la stèle des fondateurs de cyrène

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La stèle des fondateurs de Cyrène I.Introduction La colonisation, phénomène majeur, à la périphérie du sujet du cours mais bien dans son cadre chronologique. Les Grecs sont partis de cités-mères pour construire ex-nihilo des villes, les colonies, en général proches de la mer. Hérodote (484-420) date le départ de Théra de 638. Cyrène est la colonie d’une colonie (Théra) qui se dit minyenne et spartiate d’origine. Le mythe des origines de Cyrène est très complexe et nous l’aborderons. Historiquement, il y a eu deux générations de colons (Crétois puis Doriens ; Hérodote souligne le rôle des Crétois). La fondation de Cyrène nous est connue par 3 textes dont deux principaux. Le texte le plus périphérique est la quatrième ode de Pindare. Hérodote est beaucoup plus prolixe dans le livre 4 de son ; nous avons aussi la stèle dite des fondateurs. Cette stèle fut gravée au début du IVème siècle alors que le serment date de vers 630. Le fait que l’on ait utilisé du marbre, difficile à tailler, témoigne de l’importance de stèle, destinée principalement aux habitants de Cyrène et de Théra. Il s’agit de rappeler leur origine et leur légitimité aux premiers et d’attirer les seconds dans la ville. Il s’agit d’un décret d’isopolitie, ie d’égalité de droits. Du point de vue stylistique, on note un redoublement, fréquent dans les langues anciennes, notamment en grec. Nous ne disposons ici que de la seconde partie du texte mais la première dit à peu près la même chose. Texte original car gravé d’après un texte existant depuis longtemps (2 siècles) et non réalisé pour l’occasion, ce que prouve l’étude de la langue et des formulations. Mais l’authenticité du texte reste sujette à débat. Le fait de fixer par écrit est important car cela donne un caractère solennel et durable (la pierre de la stèle est faite pour durer) à un texte qui est par essence oral (le serment) dans une société où l’art oratoire oral donc est très développé. Le serment oral transmis de génération en génération est très fort mais il était peut-être devenu insuffisant au IVème siècle, quand Cyrène avait besoin de se légitimer et d’attirer de nouveaux habitants. Le graveur est anonyme mais c’est la ville qui parle ; l’auteur est donc Cyrène. L’utilisation du discours indirect, ie non de paroles rapportées dans leur forme mais seulement dans leur sens, fait pencher en faveur d’une certaine authenticité. Du point de vue des temps, les actions sont au passé et les recommandations et injonctions au présent et au futur, ce qui donne un aspect daté à la fondation mais un caractère intemporel au serment (cf marbre), aux décisions et aux imprécations.

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La stle des fondateurs de CyrneI.Introduction La colonisation, phnomne majeur, la priphrie du sujet du cours mais bien dans son cadre chronologique. Les Grecs sont partis de cits-mres pour construire ex-nihilo des villes, les colonies, en gnral proches de la mer. Hrodote (484-420) date le dpart de Thra de 638. Cyrne est la colonie dune colonie (Thra) qui se dit minyenne et spartiate dorigine. Le mythe des origines de Cyrne est trs complexe et nous laborderons. Historiquement, il y a eu deux gnrations de colons (Crtois puis Doriens ; Hrodote souligne le rle des Crtois). La fondation de Cyrne nous est connue par 3 textes dont deux principaux. Le texte le plus priphrique est la quatrime ode de Pindare. Hrodote est beaucoup plus prolixe dans le livre 4 de son ; nous avons aussi la stle dite des fondateurs. Cette stle fut grave au dbut du IVme sicle alors que le serment date de vers 630. Le fait que lon ait utilis du marbre, difficile tailler, tmoigne de limportance de stle, destine principalement aux habitants de Cyrne et de Thra. Il sagit de rappeler leur origine et leur lgitimit aux premiers et dattirer les seconds dans la ville. Il sagit dun dcret disopolitie, ie dgalit de droits. Du point de vue stylistique, on note un redoublement, frquent dans les langues anciennes, notamment en grec. Nous ne disposons ici que de la seconde partie du texte mais la premire dit peu prs la mme chose. Texte original car grav daprs un texte existant depuis longtemps (2 sicles) et non ralis pour loccasion, ce que prouve ltude de la langue et des formulations. Mais lauthenticit du texte reste sujette dbat. Le fait de fixer par crit est important car cela donne un caractre solennel et durable (la pierre de la stle est faite pour durer) un texte qui est par essence oral (le serment) dans une socit o lart oratoire oral donc est trs dvelopp. Le serment oral transmis de gnration en gnration est trs fort mais il tait peut-tre devenu insuffisant au IVme sicle, quand Cyrne avait besoin de se lgitimer et dattirer de nouveaux habitants. Le graveur est anonyme mais cest la ville qui parle ; lauteur est donc Cyrne. Lutilisation du discours indirect, ie non de paroles rapportes dans leur forme mais seulement dans leur sens, fait pencher en faveur dune certaine authenticit. Du point de vue des temps, les actions sont au pass et les recommandations et injonctions au prsent et au futur, ce qui donne un aspect dat la fondation mais un caractre intemporel au serment (cf marbre), aux dcisions et aux imprcations. Le texte oscille entre plusieurs visions de la colonisation. En quoi montre-t-il la fois une fondation religieuse rigide, systmatique et contrainte et une colonisation ncessaire sur le plan conomique et favorise sur le plan social, une poque o Cyrne vient de dfaire des Battiades et est en qute de lgitimit et veut faire venir de nouveaux habitants particulirement de Thra ?

II.Une fondation religieuse contrainteLa voix de loracle : une fondation voulue par Apollon Importance de loracle Le serment et la maldiction encourue par les rfractaires Un serment oral finalement crit Une dimension religieuse avec une maldiction

III. ou conomique choisie ?La ncessit dune colonie agraire de peuplement Les causes possibles de lmigration, notamment la stnochria. Lincitation conomique et sociale Promesse de terre

Isopolitie Possibilit de retour

IV.Un texte qui vient point nommLe mythe du bon Battos et la critique en creux de ses successeurs Battos, hros civilisateur presque divin et roi efficace Le rejet des Battiades et limportance de lassemble Ouverture et raffirmation des liens avec la cit-mre Ncessit dattirer des habitants, notamment depuis la cit-mre Rappel des prrogatives et de la lgitimit de la colonie et de son lien avec Thra

V.Conclusion Un effort collectif organis pour rsoudre un problme de surpopulation, avec des dparts contraints et en thorie des dparts volontaires (mais on ne sait pas vraiment dans quelle mesure cela a jou Thra ; lattachement des Grecs la terre est trs fort, particulirement sur les petites les o linsularit renforce ce sentiment ; lmigration volontaire serait plus le fait de Ploponnsiens, notamment de Spartiates, habitants de la ville qui est la cit-mre de Thra). Il faut prserver lharmonie (Homonoa/Omonia/Concordia, sur de la paix (grenade et rameau dolivier ; prsence sur les monnaies hellnistiques). Les Cyrnens possdent lgitimement leur terre. Battos le fondateur est glorifi mais les autres Battiades sont oublis. Avec ce dcret disopolitie, Cyrne essaie de faire venir de nouveaux habitants, notamment de Thra. Il y a une ritualisation avec un rituel archaque pour Bertrand, celui des statues de cire, et une maldiction. Le manque de terre explique la colonisation. La raison ntait probablement pas commerciale lorigine (reconstruction dHrodote probable partir de ce quil voit et veut donc expliquer) ; lhypothse dun conflit interne est peu vraisemblable et la raison religieuse est insuffisante, surtout si lon suit Hrodote qui affirme que le premier oracle na pas t entendu. Cyrne est une colonie part, dans sa fondation et dans son dveloppement. Mais elle nous permet de voir les principales modalits et causes de la colonisation grecque. La ville de Battos tait promise un bel avenir, avec une grande prosprit commerciale et lpoque hellnistique et romaine la prsence dune cole renomme de mathmaticiens (Eratosthne(s), 276-194).

VI.BibliographieSources antiques Hrodote, Enqute, livre 4. Pindare, Quatrime Ode Pythique. Etudes contemporaines http://www.es.flinders.edu.au/~mattom/science+society/lectures/illustrations/lecture10/cyrene.html (pour la carte) CH. V. Daremberg et E. Saglio, Dictionnaires des Antiquits Grecques et Romaines, Paris : Hachette, 18771919. Note : livre ancien mais avec larticle le plus complet sur les lgendes de Cyrn. http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/cyrene_et_la_cyrenaique_grecques_aux_epoques_archaique_et_classiq ue.asp (article de Jean-Jacques Maffre intitul Cyrne et la Cyrnaque grecques, aux poques archaque et classique et paru en 2002) Fr. Ltoublon, le serment fondateur in Mtis : Anthropologie des mondes grecs anciens, volume 4 n1, 1989, pages 101 115. M. C. Howatson (sous la dir. de), Dictionnaire de l'Antiquit : Mythologie, littrature, civilisation, Paris : Robert Laffont (pour la version franaise ; Oxford University Press en version originale), 1998 (1989 pour la premire version originale) M.C. Amouretti et F. Ruz, Le monde grec antique, Paris : Hachette Suprieur, 2003.

J. Boardman, Les Grecs outre-mer colonisation et commerce archaques, Naples : centre Jean Brard pour ldition franaise (Londres : Thames and Hudson pour la version originale), 1995 (1964 pour la prmeire dition). Cl. Calame, Mythe et histoire dans lantiquit grecque la cration symbolique dune colonie, Paris : Payot Lausanne, 1996. Cl. Baurin, Les Grecs et la Mditerrane orientale : Des "sicles obscurs" la fin de l'poque archaque, Paris : Presses Universitaires de France, 1997. J-M. Bertrand, Inscriptions historiques grecques, Paris : Les Belles Lettres, 2004 (1992 pour la premire dition). Cl Moss, la colonisation dans lantiquit, Paris : Nathan Fernand Fac, 1992.

VII.Documents

Fond de carte traduit et adapt par Thomas Merle, 2010 ; source : http://www.es.flinders.edu.au/~mattom/science+society/lectures/illustrations/lecture10/cyrene.html

VIII.Commentaire linaire Ligne 1 : assemble. Renvoie lecclsia, assemble du peuple citoyen en armes. La dcision prise est collgiale, ce qui correspond une tradition assez ancienne ou au contraire plus rcente (dmocratie sur le modle athnien). Thra tait lpoque une monarchie et il est peu vraisemblable que lecclsia ait eu un poids considrable ; on peut penser que, lpoque de rdaction du texte, on a surestim limportance des citoyens en assemble, soit pour reconstituer un pass lointain, soit pour marquer le rejet de la monarchie, soit par plaquage des coutumes de lpoque de gravure du texte. Ligne 1 : Apollon. Cest un Dieu assez rcent, le seul Olympien absent des tablettes en linaire B. Il existe cependant dj chez Homre. Il est le dieu le plus mentionn dans lIliade aprs Zeus. Dieu btisseur associ au soleil et aux arts, il est dj dans les hymnes homriques le dieu des oracles et des prophties ( je rvlerai aussi dans mes oracles les desseins infaillibles de Zeus ). Plus on avance dans le temps, plus les oracles sont consacrs Apollon (exception : Dodone et Siwa Zeus et Zeus-Ammon). Apollon est notamment associ aux expditions de colonisation (la stle est tronque ; dans les lignes prcdant le serment, est mentionn Apollon Conducteur racine probable : ag-) et est un dieu protecteur de Cyrne (cf temple ; Zeus et Dmter taient aussi adors). Le principal oracle dApollon est celui de Delphes, fond entre -900 et 700 (fourchette large ; probablement vers 800). Notons que le nom de Cyrne viendrait de la nymphe Cyrn, enleve sur un char dor par Apollon et emmene en Libye actuelle (ne pas confondre : Libye dsigne lAfrique pour les Grecs) ; il sagit videmment dune construction a posteriori partir du toponyme sur le modle de Zeus avec Europe. Dans ses Histoires, Hrodote (484 ou 482 420) mentionne clairement la pythie, prtresse dApollon qui rendait loracle Delphes. Cest donc loracle de Delphes qui a demand (cest son intrt que dtendre la religion grecque et dacqurir une stature internationale, chose faite la fin de lpoque classique) ou du moins permis la construction de Cyrne. Notons que selon Hrodote il y a eu deux oracles, le premier nayant pas t appliqu. Il faut dans tous les cas une caution religieuse la fondation dune colonie. Loracle tait puissant et assez bien inform et pouvait bien guider la colonisation (connaissance des lieux propices et non occups ; si lon enlve les rgions occupes par les Phniciens, les Assyriens, les Perses, les Egyptiens, les Carthaginois et les Etrusques, il reste surtout la Mer Noire, la Libye et lEspagne voire le sud de la France). Ligne 1 : Battos ( ( ) : largement reconstitu). Cest un roi mythique fils de Polymnestos et 17me descendant de lArgonaute Euphmos qui aurait colonis Thra avec les Lacdmoniens. Cest larchtype du bon roi, presque du hros civilisateur qui rgne longtemps (une quarantaine dannes selon Hrodote), conoit une ville structure (on lui attribue lavenue principale et lurbanisme gnral de la ville) et lve des sanctuaires aux dieux. Battos 1er est mis en avant, par opposition ses successeurs (les Battiades), has et dtests, vaincus la guerre (Arcsilas II vers -540) et assassins (Arcsilas III), les derniers rois

(Battos IV et Arcsilas IV) ne se maintenant au pouvoir que grce aux Perses (protectorat videmment peu apprci). La stle date du dbut du IVme sicle donc dune poque o la monarchie avait t dfinitivement renverse (vers 440) et o le gouvernement, sil restait aristocratique et oligarchique, tait plus populaire et commenait devenir stable. Notons que selon Hrodote, Battos renvoie au roi dans la langue des Libyens. Pindare (518-438) le nomme Aristotls. Ligne 1 : Threns. Thra est le nom classique de lactuelle Santorin dont le nom a t donn par les Vnitiens en rfrence au culte de Sainte Irne ; cest la plus au sud des les de larchipel des Cyclades. Selon Hrodote et Apollonius de Rhodes (295-215), lle se nommait lorigine Kallist (la plus belle). Lle est rcente et date de lruption qui aurait particip la destruction de la civilisation minoenne vers 1600 selon certains chercheurs. Le nom de Thra viendrait du hros fondateur Thras mais il sagit comme toujours dune construction a posteriori du mythe pour justifier le toponyme. Bien que le hros fondateur soit thbain, les colons seraient plutt venus du Ploponnse et notamment de Sparte. Ligne 1 : coloniser. Pour Socrate (470-399) daprs Platon (428-347), les Grecs sont des grenouilles autour dune mare . Les Grecs ont colonis le pourtour de la Mditerrane. On divise traditionnellement la colonisation archaque en deux vagues. La premire va de 775 675 ; il y a peu de cits mres (Corinthe, Mgare, Sparte) et peu de colonies qui sont toutes proches de la zone de dpart (Asie Mineure et Italie du sud et Sicile). Entre 630 et 510, les installations sont plus nombreuses et cits-mres plus varies mme si Milet (Asie Mineure) domine largement ; les colonies sont plus lointaines aussi (Espagne, France, Mer Noire et Afrique du nord). En rgle gnrale, les colonies de la premire vague sont plutt des colonies de peuplement o on recherche des terres cultivables et celles de la seconde vague des colonies commerciales pour obtenir des dbouchs lexportation ou se procurer des produits exotiques. Daprs sa date de fondation (vers -630), Cyrne se situe au dbut de la deuxime vague ; gographiquement, sa fondation correspond bien cette seconde vague ; du point de vue de son objectif (peuplement ou commerce), cest plus discutable et nous y reviendrons. Ligne 2 : Cyrne et Libye. Cyrne est une colonie de Thra en actuelle Libye, en Cyrnaque. Libye dsigne lAfrique et pas forcment la Libye mme si cest le cas ici ; notons que ce mot a t largement reconstruiut puisque sur la stle on lit et pas . Ligne 2. On note lide dune convergence entre la politique (pris au sens propre de dcision de la polis, la cit) et la religion. Cest la cit de confirmer le choix de loracle. Evidemment, cest assez formel puisque la cit ne peut pas vraiment sopposer au dieu. On peut cependant penser inverser la logique. Il est probable que les Threns voulaient une colonie avant de consulter loracle qui devait valider ce choix. Cette analyse que je propose ici se fonde sur dautres exemples notamment sur le cas de loracle des murs de bois rendu Athnes avant Salamine (480) et pour lesquels certains chercheurs pensent que les dirigeants, commencer par Thmistocle (528-462) qui voulait faire construire une flotte, avaient influenc loracle (menace ou corruption). Lexpression conducteur et roi est intressante ; Chamoux reste plus proche du grec et propose archgte comme traduction la place de conducteur chez Bertrand (universit Paris I). Ce terme est une pithte dApollon, utilise pour le dsigner en protecteur des fondations de colonies. Cest srement ce terme qui est utilis dans les lignes prcdant le texte pour Apollon conducteur . Battos, ce conducteur, est un okiste ; ce terme renvoie au personnage charg du rite religieux de fondation de la cit. Parfois mais ce nest pas systmatique-, le fondateur devenait roi de la cit ; cest le cas ici puisque le terme Basileus en fait avec labsence de mtathse de quantit qui traduit bien un dialecte dorien comme celui qui prvalait Thra et non ionien-attique- fait de Battos un roi ; fait notable et rare pour une colonie, sa dynastie fut durable (prs de 200 ans). roi est un terme-cl pour notre sujet. Le roi nest pas un monarque qui gouverne seul (impossible en pratique !) de bonne ou mauvaise faon. Le roi est dans la tradition indo-europenne (raja, regis, basileus, ) quelquun qui a une responsabilit par rapport une population et qui a donc beaucoup de devoirs : il doit rgler et rglementer (racine reg, comme regis) la socit ; il y a donc une ide de justice distributive (garantir lgalit sociale) sur laquelle nous reviendrons ; cest aussi un prtre (fonction religieuse) et un chef de guerre victorieux (sinon il est limin ; cest un problme pour les Battiades). Tropheus, il est nourricier (image de la corne dabondance), ce sur quoi nous reviendrons galement. Battos a donc un caractre divin (pithte dun dieu) et royal. Ligne 3 : que les Threns sembarqueront en sa compagnie. Battos nest pas seul ; selon Bertrand et dautres chercheurs, 200 300 personnes seraient parties, ce qui est considrable. Cela rejoint le mythe fondateur de type invasif (arrive de soldats, comme Sparte, qui sinstallent en lieu et place des ventuels indignes). Cyrne a donc un triple mythe fondateur : divin (Cyrn), hroque (Battos est Cyrne ce que Thras est sa cit-mre) et humain (arrive de populations grecques suprieures aux indignes). Lignes 3-4 : quils sembarqueront dans des conditions gales et semblables pour chaque maison . On note la rptition du verbe embarquer ( en grec ; mme racine que ploon, le bateau). La mer est la fois un moyen de transport trs rapide lpoque et, comme toujours, une sorte de barrire (cf la Manche, peu

large, qui a confr son identit la Grande-Bretagne) sinon sur le plan physique (les temptes sont parfois imprvisibles et la mer est ferme -mare clausum en latin- prs de la moiti de lanne en hiver ; entre octobre et mars, on ne fait plus que du cabotage et pas de grands voyages en haute-mer et dexpditions commerciales ; si le cabotage est possible en Grce, pour aller en Libye, ce nest plus le cas) du moins sur le plan psychologique. Dautre part, on remarque lide dgalit. Nous y reviendrons plus en dtail mais il est intressant de constater que lgalit est prsente ds le dpart de lexpdition, avant mme larrive sur le sol neuf de la colonie. Le mme principe a prvalu quand les Puritains sont partis coloniser lAmrique au XVIIme sicle. Ds le dpart, on rompt avec les cadres sociaux notamment hirarchiques traditionnels. Ligne 4 : raison dun fils pour chacune. Peut-tre est-ce cet indice qui a permis destimer 200 ou 300 le nombre de colons, si on a pu valuer par les fouilles (restes archologiques) la population de Thra. Le fait denvoyer un de chaque donne la colonie un caractre reprsentatif de la cit-mre ; cest une Thra miniature qui va tre fonde. Souvent, les colonies refltent au moins au dpart lorganisation de leur cit-mre. Il y a galement une ide dgalit devant leffort : chaque famille est concerne par le grand projet de la communaut. On peut penser que lemploi du terme fils et non de membre renvoie une ide de jeunesse. Les colons sont des jeunes qui reprsentent une force de travail importante et pendant une dure maximale, idale pour mettre en valeur le site de Cyrne. Notons quHrodote parle d un fils sur deux , ce qui revient une ide proche. Franois Chamoux (1915-2007, hellniste de lAcadmie des inscriptions et belles-lettres) note dans une confrence donne en 1954 labsence de femmes ; on envoie des hommes clibataires qui ont d prendre des femmes locales (cf les Romains avec les Sabines). Lignes 4-5 : catalogue. Cela renvoie lide dune organisation et dune systmatisation. La colonisation se prpare et ne se fait pas limproviste. Lignes 5-6 : tout Thren de condition libre qui le voudra prendra la mer. On peut ici contester la traduction prendra la mer puisquen grec il sagit toujours du mme verbe, ( terme qui revient 4 fois dans le texte et on note aussi la fin du texte ). Nous avons dj voqu la rptition de ce terme. On note que si la cit impose certains de partir, elle propose aussi aux autres den faire autant. Evidemment, les esclaves, considrs par les Grecs comme des objets, sont exclus du dispositif. Ligne 6 : les migrants pourront rester matres de leur colonie. Il y a lide dun affranchissement et dune autonomie vis--vis de la cit-mre. On pourrait ventuellement penser qu lpoque de rdaction du texte Thra tentait de simmiscer dans les affaires de sa colonie et que ce texte soulignerait son indpendance. En ralit, ce nest probablement pas le cas et limportance de Cyrne dpasse la fin de lpoque classique (ie lpoque de rdaction du texte) et lpoque dite hellnistique celle de Thra. Lignes 6-7 : que celui de leur compatriote qui partira ensuite pour la Libye y jouisse de la citoyennet pleine et entire. Nous touchons l le cur du texte qui est un dcret disopolitie, ie qui tablit des droits politiques gaux, en loccurrence entre les colons anciens et les arrivants de la mtropole. Ce processus est assez frquent dans les colonies. Bertrand souligne qu la fin du IVme sicle, la ville nhsitait pas souvrir de nouveaux citoyens . Ce passage correspond bien lide de faire venir de nouveaux habitants dans la ville. Lignes 7 et 8 : il recevra un lot de terre sans propritaire. Cest la consquence de lgalit voulue entre les citoyens et de lattachement du Grec la terre, qui nourrit. Le partage initial ralis nest pas voqu ; on peut penser quil a t luvre de Battos (mais il y a peut-tre eu tirage au sort, Tuch tant rpute bonne conseillre). Rappelons que Battos est le Basileus, le roi. Il a donc un caractre nourricier et doit veiller ce que son peuple puisse vivre et survivre labri de la famine ; il incarne la justice distributive, ce qui correspond bien une ide de partage des terres. Cette insistance sur la terre est loccasion dvoquer brivement les raisons de la colonisation. Elles sont au nombre de trois grandes, auxquelles on doit ajouter une qui est souvent oublie mais primordiale. Cest les progrs de la navigation (mme principe que pour les Phniciens) qui rendent les bateaux plus srs, plus rapides et capables dtre plus lourdement chargs. Parmi les 3 autres raisons possibles, citons les problmes politiques (en cas de conflit interne, une partie de la population peut choisir dmigrer ou tre exile). Pindare affirme que Battos aurait t exil, comme opposant au pouvoir en place mais le fait que toutes les familles envoient des fils rend cette hypothse peu vraisemblable. Les deux autres raisons ont dj t voques savoir le manque de terres et lintrt commercial, correspondant respectivement plutt la premire et la deuxime vague de la colonisation. A priori, nous serions dans le second cas vu la date de fondation ; de fait, Cyrne exportait du bl, de la laine, des olives mais aussi de livoire, du lotus, du murex et du silphion/silphium, denres exotiques. Le silphium est assez mconnu mais a assur la richesse de la ville. Ce serait une plante mdicinale disparue reprsente sur les pices de la ville. Mais il faut avoir conscience que ceci est tardif ; cela ne prouve pas qu lorigine la cit soit une colonie commerciale. En effet, ce nest pas la version que nous livre Hrodote (mme sil signale limportance du lieu comme relais entre la Grce dune part et la route allant de lEspagne la Phnicie en passant par lEgypte dautre part), dans le second grand texte antique concernant la fondation de Cyrne. Au

livre IV de son Enqute, il crit On fut ensuite sept ans Thra sans qu'il y plt, et tous les arbres y prirent de scheresse, except un seul [parallle avec Dlos, lieu de naissance dApollon]. Les Threns ayant consult l'oracle, la Pythie leur reprocha de n'avoir point envoy en Libye la colonie qu'elle leur avait ordonn d'y envoyer. . Ce serait la scheresse donc la famine qui aurait prsid la colonisation de la rgion fconde en btes laine (oracle retranscrit). La colonisation viendrait de la stnochria, lexigut de terres, le manque de terres cultivables (Thra fait 81 km ; deux phnomnes opposs peuvent expliquer une famine structurelle, au-del de lvnement conjoncturel : la division par hritage pas de droit danesse- des terres et leur concentration entre les mains de gros propritaires, notamment en lien avec les dettes). Cyrne prend alors un caractre de colonie agraire de peuplement, ce qui explique limportance de lmigration (200 300 personnes) et le fait que chaque famille soit concerne (toutes les familles doivent participer la lutte contre la famine). Ceci correspond plutt la vague de colonisation ancienne mais, la fondation de Cyrne se situant au dbut de la seconde vague, il nest pas illogique quil y ait encore des caractristiques de la premire vague. Surtout, Jean-Jacques Maffre (professeur Paris IV) souligne la prsence deau et dun plateau assez vaste Cyrne qui bnficie dun climat mditerranen proche de celui des les grecques et dune partie de la Grce continentale. Il confirme les dires dHrodote sur la fertilit de la rgion. Cyrne est donc une colonie agraire. Notons que le fait que les Threns peuvent tout moment recevoir des terres sur la colonie limite lautonomie de Cyrne et confre une sorte de droit de regard la mtropole. Lignes 8 10. Cette partie du texte vise encourager les volontaires et renforcer les liens entre la colonie et la cit-mre : si la colonie est indpendante, elle peut compter sur la solidarit de ceux qui sont rests au pays. Cette solidarit est donc raffirme au IVme sicle, ce qui rgnre le lien durable entre la cit-mre et sa colonie. Les colons ne sont pas abandonns et livrs eux-mmes. Hrodote raconte quil y eut des difficults puisque Battos revint aussitt mais en fut empch par les Threns, retourna sur une le nomme Plate/Plataa prs de la Libye (cas non unique : les Phocens, avant de coloniser la baie de Naples se sont installs sur lle de Pithcuse/Ischia), tablit une colonie, changea de lieu aprs deux ans sur conseil de la pythie pour sinstaller sur le continent, resta 6 ans Aziris puis fonda enfin Cyrne. On pourrait souponner Hrodote den rajouter pour intresser ses lecteurs mais il y a srement du vrai derrire. Peut-tre le serment, crit au IVme sicle, a-t-il vu lajout de ce passage (?). Lignes 11 14. Le chtiment (confiscation des biens et mort) est particulirement svre et aurait manqu tre appliqu si lon suit Hrodote (Battos, de retour, se serait fait attaquer par les Threns) qui parle aussi de telles sanctions. La colonisation parat donc particulirement contrainte. Les membres de la famille ou amis qui tricheraient en embarquant la place dun dsign sont concerns. On peut voir deux raisons cette intransigeance. La premire est morale : en sembarquant la place de quelquun, on ne respecte pas la dcision de lassemble et on sexclut de fait de la cit ; on nuit aussi au principe dquit et dgalit qui prvaut. Lautre raison est religieuse et dveloppe dans les lignes suivantes. Lignes 14 19 : limplication de toute la cit est requise et tout le monde prte serment, mme ceux qui ne partent pas. Le parjure, ie celui qui ne respecte pas son serment, sexpose ainsi une maldiction (le terme est dans le texte) quil a lui-mme demande. La maldiction a un caractre religieux, tout comme celui d imprcations , imprcations prononces par tous ; lnumration hommes, femmes, garons et filles insiste dailleurs sur ce point. Il est intressant de noter la prsence des non-citoyens, enfants et femmes. Si lassemble qui a dcid tait celle des hommes citoyens, mme les enfants et les femmes, qui participaient pourtant peu la vie publique, sont amens prter serment et maudire les parjures. Le rituel de la fonte de figure en cire a encore un caractre religieux ; il est mtaphorique de ce qui arrivera au parjure (les colosses figuraient srement les Threns et taient offerts aux dieux ; une poque o les images sont rares, les statues de cire sont marquantes et devaient impressionner la population pour viter la transgression). Au chant III de lIliade, on trouve dj un tel systme de pacte o le vin remplace la cire liquide : quel que soit celui des deux peuples qui le premier viole ce pacte, tout comme je rpands ce vin, que soit rpandue terre la cervelle de tous les siens, pres et enfants . Dans les deux cas le liquide est important et soulign par le verbe rhein ( , ; dans les deux cas, la maldiction est tendue la famille et aux descendants. On note aussi lemploi de sur le modle des comparaisons dHomre. Franoise Ltoublon (universit de Grenoble III) signale aussi un paralllisme avec Pindare, faisant le lien entre la cire modele (par un pote potier crateur) et la motte de terre perdue en mer par lArgonaute Euphmos. Lignes 19 et 20. Le texte se clt sur une bndiction marque par le subjonctif. La bndiction est large puisquelle concerne les biens et les personnes, passes ou futures, ceux qui partent mais aussi ceux qui restent (rite dauto-bndiction que lon peut prendre comme un hommage de la colonie sa cit-mre).

IX.Reprise

Thra tait-elle une monarchie ? Oui ; cest Grittos qui rgnait selon Hrodote lpoque de la colonisation de Cyrne. (Hodote, Histoires IV, 150 : Grinus, fils d'Aesanius, descendant de ce Thras, et roi de l'le de Thra, alla Delphes pour y offrir une hcatombe ) Il faut bien insister sur le fait que, mme si le titre du texte contient le mot Cyrne, le texte nous parle surtout de Thra. Ce texte est extrait dun dossier ; la question de lisopolitie tait plus visible dans lautre texte. Ici, on ce quon appelle lapokia, terme qui renvoie de par son tymologie au fait de partir de sa maison, ce que les Grecs aiment peu, quelque navigateurs quils soient. Le silphium a fait la richesse de la ville. Dans le fascicule (et en bas droite, en couleur), on voit dailleurs le roi de la cit en train de peser la prcieuse marchandise sur une cramique de type lacdmonienne (Cyrne est proche de Sparte). Le bl est de manire assez surprenante pour nous lautre matire premire qui a fait la fortune de Cyrne. On imagine la Libye comme un dsert ; en fait, la Cyrnaque est un vaste plateau bien arros et humide. Mais comme en latitude la ville est trs basse par rapport la Grce, le bl arrivait maturit trs tt, avant celui de toutes les autres villes. Il tait mr au moment de la priode redoute de la soudure , ie quand le bl tait le plus cher car on commenait en manquer (peu avant la rcolte, il ne reste presque rien part ce quon garde pour les semailles). Les habitants de Cyrne taient trs apprcis (et ce jusqu Rome) car ils aidaient aussi les habitants des cits grecques en cas de famine. Sur les monnaies, on voit ds la priode archaque le silphion sur une face et le roi sur lautre face (un Battiade, nomm soit Battos, soit Arcsilas) ; il a des cornes (voir en bas gauche) qui rappellent la proximit de loracle de Zeus-Ammon Siwa. Cyrne contraste avec Thra : la premire va se tailler un gigantesque territoire et de venir une des deux plus grandes russites de la colonisation (avec Syracuse) quand la seconde est une petite le volcanique rocailleuse menace tout moment dexploser. Cyrne tait trs mal partie au dbut (problme dorganisation) mais malgr les difficults elle a fini par devenir une grande cit, pas seulement rpute pour son commerce. La question des femmes est essentielle et a pos beaucoup de problmes Cyrne avec les autochtones. Cyrne est lune des rares colonies qui soit (relativement) loin de la mer (un peu plus de 20 km ; et la ville se trouve en altitude). Le rituel des statues de cire est unique.