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La République, une question française

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Page 1: La République, une question française

La République,une question française

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Chantal Delsol

La République,une question française

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

Page 4: La République, une question française

ISBN 2 13 051565 7

Dépôt légal - 1R édition : 2002, septembre

m Presses Universitaires de France, 20026, avenue Reille, 75014 Paris

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pour Guillaume

J'ai consulté diverses personnes pru-dentes et dont l'opinion fait autorité surles moyens de réformer les institutionsde la République, et sur quelques remè-des des maux dont nous souffrons ; maisnous en sommes venus à nous persuadergraduellement que nous ne pouvionssupporter, ni les maux, ni les remèdes.

Ludovico Manin,Moi, le dernier doge de Venise.

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Avant-proposL'illusion et' la nostalgie

Il suffit de voyager à l'étranger, et notamment enEurope, pour s'apercevoir que la France est en cemoment un pays bizarre. J'entends « bizarre » par rap-port en tout cas aux pays qui lui ressemblent par leurculture, leur histoire et leurs projets européens. Et j'ai lesentiment de plus en plus renforcé que cette bizarrerien'est pas très sympathique, elle ne s'apparente pas àl'une de ces originalités qui provoquent l'admiration oule sourire. Non, la France ressemble plutôt à l'un de cesadolescents qui ont manqué un tournant essentiel deleur croissance, et s'en flattent encore comme d'unavantage. Elle demeure pendant que les autres vont.

Je ne voudrais que citer quelques exemples avantde commencer ma démonstration. C'est l'objet de cetavant-propos. Ces exemples sont évidemment choisis,et l'on pourra récuser l'objectivité du choix. Mais outrequ'on aurait pu en citer bien d'autres du même type, celivre ne prétend pas à l'objectivité scientifique, il veutdéfendre une thèse.

Je partirai d'un fait que je ne parviens pas à considé-rer comme un fait divers : depuis quelque dix ans, desFrançais quittent la France, en nombre assez importantpour qu'on s'en préoccupe. Un exil de cette ampleur

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n'a pas été signalé depuis l'époque révolutionnaire. Ondira que bien des pays ont vu ou voient leurs citoyenstentés par l'herbe des autres, toujours plus verte que lasienne. Mais enfin, ce n'est jamais bon signe. Celaindique que, les frontières étant ouvertes, certains enprofitent pour s'en aller mieux vivre ailleurs. Celas'appelle voter avec ses pieds.

Quand cela. se passe dans la France d'aujourd'hui, jeprétends que ce phénomène pose une question inhabi-tuelle. Car la France n'est ni un pays sous-développé niun pays opprimé par un gouvernement totalitaire ou parune dictature ordinaire. La France est riche, influenteencore en dépit des nostalgies de gloire passée, elle pos-sède un patrimoine incomparable, des paysages d'unevariété infinie, de l'espace, des cerveaux, une capitalebrillante et des provinces industrieuses, une espérancede vie à faire pâlir d'envie le monde entier ; elle invente,elle exporte, elle écrit, elle brevète. A croire son-bonheurassuré. Nous jugeons d'ailleurs normal d'être le premierpays touristique du monde, et nous jugeons normal,parce que si habituel et depuis si longtemps, que tantd'étrangers de toutes sortes veuillent devenir Français.On ne s'exile que d'un pays qui va mal. Que des Françaiss'exilent, n'y a-t-il pas là le signe d'un malaise sournois ?

Qui s'exile ? En gros, deux catégories distinctes : desjeunes diplômés, entreprenants et ambitieux, découra-gés par la difficulté à organiser leur avenir dans un paysoù l'initiative individuelle est considérée comme unaffront au collectif ; et des adultes fortunés, découragésde devoir verser au fisc la quasi-totalité de leurs revenuset une partie jugée confiscatoire de leur fortune.

Mais la description ne s'arrête pas là : car le plusintéressant, à mon sens, réside dans les réflexions

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qu'inspire couramment ce fait nouveau. Il faudrait endéduire, c'est du moins ce qu'indiquent l'indifférence etla désinvolture devant ce phénomène, que ceux quis'exilent sont de, mauvais Français. On attend des jeu-nes diplômés qu'ils mettent leurs talents au service deleur pays, quoiqu'il leur en coûte en sacrifice d'ambi-tion ou en difficulté d'installation: On attend des vieuxriches qu'ils laissent leur fortune à leur pays, au lieud'aller occuper leur retraite à jouer au golf dans les paysfrontaliers. Autrement dit, tout devrait se passer commesi les frontières étaient fermées, et la morale répu-blicaine devrait compenser l'ouverture moderne dumonde. Ceux qui n'ont pas compris cela sont de mau-vais citoyens, et le pays peut probablement se passerd'eux, puisqu'on ne fait rien ,pour les retenir.

Les commentaires qui accompagnent trop souvent ladescription de cette situation laissent bien entendre quela France a omis de comprendre quelques aspects essen-tiels non seulement du monde contemporain, mais dela vie des peuples en général. Un chef d'entreprise aannoncé il y a peu de temps à l'un de nos dirigeantsqu'il comptait s'installer en Suisse pour échapper à unefiscalité qu'il juge confiscatoire, et ce dirigeant lui arépondu sèchement : « Ne croyez pas que je vais vousplaindre ! » Signe d'une incompréhension tragique dumonde : car ce n'est pas ici l'exilé fortuné qui est àplaindre, mais la France, qui perdra du même coup dela matière grise, des capitaux et des emplois.

Juger que le bon citoyen doit sacrifier le produit deson mérite pour faire honneur au pays, et placer lamoralité civique. si haut qu'aucun sacrifice ne soit tropgrand, c'est voir la France comme une communautérépublicaine mythique, où chaque citoyen' oublieux de

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soi conserve toujours son arme au poing pour courir auxcréneaux. N'avoir pas compris que l'exclusion desriches rend nécessairement les pauvres encore plus pau-vres, ou encore préférer perdre des emplois pour ne pasavoir à supporter la vision de la richesse étalée, c'estpréférer l'idéologie à l'intérêt commun. Je voudrais ten-ter de montrer ici que le malaise de la France tient à unrépublicanisme devenu idéologique.

A Perpignan il y a quelques mois, on a appris qu'unepetite fille de 11 ans' avait subi pendant un an des violscollectifs, à répétition, à présent répertoriés sous le termede « tournante ». Les violeurs étaient douze, âgésde 12 à 16 ans. Ces viols collectifs, dont le préambules'élabore dans le cadre scolaire, se passent en généraldans les caves des cités.

Il s'agit là, évidemment, de crimes repérables danstoute société, et il ne faudrait pas croire que les Françaisseraient plus vicieux que d'autres. Ce qui nous dis-tingue, ce n'est pas le crime ; c'est son appréciation etson jugement.

Je suis étonnée de n'avoir vu organiser aucunemarche blanche autour de cette enfant, dont l'avenir estperdu. Onze ans ? Mon lecteur a certainement déjà ren-contré une petite fille de 11 ans. Le crime est abomi-nable, mais il n'a pas semblé effrayer outre mesure lesinstances politiques et judiciaires. Les jeunes violeursont raconté leur affaire aux magistrats comme s'ils'agissait d'une aventure épique. D'ailleurs, la loi n'estpas loin d'en penser autant, puisque six d'entre eux,aussitôt après, ont été remis en liberté.

Comment expliquer ce décalage entre l'évidence ducrime et l'indulgence affichée ? Il ne s'agit pas ici decrier au laxisme, ni de s'exclamer O tempora o mores,

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laissant entendre que tout se détériore et. que nousdeviendrions un peuple de décadents: Je ne crois pas dutout que l'explication soit dans une détérioration inéluc-table des moeurs françaises, mais dans la résistance idéo-logique et la crainte de regarder la réalité en face : la loifrançaise induit ou suggère, de façon parfaitement théo-riquè, qu'un enfant de moins de 15 ans ne peut com-mettre un crime. La réalité contredit cette théoriechaque jour, de façon violente et dramatique, commedans le cas précédemment cité. Mais la théorie a raisoncontre la réalité : on relaxe les jeunes criminels commes'ils n'étaient pas criminels. Chacun sait bien en secretque la victime est une vraie victime, qu'il y a là un crimeréel, et pourtant personne n'ose remettre en cause ni lathéorie ni la loi qui l'accompagne. Car ce serait faireinjure à l'enfant décrit par Rousseau.

Le crime évoqué plus haut, devenu courant danscertains quartiers, représente la face émergée, d'un ice-berg : la question scolaire. À cet égard, même cécité.Des milliers de classes- en France sont devenues, deslieux de chaos où le moindre geste d'autorité est considéré comme un outrage à enfant. On n'y travaille doncpas. On y attend que le temps passe, puisqu'il faut allerà l'école jusqu'à 16 ans. Dans le meilleur des cas, lesenseignants apprennent l'indifférence, et dans le pire ilsdeviennent dépressifs. Mais en toute hypothèse il nes'agit plus d'enseignement.

Ce type de problème n'est pas exceptionnel 'niréservé à la France, il est occidental et contemporain,lié à toutes sortes de causes sociologiques assez bienconnues. Ce qui est exceptionnel en France, c'est letraitement, ou plutôt le non-traitement, réservé à ceproblème. Quand un pays rencontre des problèmes

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d'éducation aussi cruciaux - car il ne s'agit pas d'ins-truction, mais d'éducation, la famille étant en jeu autantet sans doute davantage que l'école -, ce pays devrait _àmon sens oublier toute autre préoccupation pour y faireface. Quand une société comprend qu'elle façonne ensérie des enfants délinquants et malheureux, elle devraiten même temps comprendre que la gravité extrême decette situation lui impose des questionnements radi-caux. Il n'y a rien de plus tragique pour une société quede susciter le malheur des enfants. C'est un outrage àceux qui n'ont pas demandé à naître, c'est une injure àl'avenir, c'est une honte collective. Et cette situationlégitimerait d'interroger les causes jusqu'aux profon-deurs, et de remettre sur le métier le système tout entier,même s'il fallait pour cela revoir les avantages des adul-tes et l'essentiel de leur confort et même de leur.liberté :de réviser en d'autres termes, s'il le faut, des acquis quel'on croyait définitifs. Le gouvernement Bush a étendule système du bon scolaire qui obtient un vrai succèschez les familles les moins favorisées, et notamment lesfamilles noires. Tony Blair, qui n'est pas suspect delibéralisme échevelé, a parlé de privatiser - autrementdit, de cesser de financer avec l'argent public - les écolesqui ne remplissent pas leurs missions : ce qui apparaîtcomme du simple bon sens et étrangle d'indignation laquasi-totalité de la classe politique française.

On a l'impression qu'en France il est pratiquementimpossible.de comparer les systèmes entre eux afin deréformer dans un but d'amélioration. On s'est; parexemple, interrogé pendant des années pour com-prendre la meilleure performance, à tous égards, deslycées bretons, par rapport au reste de la-France. On afini par s'apercevoir que les écoles publiques de Bre-

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tagne obéissent davantage aux exigences de la situationqu'aux règles administratives : par exemple, elles instau-rent des classes de niveau si le besoin s'en fait sentir,alors que les classes de niveau sont interdites pour éviterlà perpétuation des inégalités (même si elles sont réins-taurées de façon hypocrite par le biais du choix des lan-gues, ce qui permet aux enfants d'enseignants de ne pastrop souffrir des sévices de l'égalité). Chacun sait aussique beaucoup d'écoles privées sous contrat, en généralcatholiques, accueillent les enfants défavorisés socia-lement et en difficulté scolaire, lesquels ne se com-portent pas ici de la même façon que 'dans le public :quand l'autorité existe, l'enfant cesse de tyranniser lesadultes, mais surtout, et c'est cela qui importe au pre-mier chef, il a alors toutes chances de devenir lui-mêmeun adulte.

Je m'étonne que nous ne tirions pas les leçons decette comparaison entre les écoles publiques de nom-breuses banlieues, plongées en plein chaos, et les écolespubliques bretonnes ou les écoles privées catholiquesdotées d'élèves semblables. Nous n'établissons mêmepas cette comparaison. Car les transformations qu'ilfaudrait alors accomplir bouleverseraient le système toutentier, fondé sur le statut de -la fonction publique,l'égalité des traitements et l'ancienneté comme critèreprivilégié d'avancement. Il faudrait, par exemple, ins-taurer des classes et des écoles différentes -selon lesbesoins, ce qui contredit le principe d'égalité desenfants ;,ou encore envoyer dans les établissements dif-ficiles, -non pas les jeunes professeurs, dont c'est enquelque sorte le bizutage décourageant, mais les ensei-gnants chevronnés dont le salaire devrait être augmentéen proportion du mérite pédagogique, et cela est sacri-

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lège. Ainsi, la république, pour préserver des principesabstraits et de plus en plus inadaptés, ferme les yeux surles malheurs qui adviennent aux enfants.

'Je m'étonne que nul gouvernement ne s'attaque avecénergie au problème bientôt dramatique du financementdes retraites. Tous les Français sont conscients des limi-tes du système de la répartition. Et chacun sait qu'unemise en place, même partielle, du système de capitalisa-tion résoudrait le problème de l'avenir qui s'avère, à cetégard, plutôt sombre. Les responsables politiques lesavent si bien qu'ils ont instauré la capitalisation danscertains secteurs protégés : les fonctionnaires de l'Édu-cation nationale jouissent, par exemple, d'un système decapitalisation bien au point. C'est que le respect del'idéologie représente un lourd sacrifice, auquel on pré-fère soumettre les autres plutôt que soi-même. Contrai-rement aux élites, le Français moyen n'a pas droit à lacapitalisation, qui rappelle le capital et son cortège demauvaises pensées. Je m'étonne que l'on ne soulignejamais cette hypocrisie, et de voir des privilégiés emplirleurs fonds de pension tout en faisant la leçon aux autrescontre la pratique des fonds de pension; jugée immorale,tout cela sans soulever l'indignation d'une opposition,dans un pays démocratique.

Le discours français sur les musulmans de France estun tissu de contradictions et d'hypocrisie. Contraire-ment à d'autres systèmes, comme le système fédéral,qui acceptent le multi-culturalisme, la république sedonne pour vocation l'intégration. Depuis un- certainnombre d'années, difficile à évaluer, cette intégrationest en panne. Des ghettos se sont constitués dans lesbanlieues, et le courant multiculturel gagne du terrain.Le malaise intellectuel dans lequel nous sommes s'est

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manifesté clairement au moment de l'affaire des fou-lards. Tiraillés entre -les exigences de la laïcité, surtouten milieu scolaire, et le respect des différences culturel-les, devenu une, nouvelle exigence toute aussi impa-tiente, -les dirigeants français et ceux qui sont en chargedu dossier demeurent interloqués. C'est qu'il est prati-quement impossible, d'une part, de dire la vérité à pro-pos de l'islam français, d'autre part, d'interroger les ins-titutions

républicaines,

pour se demander sérieusementsi elles sont encore adaptées aux nécessités du temps.Robert Redeker (Le Monde du 22 novembre 2001)affirme à juste titre que dans un pays si ému par la chutedu communisme les musulmans ont remplacé le prolé-,tariat disparu, *ce qui explique la complaisance aveugleavec laquelle ils sont traités. L'antisémitisme et lemachisme, jugés criminels chez le citoyen ordinaire,sont passés sous silence quand ils proviennent de popu-lations ex-colonisées, qui, parce que nous estimons lesavoir maltraitées dans l'Histoire,. sont considéréescomme si elles avaient' toujours raison. En même temps,parce que la république a pour mission d'intégrer etparce qu'elle joue le rôle d'une religion, il n'est pas pos-sible qu'elle ait échoué à ce point dans son effort pourintégrer les musulmans français. Ainsi, sur le thème<< Adèle_ ne me. trompe, pas parce que ce serait tropaffreux », se développe une occultation des problèmes,mi-inconsciente mi-complaisante, qui, en tout cas,interdit de les traiter,, puisqu'il est interdit d'en parler.

Nous avons célébré récemment le 20e anniversairede l'abolition de -la peine de mort. Comme il est normalpour une -loi aussi importante, des discours ont été pro-noncés à cette occasion. Ces discours, en tout cas ceque la presse en a retransmis, ne se faisaient pas seule-

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ment les chantres de l'abolition : ils profitaient surtoutde cette tribune et de l'occasion offerte pour réclamer lasuppression des longues peines, ce qui est un exemplecaractéristique de l'esprit idéologique français. On peut;comme c'est mon cas, être partisan de l'abolition de lapeine de mort pour plusieurs raisons complémentaireset fortes. Mais on ne peut pas ne pas hoir la réalitésociale dramatique : des récidivistes qui profitent deleur mise en liberté pour ajouter à leur palmarès des vic-times supplémentaires. L'existence des récidivistes n'estpas un motif suffisant pour réclamer le retour de lapeine de mort; en revanche, elle est un motif suffisantpour réclamer une peine de substitution, par exempleun bagne organisé dans des conditions' humaines, defaçon au moins à mettre à l'abri les futures victimes.Disons que la volonté de garantir l'abolition, jointe à laperception de la réalité de ses conséquences, devraitdonner lieu à une réflexion de prudence, au sens de laprudence aristotélicienne, c'est-à-dire de discernementpratique, pour tenter de prendre en compte à la foisl'exigence morale - la dignité du condamné - et la réa-lité sociale - le risque entraîné par le respect de cettedignité. Or, au lieu de cela, nos abolitionnistes récla-ment de raccourcir encore les peines, montrant bien quela réalité sociale ne les intéresse nullement, mais uni-quement l'idée : en viendra-t-on finalement à réclamerl'abolition de toute peine au nom du respect des droitsde l'homme ? Le moins que l'on puisse dire est quecela n'est pas raisonnable, si pourtant cette idéologiepoussée à bout est entièrement rationnelle. On n'aper-çoit ici pas une once de ce discernement par lequel seulles sociétés parviennent (toujours difficilement) à conci-lier l'être et le devoir-être, la réalité et la morale.

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C'est un choeur de dirigeants français qui a réclamé àvoix forte, et obtenu, que la mention des origines relisgieuses de notre culture commune ne figure pas dans lacharte européenne. Les pays-voisins nous ont regardéavec surprise : la laïcité, même à la française, réclame-t-elle un oubli radical de la religion ? N'y a-t-il pas làune nostalgie des idéologies de la mort de Dieu ? Onattendrait plutôt, au moment de la fameuse « quête dusens », de l'engouement pour les sagesses orientales, del'attrait morbide pour les sectes ou pour les fondamen-talismes, une réflexion de sagesse sur l'exigence spiri-tuelle et son inscription nécessaire dans l'ordre social etpolitique. Chaque fois que le pape se -rend en France,notre presse annonce l'échec d'une visite qui se révèleun succès., Pourquoi vouloir ressusciter la mentalité del'anticlérical Émile Combes ? N'avons-nous pas grandidepuis ? Pourquoi sommes-nous les seuls à n'avoir pascompris, comme tous les pays alentour, que l'exigencespirituelle peut être singée - par le matérialisme, ou parle sectarisme - mais qu'elle ne peut être supprimée ?D'où vient cette hargne contre l'origine, sinon d'unenostalgie de la table rase, d'un désir totalitaire de refon-dation à partir de rien, comme si ce genre de désirn'avait pas déjà montré tous ses venins ? On a parfoisl'impression que nos dirigeants n'ont rien appri s dusiècle, pourtant si lourd d'enseignement. Aucun peuplene peut écarter la soif spirituelle. En France, cependant,et c'est un cas unique, la république veut remplacer lareligion, qu'elle considère comme sa concurrente.

Dans tous les exemples précités, ce qui est en cause,c'est notre refus de regarder la réalité en face. Ce refusévince la possibilité de dialogue, et, faute de dialogue,les courants qui portent des convictions finissent par

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s'amenuiser. J'ai été stupéfaite d'entendre Tony Blair sepermettre de dire que le secret entourant la franc-maçonnerie est un affront à la démocratie. En France,un chef de gouvernement qui prononcerait cette évi-dence serait accusé de pétainisme, selon la logique de ceque P.-A. Taguieff appelle la reductio ad Lepenum. Il esttrès difficile en France de développer un véritable débatdémocratique. Tant de mots et de notions sont sus-pects. Quand un sujet de société réclame un véritabledébat, parce qu'il met en jeu l'avenir de la société, sonmode d'existence et la transmission aux générations sui-vantes, tel le PACS, il n'est pas rare qu'il se solde par uneloi votée consensuellement : "qui est contre le PACScraint de l'avouer, car il se verrait aussitôt rejeté dans lesténèbres extérieures, et ridiculisé sans personne pourprendre sa défense, même ses plus ardents défenseurs- ce qui est arrivé à Christine Boutin. En sciencepolitique, on n'appelle pas ce type de société une démo-cratie.

Dans une démocratie normalement constituée, lesdébats - et surtout en période électorale - s'établissentautour, des visions et des projets d'avenir différenciés,portés par des courants et plus concrètement par despartis. Il serait logique, par exemple, que dans la Franced'aujourd'hui un débat s'instaure entre les partisansd'une prévention approfondie de la délinquance et ceuxde la «tolérance zéro », entre les défenseurs du sys-tème scolaire actuel et ceux du <« bon scolaire» ou del'autonomie des établissements, entre les partisansd'une retraite par répartition encore élargie, et ceuxd'une retraite par capitalisation. Devant le problème duchaos scolaire, -un courant pourrait se dégager pourdéfendre les classes de niveaux et l'autorité des maîtres,

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ce qui nécessite une transformation du statut des fonc-tionnaires. Mais rien de tel ne se produit. .

Le problème est que ce pays pétrifié change à soninsu et à son regret : la vie elle-même est changement, etcelui qui ne veut prendre aucune décision d'avenir voittoujours les circonstances construire à sa place sonpropre avenir. C'est ainsi qu'à l'illusion s'ajoute lanostalgie.

La société française a subi depuis quelque dix ansde profondes transformations. Je dis bien subi, car ellene les a pas voulues : c'est la construction européennequi les lui a imposées. Nous avons vu peu à peu laFrance commencer à renoncer à son système éta-tiste, planifié, corporatiste. L'État a perdu un certainnombre de monopoles économiques. La concurrenceest apparue dans dés secteurs auparavant soumis auprix fixe et au produit unique. Ainsi, le secteur du télé-phone a aujourd'hui pour but de satisfaire l'intérêt duclient (le meilleur service au meilleur prix) avantl'intérêt du salarié du secteur. C'est une révolution quisemble ne plus devoir s'arrêter : le prix du téléphone aconsidérablement, diminué, et il est bien possible que,dans un délai pas trop lointain, les grèves de trains,phénomènes typiquement corporatistes puisqu'ils ser-vent les intérêts des salariés au détriment des consom-mateurs, ne soient plus possibles au rythme que noussubissons...

Cette évolution- ne doit rien à un effort de persuasionni à une prise de pouvoir d'un courant libéral, qui ose àpeine lever la tête faute d'être taxé-aussitôt d'ultra ou derenard libre dans un poulailler libre. Cette évolution aété orchestrée tout autant par des gouvernements dedroite que par des gouvernements de gauche, c'est-à-

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dire qu'elle n'a pas. été promue par la conviction, niservie par une pédagogie, ni espérée par des projetsd'amélioration sociale. Elle a été imposée par les normesde la construction -européenne, dans une atmosphèrepsychologique de soumission, la plupart regardant celaavec effroi et crainte, et la minorité libérale, avec unesecrète satisfaction, de voir les événements mettre enplace ce que son impuissance n'aurait jamais pu réaliser.

Ainsi, depuis 1989 surtout, l'ouverture du mondeet la construction européenne renforcée ont obligé laFrance à renoncer à nombre de traits qui faisaient saspécificité. Et l'on peut avoir l'impression que son des-tin, dans l'avenir proche, est de subir encore et encoretout ce que lui impose la création de l'Europe et d'uneEurope bientôt élargie. Dès lors,. où se trouvent leschoix politiques ? De quoi débattre, puisque la messeest dite ? Ce sentiment de contrainte représente l'atmo-sphère du moment présent. Au cours des précédentescampagnes électorales, le débat n'a pas porté surl'avenir, mais sur.le passé : faut-il seulement le pleurer,ou faut-il essayer de le ressusciter ?

La France est dévorée par la nostalgie. Pour certains,elle devrait revenir à ce qu'elle était à l'époque de larépublique des professeurs, de l'égalité des établisse-ments scolaires, de la bonne volonté des provinces pourmarcher toujours du même pas. Ou revenir à l'époquedu <« service public à la française », dans un monde sansconcurrence qui représentait la version nationale dusocialisme à l'époque triomphante. Pour certains, elledevrait revenir à l'autarcie de la souveraineté, à l'époqueoù la seule identification était celle de la nation.D'autres encore voudraient revenir aux lendemains quichantent...

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Les-élections présidentielles ont marqué la prégnancede cette nostalgie dans l'ensemble de la société française.Les deux principaux candidats,,le président et le Premierministre, qui représentaient normalement les deux cou-rants de pensée les plus importants autour desquelsaurait dû s'instaurer un débat démocratique, ont déve-loppé deux discours analogues : l'Europe, oui, mais àcondition de conserver « l'exception française », c'est-à-dire le contraire de l'Europe, une nation habitée par lesmonopoles et hostile à la concurrence. Ils étaient l'un etl'autre la version soft de la nostalgie, qu'ails ont repré-sentée d'un seul choeur à Barcelone. A ce point accordésque l'opinion au premier tour,n'en a élu qu'un seul,comme si l'autre-avait fait double emploi. Le candidatd'extrême droite rêvait de la souveraineté française quia depuis longtemps disparu, espérait pouvoir fermerdes frontières qui n'ont plus ni sens ni douaniers,et- s'attardait dans les nostalgies de la droite desannées 1930, à, l'époque où la xénophobie ordinairen'inquiétait personne, parce qu'on n'avait pas encore vuoù elle pouvait mener. Pendant que le candidat commu-niste campait sur son épithète désormais devenue risibleà force d'être antique, les candidats trotskystes étaientnourris par la'nostalgie des lendemains qui chantent, etvoulaient faire comme s'ils n'avaient pas déchantés: Ilsdéployaient les drapeaux et les hymnes d'un tempsrévolu, et leur discours de haine de classe nous a faitaccomplir un voyage dans le temps. Le candidat républi-cain, qui a fait-un score moins important que prévu sansdoute parce que finalement tous les autres le rejoignaientchacun à sa manière, a rêvé tout haut de la républiquedes professeurs et de l'uniformité du territoire dont lesnouvelles mentalités ont déjà fait leur deuil.

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On n'a pratiquement entendu, personne qui acceptede s'avancer dans l'Histoire, de s'aventurer dans lesnouvelles circonstances que nous n'avons peut-être paschoisies, mais qui sont là sans que nous puissions lesdéloger. On n'a pas entendu de voix pour dire la vérité :que ce pays est profondément sclérosé, parce qu'il faitde la nostalgie son lait et son miel, toutes tendancesconfondues. On n'a entendu personne pour jeter desdéfis aux difficultés qui nous attendent comme à toutautre moment de l'Histoire. On n'a vu que des gens quise voilaient la face, qui travestissaient la réalité, quipleuraient sur les temps révolus, une armée de songe-creux. Au lieu d'observer et d'anticiper les périls futurs,dont la menace s'annonce avec le terrorisme de certainsgroupes musulmans, la France rejoue interminable-ment, dans une atmosphère de transe, le scénario d'unpassé avec lequel elle ne s'est pas réconcilié : Le Pendans le rôle de Pétain, Chirac dans le rôle de De Gaulle.

Aujourd'hui les Français ne sont pas heureux, entant que peuple, si « être heureux » signifie : être en hai-monie avec le monde. Ils se rendent compte qu'uneadaptation au monde désormais ouvert, qui ne leur res-semble pas, leur demandera des changements de capdifficiles et des réajustements qui contredisent bien descomportements, et des traditions.

Comme n'importe quel individu ou groupe 'placédevant l'exigence d'une remise en cause profonde, lesFrançais espèrent secrètement échapper à cette épreuve,et beaucoup 'attendent que les gouvernants découvrentle moyen miraculeux de leur éviter ce calice.

Le rôle des gouvernants serait aujourd'hui d'exposerclairement les nécessités de . l'adaptation au mondeouvert, d'indiquer des voies diverses pour y parvenir,

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sans cacher les difficultés ni les sacrifices, et d'affronteravec courage les angoisses dont tout peuple se senthabité dès qu'on lui parle de changer d'époque. Au lieude cela, les gouvernants, quelle que soit leur obédience,s'acharnent depuis des années à occulter les problèmesde cette transition, et prétendent tantôt qu'elle se ferasans douleur, tantôt même qu'elle n'est pas nécessaire,et que la France pourrait vivre dans le monde. nouveautout en demeurant ce qu'elle est. Ce message s'étale deplus en plus visible au fur et à mesure que nous nousdétachons, du monde environnant, ainsi =qu'un icebergde sa rive. Les Français sentent qu'on leur ment, parexemple lorsque leurs gouvernants de droite comme degauche font l'éloge de la rentabilité d'EDF, et jurentsolennellement de conserver les services publics à lafrançaise, pendant que par derrière ils cèdent des actifsau privé. Pourquoi nos gouvernants ont-ils si longtempsmenti sur les chiffres de l'insécurité ? Pourquoi préten-dent-ils, la main sur le coeur, que l'école républicainefonctionne bien ? Pourquoi ne parviennent-ils pas àprendre en main le problème de la Corse ? Parce qu'ilscraignent que. les mesures nécessaires pour rétablir lasûreté, pour restaurer l'école, pour permettre le déploie-ment de l'identité des régions, ne ressemblent trop à desmesures anglo-saxonnes, ou américaines ou allemandes,enfin trop peu françaises et, pour le dire en un mot, à lafois trop démocratiques et non républicaines au sensfrançais. C'est parce que l'école est devenue démocra-tique qu'elle a cessé d'être républicaine. L'amenui-sement du service public représente une avancée démo-cratique, car il n'y a pas de véritable démocratie dansla sacralisation des monopoles. La prise en comptedes identités régionales dans les fédéralismes qui nous

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entourent traduit une expression de la démocratie quela France ignore encore.

Nous croyons facilement que la république est cettepanacée capable de nous éviter la xénophobie et l'in-tolérance, et qu'il suffit de se regrouper sous son dra-peau pour échapper aux extrémismes. Je crois au con-traire qu'une république devenue un mythe, vivant surses chimères, bâtie sur l'illusion et la nostalgie, fait le litdes exclusions et des intolérances. Le malaise français,qui nous fait avancer de non-dits en mensonges, tientà l'enracinement du tropisme républicain devenu unevéritable idéologie, voire une religion, et empêchant laFrance de devenir une démocratie adulte.

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Introduction

La France s'interroge sur elle-même. En ce momentprécisément, au tournant du siècle, la France traverseune crise identitaire, ce que traduit une psychologiemalade. D'autres peuples dans l'Histoire ont connucette situation. Cela s'exprime en général par l'émer-gence d'une « question » nationale. Il y a eu une « ques-tion allemande » comme une «question tchèque ». Onpeut dire qu'il y a aujourd'hui une « question française»au sens où la France se trouve remise en cause, non pasdans son existence, que rien ne menace, mais dans sonidentité.

Un individu se désigne par,ses actes passés ou pré-sents, son caractère, ses passions propres, ses habitudeset ses convictions. L'identité d'un peuple tient dans samanière d'habiter l'Histoire, ses hauts faits et ses aven-tures, ses goûts singuliers, la forme de sa pensée reflétéedans sa langue. Entité qui traverse le temps, un peupleimprime sur les siècles sa marque propre.

L'identité d'un peuple relève de sa, culture : samanière de vivre et de penser, d'exister singulièrementdans l'histoire universelle. La culture se vit autantqu'elle se dit. Elle raconte le passé et ouvre ses propresperspectives d'avenir. Par sa culture, un peuple dépeint

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une image du bonheur humain. L'identité est unmodèle d'existence. Elle exprime comment un peuple semanifeste, la place qu'il occupe dans le monde, le rôlejoué. Elle exprime les caractères par lesquels un peuplese reconnaît au miroir, et par lequel les autres le recon-naissent.

Comme pour un individu, l'identité d'un peupleconcerne la question du sens de l'existence. Car onn'est pas identique à soi. Être ne veut rien dire : pourêtre il faut signifier. On s'identifie à. Posséder une iden-tité, c'est toujours se référer à, et notamment à desvaleurs qui, même intégrées par le phénomène d'iden-tification, demeurent extérieures à soi. La France trouveson identité dans les valeurs d'unité et d'égalité, elle sedonne pour mission historique la défense de ces valeurs,qui cependant ne lui appartiennent pas, ne lui sont pasdéfinitivement appropriées. Telle est la contradictionvécue, qui exprime la question française : comme peupleje porte cet idéal et tente de l'accomplir, je m'y investisà longueur de siècles et finis par me confondre avec lui ;et cependant cet idéal peut un jour apparaître désuet,inutile, ou dépassé par d'autres, plus pertinents ou plusaimés. Autrement dit, un peuple fusionne avec un idéalqui lui-même garde distance. La crise de l'identitésignifie qu'un peuple a été peu ou prou lâché par sesidéaux, lesquels sont subtilisés par les circonstances, parl'évolution des temps, par l'organisation du mondeextérieur, par l'indifférence dans laquelle les tient,même silencieusement, une partie grandissante de la so-ciété. Une inquiétude douloureuse accompagne l'aban-don des références, vécu comme une trahison. Ce n'estpas nous qui quittons les valeurs républicaines : ce sontelles qui semblent s'éloigner de nous. Avons-nous

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mérité cet abandon ? Dans la crise -d'identité se brouillele sentiment d'appartenance, et le sens de l'existencecollective : quel, sera désormais notre « projet culturel « ?Il n'y.a .pas de groupe humain sans projet culturel,même si celui-ci .se borne, dans certains cas, à,vouloirreproduire indéfiniment l'-ordre des choses.

Un peuple s'occupe en général assez . peu de sonidentité. C'est une chose qui va de soi. Une consé-quence et non une fin. Certes, il n'est pas inutile de seconnaître soi-même. Mais seule la philosophie peut enfaire une tâche, et cela ne vaut donc que pour un parti-culier.' Un peuple ne vit pas pour philosopher. Il vit, etcela suffit à ses soins. S'il se retourne trop sur lui-même,ses voisins le jugeront inutilement narcissique. Dans laplupart des cas, il ignore le miroir. Il peut abriter quel-ques penseurs qui lui tendent sa propre image, mais celane l'intéresse guère : il regarde et -juge plutôt les autres ;les autres le décrivent, mais il n'écoute pas.

Quelque chose -de nouveau se produit lorsqu'unpeuple commence à chercher des miroirs. Le voilà quis'analyse et interroge des spécialistes de l'âme : À quoiressemblai-je-? Ai-je changé ? Ai-je vieilli ? Qui suis-je,finalement ? Dois-je rester ce que je suis ? Dois-jem'aimer tel que je suis ou tel que je deviens ? Il y a là lesigne d'un bouleversement profond. En effet, l'identitéest la seule chose qui n'est pas interrogée, puisqu'ellereprésente à la fois le socle et le signifiant de l'existence,le sol sur lequel on marche, le puits où gisent les critèresdes actions. L'interrogation sur l'identité révèle à elleseule une crise identitaire. Une nation ne s'intéresse àson caractère national que lorsqu'elle est traumatisée.Un peuple qui cherche à maintenir ou à recouvrer sonidentité signifie par là qu'il a été quelque chose qu'il

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regrette de n'être plus. Ce qu'il a perdu, c'est la raisond'être, ou le couple utilité/reconnaissance, lié à un élanpar lequel les autres le désignent. De même qu'unretraité se demande désormais qui il est, un peuple peutdévelopper alors le sentiment d'avoir perdu, avec sonélan signifiant, à la fois sa définition et la reconnaissancedes autres.

Les peuples qui se cherchent, en général après untraumatisme, arguent de leur grandeur passée pour serassurer sur leur identité. Les Européens de l'Est, aprèsles cyclones historiques, se raccrochent à un âge d'or- la Grande Pologne, la Grande Roumanie, la GrandeSerbie -, auquel toujours a mis fin une bataille perdue.Le peuple menacé désigne ainsi des héros dont il estl'héritier. Mais il faut encore montrer que l'on assumeces héros et qu'on les prolonge. Il faut mériter le passéau sein même du présent. Ainsi la France com-mence-t-elle, depuis peu, à remuer les nostalgies del'âge d'or républicain. La crise d'identité s'annonce avecl'apparition d'un âge d'or. Pour toutes sortes de raisonshistoriques et circonstancielles, il n'est plus possible demériter au présent ce que l'identité veut signifier.

Ce qu'il est convenu d'appeler la crise de l'identité,susceptible de frapper aussi bien les peuples que lesindividus, correspond à l'apparition d'une incohérenceinterne, due à ;l'émergence de facteurs nouveaux quiviennent remettre en cause l'ordonnance générale dumonde culturel. Un peuple peut se voir contraintd'abandonner des valeurs auxquelles il s'identifiait sifortement que son existence lui semble dès lors perdresa signification. L'incohérence interne, porteuse detraumatisme, provient toujours d'un affront jeté par laréalité à des valeurs essentielles qui se voient dès lors

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déstabilisées. Il arrive aussi que ces valeurs perdent enlégitimité devant d'autres arrivées de l'extérieur, deve-nues plus probantes. pour les nouvelles générations. Il seproduit alors une rupture, qui peut ressembler à unchoc frontal, entre ce qui a toujours été défendu et cequi commence à l'être -après avoir été méprisé.

Athènes connut une forte crise identitaire lorsque audébut du lve siècle avant J.-C., elle se rendit compteque la démocratie idolâtrée se trouvait atteinte d'unemaladie mortelle. Les penseurs se divisèrent alors entreceux qui exhortaient leurs concitoyens à revitaliser lesvaleurs démocratiques exsangues, comme Démosthène,et ceux qui défendaient la réhabilitation d'une mo-narchie détestée, comme Isocrate. Rome connut unecrise du même type au le, siècle avant notre ère, aumoment du déclin de la république. Mais, comme on leverra, l'une et l'autre répondirent à cette crise de façonentièrement différente. Ce qui s'est passé dans les deuxcas peut donner à la France d'aujourd'hui matière àréfléchir.

N'importe quelle interrogation et crise,de ce typerévèle à quel point l'identité d'un peuple est chose fra-gile. La crise replace les valeurs et les institutions qui lessanctuarisent dans le temps de l'Histoire. Elle fondel'importance du temps qui peut tout démanteler, etl'importance de la réalité des faits face aux construc-tions éthiques solidement arrimées : un modèle desociété se révèle, à un moment donné, trop éloigné desréalités nouvelles que l'Histoire apporte et dépose. Ellemarque la fugacité- de ce qu'il y a de plus aimé. Elleouvre une brèche béante dans les certitudes les mieuxassises. Et c'est pourquoi elle fait irrémédiablementapparaître une querelle violente entre un courant

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conservateur et un courant réformiste. En même temps,elle impose à un peuple de remettre à plat ses idoles, des'interroger en amont sur ce qui vaut vraiment pour lui,et même, sur l'opportunité de sa propre durée dansl'histoire du monde. La crise d'identité est une épreuveau sens où un peuple éprouve là sa volonté de survivreen tant que peuple. Car la perte d'une partie del'identité s'apparente à un deuil de soi. La questiondevient : Ce que nous allons garder après la perte decertaines valeurs, vaut-il encore la peine ? Sera-ceencore l'expression du nous ?

Dans la mesure où un peuple ne finit pas biologique-ment, comme un individu, _et peut compter sur uneespèce d'immortalité, il est voué à poursuivre au fil dessiècles, des idéaux changeants, et l'interrogation surl'identité en période de rupture ouvre la question :Serons-nous. encore le même après l'effacement d'unepartie -de nos valeurs fondatrices ? Vaut-il la peine deleur survivre ? À quoi vont désormais servir nos siècles ?La crise de l'identité révèle une inquiétude quant à lalégitimité du groupe à exister en tant que tel ; unevolonté de confirmer sa propre existence- face auxautres, mais d'abord face à soi.

La question identitaire se pose cruellement aux paysnon occidentaux quand ils sont sommés de se deman-der s'ils doivent ou non adopter les valeurs occidentales,dans quelle mesure, pour quel bénéfice, et au prix dequels abandons. Mais il est bien rare qu'une question dece genre se pose à un vieux pays qui a coutume de don-ner le ton. Ce sont les périphéries qui risquent de se voirfrappées de crise identitaire, car les centres les bouscu-lent et les remettent en cause par l'invasion de modèlesperformants. La France se trouve depuis longtemps en

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situation centrale. Ainsi l'épreuve est-elle naturellementdouble : crise de ses valeurs propres, crise en mêmetemps . de son rôle d'initiatrice. L'épreuve de l'identitéest radicale quand un peuple se définissait auparavantcomme le parangon universel. En se provincialisant, laFrance va devoir non seulement poursuivre d'autresvaleurs,-,mais les.chercher en partie par mimétisme. Lecentre du monde peut-il se remettre en cause ? Voilà lanouvelle « question française ».

Lorsqu'un peuple commence à. s'interroger surlui-même, c'est qu'il n'avance plus : il piétine - car letemps continue sa course. Ou encore, il avance par rou-tine dans la direction fixée depuis longtemps, il sacrifieà ses habitudes et continue de défendre les valeurs, depréserver les symboles de sa légitimité historique. Maisil fait tout cela dans le doute, pour se convaincre de sapropre existence qui ne saurait se déployer sur la scènedu monde autrement qu'à travers ces valeurs et cessymboles. Il fait tout cela lentement et sans plus vrai-ment y croire, ,jetant partout des regards inquiets, avecl'impression de marcher nu sous des vêtements deconvenance, enveloppé d'un discours formel. Il res-semble à ce croyant dont soudain la foi chancelle, et quis'astreint à suivre les rites dans l'effroi, comme onagrippe une rampe dans l'obscurité. Un peuple dontl'identité vacille attache de plus en plus d'importanceaux mots et aux formes de son identité, se noie dans lebruit de l'énonciation afin de tenter de combler le videélargi des certitudes.

Au tournant de` ce siècle, la France voit son identitémenacée par un faisceau de facteurs qui concordentpour mettre en péril tout ce qui lui est cher : la victoiredu libéralisme sur le socialisme, la construction euro-

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péenne avec ses implications politiques, économiques,etsociales, la mondialisation, le problème corse et généra-lement le déploiement des particularismes régionaux.Ce qui est en cause : la souveraineté absolue - expres-sion redondante qui justement risque de ne plus l'être ;l'État-providence et le service public à la française ;l'égalité en principe issue de l'uniformité ; et finalement,d'un seul mot, la république, dont on parle sans cessepar crainte de la perdre, comme si l'évocation etl'invocation pouvaient arrimer la chose dans l'épaisseurde la réalité.

Cette France menacée n'est pas ancienne, au moinsau regard de notre histoire : un peu plus d'un siècle,pour un peuple de mille ans, est-ce là ce qui peut consti-tuer une identité solide, si éprouvée qu'on désespère àl'idée de la perdre ? C'est que, dans l'épreuve présente,la république n'est pas seule en danger : mais bienplutôt, en amont, toute une construction qui la précèdeet la prépare, et dont elle ne représente que l'abou-tissement.

Par l'intermédiaire de Platon et d'Aristote, les Grecsavaient donné l'impulsion de deux grands courants poli-tiques que les siècles européens allaient poursuivre etdévelopper. Le courant initié par Platon passera parThomas More, Rousseau et Voltaire, et plus tardLénine et Maurras - même si l'association de ces deux,noms peut ressembler à une provocation. Le courantinitié par Aristote passera par Thomas d'Aquin, Althu-sius, Montesquieu, Tocqueville. Peut-on lire ces conti-nuités sans risquer le simplisme ? Oui, si l'on ne prétendque saisir là quelques catégories qui importent pourcomprendre notre temps : la politique initiée par Platonrepose sur la méfiance envers le peuple et la confiance

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dans les gouvernants, la politique initiée par Aristoterepose sur la méfiance envers les gouvernants et laconfiance dans le jugement des gouvernés. La premièrerejoint le modèle de la république ; la seconde celuide la démocratie. L'histoire de la France, depuis lamonarchie unifiée puis centraliste, l'invention bodi-nienne de la souveraineté, la Révolution et la républiquejacobine, l'État-providence, nous place constammentdu côté de Platon contre Aristote, du côté de l'éco-nomie planifiée contre l'économie libérale, du côté del'unité face à la diversité, et, envers les gouvernés, ducoté de la défiance contre la confiance. Nous poursui-vons un modèle dans la cohérence. Au tournant dusiècle, ce n'est pas seulement la république qui se trouveen question. Nous assistons, dans l'ensemble de l'èreoccidentale, à une crise sans précédent du modèle issude Platon, dans lequel s'inscrit résolument la Répu-blique française. La France subit de plein fouet et avecune acuité intense la déstabilisation de ce modèle dontelle reste l'un des défenseurs les plus brillants. Aujour-d'hui, à l'inverse exactement de ce qui se passait il y adeux siècles, la France unitaire apparaît comme le paysdu passé, face aux fédéralismes voisins qui pourraientbien représenter le pays de l'avenir. La modernité tar-dive nous lâche, tels que nous sommes, au bord duchemin. .

La crise qui nous occupe aujourd'hui relève, à monsens, d'un face-à-face entre la république et la démo-cratie : la France s'est donné depuis longtemps desstructures démocratiques, mais elle n'a jamais adoptévéritablement l'esprit démocratique. Qu'est-ce quel'identité française, et pourquoi notre situation est-elleparticulièrement redoutable ? De quelle manière s'op-

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posent l'unité républicaine et la diversité démocratique,la défiance républicaine et la confiance démocratique ?A quelle constellation de la pensée politique appartientla république moderne, et cette inscription peut-ellepermettre de mieux comprendre sa déstabilisation ?Cette déstabilisation correspond-elle à une marche dutemps - autrement dit, faut-il voir là une évolutioninéluctable' ?

1. Une partie de cette introduction a été publiée dans Le Figaro du20 février 2001.

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CHAPITRE 1

L'identité française

La France a le sentiment de porter l'universelhumain sur ses épaules. En ce sens, elle hérite de l'an-cienne Athènes, que Périclès désignait comme « l'édu-catrice de la Grèce ». La Déclaration des Droits a étérédigée en France pour le monde. Le pays se regardecomme un modèle, et c'est là précisément son identitésa particularité serait d'exprimer l'universel. La Francene dit pas : nous avons été un modèle à tel moment,parce que nous avons su incarner excellemment unmode d'être politique et social qui était souhaitable etnécessaire pour l'époque. Elle a tendance à croire que,par nature, elle incarne la norme.

Les droits de l'homme sont un idéal, que chaqueépoque et chaque peuple peut tenter de concrétiserselon ses coutumes età travers les circonstances. Maisla France a érigé en universel bien davantage que l'idéalnormatif : son expression même. Elle a, confondu en unmême archétype l'idéal des Droits et la république uni-taire qui leur sert ici de figure. Elle ne parvient donc pasà imaginer que les Droits sauraient se réaliser avec jus-tesse en d'autres institutions que les - siennes. VictorHugo résumait bien cette assimilation de deux objetshétérogènes, l'idéal et son expression : «La république

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est pour le peuple une sorte de droit naturel comme laliberté pour l'homme. »

Ainsi la France vit-elle sur une illusion, qui n'ap-paraît qu'à la longue, et se manifeste aujourd'hui. Lacertitude selon laquelle la philosophie des droits del'homme s'incarne en justice et en vérité dans la répu-blique a pu fonctionner tant que l'État unitaire repré-sentait un type d'organisation valable ou nécessairepour l'époque. Mais quand ce type perd sa pertinence,l'identification de la philosophie des droits et de notrerépublique se heurte alors à l'illusion qui la fondait àson insu : en réalité, rien de concret - aucun système,aucune institution - ne peut jamais prétendre à l'uni-versalité comme tel, ni à l'immortalité. Les droits del'homme comme norme idéale sont universels etimmortels, mais pas le système français qui a visé leurconcrétisation imparfaite en un moment de l'Histoire.

On pourrait tenter de résumer ainsi le problème dela France : elle a idolâtré des formes périssables, et neveut pas en accepter l'évidence.

Cette déception particulière advient spécialement àla France. Les autres pays occidentaux adaptent assezrapidement leurs institutions aux nouvelles exigences del'époque, pendant que la France regarde cette adapta-tion comme une trahison - ce qui est normal, puis-qu'elle a sacralisé les institutions elles-mêmes. Pourquoine peut-elle pas prendre distance par rapport à ses insti-tutions - prendre distance est le contraire de la sacrali-sation ? Parce qu'elle est le seul pays à n'avoir pas enra-ciné la norme idéale dans la transcendance, mais dansses expressions concrètes. La séparation de la politiqueet de la religion, condition essentielle de la liberté poli-tique, a été comprise ici comme une éradication de la

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religion, si bien que les principes ont été privés de leursracines transcendantes : dès lors, ils ont dû s'ancrerdans leurs expressions - autrement dit, dans le sablemouvant de l'Histoire. Ainsi, l'idéal normatif des droitsde l'homme, qui par défaut de profondeur a érigé entranscendance ses figures historiques temporaires, secroit perdu dès qu'il les sent s'échapper.

La terrible difficulté qu'il y a à devoir abandonnerdes formes sociales et institutionnelles sacralisées etliées à l'identité même suscite une révolte sourde, qui nese traduit pas par une révolution violente - on ne sortpas les chassepots contre la nécessité, qui n'a ni visageni police - mais par une rancoeur muette et désespérée.Tous les caractères propres s'exacerbent et se raidissent,et les qualités mêmes se caricaturent. Une idée vague etamère de l'injustice du destin "enjoint de déplorer lacruauté des faits, le cynisme d'acteurs extérieurs donton n'a pu écarter les maléfices, de chercher desboucs-émissaires, qui ne se laissent pas facilement défi-nir - l'Amérique ? les capitaux interlopes et vagabonds ?la mondialisation ? - et demeurent beaucoup trop abs-traits pour prendre figure de coupables. En définitive,c'est le moral de la nation qui dérive, comme si elle avaitperdu le sens de son existence immortelle.

Stéréotype nourri, comme tous les autres, d'unevérité secrète quoique à manipuler avec précaution, lavanité française se déploie et se raidit quand le statut demodèle se trouve, comme tel, mis en cause. Un modèlejuge normal d'être regardé, mais n'a pas besoin de regar-der les autres en se demandant si, par hasard, ilsn'auraient pas fait quelques trouvailles intéressantes etinédites pour lui. Il se considère par nature comme unpédagogue, et voit les autres comme des élèves. Le Fran-

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çais, écrivait Kèyserling, (,est incapable de comprendrequ'on veuille être différent de lui : si quelqu'un ne peutpas être comme lui, il voit là une situation-provisoire et ilest tout prêt à l'aider à en sortir avec un désintéressementet une générosité. tout à fait sincères »'.

Parce qu'ils postulent que leur système de santé etde retraite, leur politique de l'école et de l'immigrationsont les meilleurs du monde, et représentent un paran-gon que les autres devraient imiter, les Français sontincapables de se comparer - un modèle se com-pare-t-il ? Parce qu'ils considèrent leurs institutionscomme les expressions les plus proches de l'idéal et,finalement, comme la seule vraie figure de l'idéal con-crétisé, la certitude de se trouver si proches du cielleur fait paraître toute autre expression institutionnellecomme un moindre bien objectif. Ainsi leur sentiment,quand ils regardent les systèmes et organisations diffé-rents, oscille-t-il entre la compassion et la condamna-tion. Pauvres Anglais qui doivent payer pour s'instruire.Sales Américains qui votent encore pour la peine demort.

Ainsi, si d'autres prétendent opérer des comparaisonsqui nous sont défavorables, nous avons tendance à inter-préter cela comme une malveillance. Et quand la situa-tion historique nous contraint d'adopter des systèmes oudes organisations concrétisées ailleurs depuis longtemps,pour des raisons d'efficacité et de mieux-être, nous res-sentons cette influence comme une honte. Un compor-tement mimétique nous transforme en élèves, et nousravale à un rang inférieur : le modèle ne saurait pardéfinition se transformer ni s'adapter ; c'est à lui, au

1. Analyse spectrale de l'Europe, Bartillat, 1990, p. 51.

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contraire, que les autres doivent s'adapter. Nous cher-chons alors de nombreuses raisons d'affirmer quel'efficacité n'a pas de sens en soi et de l'identifier aucynisme, ou de prétendre que le mieux-être proclamén'en est pas un. Autrement dit, nous nous persuadonsque l'on nous impose un faux modèle, car il est impos-sible que nous ne soyons pas détenteurs du vrai. Lechangement pour nous n'est légitime que s'il tend àdévelopper encore notre vision des choses : en l'occur-rence, acquérir davantage d'égalité et de sécurité. Maisun changement qui mettrait en avant d'autres valeurs- l'autonomie ou la solidarité concrète, par exemple - audétriment de l'égalité, représente forcément une régres-sion morale. Et comme nous ne parvenons pas à en per-suader les autres, nous nous forgeons une image de justeincompris : le libéralisme qu'on nous impose traduit uneidée erronée du bien-être, car il camoufle la pauvreté etl'insécurité que, seuls nous prenons en compte ; seulsnous sommes socialement moraux, mais, isolés au milieude peuples immoraux, nous sommes contraints non seu-lement d'adopter des systèmes immoraux, mais de lesglorifier pour leur efficacité, et pour la fascination délé-tère qu'ils exercent sur nos propres concitoyens. Le dis-cours qui accompagne les dénationalisations s'abreuve àcette idée du juste incompris.: la conviction de la belleâme contrainte par des voyous de leur ressemblèr poursurvivre. La France finit par se trouver dans une situa-tion analogue à celle des pays non occidentaux, qui sevoient obligés d'imiter dans un sentiment ambivalent defascination et d'aigreur.

Le sentiment d'être modèle entretient naturellementl'intolérance : car on n'a pas de raison de tolérer ce quiest objectivement pire. Ce sentiment est., contraire à

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l'esprit démocratique, lequel récuse tout modèle pos-tulé. Affirmer que les institutions sociopolitiques diver-ses des pays occidentaux tâtonnent en cherchant dansl'incertitude à concrétiser les droits de l'homme, sansque l'une ait objectivement, dans cette quête, essentiel-lement raison contre l'autre, c'est une ânerie pournombre de Français. Affirmer que les systèmes du fédé-ralisme suisse, des fondations ou des universités payan-tes anglo-saxonnes, du multiculturalisme américain,tentent de concrétiser les droits de l'homme de maniè-res diverses, en privilégiant des valeurs qui ne nousparaissent pas cardinales, cela sonne pour nous commeune injure. Or c'est bien là le fondement de l'espritdémocratique : la philosophie des droits est un idéal,dont la réalisation demeure toujours en débat. Je ne voispas qu'un débat se soit ouvert en France pour comparerles avantages de notre Éducation nationale avec l'orga-nisation éducative de l'Allemagne ou de l'Angleterrenotre système est le seul valable, et tout est dit.

La difficulté que nous avons à changer ou à nousréformer - difficulté bien connue par les observateurs. detous bords - ne signifie pas que la France soit conserva-trice, au sens trivial où, par nature, elle détesterait lechangement. On n'observe pas ici l'état d'esprit conser-vateur de celui qui ne parvient pas à adopter d'autreshabitudes que celles immémoriales dont les ancêtres ontvécu. La France s'adapte rapidement quand il s'agit denouvelles mleurs. Elle n'est conservatrice que dans cer-tains domaines précis : lorsqu'il s'agit de préserver unecertaine vision qu'elle se fait de l'égalité et de la sécuritéd'existence. Autrement dit, il s'agit moins ici d'un traitde caractère (le coté conservateur) que d'une valeurmaîtresse à laquelle le pays s'identifie au point de ne pas

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en admettre la moindre remise en cause. I1 s'agit d'unesacralisation de certaines valeurs bien précises, et nonpas-de la tradition elle-même.

Au fil des transformations cruelles que nous impo-sent les circonstances historiques et la comparaison avecles autres,-on voit l'idée de modèle, désormais absurde,se muer en une idée de l'insolite, de la pure singularité.Bien entendu, tel système marche mieux ailleurs, maisc'est ailleurs, et nous sommes radicalement différents'de tous les autres. Autrement dit, l'exceptionnalité aglissé du modèle au pays lui-même : notre système n'apeut-être rien de remarquable, mais nous sommesremarquables, incomparables. Or, tout peuple n'est-ilpas incomparable,.et remarquable à sa manière ? Aunom de quoi la France aurait-elle le privilège d'incarnerl'universel à tous les moments de l'Histoire ? Dansl'épreuve, la vanité du'système est devenue vanité de .

soi. Et celui qui décrit ce malaise se voit aussitôt repro-cher de détester la France. Car ce serait mal l'aimer quede lui dénier précisément sa supériorité de nature et sonstatut de modèle naturel.

Le sentiment de ta supériorité a été nourri par les siè-cles d'aînesse. Fille aînée de l'Église et de la Révolution,la France ressent cette satisfaction de l'aîné auquel onne peut jamais enlever une primauté historique devenueontologique : nul ne peut redistribuer le temps, un droitd'aînesse ne se vend pas. Cet état d'esprit sous-entendun sentiment d'immortalité en même temps qu'ilengendre l'immobilité. La France ne parvient pas àcraindre des échecs graves, qui lui feraient perdre sonrang. Elle se pense trop vieille pour mourir. Il est asseznaturel que cet enfant heureux de l'Europe ait davan-tage de mal à se remettre en cause que d'autres, qui

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craignent sans cesse pour leur existence. Contrairementà d'autres pays plus faibles ou plus petits, elle est pré-servée de l'inquiétude de ne pas survivre à l'Histoire.Contrairement aux « petites nations » qui sont toujoursmenacées de mourir, et le savent', la France a toujours ten-dance à penser : nul n'est moins précaire que nous. Lacertitude de supériorité est liée au sentiment de l'indes-tructible, de la permanence inébranlable.

La France est,une république démocratique. Chezelle cependant le terme «république» est un conceptsurdéterminé, qui -sous-entend le jacobinisme et unevision de l'égalité liée à celle du socialisme. Cette tra-duction particulière de l'institution républicaine, qui n'ajamais admis son corollaire démocratique que du boutdes lèvres ou en l'adaptant à ses exigences, vient, autournant du siècle, se heurter à la situation historique.Ce qui est en cause dans le malaise français, c'est labonne intelligence du couple démocratie/république.

1. Milan Kundera, « Un Occident kidnappé, ou la tragédie del'Europe centrale «, revue Le Débat, 1983.

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CHAPITRE 2

La république, mythe-récitet mythe fiction

La république est un idéal moral avant d'être- uneinstitution : notre tradition la considère comme « lamorale de la politique »'. Ou encore, la républiquereprésente la politique la plus conforme à sa vocation,au sens où la politique -consiste en une pratique qui visele bien commun. La république est; selon notre tradi-tion, cette forme politique qui poursuit vraiment le biencommun, au lieu de viser les avantages d'un seul oud'un groupe,. ou encore, au lieu de viser les avantagesparticuliers additionnés de la masse - comme il -peutadvenir en démocratie.

Idéal moral, jamais pleinement réalisé, la républiqueengendre et entretient un mythe. Il ne faut pas entendreici ce dernier mot au' sens péjoratif que notre temps luiassigne. Le mythe est d'abord un récit sacré, exemplaireet -signifiant. Il deviendra ensuite « mystification ».Mythe-récit et mythe-fiction ne sont pas seulement lesdeux faces successives - positive et négative - de lavision du mythe. Ils peuvent former généalogie. Dans le

1. B. Bourgeois, La raison moderne et le droit politique, Vrin, 2000,p. 198.

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contexte français, en tout cas, la république endosse cesdeux aspects au cours du-temps.

Il existe un mythe républicain comme il n'existepas un mythe démocratique. La République romainedemeura, pendant les cinq siècles de son existence,portée par son rêve. Pendant le siècle du déclin, quis'achève en 27 avant J.-C., les appels inquiets au main-tien de la forme républicaine montrent bien à quel pointl'institution s'est approprié toute la valeur politique. Lespremiers princes ne parviennent à instituer le principatque sur la promesse, fallacieuse, de conserver la répu-blique : la réalité s'efface derrière le discours, le mythedevient mystification. En revanche, la démocratiedemeure un régime politique ordinaire, balayé,et ramenépar l'histoire. Les Grecs du siècle d'or la portent auxnues jusqu'à la chanter dans leurs hymnes, mais leurscritiques à son encontre sont .précoces et amères. Etquand elle s'effondre à Chéronée en 338 avant J.-C., ellene laisse derrière elle que le souvenir d'un désordre. Pen-dant les deux longs millénaires qui séparent la find'Athènes du début de la démocratie moderne, la démo-cratie évoque dans tous les textes le chaos et la déma-gogie. Tandis que les Romains dessinent en leur temps larépublique en parangon, idéal à poursuivre sans rival nicomparaison, les Grecs de l'âge classique déjà inscriventla démocratie dans la longue succession de l'érosion dutemps : lai démocratie dégénère en ochlocratie, gouver-nement de la foule,, et prépare l'éclosion monstrueuse'dutyran. Tandis,que la -constitution moderne de la répu-blique comme régime, en France, ouvre une période desacralisation politique, le retour de la démocratie à l'Est,après un demi-siècle de totalitarisme, s'inscrit aussitôtdans le doute et la critique. -

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C'est que la république est un idéal politico-moral,tandis que la démocratie est un régime politique. Lapremière poursuit exclusivement certaines valeurs pré-cises enracinées dans l'anthropologie - l'homme, êtresocial, aspire à une société liée et solidaire. La secondeveut respecter les réalités d'une anthropologie ouverte- les hommes sont,divers et chacun cherche à assumerpar lui-même sa singularité.

La France révolutionnaire se saisit directement del'idéal pour en faire un régime. La république, dès lors,signifie à la fois l'idéal d'unité sociale, qui peut trouversa réalisation dans divers régimes politiques, et une ins-titution caractéristique, opposée à la monarchie. Cettefusion, ou cette confusion, d'un idéal et d'une institu-tion traduit l'enracinement de l'idéalisme - ou del'irréalisme - français. Ce pays installe la morale au pou-voir, à travers la puissance du mythe.

Le mythe-récit est fine histoire exemplaire utiliséecomme modèle : cette histoire- à la fois légitime lebien-fondé ; de la structure à créer, et convainc qu'elleest réalisable, puisqu'elle a existé dans le passé. Àl'époque- de la Révolution, la République romaine joue,comme on sait, un rôle de modèle. C'est là une « his-toire vraie » qui; rapidement nimbée de perfection(l'idée de vertu républicaine), devient exemplaire etse sacralise comme modèle-parangon. Pour Furet etOzouf', l'idée républicaine est un « phantasme cultu-rel » : «À certains égards, elle relève. du culte desAnciens, et elle semble n'avoir été viable que dans cestemps où les hommes étaient des géants ou des demi-dieux. ». Le mythe comme récit fondateur est une his-

1. Le siècle de l'avènement républicain, Gallimard, 1993, p. 46.

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toire qui confère du sens, rappelle des origines et doncdessine un destin.

L'ambiguïté _de la république est celle qui frappetoute morale : elle est évidemment enviable commeimage d'un bien ; mais elle court le risque -de s'écarterde la réalité sociale qu'elle a pour but d'améliorer. Ellese trouve ainsi tenue de remplir deux exigences diffi-ciles. La première : il lui faut constamment maintenirun équilibre hasardeux entre le bien et le possible. Laseconde : il lui faut constamment soutenir l'effort envue du bien qu'elle veut réaliser. La République fran-çaise a commencé par l'échec de la première exigence,qui transforme le mythe-récit en mythe-utopie, et l'idéalen terreur. Elle a réussi ensuite, au XXe siècle, à réaliserun équilibre, toujours précaire mais bien réel, mainte-nant ainsi le mythe-récit dans son ordre, et poursuivantl'idéal dans la ferveur. Elle vit aujourd'hui l'échec de laseconde exigence, transformant par là le mythe-récit enmythe-fiction, et l'idéal en déception. Il n'est pas inutilede rappeler ces trois étapes pour mieux comprendre ladernière, contemporaine.

Tout d'abord, dans l'atmosphère originelle de larationalité révolutionnaire, le mythe est une histoiremodèle réalisable dans le temps de la grande Histoire,réalisable à la lettre,-et par conséquent les moyens poury parvenir ne comptent guère. C'est là que le mytherejoint l'utopie ou l'idéologie, et que son instrumentali-sation élabore le processus de terreur. La France est unpays propice à l'éclosion des utopies, en raison sansdoute de la place qu'y occupent respectivement lesintellectuels et le pouvoir politique. La monarchieabsolue, éloignant la pensée des cercles du pouvoir,maintient pour ainsi dire celle-ci dans l'utopie, car elle

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n'a jamais prise sur la réalité sociale ni politique'. Onpourrait en dire autant de la Russie, pays où se côtoientune autocratie « éclairée » et une classe d'intellectuelstoujours écartés des réalités politiques.

Le mythe républicain français est issu paradoxale-ment d'une pensée qui interdit le mythe. La rationalitérévolutionnaire éradique les mythes anciens, mais enmême temps,en produit et en abrite d'autres, car lapure rationalité ne saurait être elle-même qu'un,mythe-fiction, comme l'a 'montré Gilbert Durand : « Il estd'ailleurs temps de s'entendre sur la prétention de cer-tains qui à tout prix veulent "démystifier" l'homme.Nous pouvons à notre tour,nous demander sous quelrégime mythique se manifeste à leur volonté cettedémystification. »2 Or un mythe produit par la rationa-lité devient nécessairement idéologique, et engendre laterreur. Pendant le xixe siècle français, la Ire Républiqueva rester, identifiée: à la Terreur.

L'idéal républicain sert ensuite d'horizon et demodèle à la France de la fin du xixe ét du xxe siècle,dans l'atmosphère non plus de la terreur, mais de la fer-veur. Au cours d'une période de grâce. qui devientaujourd'hui notre âge d'or, la république parvient àéquilibrer l'idéal et le possible, autant qu'à soutenirl'effort nécessaire.à la concrétisation de ses idéaux.

Puis, à l'époque contemporaine et surtdernière décennie du xxe siècle, le modèle républicaindevient fiction et s'installe dans l'atmosphère de ladéception,. Les acquis républicains se disloquent,-tandis

1. Th. Zeldin, Histoire des passions françaises, R, Payot, 1994, p. 85à 127.

2. Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 1992, p. 495.

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que la nostalgie enveloppe le discours. Que s'est-ilpassé ?

Se voulant une morale - qui ne se contente pas de laréalité telle qu'elle se présente, comme par exemple cer-taines formes de libéralisme -, la république doit endos-ser toutes les caractéristiques de l'activité qu'elle reven-dique. La morale suppose que l'on se fixe des buts plusélevés que ceux de la seule nature, et que l'on consentepour les atteindre, par amour pour le Bien ou ce quel'on considère comme tel, des efforts susceptibles deremettre en cause la simple loi du désir. La moraleest une praxis, une action, qui possède deux carac-tères : elle est exigeante, mais d'une exigence librementconsentie.

C'est là le problème actuel de la République fran-çaise. La république suppose une vertu - non pas ausens religieux, mais au sens civique, dont Montesquieusoulignait déjà la nécessité. Car elle réclame quel'individu abandonne une partie de 'son intérêt privépour servir l'intérêt général'- alors que l'individu laissé àsa nature pense d'abord à son désir et à son confort pri-vés. Mais elle réclame de surcroît que cet abandon soitlibrement consenti par l'ensemble des citoyens. Ellesuppose donc une volonté commune, assortie d'uneaction menée par 'chacun,' formant finalement actioncollective par communauté des fins, en vue de l'intérêtgénéral.

Si, par exemple, la république refuse l'inégalité sco-laire par l'argent, si elle se donne un bel idéal morald'égalité éducative, il lui faut alors assumer par des actesl'idéal du partage éducatif, ce qui est évidemment plusdifficile que de laisser s'organiser l'école sous la loi dumarché, selon, une voie pour ainsi dire naturelle. Si la

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république se donne pour but l'intégration des étrangersface à la ghettoïsation qui a cours dans les paysanglo-saxons, il lui faut assumer cette intégration, nonpas seulement en la confiant à l'État par le moyen desprélèvements fiscaux, mais par l'implication personnelledes citoyens. L'effort vertueux, au sens civique, supposeévidemment l'acceptation d'une péréquation fiscale,mais suppose surtout une réflexion commune sur lesdifficultés toujours nouvelles qui surgissent quant à laréalisation de l'idéal moral, la lucidité face à ces difficul-tés,, des débats sur la divergence entre la réalité et lebien, et sur les effets pervers du <« bien» lui-même.Autrement dit, la vertu républicaine réclame un perma-nent souci de la réalisation du bien commun, un regardcitoyen constamment distancié de soi.-

Or l'époque présente, en même temps que la tradi-tion républicaine, nourrit son envers : l'exaltation desvaleurs individualistes. En entretenant ces deux contrai-res - l'idéal républicain et la primauté du désir indivi-duel -, elle engendre un processus de déréalisation- quimène par paliers au cynisme.

Il arrive un moment où les exigences morales de larépublique deviennent utopiques par rapport à nos res-sources en vertu. Les Français n'ont plus l'envie ni lecourage de déployer les efforts nécessaires à l'idéal élevéqu'ils se donnent. Ils se reposent sur les. institutionsqu'ils avaient constituées pour fournir un cadre àl'égalité et à l'unité désirées. Mais les institutions ne suf-fisent pas à elles seules. Il faudrait sans cesse vérifier laréelle capacité des institutions à garantir les valeursélues : l'éducation nationale non seulement ne, garantitplus l'Égalité devant l'instruction, mais produit des iné-galités. Devant ce constat d'essoufflement ou même de

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travail à contre-courant, il faudrait sauver la valeur audétriment de l'institution, en l'occurrence, par exemple,remettre en cause l'Éducation nationale pour inventerd'autres systèmes susceptibles de réinstituer une formenouvelle d'égalité des conditions. Mais cela supposeraitune remise en cause du confort individuel prôné par ail-leurs. Rien n'est donc fait pour changer, cependant quechacun sait bien ce qu'il faudrait faire : par, exemple,proposer aux lycées en difficulté les meilleurs ensei-gnants et non pas les jeunes stagiaires - ce qui supposesans doute une remise en cause des statuts.

Cependant, les citoyens qui ne trouvent plus -eneux-mêmes suffisamment de vertu républicaine pouragir continuent de parler la république. Il est moinspénible de parler que d'agir, et l'on peut ainsi se rassu-rer et se tromper soi-même. La morale républicainedevient alors un simple discours, lequel se sépare deplus en plus de la réalité. Ainsi l'école vit-elle dansl'hypocrisie, c'est-à-dire dans ' une morale à la foisbrandie et bafouée. Une pensée' politique rejoint le,mythe-fiction le jour où l'on ne peut plus dire la vérité(par exemple, sur la paresse de certains chômeurs, ousur l'absentéisme des enseignants). Le choix françaisd'une politique qui se veut en même temps l'incarnationde la morale développe un état d'esprit idéologique (enmême temps, sans doute, qu'elle le suppose au départ).Les Français sont tentés, davantage que tous les autrespeuples alentour, par l'attitude idéologique qui consisteà défendre les principes jusqu'à la dernière absurdité,dans l'indifférence vis-à-vis des dégâts qu'ils engen-drent. Alors que le travailliste Tony Blair, pour ne citerque lui, abandonne un à un les acquis du -socialismeen raison de leur inefficacité manifeste, la plupart des

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Français demeurent les yeux rivés sur les principesrépublicains, pendant-que le sol se dérobe sous leurspieds.

L'existence vécue dans l'hypocrisie engendre alorsune forme de cynisme : car lorsque l'idéal politico-moral s'achète au prix du mensonge, les valeurs com-munes apparaissent elles-mêmes traîtresses et chacunne pense -qu'à tirer son joker gagnant. Le but desacteurs devient moins. de promouvoir la valeur phareque d'établir leur propre assise dans le système et des'y tailler des privilèges - puisque l'égalité devant l'ins-truction a disparu, au moins que certains soient pluségaux que d'autres. Sous la- surface du discours moral,l'école. républicaine tend surtout à la réussite desenfants des enseignants, la retraite par capitalisation estréservée aux fonctionnaires, et chacun sait bien que lesagents des services publics ne font grève que pour sau-ver des lois privées (privata lex ou, en français, privi-lège) Ainsi la république passe-t-elle du mythe à lamystification, de l'acte à l'incantation, de -l'a réalitémorale à l'imposture.

Le maintien des valeurs républicaines aurait- de-mandé un ressourcement permanent de la ferveur, audétriment des intérêts personnels - ou, si l'on préfère,une continuité de la vertu républicaine.

- La république n'est pas, comme le socialisme qu'ondit « réel » au sommet de son' mensonge, une- mystifica-tion idéologique., Elle n'est pas impossible à réaliser.Mais elle'est une grande aeuvre, qui réclame des effortsimmenses et permanents. C'est le renoncement à cesefforts qui fait passer la république de l'oeuvre à la mys-tification. Comment peut-on croire qu'une idée géné-reuse pourrait se réaliser sans la générosité réelle ? Il ne

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suffit pas de parler de la morale pour qu'elle se fasse, nide crier un idéal pour être moral. Ainsi, pour intégrerles étrangers, il ne suffit pas de vilipender les ghettosaméricains et d'ostraciser par l'injure les xénophobesfrançais. Il n'y a pas en soi <« trop d'étrangers enFrance », mais les forces que nous consentons àdéployer pour leur intégration sont trop exsangues. Les« forces » ne s'entendent pas ici en termes de millionsdéversés par l'impôt de citoyens indifférents, mais entermes de souci, c'est-à-dire de réflexions lucides sur lasituation, de débats- entre gens de bonne foi, enfin,d'actions de solidarité concrète. Autrement dit, la ques-tion française provient d'abord de notre attitude incon-séquente. Voilà un peuple qui voudrait maintenir unhaut niveau d'idéalisme en se passant de générosité con-crète ; déresponsabiliser la vie personnelle en exigeantune vie sociale responsable ; se désolidariser du pro-chain en prônant la solidarité avec le lointain. Et qui,finalement, vante l'individualisme en pleurant la déser-tion de la république. Il n'y a rien de plus désastreuxque cette morale édictée et outragée, cet idéal politiquequi sermonne sans faire.

Si la république est bien une morale politique, sonproblème permanent est celui de la tension entre la réa-lité et l'idéal. La I' République a échoué parce qu'elles'est donné un idéal trop élevé par rapport aux capacitésde l'homme tout court. La Ve République échoue parcequ'elle se donne un idéal qui, quoique réalisable,devient irréalisable pour les capacités de l'homme indi-vidualiste de la modernité tardive.

Cette question de la possibilité concrète pourraitinciter à la critique de l'individu égoïste et nous amenerà déplorer nos moindres vertus civiques, au moins du

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point de vue d'un idéal républicain installé, pour ainsidire, dans les cieux. Mais l'envie nous a passé de vouloirinstaurer des systèmes politiques pour une humanité quin'existe pas. La république des Anciens, animée par lavertu de citoyens prêts à tout moment à courir aux, rem-parts, fait partie- d'un monde disparu dans. lequel lessociétés,étaient des communautés, avant l'apparition del'individu moderne. Dans les sociétés d'aujourd'hui, aumoins si nous voulons tenir compte de la réalité, il nousfaut mesurer l'intérêt général à l'aune de l'altruismedont les individus accepteront de faire preuve. C'estpourquoi la question de la,possibilité de réalisation del'idéal républicain relève de la question de la- coexistencede la république et de la démocratie. Un acte moral doitêtre volontaire et non contraint : ainsi la république,comme morale politique, doit-elle s'assigner des finsmorales acceptées par tous, et non pas imposées par descenseurs. Si la république demeurait véritablementancrée dans la démocratie, elle ne souffrirait pas cedivorce entre l'idéal et la vertu disponible pour leconcrétiser. .

La république ne se définit pas par la poursuite dubien commun, comme veut souvent le faire croire notretradition complaisante. Elle se définit par la poursuited'un bien commun reconnu et assumé ensemble,c'est-à-dire démocratiquement. Sinon, il n'y aurait pasde différence entre là république et le despotismeéclairé. L'empereur de Chine du ier siècle avant notreère, ou le despote éclairé des Lumières, ou-le monarquemaurassien poursuivent tous le bien commun. Quelleest la différence entre leur gouvernement et un gouver-nement républicain ? Ce sont eux,-en tant qu'empereursou despotes ou monarques, qui définissent le bien com-

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mun et l'imposent. Au lieu que, dans la république, ilfaut que chaque citoyen parvienne à dépasser volontai-rement son intérêt individuel pour viser la poursuite del'intérêt général. Et c'est "bien ce passage du particulierà l'universel qui définit le citoyen - sous le, despoteéclairé, il n'y a que des sujets contraints de se soumettreà un universel qu'ils n'ont pas désigné et dont, souvent,ils ne comprennent pas la signification. Dès lors, si dansune république il n'y a pas acceptation par chacun d'unbien commun dépassant les stratégies individuelles, ilfaut parler davantage d'une autocratie éclairée qued'une république.

Si l'universel de la république - l'intérêt généraldépassant les intérêts particuliers - doit absolumentêtre décidé ensemble et mis aux voix démocratiques,c'est justement parce qu'il est un universel moral, doncréclamant la liberté à deux titres. D'abord parce quetout acte moral est lié à l'adhésion volontaire, sauf àsusciter une forme d'inquisition. Ensuite parce quel'universel moral, par définition radicalement différentd'un universel scientifique (ou vérité d'évidence), nesaurait prétendre à une certitude objective et ,exigedonc d'être discuté et reconnu avant de s'imposer àune société.

Si la morale politique à concrétiser n'est pas définieensemble, la république devient un empire. Elle finit parériger en universel éthico-politique non pas l'intérêt par-ticulier de ses dirigeants (comme dans une autocratie ouune dictature ordinaires), mais la volonté morale parti-culière de ses dirigeants, ce qui en fait une autocratieéclairée.

C'est bien en ce sens que la République française estantidémocratique. Nous verrons d'abord comment elle

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l'est : elle n'a jamais cru que ses citoyens soient capablesde penser l'universel moral du bien commun (chap. 3).Puis, pourquoi elle l'est : ce qui lui importe, c'est moinsun bien commun choisi et concrétisé ensemble qu'unecertaine valeur désignée d'avance et qu'il ne s'agit doncpas de soumettre au débat : l'égalité (chap. 4).

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CHAPITRE 3

Confiance -ou défiance

Il arrive dans certains pays que l'élite et le peuplene parlent pas la même langue. Car l'élite reconnaîtcomme seule langue respectable celle d'un pays voisinou admiré, pendant que le peuple ne parle que la languevernaculaire. On peut imaginer le sentiment de ruptureet d'éloignement lorsque les enfants de l'élite appren-nent une langue étrangère comme langue maternelle,marquant ainsi leur supériorité par leur appartenance àun monde culturel extérieur auquel leurs concitoyensn'ont point part. Une démocratie moderne ne peuts'instaurer dans ce contexte. Et s'il y a république, elles'entend au sens de la république nobiliaire, bienconnue historiquement au centre de l'Europe.

La république nobiliaire nous intéresse ici commearchétype. Il s'agit d'une société de type aristocratiquegouvernée par une noblesse nombreuse -- jusqu'à 15 %de la population. La noblesse gouverne en principeau nom dé la chose commune. Mais l'Histoire nousapprend qu'un homme seul ou un groupe d'hommesqui s'institue promoteur, énonciateur et gardien exclusifde la chose commune tombe rapidement dans la tentationde définir son propre intérêt comme chose commune. Larépublique nobiliaire de Pologne ou de Venise est une

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oligarchie, comme l'était d'ailleurs la Républiqueromaine à ses débuts, avant qu'elle ne devînt, en élargis-sant son assise sociale, ce qu'on a pu appeler une« semi-démocratie ». Cette oligarchie se veut éclairée,c'est-à-dire porteuse de l'idée du bien commun, au nomdu peuple entier, et cette mission peut d'ailleurs passerd'un groupe à l'autre au cours de l'Histoire, comme ilarriva en Pologne lorsque, au xixe siècle, l' « intelligent-sia » cherchait à prendre le relais de la noblesse :« Puisque l'intelligentsia devait penser pour toutela société, elle devait tout naturellement se hisserau-dessus des intérêts particuliers et des sympathiespartisanes... le destin de l'intelligentsia était le sacerdocede l'idée. »'

La République française s'approche de l'archétype dela république nobiliaire, même si le modèle se concrétisesous des formes modernes et nouvelles. Elle s'enracineau départ dans deux certitudes liées, dont il est difficilede savoir laquelle soutient l'autre, puisqu'elles s'entre-tiennent et se légitiment réciproquement :

- il existe un bien social objectif et universel qui, dansson objectivité, et parce qu'il s'apparente à une vérité« naturelle », voire scientifique, ne souffre pas dis-cussion ;

- ce bien social et politique, étant à la fois objectif etuniversel, ne saurait être discerné par l'homme ordi-naire, empêtré dans son intérêt particulier. Il doitdonc être porté par une élite vouée à l'imposer à lamasse des citoyens ignorants.

1. J. Jedlicki, <s Autocréation de l'intelligentsia », dans Chantal Delsolet Michel Maslowski (dir.), Mythes et symboles politiques en Europe centrale,PUF, 2002.

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La démocratie politique et le libéralisme économiquereposent sur la confiance : l'homme est capable ici dedécider de ses propres actes, là de prendre des décisionspour l'avenir commun. Cette présomption de capaciténe sous-entend pas la toute-puissance ni l'indépendancede l'individu, mais la confiance dans sa possible respon-sabilité, dans son éducation à la prévoyance et au discer-nement du bien commun au-delà de ses intérêts particu-liers. Il s'agit moins de poser la capacité comme un fait-(ce que l'on reproche aux libéraux quand on veut leurfaire un mauvais procès) que de la pressentir à la. foiscomme une fonction possible si elle est éduquée et res-pectée, et comme un meilleur-être -,un homme capabled'autonomie, de prévoyance et de responsabilité est plusgrand qu'un homme assisté et tenu pour un mineur.

La République française croit si peu en cette capa-cité qu'elle la ridiculise en la regardant couramment àtravers le prisme de ses perversions ou de ses extrêmes.Elle repose d'abord sur l'esprit de défiance, doutanta priori de l'aptitude du citoyen à se soucier de la chosecommune, le suspectant a priori de n'être capable deservir que ses intérêts particuliers, même sous le dégui-sement de l'intérêt général. C'est dire son dédain desacteurs individuels ou groupés, naturellement empêtrésdans les basses affaires, et constituant peut-être mêmeun danger pour l'intérêt général, puisque la grandeambition de l'État républicain serait qu'il « prétende,face à la société civile, au rôle de contre:-pouvoir »'. Ilfaudrait une somme pour répertorier le discours de laméfiance et de la suspicion face à l'esprit populaire,le mépris de la société civile, ne serait-ce que dans les

1. Régis Debray, Que vive la République!, Odile Jacob, 1989, p. 18.

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textes contemporains. Chez Régis Debray, la sociétécivile est identifiée « au 'spectacle et à l'argent »'. «Laprétendue société civile », écrit Claude Nicolet2, ouencore « les revendications innombrables de son public- celui de l'école - qui ne peut que refléter innocem-ment les égoïsmes, pervers ou non, de la société civiletout entière »3 ; les collectivités « ne seront jamaisque partielles, sinon partiales »4 ; la société rappellel'existence du « vieil homme tribal »5, etc.

Ainsi une élite microscopique est-elle pour ainsi direinstruite à l'intérêt général, et dès lors considéréecomme spécialiste du soin de la chose commune.Instruite : car l'intérêt général est une science, issue dela compétence et non du discernement, et nous noustrouvons bien dans le modèle politique de Platon. Avecsa finesse habituelle, Theodore- Zeldin a décrit l'émer-gence de la classe de ceux-qui-savent dans la Répu-blique française, par exemple à partir des discours queservait Nlichelet aux futurs professeurs : « Eux seulspouvaient instaurer le règne de la fraternité, l'unionmorale de la nation, en portant au peuple les idées desintellectuels. Leur personnalité n'avait pas encore étélimitée et rétrécie par les responsabilités et les perspec-tives d'une profession spécialisée, ils pouvaient doncs'intéresser aux hommes pour eux-mêmes... »6 Voici enordre de marche le mythe de l'élite désintéressée, exclu-sivement habitée par l'intérêt général, en osmose avec le

1. Ibid., p. 40.2. Histoire, Nation, République, Odile Jacob, 2000, p. 102.3. La République en France, Le Seuil, 1992, p. 69.4. Ibid., p. 88-89.5. Ibid., p. 132.6. Histoire des passions françaises, II, Payot, 1994, p. 146-147.

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peuple ignorant auquel elle sert de conscience. 'La rela-tion avec le socialisme réel ne peut être écartée.Aujourd'hui, l'intellectuel du Parti a été remplacé parune classe médiatisée qui dit le Bien. Alain Touraine araison de dire que <« l'idée républicaine porte en elle celled'avant-garde, qui fut associée, par les léninistes à l'idéerévolutionnaire»'. On sait ce que devient historique-ment cette soi-disant osmose entre ceux-qui-savent etceux qui sont censés ne pas savoir.

La République française, qui veut l'égalité des droitset le partage du bien-être matériel, est par principe iné-galitaire en ce qui concerne la définition de l'intérêtgénéral. Car, contrairement à la démocratie, elle sous-tend une vision du monde dont elle ne veut pasdébattre. Elle avance la supériorité monopolistique desa Vérité sous les vêtements de la technique et de lascience. L'élite éclairée de la république prétend toutsimplement « savoir «, comme si la définition de l'intérêtgénéral relevait du savoir, et non des valeurs, dont per-sonne n'a la propriété.

Cette pensée de la défiance apparaît clairement, nonseulement dans nos institutions et coutumes, mais par-tout où la France a laissé son empreinte, par exempledans les institutions bruxelloises. Dans les textes euro-péens, le retournement du principe de subsidiarité pouren faire un principe jacobin (paradoxe de haute voltige),est clairement visible dans le traité de Maastricht, etl'autorité de Bruxelles est censée savoir mieux que lesÉtats comment ceux-ci doivent se comporter.

.Comme si la chose commune - respublica - pouvaitdemeurer commune sous ce monopole ! Croire que l'on

1. Qu'est-ce que la démocratie ?, Fayard, 1994, p. 120.

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peut instruire à l'intérêt général, que l'on peut se spécia-liser dans l'intérêt général, que l'on peut devenir doc-teur en intérêt général, c'est passer directement dans laplanète du despotisme éclairé.

Parce qu'elle se défie des autorités petites - les« petits chefs » si détestés -, la République françaisedésarrime les élites des provinces. On se souvient dequelle manière Aristote décrivait l'existence d'une vasteclasse moyenne comme garantie d'une réelle commu-nauté sociale, car sinon « on obtient un État de maîtreset d'esclaves mais non d'hommes libres, les uns pleinsde mépris et les autres d'envie : or rien n'est pluséloigné de l'amitié, ainsi que d'une communauté poli-tique »'. Dans son souci d'égalité, la république suscitele développement d'une classe moyenne économique deplus en plus nombreuse. Mais, en même temps, laclasse moyenne culturelle et politique s'amenuise, etl'écart se creuse de plus en plus entre l'élite des déci-deurs du bien commun, de plus en'plus cosmopolites, etle reste de la population. On dirait que le souci égalitairede la république ne porte que sur l'argent, et c'est biencela en effet. L'élite partage l'argent, par l'impôt, maissans vivre avec les autres, sans partager la culture etl'existence.

La république jacobine déteste le petit chef parceque, outre son incapacité à penser l'intérêt général, ilplastronne sottement et exhibe sa supériorité ; l'élitecosmopolite ne plastronne devant personne, puisqu'onlui a retiré ses obligés, et d'ailleurs elle n'a aucune envied'en avoir, mais ne méprise-t-elle pas bien davantageceux qu'elle ne gouverne plus directement ? Elle les

1. Politique, IV, 11, 1295 b 20.

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ignore, elle n'a rien de commun avec eux, elle ne formepas avec eux un peuple. Car il n'y a pas de lien s'oçialsans relations hiérarchiques ; il n'y a pas d'existencecommune sans visibilité des différences ; il .n'y a pas' departage de la culture sans admiration et mimétismeconcrets.

L'élite désarrimée du pays peut s'arrimer au mondeentier. Elle est délivrée de la pesanteur des « terroirs »,horrible mot qui raconte la moisissure du passé... Elledevient cosmopolite, universelle, polyglotte. Bientôt,comme dans l'ancienne Pologne ou dans l'ancienneRoumanie, cette élite méprise le langage du peuple.D'abord parce qu'elle utilise couramment l'anglais.Aussi parce qu'elle parle le langage universel des signesinformatiques. Mais, surtout, parce qu'elle possède laculture mondiale qui n'a plus guère d'affinités avec laculture des provinces. Le personnage du Beauf, in-vention typiquement française, traduit l'interminablemépris que l'élite,entretient envers ses provinces.

La grogne dés provinces, leurs réclamations d'auto-nomie, qui ressortissent à un processus général et visibledans le monde entier, en France se nourrit de cette rup-ture entre deux peuples. Que veulent les provinces,sinon garder leurs élites ? Elles sont fatiguées de voirpartir - de voir « monter » - leurs meilleurs esprits versla capitale, de fabriquer des élites qu'il faut sans cesselivrer au centre, comme dans les empires les provincesexsangues livrent leur blé ; et aussi, de constater de plus

yen plus l'autoreproduction de l'élite en des lieux où l'onVentre plus sans quatre quartiers de noblesse républi-cjine. Les provinces voudraient que leurs élites demeu-rent chez elles, mêlées au peuple. L'époque est révoluependant laquelle on préférait un seul chef anonyme et

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lointain à une multiplicité de petits chefs qu'on ren-contre dans la rue. Il arrivera un moment où, fatiguéesd'apercevoir là haut une noblesse de cour qui lesméprise et les rançonne, les provinces vont réclamerleurs hobereaux, dont on voit au moins le visage et quel'on peut injurier, car la langue est la même. Il est frap-pant, par ailleurs, de voir la réaction de l'opinionrégnante aux réclamations des provinces : il s'agit là de« replis identitaires », de frustrations et d'aigreurs, departicularisme de bas étage, auxquels ne sauraients'intéresser que les plus bas des populistes.

Il faut appeler les choses par leur nom : la Répu-blique française est un empire où l'on voit un centrerégner sur ses territoires. # La province «, cela signifie àParis quelque chose de bien précis et de déprécié,quelque chose de moindre et de dépendant, retardé, lapériphérie d'un centre qui s'apparente à un nombril.Une différence si marquée, si éclatante, montre bienque la Vérité se trouve au centre, lequel dicte les pen-sées parce qu'à la manière du despote éclairé il connaîtle Bien des provinces mieux qu'elles-mêmes - on neva tout de même pas laisser l'Université de Bordeauxdélivrer ses propres diplômes : comment en serait-ellecapable ? L'écart entre le' peuple provincial, si bour-geois, si talentueux, si riche soit-il, et l'élite cosmopoliteéclate au regard, et seule l'hypocrisie le camoufle. Cetécart entre deux mondes est incompatible avec l'idéemême de république. Il s'agit ici d'un empire, parce quel'inégalité s'y incarne dans la géographie. Il ne s'agit';pas, bien sûr, d'inégalité matérielle ; la république pari:tage les richesses et veille- à ce que les Hautes-Alpes remanquent de rien de substantiel. Mais la capitale gardepour elle-même le sel de la vie : la culture.. Et, daine

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certaine façon, l'égalité républicaine sert à conserver laprédominance écrasante de la capitale : jamais onn'admettra l'autonomie des universités ni la diversitédes diplômes, parce que le monopole de la collation desgrades garantit. l'égalité de .tous les Français devant lediplôme ; et, pourtant, c'est à Paris seulement, à derares exceptions près, que l'on réussit les grandsconcours. Le centre d'un empire utilise des argumentségalitaires pour légitimer sa suprématie.

La dissociation se fait ainsi de plus en plus marquéeentre l'élite cosmopolite et les provinces, dont on disaità Vienne au temps de Hofmannsthal que, là-bas, « laréalité souffle trop fort». Cette dissociation n'est pas lamême que celle qui séparait violemment les pauvres etles riches dans la république malade décrite par Cicéronau Ier siècle avant J.-C., ou qui creusait l'abîme entreles nantis-de-droits et les sans-droits dans la répu-blique malade décrite par le Polonais Modrzewskiau XVIIe siècle. Non, c'est d'une autre séparationqu'il s'agit, moderne, adaptée à l'évolution des temps,comme il se doit, mais tout autant destructrice de cettesubtile alchimie que nous nommons république. Il nesuffit pas de partager l'argent et les services, il ne suffitpas non plus de partager les droits, pour s'appeler répu-blique. Il faut encore partager le souci de la chose com-mune, et l'action politique qui n'est rien d'autre que cesouci. Dans notre république, l'État a confisqué la poli-tique. pour son propre compte, laissant `le citoyen ausoin de son jardin'privé : on peut se demander s'il s'agitencore, de ce fait, d'un citoyen.

A-t-on suffisamment mesuré la ressemblance fonda-mentale, à travers des réseaux d'influence anciens, entreles institutions de la France et celles de la Chine ?

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Peut-être sont-ce là les deux grands pays au monde nonseulement à demeurer si centralisés, mais à demeurerdans la conviction- mentale des bienfaits de la centralisa-tion, par la certitude ancienne de-la primauté d'un ordrenaturel ou rationnel qui s'impose par-delà tout débatsur le bien social. On sait comment les Jésuites implan-tés en - Chine avaient fourni la France de l'AncienRégime en informations et en commentaires admiratifs.C'est par les Jésuites que Voltaire .connut là Chine.Jacques Gernet' ou Etiemble2 ont montré de quellemanière la France du xviiie siècle a découvert en Chineun modèle pour sortir de la féodalité et, récusant l'élitede la naissance, former par concours une élite dumérite. Les grands concours aptes à désigner l'élite gou-vernante ont été institués par la Révolution en 1791,inspirés par le système du mandarinat chinois. L'écono-mie politique des Physiocrates doit beaucoup à l'admi-ration pour la Chine, laquelle ne date pas de l'époquerévolutionnaire, puisque déjà Vauban mettait en valeurdevant Louis XIV l'économie chinoise comme modèle.

Pourquoi là''' Chine devint-elle à cette époque unmodèle ? Parce que sa réussite culturelle, économiqueet politique provenait non pas de la domination d'unordre hétéronome/religieux, mais de l'obéissance à unordre ancré dans la nature. La certitude de cet ordre,issu des profondeurs, réclamait un despotisme, maisévidemment un despotisme juste, puisque fondé dans laVérité pure. Les mandarins y portaient un message denature pour ainsi dire ontologique, contre lequel lesintérêts et les humeurs privés ne pouvaient se heurter

1. Le monde chinois, Armand Colin, 1990, par exemple p. 456.2. L'Europe chinoise, II, Gallimard.

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qu'à leur désavantage. Incapables de penser contre lepouvoir, détenteur de la Vérité, les sujets y étaient aussiincapables d'agir correctement en vue de leur proprebonheur,, et -réclamaient que la prévoyance du princecompense leur imprévoyance : au xvirre siècle, « les viti-culteurs français demandent que l'on crée en France unorganisme qui, pour les assurer contre les aléas d'unerécolte ou trop bonne ou trop mauvaise, s'inspirerait duprincipe millénaire des Chinois »'. Le despotisme dit« oriental», autrement appelé « éclairé », n'a jamais agiautrement, depuis'l'Égypte ancienne jusqu'à la Perse etle tsarisme russe. Le prince est un père, conduisant sessujets, enfants trébuchants et ignares, vers un bonheurauquel ils aspirent sans en connaître la définition ni lesvoies d'accès.

Le système qui sélectionne les responsables du-ser-vice public n'a-t-il pas pour but, aujourd'hui plus quejamais, d'instruire les candidats au pouvoir, dans laconnaissance d'un ordre des choses aussi permanentqu'évident, donc impératif ? Le modèle français, les ver-tus du service public, le souci d'égalité, _l'unité républi-caine représentent le fonds doctrinal- auquel s'abreuventnos mandarins comme à- une loi de la nature. Le senti-ment d'avoir découvert là une loi-universelle nourrit lesentiment d'être soi-même un modèle pour 'le genrehumain. Réclamant que la politique chinoise s'appliqueen France puis à toutes les nations, Quesnay fut l'un desancêtres de nos gouvernants, si persuadés de la perti-nence du parangon français : ce n'est pas nous quidevrions aujourd'hui désétatiser l'Éducation nationale,ce sont au contraire les autres qui devraient nous imiter,

,1. Étiemble, op. cit., p. 322.

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car nous détenons par définition les clés de l'égalité,donc du bonheur.

Le despotisme chinois repose sur une anthropologiede la défiance : les textes affirment que le peuple est sot,mais, plus précisément, le peuple est jugé incapable depenser l'intérêt commun, car il ne voit jamais que sonintérêt personnel à court terme. Cette anthropologie dela défiance répond à un dogmatisme : il existe une seulevoie du bien commun. Le prince est seul à connaîtrecette voie. Comment la connaît-il ? Selon les Légisteschinois, chacun ne saisit la réalité que de son point devue, nécessairement partiel, tandis que le .prince est leseul à réunir tous les points de vue, c'est ainsi qu'il saisitla vérité. Selon Confucius, la réalité est produite par leprince, qui édicte le langage, puis les rites venus du lan-gage, la réalité sociale n'étant ensuite qu'une expressiondes rites.

C'est bien ce caractère d'évidence qui touche aucouur l'esprit français. Notre république est moniste, àl'instar de la politique chinoise'. Elle veut l'unité géo-graphique, linguistique, administrative, juridique. Cequ'elle déteste, c'est la multiplicité, la divergence et ledésordre, les chefferies multiples - bref, les inégalités.Un monisme politique ne peut se justifier que de deuxmanières : par la religion, ou par la science, toutes auto-rités qui ne se contestent pas-Que l'évidence vienne des

1. Léon Vandermeersch, La formation du légisme, Recherche sur laconstitution d'une philosophie politique caractéristique de la Chine ancienne,Paris, École française d'Extrême-Orient, 1965,,p. 173-174: <, Le despo-tisme est le fond commun de toute philosophie politique chinoise quellequ'elle soit... La raison en est simple : c'est qu'ils sont partout monistes,et ne peuvent mettre en cause l'unité qu'ils s'efforcent de retrouver auprincipe de toute chose. Il faut toujours revenir à l'un. s

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hauteurs ou des profondeurs, dans les deux cas elle estindiscutable. La République française se débarrasse dela monarchie, mais en reproduit l'essence. Le bien com-mun établi par l'institution, est la Vérité.

Le -despotisme légal des Physiocrates n'est pas unedomination arbitraire, mais le gouvernement de laVérité, à laquelle nul ne saurait se soustraire. Il fautalors postuler qu'il existe un ordre social inscrit d'ans lanature humaine, une évidence à la fois interne et univer-selle du bien commun. Au xvule siècle, nature et raisonremplacent la loi religieuse en empruntant son caractèrede vérité monopolistique, donc sa certitude sans appel,donc sa légitimité à s'imposer à des peuples quil'ignorent, ou qui l'ignorent encore. L'ordre social vrairelève alors d'une science : non d'une adhésion, etencore moins d'un débat. À ce point que Le Mercier dela Rivière identifie la politique et les mathématiques« Euclide est un véritable despote ; et les vérités géomé-triques qu'il nous a transmises sont des lois véritable-ment despotiques : leur despotisme légal et le despo-tisme personnel de ce Législateur n'en font qu'un, celuide la force irrésistible de l'évidence. »' Il n'y a pas detolérance en science. Il n'y en a pas non plus en poli-tique, de ce fait. L'argument s'inscrit dans la lignée dePlaton, qui trace une ligne continue entre l'économie(administration de la maison) et la politique (gouverne-ment de la cité). L'inscription dans un ordre naturelengendre un État dénué de toute humilité, aussi sûrde son bon droit qu'un mathématicien, donc justifiéd'avance de tous ses arbitraires, puisque par définition

1. L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Paris, Desaint, 1767,I, chap. XXIV, p. 311.

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maître du Bien. Le despote légal est celui-qui-sait lebien du peuple, en toute simplicité. Un démocrate den'importe quel obédience postule a contrario que ceBien ne saurait être découvert,: et que les bien commundépend de valeurs souvent paradoxales et toujours endébat. Ainsi, pour un démocrate,,aucun individu surcette terre ne saurait prétendre, sans une vanité para-noïaque, détenir la définition du Bien. Si cet hommeexistait, écrivait Aristote, nous le plébisciterions immé-diatement comme chef, et plus loin il suggère non sansironie qu'aux Indes, paraît-il; le chef est supérieur à sessujets, ce qui signifie : là-bas le chef est assez préten-tieux pour croire qu'il détient la' définition du Bien'...C'est cette prétention confondante qui fait le despotelégal des Physiocrates, le jacobin de la Révolution, letechnocrate républicain contemporain.

Én effet, le gouvernement technocratique s'inscrittout naturellement dans cette lignée. La science demeureau pouvoir. Le bien commun peut voir évoluer soncontenu. Mais reste l'essentiel : il est objectif et tel quel,toujours défini par le groupe qui a réussi à s'emparer dusceptre,, c'est-à-dire à s'identifier symboliquement à laVérité. La technocratie française, écrit Theodore Zeldin,« c'était le vieux despotisme éclairé de la monarchie,modernisé par la méritocratie, démocratisé par le suf-frage -de l'opinion publique et une conscience socialeélargie, mais tout de même bien ancré dans les vieillestraditions de centralisation et de bureaucratie »2.

Quand Tocqueville se penche sur l'évolution del'organisation municipale de l'ancienne France, il

1. La politique, VII, 14, 1332 b 20-25.2. Histoire des passions françaises, Recherches, 1979, t. 5, p. 461.

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observe une lente désagrégation de la confiance dans lacapacité des gouvernés : « Au xve siècle, l'assembléegénérale se composait souvent de tout le peuple ; cetusage, dit l'un des mémoires. de l'enquête, était d'accordavec le génie-populaire de nos anciens. C'est le peuple toutentier qui élisait alors ses officiers municipaux ;- c'est luiqu'on consultait quelquefois ; c'est à lui qu'on rendaitcompte. 'À la fin du xviie siècle, cela se rencontre encoreparfois. » Si « Louis XI avait restreint les libertés munici-pales parce que leur caractère démocratique lui faisaitpeur », Louis XVI les abolit régulièrement afin de lesrevendre chaque fois à ses bénéficiaires, et Tocquevilleajoute : « Je n'aperçois pas de trait plus honteux danstoute la physionomie de l'Ancien Régime. »' En mêmetemps, le gouvernement municipal dégénère en oli-garchie, nantie du mandat impératif.

Comment faire confiance au peuple si la Véritésociale objective existe quelque part ? Celle-ci ne setrouvera-t-elle pas davantage dans les cerveaux lesmieux faits ?.Pour les hommes des Lumières, le peupleest inculte, ignorant, fanatique2.: Il ne peut-reconnaîtrele-bien commun et connaît le sien propre' moins bienque ses élites. Le despotisme éclairé des Lumières feralentement place à l'idéal républicain. Mais la républiqueconservera, en dépit de l'évolution vers la démocratie, lamarque-despotique. Ce penchant typiquement français,stigmatisé au xixe siècle par Tocqueville ou par Quinet',représente la vision politique et sociale qui inspirenos siècles à travers les différents régimes et courants

1. L'Ancien Régime et la Révolution, livre II, chap. III.2. Furet et Ozouf, Le siècle de l'avènement républicain, Gallimard,

1993, p. 36-37.3. Ibid., p. 307. -

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- l'ancienne monarchie depuis les légistes, les Lumièreset la'Révolution, le bonapartisme, la république techno-cratique. Il faut au peuple un mentor, même si celui-ciendosse à chaque époque une nouvelle apparence. Cars'il existe une vérité sociale indubitable, elle ne surgirapas de la boue des arrière-cours.

Cette vision des choses marque les courants depensée les plus divers. Volonté du ciel ou ordre naturel,il s'agit bien toujours d'une, certitude établie. Celle-cipeut s'imposer de l'extérieur (la religion), ou de l'inté-rieur (la raison) selon l'un ou l'autre cas, mais elle s'im-pose toujours légitimement. Nul espoir de la contredire.C'est bien là que se tissent en même temps les conni-vences entre la République française et le courantcontre-révolutionnaire, auquel elle s'oppose de toutesses forces par son contenu, mais dont elle utilise lemême principe fondateur : l'inscription de la politiquedans un ordre naturel intangible et pour ainsi dire tissédans la fibre. Joseph de Maistre affirme qu'il décrit lamétaphysique de la politique, parce que les règles poli-tiques qu'il érige seraient tirées directement de la naturehumaine et de la providence de Dieu. La monarchie et'lasouveraineté sont des # dogmes » auxquels il appartientau prince et aux gouvernants d'afficher la figure, loin despassions et des opinions individuelles. La pensée répu-blicaine va remplacer la providence divine par l'ordrenaturel,- la hiérarchie par l'égalité, mais elle demeurenourrie par la certitude de valeurs politiques irréfutables.D'ailleurs, de Maistre ne reproche pas à la Révolutiond'imposer un ordre, mais d'imposer un ordre retourné.On retrouve le même processus de pensée chez CharlesMaurras, pour lequel seul le monarque a accès au biencommun, pendant que l'esprit populaire, représenté par

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les Parlements, ne traduit que l'éparpillement des inté-rêts égoïstes, et la vision de Salazar en hérite, qui opposela (i dictature de l'intelligence » aux« commérages démo-cratiques ». Chez les républicains comme chez lesconservateurs contre-révolutionnaires, on affirme auxgouvernés : « La Vérité vous rendra libres », à ceci. prèsque la «Vérité » change de contenu. La politique repré-sente donc une sorte de science ou de religion, l'une etl'autre structurées par des évidences que seuls les espritsforts peuvent déceler et décrire, et dont un gouverne-ment juste se doit d'imposer la réalisation. Face à cetteévidence, l'opinion des gouvernés ne revêt que peud'importance et demeure davantage propre à sécréter ledésordre. Les gouvernés sont incapables de découvrir leslois du bonheur social.

Tout monisme politique, inspiré par un seul principeconstitutif, désarme les citoyens de leur capacité à con-tribuer à l'élaboration du bien commun. La défiance etle monisme s'alimentent réciproquement. La démo-cratie moderne/pluraliste ne représente rien d'autrequ'une remise en cause radicale à la fois du monisme etde la défiance. À cet égard, et profondément, la Répu-blique française n'est pas encore démocratique, s'il estvrai, comme l'écrivait Metternich dans ses maximes,que « la centralisation sans despotisme est une vued'esprit gratuite ».

L'idée démocratique retourne comme un gant la cer-titude d'un ordre naturel prédonné, qu'il soit issu deDieu ou de la Nature, et s'oppose ainsi à la fois à lapensée républicaine française, à celle du despotismeéclairé, chinois ou non, à celle du conservatismecontre-révolutionnaire. Elle postule l'inexistence d'unquelconque ordre naturel que des élites pourraient

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discerner par leur lucidité particulière. Par là, elleassume d'avance, avec tous les dangers ,attenants, unepluralité de principes et de visions possibles du biencommun, elle ouvre la, porte à la liberté de penser lasociété et à.la pluralité des visions. Elle présuppose quel'amélioration des_ sociétés résulte d'un débat perma-nent entre des opinions dont aucune ne prévaut parnature ou par statut. Elle parie que le peuple est capablede nommer le bien commun ou, plus exactement, quecette capacité représente une aptitude humaine quis'atrophie si on la méprise, mais se déploie si onl'éduque et si on la respecte. L'incertitude de la défini-tion du bien étant posée a priori, le but de la politiqueserait de faire en sorte que les citoyens soient le plusaptes possible à en débattre et à en décider, même ' sic'est toujours dans la'perplexité, plutôt que de considé-rer une fois pour toutes les sujets comme des enfants,anesthésiant, ainsi leurs capacités.

Si, en démocratie, les voix se comptent et ne se pèsentpas, c'est que le balayeur est censé aussi capable quel'intellectuel d'avoir une opinion pertinente sur l'avenirdu pays. Car le caractère pertinent de l'opinion nedépend pas de la compétence en termes de connaissan-ces, mais du discernement entre des valeurs. Quand ils'agit de savoir s'il faut dénationaliser, admettre le clo-nage ou l'euthanasie, ou créer la retraite par capitalisa-tion, l'opinion du balayeur ne vaut pas moins que celle del'intellectuel., Cette certitude des capacités égales signifieque la démocratie repose sur les opinions ou sur les juge-ments particuliers. Non pas que l'opinion, si incertaine,si douteuse, soit une garantie quelconque de bonne déci-sion. Mais nous n'avons rien d'autre, sinon la décision

éclairée» d'un seul ou de quelques-uns. Voilà la certi-

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tude de la démocratie.: il n'y a pas de certitude quant à labonne décision, il faut donc additionner les opinions, etles comparer à travers un débat, afin de tenter au moinsde 's'approcher du bien commun. Les démocratesn'ignorent pas-que cette solution comporte des risques,mais ils décident de les courir : car si l'on part du prin-cipe inverse selon lequel quelques-uns savent mieux queles autres, et doivent donc les gouverner, alors d'autresrisques apparaissent, qui leur semblent pires.

La démocratie fait confiance à la liberté. L'écrivainIstvan Bibo disait, à propos du changement de systèmepolitique à l'Est « On ne profite pas des bienfaits de ladémocratie dans un climat de peur convulsive qui vousfait admettre que les progrès de la liberté compromet-tent la cause de la nation. Etre démocrate, c'est être délivréde la peur, ne pas-craindre ceux qui professent des opi-nions différentes, ceux qui parlent une langue différenteou appartiennent à une race différente, ne pas redouterla révolution, les conspirations, les ruses d'un ennemi,sa propagande, et d'une façon générale, tous les dangersimaginaires, engendrés par la peur. »'- C'est toujours la défiance' de la liberté qui repoussela démocratie. Car que va faire la liberté ? Ne va-t-ellepas -prendre -des décisions inacceptables? Autrementdit, pour être démocrate il faut aimer la liberté plus' quetout. Bibo craignait que les pays du Centre européenn'acceptent pas la démocratie parce qu'ils craignaientpour l'existence même de la communauté. Les républi-cains français soupçonnent aujourd'hui la démocratiede remettre en cause l'égalité sociale. Dés qu'une valeurunique est portée au pinacle et considérée comme si

1. Misère des petits États d'Europe de l'Est, Albin Michel, 1993, p. 160.

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essentielle que la liberté de penser ne vaut rien contreelle, on peut dire que la démocratie a perdu son sens. Laconfiance en la capacité humaine correspond, dans ladémocratie, avec la certitude qu'aucune conception du-monde n'est assurée de Vérité au point de pouvoir ou dedevoir s'imposer sans critique à une société.

. Une simple confiance dans les capacités humainesne suffit pourtant pas, et la république a évidemmentraison de souligner que le souci de l'intérêt général, quifait partie du souci éthique, n'est pas donné au ber-ceau, mais réclame une éducation. Si, une politiquevisant le bien commun est supérieure à celle des inté-rêts particuliers additionnés ou en lutte, il est clair quel'intérêt particulier doit s'élever pour vouloir l'intérêtgénéral.

Cependant, la République française entretient à lafois, et de façon liée, une vision mystique du citoyen etune vision idéologique de l'éducation à la citoyenneté.Elle a tendance à croire, ou croit communément, que lecitoyen est un homme nouveau, un homme doté d'uneseconde nature, par l'arrachement au particulier etl'accession à l'universel, deux termes dont elle radicalisela séparation. Par l'éducation républicaine, l'enfantdevrait être littéralement arraché à ses appartenances,au monde frelaté et provincial du particulier, et l'écoleferait de lui un citoyen e en s'abstenant rigoureusementd'enseigner autre chose que la production du vrai e'.L'école est censée purifier l'enfant du particulier pour lefaire accéder à l'universel... Comme si les humains quenous sommes pouvaient s'abstraire de la particularité,de l'inscription dans le concret. Toute éducation et ins-

1. C. Nicolet, La République en France, Le Seuil, 1992, p. 68.

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truction se donne au sein d'ùn monde culturel qui, s'iln'est pas fermé ni dogmatique, sert au moins d'atmo-sphère et d'exemple pour l'accession au savoir. Ensei-gner une manière de penser en dehors de tout contenuest simplement impossible. C'est d'ailleurs pourquoil'école républicaine, soi-disant vierge de toute influencepour préserver la parfaite liberté de penser du futurcitoyen, a été investie par des courants de pensée bienprécis. En voulant purifier l'individu de toute particula-rité, la république ne le rend pas libre de penser parlui-même : elle le rend républicain. En voulant ledésinscrire, elle l'inscrit dans une pensée officielle.

À cet égard, la pensée républicaine française de-meure habitée par l'idéal de la « liberté des Anciens ». Etc'est probablement ce qui nous laisse si étrangers. à laculture des pays démocratiques qui nous entourent.L'idée antique du citoyen s'inscrit dans l'atmosphèred'une société holiste : le citoyen antique est voué toutentier à la cité. L'idéal républicain français est une nos-talgie de holisme,. et c'est pourquoi les libertés mo-dernes, sont considérées ici comme des expressionsdésordonnées et néfastes d'appartenances ,particulières,indignes d'être représentées et de participer au pouvoir.Il y a là un refus sous-jacent du sujet libre issu del'héritage chrétien et de la modernité libérale, pour ten-ter de lui substituer un citoyen débarrassé de ses volon-tés personnelles dites sauvages, un citoyen entièrementidentifié à sa cité, tout entier.habité par l'idée d'un Bienconsidéré comme naturel et objectif.

C'est pourquoi l'éducation à la citoyenneté apparaîtcomme le message d'État délivré d'en haut pour, « civili-ser des individus qui n'ont aucune disposition naturelleà l'être, ce qui, d'un certain sens, sera une garantie de

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l'ordre contre la violence»'. Pourtant, le Pouvoir nepeut « civiliser » que dans une société communautairede type ancien qui ignore à la fois le rôle spécifique de lafamille et l'autonomie du sujet. Et toute tentative derestitution d'un monde ancien est utopique ; on ne res-suscite pas le passé. Dans une société moderne et plura-liste, composée de sujets qui par ailleurs ne souhaitentpas abandonner ce statut, l'éducation ne provient quede deux sources : la famille et l'atmosphère générale dela société, dont l'école fait partie. Par « atmosphèregénérale », on peut entendre : les moeurs, et à cet égardla famille ne peut faire toute l'éducation, à moins des'ériger en forteresse - solution de -tragédie. L'État peut,à travers l'école, accompagner la vertu civique, et aumoins ne pas la contrarier, ce qui est déjà un défi, par laprobité de ses gouvernants. Mais il ne peut la cons-truire. Car la vertu civique, comme d'ailleurs la vertutout court, provient d'une ambiance, et seule la famillepeut aller à l'encontre (et encore sans certitude de résul-tat) d'une ambiance générale délétère. Il est risible devoir des gouvernants en délicatesse avec la justice pré-tendre inculquer la vertu républicaine aux enfants. Caren ce qui concerne fa vertu, c'est l'exemple qui prime, etce sont les exemples multiples, d'abord les plus visibleset les plus proches, qui tissent une atmosphère dont lesenfants s'inspirent sans même y prendre garde. On nedonne pas des cours de vertu républicaine; on la pra-tique. La vertu -laïque, enseignée par la République desinstituteurs au début du siècle dernier, provenait d'uneharmonie entre l'instruction délivrée par ces instituteurset l'éducation'donnée par les familles, et en ce sens elle

1. C. Nicolet, Histoire, Nation, République, Odile Jacob, 2000, p. 208.

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est devenue un récit mythique, car cette harmonien'existe plus. Nos gouvernements,se leurrent quand ilscroient que des leçons d'instruction civique, ou de verturépublicaine, atténueront le moins du monde la violencede l'école et compenseront l'indifférence - des familles.Au contraire : le discours de la vertu, quand autour toutle contredit, ne produit que des effets inverses. Lesenfants pour être immatures ne sont pas des imbéciles,et -sentent très bien l'imposture morale par laquelle onles berne.

Rousseau,- et il n'était pas le seul, pensait que larépublique n'était possible que dans des États trèspetits. On pourrait répondre aujourd'hui, à cette ques-tion qui a occupé tout le xixe siècle, que la républiquen'est possible que dans des États très décentralisés. Carplus l'espace est petit, plus le discours de la vertu peutcoller à l'exemple et démontrer sa vérité ; et plusl'espace est grand,- plus se déploie une rhétorique devertu qui dispense de la pratiquer. Or la république,sans vertu, meurt.

En réalité, il ne saurait. y avoir de rupture radicale,comme on le croit dans les républiques nobiliaires oudans la République française, entre ceux qui représen-tent le particulier et ceux qui représentent l'universel,entre des citoyens attachés à leur propre intérêt et descitoyens habités par l'intérêt général. Il suffit d'ailleursde regarder à quel point les élites politiques, administra-tives ou médiatiques se corrompent dès qu'elles échap-pent à la surveillance des contre-pouvoirs. Il n'existeque des citoyens chez lesquels l'élévation vers l'intérêtgénéral s'opère à partir du particulier, par la vertucivique, et cette élévation reste toujours à la merci d'unerechute vers la particularité. Croire dégager une élite

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vouée prioritairement ou exclusivement à l'universel, etcapable de demeurer dans ce zénith, c'est préparer-desgouvernants vaniteux, méprisants et,prêts à la corrup-tion. Le sens du bien commun, qui participe de lamoralité .humaine, est à la fois chose qui se conquiertdans l'incertitude, et chose dont le contenu toujours sedébat et se discute. Le citoyen de la république est celuiqui à la fois décrit le bien commun aléatoirement ets'élève vers lui par un effort de la raison et de la volontépratique. Il s'agit alors d'une démocratie républicaine,et non d'une république nobiliaire ni d'un despotismeou d'un empire républicain.

Reste à se demander à quelle fin se voue la Répu-blique française qui confie à son élite le soin d'incarnerle bien commun. Veut-elle sauvegarder le pouvoir d'unpetit groupe, lequel traduit son intérêt particulier enintérêt général, comme il pouvait arriver dans les répu-bliques nobiliaires anciennes ? Non pas. La défiancevis-à-vis du peuple s'enracine plutôt dans la certitudede la primauté d'une valeur qui supplante la liberté :

l'égalité. La supériorité de ceux qui savent n'est pas unsimple désir de pouvoir, mais trouve sa légitimité dansune idéologie égalitaire qui s'impose avant même toutdébat, habille de suspicion les choix libres concernant lecontenu du bien commun, et évince la démocratie ausein même de la république.

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CHAPITRE 4

Égalité ' contre solidarité :le désir et l'envie

La défiance chez les gouvernants cohabite avec ledésir d'égalité chez les gouvernés. Lequel des deux pro-duit l'autre ? Il est difficile de le savoir. Nous constatonsseulement qu'ils vont toujours ensemble. Si je suis sipeu capable d'autonomie, l'inégalité devient injuste, carla supériorité semble davantage le fait-du hasard ou del'octroi, que le fait du mérite. Pourquoi le Pouvoirdonnerait-il davantage à l'autre qu'à moi ? L'État-providence sous-entend à la fois l'incapacité des gouver-nés à prévoir et à pourvoir pour eux-mêmes, et la néces-sité d'un partage égal. Les citoyens de l'État-providencesont des enfants, et dans ce cadre une distribution justeest une distribution égale. En outre, dans l'Histoire, lemonisme politique doit toujours passer par l'égalitépour s'instaurer, parce qu'un gouvernement unitaire nepeut souffrir aucune aristocratie puissante qui fasse del'ombre à son pouvoir. Et, inversement, l'égalité commeidéal politique nécessite un gouvernement unitaire etpuissant, lequel seul peut étouffer les inégalités.

République et démocratie se distinguent dans leursprincipes, et c'est bien cette distinction -qui rend sienviable leur alliance : chacune défend des valeurs diffé-rentes, et une société,ne vise pas la réalisation d'une

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seule valeur portée à l'incandescence (la liberté, oul'égalité), mais une alchimie de valeurs diverses. Ladémocratie défend la pluralité. Celle-ci est un fait denature, mais ce n'est pas pour cela qu'elle est défen-dable. Elle représente surtout une valeur. clé dansl'anthropologie culturelle de l'Europe, continent dont laculture défend la diversité comme richesse et commeharmonie. Lorsque l'humain est par lui-même donnécomme référence au-delà de la religion ou de l'idée, ladiversité devient valeur. Pour la démocratie, la pluralitéest une réalité à défendre, non pas en tant que réalité,mais parce qu'elle correspond à 1a fois au dévelop-pement propre de chaque personne et àl'idée de lasociété comme harmonie, et. non ;comme - collectif des<« mêmes ». À ce titre, la démocratie concrétise l'espritde distance et de séparation (entre le public et le privé,le religieux et le politique, et entre les-différents pou-voirs), tandis que la république veut l'union commeconcorde et comme rassemblement d'un peuple autour'du même projet qui dépasse les différences,. signifiantqu'il n'y a là qu'un seul peuple. Il ne faut pas voir làdeux formes en soi antagonistes, -car l'une et l'autre exi-gent le respect de valeurs toutes nécessaires.

Ainsi la république est-elle obsédée par la crainte dela dissociation, tandis que la démocratie est obsédée parla crainte de l'uniformité. La première vient mourirdans le despotisme ; la seconde, dans le chaos. Il y adeux grands maux, disait Valéry : l'ordre et le désordre.Le « bien » politique est sans doute un équilibre.

Cependant la République française s'attache davan-tage à des concepts radicaux - poussés à bout - qu'à desvaleurs d'équilibre liées aux divers besoins humains. Sielle renonce -à radicaliser ses concepts dans les faits (par

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exemple, si elle renonce à l'égalitarisme comme systé-matisation de l'esprit d'égalité), c'est à la fois devantl'expérience historique de la Terreur (celle de 1793 etcelle des Soviets, qui sont dé la même eau), et parcequ'elle est constamment diluée par la démocratie. Maisce n'est pas parce qu'elle aspire à l'équilibre : elle aspireau contraire au radicalisme, et soupire après lui - toutest prétexte en France à pleurer le, trop peu d'égalité.Les Français se, croient parmi les.pays les plus inégali-taires : Tocqueville avait déjà remarqué que, lorsquel'égalité est très développée, la moindre inégalité appa-raît insupportable.

Le culte de l'égalité est une passion française et,depuis la chute du Mur,' de moins en moins partagée àtravers le monde. Ce culte explique en grande partiel'indulgence encore si vivace, ici, pour le communisme :l'oppression est-elle vraiment une faute quand elles'établit contre les nantis ? Et d'une manière générale, enFrance, l'égalitarisme innocente tout ce qu'il touche :par exemple, le populisme est abhorré sauf quand ildéveloppe un discours égalitaire, comme chez Tapie. Leculte de l'égalité provient-il du catholicisme ? Mais on leretrouve également enraciné dans deux autres pays del'Europe : la Suède et la Bohême, qui n'ont-rien de parti-culièrement catholique. Provient-il plutôt de notre his-toire particulière, celle de la monarchie absolue qui sous-trait la noblesse à ses provinces pour l'enraciner à lacour, où sa fatuité doublée d'inutilité la rend odieusepour les siècles des siècles ?

En réalité, la République française ne récuse pas lamonarchie, mais l'aristocratie. La république déteste ceque la monarchie détestait déjà : les autorités petites etissues d'en bas, et c'est pourquoi elle renâcle tant à

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créer un régime vraiment représentatif : <« Dans un paysprivé de corps intermédiaires, dominé par une admi-nistration centralisée, il' n'y a pas de place durablepour un régime représentatif : pas plus au xlxe sièclequ'au xvlüe. «1 C'est pourquoi elle va constituer, biendavantage qu'une véritable démocratie représentativecomme dans les autres pays,de l'Europe, une versionpolitique de type moniste-égalitaire.

Le principe constitutif de la république, ce n'est pasla liberté qui permet au peuple de désigner ses élites,c'est l'égalité, qui suppose des élites triées par le pouvoiret. laissées à sa disposition. Le culte de l'égalité est unetournure nationale de la pensée, structurant depuis dessiècles notre monde culturel. Tocqueville avait montré,dans L'Ancien Régime et la Révolution, la continuité his-torique entre la monarchie absolue et la Révolution, etla République française contemporaine,' dotée d'unÉtat-providence, se place encore dans cette continuité.À chacune de ces époques,. la France vit dans l'atmo-sphère de connivence entre l'égalité et une forme demonisme politique, qui s'engendrent réciproquement :le modèle chinois n'est jamais loin, comme l'écrivaitdéjà Tocqueville2 ; à l'époque contemporaine, GilbertGadoffre fait, remarquer encore, dans Vers le style duxxe siècle', les liens entre la Chine de la dynastiemandchoue et la France de la Me République.

La république reconnaît une élite, mais c'est seule-ment la sienne, choisie selon ses critères et dressée à sadévotion. C'est une élite par les concours et par la tech-

1. Furet et Ozouf, Le siècle..., p. 310.2. De la démocratie en Amérique, III, XIX.3. Le Seuil, 1945.

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nique, et aussi une élite orthodoxe, # républicaine »,recrutée selon le dévouement au système. Il faut à larépublique des clercs, -parce qu'elle est une religionau sens du religare. Son élite est cléricale, c'est-à-diresoumise à une orthodoxie et privée d'indépendanced'esprit, aussi tenue que l'aristocratie sous l'anciennemonarchie absolue. C'est pourquoi, n'ayant pas deliberté propre par rapport au gouvernement quel. qu'ilsoit, elle-ne peut faire valoir sa supériorité que par lesapparences. D'où le décorum qui accompagne sa pré-sence. Dans son étude sur l'hypocrisie française', Theo-dore Zeldin ne s'étonne pas qu'en France, où la passionde l'égalité est si grande, la fascination pour les " plus

hauts placés soit une sorte de réflexe. Le phénomène decour, si vivant sous la monarchie, a survécu à tous nosrégimes, et du point de vue de l'apparat et de la servilitéla France républicaine ressemble trop souvent auxroyautés bananières. On ne trouve pas de phénomènesemblable dans les pays dotés d'une démocratie fédé-rale, où les élites, disposant d'un vrai pouvoir qu'ellespeuvent déployer contre le Pouvoir, n'ont pas besoind'étaler leur prestige pour exister.

Les liens de la République française avec le- socia-lisme marquent la constance d'un paradigme. Le mytherépublicain comme récit d'un âge d'or à reconquérir,susceptible de donner lieu à une idéologie, appartient àune constellation mythologique beaucoup plus vaste,qui englobe les socialismes du xixe siècle. Le paradis etparadigme perdu raconte une perfection humainepassée, dans la lignée du déçadentisme de Platon. Letemps historique est destructeur. La culture pervertit et

1. Op. cit.

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assassine la nature. L'âge d'or est . censé réaliser lesvaleurs d'unité ou plutôt, ici, de communion étroiteentre les êtres - et d'égalité, qui représentent les deuxvaleurs fortes de la république. Dans la Républiquefrançaise, comme dans le socialisme, l'égalité exigecomme vertu civique l'austérité, qui est une restrictionde l'initiative et dé l'effort personnel. L'austérité, parlaquelle les désirs sont volontairement réduits, permetseule l'égalisation sans un excès de contrainte dupouvoir.

La république représente ainsi, en France, uneforme atténuée et réalisable du socialisme. Après 1848,un républicanisme rouge se développe en France au seinde la classe ouvrière. En effet, parce que le républica-nisme était par certains cotés une utopie, il ne souffraitguère de se trouver au pouvoir : plus se développait unpouvoir républicain et une élite de notables républi-cains, plus les couches républicaines populaires étaienttentées de passer chez les socialistes, puis chez les com-munistes. Aujourd'hui se produit un double et para-doxal processus qui marque le lien durable entre lesdeux idéologies voisines. D'un côté, la République fran-çaise, a été renforcée dans sa légitimité par l'éclat deL'idéal socialiste - les entreprises nationalisées étaientjustifiées par l'existence, ailleurs, du socialisme réel. Etl'échec de ce dernier jette à bas les promesses jacobinesqui en représentaient l'écho atténué. D'un autre côté,l'effondrement mondial de l'idéal socialiste renvoie sesdisciples à la république : à l'inverse de ce qui se passaitau xIxe siècle, ce ne sont plus les républicains déçus ducompromis qui passent du républicanisme au socialismeet au communisme, mais les communistes et les socia-listes congédiés par les catastrophes de leurs systèmes,

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qui trouvent -une idéologie de compensation dans lerépublicanisme.: Les déçus du-socialisme viennent agrip-per la république comme un naufragé La Méduse, Ilscroient trouver en elle la dernière égalité possible, aprèsque toutes les autres ont échoué à se concrétiser. Ainsi,c'est 'la chute du Mur. qui contribue à faire chuter larépublique, et en même, temps c'est elle qui la granditcomme mythe de substitution. La république dans saversion française est d'autant plus aimée qu'elle estmoins possible.

Pourtant, la république et le-socialisme ne sont pas.les deux termes d'une évolution, le second comme unachèvement et la première comme camp de base quandle premier a échoué. Lorsqu'elle s'appuie sur la vertucivique précédemment décrite, une véritable républiqueest fondée sur la solidarité, tandis que le socialisme estfondé sur l'égalité. Un abîme les sépare.

Une politique égalitaire passe par une.désincarna-tion, une perte du visage. Elle exige, parce qu'il faut bienune élite à un pays, de préférer une autorité lointaine etanonyme à -des multitudes d'autorités petites, et incar-nées. A ce titre, elle formalise l'autorité en la déshumani-sant, -espérant ainsi la priver de ses perversions touteshumaines. Le système mandarinal réduit la supériorité àun savoir formalisé. Il faut que les êtres deviennent subs-tituables - ce que signifie le mot <« fonctionnaire » - afind'effacer au maximum, dans un souci d'égalité, l'in-fluence de la famille et du milieu. Le mandarin fonction-narisé se définit par un savoir en termes de dossier : lapersonne avec ses qualités propres disparaît dernière cedossier ; c'est ainsi qu'on fait mine de pouvoir, àl'Éducation nationale, embaucher un curriculum vitae,sans se demander si derrière lui la personne aura les qua-

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lités humaines qui lui permettront d'accomplir sa tâche.Cette formalisation engendre des situations où règnel'absurde : car pour instruire des enfants il ne faut passeulement un savoir académique, mais aussi et surtoutune vocation, un caractère, un ascendant, qualités quin'ont rigoureusement rien à voir avec la perfection desconnaissances. Le culte de l'égalité exclut les êtres auprofit de leur forme. L'organisation et l'esprit du partagese voient en même temps désincarnés.

La conjugaison de l'économie moderne et de l'éga-lité des chances et des droits peut permettre l'assou-vissement de multiples désirs. Les objets du désir sontceux-là mêmes que la « démocratie de marché » rendaccessibles à tous, matériels ou immatériels. Elle les leurrend accessibles : elle leur offre les conditions pour lesobtenir. Cela signifie qu'il faut, pour les obtenir, fournirun effort personnel. C'est bien cet effort qui constitue ladifférence entre les sociétés libérales et les sociétés pro-videntialistes, entre la démocratie libérale et le socia-lisme. Le socialisme voudrait non pas l'égalité desconditions, mais l'égalité des situations : c'est-à-direl'égalité en termes de résultat, sans le chemin pour yparvenir.

La caractéristique de la société libérale est d'insistersur l'effort individuel en ce qu'il représente la construc-tion même de l'homme. Elle croit impossible d'effacerla diversité entre les humains sans effacer l'humanitéelle-même : car elle juge plus gratifiant pour l'individude déployer ses propres mérites que de se nourrir dudésir d'égalité.

L'ambition personnelle se dessine face à l'autre, à cequ'est l'autre et à ce que possède l'autre. Ce que RenéGirard appelle le désir mimétique tient sa place dans la

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construction historique des sociétés. Et la récusationmorale du désir mimétique, peut engendrer une sociétéimmobile. Le désir n'est-il le moteur puissant -de latransformation du monde et,du progrès ? Et le désirn'est-il pas toujours mimétique, 'au sens où bien souventje ne puis vouloir que ce que l'autre possède ? Autre-ment dit, sans désir une société s'arrête, fige ses catégo-ries et se reproduit toujours en l'état.

Il faut pourtant établir une différence entre le désir etl'envie. Le,désir, comme trait caractéristique de -l'élanhumain qui porte à l'action, nous convie à la possessionde ce que nous ne possédons pas encore, qu'il s'agisse debiens matériels ou immatériels. Généralement, l'objet dudésir devient tel parce qù'exhibé par un autre, ou parfois,seulement parce que désiré par l'autre. Nous souhaitonsnous approprier ce que l'autre porte, montre, ou ce donen lequel il excelle. Ici s'offrent deux possibilités. Oubien l'objet du désir se trouve pour ainsi dire duplicable,je puis m'approprier ce que l'autre possède par mon tra-vail et mon énergie individuelle. Ou bien l'objet du désirappartient exclusivement à l'autre, ou à certains autres,et sachant que je ne pourrai jamais l'obtenir, ou qu'il y apeu de chances que je puisse jamais l'obtenir, je devienssujet de l'envie : pour posséder ce que l'autre possède, ilme faudrait, précisément, être l'autre.

L'envie exprime ce mauvais regard que je jette surl'autre parce qu'il possède soit ce que je ne peux pasm'approprier, soit ce que je ne veux pas faire l'effort dem'approprier, l'un et l'autre étant parfois difficiles à dis-tinguer. Invidia, c'est le-mauvais regard qui signifie : jevoudrais être à la place de l'autre.

L'envie peut se développer, au point de devenir uneseconde nature, dans les sociétés où le passage de la

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pauvreté à l'aisance, de l'aisance à la richesse, d'uneclasse sociale à l'autre, est rendu trop difficile, voireimpossible, par la raideur des statuts et la transmissiondes choses désirables exclusivement à l'intérieur desfamilles _ou des clans. Celui qui désire, mais connaîtl'impossibilité d'obtenir, se prend à désirer être l'autre,rêve évidemment irréalisable. C'est pourquoi l'enviecomme sentiment de l'impossible désir engendre ladétestation de l'autre, et le ressentiment qui détruit cequ'il ne peut avoir ni être.

L'envie peut apparaître dans une, société de castes,quand l'objet du désir est inatteignable. Alors la frustra-tion est invincible. Elle devient l'atmosphère de la vie.

On peut expliquer comment la bourgeoisie françaisea pu envier le statut de la noblesse, auquel. nulle acquisi-tion en termes de richesse ou de culture ne permettaitd'accéder. Mais il est plus difficile de comprendre pour-quoi le regard que le Français d'aujourd'hui jette surmieux loti que lui est encore un regard d'envie. Car laréussite de l'économie et de la 'démocratie modernesconsiste précisément à rendre indéfiniment duplicablestous l'es objets du désir, sans autre critère que la persé-vérance à se les approprier honnêtement. Dans lesdémocraties libérales occidentales, non seulement lesbiens désirables deviennent appropriables par la majo-rité, mais. même les statuts, les décorations, ou les donsautrefois spécifiques, peuvent appartenir à des cerclesde plus en plus larges : devenez peintre, dit la publicité,ou soyez votre propre biographe... La suppression des<« castes » de toutes sortes remplace en principe l'enviepar le désir.

Pourtant, les Français s'inscrivent davantage dans leregistre de l'envie que dans celui du désir, parce que la

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république à la française identifie faussement la solida-rité à l'égalité. L'une et l'autre s'appuient sur uneanthropologie différente. La solidarité concerne unerelation de don qui compense des insuffisances dansune société où les individus acquièrent leur bien-êtrepar le mérite personnel. L'égalité voudrait conférerautant que possible à -tous le même niveau de bien-êtreau nom d'une certaine idée de la justice, sans préjugerdu mérite de chacun.

Le processus d'égalisation traduit une avancée versun résultat dans lequel la valeur postulée devrait être réa-lisée, parce qu'il y va de là moralité du Pouvoir. L'objetdu désir n'est plus la récompense du travail personnel,mais un -dû. Dès lors, tout ce qui se dresse devant lavaleur cardinale apparaît:comme un obstacle insuppor-table. Il suffit d'observer l'impatience devant les inégali-tés qui « restent » dans tel ou tel secteur de la sociétéfrançaise.

À partir de là, la logique de l'égalisation ne doit pluss'arrêter. Je ne cesserai mes revendications que lorsqueje serai l'autre. Le culte de l'égalité porté à l'incandes-cence mène au désir, d'indifférenciation.

Dès lors, l'effort individuel prend un: sens inversé. ,Ilne sert plus l'autonomie ni le développement personnel.Il sert l'inégalité. Comme il est difficile de critiquerl'effort, on le soupçonne de tricherie : les riches sontmalhonnêtes.

Ainsi, je puis détester l'autre parce qu'il possède nonpas la chose, mais la capacité ou la volonté d'y accéder.Ce n'est pas seulement la possession de l'autre quej'envie, mais son énergie pour l'acquérir.

Qu'est-ce que la république, sinon l'expression dece que les Anciens appelaient la concorde ou l'amitié

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civique, ou encore une ambiance dans laquelle lescitoyens partagent le souci du bien commun, chacuns'élevant au-dessus de son bien particulier? La notionde solidarité est tout naturellement incluse dans celle derépublique.

L'exigence de solidarité signifie qu'aucun d'entrenous n'est - suffisant. La solidarité n'existe que si nousnous savons finis et définitivement incomplets : elle estune complicité autour de cette insuffisance humaine àlaquelle nous tentons de répondre sans jamais pouvoirni la subir ni la guérir. Elle n'est pas seulement la com-pensation des inégalités criantes, mais elle est l'atmo-sphère dans laquelle s'opère cette compensation. Lasolidarité est incarnée ou n'est pas : elle s'opère dansune relation d'altérité vécue, dans 'une société réelle oùl'on parle et où l'on regarde. Autrement dit, elle estcréation communie de sens. La 'solidarité républicaineentend le partage au sens où l'on partage des convic-tions, non pas au sens où l'on partage un gâteau. Ils'agit' d'avoir part en même temps que d'autres, ou deboire à la même >fontaine. Je dirais que dans l'idée,et l'idéal républicain, et cela depuis Cicéron, l'atmo-sphère du partage compte peut-être plus que le partagelui-même. La relation entre les citoyens autour d'unprojet commun constitue en elle-même le monde de larépublique.

Or ce n'est pas du tout ainsi que l'entend la Répu-blique française qui, en raison de ses accointances avecl'égalité du despotisme ancien et du socialisme nou-veau, s'intéresse bien davantage aux résultats de l'égalitéqu'à l'atmosphère de la solidarité. Le projet social danslequel s'inscrit notre république est celui d'une justicesans amour, où le partage de la solidarité se trouve arra-

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ché à l'existence quotidienne pour être planifié par larationalité sèche. Pour reprendre les analyses d'HannahArendt, le partage de praxis devient poiésis, il cesse d'êtreun agir-ensemble pour s'intéresser à l'oeuvre en tant querésultat. La république providentielle, qui organise la« solidarité » par le biais unique de l'impôt anonyme etpar la main du fonctionnaire anonyme, vise la péréqua-tion délivrée de l'irrationalité, du caprice et de lacondescendance du partage individuel. Le citoyen verseau fisc des impôts importants grâce auxquels l'États'occupe entièrement de tous les déshérités, si bien quechacun peut se soucier uniquement de ses propres affai-res. Ainsi se trouvent éradiqués - et c'est bien le butrecherché - les miasmes de la compassion/pitié, les pré-férences individuelles, l'obligation de la reconnaissanceet tout ce qu'entretient l'atmosphère d'une solidaritéincarnée. D'ailleurs, comment la solidarité pourrait-elles'incarner si les citoyens sont jugés d'emblée incapablesde penser et de vouloir l'intérêt général, et de le mettreen oeuvre par eux-mêmes ? Outre le fait que le don,comme relation de personne à personne, est tenu pourhumiliant, les individus sont considérés comme égoïs-tes, trop englués dans leur particularité pour donnersans qu'on les y force : il faut que l'État établisse d'enhaut la péréquation.

La République française vise donc l'égalité, aboutis-sement mesurable et quantifiable, surtout débarrassédes sentiments qui pourraient laisser voir celui quidonne et celui qui reçoit. Autrement dit, elle veut unpartage qui évite la rencontre. Elle ne cherche pas à«faire lien » - c'est un leurre de s'imaginer que le par-tage anonyme de l'argent va constituer un lien. Cettesoi-disant « solidarité » abrite l'indifférence. Elle est abs-

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traite et ignore une véritable relation entre les citoyens.On se demande ce qu'il peut bien y avoir de républicainlà-dedans. L'amitié républicaine a été dénaturée, proba-blement à son insu, par son croisement avec l'égalita-risme ancien',et nouveau:

Le culte de l'égalité engendre -la société de l'envie,car il signifie que toute inégalité est une injustice etdoit être redressée. Aucune inégalité n'y est considéréecomme juste ; aussi le travail politique consiste-t-il àégaliser indéfiniment et sans jamais en tirer satisfaction.Dans la société habitée par le culte de l'égalité, il estimpossible d'accepter mentalement une infériorité. Iln'y a aucune société où l'on veuille à ce point être l'autre.

La solidarité tient compte du fait que les inégalitésproviennent non seulement de l'injustice, mais aussidu - mérite et du courage personnels, c'est-à-dire de laliberté. La solidarité représente à la fois une compen-sation, un antidote de l'inégalité, et une atmosphèred'échange, de dons et de contre-dons, qui vaut en soi, etnon pas seulement pour le résultat (la compensation),car elle exprime le lien entre les divers. Il n'y a plus derelations si les hommes sont semblables. L'égalitéengendre l'individualisme égoïste, en même temps quele matérialisme, car la seule chose que l'on puisse parta-ger également est l'argent. Ainsi la république devient-elle une machine à partager l'argent et tout ce quiconcerne le bien-être matériel. Et quand elle se plaintdu matérialisme, elle oublie. que c'est elle qui le pro-duit : car elle dévalorise tout ce qui est immatériel, pourla raison que cela ne se découpe pas en tranches iden-tiques. L'immatériel ne se partage que dans la solidarité,c'est-à-dire dans le don de personne à personne, parl'intermédiaire de la parole et du visage.

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La République française, dans le sillage du courantsocialiste, tend à passer par pertes et profits le sujetcaractérisé par l'apprentissage de la prévoyance et de laresponsabilité. Le souci d'égalité des positions rappelle levieux devoir confié aux pouvoirs orientaux anciens qui,ignorant l'individualité, confondaient la justice avec lapéréquation. À cet égard, l'État-providence, qui dis-pense chacun de penser à son avenir, répond à desbesoins d'hier et d'avant-hier - le roi égyptien, l'empe-reur chinois étaient la providence de leur peuple. Il fau-drait plutôt se demander aujourd'hui quelle valeuraccorder à l'autonomie personnelle dans la poursuite etla réalisation d'une vie heureuse. Ou encore : suffit-ilque je possède ce dont j'ai besoin (en termes de revenu,santé, éducation, culture), pour créer les conditions demon bonheur personnel ? Ou bien faut-il encore que jeconquière par moi-même une partie de ces biens pourcréer ces mêmes conditions ? Autrement dit, suffit-il queje reçoive ces biens de l'extérieur, par les soins de l'État ?L'expérience démontre qu'un chômeur auquel les biensnécessaires sont alloués sans contrepartie peut finir parperdre son autonomie en même temps que le désir de larestaurer, et l' « exclus « n'est pas celui avec lequel lasociété refuse de partager l'argent, mais celui que soninaction marginalise, parce qu'il est secouru sans devoirdémontrer ses mérites. Les démocrates libéraux pensentque l'individu assisté perd une partie de sa dignitéconcrète, et, pour eux, l'autonomie vaut le risqueencouru dans le refus de l'assistance sans contrepartie.

Le véritable « bien « d'un sujet moderne n'est pasd'être égal à son voisin par la grâce de l'État, mais à lafois de développer toutes ses facultés et de participerpersonnellement à la réalisation de l'intérêt général.

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Bien davantage que d'égalité,, celle dont rêvent lesenfants sous l'aile de la mère ou les usagers del'État-providence, les sujets modernes ont besoin à lafois d'autonomie et de solidarité. La prédisposition desnouvelles générations de jeunes adultes à abandonnerles carrières administratives et à tenter de créer leurpropre entreprise représente l'un des signes de remiseen cause de l'égalité à la française. Nos conservateursvoient là un égoïsme inspiré de l'Amérique, une récusa-tion de la vertu d'austérité, et ils ont tendance à fustigerle matérialisme qui monte. On peut penser, à l'inverse,que l'austérité est une vertu individuelle, et non passociale. Une société libre n'a pas à stigmatiser l'effortpour légitimer sa restriction : mais plutôt à faire en sortequ'il serve aussi l'intérêt général.

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CHAPITRE 5

Conservatismeet l'exception française

Le monisme politique, traduisant originellement lavictoire que les rois remportèrent sur la noblesse aprèsun combat séculaire, allait faire un temps la fortune dela France. Au xvlie siècle et jusqu'au xxe, le modèle del'État unitaire répondait aux exigences historiques, poli-tiques, sociologiques. Seùl il permettait d'éviter laguerre permanente. Au xixe siècle, les morceaux del'Allemagne éclatée nous envient ce modèle : « Face auxcolosses étatiques, ils sont devenus des pygmées », écritHegel dans La constitution de l'Allemagne'.

Il y a des cohérences auxquelles on n'échappe pas.La démocratie pluraliste ne peut guère souffrir une défi-nition de l'intérêt général descendue d'en haut. Lâvolonté individuelle ne peut être à la fois autonome 'ethétéronome. 'À la charnière des xxe et du xxie siècles, lecontexte politique etr sociologique tout entier contribueà écarter le monisme politique, aussi clairement que lessiècles précédents l'avaient réclamé. La France précé-dait alors le mouvement historique ; aujourd'hui elles'essouffle derrière lui.

1. Paris, Champ libre, 1977, p. 168.

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Ainsi le regard actuel sur le temps qui vient des'écouler et sur les ruptures du présent nous impose-t-ilde relativiser les certitudes de quatre siècles. Et, enl'occurrence, d'opérer un tri entre ce qui doit être rem-placé et ce qui peut et doit durer, quitte à subir destransformations nécessaires. Toute relativisation, aprèsune longue période de croyance, voire de fascinationpour un modèle, engendre la révolte et l'aigreur des dis-ciples sevrés. En France, c'est-à-dire là où la fascinationétait la plus forte, la récusation du monisme politiquesent l'apocalypse. Le pays n'échappera pourtant pas àce processus. Mais à moins d'une surprise, il l'accepteratardivement et peut-être à reculons. Le temps passé à sedébattre au lieu de. reconstruire risque d'ouvrir desbrèches - béantes dans sa culture, dans sa prospérité,dans sa confiance en soi.

Chaque peuple s'identifie dans l'histoire à desvaleurs ou à des modèles caractéristiques. Si ces valeursou ces modèles s'écroulent, l'identité elle-même se voitmenacée, et le peuple suppose d'emblée qu'il ne survi-vra pas à l'effacement de l'architecture qui maintenaitson existence à l'abri dans un sens partagé. Les Russesont construit au fil des siècles leur identité autour del'Empire, et la désagrégation de leur empire les laissecomme vides de substance, donc révoltés contre lenéant que l'Histoire elle-même semble leur imposer, etprêts à utiliser n'importe quels moyens (le massacre desTchétchènes) pour retrouver l'identité perdue. Il en vade même pour les Français face à l'État unitaire autourduquel ils avaient forgé depuis si longtemps, avantBodin, avant l'époque westphalienne, l'essentiel de leurstructure identitaire. Une France sans État-nation uni-taire sera-t-elle encore la France ? Telle est l'inquiétude,

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qui signifie ceci : la France pourri-t-elle franchir le capdes ruptures présentes en sauvant son identité ? Lesstructures politiques dont l'Histoire nous a dotés fontde, nous le plus fragile des pays d'Europe pour aborderl'ère qui vient. La tradition de l'État unitaire nous laissepresque incapables à la fois d'accepter une organisationnouvelle adaptée aux exigences de l'heure et de survivreau mépris dans lequel le monisme politique se trouvejeté après des excès effrayants et grotesques : car nousavons le sentiment de ne posséder que ce qu'il nous fau-drait précisément abandonner.

La première conséquence de cette situation est lamise en cause de l'idée de Progrès et l'apparition d'uncourant conservateur.

La certitude cardinale de la modernité consistait enun renversement du lieu de la valeur référentielle : le« Bien » ne représente plus le critère définitif, mais plu-tôt, le « moderne ». Tout ce qui est nouveau, adapté autemps présent, par là même requiert la valeur et devientle « bien », puis, par une sacralisation du moderne, le«Bien ». C'est pourquoi on ne débat plus sur ce qui est«bon » - au nom de quoi le ferait-on ? -, il suffit de sevouloir moderne. L'opinion adverse n'est pas fausse nimauvaise, elle est « réactionnaire », « passéiste » ou « rin-garde ». En ce sens, la modernité traduit une consécra-tion des valeurs nouvellement apparues, de celles quipermettent aux individus de mieux s'adapter aux chan-gements du monde, le bonheur n'étant plus un accordavec la «' bonne vie » définie par une morale ou une reli-gion, mais un accord avec le monde tel qu'il se présenteet tel qu'il évolue.

Or cette évaluation issue des Lumières se voit battueen brèche. Non plus seulement par ses adversaires de

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toujours, persuadés que le «bien»-devrait être le critèrepermettant-de juger le « nouveau » et non l'inverse. Maispar les adeptes mêmes . de- cette évaluation, qui; achop-pent, aujourd'hui sur une contradiction rédhibitoire, oùleur logique se démantèle.

Dans le domaine politique, économique et social,apparaissent avec, la modernité tardive de nouvellesvaleurs ' d'initiative et d'autonomie qui récusent lesvaleurs précédentes de protection et de péréquationsociale. Les États-providences sont remis en cause.L'unité républicaine s'affaiblit devant les revendicationsprovinciales. Les nouvelles générations ont tendance àabandonner l'idéal du service'public pour se consacrer àleur réussite personnelle dans un environnement écono-mique de défi et de risque. Tous ces phénomènes des-sinent le visage d'une société nouvelle, qui émerge avecla récusation du monisme politique.

On s'attendrait à -ce que les adeptes du Progrès légi-timent ces nouveautés à travers lesquelles leurs contem-porains voient un nouveau bien-être, et sautent les pre-miers dans le train de l'engouement le plus récent. C'estd'ailleurs ce que font'-les élites ex-communistes del'Europe de l'Est, si pressées d'adopter le libéralismeneuf, et si habiles dans leur opportunisme progressiste,qu'elles en, arrivent à voler la vedette aux anciens dissi-dents. Mais nos progressistes ont tendance à se compor-ter tout autrement : ils récusent- cette évolution destemps et pour la première fois se rangent sur le bas-côtépendant que l'Histoire ' avance. La résistance qu'ilsopposent à des forces irrésistibles les fait apparaîtrecomme des conservateurs. Plus leurs modèles de-réfé-rence s'effritent, plus ils deviennent, agrippés à des figu-res presque évanouies, des réactionnaires.

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Il s'agit d'un bouleversement signifiant : ceux quiréclamaient toujours plus d'impôts, plus de fonctionnai-res, plus de pârtage, plus de droits-créances, se sontlongtemps trouvés en France dans le, camp du- Progrèset tenaient leurs` adversaires pour des « demeurés », ausens étymologique. Aujourd'hui ce sont eux qui, dépas-sés par l'évolution des temps, « demeurent » en arrièrepour ne pas vouloir se, saisir de valeurs nouvelles quiremettent en cause leur vision du monde: Sur le planpolitique, l'unité et la centralisation ont longtemps valupour signes d'un progrès dont on n'aurait jamais fini defignoler. les détails, et les Français entendaient le fédéra-lisme, selon la définition des dictionnaires du xixe siècleet selon la tradition de 89, comme le « gouvernementdes sauvages ». Aujourd'hui, le souverainisrne républi-cain ressemble à la proue émergée d'un navire au nau-frage. Ce sont les libéraux et les Girondins qui sontdevenus « modernes ».

Ce phénomène révèle qu'en réalité le Progrès quiréclame l'agrément de mentalités toujours nouvellesn'était pas pour ses défenseurs la référence suprême. Eneffet, pour eux, l'évolution devient néfaste dès qu'ellecontredit la valeur d'égalité. Il faut donc préciser ce quel'on entend en France par «progrès » : il s'agit du pro-grès dans l'égalité, et le progrès ne vaut d'être défenduque tant qu'il apporte l'égalité, à laquelle tout se subor-donne-L'idée de Progrès se voit démasquée. Pourquoila France tient-elle tant à son modèle unitaire ? En rai-son de l'égalité qu'il est censé garantir. Car dès quel' «État social » est en danger, dès que le libéralismeéconomique et le girondinisme politique apparaissentcomme un « progrès », alors les progressistes deviennentconservateurs, et défendent l'égalité contre le progrès.

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Dès lors, un vent de conservatisme souffle sur laFrance. Je me garderai bien de critiquer le conserva-tisme en soi : l'idéologie de la table rase n'a jamaisengendré que la terreur, et il n'est pas absurde de pré-tendre que certaines choses doivent être maintenues. Laquestion est de savoir lesquelles. On peut vouloirconserver soit des valeurs - par exemple, la responsabi-lité personnelle -, soit des institutions - par exemple, larépublique. Plus l'objet précieux est concret et enracinédans l'Histoire à travers des formes précises, plus, àl'évidence, sa sauvegarde en tant que tel dépend de pos-sibilités circonstancielles. Si je tiens à la responsabilitépersonnelle, jugeant essentiel de sauver cette valeurpar-delà les changements du temps, je puis tenter de laréaliser à travers d'autres formes que celles qui la con-crétisaient jusque-là. Mais si je tiens à l'État-nation et leconsidère comme essentiel, je n'ai de solution que cellequi consiste à arrêter le temps, dans la certitude quel'effacement de cette forme politique concrète aboliraen même temps la culture qui la porte, comme l'écritpar exemple jean Guéhenno : «La disparition de lanation porte en elle la mort de la politique. «' Il y a dansle conservatisme institutionnel une incapacité d'ima-giner que d'autres institutions puissent concrétiserautrement les valeurs : pas de lien social, pas de solida-rité hors l'État-nation ou la république. Par la fausseconviction d'avoir découvert une organisation identifiéeexactement et pour toujours aux valeurs défendues,l'attachement passionné se met ici au service del'organisation. Croyant que les valeurs essentielles ontété incarnées définitivement dans le corps vivant d'un

1. La fin de la démocratie, Flammarion, 1993, p. 37.

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système, auquel elles seraient consubstantielles, le répu-blicain conservateur sacralise l'incarnation des valeursaux lieu et place des valeurs elles-mêmes. Il aime larépublique davantage que la solidarité, il s'éprend dutemporaire qu'il prend .pour de l'immortel ; il est, ausens propre, un idolâtre. Dès lors, il pressent l'apo-calypse : la disparition du modèle sacralisé - fatalementvoué à disparaître comme toute organisation humaine -devrait nous entraîner vers la mort des valeurs sous-jacentes. Hors l'État-nation, hors la souveraineté, horsla république, point de salut : seul leur survivrait lenéant, soit le matérialisme et la .guerre, les haines par-ticulières, l'égoïsme des intérêts, l'éclatement social.Comme si nos organisations historiques pouvaient pré-tendre à la réalisation monopolistique des valeursimmortelles que sont la solidarité, la paix intérieure etextérieure, la justice sociale.

Nous connaissons des exemples historiques de situa-tions comparables, bien analysées par les témoins. LesAthéniens du début du ive siècle avant notre ère ontconscience de vivre dans une démocratie en déclin,devenue incapable à la fois de répondre à ses propresexigences et de maintenir la force de la Cité face auxpuissances voisines. Deux courants de pensée s'affron-tent : celui qui exhorte au renouveau démocratique avecdes accents de désespoir - (Démosthène) et celui quicherche un monarque seul capable de sauver la Cité audétriment de ses institutions (Xénophon, Isocrate). LesAthéniens aiment la démocratie qui constitue leur fleurron et leur gloire. Parce qu'ils sont à la fois incapablesde maintenir les exigences démocratiques et rétifsdevant toute autre institution, ils se verront finalementimposer, après le désastre de Chéronée (338 av. J.-C.),

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une royauté étrangère, qui met un terme à l'histoire dela démocratie grecque, mais en même temps à l'in-dépendance de la cité. Les Romains du Ier siècle avantnotre ère se trouvent devant un choix cornélien -dumême type, quand l'évident déclin de la Républiquemet en danger la puissance et l'existence même del'Empire. Certains défendent les valeurs républicaineset s'indignent devant les autocrates qui lorgnent le pou-voir (Cicéron), d'autres font l'apologie du bon roiqui sauvera Rome en sacrifiant ses institutions (Philo-dème de Gadara). Rome se choisira un autre destinqu'Athènes : par l'extraordinaire talent psychologiqued'Auguste, qui-parvient à se saisir de la monarchie sousle manteau des institutions républicaines agonisantes,elle se donne un autre régime qui lui-assurera cinq siè-cles de vie supplémentaires.

Pour ma part, je préfère l'attitude des Romains,capables de s'adapter à l'évolution des temps, à celle desGrecs qui sont allés à la mort plutôt que d'abandonnerune partie de leur identité. L'honneur d'un individupeut le conduire à sacrifier sa vie pour ce qu'il jugeessentiel, et c'est là une attitude noble dont toute déri-sion doit s'abstraire. Mais un peuple n'est pas un indi-vidu. Un peuple se doit d'abord de survivre en tant quetel, comme porteur d'une histoire ei d'un destin. Unhomme seul mourant au nom de ses valeurs, c'est unseigneur. Un peuple qui se suicide au nom de ses insti-tutions, c'est un peuple d'idéologues.

Le choix cornélien de la France d'aujourd'hui n'estpas entre la démocratie et la monarchie, comme chez lesanciens Grecs, ou entre la république et la monarchie,comme chez les anciens Romains, mais entre la répu-blique moniste et la démocratie girondine ou fédérale.

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-.Lorsque, dans' l'Histoire, de grands changements sontexigés par les circonstances, alors la raideur équivaut àla mort. Si la République unitaire française ne trans-forme pas son armure, lisse et raide, en cotte de maillessouple, l'armure éclatera' aux jointures et l'unité pour-rait-laisser place directement à un désordre dont per-sonne ne veut. Le jacobinisme a fait la France. C'est legirondinisme qui lui permettra d'affronter l'avenir.

Le moment historique où un modèle apparaît ina-dapté aux nécessités du temps représente une situationlimite qui exige un réexamen des valeurs identitaires, etune hiérarchisation de l'essentiel et de l'accessoire. LaFrance préfère-t-elle conserver l'idéal moniste de larépublique, en perdant une partie de ses élites et de sesforces à la fois économiques et culturelles, et en deve-nant probablement à moyen terme un pays sous-développé dans l'Europe, ou maintenir . son, rôle etsa vitalité grâce à une. réorganisation -institutionnellemoins égalitaire et moins unifiée ? Là est bien le débat.Il semble pourtant que, si l'on persiste à agripper unidéal historique désormais dépourvu de ses moyens deconcrétisation, on risque, après une période d'incan-tations et d'hypocrisie, de s'apercevoir que-l'on a jouétous les chevaux perdants à la fois. En voulant mainte-nir contre vents et marées le monisme politique quivise l'égalité à la française, le pays, perdra davantagequ'en acceptant une métamorphose de ses finalités.Mais pour accepter cette évolution, faut-il encore pré-férer la France à l'égalité sacralisée, ou si l'on préfère,abandonner l'idéologie.

Cette adaptation,- qui consiste en une nouvelle hié-rarchisation des valeurs, -nous est bien davantage pos-sible qu'elle ne l'était pour les Anciens. Car Athènes et

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Rome n'avaient rien d'autre que le citoyen : elles étaientfondées sur une anthropologie de l'homme dans sonmonde, si bien que la faillite de ce monde renversait enmême temps toute leur vision culturelle. Tandis que,au-delà de l'identité proprement française, notre culturerepose sur un arrière-fond référentiel : une anthropo-logie qui regarde l'homme comme un être unique, unsujet personnel doté d'autonomie. Il est possible dereconstruire autour de ce référent, le seul debout,d'autres mondes communs. L'erreur que commettentles républicains nostalgiques consiste à identifier làvaleur de dignité à leur institution de référence, commesi l'effacement de cette institution anéantissait en mêmetemps les droits de l'homme véritables.

En effet, l'égalité républicaine tend à apparaître ànombre de Français comme la seule expression possibleet véritable de la dignité humaine. La république poureux n'est pas l'une des expressions historiques et discu-tables de la philosophie des droits, elle est la concrétisa-tion juste, et par définition unique, de la philosophie desdroits. Nous sommes victimes d'un aveuglement narcis-sique et persuadés, à tort, de demeurer le centre réfé-rentiel de l'humanisme européen, lorsque nous pensonsencore avec Victor Hugo que « la république est pour lepeuple une sorte de droit naturel comme la liberté pourl'homme ». La république n'est pas un droit naturel,mais l'une de ses expressions, lesquelles expressionssont toutes éminemment temporaires et changeantes,simplement parce que nous sommes des humains etvivons dans un monde où tout périt. La capacité à chan-ger de modèle exigerait le retour aux sources de ladignité, et l'acceptation de plusieurs expressions decette source.

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La trouvaille du concept d'exception française répondà cet affolement : volonté de nous mettre à l'écart dumouvement de l'Histoire, de demeurer les seuls à sauverl'insauvable. Et cela, pour la seule raison qu'il s'agit denous. Comme si une exception ne relevait pas toujoursd'un mérite particulier, d'une capacité rare, elle-mêmeexceptionnelle, qui la légitime : on ne revendique pas unrégime de faveur au nom du seul désir.

Une organisation devenue incapable de supporter laconcurrence des voisins, mais qui se considère commebonne en soi, et donc refuse la réforme par idéalisme, nepeut répondre à ce dilemme que par la suppression de lacomparaison. Ce qui s'exprime de deux manières diffé-rentes : le _ sentiment d'insularité ou, inversement, lerêve d'une, application universelle du modèle.

On peut supprimer la comparaison par l'insula-rité ou, si l'on ne peut plus fermer les frontières, parune insularité symbolique qui, s'exprime bien dansl' « exception française ». Le sentiment de l'exceptionnelne signifie pas forcément une supériorité: On nousexplique par exemple que la France serait le seul paysoccidental dans lequel la citoyenneté ne saurait se cons-truire sans un État unitaire et égalitaire. Car contraire-ment à ce qui se passe chez les autres peuples capablesd'autonomie et de contrats, en France « nos communau-tés, passées ou présentes (ordres, corporations, provin-ces, classes sociales, Églises, partis, peuples de diversesrégions ou groupes d'immigrés d'aujourd'hui), ne sontpas conviviales, elles sont irréductibles, séparatistes, sou-vent factieuses, avant tout privilégiées où avides del'être »', ou encore : « Dans notre tradition, "les" liber-

1. C. Nicolet, La République en France, Le Seuil, 1992, p. 88.

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tés françaises, si elles échappent à l'arbitrage et à la vigi-lance de. l'État, ont tendance à n'engendrer que des pri-vilèges agressifs et des Bastilles en-tout genre. »'

Cet' argument veut répondre à une évidence quinous met mal à l'aise : les pays fédéraux et girondins quinous entourent sont bien habités de citoyens, et nousn'avons rien à leur envier en termes de solidarité. Com-ment, dès lors, défendre le modèle "français ? En arguantde l'incapacité spécifiquement française à promouvoir.l'autonomie des groupes ou des «corps, intermédiaires ».Pour des raisons historiques et culturelles, ceux-ci neseraient pas capables dé s'élever à l'universel, 'c'est-à-dire à l'intérêt général Ou, si l''on préfère : les Françaisseraient incapables d'autonomie, et* auraient besoind'un État unitaire chargé de les soumettre à l'universel..:On croit entendre Aristote qui, dans Là Politique, voyaitles peuples barbares voués à la servitude et les Grecsvoués à la liberté'... Ou encore cet argument selonlequel les Russes, ou les Chinois, accoutumés au despo-tisme, tomberaient sans lui dans l'anarchie, et ne pour-raient donc pas prétendre à la liberté. Cette certitude dela débilité française est très largement répandue enFrance, en-tout cas dans l'esprit de l'élite. Il est vrai queles Français, habitués à l'État-providence, ne pourraientsans désastre accepter, par exemple, une loi qui, en unjour, supprimerait une grande partie de la fonctionpublique, à l'image de ce qui a été fait récemment en-Suisse. L'histoire accoutume à la protection comme à laliberté, et ce n'est pas un hasard si les Russes ou les Bul-gares ont tant de mal à vivre aujourd'hui dans dés entre-

1. Ibid., p. 106.2. La politique, III, 14, 1285 a 20-25.

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prises qui leur demandent de travailler effectivement aulieu de faire semblant de travailler. On ne transformepas si, facilement les habitudes d'un peuple. -Celasignifie-t-il- qu'il faut se soumettre avec: fatalisme auxpesanteurs de l'Histoire ? Faut-il laisser les Français àleur jacobinisme parce que depuis longtemps ils ontdésappris -l'autonomie,? -Je connais des familles où lamère mâche les bouchées de l'enfant jusqu'à sa -.majo-rité; puis s'en va, répétant : il ne peut pas se passer demoi, il- est faible de nature, ce serait un crime del'émanciper.

Cependant, un modèle moins performant en termesde'bien-être (même s'il est très riche en termes d'idéalmoral) doit bénéficier pour survivre d'une véritableinsularité, et' l'insularité symbolique ne pourra queretarder la prisé de conscience de la nécessité des chan-gements. De même, le « socialisme dans un seul pays »ne pouvait exister que par la fermeture des frontières, et,à l'intérieur, par le mensonge monopolistique du pou-voir. Aujourd'hui le monde est ouvert, livré à la compa-raison. C'est pourquoi, selon Habermas, « le keynésia-,nisme dans un seul pays n'est plus viable'»'. Il en va demême pour la République française.

On peut alors imaginer de supprimer la comparaisondouloureuse d'une autre manière : en espérant que lemondé entier adopte ce même système. On voit com-ment le concept de « socialisme dans tous les pays », éla-boré pour supprimer la comparaison et la concurrence,a été remplacé par celui de l' « État social » dans tous lespays, garanti par un super-État capable de faire échec à

1. Reprenant l'expression de Jürgen Neyer, Après l'Etat-nation,Fayard, 2000, p. 74.

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-la loi du marché mondial'. Le nouvel espoir français estparfois de pouvoir confier à l'Europe les pouvoirs quel'État-providence a perdus, au nom, d'une idée del'égalité. considérée comme un Bien universel, objectif etindiscutable, auquel on devrait donc soumettre toutesles nations.

Au détour de ces phantasmes idéologiques que sontl'exception française ou l'État-social généralisé, c'estl'idée de démocratie qui se trouve mise en cause. Lemoment présent de l'Histoire voit accuser les déboiresde la providence d'État et de la centralisation, voit ré-clamer davantage d'autonomie et d'éducation à laprévoyance personnelle dans les pays pauvres (parexemple, dans l'oeuvre d'Amartya Sen) comme dans lespays riches, voit renaître partout les identités régionaleset les corps intermédiaires. Au lieu de s'interroger poursavoir ce que signifie ce phénomène en termes debesoins humains et de refus des excès précédents, lapensée républicaine française a tendance à mettre encause la qualité morale de ses défenseurs et leur apti-tude à penser le bien commun. Si l'égalité est une valeursacrée désignant un Bien objectif, un peuple qui larécuse se trompe objectivement, injurie le Bien, et cer-tains commencent à se demander s'il faut vraiment luilaisser la parole. Quand elle se trouve ledos au mur, lapensée républicaine n'a plus d'autre ressource que dedécrier la démocratie.

1. Habermas, ibid.

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CHAPITRE 6

La république dogmatique

La démocratie moderne/pluraliste traduit l'incer-titude de la définition du bien commun. Elle refusedonc que celui-ci-soit décrit d'avance et remet la chargede cette description, d'ailleurs toujours provisoire, auxdifférents courants de pensée qui partagent l'espritpublic à ce sujet. La seule certitude interne à la démo-cratie est celle-ci : d'une part, la liberté est nécessairepour. qu'un débat s'instaure autour des figures du biencommun ; d'autre part, le peuple est légitime pour dési-gner des représentants de ces figures, qui tentent de lesréaliser temporairement. Temporairement, car c'est lejugement des citoyens devant les réalisations concrètesqui-sert de critère : d'où l'alternance démocratique.

La république, en tout cas dans sa version française,s'établit sur une définition du bien commun qui inclutune vision bien définie de l'égalité et de l'unité.

D'où l'opposition. Le principe démocratique postuleque tous les courants de pensée qui acceptent le débatdémocratique sont susceptibles d'acquérir une légiti-mité, et travaillent à convaincre puis à gagner le pouvoirdans une lutte en principe . respectueuse et courtoise.Tous les courants de pensée sont jugés dignes de définirle bien commun et d'en tenter une réalisation concrète.

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Mais le principe républicain ne peut admettre que cer-tains courants de pensée - plus loin, des partis poli-tiques,' et plus loin, de futurs gouvernants - récusentl'égalité et l'unité posées au départ.

La république n'accepte donc le débat démocratiquequ'à l'intérieur des présupposés qui sont les siens. Etparce que ces présupposés sont assez précis et dessinentune figure du bien commun clairement déterminée, lechamp du débat demeure toujours limité, voire exigu,en tout cas par rapport aux démocraties occidentalesvoisines. Dans la République française, la démocratiepeut fonctionner seulement tant que les différents cou-rants de pensée acceptent les présupposés républicains,et par là elle ne fonctionne jamais que sous une formeatténuée, puisque l'éventail des figures permises du biencommun est restreint. Si, pour des raisons diverses, unnombre significatif de citoyens récusent certains présup-posés républicains et veulent exprimer cette récusationau nom de la démocratie, alors la république se trouvedéstabilisée.et sommée de donner une réponse à cettecontradiction. Soit il lui faudra remettre en cause sespropres principes au nom de la démocratie, ce qui luiparaît impensable parce que ses valeurs sont sacrali-sées ; soit elle cherchera les moyens d'empêcher cescourants de s'exprimer, au nom de ses principes. La dif-ficulté, dans ce deuxième cas, est qu'elle ne peut pascondamner ouvertement la démocratie pluraliste, fautede se voir rejetée dans le camp des ennemis de la liberté.La réponse à ce dilemme s'annonce donc tortueuse.

Dans la seconde moitié du xxe siècle, on voit la répu-blique apporter à ce dilemme plusieurs réponses succes-sives. La première, à vrai dire la plus simple, consiste àempêcher les oppositions à la base en camouflant les

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défauts et, plus loin, les -perversions du système égali-taire/unitaire, en les niant dans les statistiques et en lesoubliant dans le discours. C'est ainsi que le plus brillantspécialiste étranger de-la France, Theodorè Zeldin,. a pudonner l'hypocrisie comme une caractéristique essen-tielle de notre comportement national. Il nous est tacite-ment, interdit d'énoncer les défauts du système républi-cain, parce que celui-ci ne se donne pas pour une visiondu monde livrée au débat démocratique, mais comme leBien politique en soi. Face aux.échecs (qui démontrent àl'évidence sa. faillibilité et son caractère ordinaire, doncdiscutable), la république agit comme n'importe quelsystème moniste et assuré.de son intrinsèque vérité : ellecache, elle ment et se- ment à elle-même.

Pourtant, -cette défense ne peut durer , très long-temps, car la fracture entre la réalité douloureuse et lediscours satisfait finit par indigner des citoyens pourainsi dire programmés à la critique, parce que moder-nes. D'autant plus que le discours satisfait, lui-mêmeempêche les réformes, car nulle raison n'existe de réfor-mer, l'excellence : et l'hypocrisie contraint à toujoursplus d'hypocrisie, . développant une situation danslaquelle le fosséva s'accroissant entre le discours opti-miste et la réalité de plus en plus défectueuse. Il arrivedonc un moment où cette fracture apparaît non seule-ment inconfortable, mais insupportable.

On pourrait alors penser que l'arsenal mis au pointpar la. démocratie pour se défendre contre ses ennemis,ainsi que le type de raisonnement qui le légitime, pour-rait être utilisé par la république. La . démocratie, . endépit de son enracinement dans la liberté de penser lebien commun et dans la souveraineté du peuple, nepeut cependant -pas laisser se développer n'importe quel

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courant de pensée. Principalement, elle légitime l'inter-diction des courants qui se disent prêts à supprimer laliberté une fois arrivés au pouvoir, c'est-à-dire des cou-rants antidémocratiques. Les - Anciens avaient déjàperçu avec acuité les perversions possibles de la souve-raineté populaire, et savaient qu'un peuple doté deliberté peut s'en servir pour s'enchaîner lui-même: Ilsavaient mis en place des .procédures sophistiquées, ditesd'ostracisme, pour éviter ce genre de piège maudit, etces procédures fonctionnaient correctement. Quant à ladémocratie moderne, elle a cru d'abord que le peupleavait toujours raison : «Vous avez, moralement tortparce que vous êtes politiquement minoritaires », maisles suffrages écrasants qui ont confirmé Hitler au pou-voir ont fait perdre aux derniers disciples de la démo-cratie jacobine toute illusion à ce sujet. La raison etl'expérience nous ont convaincus que la démocratieserait sotte et même suicidaire si elle nourrissait sesennemis par esprit de tolérance. C'est ainsi qu'àl'époque contemporaine les - États-Unis ont interdit leParti communiste, et l'Allemagne les partis néo-nazis,pour ne citer que ces deux exemples.

Cependant, autant il est possible; 'et souhaitable,d'interdire les courants antidémocratiques qui utilisenttous les ressorts de la démocratie pour l'abattre, autantil est impossible à la république d'interdire les courantsantirépublicains, au moins si elle se veut, en mêmetemps une démocratie. Car alors elle, n'agirait plus aunom de la liberté; mais au nom de sa vision du biencommun dont le caractère. dogmatique apparaîtrait àl'oeil nu, et elle se détruirait elle-même dans l'opinioncomme antidémocratique. Au fond, nombre de Fran-çais tiennent davantage à -l'égalité et à l'unité qu'à la

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liberté. Mais cette préférence est malaisée à claironnerau grand jour, car elle remet en cause la démocratie plu-raliste. Lorsque par exemple une partie croissante del'opinion française se tourne vers le libéralisme écono-mique, les républicains traditionnels ne peuvent élevercontre elle que des arguments inavouables, parce quenécessairement antidémocrates. Autrement dit, l'ambi-guïté de la république, démocratique apparaît au grandjour lorsqu'il s'agit pour 'elle de défendre ses valeurs car-dinales devant des adversaires. Parce que le caractèredogmatique de la république est masqué sous l'idéedémocratique, il ne peut s'exhiber pour sa défense aumoment même où il se trouve en danger.

Dans cette situation ambiguë, le seul recours pourlutter contre les adversaires est l'anathème, qui se passede la légitimité des arguments. La pensée républicaine,qui se sent à la fois récusée et désarmée, insulte d'abordses adversaires en instituant un manichéisme moral - larépublique se considère comme la politique morale.Dans un second temps ce manichéisme, en désignantun groupe de mauvais citoyens, finit par révéler sa cri-tique sous-jacente de la démocratie.

La pensée dérive alors sur une- pente dangereuse.Une distinction apparaît entre les bons citoyens et lesmauvais citoyens, un bon peuple qui assume l'idéalrépublicain et un mauvais peuple qui rompt l'idéal éga-litaire. L'adjectif républicain devient synonyme de bon. Ilsuffit dans le discours d'accoler à un nom, même le plusordinaire, le qualificatif de, républicain pour lui conférernoblesse. Ce qualificatif purifie tout, ce qu'il touche etl'intègre à la cohorte des anges. Un démocrate qui vou-drait ouvrir un débat sur le monopole de la collation desgrades universitaires, sur la prétention des Corses à être

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un « peuple », ou sur la- légitimité de l'ivG serait immé-diatement considéré comme un suppôt de ;Satan, etc'est pourquoi d'ailleurs personne ne s'y risque. Pour-tant, ce genre de débat, est non seulement admissible,mais normal dans une démocratie.

C'est ainsi que réapparaissent, pour la première foisdepuis la guerre froide, des courants antidémocratiques.Ceux-ci n'utilisent pour l'instant que - la force del'invective parce que l'argument antidémocratique estsans aveu. Mais ils sont déjà engagés dans -un processusd'affirmation ouverte, visible non seulement chez lesrépublicains français, mais chez les différents défenseurspostsocialistes de l'égalité. Par exemple, pour Haber-mas, une démocratie ne devrait pas être considéréecomme légitime si elle ne garantit pas l'État social :« Des décisions prises à la majorité dans des conditionsformellement correctes, mais qui ne témoigneraient quedes réflexes d'auto-affirmation de certaines couchessociales en déclin et qui craignent pour leur statut, quitraduiraient, autrement dit, l'esprit du populisme dedroite, priveraient les procédures et les institutions-elles-mêmes de leur' légitimité. »' Autrement dit, unpeuple qui réclamerait démocratiquement un autre sys-tème que celui de l'égalité ne pourrait se prévaloir delégitimité: La démocratie n'est donc recevable que sile peuple vote « bien ». L' « État social » est considérécomme le seul choix « démocratique » possible. Danscet esprit, l'élection de Berlusconi ne soulève guère, enFrance, des interrogations intéressées et honnêtementcritiques sur son programme ou sur la pertinence dudestin qu'il assigne à l'Italie : on l'injurie, on décrète

1. Après 1'État-nation, Fayard, 2000, p. 29-30.

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l'état de <« vigilance », on parle du boycott qu'il faudraitlui appliquer, et on le lui applique en effet, par exemplelorsqu'un ministre français refuse de lui serrer -Ia mainau Salon du livre-de 2002. Parce qu'il représente uneopposition affirmée à un système politique unitaire etégalitaire, sa présence sur la scène du pouvoir apparaîtinsupportable., Dans l'entre-deux-guerres, la démocratieétait mise en cause par les fascismes ; aujourd'hui, ellel'est-par la république.

S'il le faut,' c'est donc contre la démocratie elle-même qu'il faudrait sauver la voie républicaine. Dansles anciennes républiques - nobiliaires, le peuple étaitconsidéré - comme inapte pour se représenter le destincommun. Aujourd'hui, on continue de justifier lemonopole d'une élite à décider du destin commun, nonseulement par la différence de compétences, mais parla différence morale : le peuple n'est plus simplementinculte, il est .,archaïque,- ou séparateur.L'aristocratievertueuse, désireuse d'élever le peuple, s'est trans-formée en une idéocratie éclairée, dépositaire d'une idéedu Bien sui-generis, seule capable de juger si la décisionpopulaire est où non valable, et repoussant sans cesseun peuple encore, barbare qui argue de la démocratiepour imposer sa barbarie. Si bien que l'application de lapeine de mort dans certains États américains peut appa-raître comme le résultat d'une démocratie démago-gique, dominée par. un peuple barbare - ce- qui n'em-pêche pas l'élite républicaine de s'appuyer sur l'opinionpopulaire quand cela- sert son point de vue. Ainsi, lepeuple a tort ou raison selon qu'il sert ou non la penséedominante. Forte de son bon droit, la républiquedevient le bras armé d'un ordre moral qui soutient etdirige-la politique. L'opinion populaire ne lui agrée que

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si elle garantit sa, vision du monde. Autrement dit, ellese sert de la démocratie comme moyen, tant qu'elledemeure 'utilisable. -

S'il est clair qu'une démocratie, soins couvert de sou-veraineté populaire, ne peut tout accepter, il y a unabîme entre la stigmatisation d'un courant d'opiniondéfini comme dangereux pour des raisons historique-ment connues, et le rejet de tout ce qui ne ressemble pasau courant dominant. N'importe quel démocrate lucideadmettra l'interdiction d'un parti totalitaire de touteobédience, qui instrumentalise la tolérance pour nourrirson venin, mais c'est autre chose de couvrir d'injures etde boycotter un chef d'entreprise qui: licencie, parcequ'il adopte un comportement libéral'dont on se garde'bien de débattre démocratiquement. ' À cet égard; lesperversions historiques de la démocratie finissent parservir d'alibi pour rejeter-dans la géhenne la moindreopposition affirmée,-comme si l'espace politique avaitété effacé entre la démocratie pervertie, celle qui futcapable d'engendrer le nazisme, et un 'républicanismeantidémocratique, qui stigmatise l'écart de la pensée.

Il y a dans la république, à ce stade', une crainte de ladifférence des pensées, une peur de l'autre idée, quirepousse tout débat avec horreur et injurie avant mêmede parler. Le refus du dialogue marque le passage de larépublique démocratique à la -république idéologique.Le dialogue démocratique représente l'essence mêmede l'institution, car il s'agit là de définir ensemble unbien commun toujours difficile à cerner. Pour que laRépublique française soit vraiment démocratique, il fau-drait qu'il existe de véritables débats, débarrassés desinvectives, autour de la définition de l'intérêt général,jusque dans les questions les plus dérangeantes. Et que

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le débat ne soit pas confisqué par une classe de clercsqui identifient toute autre vision que la leur à une idiotie(au sens propre de pensée particulière inaccessible àl'universel), un extrémisme, ou une survivance de préju-gés révolus.

Pourquoi, par exemple, la démocratie française n'a-t-elle jamais pu, depuis la Seconde Guerre mondiale,laisser s'instaurer un débat sur l'éventuelle interdictiondes partis totalitaires ? Parce qu'il aurait fallu, définirensemble la notion de « totalitaire » ou d' « antidémo-cratique », ce qui aurait conduit à la désignation à la foisdes néo-nazis et des communistes. Le débat était impos-sible,.parce que la définition de ce qui est antidémocra-tique a été confisqué par les élites républicaines, en rai-son de leur complaisance vis-à-vis du totalitarismecommunisme. Dès lors, incapables d'apporter uneréponse politique au problème de la montée des extrê-mes, nous nous contentons d'invectiver certains extré-mismes au nom de la morale, solution qui engendre deseffets désastreux, et nourrit finalement les excès qu'elleétait censée réduire.

Seul le dialogue serein entre les courants de penséepeut représenter le mode d'être d'un peuple démocra-tique moderne, qu'il soit ou non' républicain. Il n'est pasacceptable que des élites républicaines autoproclaméesdécernent autour d'elles des brevets de républicanisme.Qui peut s'ériger en gourou pour annoncer la bonnedéfinition de la concorde ? Qui est assermenté pour trier,entre les vrais et les faux partisans de l'amitié civique ?Quelqu'un détient-il l'étalon du concept républicain, etle droit de rejeter les déviants ?

Pourtant, le processus est logique par lequel la répu-blique moniste devient manichéenne. La tentation la

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plus normale d'un monisme est de considérer la diver-sité comme un chaos,,et la différence comme ùn-scan-dale. Le dogme de l'unité est voué au manichéisme, carla pluralité est un fait de nature, un désir et un besoinhumains, qu'il lui faudra toujours rejeter, pour exister,du côté du mal.

L'effondrement des socialismes depuis la chute dumur de Berlin a effacé la dernière des religions politi-ques. La France,, l'un des pays 'les ' plus" athées del'Europe, a mis son honneur à empêcher que mentionsoit faite de nos racines chrétiennes dans la charte desdroits fondamentaux de l'Union européenne. Où trou-ver désormais l'Absolu ? L'idéal républicain constitue leseul sacré disponible, capable de compenser la dispari-tion des idéaux : « Une société confrontée à la mort etqui veut faire face, a besoin d'un Absolu - Justice, Êtresuprême, ou République. »'

N'avons-nous pas assez subi de religions politiques ?N'avons-noùs pas appris, en versant des larmes dé sang,que -la transcendance et la politique ne font pas bonménage ? Ne sommes-nous pas capables de tirer lucide-ment la leçon des deux siècles précédents, et deremettre la transcendance à sa place ? Ce serait précisé-ment cela, être démocrate.

En ce sens, il est impossible, et surtout à la fin duxxe siècle, d'accepter l'idée républicaine sinon commeun courant de pensée à l'intérieur même d'une démo-cratie. L'idée républicaine peut et doit débattre avecceux qui ouvertement là récusent. Elle fera valoir labeauté de l'amitié civique, et la grandeur d'une'sociétéfondée sur la concorde au sens romain : concorde qui

1. Régis Debiay, Que vive la République , Odile Jacob, 1989, p. 130.

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n'est pas l'absence de guerres internes, mais une paixpositive et tissée de liens réels. Mais elle n'a pas à impo-ser l'unité, faute de devenir terroriste. Autrement dit, ilne s'agit pas aujourd'hui, comme le concèdent les répu-blicains les plus-tolérants, de rendre la république unpeu plus démocratique. Mais de désacraliser l'idéalrépublicain, de le renvoyer à sa place, d'en faire enfin cequ'il n'aurait jamais dû cesser d'être : une certaine dési-gnation du bien social, incertaine comme toutes lesautres, vouée au débat et à la lente persuasion, et pasplus fondée que les autres à une direction plénipoten-tiaire. L'idéal républicain est plus beau que les autres ?plus juste, plus vertueux, plus conforme à -la bonne vie del'animal politique que nous sommes ? peut-être. Dansce cas, que les républicains le démontrent par leursactes, qu'ils en témoignent afin de convaincre, au lieud'interdire de penser autrement.

Les multiples critiques de la démocratie qui se fai-saient jour dans l'entre-deux-guerres ont suffisammentmontré leur caractère dangereux : nous n'avons jamaisencore trouvé le moyen de remplacer la démocratie,sinon par une dictature. Toute vérité imposée d'avanceinstaure une dictature, parce qu'aucune bouche d'or nesaurait décréter l'intérêt général comme parole sacrée,et là se trouve précisément le socle de la démocratie.Être démocrate, cela consisterait aujourd'hui à accepterle débat avec des courants de pensée qui valorisent l'ini-tiative face à la providence d'Etat, la responsabilité per-sonnelle face à l'égalité, la diversité face à l'unité. Ladémocratie repose sur la certitude qu'il n'existe aucuneVérité sociale certifiée par quelque dieu ou par quelquesinspirateurs, fussent-ils des intellectuels brillants. Ellerefuse la dictature de toute Vérité, même vouée au ser-

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vice du peuple. D'ailleurs, il n'y a rien de plus dange-reux qu'une Vérité qui veut s'imposer au peuple pourmieux le servir. Toutes les tyrannies commencent là.

Alors que la démocratie malade dit : «.Il n'y a pas devie bonne »>, la république malade dit : « Il n'y a qu'unevie bonne : la nôtre. » La perversion de la démocratie estl'oubli de toute figure du bien commun, l'indifférence àce qui est commun. La perversion de la république estla dictature morale. Car la démocratie malade ne penseplus, tandis que la république malade se croit la seule àpenser.

La situation française n'est pas vouée à se perpétuer.Quoique moins réelle ici qu'ailleurs, la démocratie plu-raliste y est trop enracinée pour souffrir longtempsl'emprise des dogmes. Il n'est donc guère imaginableque la France demeure longtemps le seul peuple occi-dental qui accepte de se priver d'un véritable débat surla figure du bien commun. Nul ne peut plus fermer lesfrontières. Nous ne pouvons plus vivre dans un autretemps par la fermeture de l'espace, il nous faut vivredans le temps commun du monde, qui a sa cohérencepropre. La république à la française contredit point parpoint l'atmosphère générale de l'époque, et à ce titreelle représente un archétype non pertinent, un modèleque récusent les manières contemporaines d'être et depenser.

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CHAPITRE 7

Imminence et insuffisancesde la fédération

Joseph Proudhon ne s'était pas contenté d'appelerde ses voeux le fédéralisme. Il le considérait comme iné-luctable et, par ailleurs, il le croyait capable de résoudrel'ensemble des problèmes politiques. Autrement dit,-Proudhon, que l'on classe tantôt chez les anarchistes ettantôt chez les socialistes, avait fini par faire du fédéra-lisme une idéologie stricto sensu, il le voyait à la foiscomme destin et comme fin de l'Histoire. Fils de sontemps, comme il est normal, donc inscrivant sa penséedans l'atmosphère d'un Progrès capable de parvenir àson terme, il était persuadé, que l'État correspondaità une phase précise du développement historique,dépassée aussitôt que les groupes de citoyens se ren-draient capables d'une autonomie suffisante. Sa certi-tude rejoignait finalement, d'une certaine manière, cellede Marx et des libéraux de l'époque, qui croyaient touspouvoir un jour prochain se passer d'autorité gouver-nante, grâce à l'avènement historique d'une parfaiteautonomie humaine. La différence entre Proudhon -etses protagonistes, c'est qu'il croyait en l'autonomie desgroupes sociaux, davantage qu'en l'autonomie des indi-vidus. À ce titre il avait fait du fédéralisme une autreidéologie de la fin de l'Histoire.

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Proudhon avait évidemment tort de croire que lefédéralisme résoudrait la question tragique des relationsentre gouvernants et gouvernés, entre l'autorité ' et laliberté. Ici encore, il demeurait prisonnier d'un tempsoù l'on cherchait aveuglément les « solutions » aux ques-tions humaines, solutions dont nous savons à présentqu'elles n'existent pas. Mais il avait prévu le démembre-ment du monde qui se produit aujourd'hui sous nosyeux, et la chute de l'État centralisé, dans une intui-tion nourrie par l'espérance autant que par la lucidité.Au début du xxie siècle, le fédéralisme porte l'avenirdavantage que n'importe quel autre système politique.L'auteur du « Principe fédératif », endetté, exilé, empri-sonné, toujours fulminant, aurait regardé notre époqueavec une satisfaction triomphale.

L'ère inaugurée par Bodin et par les traités de West-phalie, ère des États-nations, est en train de s'achever.On peut le regretter ou s'en réjouir, on peut s'inquiéterde l'ignorance dans laquelle nous sommes de ce qui varemplacer les formes passées : le fait est là.

La perte de légitimité de l'État-nation tient à nombrede raisons déjà bien identifiées. Les excès qu'il a engen-drés au cours du siècle sont loin de suffire à expliquerson déclin. Il faut plutôt se pencher sur le phénomèneplus général de démantèlement des sociétés, qui tient àune poussée individualiste visible dans toutes les institu-tions, depuis la nation jusqu'à la famille en passant parles partis, les syndicats ou les Églises. La délégitimationdes significations communes coïncide avec l'abandondu sacrifice qu'il fallait consentir pour leur défense.Dans ce cadre, nous ne risquerons plus nos vies ni la viedes autres dans le but de conquérir un territoire cher ànos coeurs, ou même de le maintenir dans le giron fran-

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çais, et il en va ainsi pour tous les pays européens, saufpour la Serbie, qui nous apparaît dès lors passéiste .etsauvage. Les: États-nations sont nés par la force et sesont maintenus par la menace de la force. L'inclinationdes démocraties_ pour la paix, dont toute la modernité arêvé à juste titre - comment ne pas aimer la paix? -arrive à son apogée. Aucune de nos nations ne se bat-trait, dans l'état actuel des choses, pour son unité. Aussitoute province nantie d'un groupe indépendantistecapable de sacrifier sa vie menace-t-elle la nation. Celuiqui ne craint pas pour sa vie, disait Machiavel, estmaître de celle des autres... et surtout quand les autresne craignent que pour leur vie. Plus loin encore, mêmesans parler de guerre, il est devenu tyrannique de vou-loir maintenir un territoire dans l'orbite d'une nationpar toutes sortes de ruses ou de chantages. L'Angleterrea abandonné- le combat irlandais, et le roi d'Espagneutilise des subterfuges de haute psychologie pour arri-mer à la nation, ou à ce qu'il en reste, les provinces lesplus rebelles.

À l'ardent désir de paix s'ajoute la volonté de con-crétiser une forme de solidarité internationale. Ces deuxtropismes rendent la souveraineté facilement acces-sible : combien de peuples aujourd'hui revendiquentet acquièrent la souveraineté sans détenir pour autantla capacité de se défendre ni les ressources suffisantespour bien vivre. Sans armée, ils peuvent compter surl'opprobre jetée sur les guerres de conquête. Sans res-sources, ils peuvent compter sur l'aide internationale. Àla fin du xxe siècle, on est souverain à peu de frais. Levieux concept grec d'autarcie ne signifie plus grand-chose; et l'idée de souveraineté, qui lui a succédé, perdson sens réel.

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Il est à croire que le démantèlement dés États-nations contemporains provient d'une délégitimationdes significations communes, liée à la«, douceur dérrio-cratique » par laquelle tout combat devient absurde etvain. Il s'agit là d'un phénomène à -deux faces quis'entretiennent réciproquement : si l'Étât-nation perd sapertinence symbolique (s'il ne renvoie à aucune causecommune), on ne voit pas pourquoi les citoyens se ris-queraient pour lui ; et inversement, si'la paix représentedorénavant la valeur cardinale, la valeur de la nationdisparaît derrière elle.

La disparition des grandes « causes » a ainsi partieliée, en Europe du moins, avec la perte de sens desÉtats. Ceux-ci justifiaient leur existence non pas seule-ment par la garantie de paix intérieure et de défenseextérieure, mais, plus important encore, par la repré-sentation active des idéaux communs. Il est évident,par exemple, que coloniser des territoires lointains,reprendre l'Alsace-Lorraine, conserver l'Algérie ontconstitué en leur temps des idéaux communs dont ledrapeau était symbole et garant. Et, au moment oùl'unique finalité. du pouvoir d'État devient la « sécuritéhumaine » ou garantie de la vie et du bien-être dechaque citoyen, la disparition du sens collectif rend biendifficile la défense de la pérennité étatique. L'État necréait pas le_ sens, mais il le symbolisait et en portait labannière.

Les États unitaires se démantèlent,parce qu'ils sontlaissés à l'indifférence en tant que porteurs de sens,parce qu'ils ne désignent plus des valeurs ou des com-bats auxquels les citoyens s'identifient au-delà de leurbien-être personnel. Le « sens » porté par les États revêtune forme concrète pour autant que chaque citoyen

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l'assume pour lui-même et ressent vivement la relationentre le sens collectif et sa propre existence. Le soldatde 1914 ressent la perte de l'Alsace-Lorraine commeune diminution personnelle, qui affecte son monde cul-turel jusque dans ses représentations quotidiennes. Ilsouffre de devoir présenter à ses enfants une carte deFrance sur laquelle les provinces perdues figurent enviolet, couleur du deuil. Le sens « universel » porté parl'État, même si cette universalité demeure relative parceque nationale, englobe sur un territoire l'ensemble descitoyens et les concerne. Mais lorsque, par le progrès del'individualisme et par la crainte du fanatisme du sens,l'universel n'est plus porté que par un petit groupe, ilperd sa, réalité et devient une abstraction, c'est-à-direune idée sans sol, privée d'arrimage dans l'existence.C'est naturellement lors des situations exceptionnelleset tragiques, quand le sens collectif réclame des vieshumaines pour sa sauvegarde,' qu'apparaît la substitu-tion. Les soldats américains renâclèrent à laisser leur vieau Vietnam, parce que la signification du combat étaitdevenue une abstraction, privée de relation avec leurexistence concrète. Lorsque nul Français du continentn'a envie. de perdre un cheveu pour la Corse, celasignifie que l'unité territoriale française, comme valeurcommune, est devenue une abstraction.

Or aucun État unitaire ne peut se maintenir commegardien des abstractions, c'est-à-dire, gardien du vent.

Lassés de projets pompeux et abstraits dont ilsn'attendent plus rien, dès lors les citoyens espèrent seu-'lement contribuer au bonheur visible d'une plus infimepatrie. Au tournant du siècle, nous assistons non seule-ment à la fin de l'aventure moderne de recréation del'homme par les États ' idéologues, mais à la récusation

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des significations collectives portées par lés États unitai-res. Il est probable que le désastre des premiers a contri-bué à provoquer la chute des seconds : notre contempo-rain a tendance à jeter le discrédit en même temps sur lesacrifice au nom de l'Avenir radieux et sur le sacrifice aunom de l'Alsace-Lorraine. Même si les deux « causes »ne peuvent être ni identifiées ni comparées, il aperçoitici et là quelque chose d'abstrait et de terrible, tout sim-plement parce que son existence concrète ne se sentconcernée ni par l'une ni par l'autre. Aucun sens collec-tif de portée nationale ne le concerne suffisammentpour qu'il accepte de s'en nourrir au détriment de sonconfort, et il tient pour des Martiens ses ancêtres quipouvaient vivre comme des gueux au service de toutessortes de croisades. Il ne refuse pas d'appartenir à unecommunauté de vivre ensemble ni de lui vouer sesefforts, mais il cherche désormais un groupe à samesure, porteur de significations qui concernent direc-tement son existence.

Une société démocratique, qu'elle soit ancienne oumoderne, ne fonctionne que si les citoyens se sententd'une manière ou d'une autre identifiés à un destincommun, c'est-à-dire acceptent de lui sacrifier unepartie de leur intérêt propre - ce que l'on entend par la«vertu » au sens civique. L'institution- politique - donccoercitive - ne peut se voir légitimer qu'au niveau où lescitoyens sont prêts à cette « vertu ». Ainsi, une démo-cratie qui ne soit pas réduite à l'addition des intérêts desgroupes et au gouvernement des procédures - ou, si l'onveut, une démocratie républicaine - demeure possibledans les sociétés individualistes modernes, mais à condi-tion que l'on opère un raisonnement inverse de celuid'autrefois. Il ne s'agit plus de souder les citoyens qui se

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trouvent sous ce gouvernement ou sous cet État, mais ils'agit de constituer le gouvernement politique au niveauoù les citoyens se sentent soudés et capables de

vertu ». Car, dans la société moderne, la liberté laisséeaux individus de se détacher du bien commun a davan-tage de valeur que le bien commun lui-même préalable-ment décrit - ou, si l'on préfère, la liberté des individusconstitue la première condition de l'institution d'unbien commun.

L'avènement d'un monde où l'intérêt pour la gran-deur commune décroît au bénéfice de l'intérêt pour lebien-être de chacun, où l'idéal s'efface devant, le quoti-dien, où les grandes causes spirituelles, jugées venimeu-ses, laissent donc la place à l'organisation de la viesimple... l'avènement de ce monde nous engage toutnaturellement vers la forme fédérale contre la formeunitaire. On ne voit pas pourquoi nos pays devraientencore accepter les contraintes d'un ensemble unifié, sicelui-ci ne représente plus aucun sens ni but commun,s'il ne porte le drapeau d'aucun espoir commun.

Nous nous trouvons ici devant l'une de ces lames defond qui découragent tous les détracteurs, et transfor-ment les critiques en nostalgiques. Devant un processusaussi inéluctable que la démocratie décrite par Tocque-ville, dont il représente d'ailleurs la suite et la poursuite.Il faut. préciser ce que l'on entend ici par «inéluctabi-lité ». Il ne s'agit pas du sens de l'Histoire au sens deHegel. Je ne crois pas que l'histoire de l'humanité seraitéclairée du dedans ou du dehors par un principed'intelligibilité auquel nos destins seraient, pour ainsidire, livrés. En d'autres termes, je ne crois pas commeProudhon que nous devrions toujours avancer, par la loidu Progrès, de la conscience et de l'autonomie, vers plus

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d'indépendance pour les petites collectivités au détri-ment des États, dans un mouvement infini autantqu'irrésistible, et débouchant éventuellement sur uneperfection immobile. Ni, comme les marxistes et les libé-raux du xix° siècle, que cette même loi du Progrès désha-billera peu à peu les États de tous leurs attributs - ou detous

'leurs oripeaux -, pour finalement en effacer la

figure. En revanche, il semble bien que la petite histoiresoit entraînée dans des processus que les hommes engen-drent sans toujours les avoir voulus ni désirés, et qu'ils nepeuvent récuser à moins de se renier eux-mêmes. Cesprocessus sont inéluctables parce qu'à un momentdonné tous les facteurs conscients ou inconscients souf-flent dans ce sens, ,à ce point qu'il faudrait, pour s'yopposer, s'opposer à l'existence même. Mais ils répon-dent seulement à des circonstances et n'ont rien à voiravec un destin grec ni avec l'Esprit de Hegel. Autrementdit, ils sont à la fois inévitables et passagers, au sens oùils laisseront place à d'autres une fois leur énergieaccomplie. Il est possible, et même probable, que d'au-tres formes de centralisation, étatiques ou autres, émer-geront dans les siècles suivants, à la faveur du désordreque le démantèlement des États-nations 'ne' manquerapas d'engendrer par sa propre logique. Mais dans lemoment où nous nous trouvons, nous n'avons le choixqu'entre la maîtrise consciente de cette évolution, ou lesconséquences pires qui surviendraient de sa récusation.

Le regard déjà distancié, permis aux arrière-descendants que nous sommes, laisse apercevoir l'État-nation comme un type historique, dont la pertinencedemeure relative selon le temps et le lieu. C'est unmodèle d'organisation adapté à un temps particulier del'histoire de certains peuples. Son utilité fut grande

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quand il fallait limiter les guerres incessantes, éla-borer un équilibre, tracer des frontières. Les exigencesd'aujourd'hui sont différentes..

Pour ces raisons, l'État unifié représente à présent lepays du passé, tandis que le pays de l'avenir est une orgâ-nisâtion indétermiriée, encore inconnue, mais dont nouspouvons seulement savoir qu'elle sera plus fluide et plusouverte, nantie peut-être de limes au lieu -de frontières,peuplée de souverainetés relatives et fluctuantes. Autre-ment dit, le pays de l'avenir ressemblera à l'attente deProudhon, cet habitacle politique où « le centre est par-tout, la circonférence nulle part ». Si nous parvenons,dans cet éclatement, à échapper aux conflits perma-nents que l'État-nation avait pour but d'empêcher

autrement dit, si nous réussissons à éviter que ledémembrement étatique engendre une forme d'anar-chie -, alors l'organisation politique du Vieux Continentne pourra que s'approcher du modèle fédéral. La pertede puissance des Etats pourra laisser croître l'autonomiede territoires de tailles diverses - car l'Europe ne pourralongtemps revendiquer un statut de super-adminis-tration. L'Angleterre, il y a peu centralisée, évolue versle fédéralisme. L'Italie suit le même chemin. L'Espagneest girondine. Seule la France républicaine renâcle, endépit du statut de décentralisation, à croire que sesrégions ou autres collectivités pourraient se gouvernerelles-mêmes. Par un processus qui semble inévitable àcourt ou à moyen terme, les démocraties centraliséesdeviendront peu ou prou des démocraties fédérales,rejoignant ainsi le modèle des pays germaniques.

Cela ne signifie pas, encore une fois, que ce modèles'établira- pour toujours ni qu'il faudrait voir en lui unquelconque achèvement. Sans doute ses faiblesses et ses

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excès viendront-ils le remettre en cause un jour oul'autre. Et surtout, cela ne signifie pas, comme on va levoir, que ce modèle soit exempt de défauts graves. Mais,en l'état actuel des choses, il représente l'avenir. Tout seconjugue pour le préparer là où il n'est pas, et pourl'amplifier là où il existe déjà. C'est pourquoi les débatsautour des mérites ou des perversions de l'État centra-lisé n'ont plus guère d'intérêt. Je voudrais insister ici surquelques traits de l'esprit du fédéralisme, et leurs consé-quences pour le temps à venir.

La culture politique européenne a cette particularitéde faire confiance aux gouvernés - de tabler, donc, surla capacité des humains à décider de leur propre destinet du destin commun. D'où proviennent la politique, ausens aristotélicien d'un e art de gouverner des hommeslibres », la notion de citoyen et de N gouverné majeur »,enfin la démocratie.

La capacité humaine s'entend sous deux modalitésdifférentes : celle d'agir et celle de penser. Même sil'une et l'autre ne se séparent guère, sauf exceptions,dans les sociétés modernes, il faut distinguer la capacitéd'agir et celle de penser, qui donnent lieu, d'une part,à l'autonomie d'existence, d'autre part, à la liberté depenser. Chacune se réalise à travers des organisationspolitiques qui la prennent en compte spécifiquement.Car une chose est de pouvoir décider par moi-même dequelle manière je vais garantir ma subsistance, assurerma santé ou prévoir ma retraite, autre chose est de pou-voir se dire socialiste dans un pays libéral ou inverse-ment. Les organisations politiques sont différentes selonqu'elles concrétisent l'une ou l'autre de ces capacités,ou les deux à la fois.

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L'autonomie d'existence, ou capacité d'agir, estgarantie par la démocratie ancienne et par la démocratiefédérale sous ses formes anciennes et modernes. Laliberté de penser est garantie par la démocratie moderne.Dans l'histoire politique européenne, c'est l'autonomied'existence qui se développe la première et se déploielongtemps sans le corollaire de la liberté de penser. Ladémocratie antique fait confiance aux citoyens pourdécider de leur vie propre et de la vie collective, mais neleur permet pas de débattre sur les finalités de la cité, cequi fait de Socrate un dissident. Les formes politiqueseuropéennes d'avant l'État moderne sont marquées parla dissémination de pouvoirs multiples reliés par unemultitude de pactes. L'autonomie d'existence y est clai-rement affirmée, laissant les villes, les groupes divers àleurs affaires, mais la liberté de pensée, au sens moderne,n'y est pas. Althusius, le juriste allemand qui conceptua-lise le fédéralisme à la fin du xvte siècle, décrit unesociété, celle de son temps, dans laquelle l'autonomied'action se déploie largement, mais au sein d'une pen-sée inquisitoriale. La- liberté de penser n'éclôt qu'avecl'époque moderne, qui remet en cause pour la premièrefois la finalité sociale unique, entée sur la religion et sur lamorale communes. Autrement dit, c'est la modernité quiouvre complètement le champ de la capacité en permet-tant de conférer aux citoyens les deux libertés à la fois. Lesystème ancien des pactes emboîtés, exemplaire dansl'Empire romain germanique et précurseur du fédé-ralisme, qui garantissait l'autonomie des actes, va s'ad-joindre la démocratie moderne qui garantit la liberté depenser et de repenser sans cesse les finalités politiques.

Le développement de l'autonomie d'existence sur leterritoire européen, pendant le millénaire qui nous pré-

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cède, est lié à une anthropologie spécifique à ce conti-nent, issue de l'idée chrétienne de personne. À partirdu moment où l'être humain est considéré comme-unesubstance séparée, formant à lui seul un monde, etmonopolisant dans le champ social le caractère sacréqu'ailleurs revendiquent des gouvernants plus ou moinsdivinisés, c'est de lui que la politique doit prendre soin.Prendre soin de la personne signifie lui garantir lesconditions de son déploiement dans toute la mesure deses capacités. On considère dès lors que l'être humaindéveloppe davantage son être propre s'il acquiert lacapacité de commencer lui-même ses actions, d'en pré-voir le dénouement dans l'avenir et d'en assumer latrace passée. Autrement dit, l'autonomie est liée à laprévoyance et à la responsabilité personnelles. Si' l'Eu-rope ne développe pas d'empires de type chinois, où lesindividus sont pris en charge et en tutelle par le pouvoir,c'est qu'elle enracine sa culture dans une anthropologiedifférente.

Alors que la liberté d'agir est fondée sur l'idée depersonne, la liberté de pensée provient de l'idée desujet, idée moderne, qui confère à la personne la libertéde conscience et la capacité de remettre en cause lesfinalités héritées. L'invention majeure de la démocratiemoderne a été d'instaurer le sujet dans la politique, debriser le monopole des finalités collectives et de per-mettre à chaque citoyen -de penser ces finalités parlui-même puis de les proposer à la société. Elle entérinele pluralisme des visions du monde social. Sa caractéris-tique est de permettre à ces visions diverses à la fois decoexister et de se développer sans conflit, dans l'atmo-sphère du débat et donc du respect. Mais aussi de per-mettre à ces visions du monde de concourir loyalement

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pour tenter, chacune à leur tour, de se concrétiser etd'expérimenter leur point de vue dans l'existencesociale. Une vision du monde traduit une idée del'avenir social : une manière dont la société sauraitmieux exister, accéder à davantage de bien-être et debonheur que dans le passé et dans le présent ; une idéede la bonne vie à réaliser. En ce sens, la démocratiemoderne-pluraliste est entée sur l'avenir. Ses débats etses. querelles portent sur la définition du futur. Sa formeest l'élan. Elle organise une représentation des espérances.

Or la caractéristique essentielle de la période pré-sente est précisément l'effacement de l'intérêt pour lesidéaux communs. Et, concrètement, l'abandon du com-bat et même du débat entre des finalités sociales et poli-tiques différentes.

Lorsqu'une société ne peut ou ne veut plus débattresur les fins, mais réclame l'autonomie des actes,l'organisation qui lui convient est une 'forme ou uneautre de fédéralisme. Une société fédérale a tendance,àfaire passer le règne des fins. derrière celui, des appétits.En garantissant l'autonomie des groupes pour répondreau désir de paix entre des entités diverses et qui veulentle demeurer, la fédération atténue du même coupl'ampleur du bien commun. Les desseins communsconcernent' désormais essentiellement des entités si

petites qu'ils ont trait aux appétits plutôt qu'aux fins :on n'invente pas des idéologies dans un village. Etquant au projet même de la fédération, commun auxentités diverses, il est réduit au désir de paix et de bienvivre, d'une solidarité dans le bien-vivre, ou de la méil-leure - appropriation d'un mode d'existence qui lui-même n'est pas remis en cause. En ce sens, la fédéra-tion répond mieux que tout à une époque qui désire

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bien vivre et ne nourrit plus l'envie de transformer lemonde.

Le fédéralisme de type suisse est un pluralisme descultures régionales, habilitées à se développer en tantque telles, et coexistant dans la paix grâce à une idéede la justice qui passe par une certaine redistributiongarantie par le gouvernement fédéral. Le fédéralisme detype hongrois est un pluralisme des cultures nationaleset ethniques, et diffère du fédéralisme suisse en ce queles cultures n'y sont pas géographiquement enracinées.Or les cultures ne traduisent pas une vision du mondepréféré ou idéal, mais un monde existant de traditions,d'usages et de mceurs. Alors que les visions du monde,dans la démocratie pluraliste, sont accrochées à l'avenir,ici les cultures sont enracinées dans le passé et'dans leprésent.

La démocratie fédérale tend donc, par sa naturemême, à effacer les visions du monde, parce que ladéfense régionale, culturelle, identitaire, y occupe facile-ment tout l'espace. Avec le dépérissement des grandsrécits et la clôture de l'espoir politique, les démocratiesfédérales exacerbent leur tendance naturelle qui consisteà privilégier les cultures par rapport aux visions: Les lut-tes idéologiques occupent davantage la France que laSuisse : dans la première, démocratie unitaire où les cul-tures particulières régionales n'ont pas droit à la repré-sentation, les débats portent sur les visions du monde- etle pluralisme est celui des idées. Il faudrait plutôt direétait. Car cette époque est en train de passer.

La crainte contemporaine devant les visions dumonde nous entraîne tout naturellement dans un pro-cessus de pluralisme des appartenances, remplaçant lepluralisme des espérances.

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Chaque organisation étant sujette à une perversionpropre, liée à ses caractéristiques mêmes, la mauvaisepente du fédéralisme est l'éclatement, car il est difficilede faire tenir ensemble des entités autonomes dans unéquilibre acrobatique entre la diversité légitimée etl'unité qui fédère. Cependant, si l'éclatement représenteun risque politique, l'oubli du débat sur les finalitésreprésente une autre forme de dispersion. Les différen-tes finalités, ou visions du monde, expriment en effetdes universels qui réunissent les citoyens au-delà desappartenances géographiques et culturelles.

C'est pourquoi les Français, qui préfèrent toujoursl'universel au particulier, avec tout ce que cela supposede grandeurs -et de perversions, ont naturellement ten-dance à décrier le fédéralisme. Ils voient dans cetriomphe de la particularité une valorisation indue des« provinces » - entendues péjorativement au sens dela mentalité <i provinciale »>, c'est-à-dire étriquée. Lessociétés occidentales sont constamment livrées à undouble mouvement-dans lequel il leur faut arbitrer entrela défense de l'universel, moteur de progrès, porté parles élites, et dont la dérive est l'abstraction, et la défensedes cultures particulières, plus' souvent portées' parles peuples, et - dont la dérive est l'immobilisme. Onretrouve cette fracture et ce débat tant à l'Ést qu'àl''Ouest, à travers les courants politiques et dans l'atmo-sphère de la pensée. L'évolution actuelle semble bienexprimer un redéploiement du particulier face à un uni-versel qui s'est gravement fourvoyé au e siècle, jus-qu'à faire vivre des peuples entiers dans l'abstraction.C'est pourquoi on assiste, en France du - moins, oùl'État unitaire et l'institution républicaine expriment legoût pour l'universel, à une récusation par l'insulte du

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particulier « moisi », de l'identité vue toujours commeun <« repli » aigre -et souffreteux. En même temps, laforce irrésistible qui valorise le proche et le visible, oules formes de la vie concrète, dans un.mouvement cen-trifuge repousse aux marges les courants défenseurs del'universel, contraints de penser leur idéal à d'autresniveaux. C'est ainsi que certains réclament à l'instanceeuropéenne de garantir l'égalité, à la concrétisation delaquelle échoue ,l'État-nation. Et au moment où lescitoyens, se détournent des gouvernements centrauxpour se rapprocher des lieux de proximité, se redé-ploient les vieux projets du gouvernement mondial.Cette fuite en avant de l'universel, exprime l'incapacitédans laquelle nous sommes de .vivre dans. un monde oùil faudrait se contenter de la bigarrure des particularités.Cette incapacité est probablement très européenne, sidu moins l'on regarde l'histoire de nos peuples depuisles origines. Et l'évolution vers le fédéralisme appelle,comme par compensation, la recherche de certitudes etde normes universelles, elles-mêmes réclamant pourleur garantie un nouvel échelon politique qui peut fleu-rer l'utopie : le TPt et le,<» gouvernement mondial ».

Pourtant, si lès cultures particulières qui coexistentne débattent plus de ce qui pourrait les élever toutesensemble au-dessus d'elles-mêmes, ce. n'est pas seule-ment qu'elles s'intéressent chacune à son clocher, c'estqu'elles sous-entendent une vision du monde uniquedans,laquelle elles s'inscrivent toutes. Ainsi le déploie-ment des particularités, qui se réalise dans le fédéra-lisme, n'implique-t-il pas la suppression de l'universel,mais l'intégration d'un universel non dit, voire impensé.

L'effacement de la représentation des espérancessignifie que plus,rien n'est à espérer, sinon le renouvel-

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lement de ce qui, déjà, est. Quand les visions du bon-heur commun importent moins que l'organisation dubien-être des groupes, le débat autour des finalités dis-paraît pour laisser place à-un consensus sur les finalités.Les citoyens,qui s'affairent au confort de leur commu-nauté géographique/culturelle acceptent 'dès lors la pré-dominance d'une vision du monde monopolistique.

Le consensus est une certitude donnée, un confortou une paresse de la pensée. C'est un universel sansremise en cause qùi, par là même, éloigne les sociétés dela démocratie pluraliste dont la nature est de s'inquiéterpour le destin commun. Ce phénomène indique unretour aux sociétés anciennes, qui s'établissaient sur unconsensus autour d'une vision du monde unique, reli-gieuse ou non. Dans l'ancienne Athènes, il n'est pasquestion d'un pluralisme des visions du monde ni d'unconflit entre idéologies. Sur les questions essentielles,qui concernent le mode d'existence de la cité, sescroyances et ses espoirs, le consensus est établi. Socrateest mis à mort pour avoir précisément remis en cause ceconsensus. Là, ce ne sont pas des courants de pensée,comme dans la démocratie moderne, qui envoient desreprésentants pour gouverner, mais des entités géogra-phiques (les dèmes). Les tribus, qui, au départ, n'étaientpas considérées également, et dont certaines, issues deminorités, possédaient auparavant des droits inférieurs,forment donc le socle de la ' représentation. La démo-cratie antique consiste en un pluralisme reconnu dés tri-bus qui accèdent au même droit de gouverner. Mais cepluralisme géographique s'inscrit dans un monopole desfinalités. Il en va de même chez les Européens d'avant lamodernité : ils respectent l'autonomie des actes sans laliberté de pensée. Chez Althusius, le pouvoir, qui garan-

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tit à chaque groupe son autonomie, confisque en mêmetemps le débat sur les fins. La société repose sur le socled'une religion consensuelle - ou imposée, selon l'idéeque l'on se fait du réel consentement des hommes decette époque. Avant la modernité, les finalités demeu-raient entre les mains du pouvoir, lequel se trouvaitdétenteur de la vision du monde à laquelle tous souscri-vaient. Le pouvoir était pour ainsi dire propriétaire del'espoir.

On peut observer aujourd'hui, dans la plupart despays occidentaux, ce retour de la société à consensus.Partout s'étend une certitude partagée autour de ce quel'on ' pourrait appeler un libéralisme économique etmoral, la « démocratie de marché », ou une certaineinterprétation des droits de l'homme, qui n'admet plusles pensées adverses, gouverne les médias et s'insinuedans l'éducation publique, pendant que les querelles,débats et exigences de représentation politique se déve-loppent entre les groupes identitaires, c'est-à-dire dèsqu'il est question de défendre non plus la pensée sur lesfinalités, mais l'être et l'agir. C'est un phénomènecontemporain qui répond à la lassitude devant les«grands récits «, et qui peut donc se,déployer partout ;mais il est clair que le fédéralisme lui confère des titresde noblesse et l'enracine, plus que tout autre système,dans sa légitimité : car ici, l'assise de la démocratie estla défense des cultures particulières davantage que ladéfense de visions du monde universelles.

Il s'agit alors d'entretenir l'existence telle qu'elle est,non pas seulement dans son aspect matériel, car ladéfense d'une culture est bien autre chose, mais en toutcas dans ce qu'elle a de déjà-donné. L'élan vers le futurest remplacé par une sorte de rétractation sur l'étant,

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voire sur le passé. L'attente, par la protection. La pro-messe, par la certitude d'être. Nous pouvons dire quenous sommes en train de passer d'une démocratie quidébat du bonheur de tous pour l'avenir à une démo-cratie comme défense de bonheurs particuliers entésdans l'origine. Cela ne signifie pas une stagnation dansdes traditions ou des habitudes, car la culture particu-lière peut en son sein se rénover en permanence, pours'adapter au monde extérieur. Cela signifie que l'énergiese trouve mise au service de la sauvegarde de la cultureou de l'identité, au. détriment de la problématicité dusens de l'existence en général.

La fédération est le monde des gens qui n'ont pas ouplus de causes grandioses, qui veulent vivre habituelle-ment ou qui veulent simplement vivre, et non plus, telsleurs ancêtres, guerroyer contre ce qui apparaît aujour-d'hui comme des moulins. Elle défend la cause de laquotidienneté. C'est un monde dans lequel les espoirssont restreints. Délivrés des grands desseins et desgrands conflits, les citoyens y cultivent des combats debroutille. Doit-on mépriser cela ? Mieux vaut, aprèstout, se quereller pour un privilège cantonal que s'étri-per dans une guerre de religion : cela fait moins mal.Pourtant... l'homme est grand à la mesure de ce qu'ilcombat, disait Kierkegaard : mais faudrait-il réinventerdes monstres pour nous grandir à leur mesure ? Telssont les paradoxes nouveaux. .

S'il est dorénavant désuet de lutter pour une«cause », faut-il en déduire que la démocratie estdevenue adulte ? Je ne le crois pas. Car le consensus nesignifie pas que les questions ont été résolues. Toutconsensus est faux, surtout à l'âge moderne, dansl'atmosphère de la liberté de pensée. Un consensus sur

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les fins est une imposture au regard de la culture euro-péenne/occidentale, pour laquelle il s'agit de transfor-mer le monde, et non pas de le perpétuer en demeurantquiètement dans l'ordre où l'Histoire. nous a installés.Comme pluralisme des espérances, la démocratie mo-derne répond à cette volonté proprement européennede découvrir des bonheurs toujours nouveaux.

La démocratie moderne est ce système politique quilivre au débat public non pas seulement les problèmesde la quotidienneté, mais les questions graves ; non passeulement l'existence, mais son sens. La démocratiemoderne jette le tragique en pâture à la parole : c'est làqu'habite l'homme le plus éveillé, car le sens de sa vie yest non pas évident, mais toujours sur le tranchant duquestionnement. Elle ne pose pas seulement la questionde savoir comment accomplir la bonne vie décrite par leconsensus : elle raconte un débat permanent sur les cri-tères de la bonne vie.

Comment ne pas voir dans les modèles qui émergentla prédominance de ce que Jan Patocka appelle «lerègne du jour », une existence livrée aux nécessités duquotidien et aux fastes du temps présent ? Nulle idée dutragique de l'existence ni de l'inquiétude qui la convie àse remettre en cause et à se dépasser. Le refus de livrer'au débat public «la problématicité de l'être et du sensde l'étant »' engage les citoyens d'un pays tout entierdans une existence qui ne se réfléchit pas.

Est-ce le retour à l'âge préchrétien, 'avant quel'homme européen ne désire transformer le monde ?Avant l'idée de progrès ? Ou bien seulement un retour,raisonnable à l'âge pré-idéologique ?

1. Essais hérétiques, Verdier, 1981, p. 75.

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La caractéristique de cette nouvelle donne estl'empire de la suffisance : les citoyens ne cherchent pasde projet alternatif parce que le mode d'existence présentse suffit. N'y a-t-il pas un lien, une connivence, entre lamodernité tardive qui éloigne d'elle les grands desseins,et l'évolution vers le fédéralisme qui porte en lui le senti-ment de la satiété ? La fédération n'a-t-elle pas tendanceà immobiliser la politique, à la priver de projets alterna-tifs, donc à la priver d'histoire - ou, si l'on préfère, à lalaisser glisser dans le vertige de la suffisance ? Que faut-ilpenser de cette évolution qui éloigne le fédéralisme de ladémocratie pluraliste, en dérobant le sol sur lequel elle sestructure ? Si le système fédéral engendre des' peuplessatisfaits, est-ce parce que ce système répond si bien auxbesoins de l'homme que celui-ci n'a plus rien à attendre(comme le pensait Proudhon) ? Serait-ce donc le sys-tème qui convient à l'apogée de la civilisation techniqueabandonnée au seul bien-être ?

Vaclav Havel avait établi une comparaison imperti-nente entre le communisme et la Suisse'. La Tchécoslo-vaquie communiste, disait-il, vit dans' le mensonge de lasuffisance. La Suisse vit dans la suffisance. On a long-temps cru que le danger du phénomène totalitaire tenaitdans le mensonge. Oui. Mais le plus grave, c'est la suffi-sance. On pourrait pousser plus loin la comparaison.Les Suisses possèdent tout, ou presque. Les Tchèquesn'ont rien,- ou presque, mais doivent faire semblant detout avoir, pour plaire au régime. Ainsi, pour deuxmotifs différents, les uns et les autres se trouvent privésd'espoir. Pourtant - et voilà l'ironie des choses - lesTchèques savent que cette suffisance est un mensonge,

1. Essais politiques, Calmann-Lévy, 1989, _p. 162 et s.

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et dès lors agissent pour abattre le mensonge et tenterde faire renaître l'espoir, tandis que les Suisses pensentque leur confort est pratiquement indépassable. Sansdoute, au regard du bien-être vital, les premiers sont-ilsplus malheureux que les seconds. Mais parce que l'es-pérance leur reste, ils sont, en réalité, plus heureux, si lebonheur est bien, au moins dans l'esprit de la cultureeuropéenne, un accord non pas seulement avec lemonde présent, mais avec un monde doté de virtualitésfutures, un monde où l'action de l'homme signifieencore quelque chose. La Suisse semble vivre dans unavenir réalisé. Mais l'humanité moderne peut-elle sepasser de l'aventure dans laquelle son élan se réalisepour obtenir ce qu'il n'a pas encore ? Conserver ce quel'on a (comme le premier de la classe qui ne sauraitmonter plus haut, mais n'espère que se maintenir),est-ce là une espérance digne de ce nom-?

Les hommes et les citoyens du passé ont pu vivredans cette satiété de ce qui est, sans doute parce qu'ilsn'imaginaient pas encore les possibilités immensesouvertes par un débat autour des espoirs terrestres.Mais nous ne pouvons pas redevenir des citoyens dupassé, ni briguer leur innocence. Nous sommes desmodernes. Et, à ce titre, nous ne pouvons pas accepterla prétendue Vérité d'une vision du monde unique, dont`la certitude nous permettrait de nous consacrer entière-ment à nos soucis particuliers.

Toute société dans laquelle s'impose une vision dumonde unique encourt des révoltes internes, mais particulièrement dans l'Occident moderne, habitué à la cri-tique et si enclin à faire du doute vertu. On ne voit pascomment nous pourrions retourner à l'âge holiste où lescommunautés abritaient les consciences dans le creuset

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chaud de la certitude. L'Histoire ayant fait son uvre,ni le despotisme totalitaire de l'idée imposée du dehors,ni le despotisme doux .et « démocratique » de l'idéeimposée du dedans ne peuvent plus prétendre impuné-ment au pouvoir. Face à l'un et à l'autre, des cohortes selèvent pour accuser la soi-disant évidence. Cependant lapensée libre n'emprunte pas les mêmes formes dans lesdeux cas. Sous le pouvoir totalitaire, les courants'dissi-dents proposent des visions du monde concurrentes.Tandis que sous le consensus imposé des régimes libres,la dissidence qui se lève revêt davantage la forme d'unnihilisme.

Leo Strauss' analyse en ces termes la critique desannées 1920 à l'égard de Weimar : il décrit un courantnihiliste qui, effrayé par « la perspective d'un mondedans lequel chacun serait heureux et satisfait... unmonde ne connaissant pas le sang, la sueur et les lar-mes », se trouva prêt à n'importe quelle révolution, nonpas pour détruire seulement l'état présent des choses,mais pour éviter un monde parfait, et annoncé. Ilsétaient nihilistes, c'est-à-dire qu'ils voulaient anéantir lacivilisation moderne, parce que cette civilisation leurpromettait un seul avenir dénué de toute. aspérité. Etcomme il s'agissait essentiellement de jeunes, athées etsans aucun maître, le nazisme finit par occuper la placevacante de ce rien, par apparaître comme une réalisa-tion de la destruction attendue.

Quand Irving Kristol2 évoque la jeune génération desannées 1960 aux États-Unis, il décrit encore un refus

1. Nihilisme et politique, Payot, 2001, p. 39-40.2. <« Quand la vertu perd tout son charme. Quelques réflexions sur le

capitalisme et la société libre » (Esprits libres, hiver 2001, p. 6 et s.).

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radical, celui du modèle culturel américain privé detoute solution de rechange. Les jeunes de cette époque,dit-il, s'élevaient contre la civilisation libérale, et capita-liste : cependant, ils ne stigmatisaient pas en elle sesdéfauts évidents, ses difficultés à réaliser son idéal, maisson idéal même. Et ils s'élevaient contre l'idée selonlaquelle « le capitalisme libéral est l'état naturel del'homme, auquel l'humanité a toujours aspiré » : autre-ment dit, contre un avenir à la fois fatal et suffisant. Cequ'ils n'acceptaient pas, c'était de se trouver dans unmonde sans alternative.

C'est bien une contestation de ce type que nousvoyons réapparaître aujourd'hui dans les sociétés occi-dentales livrées sans recours à ce que l'on appelle ladémocratie de marché, modèle sans opposant, censénous garantir l'avènement de temps satisfaits. Les grou-pes bigarrés et parfois violents qui s'élèvent contre lamondialisation, contre le monopole de l'économie oude la « démocratie de marché », sont associés parl'opinion à une forme de l'extrême gauche. En réalité, ilne s'agit là que d'une étiquette facile pour désigner unnihilisme contemporain : une vague de rejet absolu de laculture occidentale présente, laquelle, depuis la chutedu mur de Berlin, ne parle que d'une voix et ne présentequ'un seul visage.

Les deux types de monopole de la pensée, totalitaireet consensuel, engendrent deux types de refus. Sous lesrégimes totalitaires se développent des dissidences posi-tives - qui défendent par exemple la démocratie ou le« socialisme à visage humain » ou qui revêtent parfoisdes formes politico-religieuses. Car le discours totali-taire, même s'il emplit tout l'espace, demeure marouflésur le vivant, et l'on sait bien au coeur des maisons et des

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consciences qu'autre' chose serait possible sans la vio-lence du pouvoir. Tandis que, dans les sociétés contem-poraines, dominées., par une pensée consensuelle" etmonopolistique, "celle-ci, en même temps qu'elle endortla plupart des citoyens en les délivrant du soin de juger,ne peut .éveiller par ailleurs qu'une dissidence négative.On ne se révolte contre un consènsus que par le nihi-lisme. Car la finalité unique s'empare des définitions,confisque les concepts, ,accapare les référents à son pro-fit, et toute expression de l'existence lui sert de supportet d'exemple. La vision du monde monopolistique n'estpas ici, plaquée sur la vie, elle est ancrée dans la viequ'elle justifie de part en part, elle colle à la fois au.pré-sent et au futur, elle distribue les bons et les mauvaispoints au passé, elle est à la fois le réel et l'idéal. Face àelle, ne reste que le Rien. Pour pouvoir juger autrement,il faut dire Non à tout.

La prétention d'une vision unique du mondeengendre une société partagée entre un immense trou-peau bêlant derrière le consensus, et une petite cohortede Ravachols.

Le fédéralisme qui vient, s'il représente une réponseau déficit de souveraineté et à l'effacement de l'Etat-nation, ne répond pas au besoin essentiel d'un plura-lisme des visions du monde.

Il est probable que, dans le futur proche, la politiquese fera au niveau local et supranational davantage qu'auniveau national. Et ce changement d'échelle est moinsrendu nécessaire par l'inefficacité des États unitairesque par le danger reconnu du sens qu'on leur a confié.Autrement dit, les États unitaires sont certes devenustrop gigantesques pour nos besoins de subtilité, maissurtout leur taille et leur puissance les engagent dans

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des « causes » qui désormais nous font peur. Nous lesavions inventés pour faire taire les conflits provinciauxet les guerres locales. Aujourd'hui, nous les récusonspour avoir tramé de grandioses conflits de sens, plusdangereux encore que nos guerres intestines.

Pourtant, il ne faudrait pas que, en reléguant l'Étatunitaire au musée de l'Histoire, nos sociétés perdentdans l'aventure la quête de l'universel, de ce qui vautpour tous les hommes. Trop enracinés désormais dansle concret pour construire des utopies stériles et terri-fiantes, les citoyens d'une petite patrie auront encorebesoin de se demander sans cesse comment il faut vivre,et de débattre sur la « bonne vie ». Ce dont nous avonsbesoin, ce n'est pas d'un universel donné, mais d'unerecherche permanente de l'universel. Un futur fédéra-lisme devra sauver le pluralisme démocratique et, pource faire, croiser la représentation des cultures et lareprésentation des espérances.

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Conclusion

Épargnés des dangers que faisaient autrefois pesersur nous les armées étrangères, l'hostilité franco-germanique, les deux totalitarismes, nous avons àaffronter désormais des adversaires très différents. Nousne nous heurtons plus à des menaces, mais à un défi. Latransformation du péril nous laisse pantois.

La menace est un danger objectif et précis. Hitlerenvahit là Rhénane. Les chars russes patrouillent à quel-ques heures de Strasbourg. Il faut mobiliser, ou pointerles missiles vers l'Est. Pour cela le pays réunit ce qu'ilpossède de forces, mais aussi d'ardeur, de traditions etde capacités dont l'Histoire l'a doté. Le défi est une autreaffaire. Voilà une situation entièrement nouvelle, quis'impose du dehors et remet en cause nos certitudes, et lasignification même de notre ardeur à vivre. Il ne s'agitpas d'un danger objectif. Personne n'en veut à notreexistence. Mais nous sommes provoqués à distance parl'enjeu d'une comparaison. Si nous n'acceptons pas uneremise en cause, nous ne perdrons rien, mais ce que nousconserverons sera dévalorisé dans le face.-à-face, et toutse passera comme si nous l'avions perdu.

Le défi ne réclame pas une mobilisation des forcesconcrètes, répertoriées, consacrées mais une mobilisa-

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Lion des facultés encore inactives, des capacités d'inno-vation et d'invention. Il faut en appeler à ce qui n'a pasencore servi. L'épreuve ici est une aventure, davantagequ'un effort. Le défi me nargue davantage qu'il nem'affronte ou m'offense. Il me somme d'accomplir untravail intérieur. Ici, la menace, c'est moi-même : monimmobilisme, mes préjugés, ma pusillanimité. C'est unebravade jetée, qui ne met pas en jeu la vie, mais lagrandeur.

Ce jeune Français, qui aime son pays, ne peut plusparler de patrie parce que cela rend un son vichyssois, niparler de nation pour ne pas apparaître nationaliste. Onlui a fait croire que la France s'identifie à la république.Ainsi l'usure invincible des mots le relègue-t-elle dansdes impasses où l'avenir s'égare. La France déborde lar-gement la république. Le jeune Français se trouve sanssavoir pourquoi prisonnier d'une forme.qui passe, alorsque son attachement embrasse une culture immortelle- car toute culture se veut immortelle - capable de fran-chir les siècles à travers ses métamorphoses. C'est cetteréduction qu'il faut dépasser.

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Table des matières

Avant-propos 7

Introduction 25

Chapitre 1 - L'identité française 35

Chapitre 2 - La république, mythe-récit et mythe fiction 43

Chapitre 3 - Confiance ou défiance 57

Chapitre 4 - Égalité contre solidarité : le désir et l'envie 81

Chapitre 5 - Conservatisme, et l'exception française 97

Chapitre 6 - La république dogmatique 111

Chapitre 7 - Imminence et insuffisances de la fédération 123

Conclusion 149

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