle du soir, cela vient se figer,Hideusement , en larmes lourdes :

    Au fond de chaque goutte, en les tnbres sourdes,Un oeil glauque semble songer.

    Aucun oiseau ne vole ce dme funeste ;Les trombes, seules, contre lui

    Heurtent leur rage, mais avant qu'elles aient fui,Leurs flancs dj portent la peste.

    Et si quelque nue errante, en l'effleurantCrve sur sa cime obstine,

  • 220 LA TRADITION

    L'eau qui lave le tronc ruisselle empoisonneParmi le sable dvorant.

    Pourtant, voici qu'un homme osa jeter cet ordre,Une fois, d'un simple coup d'oeil,

    Qu'un autre homme court prendre l'arbre de deuilSa sve, qui si bien sait mordre.

    Lui, docile, vers les lointains pouvantants,Marcha, seul dans l'norme steppe,

    Jusque sous l'ombre paisse et triste comme un crpe,L'ombre dormeuse aux plis flottants.

    Il recueillit un peu de gomme sur l'corce,Et des bourgeons jamais fleuris ;

    Il ravit une branche aux feuillages pourris,Une branche gluante et torse.

    H emporta cela. Sur son front blmissantDcoulait comme d'une source

    Une sueur de glace. Or il htait sa course

    Quand mme, vers le roi puissant.

    Il entra dans la tente, et sur la natte flaveEt souple, tomba, s'tendit

    Tremblant, et puis aux pieds de son matre il rendit

    L'me, sans blasphme, l'esclave.

    Le monarque, ayant fait tremper dans le poisonLa pointe des longs dards rapides,

    Laissa ses regards d'aigle aller, froids et limpides.Sur les peuples, l'horizon.

    '

    Il lui plut les cribler de ses flches vibrantes,Et la Mort, aux ailes de nuit,

    Pour boire les humains ouvrit son vol sans bruit,L'aveugle Mort aux mains enfantes.

    AUGUSTIN GHABOSEAU.

  • LA TRADITION 221

    I

    LES CALENDRIERS AU XVII 0 SICLE

    Quelques notes curieuses du chroniqueur de l'Estafette : Au dix-septime sicle, les calendriers se faisaient en bois; on les suspen -

    dait au montant dos chemines. Il y en avait aussi de tout petits que l'on portait dans la poche. Quelques- uns mme servaient de ttes de canne. Ces ca-lendriers de bois taient carrs ; chacune des faces contenait une priode detrois mois. Les entailles des jours taient d'gale grandeursauf celles des sep-times jours, qui taient plus longues.

    Au-dessous de a, les nombres taient reprsents par dos points ; 5 tait in-diqu par une sorte de crochet au-dessus de la ligne; des points encore jusqu'10 dsigns par une croix; 15 par une croix et un crochet, 20 par une doublecroix, etc.

    On avait adopt des signes symboliques pour l'indication des ftes : une

    toile pour l'Epiphanie, 6 janvier ; un noeud d'amour pour la Saint-Valentin14 fvrier ; un coeur pour les ftes de la Vierge ; une harpe pour la Saint-Daviddes clefs pour la Saint-Pierre ; un gril pour la Saint-Laurent ; une paire de souliers pour la Saint-Crpin, une roue pour la Sainte-Catherine, etc.

    II

    LES ROSATI D'ARRAS

    A signaler aux futurs historiens de la Rvolution, cette anecdoteraconte par Ch. Frmine du Rappel:- On ftait l'autre jour Rabelais Meudon ; on a ft, lo 20 mai Florian, Sceaux mme ; le pote Mistral a t de la fte.

    Aujourd'hui, les potes, les crivains, les artistes se ftent entre eux. Au-trefois, tout simplement, on ftait la nature. Il y avait la fte des lys, la ftedes raisins, la fte des pommes, la fte des roses.

    Les Rosati d'Arras taient clbres. L'an 1787 voici cent ans la fte dos Rosati fut particulirement bril-

    lante. Le nouveau prsident choisi tait un pote doux et loquent. Lorsque tous les convives il n'y a pas do fte sans banquet' curent le

    front couronn de roses pourpres chacun une rose jaune la boutonnire lorsque la table fut couverte de ptales de roses roses, le prsident de la prcdonto anne, qui n'tait autre que Carnot, se leva et mit sur la tte du nouvelu une couronne do roses blanches.

    Celui-ci, mu, se leva et comme il allait parler, Carnot s'cria :Ah ! redoublez d'attention,J'entends la voix de Robespierre :Ce jeune mule d'AmpbionAttendrirait une panthre !

    La fte des roses, il y a cent ans, fut donc prside par Robespierre. Il y a des rosires d'un clat plus modeste.

    III

    LE- CLUB DES TREIZE

    Lo Club des Treize, association amricaine, a donn le vendredi 13 mai,son soixante-quatrime banquet mensuel New-York.

  • 222 LA TRADITION

    On sait que le club des Treize a pour but de dtruire la vieille superstitionqui veut que les vendredis et les 13 du mois soient des jours nfastes. Pour cela,il donne le 13 de chaque mois un banquet auquel les convives sont toujourstreize par table. Lo dernier a t beaucoup plus brillant que d'habitude, parceque le 13 du mois tombait justement un vendredi et surtout parce que lesmembres du club clbraient les drogations qui ont t faites rcemment lacoutume amricaine de fixer au vendredi les excutions des condamns mort.Trois juges, qui ont eu le courage de droger rcemment cette coutume supers-titieuse, avaient t invits et assistaient au banquet. C'taient le juge VanBrunt, de New-York, le juge Williams, de Schenectady, et le juge Knapp, duNew-Jersey.

    Il y avait treize tables, chacune desquelles taient assis treize convives. Lebanquet tait prsid par le juge David Mac-Adam. Outre les personnes dontnous venons de parler, il y avait parmi les convives le colonel RobertG. In-

    gersoll, le juge Hyatt, le juge Winfield, M. Austen, etc. Comme d'habitude, lenienu tait imprim sur des cartes ayant la forme de cercueils et chaque tabletait claire par treize lumires.

    Dtail typique du dernier banquet; l'une des treize tables tait rserve treize entrepreneurs de pompes funbres. Le banquet n'en a pas t moins gaipour cela et il n'est encore arriv de malheur aucun des convives qui y ontpris part.

    IV

    UN PROVERRE RUSSE

    M. Adrien Martin, dans une tude sur les Allemands en Russiequ'il a publie dans la Justice, cite ce vieux proverbe russe :

    Passadi sviniou za stolAnna i lapy na stol.

    Assieds un cochon ta table, il ne tardera pas monter dessus.

    VDAME CARCASSE A CARCASSONNE

    On sait que Carcassonne se compose de deux villes parfaitementdistinctes l'une de l'autre : la vieille ville appele la Cit btiesur une colline escarpe, et la nouvelle ville de construction moderne.Eh bien ! en dpit des recherches faites, il a t impossible d'tablirl'poque laquelle Carcassonne a t fonde. Un rdacteur du Rap-pel, qui suivait les manoeuvres de la mobilisation, avait espr d-couvrir cette origine; il n'a pas t plus heureux que les plus ru-dits archologues qui se sont occups de la question. Il a cependantrecueilli une lgende assez originale.

    Une bonne grand'mre, dit-il, une mameta, comme on dit ici, me l'a conteavec tous ses dtails nafs. Donc, din l'ancien ten qu'acos tan ion qu'on sou rap-pela pas, au temps jadis si lointain que nul n'en a gard mmoire, les citoyensde Carcassonne furent assigs. Par qui ? Cherchez. O ? Dans l'enceinte forti-fie de l'ancienne cit; une noble dame avait le commandement de la place:une sorte de Jeanne Hachette prhistorique et qui rpondait au doux nom doCarcasse. On crevait de faim et l'ennemi devenait de jour en jour plus pressant.

    Deux porcs restaient; on allait les sacrifier 1'appetit public surexcit,quandune ide lumineuse traversa la cervelle de la dame Carcasse. Sur son ordre les

  • LA TRADITION 223

    pauvres gorets sont saisis, ficels, saucissonns et jets vivants et hurlants pardessus les remparts. Los assigeants pensrent qu' moins d'tre gras commemoines et srs d'un plantureux avenir, les assigs ne prodigueraient pas ainsileurs richesses; lasss d'une longue cl inutile attente, ils ngligrent l'instantpsychologique et levrent le camp. La dame Carcasse fut porte en triomphe lelong des remparts, et la population lui a ds lors vou un culte qui se trans-mit de gnration en gnration jusqu' ce moment o il menace fort de s'-teindre.

    C. de WAELOT.

    BIBLIOGRAPHIEComte Lon Tolsto. A la recherche du Bonheur. Ivan l'Imb-

    cile. (Librairie acadmique Didier; Perrin et Cie, diteurs).On sait que, depuis quelques annes, l'illustre auteur de Guerre et Paix et

    d'Anna Karnine, s'occupe surtout propager une religion lui, issue de l'in-terprtation nouvelle et assez imprvue de quelques versets de la Bible et qui, premire vue. autant du moins qu'on en peut juger distance, semble unesorte de christianisme primitif et rudimentaire. Par bonheur, l'aptre n'a pastu chez lui l'crivain, ainsi qu'il tait prvoir, et comme certains critiques enavaient dj exprim la crainte. Fort absorb par la composition des traitsarides et passablement singuliers o il expose en dtail sa bizarre doctrine, iln'a pas toutefois renonc aux oeuvres d'imagination. Il s'est content de modi-fier la formule de son talent. Sans rien sacrifier de ses qualits de scrupuleuseanalyse et de vrit impitoyable, il mle de plus en plus ses rcits des ten-dances et des indications morales. D'observateur dsintress de la nature hu-maine, il s'est fait ducateur du peuple, et, sous cette forme nouvelle, il nousapparat plus admirable que jamais.

    Sous le titre collectif de: A la recherche du Bonheur, M. E. Halphrine nousavait dj donn quelques-uns do ces contes que Tolsto consacre l'ensei-gnement du paysan Russe. Avec l'histoire d'Ivan l'imbcile et les courts rcitsqui suivent, nous avons aujourd'hui la srie presque complte.

    Avant tout, c'est une mine prcieuse de renseignements sur les moeurs, lescoutumes, le temprament du moujik. Contrairement l'usage des littrateursqui se proposent un but moral ou tout simplement utile, l'auteur n'a pas cher-ch torturer les faits pour les faire entrer de force dans sa thse. Jamais iln'a serr de plus prs la ralit. La morale se dduit d'elle-mme et n'a riende contraint. Ce sont l par excellence des livres de bonne foi.

    Quant la forme, je le rpte sans crainte d'tre dmenti, elle est admirable.Le merveilleux romancier a puis cette fois deux sources d'inspiration qui nesauraient tromper, la Bible et la Tradition populaire. Il n'y arien de plus sim-ple, de plus naf dans aucune littrature, rien de plus grand non plus, car le grandest toujours simple.

    Quelques histoires, comme celles du Filleul et d'Ivan l'imbcile, sont devritables contes populaires, faits pour charmer la veille dans les isbas, etqu'il serait intressant de rapprocher do ceux qu'ont traduits MM.Loys Brueyreet Sichler. D'autres ont plus exclusivement le caractre biblique et rappellentles paraboles du Nouveau Testament. Je citerai avant tout : Les deux Vieillards,Ce qui fait vivre les hommes, Le Cierge, Les trois Staretsi, Le Pcheur repenti,L o est l'amour, l est Dieu. On y trouvera avec des traits de nature d'uneprcision sans exemple, le mysticisme enfantin, la tendresse de coeur et la forcede rsignation du peuple russe. L'homme y est tout entier, bon ou mauvaisselon l'occasion, non plus tronqu et avili de parti pris, comme chez nos doc-teurs en naturalisme. L'amour qui transfigure tout a pass dans ces pages etelles vivront.

    GABRIEL VICAIRE.

  • 224 LA TRADITION

    NOTES ET ENQUTESCentenaire de Faust. Le plus invraisemblable de tous les centenaires

    est peut-tre celui qu'on a organis dernirement Knittlingen, petit villagedu royaume de Wurtemberg. Ce vieux bourg a voulu fter, en fvrier dernier,le quatre centime anniversaire de la naissance du plus illustre de ses enfants,d'un homme quia conquis l'immortalit en se donnant au diable, du docteurJean Faust, que Goethe a eu le tort d'appeler Henri.

    Par une concidence assez curieuse, ce quadricentenaire de la naissance dusympathique damn tait doubl du tricentenaire de la premire publicationconsacre sa mmoire.

    Le premier des rcits populaires rvlant la vie du fameux sorcier , aparu Francfort sur-le-Mein, en 1587. Les libraires-diteurs de l'ancienne villelibre ont clbr cet vnement bibliographique par la publication d'une di-tion do luxe.

    Curiosits du langage R Le grand nombre d'accessoires est bien voisinde la pauvret. Cela s'appelle des bouche-trous, en pointure, et des frres-cha-peau, en posie. Diderot, Penses dtaches sur la peinture. 103.

    Le Gaynnt de Douai. Voici quelques notes qus nous communique notrecollgue, M. A. Desrousscaux.

    En 1861, M. l'abb Dehaine, archiviste du dpartement du Nord, a trouvdans les Comptes de la ville de Douai, annes 1530 1631, f. 129, l'article inti-tul : Dons et courtoisies, le curieux document dont voici la teneur : a Au mairequattre homes et tout le corps des cayorours (fabricants de chanes) et man-delliers (manneliers) de ladite ville, et qui leur a t don en courtoisie sur lasomme de XVIII 1. XVI s. que leur a coust ung personnaige construit enforme do gayant, servant aux histoires de la procession, l o les chariotz etautres acoustroments des autres histoires d'icelle procession ont t faites auxdespens de la ville ; considrant aussi qu'ils sont en petit nombre et chergiezde luminaires et plusieurs messes, comme le contient la roquette atacho lacdulle de loy, la charge de entretenir icelluy doresnavant leurs despens,la somme de VIII livres .

    II parait rsulter de cette pice que Gayant n'est autre qu'un gant inventpar la corporation des manneliors et qu'il a paru pour la premire fois dans lecortge de la fte de Douai le 18 juin 1531.

    Le mme crivain a en outre tabli que ce n'est qu'en 1665 que l'on adonn une femme Gayant. (Souvenirs de la Flandre Wallonne, tome 3, pages3 et 58).

    Enfin, Plouvain a crit ceci : Tout ce qu'on a dit, tout ce qu'on a propagSur le gant de Douai, qui, en langage vulgaire, est connu sous la dnomina-tion de Gayant, est dnu de vrit et de vraisemblance. (Souvenirs des habi'tanls de Douai, page 440).

    Diner de la Ti-nditiou. Notre prochain dner mensuelaura lieu le mardi 8 novembre, sept heures et demie trs pr-cises, au restaurant du ROCHER DE CANCALE, 78, rue Mon-tovgueil. Le prix du dner est fix six francs. Les personnesqui voudraient y assister sont pries de prvenir M. HENRYCARNOY, 33, rue Vavin, avant le 6 novembre.

    Le Grant : HENRY CARNOY.

    Laval, Imp. et slr. E, JAMIN, 41, rue de la Paix.