la pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

141
Alexandre Herriger à.¿י¿ y LA PRATIQUE DE LA PHILOSOPHIE AVEC LES ENFANTS ET LA MISE EN ŒUVRE DE LA PAIX Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de F Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour Γ obtention du grade de maître ès arts (M.A.) FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC DÉCEMBRE 2004 © Alexandre Herriger, 2004 ' 03

Upload: others

Post on 17-Jun-2022

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

Alexandre Herrigerà.¿י¿ y

LA PRATIQUE DE LA PHILOSOPHIE AVEC LES ENFANTSET LA MISE EN ŒUVRE DE LA PAIX

Mémoire présentéà la Faculté des études supérieures de F Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour Γ obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

DÉCEMBRE 2004

© Alexandre Herriger, 2004

' 03

Page 2: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

RÉSUMÉ DU MÉMOIRE

Notre objectif étant de déterminer si la pratique de la philosophie avec les enfants

met en œuvre la paix, nous avons organisé notre recherche de la manière suivante: nous

examinons d’abord ce qu’est la paix dans ses différents aspects, ce qui nous permettra

d’établir des conditions importantes afin de réaliser cette manière de coexister. Nous

effectuons ainsi une présentation de la paix sociale, de la paix internationale et de la paix

interpersonnelle. Puis, nous présentons quelques aspects importants du programme de

philosophie pour les enfants. Nous faisons d’abord un bref historique de la démarche et

nous présentons les objectifs. Puis, c’est la notion de communauté de recherche que nous

explorons et nous présentons les habiletés cognitives et sociales qu’elle développe. Ainsi,

disposant de tous les éléments permettant d’atteindre l’objectif visé, nous tentons

d’évaluer, dans la dernière partie, dans quelle mesure la pratique de la philosophie avec

les enfants met en œuvre la paix.

Page 3: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

AVANT-PROPOS

Je souhaiterais remercier sincèrement et affectueusement certaines personnes qui

ont contribué à la réalisation de ce projet et grâce auxquelles cet exercice a été possible.

Merci d’abord à ma mère, pour m’avoir encouragé et soutenu dans la poursuite de mes

études. Grâce à sa générosité, j’ai bénéficié des meilleures conditions. Merci également à

Hélène Hébert, qui a su, tout au long de ce parcours, m’apporter réconfort et tendresse

tout en me faisant part de ses idées d’une lucidité étonnante. Merci à Mathieu Gagnon,

pour faire durer l’amitié et pour sa patience. Je sais qu’avec lui, toutes mes questions

trouvent une oreille attentive et une écoute critique. Merci aussi à Michel Sasseville pour

la clarté de son jugement, pour son ouverture d’esprit et pour sa confiance toujours

renouvelée. Merci finalement à toute l’équipe de l’IAPC (Institue for the Advancement of

Philosophy for Children) qui travaille sans relâche pour introduire la formation de la

pensée à l’école.

Merci à toutes et à tous.

Page 4: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

IV

TABLE DES MATIÈRES

Résumé....״................................................................................................................ p. i

Avant- propo s............................................................................ p. ii

Table des matières.................................................................................................... p. iii

INTRODUCTION.................................................................................................... p. 1

PREMIER CHAPITRE :LES DIFFÉRENTS ASPECTS DE LA PAIX......... p. 8

1.1 Introduction................................................................................................. p. 91.2 Les sources étymologiques du mot « paix............................................... p. 10

1.3 La paix sociale................................................................................................... p. 111.3.1 La paix chez Hobbes......................................................................... p. 121.3.1.1 La paix n’est pas naturelle................................................................. p. 131.3.1.2 Les lois de nature.............................................................................. p. 141.3.1.3 Le contrat et la naissance de la citoyenneté...................................... p. 151.3.1.4 Le bon usage de la parole................................................................. p. 181.3.2 Conclusion................ p. 20

1.4 La paix internationale.................................................................................. p. 221.4.1 La paix chez Kant.............................................................................. p. 221.4.1.1 Le projet de paix kantien................................................................... p. 231.4.1.2 Les articles préliminaires.......................................... p. 241.4.1.3 Les articles définitifs......................................................................... p. 271.4.2 Conclusion.......................................................................................... p. 35

1.5 La paix interpersonnelle............................................................. .................... p. 361.5.1 La paix chez Lévinas..................................................................... p. 371.5.1.1 L’expérience de la rencontre du visage : un facteur de paix............. p. 381.5.1.2 Une éthique de la responsabilité pour une paix de la proximité........ p. 411.5.1.3 Le dialogue comme facteur de paix................................................. p. 451.5.2 Conclusion..................................... p. 47

p. 491.6 Conclusion du premier chapitre

Page 5: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

1. DEUXIÈME CHAPITRE: LA PRATIQUE DE LA PHILOSOPHIEAVEC LES ENFANTS................................................. ................................... p. 52

2.1 Introduction..................................... ........ ................................ ......................... p· 532.2 Quelques données historiques.................................................................... ...... p. 53

2.3 Les principaux moments d’une communauté de recherche......................... p. 542.3.1 La lecture d’un roman philosophique................................................ p. 552.3.2 La période des questions................................................................... p. 552.3.3 La recherche dialogique.................................................................... p. 562.3.4 Conclusion......................................................................................... P· 57

2.4 Les objectifs du programme.................. :....................................................... p. 572.4.1 Apprendre à penser par et pour soi-même........................................ p. 582.4.2 La formation de la pensée d’excellence........................................... p. 582.4.2.1 La pensée critique............................................................. p. 592.4.2.1.1 Le critère: un guide pour énoncer des jugements critiques................ p. 592.4.2.1.2 La prise en compte du contexte.......................................................... p. 612.4.2.1.3 L’autocorrection et l’autocritique...................................................... p. 622.4.2.2 La pensée de la solicitude........... ....................................................... p. 632.4.2.2.1 La pensée de la sollicitude: une pensée emotive............................... p. 642.4.2.2.2 La pensée de la sollictude: une pensée guidée par les valeurs.......... p. 652.4.2.2.3 Inventaire des variétés de la pensée de la solicitude......................... p. 662.4.2.2.3.1 La pensée empathique: une pensée foncièrement éthique................. p. 672.4.2.2.3.2 La pensée affective............................................................................ p. 682.4.3 Conclusion......................................................................................... p. 69

2.5 La communauté de recherché.......................................................................... p. 712.5.1 La composante communauté............................................................. p. 712.5.1.1 L’écoute............................................................................................. p. 722.5.1.2 Le respect.......................................................................................... p. 722.5.1.3 La collaboration intellectuelle........................................................... p. 732.5.1.4 Le dialogue........................................................................................ p. 742.5.1.4.1 Dialogue et égalité................. p. 752.5.1.4.2 Dialogue et liberté.............................................................................. p. 762.5.2 La composante recherché.................................................................. p. 772.5.2.1 Les étapes de la recherché................................................................. p. 782.5.2.2 Les opérations cognitives de la recherche......................................... p. 802.5.2.2.1 Raisonner........................................................................................... p. 802.5.2.2.2 Rechercher......................................................................................... p. 812.5.2.2.3 DéGnir....................................................... :...................................... p. 822.5.2.2.4 Traduire............................................................................................. p. 832.5.3 Conclusion....................................................................................... p. 84

2.6 Conclusion du deuxième chapitre..................................................................... p. 85

Page 6: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

VI

TROISIÈME CHAPITRE: LA PRATIQUE DE LA PHILOSOPHIEAVEC LES ENFANTS ET LA MISE EN ŒUVRE DE LA PAIX................... p. 87

3.1 Introduction................................................................................... .................... p. 88

3.2 La mise en œuvre de la paix............................................................................. p. 883.2.1 Mettre en œuvre la paix sociale......................................................... p. 893.2.2 Mettre en œuvre la paix internationale...................... p. 903.2.3 Mettre en œuvre la paix interpersonnelle........................................... p. 913.2.4 Conclusion......................................................................................... p. 92

3.3 Des liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et la mise enœuvre de la paix................................................................................................. p. 92

3.3.1 La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise en œuvrede la paix sociale......................................................... ...................... p. 93

3.3.1.1 La pratique de la philosophie avec les enfants et Γapplicationdes lois naturelles..................... ......................................................... p. 94

3.3.1.2 La pratique de la philosophie avec les enfants et la pratiquede la citoyenneté............................................................................... p. 96

3.3.1.3 La pratique de la philosophie avec les enfants et le bonusage de la parole.............................................................................. p. 99

3.3.2 La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise en œuvrede la paix internationale................................ ,.................................. p. 102

3.3.2.1 La pratique de la philosophie avec les enfants et la pratiquedes caractéristiques de la république................................................ p. 103

3.3.2.2 La pratique de la philosophie avec les enfants et la création d’unmonde commun................................................................................ p. 106

3.3.2.3 La pratique de la philosophie avec les enfants et Γexercicede l’hospitalité.................................................................................. p. 110

3.3.3 La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise en œuvrede la paix interpersonnelle................................................................. p. 112

3.3.3.1 La pratique de la philosophie avec les enfants et l’expérience de larencontre du visage........................................................................... p. 113

3.3.3.2 La pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique del’éthique de la responsabilité envers autrui....................................... p. 115

3.3.3.3 La pratique de la philosophie avec les enfants et l’usage du dialogue p. 117

3.4 Conclusion du troisième chapitre.................................................................. p. 120

CONCLUSION........... ............................................................................................. p. 123

Bibliographie .......................................................................................................... p. 131

Page 7: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

INTRODUCTION

Page 8: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

INTRODUCTION

Il y a déjà très longtemps que les êtres humains font la guerre. En fait, Γhistoire entière de

l’humanité est constituée de conquêtes, de croisades et de colonisations. Mais en cultivant des

champs de batailles, l’être humain a assombri l’histoire. Par exemple, depuis la deuxième guerre

mondiale, environ 150 guerres ont éclaté dans le monde. Dans ce triste palmarès, on trouve

notamment l’invasion du Tibet par les chinois en 1950, l’ingérence américaine au Vietnam en

1965, le conflit entre les Tutsis et les Hutus en Afrique dans les années 90 et celui entre les

Bosniaques et les Croates en Europe durant la même période. Mais aussi, plus actuel, la guerre

entre les Israéliens et les Palestiniens dans la bande de Gaza se poursuit sans trêve ni armistice,

ou encore entre les Américains et les Irakiens dans le Golfe qui ne semble pas encore avoir atteint

son crépuscule. Voilà qui devrait suffire pour témoigner que les soixante-dix dernières années ont

été effectivement chargées en conflit et terriblement sanglantes pour l’humanité. En fait, les

guerres n’ont cessé de se déployer sur la base d’une violence toujours aussi meurtrière.

Lorsqu’on prend du recul, il faut admettre que cette petite portion de T histoire est déjà une

véritable honte, puisqu’on prend conscience que des millions de familles ont été mutilées, que des

enfants ont été assassinés, que des hommes et des femmes, comme vous et moi, ont fait l’objet de

sévisses sexuels, que des peuples entiers ont subi la purification ethnique, l’exil et souffert de la

famine, que des institutions, qui luttent pour les droits de l’homme, ont été piétinées, bref que la

paix a été bafouée dans ses principes. En fait, cette histoire ressemble fort à un échec de la

civilisation et à une victoire de la barbarie. Les événements du 11 septembre 2001 en témoignent

et suffisent à eux seuls pour constater qu’un antagonisme radical des valeurs frappe encore

cruellement le monde contemporain. Dans ce contexte, il semble illusoire de penser que nous

sommes à l’aube d’une paix collective et durable dans le monde. Et pour cause, les conflits se

Page 9: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

2

succèdent comme s’ils étaient prisonniers d’un cercle vicieux qui s’enracine dans une violence

qui n’engendre rien d’autre qu’elle-même.

Le déploiement des conflits est incontestable. Ils s’additionnent les uns aux autres et, en

somme, c’est à se demander si la paix est une exception plutôt qu’une règle, une maxime

invivable plutôt qu’une réalité impérissable. Au 18eme siècle, l’auteur allemand Emmanuel Kant a

fait le vœux d’une paix perpétuelle, d’une paix qui s’éternise, qui se prolonge à l’infini.

Visionnaire ou rêveur, peu importe, l’objectif est une victoire humaine éclatante, puisqu’il s’agit

de cesser, pour toujours, de faire la guerre et d’affranchir l’humanité de ce mal qui la tue.

Cependant, la paix est un phénomène complexe. Il est souvent le résultat d’un effort politique

qu’il ne faut pas sous-estimer, alors que, d’autre fois, il se produit par !’intermédiaire de l’éthique.

En fait, la paix est un phénomène à plusieurs visages qui se produit tantôt par la mise en œuvre de

tels principes et tantôt par tels autres. Cette diversité fait de la paix un concept extrêmement riche

qui génère une variété impressionnante d’éléments qui lui sont associés.

Ce qui importe surtout, c’est que la paix devienne une réalité pour tous les peuples de la

terre, qu’elle ne soit plus l’objet de spéculations chimériques, mais qu’elle devienne un

phénomène universel. Certes, mais attention, la fin ne justifie pas les moyens, car vivre en paix

commence par ne plus devoir compter sur la violence pour atteindre le droit, mais de pouvoir

compter sur le droit pour nous délivrer de la violence, de l’injustice, de la guerre.

L’adage dit : « si vous voulez la paix, préparer la guerre ». Nous croyons, à l’inverse, que

pour vivre en paix les uns avec les autres, il faut préparer la paix, dès le plus jeune âge. En effet,

pour faire de la paix une réalité, nous estimons qu’il faut éduquer les jeunes en ce sens. Dès

Platon et Aristote, l’éducation à fait l’objet de nombreuses réflexions afin de déterminer ce qu’il

faut apprendre aux jeunes et comment il faut le faire. Nous pourrions citer Rousseau, Montaigne,

Kant ou encore Lipman comme étant des philosophes soucieux de poursuivre la réflexion en

matière d’éducation. Bien sûr, tous ces penseurs ne sont pas à l’unisson en ce qui concerne les

manières de procéder afin d’aider les enfants à devenir des adultes justes et responsables.

Cependant, et malgré les différences qu’il peut y avoir parmi tous leurs discours, ils s’accordent

pour dire que l’éducation détient un rôle essentiel dans notre développement individuel et

Page 10: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

3

collectif. En fait, l’éducation participe directement à une croissance épanouie de la personne dans

la mesure où elle nous met en contact avec des savoirs, des savoirs-faire et des savoirs-être qui

orientent et éclairent notre manière d’agir et de penser. Nous pouvons donc faire l’hypothèse que

si, en éducation, il y avait un espace dans lequel les enfants peuvent apprendre les rudiments de

cet art de vivre ensemble de manière pacifique, le monde de demain serait alors plus en paix.

Mais comment faut-il éduquer à la paix ? Quels sont les moyens dont nous disposons pour que les

enfants d’aujourd’hui puissent vivre demain dans un monde en paix ?

Selon Matthew Lipman, philosophe de l’éducation en faveur d’une éducation

philosophique, il faut aider les enfants à la fois à comprendre et à pratiquer ce qu’implique la

réduction de la violence et le développement de la paix1. Pour Lipman, dans un contexte qui vise

une éducation à la paix, il ne suffit pas de dire aux enfants que la violence est un mal, ni de leur

faire comprendre ce qu’implique la réduction de la violence. Il faut, selon lui, donner l’occasion

aux jeunes de pratiquer la paix dans les écoles. Pour Lipman, cela signifie qu’il faut faire de la

paix une activité méthodique2, autrement dit, l’enjeu est de mettre en œuvre la paix en faisant

l’exercice, avec les enfants, des conditions importantes permettant la réalisation de la paix. Or, le

programme de « Philosophie pour les enfants », tel qu’imaginé par Matthew Lipman, semble être

une activité qui va dans ce sens. En effet, l’activité philosophique avec les jeunes, selon le modèle

de Lipman, s’appuie sur la pratique du dialogue en communauté de recherche et, dans ce

processus, les enfants exercent des savoirs-faire et des savoirs-être apparemment favorable à la

paix. Qu’en est-il au juste ?

Notre problème exige une méthode à la fois simple et efficace. Nous procéderons en trois

temps. Dans la première partie de notre étude, tout notre effort consistera à examiner la paix sous

différents aspects. En commençant par un examen de l’étymologie, nous verrons d’abord que la

paix est une manière de coexister. Puis, ce sont les philosophes Thomas Hobbes, Emmanuel Kant

1. Selon Lipman, « we have to help children both understand and practice what is involved in violence reduction and peace development ». LIPMAN, Matthew, Thinking in education, 2eme edition, Éd. Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p. 105.2. En effet, pour Lipman, le mot « pratique » renvoie à une activité menée méthodiquement : « by practice I mean any methodical activity » (LIPMAN, op. cit., p. 14). Il ajoute que la pratique implique que le protagoniste œuvre avec conviction : « practice is what we do methodically and with conviction » (LIPMAN, op. cit., p. 15).

Page 11: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

4

et Emmanuel Lévinas qui vont nous servir de référence dans l’analyse des différentes facettes de

la paix.

Avec Hobbes, nous établirons quelques aspects de la notion de paix sociale. Nous

montrerons que ce type de paix désigne, chez ce philosophe, un rapport juridique entre un État et

les citoyens de cet État. Nous verrons que la création de ce rapport dépend de trois éléments : 1)

le renoncement de tous les hommes à un état de guerre permanent par la reconnaissance des lois

de nature ; 2) !’acceptation et la soumission de tous les hommes à un contrat qui les prive de leurs

tendances naturelles à faire ce qu’ils veulent (ce pacte équivaut à la naissance de la citoyenneté) ;

et enfin 3) le bon usage de la parole, moyen par lequel nous pouvons mettre en commun nos

pensées, nos idées et nos sentiments.

Puis, avec les propositions de Kant, nous serons en mesure de rendre compte de la notion

de paix internationale, c’est-à-dire une paix qui se situe dans le rapport entre les nations. Ce

dernier, dans son Projet de paix perpétuelle, pense que la paix sociale peut servir de modèle pour

atteindre la paix entre les nations. Kant énonce ainsi une série de règles à suivre pour instituer,

entre les peuples, une alliance de paix. Cependant, par une analyse des règles fournies par

l’auteur allemand, nous montrerons comment sa proposition nous conduit à envisager une union

entre des peuples plutôt qu’un fédéralisme d’États libres. Nous établirons ensuite un parallèle

avec un aspect de la pensée de Hannah Arendt, cette dernière ayant été fortement influencée par

le penseur de Königsberg.

Enfin, c’est la pensée du philosophe Emmanuel Lévinas qui nous servira de point

d’ancrage pour étudier la notion de paix interpersonnelle, c’est-à-dire une paix qui s’installe

directement dans le rapport avec autrui. Nous montrerons que la paix, à ce niveau, dépend de la

rencontre du visage, d’une éthique de la responsabilité et du dialogue. Pour Lévinas, aussi étrange

que cela puisse paraître, la paix avec autrui dépend de l’expérience de la rencontre du visage, car

selon lui, par le visage, nous nous présentons à autrui. En fait, pour ce philosophe cette

expérience est déjà paix. Puis, nous verrons comment Lévinas nous invite à reconsidérer le

problème de la paix d’un autre point de vue : le nôtre. En effet, selon lui, la paix doit être ma

paix, c’est-à-dire un rapport de responsabilité mutuelle. Enfin, nous montrerons que le dialogue

Page 12: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

5

est un autre élément important dans cette paix, car il est, selon Lévinas, à Γ origine du phénomène

éthique qui se produit entre deux sujets. En fait, d’après ce philosophe, le dialogue en tant qu’il

est discours permet d’approcher le prochain.

Bien sûr, ces trois philosophes ne sont pas les seuls à avoir traité le problème de la paix.

Platon, Aristote, St-Augustin, l’abbé St-Pierre ou encore Rousseau, Bentham, Spinoza et Arendt

sont autant de philosophes ayant réfléchi à la paix. Nous préciserons, en cours de route, notre

choix fait pour Hobbes, Kant et Lévinas, mais disons pour l’instant que ces derniers identifient

une série de conditions nécessaires à la base du phénomène de la paix et que ces conditions

représentent des éléments clés pour la suite de notre recherche, car, puisqu’il est question de

mettre en oeuvre la paix, il s’agira de les retenir et de voir dans quelle mesure la pratique de la

philosophie avec les enfants en permet l’exercice3.

Mais pour ce faire, il faudra d’abord expliquer ce qu’est la pratique de la philosophie avec

les enfants. C’est là l’objet de la seconde partie de cette étude. Dans un premier temps, nous

exposerons ce qui a donné naissance à l’approche éducative de Lipman. Ensuite, nous verrons

que les principaux moments de l’activité philosophique en communauté de recherche sont la

lecture d’un roman, une cueillette de questions et une recherche dialogique. Nous verrons que

chacun de ces moments est important dans l’effort qui consiste à créer une communauté de

recherche avec les jeunes.

Puis, nous ferons l’étude des objectifs de ce programme. Le premier est d’apprendre aux

enfants à penser par et pour eux-mêmes, ce qui signifie, pour Lipman, développer chez les

enfants une pensée autonome. Le second aspect concerne la formation de l’excellence de la

pensée. Aux yeux de Lipman, penser de manière excellente signifie penser de manière critique,

créative et avec sollicitude. Dans cette étude, nous nous concentrerons sur la formation de la

3. On pourra s’étonner, en outre, de voir que la paix intérieure n’est pas intégrée dans ce plan et que celle qu’on nomme aussi la tranquillité de l’âme n’est pas objet de réflexion dans cette étude. Si nous avons choisi de ne pas retenir l’aspect intérieur de la paix, c’est parce que Lipman, lorsqu’il parle de prévenir la violence et de pratiquer la paix dans les écoles, ne fait pas référence, selon nous, à une pratique en vue d’obtenir la tranquillité de l’âme. En fait, nous faisons l’hypothèse que lorsque Lipman évoque la question de la paix dans son livre Thinking in Education, ce n’est pas d’un rapport de soi à soi dont il question, mais d’un rapport de soi aux autres, ainsi que d’un rapport de soi au groupe social auquel nous appartenons et enfin un rapport de soi aux autres peuples de la terre.

Page 13: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

6

pensée critique et de la pensée de la sollicitude4. Nous verrons d’abord quels sont les normes et

les paradigmes de la pensées critique. Puis, nous ferons l’examen de la pensée de la sollicitude et

nous montrerons qu’elle s’appuie sur les émotions et les valeurs.

À la suite de cette réflexion sur les objectifs de la pratique de la philosophie avec les

enfants, il nous reviendra d’explorer de manière plus détaillée la notion de communauté de

recherche. Nous débuterons par la composante « communauté » et nous verrons quelles sont les

dispositions sociales que développe le modèle pédagogique de Lipman. Ces considérations nous

conduiront à clarifier les notions d’écoute, de respect, de collaboration et de dialogue. Puis, c’est

la composante « recherche » qui retiendra notre attention et nous montrerons quelles sont les

étapes de la procédure de recherche selon Lipman, ainsi que les opérations cognitives qu’elle

implique dans son déploiement. Le modèle qu’il nous propose s’inspire de la recherche

scientifique et l’aspect rigoureux de la procédure est à souligner. Ce modèle est en fait un mode

d’organisation du savoir sur la base duquel les enfants peuvent traiter toutes les questions

qu’engage la pratique de la philosophie.

À ce stade, nous serons plus familiers avec la pratique de la philosophie avec les enfants

et nous serons alors bien placés pour établir, dans la troisième partie de cette étude, les rapports

entre le programme de Lipman et la paix. Plus précisément, nous chercherons à savoir si la

pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la paix et si elle permet l’exercice des

conditions d’existence de la paix. Pour ce faire, nous débuterons la dernière partie de cette étude

par une réflexion sur ce qu’il faut entendre par « mettre en œuvre » la paix en nous situant dans

les différentes perspectives de la paix sociale, internationale et interpersonnelle.

Puis, nous tâcherons de répondre à notre problématique par l’examen de neuf hypothèses

correspondant aux mineures d’une série de raisonnements grâce auxquels nous pouvons conclure

que la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la paix. Mais nous verrons

qu’afin de parvenir à cette conclusion, cette pratique devra réunir les conditions identifiées par les

4. Si nous limitons notre champ d’investigation à ces deux modes de penser, c’est parce que l’étude de la pensée créatrice n’est pas indispensable à notre investigation. De plus, nous jugeons qu’il est prometteur de d’approfondir la pensée de la sollicitude étant donné que cette dernière n’a été, jusqu’à présent, l’objet que de très peu d’analyse.

Page 14: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

7

précédents philosophes et nécessaires pour établir la paix, sans quoi cette conclusion ne sera que

partielle. Mai? commençons par voir quels sont les différents aspects de la paix.

Page 15: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

CHAPITRE I :

LES DIFFÉRENTS ASPECTS DE

LA PAIX

Page 16: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

9

1.1 Introduction

La notion de paix reflète le bon côté de la vie en commun, c’est-à-dire celui dans lequel

les êtres humains agissent pour leurs conservations, celui dans lequel ils se préservent des autres

êtres humains et où ils maîtrisent la part de violence qui, de tout temps, leur est caractéristique.

La paix est un mode particulier de coexistence dans lequel l’homme peut vivre librement avec les

autres, c’est-à-dire où il peut établir des rapports dénués de peurs et de menace de mort avec ses

semblables. Cependant, l’art de vivre ensemble en paix est un art qui se pratique sur plusieurs

niveaux, car la paix relève tantôt de politiques internationales, comme le cosmopolitisme et le

fédéralisme, tantôt de politiques intérieures, comme la mise en œuvre du droit, de la république,

du constitutionalisme et tantôt d’une éthique qui transcende ces politiques, comme le dialogue, le

sens de l’autre et la responsabilité envers autrui. Ainsi, la notion de paix, bien qu’elle décrive

toujours une manière de coexister, se divise en plusieurs variétés faisant chacune intervenir une

diversité impressionnante de principes et de critères.

Dans une contribution pour un colloque de philosophie sur la paix, le professeur Peter

Kemp, de l’université de Copenhague, affirme que « la paix peut et doit faire l’objet d’une

réflexion sur trois niveaux différents :

1) paix internationale

2) paix sociale et institutionnelle et

3) paix dans le face-à-face de la rencontre personnelle »5.

5. KEMP, Peter, La paix : éthique et politique, contribution pour les actes du XXVIIIeme du Congrès International de l’Association des Sociétés de Philosophie de la Langue Française, dans La philosophie et la paix, sous la direction de Walter Tega, tome II, Éd. J. Vrin, Paris, 2002, p. 469.

Page 17: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

10

L’intention du professeur Kemp est de montrer que la paix ne dépend pas uniquement du

politique, mais qu’elle relève aussi et surtout de l’éthique. Son hypothèse est qu’une paix entre les

nations (relevant du politique) ne peut pas être stable et durable sans une paix sociale interne aux

nations (relevant du politique également) et que cette dernière est impensable en l’absence d’une

paix interpersonnelle (relevant de l’éthique), car selon lui, « la paix commence dans la

communauté des personnes, et la paix sociale n’est pas tenable et durable si elle ne repose pas sur

cette paix de la vie éthique »6 7.

Il nous revient, étant donné les différents aspects inclus dans la notion de paix, de faire

l’analyse de chacun de ces niveaux. En effet, il faut entrer dans les entrelacs de la paix afin de

bien comprendre les différents sens de cette notion et leurs portées. Mais, afin de traiter cette

question en profondeur, prenons d’abord le temps d’examiner l’étymologie du mot afin d’en

montrer les premières déterminations.

1.2 Les sources étymologiques du mot « paix »

La racine du mot « paix » est latine. En latin, la paix se dit pax, un nom formé à partir du

verbe pangere, qui signifie enfoncer, fixer, établir solidement, conclure''. Les racines du terme

pax expriment clairement et avec fermeté un facteur de stabilité et, de là, font correspondre la

paix avec une constance qui l’enracine dans le temps. De là résulte une autre propriété importante

de la paix : la durée. A partir de cette origine latine, nous sommes donc en droit de penser que la

paix doit occuper une place importante dans le temps et que c’est dans son maintien qu’elle

trouve tout son éclat. Kant fait l’apologie de cette durée, puisque avec le penseur de Königsberg,

la paix se prolonge jusque dans les horizons lointains de la perpétuité. En effet, avec un projet de

paix perpétuelle, Kant inscrit la paix dans un devenir infini. Par voie de conséquence, il fait de la

conservation le principe qui va donner à la paix toute sa splendeur. La paix peut ainsi se

distinguer de la trêve qui consiste en une brève cessation de conflits. De cette origine latine, nous

retiendrons donc cette dimension temporelle de durabilité et de stabilité.

6. KEMP, Peter, op. cit., p. 475.7. GAFFIOT, Félix, Dictionnaire illustré latin-français, Éd. Hachette, Paris, 1961, pp.l 109-1110.

Page 18: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

11

En plus de cette origine latine du mot « paix », il est intéressant de noter que les anciens

Grecques employaient Eexpression Eirènè pour désigner l’état de paix. Ce nom, qui signifie

littéralement la paix, est formé à partir d’un verbe, eiro, dont les divers sens varient à la fois entre

1) dire, parler, annoncer, convenir de et 2) nouer, attacher, entrelacer8. Puis, à partir du nom

Eirènè, les anciens ont formé un verbe, Eirèneuo, qui signifie vivre en paix ou être en paix9.

Ainsi, selon les racines grecques, le mot « paix » désigne une manière de vivre, une

manière d’être qui consiste, par !’intermédiaire de la parole, en l’union des individus et des

peuples. Cette définition se justifie par le fait que, vraisemblablement, pour les anciens, l’Eirènè

reposait sur le choix fait pour les mots et qu’elle se réalisait, en parlant, dans l’Eirèneuo. De plus,

en considérant les autres sens de eiro (2), qui expriment un rapprochement, une proximité et un

ensemble de relations, nous pensons que l’Eirènè pourrait aussi désigner aussi l’union. Si nous

tenons compte de tous ces éléments, il en résulte une définition de la paix qui pourrait être la

suivante : une manière de coexister dans l’union et par la parole.

Les sources étymologiques du mot « paix » fixent les premières normes d’une vie

collective en paix, soit communication, union, durée. Mais poursuivons notre réflexion et voyons

maintenant, dans le détail, les différentes façons de vivre en paix.

1.3 La paix sociale

La conception classique de la paix sociale décrit une situation interne à une nation qui se

caractérise principalement par !’établissement de relations sociales protégeant la dignité humaine.

Et pour ce faire, il faut légiférer la conduite des citoyens de cette nation. La paix sociale

appartient donc à la société civile, c’est-à-dire une société qui accepte de se soumettre à des lois

communes. C’est une paix instituée par !’intermédiaire du droit civil et par !’application d’une

justice valable pour tous. Cette justice (et les lois qui la structurent) est garantie par l’État,

structure socio-politique qui a la charge de maintenir l’ordre social et d’assurer la sécurité de ses

citoyens. Dans cette tradition de la paix sociale, l’État représente un support indispensable pour

vivre collectivement en paix, c’est-à-dire sans lequel la sécurité et l’union des citoyens d’une

8. BAILLY, M.A., Abrégé du dictionnaire grec-français, Éd. Hachette, Paris, 1959, p. 256.9. Op. cit., p. 255.

Page 19: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

12

nation est impossible. Cette impossibilité vient d’une croyance selon laquelle les êtres humains

sont naturellement mauvais et qu’ils sont incapables, par leur nature, de mener une vie collective

en paix. Par conséquent, cette dernière doit être instituée « artificiellement » par la création d’un

État qui se charge de réglementer la vie commune10.

La philosophie de Hobbes permet de se former une idée de la paix sociale, puisqu’elle

articule avec rigueur les différents moments de !’institution de ce type de paix. En effet, avec ce

philosophe, nous pouvons comprendre comment les êtres humains renoncent à un état de nature,

dans lequel le droit du plus fort tient lieu d’autorité, au profit d’une liberté civile et d’un ordre

social organisé par une justice commune. Le passage d’une vie anarchique vers une vie sociale

civilisée se fait au nom de la sécurité, lourdement compromise dans l’état de nature. Hobbes nous

invite à concevoir la création d’une forme de pouvoir indépendant des individus, résultant d’un

pacte et dont la finalité est de faire naître la paix. Voyons maintenant, selon Hobbes, comment

s’articule ce pacte entre les hommes et dont la fin est une paix sociale stable et durable.

1.3.1 La paix chez Hobbes

En 1651, Hobbes fait paraître son ouvrage majeur : Le Léviathan. Il y décrit la naissance

de l’État par le renoncement à une liberté naturelle, c’est-à-dire par le renoncement à une forme

de liberté qui consiste à faire ce que l’on veut. Pour Hobbes, cette liberté n’est pas une vraie

liberté, puisqu’elle est constamment menacée par celle des autres. La seule liberté, pour Hobbes,

est la liberté civile, c’est-à-dire une liberté qui consiste à pouvoir agir sous la protection des lois.

Cette liberté civile est garantie par le Léviathan ou l’État, qui a la charge d’assurer justice et

sécurité parmi les êtres humains. Hobbes présuppose que la paix n’est pas naturelle et il nous

revient de mieux comprendre les fondements de sa pensée avant de poursuivre l’examen des

éléments qui nous intéressent dans son ouvrage.

10. Il est intéressant de noter que cette manière de concevoir la paix a été remise en question par Jean-Jacques Rousseau, pour qui l’expression « paix sociale » constitue un contre sens. Selon cet auteur, l’homme est naturellement bon et c’est dans la société qu’il développe des dispositions à la guerre. Le titre de son livre Que la guerre naît de l’état social témoigne clairement de cette position. Bien que très intéressante, nous avons cependant privilégié la pensée de Hobbes. Cette dernière fût longtemps controversée et considérée comme totalitaire, parce que sa conception de l’État tend à éliminer les libertés naturelles et à concentrer les volontés individuelles en une seule. Toutefois, sa philosophie constitue encore, selon Arendt, une base solide dans les sciences politiques modernes et, toujours selon Arendt, Hobbes en demeure le meilleur représentant, (voir Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, Éd. Pocket, Paris, 1994, pp. 375-376).

Page 20: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

13

I. 3.1.1 La paix n’est pas naturelle

Dans la première partie du Léviathan, Hobbes s’engage dans une réflexion sur l’état

antérieur de l’humanité. Dans cette anthropologie, qui ne décrit pas une réalité empirique, mais

une situation hypothétique, Hobbes considère que les passions humaines sont au fondement de la

guerre. Dans l’état de nature, l’homme est animé par « un désir d’acquérir puissance après

puissance»11, ce qui génère un état permanent de rivalité menant à la guerre, moyen par lequel il

assouvit ses désirs. Selon Hobbes, l’homme, à l’état naturel, est craintif, guidé par ses passions et

soumis au droit naturel, c’est-à-dire un droit qui autorise chaque être humain à recourir aux

moyens qu’il estime nécessaire pour augmenter sa puissance en vue de préserver sa vie. Ce droit

naturel se résume à l’idée que « chacun a un droit sur toute chose »12. Dans ce contexte, le droit

de chacun se transforme rapidement en une force vivante qui ouvre sur un espace d’affrontement,

une guerre contre tous. Le droit du plus fort fait alors office d’autorité et l’être humain, livré à lui-

même, progresse dans une obscurité où règne l’anarchie, la peur et où tout le monde peut agir

comme il veut : « Il règne une peur permanente, un danger de mort violente. La vie humaine est

solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève »13. La paix ne peut pas appartenir à cet état de

fait dans lequel l’homme est une menace pour l’homme, là où sa puissance est une qualité et sa

violence une vertu. Elle a besoin d’un environnement avec davantage de sécurité.

Trois éléments se dégagent dans la pensée de Hobbes pour créer cet environnement : 1)

les lois de nature; 2) le contrat et la naissance de la citoyenneté; 3) le bon usage de la parole. Il

nous revient maintenant d’analyser le contenu de chacun de ces éléments dans la mesure où ils

représentent des conditions nécessaires à !’institution de la paix selon Hobbes. Nous débuterons

notre examen par l’étude des lois de nature, puisqu’elles sont, pour ce philosophe, les règles

élémentaires pour une vie commune en paix. Nous poursuivrons avec l’analyse d’un contrat tacite

passé entre les êtres humains qui les contraint à abandonner leur condition naturelle au bénéfice

d’une vie civilisée et en paix. Nous tenterons alors de comprendre la nature du Léviathan,

nouveau pouvoir chargé d’assurer la bonne marche de la société. Puis, nous ferons l’examen du

rôle de la parole dans la philosophie de Hobbes. La parole est une faculté importante pour la paix

sociale et nous verrons quel usage il faut en faire selon ce philosophe.

II. HOBBES, Thomas, Le Léviathan, trad. Gérard Mairet, Éd. Gallimard, Paris, 2001, p.187.12. Op. cit., p. 231.13. Op. cit., p. 225.

Page 21: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

14

1.3.1.2 Les lois de nature

À partir de l’hypothèse selon laquelle la condition naturelle de l’homme est la guerre,

c’est-à-dire un état de fait dans lequel la propriété est impossible pour les individus et où toute

forme de développement est compromise, Hobbes déduit deux lois naturelles fondamentales :

1) « Chacun doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a l’espoir de l’atteindre »14.

2) « Que ce soit la volonté de chacun, si c’est également celle de tous les autres, aussi longtemps

qu’il le pensera nécessaire à la paix et à sa propre défense, d’abandonner ce droit sur toute

chose, et qu’il soit satisfait de disposer d’autant de liberté à l’égard des autres que les autres

en disposent à l’égard de lui-même »15.

Ces lois désignent, pour Hobbes, des préceptes de la raison. Elles correspondent à une

exigence universelle de !’intelligence humaine qui incline les hommes à la paix, à craindre la

mort et à désirer les choses nécessaires pour mener une vie agréable. Elles interdisent à chaque

individu de nuire à sa propre vie et elles le guident vers les moyens qui sauront la préserver.

Mais, bien que nécessaires, ces lois ne sont pas suffisantes. En effet, à partir de ces deux lois

naturelles, Hobbes déduit d’autres lois qu’il juge être essentielles pour l’avènement de la paix au

sein d’une société civile. Il passe ainsi en revue une quinzaine de lois supplémentaires qu’il

estime être « les moyens de conservation des humains en multitude »16. Trop nombreuses pour les

retenir toutes, nous avons sélectionné quatre propositions que nous jugeons pertinentes pour la

résolution de notre problématique. Ces lois s’énoncent comme suit :

1) « Que chacun se force d’être accommodant avec les autres »17.

2) « Que personne, par un acte, un mot, une attitude, un geste, déclare haïr ou mépriser un

autre »18.

3) « Que chacun reconnaisse l’autre comme son égal par nature »19.

14. Op. cit., p. 231.15. Op. cit., p. 232.16. Op. cit., p. 265.17. Op. cit., p. 259.18. Op. cit., p. 261.19. Op. cit., p. 262.

Page 22: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

15

4) « Si quelqu’un est chargé de juger entre deux hommes, qu’il traite entre eux avec

égalité »20.

L’ensemble de ces règles constituent certaines des conditions de possibilité de

l’avènement de la paix sociale pour Hobbes. Dans la première règle, Hobbes fait l’apologie de la

bienveillance mutuelle entre les individus. Pour ce philosophe, cette bienveillance se résume au

fait qu’il ne faut pas garder pour soi ce qui est inutile si cela est nécessaire à d’autres. Autrement

dit, il faut s’efforcer à rechercher la paix avec altruisme et sympathie. Dans la deuxième règle,

Hobbes dénonce clairement l’insulte et, dans la troisième, l’orgueil. Ces deux caractéristiques de

la nature humaine sont des obstacles à l’avènement d’une paix sociale stable, car elles mettent en

péril une vie commune fondée sur la bienveillance, l’altruisme et la sympathie. Enfin, avec la

dernière règle, Hobbes condamne la discrimination et penche en faveur de l’équité, c’est-à-dire de

« l’égale distribution à chacun de ce qui, en raison, lui revient »21. La paix dépend donc ici de

jugements justes, c’est-à-dire qui ne font pas de ségrégation et qui reposent sur une égalité entre

les individus.

Avec l’ensemble de ces lois, les hommes savent ce qui est nécessaire pour échapper à la

peur qui les domine lorsqu’ils sont sous !’influence du droit de nature. Elles sont les règles

générales qui dictent aux individus la direction d’un horizon nouveau dans lequel l’homme n’est

plus orienté par ses passions, mais gouverné par un pouvoir commun : c’est la fin du droit naturel

et le commencement du droit civil. Le passage entre les deux repose sur un contrat.

!.3.1.3 Le contrat et la naissance de la citoyenneté

Les lois naturelles fondamentales sont les prémisses d’un avenir avec plus de sécurité

pour les individus, mais elles ne sont pas suffisantes pour faire le passage entre la vie animale et

la vie civile. Pour Hobbes, c’est la création d’une puissance commune indépendante des

individus, dont le mandat est de garantir la sécurité des sujets, qui permet de faire la transition de

l’état de nature à l’état civil. « Indépendamment des lois de nature, si aucune puissance n’est

établie [...] pour assurer notre sécurité, chacun aura recours et pourra licitement recourir à ses

20. Op. cit, pp. 262-263.21. Op. cit, p. 263.

Page 23: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

16

propres forces et à son art afin de se protéger des autres »22. Il faut donc, pour Hobbes,

nécessairement envisager !’établissement d’une nouvelle puissance pour arracher les hommes à la

misérable condition de l’état de nature. Tant et aussi longtemps qu’ils feront l’économie de cette

puissance, les lois naturelles demeureront des paroles en l’air, des mots sans pouvoir. Mais quelle

est la nature de cette puissance? Hobbes envisage !’établissement d’une puissance commune,

c’est-à-dire une puissance grâce à laquelle les sujets sont membres et participants d’une seule

volonté, autrement dit une puissance par laquelle toutes les volontés individuelles sont

concentrées en une seule.

Le seul moyen d’établir pareille puissance commune, capable de défendre les humains contre les invasions des étrangers et les préjudices commis aux uns par les autres [...], est de rassembler toute leur puissance et toute leur force sur un homme ou sur une assemblée d’hommes qui peut, à la majorité des voix, ramener toutes leurs volontés à une seule volonté23.

Mais, pour Hobbes, la réalisation de cette perspective ne peut pas se faire sans un contrat,

sans un pacte tacite passé entre les hommes dans lequel ils renoncent collectivement à leurs droits

de nature tout en acceptant de se soumettre à la nouvelle autorité. Pour l’individu, cette étape

consiste à passer du stade de barbare à celui de citoyen. Ce contrat est, pour Hobbes, une

condition essentielle pour la réalisation d’une paix sociale sans lequel les êtres humains ne

pourraient jouir de la sécurité civile. Il articule les termes de ce contrat comme suit :

J’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière24.

Avec ce contrat, les hommes consentent à abandonner leurs droits sur toute chose et

acceptent, dans la mesure où les autres y consentent aussi, de soumettre leurs volontés et leurs

jugements à une puissance commune détenant l’autorité. Hobbes nomme cette puissance le

Léviathan ou République. « Le but de cette institution étant la paix et la défense de tous »25, il

nous revient de mieux comprendre certaines caractéristiques de cette puissance.

22. Op. cit., pp. 282-283.23. Op. cit., p. 287.24. Op. cit., p. 288.25. Op. cit., p. 296.

Page 24: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

17

Avec le contrat, Hobbes veut rendre compte d’un processus invisible visant à mettre en

place un ordre politique et sociale, entre des individus, basé sur des lois. Le Léviathan est le

résultat de ce processus et la figure incarnant l’ordre, l’autorité et la paix. Il a la charge de définir

la justice et de représenter la volonté de chacun. Il doit en quelque sorte cristalliser les droits que

les hommes ont consenti d’abandonner. Il requiert une unité réelle entre tous, une coalition qui

naît lorsque chacun accepte le contrat, c’est-à-dire lorsque chacun renonce à être le possesseur du

pouvoir pour en devenir un membre constitutif, autrement dit un citoyen. L’État se définit alors

comme étant :

une personne une dont les actes ont pour auteur, à la suite de conventions mutuelles passées entre eux-mêmes, chacun des membres d’une grande multitude, afin que celui qui est cette personne puisse utiliser la force et les moyens de tous comme il l’estimera convenir à leur paix et à leur défense commune26.

L’État détient le monopole de l’autorité et de l’exercice d’une force légitime en vue de

maintenir la paix parmi les sujets d’une société donnée. Il instaure un ensemble de règles pour

contraindre les individus à vivre en liberté, c’est-à-dire dans un environnement où l’être humain

peut établir, avec les autres, des rapports non plus dominés par la violence, mais fondés sur le

droit. Par l’œuvre du droit, l’État oblige les citoyens à se coordonner les uns avec les autres et

ainsi à réaliser l’exigence humaine de sécurité et de liberté. La paix, pour Hobbes, est corrélative

de la création de cet État, symbole de la société civile, c’est-à-dire une société qui jouit de la

gouverne d’une autorité supérieure et dont les citoyens acceptent de se soumettre à des lois

communes.

Hobbes ajoute, cependant, que la paix n’est garantie que si le pouvoir de l’État est

souverain et indivisible et son autorité absolue et incontestable. En effet, suite à un accord

volontaire des sujets à autoriser l’État à agir en leur nom, ils doivent lui prêter serment

d’allégeance, c’est-à-dire qu’ils sont dans l’obligation d’obéir à son autorité tel un enfant à son

père. Le pouvoir de l’État est alors dit souverain, ce qui signifie que la personne incarnant l’État

est au-dessus des autres et aucune force ne peut l’assujettir. Son autorité est absolue et sa

suprématie domine tous les sujets. N’étant pas partie prenante du contrat, cette personne n’est

subordonnée à personne. Elle juge de ce qui est nécessaire pour la paix et la sécurité des individus

26. Op. cit., pp. 288-289.

Page 25: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

18

et elle peut déterminer par elle-même les moyens pour atteindre cette fin. De plus, Hobbes ajoute

que l’autorité du souverain est incontestable et ne peut être taxée d’injuste, car ce dernier doit agir

conformément à la raison humaine et aux lois naturelles. Contester l’État reviendrait alors à

s’objecter soi-même et aux conventions des lois naturelles imposées par !’intelligence. Pour bien

comprendre la paix dans la philosophie de Hobbes, il faut tenir compte de ce contexte de

puissance souveraine sans laquelle, selon notre auteur, la paix reste une chimère.

Outre les lois naturelles et l’accès à la citoyenneté, la paix sociale dépend aussi d’un autre

élément essentiel, dont Hobbes précise les enjeux dans la première partie de son œuvre. En effet,

au chapitre 4 du Léviathan, Hobbes signale que la parole joue aussi un rôle déterminant dans la

création d’une paix durable et même que cette dernière est impossible sans cette faculté de la

nature humaine. Tentons maintenant de préciser le rôle de la parole dans la pensée hobbsienne en

prolongeant notre examen vers cette dimension appartenant au langage.

13.1.4 Le bon usage de la parole

Déjà présente dans les sources étymologiques de la paix, Hobbes nous rappelle

l’importance de la parole dans !’établissement de cette manière de vivre. La parole est pour lui

l’outil par lequel les individus se rencontrent et discutent. Sans cette faculté, selon notre auteur,

« il n’y aurait pas plus de république, de société, de contrat, de paix parmi le genre humain que

parmi les lions, les ours et les loups »27. Il est clair que, pour Hobbes, la paix dépend de la parole,

c’est-à-dire de cette capacité nous permettant de partager nos idées, nos pensées. En fait, nous

pourrions dire que, pour Hobbes, la parole est la première condition de la civilité. Étant donné son

importance, voyons à présent d’un peu plus près les raisons qui fondent le rapport entre la parole

et la paix dans la pensée de ce philosophe.

De manière générale, la parole consiste en la capacité individuelle de formuler les

éléments de la langue. Elle est un mode de réalisation personnel d’un langage collectif ou,

autrement dit, elle permet d’exprimer quelque chose de singulier par !’intermédiaire du langage

qui est commun. Elle imite verbalement et autant que faire se peut une représentation purement

conceptuelle. Pour le dire en terme hobbsien, « la parole transforme le discours mental en

27. Op. cit., p. 96.

Page 26: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

19

discours verbal »28. À partir de cette manière de situer la parole, Hobbes fait la distinction entre

un usage abusif et un bon usage de la parole. Ce dernier se résume à l’usage courant et à un usage

spécifique. L’usage courant permet, selon Hobbes, de stigmatiser la succession de nos pensées

qui ont continuellement tendance à basculer dans l’oubli. Selon lui, la parole inscrit dans la

mémoire le fil de nos idées. Avec elle, nous pouvons nous souvenir de nos réflexions et de nos

raisonnements. Mais l’usage courant de la parole permet aussi de communiquer et de se faire

comprendre, c’est-à-dire « quand plusieurs personnes utilisent les mêmes mots pour signifier (par

la connexion et l’ordre de ceux-ci) les uns aux autres ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque

chose, et aussi ce qu’ils désirent, craignent et toute autre passion qu’ils éprouvent »29. De ces

deux caractéristiques de l’usage courant de la parole, Hobbes tire ensuite les usages spécifiques :

1) « fixer ce que la réflexion nous a permis de discerner être la cause d’une chose

quelconque »3°.

2) « montrer aux autres le savoir que nous avons atteint, ce qui consiste à se prodiguer des

conseils et des enseignements les uns aux autres »31.

3) « faire savoir nos volontés aux autres, nos projets, de façon à pouvoir obtenir que les

uns et les autres s’assistent mutuellement »32.

4) « procurer de la joie et de la satisfaction, à soi-même et aux autres en faisant

innocemment des jeux de mots pour le plaisir »33.

L’usage courant et spécifique de la parole contribuent, pour Hobbes, à la création d’un

environnement favorable à la paix, car ils nous préservent de l’ignorance et de la propagande tout

en nous procurant enseignements et plaisirs. Cependant, la parole est une lame à double tranchant

et Hobbes nous met en garde contre l’usage abusif qu’on peut en faire. Cet usage abusif est à la

racine, pour lui, des mauvais dogmes. Il se produit lorsque les mots qu’on emploie ont une

signification erronée, voire aucune signification. En effet, « c’est dans les fausses définitions ou

dans l’absence de définition que réside le premier abus de la parole d’où procèdent toutes les

28. Op. cit., p. 97.29. Op. cit., p. 97.30. Op. cit., pp. 97-98.31. Op. cit., p. 98.32. Op. cit., p. 98.33. Op. cit., p. 98.

Page 27: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

20

doctrines fausses et insensées »34. Ainsi, faire un bon usage de la parole revient aussi à établir des

définitions rigoureuses pour se comprendre et éviter les fausses représentations : c’est le premier

usage de la parole selon Hobbes. Ainsi, l’usage de la parole, pour être un élément contributif à la

paix, doit se faire dans les limites de l’usage courant et spécifique de celle-ci, sans quoi elle peut

se transformer en un élément nuisible à la création de la paix.

1.3.2 Conclusion

La théorie hobbsienne de la paix repose en premier lieu sur les lois naturelles, c’est-à-dire

sur des impératifs qui poussent l’homme à craindre la mort et à rechercher une vie paisible. Mais

ces lois restent insignifiantes si elles ne sont pas soumise à une puissance détenant l’autorité

nécessaire pour les faire appliquer. Hobbes envisage ainsi la création de l’État, c’est-à-dire une

personne ou une assemblée de personnes désignée pour garantir la sécurité des citoyens.

L’établissement de cet État repose sur un contrat qui stipule que chacun doit abandonner son droit

sur toute chose et autoriser cette personne ou cette assemblée à agir au nom de tous. La paix

sociale dépend, pour Hobbes, de ce contrat; il est ce par quoi les sujets renoncent à une vie

sauvage, à la guerre contre tous. La paix sociale n’existe donc pas sans le sacrifice de notre liberté

naturelle dont il faut faire le deuil pour être citoyen.

Mais bien que les lois naturelles et l’exercice de la citoyenneté soient indispensables à la

paix sociale, celle-ci n’est réalisable que lorsque les citoyens font un bon usage de la parole. La

parole, lorsqu’elle est correctement employée, devient un support à partir duquel les personnes

peuvent communiquer, se comprendre et s’instruire.

La philosophie de Hobbes est encore une référence importante dans les sciences politiques

modernes et elle est à la base de nombreuses constitutions qui se fondent sur le droit. Cependant,

nous pourrions critiquer l’aspect incontestable du pouvoir que détient l’État dans cette

philosophie. En effet, selon nous, cette autorité absolue, qui n’est pas partie prenante du contrat,

laisse champs libre aux partisans du machiavélisme et ouvre la voie à la pratique de la tyrannie et

de 1 ’ endoctrinement. Hobbes semble être conscient des dangers que peut représenter une telle

forme d’institution et qu’elle peut engendrer des conséquences indésirables, mais, selon lui, elles

34. Op. cit., p. 104.

Page 28: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

21

sont insignifiantes en comparaison de celles qui prévalent lorsque les sujets sont privés de l’État :

« les conséquences de son absence, qui sont la guerre perpétuelle de chacun contre tous, sont

pires encore »35. Ce qu’il faut questionner ici ce n’est donc pas tant la légitimité de l’État, que

l’aspect incontestable de son autorité. La paix sociale, comme le pense Hobbes, ne consiste pas à

instituer n’importe quel type de régime. Selon Peter Kemp, « la paix sociale est constituée par des

institutions justes où règne la justice sociale »36. Avec ce propos de Kemp, nous pourrions dire

que les institutions doivent être partie prenante du contrat, autrement dit elles doivent se

soumettre à la justice sociale de la même manière que le font les citoyens. La souveraineté

absolue du Léviathan échappe à cette logique et peut représenter, pour cette raison, une menace

pour la paix sociale. Nous ne retiendrons donc pas cet aspect démesuré de la pensée de Hobbes,

car, dans certaines circonstances, comme dans la tyrannie, l’État peut devenir le pire ennemi de

ce type de paix.

Nous retiendrons, par contre, de cette philosophie, l’importance de créer une société civile

dans laquelle les individus ne font pas ce qu’ils veulent, mais obéissent à des lois en vue de vivre

ensemble en sécurité. En d’autres termes, ce sont les lois de nature, la citoyenneté et le bon usage

de la parole comme condition pour vivre en paix que nous allons privilégier dans la suite de notre

étude.

Avec la théorisation de la création de l’État, la pensée de Hobbes jette les bases de la paix

sociale. Sa philosophie nous permet de situer la paix à l’intérieur d’une société organisée par des

lois et elle répond aux difficultés que peut poser une telle entreprise. En somme, Hobbes offre

une conception intéressante de la paix à l’intérieur d’une nation déterminée. En revanche, son

travail de réflexion ne permet pas vraiment de penser la paix entre les États. Il nous faut, pour

traiter de cette dimension, faire appel à un autre auteur : Emmanuel Kant.

35. Op. cit., p. 334.36. KEMP, Peter, dans La philosophie et la paix, op. cit., p.473.

Page 29: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

22

1.4 La paix internationale

La paix est à la fois le centre et le terme de la réflexion de Hobbes. Sa philosophie nous a

permis de nous représenter une certaine forme de paix sociale, c’est-à-dire une paix qui se situe à

l’intérieur d’un État déterminé. Cependant, pour traiter de la question de la paix entre les nations,

c’est-à-dire d’une paix internationale, nous avons privilégié la pensée de Kant. Son projet de paix

perpétuelle est guidé en effet par la question de la paix qui règne entre les pays et sa réflexion

permet de formuler avec rigueur les grandes articulations de cette nouvelle dimension. Kant a

contribué activement à l’essor d’une évolution cosmologique de l’idée de la paix et il est reconnu

comme étant l’inspirateur de !’Organisation des Nations Unies. Poursuivons donc notre examen

en faisant maintenant l’étude de son projet.

1.4.1 La paix chez Kant

Dans le sillage de la pensée de Hobbes, Kant considère que l’état de nature est un état de

guerre dans lequel l’homme et sa liberté sont constamment menacés. La paix appartient donc

pour Kant à l’état civil et repose sur la volonté de vivre sous une constitution légale. À l’échelle

internationale, Kant observe que les États vivent à l’état de nature, c’est-à-dire qu’ils

entretiennent entre eux des relations qui ne sont pas fondées sur le droit, mais dominées par une

menace continuelle. Avec son projet, Kant cherche à libérer les États de cet état de nature et, pour

ce faire, il envisage un scénario semblable à celui de Hobbes avec la création d’un État, un État

des États chargé de réglementer la coexistence de toutes les nations du monde37. C’est la

naissance d’un droit international fondé sur un fédéralisme des États ou, autrement dit, une

société des nations.

L’idée de créer une société des nations était déjà en germe chez Kant à partir de 1784,

lorsqu’il fait paraître une œuvre qui s’intitule Idée d’une histoire universelle au point de vue

cosmopolitique. Dans cet ouvrage, composé de neuf propositions, Kant est à la recherche d’un fil

conducteur permettant de comprendre l’histoire de l’espèce humaine. Cette histoire comprend

l’existence d’un plan de la nature, un plan qui tend à actualiser chez les individus une paix

universelle. Ce qui se dessine en fait dans cette œuvre est l’avènement d’une société où l’homme

37. Nous verrons comment ce scénario prendra finalement la forme d’une alliance de paix se basant sur une convention des peules.

Page 30: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

23

actualise son humanité dans une union civile exemplaire par le truchement d’un plan caché de la

nature pour finalement produire une constitution politique internationale parfaite. Dès lors,

l’humanité serait en marche vers l’État cosmopolite ou Société des Nations, finalité naturelle de

son progrès. Puis, onze ans plus tard, en 1795, Kant fait paraître son œuvre politique majeur :

Projet de paix perpétuelle, esquisse philosophique. Kant y élabore une véritable philosophie de la

paix, c’est-à-dire une construction intellectuelle réfléchie et méthodique pour mettre en place une

paix universelle stable et durable. Prenant la forme d’un plan de paix, Kant nous invite à

concevoir un monde nuancé et plein de défis. Dans ce projet, la perspective d’une Société des

Nations, annoncée par Kant dans son ouvrage Idée d’une histoire universelle au point de vue

cosmopolitique, est précisée avec la création d’un fédéralisme d’États libres qui prendra

finalement la forme d’une alliance de paix fondée sur une convention mutuelle des peuples.

Voyons maintenant comment Kant élabore son projet de paix.

1.4.1.1 Le projet de paix kantien

Le projet de paix kantien est l’un des plus élaborés que connaît la philosophie et il

demeure une réalisation dont l’esprit surpasse toutes les tentatives précédentes38. Son manuscrit

est plutôt court et il se divise en deux séries d’articles, les articles préliminaires et les articles

définitifs. Ces articles sont accompagnés de deux suppléments et de deux appendices. Nous

débuterons cet examen par l’étude des articles préliminaires pour autant qu’ils constituent les

premières conditions de possibilité de la paix perpétuelle. Puis, les articles définitifs seront l’objet

principal de notre réflexion, puisque ceux-ci représentent le cœur du projet kantien. Par contre,

nous ferons l’économie des suppléments et des appendices, car ces derniers ne contribuent pas

directement à l’élaboration de notre recherche. En effet, Kant y étudie, d’une part, le rôle de la

nature dans la réalisation de la paix et, d’autre part, les conditions et les raisons d’un accord et

d’un désaccord de la morale et de la politique. Ces réflexions ne participent pas directement à la

résolution de notre problématique et ils n’entreront donc pas en considération dans cette étude.

Nous terminerons cette partie de notre recherche par une analyse critique du projet de Kant. Nous

38. L’histoire de la philosophie est composée de nombreuses réflexions au sujet de la paix entre les pays. Nous pouvons citer le projet de paix perpétuelle de l’abbé St-Pierre, ainsi que le commentaire qu’en a fait Rousseau, mais aussi les travaux de Jeremie Bentham pour affirmer qu’il s’est développé une véritable philosophie de la paix. Cependant, parmi ces œuvres de la philosophie, celle de Kant demeure une réalisation sans précédent, car il est le seul, à notre connaissance, à faire de la paix une fin en soi. Comparativement aux plans de paix assez techniques de l’abbé St-Pierre, de Rousseau et Bentham, qui considèrent la paix comme un moyen pour assurer la tranquillité à l’Europe de l’époque, Kant propose ce qui est minimalement requis pour espérer la paix entre les nations.

Page 31: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

24

rappellerons aussi les points importants de sa théorie de la paix pour en avoir un aperçu plus

synthétique. À présent, voyons le contenu des articles préliminaires.

I. 4.1.2 Les articles préliminaires

Le plan de paix du penseur de Königsberg débute avec ce qu’il nomme « les articles

préliminaires en vue de la paix perpétuelle entre les États»39. Six articles composent cette

propédeutique de la paix dont le contenu s’énonce comme suit :

« Aucun traité de paix ne doit valoir comme tel, si on l’a conclu en se réservant

tacitement matière à guerre future »40.

« Nul État indépendant (petit ou grand, peu importe ici) ne pourra être acquis par un

autre État, par héritage, échange, achat ou donation »41.

« Les armées permanentes (miles perpetuus) doivent entièrement disparaître avec le

temps»42.

« On ne doit point contracter de dettes publiques en vue des conflits extérieurs de

l’État »43.

« Aucun État ne doit s’immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d’un

autre État »44.

« Aucun État, en guerre avec un autre, ne doit se permettre des hostilités de nature à

rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix future, par exemple :

l’emploi d’assassins (percussores), d’empoisonneurs (venefici), la violation d’une

capitulation, la machination de trahison (perduellio) dans l’État avec lequel on est en

guerre, etc.» 45.

Ces articles imposent une série de préliminaires à la construction d’une paix universelle et

durable. Faire l’économie de ces étapes équivaut, pour Kant, à renoncer à un équilibre

39. KANT, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, esquisse philosophique, traduit de l’allemand par J. Gibelin, Éd.J. Vrin, Paris, 2002, p. 13.40. Op. cit., p. 1341. Op. cit., p. 15.42. Op. cit., p.17.43. Op. cit. p. 17.44. Op. cit., p. 19.45. Op. cit., p. 21.

1.

2.

3.

4.

5.

6.

Page 32: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

25

international stable, autrement dit, il s’agit de conditions nécessaires, mais pas suffisantes à

!’institution d’une paix perpétuelle entre les nations.

Avec le premier article (aucun traité de paix ne doit valoir comme tel si on l’a conclu en

se réservant tacitement matière à guerre future), Kant dénonce ouvertement la violation des traités

de paix qui se perpétuait en Europe et sur lesquels reposait l’équilibre entre les États européens.

Pour lui, ces traités sont caduques s’ils n’ont pas la transparence nécessaire pour garantir le

maintien de la paix. La paix, pour Kant, n’est pas qu’une simple suspension des hostilités, une

trêve; elle désigne un état permanent. L’expression « paix perpétuelle » constitue en fait, pour lui,

un pléonasme.

Avec le second article (nul État indépendant ne pourra être acquis par un autre État par

héritage, échange, achat ou donation), Kant interdit que l’on considère un État comme une

marchandise. Il compare l’État à un individu moral dont personne ne peut disposer, à l’exception

de lui-même : « Un État, en effet, n’est pas un avoir. C’est une société humaine et nul autre que

lui n’a le droit de lui imposer des ordres et d’en disposer. Or, l’incorporer à un autre État, comme

une greffe, [...] c’est lui ôter son existence comme personne morale »46. Avec cette comparaison

anthropomorphique, Kant veut montrer que l’État, comme la personne morale, a des droits et

qu’il a une valeur qu’on ne peut pas s’approprier, une intimité qu’on n’a pas le droit de violer.

L’État n’est pas une chose et il ne faut donc pas le considérer comme un objet pouvant être à la

base d’un quelconque commerce qui abolirait son existence. Le territoire d’un État et ses

ressources doivent demeurer en sa possession.

Le troisième article (les armées permanentes doivent entièrement disparaître avec le

temps) est très représentatif de l’ampleur du projet kantien. En effet, il prévoit, pour accoler à la

paix l’épithète perpétuelle, l’extinction des armées de métiers, c’est-à-dire celles qui provoquent

une escalade dans l’armement et qui sont à la base des guerres d’agression. En fait, elles

représentent un danger pour les autres États. En effet, « elles poussent ces États à se surpasser les

uns les autres par la masse des hommes d’armes, qui n’a pas de limites »47. Sa proposition ne

46. Op. cit., p.15.47. Op. cit., p.17.

Page 33: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

26

consiste pas en un désarmement immédiat, mais en une disparition progressive de ces armées

constituant une menace perpétuelle. Kant émet toutefois une réserve et admet une exception pour

les armées de citoyens. Celles-ci ont une mission uniquement défensive et elles ne représentent

donc pas un danger réel pour Γinstitution d’une paix internationale et perpétuelle. Dans cet

article, il ajoute aussi un élément en lien avec l’article suivant : « la thésaurisation [...] considérée

par d’autres États comme une menace de guerre, [...] obligerait à des agressions préventives »48.

Un pays ayant accumulé beaucoup de richesses peut, selon Kant, représenter une menace pour les

pays voisins et faire l’objet d’attaques de prévention. En fait, Kant nous met en garde contre

l’argent, car selon lui, c’est le plus sûr instrument de guerre.

Dans le quatrième article (on ne doit point contracter de dettes publiques en vue des

conflits extérieurs de l’État), Kant approfondit cette idée. Il y dénonce le système de crédit

consistant en dettes. L’accumulation infinie de dettes est, pour lui, « une dangereuse puissance

financière, un trésor pour faire la guerre »49. C’est un obstacle à la paix perpétuelle et Kant croit

qu’il faut tout faire pour empêcher l’activité des créanciers et des débiteurs. Kant admet

cependant qu’il est légitime de « recourir dans l’intérêt de l’économie nationale à une aide

provenant du dehors ou de l’intérieur»50. Ainsi en est-il par exemple pour la création de zone de

peuplement ou l’amélioration des routes. En somme, un État qui s’endette de manière excessive,

non pas en vue d’investissements productifs, mais pour accroître son potentiel militaire, constitue

un problème pour l’équilibre international et un obstacle à la paix perpétuelle.

Le cinquième article (aucun État ne doit s’immiscer de force dans la constitution et le

gouvernement d’un autre État) a une portée d’envergure dans le projet kantien, puisqu’il y

condamne la pratique de l’ingérence politique qui consiste à faire intrusion dans les affaires

internes d’un État. Par voie de conséquence, Kant prend parti pour Γauto-détermination des

peuples et l’auto-institution politique. À ses yeux, il s’agit d’un droit : aucun État n’a le droit de

prendre en charge les affaires politiques internes d’un autre État et faire violence à son

gouvernement. Par souci de nuances, Kant indique qu’il existe cependant une exception dans le

48. Op. cit., p.17.49. Op. cit., p.19.50. Op. cit., p.17.

Page 34: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

27

cas où un État en vient à se diviser en deux et que l’anarchie règne dans l’une des deux parties.

Dans ce cas précis, l’ingérence est légitime.

Dans le dernier article préliminaire (aucun État, en guerre avec un autre, ne doit se

permettre des hostilités de nature à rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix

future ...), Kant invite à une réflexion sur les manières de faire la guerre. Il y dénonce le recours à

des procédures déloyales lors de conflits entre belligérants. Le problème est que ces procédures

fragilisent une confiance déjà précaire et rendent instable la base sur laquelle il faudra bâtir la

paix à venir. Selon lui, ces pratiques peuvent conduire à une guerre d’extermination et doivent

donc être interdites. Par voie de conséquences, nous pourrions dire que l’art de la guerre, pour

Kant, consiste à respecter une justice militaire qui interdit ces pratiques.

Tous ces articles sont, pour Kant, les clés qui ouvrent les premières portes de la paix

perpétuelle dans le monde. Ils représentent les conditions de possibilité de la réalisation de la paix

perpétuelle et leur application est indispensable si l’on souhaite vivre une paix qui ne cesse

jamais. Mais voyons maintenant la seconde série d’articles que Kant propose pour la réalisation

de son projet.

!.4.1.3 Les articles définitifs

Dans la deuxième section de son projet, Kant présente les articles définitifs en vue de la

réalisation d’une paix perpétuelle :

1) « Dans tout État la constitution civile doit être républicaine »51.

2) « Le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres »52.

3) « Le droit cosmopolitique doit se restreindre aux conditions de !’hospitalité

universelle »53.

51. Op. cit., p. 31.52. Op. cit., p. 43.53. Op. cit., p. 55.

Page 35: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

28

Ces trois articles sont les témoins d’un système de droit à trois niveaux : 1) le droit civil,

2) le droit des gens, 3) le droit cosmopolitique54. Le droit civil organise les relations entre l’État

et les citoyens; le droit des gens traite des rapports entre les États55 et le droit cosmopolitique se

charge de régler l’union des peuples habitant ces États. Avec ce système, Kant cherche à libérer

les hommes de l’état de nature tant sous l’angle des sociétés, que dans le rapport qu’elles

entretiennent entre elles avec le présupposé que les solutions politiques internes de l’État (le droit

civil) sont transposables aux relations internationales entre les États (le droit international) en vue

de l’avènement d’une union entre les peuples (le droit cosmopolitique). Voyons maintenant dans

le détail chacun de ces trois articles.

Dans le premier article définitif (dans tout État, la constitution civile doit être

républicaine), Kant considère que la république est un impératif pour chaque État. La constitution

républicaine est, pour lui, le système politique le plus proche du contrat originel, puisqu’il est

directement issu du droit. En ce sens, la république est une alliée de la paix perpétuelle. Mais

ajoutons que si le modèle de la république est si favorable à la paix, c’est parce que, selon Kant,

le sujet y est citoyen. À l’inverse, dans une constitution où le sujet n’est pas citoyen, « la guerre

est une affaire dont on décide sans le moindre scrupule, parce que le chef de l’État est non pas

membre, mais possesseur de l’État, et que la guerre ne cause pas le moindre dommage à ses

festins, chasses, [...] il peut décider de la guerre pour des raisons futiles comme une partie de

plaisir »56. Le citoyen, selon Kant, doit être un membre actif de l’État. Déjà dans l’antiquité, le

citoyen était celui qui participait au développement, à la défense et au bien être général de la

société. Il contribuait, selon sa nature, à faire de la société une Cité. Pour Kant, c’est une

condition de la paix perpétuelle que le sujet soit citoyen, c’est-à-dire que le sujet participe au

développement de son État, car en tant que membre de l’État, il pourra faire le calcul d’intérêt de

la guerre et choisir la paix si celle-ci ne menace pas la destruction de son État.

54. Op. cit., p.75.55. Le droit des gens est l’ancêtre du droit international. Il concerne les relations entre les États. Mais il désigne aussi un droit commun à la société universelle des êtres humains. Voir Mai Lequan, La paix, Éd. Garnier- Flammarion, Paris, 1998, p.222.56. KANT, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, trad. Joël Lefebvre, deuxième section, Éd. PUL, Lyon, 1995, p.56. La traduction de !.Gibelin nous a paru insuffisante ici pour traduire le verbe « einbüssen ». Nous avons donc privilégié une autre traduction afin de rendre compte au mieux du propos original de Kant : « ...durch den Krieg nicht das Mindeste einbüsst » (p. 34 de l’éd. J.Vrin précédemment citée).

Page 36: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

29

Les valeurs de la constitution républicaine sont la liberté, l’égalité, la fraternité, la justice.

Selon l’auteur de Königsberg, ces valeurs doivent être conquises par tous les États pour atteindre

une paix perpétuelle. Cependant, cette mission est bien difficile à réaliser et sa réussite tient

d’avantage du hasard que de l’effort politique. En effet, «il résulte d’un effet de la fortune qu’un

peuple puissant et éclairé peut se constituer en république »57. La république est, pour Kant, une

constitution si parfaite que même si un peuple parvenait à l’instituer, il serait incapable de la

maintenir :

La constitution républicaine est la seule qui soit parfaitement adaptée au Droit de l’homme, mais c’est aussi la plus difficile à établir, et même il est encore plus difficile de la maintenir ; en sorte que bien des gens pensent que ce devrait être un État composé d’anges, les hommes avec leurs penchants égoïstes étant incapables de conserver une constitution de forme aussi sublime58.

La constitution républicaine est si parfaite selon Kant qu’elle appartient davantage au rêve

d’un visionnaire qu’à une réalité humaine. En ce sens, nous pourrions dire que ce premier article

définitif de Kant doit tenir lieu d’idéal régulateur à l’effort politique, idéal qui défend la liberté,

l’égalité et la fraternité de tous les individus en plus d’affirmer et de soutenir leur citoyenneté.

Le deuxième article définitif (Le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États

libres) nous introduit au cœur du projet de paix de Kant. Il nous revient, dans un premier temps,

de savoir ce que Kant veut dire par un fédéralisme d’États libres. Selon ce philosophe, la relation

entre les États est comparable à celle des hommes dans l’état de nature, c’est-à-dire, qu’à

l’échelle internationale, c’est le droit du plus fort qui fait office d’autorité. Pour sortir de cet état,

il faut envisager la création d’une constitution à l’échelle mondiale semblable à la constitution

civile unissant les hommes dans un État républicain :

Des États en relations réciproques, ne peuvent sortir de l’état anarchique qui n’est autre chose que la guerre, d’aucune autre manière rationnelle qu’en renonçant, comme des particuliers, à leur liberté barbare (anarchique), en se soumettant à des lois publiques de contrainte, formant ainsi un État des nations

57. KANT, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, deuxième article définitif, Éd. J.Vrin, Paris. 2002, p. 49.58. Op. cit., pp. 75-77.

Page 37: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

30

(civitas gentium) qui (s’accroissant, il est vrai, constamment) engloberait finalement tous les peuples de la terre59.

Le fédéralisme suppose que chaque État abandonne une part de sa souveraineté en vue

d’une subordination à un pouvoir unique. C’est une union des États soumise à une autorité

supérieure chargée de faire respecter le droit international. Cependant, la perspective d’un État

des nations ou d’un État des États, dont la mission serait d’établir une paix entre tous les pays,

pose plusieurs problèmes. Kant en était bien conscient et il a été contraint d’abandonner cette

manière de fonder la paix entre les nations. Dimitri Lang écrit dans un article sur Kant qu’il existe

« trois raisons fondamentales pour lesquelles Kant renonce à l’idée d’un État mondial »60. Dans

un premier temps, Lang souligne que le concept d’État des nations renferme une contradiction :

Le raisonnement consiste à rappeler qu’on ne saurait fondre les États membres en un seul, sans détruire l’idée d’État souverain.[...] l’union des peuples sous l’hégémonie d’un État mondial détruirait la relation de réciprocité entre les peuples, elle impliquerait, en tout état de cause, la suppression de la liberté des peuples et la fin de la souveraineté des États61.

Kant est méfiant à l’égard de la création d’un État des nations et l’une des raisons qui le

motive à être défavorable à cette idée est que cet État abolirait la réciprocité des relations entre les

peuples. Mais la seconde difficulté de la création d’un État des États, est, selon D. Lang, la force

de l’argument empirique :

Il consiste à souligner !’impossibilité factuelle de réaliser un État mondial, compte tenu de la nature des hommes et des peules, ainsi que de l’histoire des nations. [...] Les peuples sont peu disposés à se soumettre à l’autorité d’une force contraignante62.

Kant était bien conscient de cet argument. Mais, ce qui aurait vraiment poussé l’auteur

allemand à refuser un État des nations est, selon D. Lang, que le projet d’une union des États

« réalisée sous l’hégémonie d’un État puissant risque de déboucher sur le plus effroyable

59. Op. cit., p. 51.60. LANG, Dimitri, Insuffisances et dangers du pacifisme juridique de Kant, contribution pour les actes du XXVIIIeme du Congrès International de l’Association des Sociétés de Philosophie de la Langue Française, dans La philosophie et la paix, tome II, sous la direction de Walter Tega, Éd. J. Vrin, Paris, 2002, p. 679.61. Op. cit. p. 679.62. Op. cit., p. 679.

Page 38: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

31

despotisme »63. En effet, un État des nations (Staatesbund) n’exclut pas le danger d’une tyrannie

mondiale qui assouvirait tous les peuples. Il faut donc une alternative. Kant propose une alliance

de paix (Friedensbund), c’est-à-dire une association qui s’étend à toutes les nations du monde et

qui dépend d’une convention des peuples (Völkerbund) sur la base de laquelle ils s’engagent non

pas dans un traité, mais dans une alliance. « L’état de paix, état qui ne peut toutefois être institué

ni garanti sans une convention mutuelle des peuples, doit nécessairement se trouver une alliance

de type particulier, qui peut s’appeler l’alliance de paix »64. À la différence du traité de paix, dont

le sceau ne signifie que l’arrêt d’une guerre, l’alliance de paix se veut plus durable :

L’alliance de la paix prétend terminer pour toujours toutes les guerres. Elle ne se propose pas d’acquérir quelque puissance politique, mais uniquement de conserver et de garantir la liberté d’un État pour lui-même et d’autres États alliés en même temps, sans toutefois que ceux-ci aient pour cette raison à se soumettre.[.״] à des lois publiques et à la contrainte exercée par elles65.

Dans ce passage, Kant montre clairement que l’alliance de paix, substituée au fédéralisme,

n’implique pas la création d’une constitution mondiale responsable d’organiser, comme le fait

l’État, la coexistence. La paix repose, selon Kant, sur une convention des peuples. Il s’agit encore

une fois d’un pacte, mais, à la différence du pacte social de Hobbes, la convention kantienne

n’exige pas des peuples qu’ils renoncent à leur liberté naturelle et qu’ils se soumettent à une

autorité supérieure. Par ce pacte, les peuples s’engagent à se réunir pour créer une alliance, une

union, une communauté humaine, comparable à la communauté européenne, dont le but est de

préserver les peuples membres de la guerre. Cette alliance n’implique donc pas la création d’un

État central autour duquel gravite les collectivités, mais la création d’une communauté humaine

dans laquelle tous les peuples sont réunis pour former une alliance mondiale de la paix. Cette

alliance n’implique pas non plus un rapport de domination d’un État sur les autres, semblable au

rapport que l’on retrouve dans la constitution civile. Dans ce groupement, dans cette union, les

peuples entretiennent des relations réciproques. À défaut donc d’une république mondiale, Kant

envisage une autre solution qu’il nomme une alliance de paix et dont l’objectif est de préserver

ses membres de la guerre tout en leur garantissant leurs libertés.

63. Op. cit., p. 680.64. KANT, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, Éd. J.Vrin, Paris, 2002, pp. 47-49.65. KANT, op. cit., p. 49.

Page 39: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

32

Remarquons que cette alliance de paix proposée par Kant semble entretenir des rapports

avec ce que Hannah Arendt nomme dans Vies Politiques un «monde commun ». En fait, d’après

Étienne Tassin, commentateur de Arendt, il convient « de relever combien Kant est, pour Arendt,

celui qui permet d’articuler [...] !’institution politique d’un monde commun »66. Pour Arendt, la

nécessité de créer un monde commun vient du fait que « l’espèce humaine qui, pour les

générations précédentes, n’était rien d’autre qu’un concept ou un idéal, est devenue une réalité

qui nous sollicite »67. Selon Arendt, le monde commun veut redonner sens à l’humain, c’est-à-

dire à un être qui a conscience de lui et des autres, qui craint pour sa vie et qui espère la paix. Ce

monde commun n’est pas un monde dans lequel nous sommes tous communs, mais plutôt un

monde qui nous est commun à tous, où chacun s’y retrouve, où tous les peuples sont unis et où

chacun peut vivre en paix. Dans ce monde, il n’est donc pas question d’humanité commune, mais

de communauté humaine, c’est-à-dire un groupe d’êtres humains, vivant dans l’union, se

partageant le monde avec d’autres êtres humains tout en entretenant des relations d’égal à égal.

C’est une communauté de communautés, autrement dit une société faite de communautés

participant à un élan commun.

Nous voyons là un parallèle important à souligner avec l’alliance de paix proposée par

Kant, car, dans un cas comme dans l’autre, l’objectif est de créer une communauté qui regroupe

des êtres humains, une communauté qui se caractérise par une union des membres qui ne dépend

pas d’une autorité supérieure. L’alliance de paix kantienne répugne à !’institution d’un

gouvernement unique qui obligerait les peuples à se regrouper sous la contrainte. L’union des

peuples doit, par conséquent, dépendre d’autre chose que de l’exercice de ce pouvoir. Le moyen,

pour Kant, de créer cette alliance, nous l’avons vu, est une convention mutuelle passée entre les

peuples qui garantit cette union. Dans le cas du monde commun, Hannah Arendt dirait que l’unité

de la communauté relève directement de la multiplicité humaine :

L’unité de l’humanité et sa solidarité ne peuvent consister dans un accord universel sur une seule religion, une seule philosophie, ou une seule forme de gouvernement mais dans la

66. TASSIN, Étienne, Le trésor perdu - Hannah Arendt - l’intelligence de l’action politique, Éd. Payot, Paris, 1999, p. 459. Il convient de remarquer que ce qui a influencé d’abord Arendt est La critique de la faculté de juger de Kant, car, pour Arendt, le jugement occupe une fonction sociale hautement importante. En effet, « juger est une action qui tisse un lien humain » (Tassin, op. cit., p. 446), mais aussi « juger est l’une, sinon la plus importante des activités en lesquelles ce partager-le-monde-avec-les-autres se produit » (Tassin, op. cit., p. 461). De plus, Tassin ajoute, que « cette position de juge est pour Arendt la position de citoyen du monde de Kant » (op. cit., pp. 454-455).67. ARENDT, Hannah, Vies politiques, Éd. Tel Gallimard, Paris, 1974, p. 95.

Page 40: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

33

conviction que le multiple fait signe vers une unité que la diversité cache et révèle en même temps68.

Ainsi, selon Arendt, la création d’un gouvernement unique n’est pas la voie à suivre pour

que les peuples vivent dans l’union. Par conséquent, créer un monde commun ne peut pas

dépendre d’un fédéralisme des États. Par contre, il faut, selon Arendt, croire que le multiple fait

signe vers l’unité; il faut avoir la conviction qu’à partir de la diversité culturelle va naître un tout

dont toutes les parties concordent entre elles et de telle sorte qu’elles participent à la formation de

ce tout. En d’autres termes, il semble que Arendt soulève le problème que pose le passage du

multiculturalisme à 1 ’ interculturalisme, autrement dit de la juxtaposition des cultures à leurs

interactions. En effet, Arendt est à la recherche de l’unité de l’humanité dans la diversité.

Toutefois, cette unité ne consiste pas en un « uniculturalisme » qui tend à diminuer les différences

en faisant converger tous les peuples vers une seule manière de vivre. En fait, nous pourrions

dire, dans le respect de la pensée de Arendt, que cette unité repose sur un droit à la différence :

« tout comme l’homme et la femme ne peuvent être mêmes, à savoir humains, qu’en étant

absolument différents l’un de l’autre, ainsi, le national de chaque pays ne peut entrer dans cette

histoire universelle de l’humanité qu’en restant ce qu’il est et en s’y tenant obstinément»69.

Afin de réaliser le passage du multiculturalisme à l’interculturalisme, Arendt estime que le

dialogue est l’instrument par excellence. En effet, selon elle, «le dialogue [...] se soucie du

monde commun, qui reste « inhumain » [...] tant que des hommes n’en débattent pas

constamment »70. Nous pourrions dire que, pour Arendt, le monde est commun lorsqu’il est

humain et il est humain lorsqu’il est commun et le dialogue est l’instrument pour nous aider à

coexister à travers un même monde. En fait, le dialogue est, pour Arendt, une activité qui rend le

monde commun, car « nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous parlant, et, dans

ce parler, nous apprenons à être humains »71.

L’unité de l’humanité et l’humanité comme communauté sont, selon nous, des enjeux

faisant partie de l’alliance de paix que Kant a privilégié. Ce philosophe voyait bien que fonder la

68. Op. cit., p. 10469. Op. cit., p. 10370. Op. cit., p. 34.71. Op. cit., p. 34.

Page 41: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

34

paix sur !’institution d’un État des États qui tend à éliminer un rapport réciproque entre les pays

était inacceptable. L’alternative entrevue par Kant est une alliance de paix, alliance par laquelle

les êtres humains s’unissent et coexistent sur la base d’une convention des peuples. Cette manière

plus humaine de fonder la paix ressemble, selon nous, à ce que Arendt appelle un monde

commun. Dans ce monde, l’union ne dépend pas d’une soumission des nations à une seule forme

de gouvernement, mais elle repose sur ce que nous pourrions nommer un droit à la différence.

L’avènement d’un monde commun, tout comme la naissance de l’alliance de paix proposée par

Kant, dépendent donc de !’institution d’une communauté humaine, de la formation d’un groupe

dans lequel les différences de tous les peuples coexistent de telle manière qu’ils forment une

union, une alliance qui terminera pour toujours toutes les guerres (Kant).

Sous l’angle du résultat, l’idée d’alliance de paix semble entretenir un rapport de

similitude étroit avec l’idée de créer un monde commun, puisque de part et d’autre il s’agit d’un

groupe de personnes se partageant le monde et vivant dans l’union tout en entretenant des

relations réciproques. Cependant, sous l’angle des moyens, ces deux penseurs se distinguent.

Selon Kant, le moyen pour donner le jour à l’alliance de paix est une convention mutuelle des

peuples. Mais, selon Arendt, le moyen pour instituer l’unité et la solidarité de l’humanité est le

dialogue. Selon nous, cette différence est importante, car nous pourrions dire que Arendt identifie

le moyen du moyen de Kant. Plus clairement, nous croyons que pour signer une convention

mutuelle des peuples, ces derniers ne sauraient se passer du dialogue pour faire aboutir les

négociations menant à la convention. Arendt détient ainsi le mérite de souligner l’importance du

dialogue dans l’effort qui consiste à faire coexister l’ensemble des peuples de la terre.

Le dernier article définitif de Kant (le droit cosmopolitique doit être limité aux conditions

de l’hospitalité universelle), introduit le droit cosmopolitique. De quoi s’agit-il ? Ce droit se

résume à l’idée qu’aucun homme ne devrait être traité en ennemi lorsqu’il arrive dans un pays

étranger. L’hospitalité, qui consiste de manière générale à accueillir l’autre, désigne chez Kant un

droit de visite : c’est « le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société, en

vertu du droit à la commune possession de la surface de la terre»72. Le droit

cosmopolitique considère que tout être humain est citoyen d’une communauté humaine

72. KANT, Emmanuel, Projetée paix perpétuelle, op. cit., p.55.

Page 42: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

35

universelle et il représente, en ce sens, la continuité nécessaire du droit civil et du droit

international en vue d’une paix mondiale et perpétuelle. Il nous semble que ce droit est

directement en lien avec l’alliance de paix dont Kant présente les enjeux dans le second article

définitif. En effet, selon ce philosophe, par l’œuvre du droit cosmopolitique, tous les êtres

humains devraient pouvoir circuler librement sur l’ensemble de la surface du globe. Cette libre

circulation est fondée sur un droit à la commune possession de la terre, autrement dit, sur le droit

de vivre dans un monde commun. En introduisant le droit cosmopolitique, chargé de réglementer

le mouvement des peuples, il nous semble que Kant réaffirme sa position en faveur d’une alliance

de paix, d’un monde commun dont l’union repose, pour lui, sur une convention passée entre les

peuples.

1.4.2 Conclusion

Nous avons vu que le projet kantien est truffé d’impératifs qui imposent une marche à

suivre rigoureuse en vue de réaliser la plus éclatante victoire humaine, soit une paix perpétuelle

entre tous les peuples. Rappelons que le projet kantien comprend six articles préliminaires et trois

articles définitifs et que ceux-ci prennent l’allure de commandements auxquels il faut obéir si l’on

souhaite réaliser la paix perpétuelle. En somme, tous ces articles tiennent lieu de condition de

réalisation. Dans les articles préliminaires, Kant dénonce certaines pratiques mettant en péril la

paix entre les nations, telles la violation des traités de paix, la commercialisation d’un État ou

encore l’ingérence politique. Mais il établit aussi, dans ces articles, la nécessité de faire

disparaître les armées de métier tout en prescrivant une manière de faire la guerre qui interdit

l’usage de procédures déloyales lors de conflits.

Dans les articles définitifs, Kant indique que la force de la république tient à la

citoyenneté, que le droit des gens doit être fondé non pas sur un fédéralisme d’États libres, mais

sur une alliance de paix (ou monde commun) et enfin que le droit cosmopolitique se limite à une

hospitalité universelle qui reconnaît l’individu comme un citoyen du monde. Avec un système de

droit à trois niveaux, Kant a pour but de libérer tous les êtres humains de l’état de nature et d’unir

tous les peuples par la création d’une communauté humaine universelle par laquelle chacun jouit

d’un droit sur la commune possession de la terre en vertu d’une convention engageant les peuples

à se réunir pour préserver la paix parmi les membres de l’alliance. Cette alliance de paix n’est

Page 43: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

36

donc soumise à aucune autorité supérieure et elle s’apparente, selon nous, à ce que Arendt

nomme un « monde commun ». Un monde commun est un monde dans lequel les peules vivent

dans Γunion, où ils forment une communauté humaine et coexistent à travers un même monde.

Leur unité est garantie par la multiplicité humaine dont les mécanismes laissent visiblement

transparaître l’unité et la solidarité de l’humanité (Arendt).

La théorie kantienne de la paix a marqué de nombreux esprits politiques et elle a inspiré la

création de plusieurs organisations importantes qui luttent aujourd’hui pour la paix dans le

monde. Cependant, son projet n’a pas toujours une rigueur kantienne. Que pouvons-nous

reprocher à ce projet? La principale critique que nous pourrions adresser à l’auteur allemand est

de vouloir, dans un premier temps, fondé le droit international sur un fédéralisme d’États libres

(deuxième article définitif). Nous avons vu que Kant lui même ne semble pas être en faveur de la

création d’un État des États qui abolirait la souveraineté de chaque État et qui mettrait en péril les

peuples en ne les protégeant pas contre le plus effroyable despotisme. Kant énonce alors une

alternative : l’alliance de paix. Cependant, découvrir les finesses de cette alliance et la distinguer

du dangereux fédéralisme n’est pas une entreprise que l’on pourrait qualifier de facile. Le lecteur

est confronté à une évidente hésitation de la part de Kant qui tergiverse, parfois timidement, à

travers les difficultés que pose la réalisation de son projet. On pourrait regretter ici que Kant n’ait

pas eu la même rigueur qu’il avait lorsqu’il a écrit La critique de la raison pure.

Le projet de paix kantien traite principalement d’une paix entre les nations, mais il laisse

dans l’ombre la paix qui se situe entre les individus. Pour traiter cette dimension de la paix, nous

ferons appel à un autre philosophe, Emmanuel Lévinas. Ses réflexions sont marquées par la paix

avec autrui et sa philosophie permet d’asseoir ce troisième niveau de la paix. Voyons maintenant

ce qu’est la paix interpersonnelle et comment Lévinas l’aborde dans ses ouvrages.

1.5 La paix interpersonnelle

Aux côtés de la paix internationale et de la paix sociale qui dominent les consciences

collectives se situe la paix interpersonnelle. Ce troisième niveau de la paix ne traite plus du

rapport entre les États (la paix internationale) ou du rapport entre les citoyens et l’État (la paix

sociale), mais du rapport entre les citoyens eux-mêmes. Cette paix est donc celle qu’on observe

Page 44: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

37

entre les individus, entre un moi et les autres. Elle germe dans le rapport avec autrui, elle fleurit

lorsque nos modes d’actions ne nient pas l’existence des personnes qui nous entourent et elle périt

lorsque nous agissons comme si nous étions seul au monde.

Étant donné qu’elle traite immédiatement de notre agir, la paix interpersonnelle et ses

articulations dépendent de l’éthique qui prend ici la place du politique. Mais quelle éthique

adopter pour réaliser ce type de paix? Les réflexions d’Emmanuel Lévinas, dont l’objectif

principal est de comprendre les intrigues liées au rapport à l’autre, nous offrent une éthique qui a

comme but d’atteindre la paix entre les personnes. Sa philosophie fait la promotion d’un rapport

qui tient de plus en plus compte de la présence de l’autre. L’éthique est, pour lui, la philosophie

première et le noyau dur de son entreprise tantôt phénoménologique, tantôt existentialiste.

Lévinas nous offre une conception humaniste de la paix qui s’inscrit dans le face-à-face entre les

individus et sa conception mérite les plus vives considérations.

1.5.1 La paix chez Lévinas

Emmanuel Lévinas est un enfant de la guerre. Dès l’âge de huit ans, il connût les horreurs

de la première guerre mondiale et, en tant que juif français, a survécu à la deuxième. Ce vécu l’a

poussé à concentrer ses efforts sur la compréhension de la coexistence inter subjective afin de

mieux saisir les énigmes du rapport entre un « je » et un « tu ». Que se passe-t-il dans la rencontre

avec l’autre? Qui est autrui? Quel est le rôle du visage dans cette rencontre? Quelle est ma part de

responsabilité envers autrui? Voilà autant de questions qui trouvent une réponse dans les textes de

Lévinas.

Notre ambition, pour cette présentation, n’est ni de suivre l’auteur dans les entrelacs de sa

pensée, ni de démanteler les structures de cohérences internes de sa théorie. Entrer dans la pensée

d’Emmanuel Lévinas est une entreprise complexe dont il ne faut pas sous-estimer la difficulté. En

effet, ce philosophe attend de son lecteur qu’il le suive dans les coins les plus retranchés de la

philosophie ce qui exige une persévérance à toutes épreuves. Notre présentation se limitera à

identifier et à expliquer, de manière non exhaustive, quelques conditions importantes

pour Lévinas en vue de créer et d’entretenir la paix avec autrui.

Page 45: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

38

En 1961, ce philosophe fait paraître une de ses œuvres majeures : Totalité et Infini, essai

sur l’extériorité. En bref, il s’agit à la fois d’une défense de la subjectivité tout en étant une

réflexion portant sur l’autre ou, plus précisément, sur l’exigence éthique que m’impose autrui.

Dans la préface de ce livre, il est déjà question de la paix : « La paix des empires sortis de la

guerre repose sur la guerre. Elle ne rend pas aux êtres aliénés leur identité perdue. Il faut une

relation originelle et originale avec l’être »73. Ici, Lévinas condamne avec évidence

l’impérialisme. Il critique ouvertement ce mouvement qui, au nom de la paix, fait la guerre. Il

ajoute qu’une paix qui a comme fondement la guerre est une paix dans laquelle les individus

vivent privés de leur véritable identité, c’est-à-dire une paix qui n’a pas su préserver ce que les

gens aimaient, faisaient, pensaient, bref, ce qu’ils étaient avant la guerre. C’est donc sur autre

chose que la guerre qu’il faut bâtir la paix. Mais sur quoi? Nous pouvons dégager trois éléments

importants pour Lévinas en vue de fonder la paix avec autrui. Premièrement, il faut retenir

l’expérience de la rencontre du visage d’autrui comme étant l’expression de la non-violence et

donc, pour Lévinas, de la paix, car le visage de l’autre attend qu’on lui réponde et, à la fois, qu’on

réponde de lui. Deuxièmement, Lévinas fait dépendre la paix d’une éthique de la responsabilité.

Cette éthique, que nous pourrions qualifier comme étant un nouvel humanisme, redonne un sens à

la personne, à sa singularité et à sa socialité. Enfin, troisièmement, Lévinas rappelle que nous

sommes « des étants qui peuvent parler »74 et, selon lui, « la paix se produit comme cette aptitude

à la parole »75. Rappelons que, avec Hobbes, et selon l’étymologie du mot « paix », la parole

constitue aussi un facteur de paix. Lévinas souligne à son tour l’importance de la parole, qui, nous

le verrons plus loin, prend place dans un dialogue76.

1.5.1.1 L’expérience de la rencontre du visage : un facteur de paix

L’apparition du mot « visage », dans les écrits de Lévinas, est surprenant. En effet, ce

terme n’appartient à aucun registre du vocabulaire philosophique habituel. Par l’emploi de ce

vocable excentrique, nous sommes portés à penser que Lévinas cherche à exprimer quelque chose

73. LEVINAS, Emmanuel, Totalité et Infini, essai sur l’extériorité, préface de l’édition française, Éd. Livre de Poche, Paris, 1990, p. 6.74. Op. cit., p. 8.75. Op. cit., p. 8.76. Certes, Lévinas n’est pas le seul à avoir envisagé une éthique de la responsabilité. D’autres auteurs, comme Compte-Sponville ou Fauconnet ont développé cette dimension de l’éthique, mais, à notre connaissance, seul Lévinas a su l’articuler autour de l’expérience de la rencontre du visage. Dans la mesure où cette dimension occupera une place importante dans nos futures analyses, le modèle de Lévinas nous a parût incontournable.

Page 46: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

39

de nouveau, une relation encore inexpliquée avec autrui. En fait, le terme « visage », dans la

pensée de notre auteur, renvoie à plusieurs fonctions. Nous retiendrons deux fonctions liées au

visage qui apparaissent importantes pour cette recherche.

Une première fonction du visage, selon Lévinas, est qu’il est le témoin d’une vie,

l’expression d’un vécu, d’un autre être qui se manifeste. Bien plus, le visage est parole : « le

visage est une présence vivante, il est expression. [...] Le visage parle. La manifestation du

visage est déjà discours »77. Les objets du monde sont des êtres sans visage et, en ce sens, nous

pourrions dire qu’ils sont des phénomènes qui n’ont pas de véritable identité. Ils s’offrent à la

perception comme des richesses matérielles dont Lévinas dirait qu’ils sont convertibles en argent.

Cependant, le rapport que nous entretenons avec les objets du monde se distingue très nettement

de la relation éthique que nous entretenons avec les autres personnes. En effet, la relation éthique,

place concrètement un sujet en situation de face-à-face avec autrui et, dans ce rapport, le visage

prend rapidement de l’importance.

Dans ce face-à-face avec l’autre, le visage est d’abord apparence, c’est-à-dire que nous

percevons des yeux, une bouche, un nez et une peau. Cependant, au delà de cette simple

perception, autrui se montre dans ce qu’il a de plus vulnérable et de fragile. En effet, selon, F.

Poché, « le visage, derrière la sorte d’apparence, l’espèce de contenance qu’il se donne, se pose,

en même temps, comme l’expression du sans défense, de la nudité et de la misère d’autrui. Il

« exprime » également un commandement qui consiste à demander de prendre en charge autrui,

de ne pas le laisser seul »78. Par son visage, autrui communique sa détresse comme il peut

communiquer sa joie. Selon Lévinas, le visage parle. Il n'est donc pas juste un masque que l'on

regarde comme on regarde un objet quelconque. Dans l’expérience de la rencontre du visage

d’autrui se crée la proximité, le contact fraternel. Dans cette expérience, le visage d’autrui attend

qu’on lui réponde et, en même temps, qu’on réponde de lui, il nous convoque et nous rappelle à la

responsabilité.

77. LEVINAS, Emmanuel, Totalité et Infini, op. cit., p. 61.78. POCHÉ, Fred, Penser avec Arendt et Lévinas, op. cit., p. 85.

Page 47: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

40

Ajoutons que « le visage se refuse à la possession »79, à l’assimilation, à la disparition de

son altérité fondamentale. La relation avec l’autre en tant que visage est donc une relation très

différente de celle que nous pouvons entretenir avec les êtres sans visage, car le visage ne s’offre

pas à notre perception comme un objet, mais comme l’expression d’un vécu. De plus, «le visage

ne devient jamais image ou intuition »80, il n’est jamais une représentation d’un autre moi,

assimilé à ce qui lui ressemble. Le visage, répète Lévinas, est expression. Sa présence immédiate,

c’est-à-dire concrètement des yeux qui nous regardent, est présentation.

Cela nous conduit à une deuxième fonction. En effet, le visage, qui n’est pas une

métaphore, est, pour Lévinas, un moyen de se présenter à l’autre. « Ce que nous appelons visage

est précisément cette exceptionnelle présentation de soi par soi»81. Or, cette présentation par

!’intermédiaire du visage, rend impossible l’usage de la violence. « Cette présentation est la non-

violence par excellence, car au lieu de blesser ma liberté, elle l’appelle à la responsabilité et

l’instaure.[...] Elle est paix »82. Dans ce contexte, il faut comprendre que la liberté n'est plus

pensée sous le signe de l'autonomie, mais sous le signe de la responsabilité, de mon devoir envers

autrui. Dans cette philosophie, autrui ne heurte pas notre liberté, il l’actualise en nous rappelant

les obligations que nous avons envers lui. C’est dans cette perspective que nous pourrions dire

que l’expérience de la rencontre du visage exclut la violence, car autrui, lorsqu’il se présente par

son visage, nous convoque à notre devoir envers lui. Sa présence immédiate nous contraint à

abandonner le regard avide que nous avons lorsque nous regardons les objets du monde et le face-

à-face avec lui sollicite de plus en plus notre générosité. En ce sens, nous pourrions dire que « la

relation avec le visage se produit comme bonté »83.

Par l’expérience de la rencontre du visage, la paix avec autrui s’actualise à travers une

présentation de l’autre qui éveille notre responsabilité, notre générosité, notre bonté. La relation

avec l’autre en tant que visage est donc, selon Lévinas, une condition nécessaire de la paix

interpersonnelle, car dans le face-à-face se produit l’expression et l’exposition de soi qui, selon ce

philosophe, compromettent l’usage de la violence. En fait, pour ce philosophe, le visage est déjà

79. LEVINAS, Emmanuel, Totalité et Infini, op. cit., p. 215.80. Op. cit., p. 331.81. Op. cit., p. 221.82. Op. cit., p. 222.83. Op. cit., p. 337.

Page 48: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

41

paix. Présenté ainsi, le visage semble être une condition suffisante pour créer la paix avec autrui.

Cependant, selon ce penseur, la paix ne tient pas seulement à P expérience de la rencontre du

visage. Elle repose aussi sur une éthique de la responsabilité et sur l’usage du dialogue. Voyons

d’un peu plus près ce qu’il en est.

!.5.1.2 Une éthique de la responsabilité pour une paix de la proximité

Pour bien comprendre la pensée de Lévinas, prenons d’abord le temps d’identifier ce que

cet auteur entend signifier lorsqu’il emploie le terme « éthique ». Nous pourrions dire, dans le

respect de sa pensée, que l’éthique se produit lorsque autrui sort de notre champs d’indifférence:

« C’est cette rupture de l’indifférence - de l’indifférence fut-elle statistiquement dominante -, la

possibilité de l’un pour l’autre, qui est l’événement éthique »84. Pour Lévinas, l’éthique consiste

à tenir compte de l’autre, à ne pas ignorer autrui, à ne pas nier son existence. Nous pourrions dire

aussi que c’est agir avec la conscience que l’autre existe, c’est-à-dire agir en sachant que nous ne

pouvons pas nous comporter comme si nous étions seul au monde. En ce sens, l’éthique de

Lévinas redonne sens à l’humain, c’est-à-dire au sujet qui a conscience de soi et des autres, qui se

meut, qui rencontre et qui tente, autant que possible, d’éviter l’instant de l’inhumanité dans ses

relations avec autrui. L’éthique est, pour Lévinas, l’humain en relation avec d’autres humains;

c’est le point de départ d’une ouverture dans la communication ; c’est le pas à franchir pour entrer

en dialogue.

Et maintenant, que faut-il entendre par responsabilité? D’habitude, la responsabilité

désigne l’aptitude à assumer nos actes, à respecter nos engagements, à reconnaître ses fautes et à

subir les conséquences des dommages que nous avons pu causés à un tiers. C’est l’obligation

morale ou intellectuelle qui nous revient de remplir un devoir85. En ce sens, la responsabilité est

un corrélât de la liberté de choisir nos actions et nos engagements, elle découle de notre libre

arbitre. Cette manière de concevoir la responsabilité est à la source d’une éthique de la

responsabilité qu’André Compte-Sponville définit de la manière suivante : «L’éthique de la

responsabilité veut que nous répondions non seulement de nos intentions ou de nos principes,

mais aussi, pour autant que nous puissions les prévoir, des conséquences de nos actes »86.

84. LÉVINAS, Emmanuel, Entre nous, essai sur le penser-à-Γautre, Éd. Livre de Poche , Paris, 1993, p.10.85. Dictionnaire Le Robert, mise à jour de 1995, p. 1956.86. COMPTE-SPONVILLE, André, Petit traité des grandes vertus, Éd. PUF, Paris, 1995, p. 45.

Page 49: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

42

Cependant, comme le souligne justement Simone ?lourde, commentatrice de Lévinas, « la notion

de responsabilité avancée par E. Lévinas est d’un autre ordre »87, bien qu’il utilise, selon nous, ce

concept dans plusieurs sens. Voyons un peu mieux ce qu’il en est. En effet, l’éthique de la

responsabilité de Lévinas, se base sur une manière différente de concevoir cette notion. Afin de

bien saisir le sens que Lévinas accorde au terme responsabilité, imaginons un rapport entre

plusieurs personnes basé sur un « penser-à-1’autre », une relation éthique au sens de Lévinas.

Dans cette relation, chacune des personnes est en fait appelée à actualiser sa responsabilité, c’est-

à-dire que personne ne peut plus se dérober face à autrui, face aux besoins d’autrui. La

responsabilité, au sens de Lévinas, est un élan mêlé de crainte et de sollicitude envers le prochain.

Être responsable se caractérise donc essentiellement par la manifestation d’un réel souci du sujet

à l’égard de l’autre, voire même par une subordination du moi à l’autre, pouvant aller jusqu’à se

sacrifier pour lui. La responsabilité peut donc être comprise ici comme un accueil immédiat et

inconditionnel de l’autre être humain, comme une hospitalité infinie qui dorme la priorité à

l’autre. C’est le phénomène de « l’homme pour l’autre homme », expression qui domine la

pensée de Lévinas. La responsabilité est donc aussi une charge, une exigence éthique, un devoir

moral qui tend à faire valoir autrui avant et autant que soi-même.

Allons maintenant à la conclusion de Totalité et Infini pour éclairer le lien entre paix et

responsabilité. Nous pouvons retenir ce passage de Lévinas dans lequel la responsabilité se

dorme, en filigrane, comme étant à la base de sa conception de la paix :

L’unité de la pluralité c’est la paix et non pas la cohérence des éléments constituant la pluralité. [...] La paix doit être ma paix, dans une relation qui part d’un moi et va vers l’autre, dans le désir et la bonté où le moi, à la fois se maintient et existe sans égoïsme88.

Afin de bien comprendre cette définition, prenons un peu de temps et d’espace pour en

éclairer le fonctionnement. Dans la première partie de cette définition, Lévinas dit que la paix est

l’unité de la pluralité et que celle-ci se distingue de la cohérence des éléments constituant la

pluralité. A priori, pour Lévinas, la cohérence des éléments ne crée pas la paix. Dans un article

intitulé Paix et proximité, il affirme qu’« on doit précisément mettre en question la conception

87. ?LOURDE, Simone, Avoir-l’autre-dans-la-peau, Éd. Presses de l’université Laval, Québec, 2003, p. 62.88. LEVINAS, Emmanuel, Totalité et infini, Éd. Livre de Poche, Paris, 1990, p. 342.

Page 50: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

43

selon laquelle dans la multiplicité humaine le moi se réduirait à la fraction d’un Tout, [...] dont

l’unité est cohérence des membres ou structure d’une compréhension »89. La paix, pour Lévinas,

ne peut pas appartenir à cette logique dans laquelle le moi est réduit à une partie de la structure

d’une totalité et dans laquelle il perd son identité et sa différence. Pour sortir de ce schéma, ce

dernier propose une alternative : « il faut se demander si la paix, au lieu de tenir à l’absorption ou

la disparition de l’altérité, ne serait pas au contraire la façon fraternelle d’une proximité

d’autrui»90. À défaut d’une paix dans laquelle le « moi » est dissout dans un « nous », Lévinas

invite à concevoir une paix de la proximité. Que faut-il entendre par là? Selon Fred Poché,

commentateur de Lévinas, le terme de « proximité » ne fait pas référence à la dimension spatiale,

« mais plutôt à cette idée que l’on ne peut pas laisser autrui à son sort »91. Dans la pensée de

Lévinas, en effet, le terme « proximité » ne fait pas référence à la dimension spatiale, ni à une

disposition de l’esprit consistant à se rapprocher. La proximité exprime pour lui une relation :

La proximité n’est pas une configuration se produisant dans l’âme. Immédiateté plus ancienne que !’abstraction de la nature, ni une fusion. Elle est contact d’Autrui. Être en contact : ni investir autrui pour annuler son altérité, ni me supprimer dans l’autre92.

Dans la proximité, le moi se maintient dans son identité et l’autre est respecté dans sa

différence. Dans ce contact, autrui ne fait pas l’objet d’une tentative d’appropriation. Chacun tient

compte de l’autre sans pour autant chercher à vouloir identifier autrui à soi. Mais allons plus loin,

car Michel Dupuis écrit dans un article sur Lévinas, qu’« en réalité, la proximité réalise, sans la

dire, la fraternité des sujets »93. En ce sens, nous pourrions dire que la proximité consiste en un

contact fraternel, c’est-à-dire une relation qui diminue les inégalités tout en préservant ce qui est

précieux dans la différence. En fait, la paix de la proximité est une autre manière, pour Lévinas,

de souligner l’importance de la responsabilité :

La proximité du prochain - la paix de la proximité - est la responsabilité du moi pour un autre, !’impossibilité de le laisser seul face au mystère de la mort. [...] La paix avec autrui va

89. LEVINAS, Emmanuel, Paix et proximité, dans les cahiers de la nuit surveillée, textes rassemblés par Jacques Rolland, Éd. Verdier, Lagrasse, 1984, p.342.90. Op. cit, p. 342.91. POCHÉ, Fred, Penser avec Arendt et Lévinas, Éd. Chronique sociale, Lyon, 2003, p. 97.92. LÉVINAS, Emmanuel, Autrement qu ’être ou au-delà de l’essence, Éd. Martinus Nijhoff, La Haye, 1974, pp. 108-109.93. DUPUIS, Michel, Pronoms et visages, lecture d’E.Lévinas, Éd. Kluwer Academie Publishers, Boston, 1996, p. 151.

Page 51: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

44

jusque là. C’est toute la gravité de l’amour du prochain, de. 1Γ amour sans concupiscence ר * 94

Aimer son prochain n’est pas forcément le fruit d’un commandement divin. Il peut être

aussi le résultat d’une plus grande lucidité de la réalité humaine, d’une volonté d’entrer dans le

réseau des frères humains, d’une volonté de prendre en compte le sort des autres. En ce sens, nous

pourrions dire à présent que la paix de la proximité consiste en un contact fraternel avec autrui

pour établir une relation basée sur l’amour et dans laquelle chacun se sent responsable de l’autre.

Lévinas met un accent particulier sur la notion de responsabilité dans la paix de la

proximité en nous invitant à un processus qui consiste à faire de la paix ma paix. Lévinas place le

sujet dans une situation où ce dernier est face à l’obligation de prendre l’autre en considération,

dans une situation de commandement qui exige de nous I ’ accomplissement de nos devoirs

moraux. Le sujet est alors placé à l’avant scène, c’est-à-dire qu’il revient à chacun de prendre en

charge la paix: « la paix avec l’autre est avant tout mon affaire »94 95. Dans l’éthique de Lévinas, les

sujets sont responsables de la paix, mais responsables dans le sens où ils ont le devoir cette fois-ci

d’assumer non pas autrui, mais la paix avec autrui, la proximité avec l’autre. Ils sont responsables

de briser l’insouciance à l’égard d’autrui et d’établir une relation dans laquelle le sujet, sans

perdre son identité et sans vouloir identifier l’autre à soi, rompt avec l’indifférence96.

Dans cette éthique, deux éléments servent de déclencheurs : le visage et le dialogue.

L’expérience du visage appelle la responsabilité de chacun. En ce sens, elle contribue directement

à la paix. Quant au dialogue, il est un lieu de parole et donc un moyen par lequel les individus se

livrent et s’exposent les uns aux autres. Selon Lévinas, dialoguer est une expérience dans laquelle

la proximité avec autrui n’est jamais assez proche. Il nous revient maintenant de faire l’analyse du

dialogue chez Lévinas dans la mesure où il représente également une condition importante de la

paix avec autrui.

94. LEVINAS, Emmanuel, Paix et proximité, op. cit., p.344.95. LÉVINAS, Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p.177.96. On peut observer ici que le terme responsabilité a au moins deux sens différents : premièrement, c’est une charge dans laquelle autrui devient une priorité ; deuxièmement, c’est une obligation qui nous revient de remplir un devoir.

Page 52: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

45

1.5.1.3 Le dialogue comme facteur de paix

Depuis longtemps, le dialogue fait ses preuves sur sa capacité à contribuer au dénouement

de conflits importants et il se présente donc comme un facteur favorable à un essor substantiel de

la paix. Mais il ne suffit pas d’invoquer le pedigree du dialogue pour comprendre comment il fait

la promotion de la paix. II faut s’interroger à savoir ce qui fait du dialogue un instrument

favorable à la construction d’une paix durable. Autrement dit, qu’est-ce que le dialogue apporte

que d’autres moyens de conversation n’ont pas? Pour mieux comprendre le rôle du dialogue dans

la paix avec autrui, voyons la position de Lévinas à ce sujet.

Bien que difficile à cerner, les réflexions de Lévinas au sujet du dialogue méritent notre

attention. Pour ce philosophe, le dialogue se présente comme étant un instrument permettant

d’entretenir la paix avec autrui. En effet, dans son œuvre De Dieu qui vient à l’idée, Lévinas

indique que le dialogue est à l’origine de !’événement éthique : « l’éthique commence dans le Je-

Tu du dialogue en tant que le Je-Tu signifie le valoir de l’autre homme »97. Si Lévinas considère

que l’activité dialogique est à la source du phénomène éthique, c’est parce qu’il est un lieu où

l’on peut dire, où l’on peut approcher le prochain. Il est un espace de parole, c’est-à-dire un lieu

où s’instaure une relation immédiate avec autrui.

Arrêtons-nous quelque instants sur cet aspect. Pour Lévinas, « la paix se produit comme

aptitude à la parole »98 99. Plus précisément, c’est le « dire » qui est le lieu de la paix avec autrui.

Selon Lévinas, « Dire, c’est approcher le prochain »", c’est créer la proximité, c’est vivre sa

responsabilité. « La relation avec le prochain, s’accomplissant incontestablement dans le Dire, est

une responsabilité pour ce prochain »100. Selon Lévinas, avec la parole, qui ne fait que dire, le

sujet s’expose à l’autre, il se livre dans son identité, dans son intimité. Il se dévoile et se

communique. Pour Lévinas, « se communiquer c’est s’ouvrir »101, c’est se faire responsable pour

l’autre. Lorsque un sujet s’aventure dans le dire, il se produit le phénomène du «pour-l’autre »,

de l’homme pour l’autre homme. Nous pourrions dire que, avec la parole, le sujet entre en

relation, autrement dit, il rompt l’indifférence et créer la proximité. En ce sens, il devient clair que

97. LÉVINAS, Emmanuel, De Dieu qui vient à l’idée, Éd. J. Vrin, Paris, 1986, p.228.98. LÉVINAS, Emmanuel, Totalité et Infini, op. cit., p. 8.99. LÉVINAS, Emmanuel, Autrement qu ’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 61.100. Op. cit., p. 60.101. Op. cit., p. 152.

Page 53: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

46

le dialogue est d’une grande importance pour entretenir la paix avec autrui, puisqu’il crée un

espace pour dire dans un contexte où les paroles de chacun peuvent se rencontrer à l’écart de

l’indifférence et de l’insouciance. C’est un moment où la parole peut être une vraie parole et pas

simple bavardage, c’est un moment où le dire est contact fraternel avec autrui.

Dans le but de préciser l’importance du dialogue pour créer la paix avec autrui, voyons

comment Lévinas conçoit cet échange. Dans le respect de sa pensée, nous pourrions dire que le

dialogue se caractérise par l’habileté à chausser la pensée d’autrui : « on peut appeler dialogue cet

entretien où les interlocuteurs entrent les uns dans la pensée de l’autre»102. Que faut-il

comprendre par là? Dans l’entretien dialogique, les interlocuteurs examinent et pensent ensemble

les différents points de vue des participants. Ils tentent de penser la pensée des autres et lorsqu’ils

se parlent, il se produit une clarté qui diminue les zones obscures qu’il peut y avoir entre leurs

pensées. Il se construit un espace commun dans lequel les pensées se rejoignent et s’imbriquent

pour ne former qu’une seule pensée103.

C’est en ce sens que le dialogue est aussi un instrument pour la paix. Il a le pouvoir de

créer un monde commun, un lieu d’union entre des individus. Pour Lévinas , « parler c’est rendre

le monde commun »104. Par l’usage de la parole, il se produit le phénomène du « pour-1’autre ».

En fait, nous pourrions dire qu’avec le dialogue naît un rapport inter-humain, c’est-à-dire non pas

un rapport de domination ou de soumission, mais un rapport basé sur le dire, un rapport d’égal à

égal où l’altérité réciproque de chacun est maintenue intacte. En somme, le dialogue apparaît

comme étant un moment de paix avec autrui, car chacun va l’un vers l’autre, dans un effort de

complicité mutuelle. En se parlant, les interlocuteurs cherchent un terrain commun et « c’est le

fameux dialogue appelé à arrêter la violence en ramenant les interlocuteurs à la raison, installant

la paix dans l’unanimité »105. Lévinas estime que faire entendre raison est le chemin à emprunter

102. LÉVINAS, Emmanuel, De Dieu qui vient à l’idée, op. cit, p.216.103. Afin de bien comprendre ce phénomène, retenons un passage du philosophe Merleau-Ponty, qui, dans la Phénoménologie de la perception, décrit l’expérience du dialogue de la manière suivante : «Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne fond qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun n’est le créateur. Il y a là un être à deux, [...] nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos expériences glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde ». (MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éd. Gallimard, Paris, 1987, p. 407).104. LEVINAS, Emmanuel, Totalité et Infini, op. cit., p. 74.105. LÉVINAS, Emmanuel, De Dieu qui vient à l’idée, op. cit., p. 217.

Page 54: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

47

pour conduire les interlocuteurs vers un consensus permettant de faire cesser la violence. Faire

entendre raison, c’est chercher un terrain commun, c’est faire converger les opinions qui

divergent, c’est faire en sorte que nous coexistons à travers un même monde. Le dialogue, pour

Lévinas, permet de coïncider avec les autres sur le plan de la raison. Cette coïncidence qui se crée

dans le dialogue installe entre les locuteurs une proximité, un contact fraternel. En ce sens, nous

pourrions dire que faire l’expérience du dialogue revient à faire l’expérience de la paix avec

autrui, car, dans un dialogue, les uns vont vers les autres, l’un dit à l’autre et, se parlant, les

interlocuteurs s’approchent et se côtoient dans une relation à l’abri de la violence. Le dialogue se

présente donc comme un instrument pertinent pour créer la paix avec autrui, dans la mesure où,

dans un premier temps, il repose sur l’usage de la parole, sur le dire et, dans un second temps, il

est un moyen de créer la coïncidence. Dans ces conditions, il devient plus clair que ce qui fait du

dialogue une condition importante de la paix est sa force à faire valoir la parole de tous dans un

contexte d’ouverture et d’authenticité dans la relation.

1.5.2 Conclusion

Dans cet examen de la paix interpersonnelle, nous avons vu que cette dernière ne

dépendait plus de l’action politique, mais de l’éthique. Ce changement tient au fait qu’il ne s’agit

plus d’organiser les rapports entre les citoyens et l’État ou les rapports entre les nations, mais le

rapport entre les individus. La question de la paix interpersonnelle pose en effet le problème du

rapport à l’autre. Il faut donc faire appel à l’éthique. Mais quelle éthique choisir pour la paix avec

autrui ? Selon nous, l’éthique de Lévinas propose une manière d’être qui satisfait les exigences et

les difficultés que pose la paix avec l’autre être humain. En effet, ses réflexions sont motivées par

la paix dans le face-à-face avec autrui qu’il fonde sur une relation avec l’autre en tant que visage,

sur une éthique de la responsabilité et sur le dialogue. Dans l’expérience de la rencontre du

visage, autrui se manifeste, son visage parle et exprime. Le visage témoigne de l’autre être qui

vit, qui souffre, qui aime. Mais, dans cette expérience se produit un phénomène de présentation

de soi par soi, chargé de non-violence, qui exprime directement la paix. Par la rencontre du visage

de l’autre, nous sommes rappelé à notre responsabilité envers lui, à notre devoir de l’accueillir

avec hospitalité, à lui donner priorité. Quant à l’éthique de la responsabilité, elle commence par

une rupture de l’indifférence vis-à-vis d’autrui ou, autrement dit, elle suppose une prise en

considération de la présence de l’autre. En fait, l’éthique de la responsabilité, dans la pensée de

Page 55: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

48

Lévinas, se caractérise surtout par un réel souci à l’égard d’autrui, c’est-à-dire craindre pour sa

vie, voire même se sacrifier pour lui. De cette éthique, Lévinas en fait le principe d’une paix de la

proximité. Avec lui, la paix doit être ma paix, c’est-à-dire qu’il faut s’engager dans un processus

dans lequel il importe d’actualiser notre responsabilité en accueillant l’autre avec une hospitalité

infinie.

Concernant le dialogue, il est un lieu de parole et, en ce sens, il produit déjà, selon

Lévinas, le phénomène de la proximité. Plus précisément, c’est dans le fait de « dire » que nous

approchons autrui, que nous entrons en contact avec lui. Par la parole, qui ne fait que dire, nous

brisons l’indifférence à l’égard de l’autre et nous créons la rencontre. Dans le face-à-face du

dialogue prend racine l’éthique de la responsabilité pour l’autre, sentiment de crainte et de

sollicitude envers autrui. De plus, le dialogue est aussi un moyen pour faire entendre raison. En

effet, dans un dialogue, les participants tentent de penser ce que les autres pensent, de

comprendre comment autrui résonne et réfléchit pour créer un terrain commun, un monde

commun.

La philosophie de Lévinas nous propose une éthique riche, pleine d’humanisme, dans

laquelle les êtres humains sont la mesure de la paix. Sa philosophie se fonde sur un impératif

catégorique: la responsabilité « infinie » à l'égard d'autrui. Sur ce point, nous allons tenter de

formuler une critique. En effet, ne pourrions-nous pas reprocher à Lévinas de ne pas laisser

suffisamment de place au sujet au nom d’une philosophie de l’autre ? Autrement dit, Lévinas ne

fait-il pas du sujet l’esclave d’autrui ? En effet, dans la pensée de ce philosophe, le sujet semble

être responsable avant même d’être un moi, il paraît être l’otage d’autrui avant d’être libre. La

responsabilité chez Lévinas se présente effectivement comme une exigence morale très élevée,

puisqu’elle consiste à se faire responsable de l’autre, à le prendre en charge. Mais n’y a-t-il pas,

dans cette perspective, une démesure, un excès de générosité, un sacrifice de soi pour autrui? En

effet, l’éthique de la responsabilité peut, selon Lévinas, aller jusqu’au don de sa propre vie. Dans

ces conditions, nous pourrions dire qu’il ne s’agit plus de vivre pour soi, mais de vivre par et pour

autrui. Le danger est qu’on se fasse concrètement prisonnier de l’existence de l’autre et, par voie

de conséquence, qu’on vive à l’extérieur de soi. À notre avis, c’est pousser l’amour du prochain

un peu trop loin.

Page 56: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

49

Certes, Lévinas accorde une supériorité évidente à autrui et, ce faisant, il redéfinit, pour

chacun, le sens de son existence en Lorientant vers autrui. Cependant, d’un autre côté, Lévinas est

un fervent défenseur de la subjectivité, c’est-à-dire qu’il tient à ce que le sujet se maintienne dans

ce qu’il est lorsqu’il est en relation avec les autres, autrement dit qu’il ne soit pas assimiler à

autrui ou approprié par lui. Ainsi, tout en étant responsable de l’autre, le sujet doit se maintenir

dans ce qu’il est. Il ne doit pas s’oublier dans sa relation avec autrui, autrement dit son intégrité

doit rester intacte. Il ne faut pas qu’il s’abandonne à autrui, mais ce dernier doit devenir une

réalité qui le sollicite. De plus, nous avons vu que Lévinas insiste sur le fait que la paix avec

autrui est notre affaire, que la paix doit être notre paix. C’est donc au « moi » comme sujet qu’il

appartient de faire la paix avec autrui. Il est la mesure de ce phénomène qui brise l’indifférence.

Sa mission est ainsi déterminante et il détient le rôle principal dans le scénario de la paix avec

autrui. En rattachant ainsi l’éthique de la responsabilité à la subjectivité, la philosophie de

Lévinas semble échapper à la démesure d’une éthique totalitaire, d’une tyrannie de l’autre sur soi.

Ainsi, nous retiendrons, de la philosophie de cet auteur, que la responsabilité est une

exigence éthique qui impose à chaque individu de ne pas nier !’existence d’autrui, de lui prêter

attention autant que nous pouvons en porter à nous même. Cependant, nous ne partageons pas

l’idée selon laquelle la responsabilité est un sacrifice pour autrui, pouvant aller jusqu’à se

condamner pour autrui. Cette position mériterait, selon nous, d’être nuancée, car elle abonde vers

un extrémisme loin de correspondre à une disposition vertueuse.

1.6 Conclusion du premier chapitre

Dans cette partie de notre étude, nous avons vu que la paix est une manière de coexister,

une manière de vivre ensemble avec les autres. C’est un état dans lequel les êtres humains

établissent des rapports qui excluent la peur et la menace de mort. Nous pourrions dire que c’est

un état de fait où les êtres humains ne mettent pas en péril leur prochain, mais où ils se mettent en

péril pour eux (Lévinas). Cependant, l’existence commune peut se déployer de plusieurs

manières. En effet, la paix peut être sociale, internationale ou encore interpersonnelle. Chacune

de ces dimensions fait appel à des critères différents et, par conséquent, pour être précis, il faut

dire que la paix est multidimensionnelle.

Page 57: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

50

Par paix sociale, il faut entendre une société civile, c’est-à-dire une communauté qui jouit

de la gouverne d’un État juste et institué par la volonté des membres. C’est une paix qui résulte

de l’œuvre du droit et de !’application d’une justice commune. C’est la pensée de Hobbes qui

nous a permis d’établir cette compréhension de la paix sociale, laquelle dépend de trois

conditions essentielles : les lois de nature, la citoyenneté et, enfin, le bon usage de la parole.

Avec Hobbes, nous pouvons mieux nous représenter une paix sociale, soit une paix qui se

situe à l’intérieur d’une nation déterminée. En revanche, sa pensée ne nous permet pas d’articuler

les termes d’une paix internationale et, pour traiter cet aspect de la paix, nous avons privilégié la

pensée de Kant. En effet, dans son projet de paix perpétuelle, l’auteur de Königsberg est

préoccupé par une paix entre les nations et sa pensée nous permet une bonne compréhension de

cette autre dimension de la paix.

Avec Kant, nous sommes à même d’affirmer que la paix internationale désigne une union

entre des peuples qui forment une alliance pour se protéger de la guerre et préserver leur liberté.

Cette alliance repose sur un système de droit à plusieurs niveaux et dépend d’une convention

mutuellement acceptée par les peuples. C’est dans les articles définitifs que Kant est le plus

exhaustif à ce sujet. Selon lui, il faut commencer par établir une république dans chaque pays du

monde par !’intermédiaire du droit civil, car, dans ce régime, le sujet est citoyen. Ensuite, Kant

prévoit la mise en place d’une alliance de paix, une alliance entre les peuples par laquelle ils

s’engagent à se réunir pour former une communauté humaine universelle qui a pour but de

préserver les membres de la guerre tout en leur garantissant leur liberté. Cette alliance de paix

imaginée par Kant est, selon nous, comparable à l’idée de Arendt consistant à créer un monde

commun, c’est-à-dire un monde dans lequel les être humains se partagent les ressources plutôt

que l’inverse. Enfin, Kant introduit le droit cosmopolitique. Ce droit se résume, chez ce

philosophe, à un droit de visite et s’accompagne de la notion d’hospitalité.

Avec la pensée de Kant, nous avons pu traiter la paix internationale. Néanmoins, la thèse

kantienne laisse dans l’ombre la question de la paix avec autrui. C’est l’auteur Emmanuel Lévinas

qui nous a permis d’aborder cet aspect de la paix. Sa pensée nous a permis d’identifier plusieurs

conditions importantes pour créer la paix dans le face-à-face avec autrui, à savoir l’expérience de

la rencontre du visage, l’éthique de la responsabilité et le dialogue.

Page 58: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

51

Parmi ces trois formes de paix, on observe que la parole est commune à la paix sociale et

la paix interpersonnelle. Nous pouvons donc dire qu’elle devrait tenir lieu de fondement pour cet

art qui consiste à vivre ensemble. D’autre part, on peut remarquer aussi que la citoyenneté est

commune à la paix sociale et à la paix internationale, ce qui veut dire qu’il faut mettre un accent

particulier sur ce principe de la paix pour que la coexistence humaine soit de plus en plus

pacifique. Ceci dit, cela n’enlève rien aux autres conditions de la paix. Tous les éléments que

nous avons identifiés participent, à leur manière, à faire de la coexistence un phénomène sûr et

durable.

A présent que nous sommes plus familiers avec la notion de paix, nous pouvons

poursuivre notre recherche et examiner le programme éducatif de philosophie pour les enfants.

Page 59: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

52

CHAPITRE II :

LA PRATIQUE DE LA

PHILOSOPHIE AVEC LES

ENFANTS

Page 60: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

53

2.1 Introduction

L’organisation de notre réflexion nous amène à examiner, à présent, l’approche éducative

« Philosophie pour les enfants » initiée il y a 35 ans par le philosophe américain Matthew

Lipman. Dans un premier temps, nous présenterons quelques unes des raisons qui incitèrent

Lipman à créer cette approche en éducation. Puis, après une brève présentation du matériel

pédagogique utilisé dans son programme, nous décrirons les principaux moments qui

caractérisent un atelier de philosophie avec les enfants. Par la suite, nous concentrerons nos

efforts sur les objectifs poursuivis par le programme de Lipman. Nous verrons alors ce que

signifie apprendre à penser par et pour soi-même et ce qu’implique la formation de l’excellence

de la pensée. Cela nous conduira à faire l’étude, d’une part, de la pensée critique et, d’autre part,

de la pensée de la sollicitude. Enfin, nous présenterons les principales dispositions sociales que

développe la pratique de la philosophie avec les enfants et nous dégagerons les valeurs associées

au dialogue et sur lesquelles se fonde cette démarche. Il en découlera que cette pratique entraîne

également une éducation à la citoyenneté. Nous verrons aussi quelles sont les étapes de la

recherche misent en route dans les classes transformées en « communauté de recherche

philosophique» ainsi que les opérations cognitives qui s’y rattachent.

2.2 Quelques données historiques

Le programme de « Philosophie pour les enfants » a été initié dans les années soixante par

le philosophe américain Matthew Lipman. À cette époque, il enseignait la logique à la faculté de

philosophie de l’université Columbia aux États-Unis. Son rôle, comme tout bon professeur de

logique, était de permettre à ses étudiants de développer une plus grande cohérence sur le plan de

la pensée. Mais, vint un jour où Matthew Lipman fit le constat que ses élèves ne pensaient pas

mieux (sous-entendu ici de manière plus logique) après qu’avant son cours. Soucieux alors de

l’absence d’impacts significatifs de son enseignement, il s’interrogea sur les causes de son échec.

Était-il un mauvais enseignant? Était-ce un problème de méthode d’enseignement? Le vrai

problème, selon lui, était que ses étudiants découvraient les règles de la logique trop tardivement

Page 61: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

54

dans leur vie et, avec cette hypothèse, il est arrivé à la conclusion qu’il fallait commencer

l’enseignement de la logique dès l’enfance 106. Matthew Lipman était alors à l’aube d’un

renversement dans le monde de !’éducation.

Préoccupé désormais par l’école primaire, Matthew Lipman décide d’écrire une histoire

pour les enfants : La découverte de Harry. Ce premier roman philosophique avait pour objectif de

permettre à des jeunes âgés entre dix et douze ans de se familiariser avec les bases élémentaires

de la logique. Cependant, la seule lecture de ce roman ne suffisait pas, puisqu’il fallait aussi

permettre aux enfants de mettre en pratique les règles de logiques découvertes dans l’histoire de

Harry. Il décide alors de transformer une classe pilote en une communauté de recherche

philosophique, c’est-à-dire un groupe d’enfants accompagné d’un adulte qui se consacrent à

réfléchir ensemble, dans un dialogue et de manière rigoureuse, claire, méthodique, cohérente,

argumentée, bref philosophique. En bouleversant ainsi l’enseignement traditionnel, Lipman

observe qu’il a donné l’occasion à des enfants de développer leurs pensées et d’articuler leurs

jugements en mettant en pratique certaines règles de base du raisonnement logique. En 1974,

Lipman décide alors de collaborer avec Ann Margaret Sharp, docteur en science de l’éducation.

Ils choisissent d’écrire d’autres histoires avec l’objectif constant d’apprendre aux enfants à bien

penser. Leur présupposé est que l’excellence de la pensée est un facteur qui contribue à la réussite

sociale et au bonheur individuel et collectif. Voyons maintenant quels sont les principaux

moments d’une communauté de recherche.

2.3 Les principaux moments d’une communauté de recherche

La première étape lorsqu’on transforme une classe en une communauté de recherche est

de disposer les enfants en rond. Dans une classe traditionnelle, les enfants sont assis en rang, l’un

derrière l’autre, se tournant le dos. Mais dans une communauté de recherche, les enfants sont

assis en cercle, l’un à côté de l’autre et face-à-face. Disposé ainsi, chacun peut voir l’expression

des visages de tous, chacun peut échanger des regards et des sourires avec les autres. Avec cette

disposition, grâce à laquelle tous les enfants peuvent se voir, chacun rencontre l’autre, se présente

directement à lui par !’intermédiaire de son visage. En fait, nous pourrions dire que, dans une

106. LIPMAN, Matthew, La découverte de Harry Stottlemeier, avant-propos de l’Éd. J.Vrin, Paris, 1978, p. II. Plus précisément, il dit que les enfants peuvent « tirer profit d’un enseignement de l’art de raisonner à condition qu’il leur soit dispensé assez tôt dans leur développement ».

Page 62: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

55

communauté de recherche, s’installe, dès les premiers instants, un rapport qui a comme point

départ le visage.

Puis, on constate l’existence d’une procédure, d’une manière de faire dont trois moments

retiennent particulièrement !’attention :

1) Une lecture collective à tour de rôle d’un roman philosophique

2) La période des questions qui seront abordées

3) Une recherche dialogique

Chaque moment est une étape de la communauté de recherche et il importe donc de les

examiner d’un peu plus près afin d’en voir la portée.

2.3.1 La lecture d’un roman philosophique

En communauté de recherche, les enfants sont invités à faire une lecture en groupe et à

tour de rôle d’un roman philosophique en lisant un paragraphe ou deux à haute voix. Dans ce tour

de lecture, chacun à une responsabilité à l’égard du texte, puisque chacun doit prendre en charge

un moment de cette lecture. En plus de développer le « savoir-lire » de tous les élèves de la

classe, cette manière de faire est surtout l’occasion, pour les jeunes, de développer un sentiment

d’appartenance au groupe. La dimension collective de cette lecture permet aux enfants de se

familiariser avec la voix des uns et des autres et de se côtoyer dans une communication, qui, bien

qu’elle véhicule encore les idées du texte, a pour avantage de permettre la rencontre entre les

enfants et de faire naître chez eux un mouvement de solidarité. Par la lecture commune, les

enfants entrent en relation de telle manière qu’ils font immédiatement partie de l’unité de la

classe.

2.3.2 La période des questions

Suite à la lecture, les enfants retournent individuellement au texte et identifient une série

d’idées qui les ont intéressés, intrigués, étonnés. Puis, aidés par un animateur, voire même par le

reste du groupe, les jeunes formulent des questions autour des sujets qui les ont interpellés.

Toutes ces questions sont habituellement inscrites au tableau par l’animateur. Ces questions

Page 63: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

56

constituent « la matière » du cours et les enfants choisissent l’une d’entre elles dans le but de

l’aborder ensemble. Ce moment, marqué par la perplexité des jeunes face au texte, est

essentiellement axé vers le développement et la clarification des idées qui ont été retenues par le

groupe. En somme, c’est l’occasion pour chacun d’exprimer une idée, une interrogation qu’il juge

importante.

Cette période de questions met aussi l’accent sur !’apprentissage de deux habiletés

importantes qui consistent, premièrement, à pouvoir percevoir une difficulté et, deuxièmement, à

pouvoir formuler un problème. Ces deux habiletés sont essentielles pour philosopher. En fait,

nous pourrions dire qu’elles représentent le point de départ de cette activité. Mais cette façon de

procéder nous montre surtout que, lors d’une séance de philosophie avec des enfants, l’intérêt de

ces derniers prime sur celui de l’enseignant. En effet, ce n’est pas à l’enseignant que revient la

tâche d’identifier le sujet de réflexion, mais bien aux enfants qui construisent une problématique à

partir de leur propre intérêt.

2.3.3 La recherche dialogique

Lorsque toutes les questions des enfants ont été recueillies et que l’une d’entre elles a été

choisie commence alors un dialogue entre les élèves. Ce dialogue est un moment important dans

la démarche, puisque c’est dans cet entretien, guidé par un animateur qui sait intervenir au bon

moment, que se joue une grande partie de la formation. Le dialogue détient, pour cette raison, un

rôle éducatif déterminant dans la pratique de la philosophie avec les enfants. Nous pourrions dire

qu’il est même l’instrument qui prime pour l’atteinte des objectifs. En fait, ce n’est pas sous

l’angle du contenu que ce dialogue est formateur, mais plutôt sous l’angle de la forme de cet

entretien. Le contenu varie d’une fois à l’autre, mais ce qui transparaît de manière récurante est la

forme. Cette forme est la recherche.

Page 64: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

57

La recherche constitue un support éducatif en philosophie pour les enfants. C’est par la

pratique de la recherche que se produit !’intériorisation des habiletés s’y rattachant. Pour Lipman,

« pratiquer la recherche est le moyen de développer l’art de bien penser chez les enfants »107.

Comme nous le verrons un peu plus loin, c’est en étant engagés eux-mêmes dans l’exploration et

la découverte, en étant immergés dans le processus de recherche, que les enfants apprennent de

plus en plus et de mieux en mieux à penser par et pour eux-mêmes.

2.3.4 Conclusion

Dans cette seconde partie de notre présentation, nous avons examiné la procédure d’usage

d’une communauté de recherche. Trois moments marquent cette procédure. 1) La lecture. Elle est

partagée par l’ensemble du groupe et c’est une période pendant laquelle les enfants vivent une

première expérience commune. 2) La période de question. Elle est l’occasion pour les enfants

d’apprendre à percevoir une difficulté, à formuler un problème et à clarifier ce qui les intrigue. 3)

La recherche dialogique. Elle est la période durant laquelle les enfants sont véritablement engagés

dans le processus de recherche et, pour Lipman, il est indispensable que les enfants soient au

cœur du processus d’apprentissage. C’est ainsi qu’ils peuvent intérioriser certaines habiletés et

qu’ils en viennent à penser de façon méthodique. Mais voyons maintenant d’un peu plus près

quels sont les objectifs que poursuit la philosophie de Lipman.

2.4 Les objectifs du programme

L’intention initiale de Lipman, lorsqu’il est entré pour la première fois dans une classe

avec des enfants, était de former non pas la pensée des enfants, mais leur manière de penser. En

fait, la fin qu’il poursuivait était double : d’un côté, il souhaitait avant tout que les enfants

puissent apprendre à penser par et pour eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils apprennent à devenir

autonome intellectuellement afin qu’ils puissent construire méthodiquement leurs propres

jugements. De l’autre côté, Lipman visait la formation de l’excellence de la pensée. Cette

excellence réside, pour lui, dans la capacité de penser de manière critique, créative et avec

sollicitude.

107. LIPMAN, Matthew, La recherche philosophique, Guide d’accompagnement du roman La découverte de Harry, trad., Marie-Marthe Ménard, AQPE, Québec, 1996, pp.9-10.

Page 65: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

58

2.4.1 Apprendre à penser par et pour soi-même

Un objectif majeur lorsqu’on pratique la philosophie avec des enfants est, selon Lipman,

de chercher à développer leurs capacités à penser par et pour eux-mêmes. Mais que signifie

penser par et pour soi-même? Aux yeux de Lipman, penser par et pour soi-même consiste à

penser de façon autonome, à l’aide d’une pensée qui a intériorisé notamment des comportements

cognitifs qui peuvent être exercés dans une communauté de recherche philosophique. Pour

Lipman, le processus d’intériorisation relève de la pratique, c’est-à-dire que c’est en participant à

des communautés de recherche et en étant engagé dans cette manière de penser que, selon lui,

l’enfant apprend à penser par et pour lui-même. Par exemple, si dans une communauté de

recherche les membres se posent des questions, l’enfant se posera de plus en plus de question à

lui-même. En somme, s’il est vrai que nous avons appris à marcher en marchant, nous pourrions

dire que, pour Lipman, c’est en ayant appris à marcher avec les autres qu’on en vient à marcher

seul. Bref, dans sa philosophie, l’autonomie de la pensée dépend de ce processus, par

!’intermédiaire duquel un individu est de plus en plus à même de reproduire les comportements

cognitifs vécus en communauté et ainsi de plus en plus indépendant sur le plan de la pensée.

2.4.2 La formation de la pensée d’excellence

L’autre objectif majeur que poursuit le programme de Lipman est la formation de

l’excellence de la pensée. Mais que faut-il comprendre par l’expression « excellence de la

pensée » ? Pour Lipman, l’excellence s’atteint peu à peu par le développement d’une pensée

critique, créative et de la sollicitude, puis dans la capacité d’articuler, dans un mouvement

dynamique, ces différents modes de la pensée. Il convient de remarquer que, pour ce philosophe,

il ne s’agit pas de deux moments distincts (le développement et l’articulation), car pour Lipman,

ces modes de la pensée (critique, créatif et de la sollicitude) sont inséparables, c’est-à-dire qu’il

font partie d’un tout qu’il nomme la pensée multidimensionnelle. Pour ce philosophe, ces modes

de la pensée fonctionnent en synergie et sont toujours en interaction les uns avec les autres. Ils se

complètent et, ce faisant, la pensée devient excellente. Pourtant, Lipman établit des distinctions

importantes entre la pensée critique, créative et de la sollicitude et il s’applique à décrire finement

leur fonctionnement respectif. En principe, nous devrions faire l’analyse de chacun de ces modes

de la pensée dans la mesure où leurs formations respectives contribuent au développement de

l’excellence de la pensée. Toutefois, nous limiterons nos efforts à l’étude de la pensée critique et

Page 66: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

59

de la sollicitude en étant conscient qu’une analyse exhaustive des modes de la pensée développés

par le programme de Lipman devrait aussi tenir compte de la pensée créative. Nous pensons,

cependant, que l’étude de ces deux modes de la pensée suffira pour l’atteinte des objectifs

poursuivis dans notre recherche. En effet, si nous parvenons à conclure que !'apprentissage de ces

deux modes de la pensée est en lien avec une mise en œuvre de la paix, il va s’en dire que l’ajout

de la pensée créative ne ferait que renforcer l’existence des liens que nous aurons découverts.

Mais ne concluons pas trop rapidement et concentrons maintenant notre attention sur la pensée

critique telle qu’elle se déploie dans le programme de Lipman.

2.4.2.1 La pensée critique

L’art de penser de manière critique est fréquemment observable dans la tradition écrite et

orale de la philosophie. Mais cet art n’est pas uniquement l’apanage des amoureux de la sagesse

et de la connaissance. Il intéresse en fait tous ceux qui souhaitent juger de manière adéquate et

appropriée. Mais que faut-il entendre par pensée critique? Pour Lipman, il existe trois propriétés

fondamentales de la pensée critique. La première est qu’elle est régie par des critères, la seconde

est qu’elle tient compte du contexte et la troisième est qu’elle est autocorrectrice. Lipman ajoute

également que la pensée critique est productrice de jugements. Voyons d’un peu plus près ce

qu’il en est.

2.4.2.1.1 Le critère : un guide pour énoncer des jugements critiques

Pour Lipman, la recherche de critères est une propriété fondamentale appartenant à l’acte

de penser de façon critique. Un penseur critique a besoin de critères, c’est-à-dire qu’il a besoin de

normes et de paradigmes à partir desquels elle pourra juger de manière critique. Selon Lipman,

les mots «critique» et «critère» sont certainement apparentés, possèdent une racine commune. Par ailleurs, sont considérés comme les meilleurs critiques [...] ceux qui utilisent des critères fiables.[...] Une relation existe également entre critères et jugements puisqu’un critère est souvent définit comme «une règle ou un principe permettant de juger». L’on peut donc raisonnablement conclure qu’il existe un lien logique entre pensée critique, critères et jugement, dans la mesure où la première suppose des compétences qui, elles-mêmes, ne peuvent être définies sans des critères spécifiques d’évaluation.

Page 67: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

60

La pensée critique est donc celle qui, à la fois, utilise des critères et existe par le recours à des critères108.

Pour Lipman, il existe un lien étroit entre les termes de critères, de jugements et de

critique. Ce lien s’explique par le fait que les critères sont des supports fiables pour la production

de jugements critiques ou, autrement dit, les jugements critiques supposent la prise en compte de

critères. En effet, il semble impossible de concevoir l’élaboration d’un jugement critique en

l’absence de critères.

Mais que faut-il entendre par critère? Selon Lipman, il est fréquent de voir s’associer le

critère à une raison, à une justification.

Les critères sont des raisons; ils constituent une espèce de raison particulièrement fiable. Pour classer ou évaluer [...] il faut utiliser les raisons les plus valables possibles, c’est-à-dire précisément des critères de classification et d’évaluation pouvant faire l’objet d’un plus ou moins grand consensus dans le public en général, mais auxquels les spécialistes d’une recherche donnée ont recours en toute confiance. La bonne utilisation de ces critères est un garant d’objectivité pour les divers types de jugements109.

Il faut admettre, sur la base de cette citation, que la notion de critère, dans la philosophie

de Lipman, se distingue d’une simple raison ou justification. En fait, à ses yeux, tout critère est

une raison, mais toutes les raisons ne sont pas des critères. À la différence d’une simple raison, du

type «je n’ai pas envie », le critère bénéficie d’une plus grande valeur. Cette supériorité relève

d’une part de l’aspect négocié d’une raison et, d’autre part, de la prise en compte de métacritères.

Plus précisément, nous pourrions dire que pour qu’une raison soit un critère, celle-ci doit être

objectivée, c’est-à-dire qu’elle doit faire, selon Lipman, l’objet d’un plus ou moins grand

consensus dans le public. Ainsi, nous pourrions dire que le critère est une raison socialement

partagée qui bénéficie d’une certaine reconnaissance. Mais allons plus loin, car si «les critères

sont des raisons fondamentales d’un type spécialement utile»110 c’est aussi parce que qu’ils ont

fait l’objet d’une sélection établie en fonction de métacritères : «Choisir des critères suppose

naturellement la présence d’autres critères. Certains critères remplissent mieux cette fonction que

108. LIPMAN, À l’école de la pensée, op. cit, p. 146.109. Op. cit., p. 146.110. Op. cit., p. 158.

Page 68: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

61

d’autres et peuvent, pour cette raison, être considérés comme des métacritères»111. Ainsi, un

métacritère est un critère pouvant servir de référence pour évaluer et juger nos raisons afin que

celles-ci répondent à des exigences d’objectivité et de validité. Ces métacritères sont au nombre

de trois et ils peuvent être formulés sous forme de trois questions : 1) Cette raison est-elle fiable ?

2) Cette raison est-elle adéquate ? 3) Cette raison est-elle solide ? Pouvoir répondre par

l’affirmative à l’une de ces trois questions signifie, pour Lipman, que nous sommes en présence

d’un critère. Ces trois métacritères sont des garants du mode de la pensée critique. Ils témoignent

de la rigueur recherchée dans l’élaboration d’un jugement critique. Toutefois, faire appel à des

critères n’est pas l’unique propriété de la pensée critique, puisque, selon Lipman, celle-ci doit

aussi tenir compte du contexte.

2.4.2.1.2 La prise en compte du contexte

Lipman caractérise effectivement la pensée critique comme étant sensible au contexte,

c’est-à-dire une pensée qui tient compte des circonstances afin d’éviter !’application aveugle de

critères et l’élaboration de jugements inappropriés. Prenons l’exemple d’une personne qui aime

danser et chanter lorsqu’elle écoute de la musique classique. Chez elle à la maison, cette personne

va éprouver du plaisir en chantant et en dansant avec la musique. Cependant, dans le contexte

d’un concert de musique classique dans une ancienne cathédrale batiste, cette personne pourrait

bien éprouver de la gêne à chanter et à danser en public, jusqu’à s’en abstenir. Dans cet exemple,

c’est la situation qui oriente le comportement qu’adopte cette personne. Consciente du contexte,

elle ajuste son attitude en fonction des circonstances.

Cette capacité à tenir compte du contexte pour juger est un élément qui caractérise le

penseur critique selon Lipman. Elle se résume à la capacité d’adapter son jugement et son action

aux circonstances particulières. Comme le souligne Olivier Reboul, cette habileté ressemble à

«cette forme complexe de jugement qu’est la sagacité. Celle-ci [...] consiste à décider s’il faut

dire ou taire; s’il faut nier ou justifier; [...] s’il est expédient de parler avec rudesse, avec

gentillesse, ou même avec une humanité»112. Tenir compte du contexte, c’est avoir pris

conscience des particularités d’une situation donnée et être capable d’ajuster son jugement en

111. Op. cit., p. 148.112. REBOUL, Olivier, La formation du jugement, Québec, Éd. LOGIQUES, 1992, p. 22.

Page 69: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

62

fonction de ces particularités. Par conséquent, le penseur critique ne peut pas généraliser de

manière abusive et doit constamment nuancer son jugement dans la mesure où la particularité de

la situation occupe un rôle déterminant dans P élaboration de celui-ci.

2.4.2.1.3 L’autocorrection et l’autocritique

À ces deux propriétés de la pensée critique s’ajoute une troisième qui est l’autocorrection.

L’autocorrection est la capacité que détient chaque individu de modifier un comportement qu’il a

préalablement jugé préférable pour lui ou pour le groupe dont il fait partie. En ce sens,

!’autocorrection consiste à se corriger soi-même sur le plan de l’action, comme arrêter de fumer

par exemple. Cependant, selon Lipman, cette correction n’est possible que si elle est précédée

d’un autre processus, soit l’autocritique. De quoi s’agit-il? La conscience humaine à la capacité

de se replier sur elle-même, de réfléchir. Toutefois, ce travail de ré-flexion ne s’exécute pas

toujours de façon critique. De fait, les idées se développent et se succèdent par association, mais

la conscience humaine ne se soucie pas toujours de la validité ou de la vérité de ces idées et des

associations qui les ont produites. L’autocritique consiste, par conséquent, à faire une analyse de

nos propres pensées afin d’en évaluer le bien fondé. Elle est un retour de la pensée sur elle-même

qui s’exécute avec un souci particulier pour la vérité, le sens, la cohérence. Par cette différence

entre autocorrection et autocritique, nous pouvons observer que l’une est davantage d’ordre

cognitive, c’est-à-dire qu’elle concerne la pensée, tandis que l’autre concerne plutôt l’action.

Nous pourrions donc dire que la première est d’ordre théorique et que l’autre est d’ordre pratique.

Afin de préciser les liens entre l’autocritique à !’autocorrection, il faut ajouter que, selon

Lipman, « les membres de la communauté ouverte à la critique seront capables d’intérioriser cette

pratique sous forme d’autocritique et seront alors en état de passer de l’autocritique à

!’autocorrection »113. Ainsi, selon Lipman, lorsque nous sommes autocritiques, nous sommes plus

disposés à nous autocorriger. Mais cela ne signifie pas nous allons le faire nécessairement. A ses

yeux, il n’y a pas de lien de cause à effet entre l’autocritique et !’autocorrection et le passage de

l’une à l’autre n’est pas garanti. Cependant, notre capacité à intégrer une manière autocritique de

penser nous prédispose à !’autocorrection.

113. LIPMAN, À l’école de la pensée, op. cit., p. 98.

Page 70: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

63

Nous avons déjà avancé que, selon Lipman, la pensée d’excellence ne se réduit pas à

l’exercice de la pensée critique et qu’il faut lui adjoindre la pensée de la sollicitude. Voyons

maintenant d’un peu plus près ce qu’il en est de cette forme de pensée.

2.4.2.2 La pensée de la sollicitude (Caring thinking)

Il faut commencer cette partie par une brève explication concernant la traduction de

l’expression « caring thinking ». « Caring » vient du verbe « to care » qui, en anglais, signifie se

soucier de, s’intéresser à. Mais ce verbe peut aussi vouloir signifier aimer, vouloir, avoir envie

de..., avoir de la sympathie pour... , prendre soin de..., porter attention à.... Cette multiplicité de

signification que détient le verbe « to care » implique évidemment une difficulté sous l’angle de

la traduction. Cependant, à travers cette multiplicité, il se dessine quand même un point commun.

En effet, toutes les significations du verbe « to care » suppose l’existence d’un intérêt soutenu

pour un objet, un animal ou une personne. Nous pourrions donc dire que ce qui caractérise le

verbe « to care » est, de manière générale, l’absence d’indifférence.

Afin de traduire au mieux l’expression « caring thinking », nous avons opté pour la

« pensée de la sollicitude ». En effet, par définition, la sollicitude s’oppose à l’indifférence. C’est

la racine du mot «sollicitude » qui nous l’indique. Du latin sollicitudo, le mot est formé de sollus,

qui signifie « tout », et de ciere, qui signifie « mouvement ». La sollicitude consiste alors en un

mouvement dans lequel toute notre attention est dirigée vers une chose. C’est une dynamique

dans laquelle se produit un vif intérêt pour un objet, intérêt mêlé de crainte et d’affection. La

sollicitude désigne, en ce sens, tout le contraire de l’indifférence, puisqu’elle se définit comme

étant la capacité de soutenir une attention à la fois affective et soucieuse envers un objet ou une

personne114. Dans cette perspective, nous pourrions dire que penser avec sollicitude signifie

porter un intérêt soutenu et affectif pour une personne ou une chose. Mais voyons maintenant

plus précisément ce que Lipman entend lorsqu’il emploie l’expression « caring thinking ».

Lipman ne se sent pas capable de donner une définition de la pensée de la sollicitude de la

même manière qu’il la fait pour la pensée critique, c’est-à-dire en lui attribuant des

caractéristiques formelles. « I do not feel, [...] that I am in a position to offer a definition of

114. Dictionnaire Le Robert, mise à jour de 1995, p. 2108.

Page 71: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

64

caring thinking in the sense that I might content that the criteria I offered for critical thinking

could be combined to form a definition of that aspect of cognition »115. Cependant, il propose de

faire un inventaire non exhaustif des variantes possibles de cette manière de penser : « What I can

offer, instead, is an inventory of a number of varieties of caring thinking that I sense to be neither

nonoverlapping nor exhaustive »116.

Avant de faire l’étude de cet inventaire, nous proposons d’examiner deux éléments

appartenant à la pensée de la sollicitude selon Lipman, car, bien qu’il se dit incapable de lui

attribuer des caractéristiques, il admet que c’est une pensée qui se fonde sur les valeurs et qui est

influencée par nos émotions. Il nous revient maintenant de faire l’analyse de ces deux éléments

de la pensée de la sollicitude dans la mesure où ils représentent des aspects importants de ce type

de pensée pour Lipman.

2.4.2.2.1 Le pensée de la sollicitude : une pensée émotive

Selon Lipman, la pensée de la sollicitude est un paradigme de la pensée émotive, c’est-à-

dire qu’elle est un bon exemple d’une pensée qui est sous l’influence de nos émotions. Lipman

estime que les émotions jouent un rôle important dans la pensée. Pour lui, sans émotion, penser

serait inintéressant, pour ne pas dire ennuyant : « Without emotion, thinking would be flat and

uninteresting »117. Avec cette affirmation, Lipman admet, par voie de conséquence, que la pensée

ne peut pas se réduire à un pur rationalisme, excluant la partie sensible des êtres humains. La

pensée, pour Lipman, ne se résume pas à l’austérité du raisonnement, de !’argumentation et de la

catégorisation, car elle est aussi affective et émotionnelle. En fait, nous pourrions dire que

Lipman est clairement un partisan de la pensée émotionnelle, c’est-à-dire qu’il fait partie de ceux

qui refusent la rupture entre la raison et les émotions et qui admettent que ces dernières peuvent

être considérées comme étant des formes de jugements.

Lorsque les émotions se situent au plan des activités cognitives et qu’elles sont

considérées comme telles, il est alors question, selon Lipman, de « caring thinking ». En fait,

115. LIPMAN, Matthew, Thinking in Education, 2eme édition, op.cit., p. 264.116. Op. cit., p. 264.117. Op. cit., p. 262.

Page 72: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

65

penser avec sollicitude, c’est penser avec nos émotions et sous leurs influences118. Ajoutons que,

selon Lipman, l’émotion concentre !’attention : « Emotions focus attention, and how we classify

is determined by the features we attend to »119. Ainsi, nos émotions dirigent notre attention, elles

orientent notre regard sur les choses et influencent la manière dont nous les pensons tout comme

l’intérêt que nous leur portons. Nous pourrions dire que, pour Lipman, l’intérêt qui se produit

dans la sollicitude est animé par les émotions. Autrement dit, ce qui nous émeut nous intéressera

et actualisera notre sollicitude.

Pour Lipman, les émotions sont parties intégrantes de la pensée. C’est grâce à elles qu’un

objet ou une personne devient digne d’intérêt. Elles représentent, en ce sens, un élément

fondateur de la pensée. Mais allons plus loin, car la pensée de la sollicitude ne se caractérise pas

exclusivement par la présence d’émotions qui influencent nos jugements. Selon Lipman, il faut

adjoindre à ce type de pensée une autre caractéristique déterminante : les valeurs.

2.4.2.2.2 La pensée de la sollicitude : une pensée guidée par les valeurs

Pour Lipman, « to care » signifie porter attention à ce que nous respectons, apprécier sa

valeur, valoriser sa valeur 120. Chacun de ces actes est préoccupé par des valeurs, c’est-à-dire que

lorsque nous manifestons de la sollicitude, notre attention est détournée vers ce que nous jugeons

être valable, nous nous attachons à la valeur de cette chose et nous valorisons cette valeur. Pour

ce philosophe, « caring thinking is thinking in values »121. Mais que veut dire « in values » ? La

pensée de la sollicitude serait une pensée qui pense en terme de valeurs, autrement dit elle serait

régie par celles-ci. Mais quel sens faut-il accorder au terme « valeur »? Pour Lipman, ce terme

renferme une vraie ambiguïté, car il ne signifie pas la même chose selon qu’il est employé au

singulier ou au pluriel.

The term « values » is mischievously ambigous. In its singular form it suggest the worth or importance of something.Whatever matters, in this sense, is a value, whether it be oil,

118. Remarquons que Lipman fait une distinction entre les émotions et les sentiments. Pour lui, le sentiment est P expression d’un état intérieur, comme par exemple la souffrance, le bien-être ou la douleur. L’émotion, quant à elle, exprime un rapport, une relation entre un organisme et le monde. Par conséquent, nous pouvons affirmer que la pensée de la sollicitude, dans la mesure où elle inclut des émotions, exprime elle aussi une relation.119. LIPMAN, op. cit., p. 130.120. Pour Lipman, « to care is to focus on that which we respect, to appreciate its worth, to value its value ». Op. cit., p. 262.121. Op. cit., p. 130.

Page 73: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

66

freedom, security or education, silver or justice, food or beauty.The plural form, « values », on the other hand, generally is used to indicate someone’s opinions as to what is important122.

À la lumière de ce propos, il faut admettre que le terme « valeur » a un double sens et

qu’il renferme une équivocité qui comprend « tout ce qui importe » et « une opinion individuelle

de ce qui importe ». En affirmant que la pensée de la sollicitude est solidement attachée aux

valeurs, Lipman veut signifier qu’elle prend en compte ce qui importe pour nous et pour les

autres. En fait, nous pourrions dire que les valeurs sont pour la pensée de la sollicitude les critères

qui vont lui permettre de juger avec sollicitude. Bref, avec les émotions, les valeurs se retrouvent

être au cœur de ce mode de penser. Mais voyons maintenant l’inventaire des différentes variétés

de cette manière de penser.

2.4.2.2.3 Inventaire des variétés de la pensée de la sollicitude

Lipman propose cinq différents types de pensée qu’il assimile à la pensée de la

sollicitude :

1) la pensée appréciative2) la pensée affective3) la pensée active4) la pensée normative5) la pensée empathique123

À chacune de ces variantes, Lipman attribue ensuite une séries de caractéristiques. Dans

ce modèle, la pensée appréciative est décrite comme étant valorisante, célébrante, admirative,

respectante, préservante et louangeante. La pensée affective, de son côté, est décrite, comme

appréciante, aimante, honorante, réconciliante, encourageante et amicale. La pensée active, quant

à elle, est décrite comme étant participante, exécutante, contribuante, accomplissante et

construisante. Puis, la pensée normative comme étant exigeante, obligeante, contraignante,

imposante et appropriée. Enfin, la pensée empathique est décrite comme étant attentionnée,

compatissante et attentive.

122. LIPMAN, Matthew, Philosophy goes to school, Éd. Temple University Press, Philadelphia, 1988, p. 55.123. LIPMAN, Matthew, Thinking in Education, op. cit., pp.264-271.

Page 74: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

67

Tous ces qualificatifs conviennent pour décrire ce que Lipman nomme le « caring

thinking ». Ils représentent tous, de manière particulière, cette idée générale de penser avec

sollicitude. Parmi tous ces éléments, nous souhaiterions faire une sélection et porter une attention

plus particulière sur la pensée empathique et la pensée affective dans la mesure où la pratique de

ces deux modes de penser présente, selon nous, des caractéristiques communes avec une mise en

oeuvre de la paix. Nous avons choisi ces deux variétés de la pensée de la sollicitude car, en plus

d’être très représentatives de cet art de penser avec intérêt et affection, elles ont chacune une

portée éthique significative. Prenons d’abord l’exemple de la pensée empathique.

2.4.2.2.3.1 La pensée empathique : une pensée foncièrement éthique

Pour Lipman, la pensée peut être empathique, c’est-à-dire que l’être humain a la faculté,

par l’imagination, de se mettre à la place de quelqu’un d’autre. En fait, pour lui, l’empathie

consiste à s’introduire, par la pensée, dans la situation de quelqu’un d’autre et de faire

l’expérience des émotions de cette personne comme si ces dernières étaient les nôtres : « What

happens when we put ourselves into another’s situation and experience that person’s emotions as

if they were our own. As such, the importance of the term in primarily ethical »124. Pour Lipman,

cette capacité que détient chaque être humain de pouvoir imaginer comment autrui vit une

situation, c’est-à-dire de reproduire en soi les émotions, les souffrances, les joies de cette

personne, détient une portée éthique qu’il ne faut pas sous-estimer. En fait, nous pourrions dire

que l’empathie donne à la moralité sa crédibilité :

Moral imagination is sometimes treated as though it were a merely playful dealing with fiction. On the contrary, it is a procedure that makes moral seriousness possible. It is when we do not put ourselves in the other person’s place that we are merely playing at being ethical125.

La pensée empathique, chez Lipman, semble détenir un rôle déterminant, puisque c’est

par elle que l’on peut faire preuve d’un sens éthique véritable. En fait, pour Lipman, nous

pourrions dire que c’est par le processus de !’imagination morale, autrement dit de l’empathie,

que nous pouvons agir de manière éthique, c’est-à-dire que nous pouvons être attentionné et

compatissant. En somme, agir de la sorte, suppose pour Lipman* que nous ayons préalablement

124. Op. cit. p. 269.125. Op. cit., p. 270.

Page 75: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

68

fait preuve d’empathie. La pensée empathique apparaît donc comme étant foncièrement éthique,

parce qu’elle est préoccupée avant tout par autrui et par ce qu’il vit.

Sous cet angle, la pensée de la sollicitude est une pensée qui se tourne vers l’autre, qui

part à sa rencontre. Lorsqu’elle apparaît sous son aspect empathique, toute son attention est

dirigée vers autrui, elle nous plonge dans l’univers de l’autre. Nous pourrions dire, pour reprendre

les mots de Lévinas, qu’elle donne priorité à l’autre. La pensée empathique apparaît clairement

comme ayant une portée éthique significative et donc un impact estimable sur la paix. Mais

qu’en est-il de la pensée affective? Voyons maintenant ce que Lipman entend par « pensée

affective » et qu’elle est la portée éthique d’une telle manière de penser.

2.4.2.2.3.2 La pensée affective

La pensée affective est une conception de la pensée qui admet que certaines émotions

peuvent être d’ordre cognitive, c’est-à-dire comme étant des formes de jugement. Elle soulève

donc plusieurs controverses et ouvre sur une grande polémique :

Affective thinking is a conception that cuts like a laser across the reason versus emotion dichotomy. Instead of assuming that emotions are psychological storms that disrupt the clear daylight of reason, one can conceive of the emotions as themselves forms of judgment or, more broadly, forms of thought126.

Pour expliquer son point de vue, Lipman donne l’exemple d’une personne indignée suite

au viol d’un enfant127. L’indignation, dit-il, est causée par le caractère inapproprié de l’abus.

Celle-ci se présente donc comme étant tout à fait appropriée dans ces circonstances et existe en

raison du caractère inapproprié de l’acte. Dans cet exemple, nous pouvons qualifier l’indignation

comme faisant également partie du domaine cognitif, puisqu’elle repose sur un critère, une bonne

raison qui fait d’elle une émotion appropriée dans les circonstances. Pour mieux comprendre,

retenons ce passage de Lipman : « The abuse is felt to be inappropriate; the indignation is felt to

be appropriate. And appropriateness is just as much a cognitive criterion as is, say, coherence or

126. Op. cit., p. 266.127. Remarquons que l’indignation est généralement considérée comme un sentiment, mais dans ce cas, elle tient lieu d’émotion étant donné le rapport qu’il existe entre l’individu et l’acte posé.

Page 76: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

69

relevance »128. À partir de ce propos de Lipman, nous pourrions dire qu’une émotion peut être

considérée comme étant cognitive lorsqu’elle est appropriée. Ainsi, avoir peur quand il n’y a pas

de danger et se mettre en colère quand rien ne justifie une telle attitude ne sont pas des émotions

pouvant appartenir à la pensée affective, car elles sont inappropriées et injustifiées.

Il est fréquent que nos actions suivent immédiatement nos émotions. Par exemple, une

personne qui vit une frustration pourrait agir avec agressivité, voire même avec violence.

Cependant, selon Lipman, « if we can temper antisocial emotions, we are likely to be able to

temper antisocial conduct »129. Ainsi, si nous parvenons à tempérer la frustration, c’est-à-dire à la

réduire voire à l’annuler, il se pourrait bien qu’elle ne débouche pas sur un acte agressif ou

violent. Mais comment opérer cette réduction? Selon Lipman, la frustration est réduite lorsque

nous pouvons examiner, avec d’autres, les raisons de son existence et, si nous ne trouvons pas de

critère la justifiant, celle-ci se révélera être inappropriée. En ce sens, nous pouvons faire

l’hypothèse que, pour Lipman, l’une des caractéristiques de la pensée affective et, plus

globalement, de la pensée de la sollicitude, est qu’elle est auto évaluatrice. Elle dirige son

attention sur nos émotions dans le but d’évaluer si elles sont à propos ou inadéquates en lui

trouvant des critères ou pas. C’est en ce sens que la formation de la pensée affective détient une

fonction éthique considérable, puisque, dans la perspective où elle réduit voire annule les

émotions qui ne sont pas appropriées, elle peut avoir des conséquences très favorables pour

réduire des comportements antisociaux et donc limiter, voire annuler, les attitudes défavorables et

nuisibles à la paix.

2.4.3 Conclusion

Dans cette partie, nous avons concentré nos efforts sur une analyse des objectifs

poursuivis par l’approche éducative et philosophique de Lipman. Nous avons vu que l’intention

de ce philosophe, en introduisant cette approche dans les écoles, était de former la manière de

penser des enfants. Cette formation comprend deux volets importants, puisque, d’une part, elle est

orientée vers le développement de l’autonomie de la pensée et, d’autre part, elle vise l’excellence

de la pensée. Mais ces deux horizons sont en fait plutôt des fils conducteurs, c’est-à-dire qu’il n’y

128. Op. cit., p. 267.129. Op. cit., p. 267.

Page 77: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

70

a pas de chemin pour apprendre à penser par et pour soi-même; penser par et pour soi-même est

le chemin. Et cela vaut également pour !’apprentissage de la pensée critique, de la pensée créative

et de la pensée de la sollicitude. Autrement dit, pour Lipman, c’est en étant engagé dans l’activité

qui consiste à penser de manière autonome, de manière critique, etc., que nous serons de plus en

plus à même de le faire. Plus précisément, selon ce philosophe, c’est en reproduisant les

comportements relatifs à la communauté de recherche que les enfants intériorisent l’art de bien

penser.

Dans cette étude des objectifs, nous avons également fait l’examen de la pensée critique et

de la pensée de la sollicitude, chacune d’elles appartenant à la pensée d’excellence. Nous avons

vu que, selon Lipman, la pensée critique est régie par des critères, qu’elle tient compte du

contexte et elle est aussi autocorrectrice. À cet examen de la pensée critique, nous avons ajouté

l’étude de la pensée de la sollicitude. Pour Lipman, cette manière de penser est influencée par nos

émotions et fondée sur les valeurs. Ainsi, penser avec sollicitude, consiste, selon Lipman, à

penser en regard de nos émotions, autrement dit, ne plus considérer ces dernières comme étant

des formes obscures diminuant la clarté de la raison, mais de reconnaître leur importance pour

élaborer des jugements appropriés. L’autre caractéristique de cette manière de penser est qu’elle

se base sur les valeurs. En résumé, penser avec sollicitude consiste à penser en terme de valeurs,

c’est-à-dire que nous portons attention à ce que nous valorisons, nous apprécions sa valeur et

nous la valorisons par l’entremise de cette pensée. Les émotions et les valeurs représentent donc

les éléments déterminant la pensée de la sollicitude. Mais Lipman va plus loin et il propose un

inventaire composé de cinq types différents de pensée qui, selon lui, appartiennent plus

généralement à la pensée de la sollicitude. De cet inventaire, nous avons retenu et analysé la

pensée empathique et la pensée affective. La pensée empathique est une pensée foncièrement

éthique, car nous pourrions dire qu’elle donne priorité à l’autre. En se glissant, par la pensée, dans

la peau de quelqu’un d’autre, elle rend possible que l’on vive avec lui ses émotions et ses

souffrances. Pour Lipman, ce mode de penser est indispensable à la réalisation de l’éthique ou

plutôt, en l’absence de cette manière de penser, nous faisons semblant d’être éthique. Quant à la

pensée affective, elle considère certaines émotions comme pouvant être cognitives, c’est-à-dire

qu’elles peuvent tenir lieu de jugement. Cependant, pour pouvoir détenir ce statut, Lipman nous

indique que les émotions doivent être appropriées aux circonstances. Autrement dit, le contexte

Page 78: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

71

est déterminant afin de considérer une émotion comme un jugement. L’intérêt de la pensée

affective est que, selon Lipman, elle peut tempérer certains comportements antisociaux dans la

mesure où elle tend à éliminer les émotions qui ne sont pas à propos. A présent que nous sommes

plus familiers avec les fins du programme de Lipman, poursuivons notre étude en examinant les

différentes composantes d’une communauté de recherche.

2.5 La communauté de recherche

Nous avons déjà exposé les principaux moments marquant la pratique de la philosophie

avec les enfants, laquelle, rappelons-le, se déroule en trois temps : la lecture d’une histoire, la

cueillette des questions et la recherche en commun. Dans cette partie de notre exposé, nous

souhaiterions diriger notre attention sur le troisième temps de cette pratique et approfondir les

deux parties suivantes : la composante communauté et la composante recherche. Concernant la

composante communauté, nous souhaiterions mettre l’accent sur les dispositions sociales qu’une

telle pratique permet de développer ainsi que sur les valeurs du dialogue qu’elle met enjeu. Sous

la composante recherche, nous examinerons ses différentes étapes et les habiletés cognitives

qu’elle permet de développer.

2.5.1 La composante communauté

Selon Ann Margaret Sharp, principale collaboratrice de Lipman, lorsqu’un enfant a fait

l’expérience d’une communauté de recherche, « il est capable d’écouter attentivement les autres,

il respecte les personnes dans la communauté, il est capable de construire à partir des idées

autres»130. C’est dire que la participation assidue à une communauté de recherche permet de

développer une disposition à l’écoute, au respect et à la collaboration intellectuelle. Tous ces

termes décrivent fidèlement l’ambiance générale qu’il y a lorsque les enfants participent à un

dialogue en communauté de recherche et il nous revient donc maintenant de faire l’étude de

chacune de ces dispositions.

130. SHARP, Ann Margaret, Quelques présuppositions sur la notion de communauté de recherche, dans La pratique de la philosophie avec les enfants, sous la direction de Michel Sasseville, Éd. Les presses de l’université Laval, Québec, 1999, p. 54.

Page 79: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

72

2.5.1.1 L’écoute

L’écoute est une qualité précieuse lorsqu’on désire pratiquer le dialogue dans une classe.

En effet, écouter les propos de l’autre est indispensable pour construire un vrai dialogue et, de

plus, c’est une marque de respect envers les autres locuteurs. Dans une communauté de

recherche, l’écoute est incessante, c’est-à-dire qu’elle est présente tant dans la lecture du roman,

dans la période des questions que durant la recherche dialogique. Son développement occupe

donc une place dominante dans cette démarche. Mais que signifie écouter ? Écouter autrui ce

n’est pas seulement l’entendre, c’est l’entendre avec attention, c’est vouloir le comprendre. En ce

sens, nous pourrions dire qu’écouter c’est essayer de chausser la pensée d’autrui pour tenter de

vivre et de penser son point de vue. Dans cette perspective, lorsque nous écoutons, nous

sollicitons une activité de la pensée empathique, dans la mesure où celle-ci nous aide à nous

représenter ce que les autres pensent.

2.5.1.2 Le respect

Le sentiment de respect, qui consiste à accorder à quelqu’un de la considération en plus de

lui attribuer une certaine valeur, est, dans une communauté de recherche, indissociable de

l’écoute. En effet, selon Sasseville, c’est en écoutant les autres que ce sentiment se fait de plus en

plus présent : « on découvre que plus on écoute soigneusement les autres lorsqu’ils posent des

questions, plus ils écoutent attentivement les questions que l’on a à poser. C’est ainsi que le

respect, ce sentiment qui porte à accorder à une personne une considération admirative, en raison

de la valeur qu’on lui reconnaît, devient de plus en plus présent »131.

Selon Sasseville, nous pourrions dire que l’écoute et le respect s’imbriquent mutuellement

dans une communauté de recherche. Ils coexistent comme les deux faces d’une même pièce. Mais

le respect, selon Sasseville, naît directement du caractère exploratoire de la communauté de

recherche. En effet, cette dernière est engagée dans une quête, dans une recherche des possibles et

« !’investigation des possibles favorise le développement de l’ouverture, de l’accueil, de la

tolérance et du respect »132. Comment faut-il comprendre ce rapport ? Dans l’exploration, les

jeunes se côtoient dans un espace commun dans lequel chacun est reconnu par l’autre comme un

131. SASSEVILLE, Michel, (sous la direction de) La pratique de la philosophie avec les enfants, Éd. Les presses de l’université Laval, Québec, 1999, p. 45.132. Op. cit., p. 94.

Page 80: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

73

co-chercheur. Petit à petit, le groupe gagne en importance et chacun est alors considéré comme un

égal à respecter.

Le respect et l’écoute sont les conditions de réalisation du dialogue entre les enfants qui

s’accomplit, dans une communauté de recherche, avec estime, considération et dans un

mouvement d’appréciation mutuel. Mais à ces deux attitudes, il faut maintenant ajouter ce que

Sharp nomme la collaboration intellectuelle.

2.5.1.3 La collaboration intellectuelle

La collaboration intellectuelle consiste à s’entraider sur le plan des idées. C’est un

cheminement intellectuel qui se fait à plusieurs et dans lequel chacun est un partenaire, un

coéquipier. La collaboration intellectuelle, dans une communauté de recherche, est comparable à

une équipe sportive, dans laquelle chacun participe, à sa manière, au succès du groupe. Dans une

équipe sportive, ce n’est pas la réussite individuelle qui est visée, mais celle de l’équipe. Pour

Ann Margaret Sharp, c’est également le cas dans une communauté de recherche avec les enfants.

En effet, selon elle, « quand ils [les enfants] collaborent vraiment, il n’est plus question de succès

sur le plan individuel, mais de succès au niveau du groupe »133. Il s’agit de considérer les autres

non pas comme de simples interlocuteurs, mais comme des coéquipiers participants à une

construction commune. On peut alors observer qu’il y a la présence d’un rapport de soutenant-

soutenu entre les participants de cette communauté qui s’assistent mutuellement.

Écoute, respect et collaboration sont les grandes dispositions que développe la pratique de

la philosophie en communauté de recherche. Nous pouvons retenir ce passage de Lipman qui

intègre l’ensemble de ces éléments :

On peut donc parler actuellement de « transformer la classe en communauté de recherche », dans laquelle les élèves s’écoutent mutuellement avec respect, s’empruntent des idées les uns aux autres, s’encouragent l’un l’autre à justifier leurs positions qui, sans cela, serait sans fondement, s’entraident pour tirer les conclusions de ce qui a été dit et essaient de comprendre leurs camarades134.

133. SHARP, Ann Margaret, Quelques présuppositions sur la notion de communauté de recherche, op. cit., p. 60.134. LIPMAN, Matthew, À l’école de la pensée, op. cit., p.32.

Page 81: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

74

Mais si écouter, se respecter et collaborer intellectuellement sont des dispositions sociales

qui caractérisent le profil des membres d’une communauté de recherche, elles sont, plus

généralement, ce qui caractérise un dialogue. En fait, nous pourrions dire que c’est parce que la

communauté de recherche s’appuie sur le dialogue que ces habiletés se font de plus en plus

présentes. Il nous revient donc ici de faire une analyse des composantes associées au dialogue

dans la mesure où celles-ci sont également présentes dans une communauté de recherche.

2.5.1.4 Le dialogue

Dans cette partie de notre exposé, nous abordons le dialogue en tant qu’il est un support

de la composante « communauté » de la pratique de la philosophie avec les enfants. Bien qu’il

soutienne aussi la composante « recherche » de la démarche, le dialogue, dans cette partie, nous

intéresse pour la qualité des relations sociales qu’il génère. En effet, le dialogue implique respect,

écoute et collaboration, mais il suppose aussi un ensemble de valeurs dont le développement est

favorable pour établir, avec les autres, des liens sociaux stables. Lorsqu’on pratique le dialogue

en communauté de recherche, il importe de considérer les deux valeurs suivantes : l’égalité et la

liberté des individus prenant part au dialogue. En effet, selon Laurence Splitter et Ann Margareth

Sharp, deux proches collaborateurs de Lipman, il faut reconnaître la nature et la structure

égalitaire du dialogue en communauté de recherche135. Ils ajoutent que l’activité du dialogue en

communauté de recherche a également un effet libérateur : « if one objective of dialogue is to

increase the understanding [...], it will inevitably involve a shaking free of many assumptions.

We use the word « free » advisedly, for it is intended to suggest a liberation for egoism, bias,

prejudice and dogma »136.

Ainsi, selon Splitter et Sharp, il semble que l’égalité et la liberté sont des normes du

dialogue. Cependant, leurs travaux sont insuffisants pour comprendre de quelle manière ces

valeurs sont présentes dans le dialogue. En effet, ces deux auteurs se bornent à dire que ces

valeurs appartiennent à l’entretien dialogique, sans pour autant préciser les rapports qu’il y a entre

dialogue, égalité et liberté. Or, il importe de préciser ces rapports afin de bien saisir comment le

dialogue contribue à créer une communauté. Pour ce faire, nous prendrons appui sur les

135. Selon ces deux auteurs, « the conversation has what we can call an egalitarian structure ». SPLITTER, Laurence, et SHARP, Ann Margaret, dans Teaching for better thinking, Éd. Acer, Australie, 1995, p. 35.136. Op. cit., p. 36

Page 82: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

75

réflexions du philosophe français Marcel Conche et celles de José Santuret, car ces deux auteurs

ont réfléchi sur les valeurs associées au dialogue et ils ont une représentation de ce dernier

suffisamment générale pour qu’elle s’applique au dialogue enjeu dans le programme de Lipman.

2.5.1.4.1 Dialogue et égalité

L’une des caractéristiques sociales du dialogue est l’égalité des interlocuteurs. Santuret

affirme explicitement l’importance de cette valeur au sein du dialogue en disant qu’«un [...]

principe [du dialogue] est !’acceptation préalable de la norme d’égalité »137. Dans le même ordre

d’idée, le philosophe français Marcel Conche affirme :

Dans tout dialogue, chacun considère, en principe, l’autre homme comme également capable de vérité et libre, donc le considère comme un égal. Un dialogue, une discussion ne peut avoir lieu qu’entre égaux. Il faut que chaque participant à la discussion se sente et se trouve avec l’autre ou les autres sur un pied d’égalité138.

Il est clair que ces deux auteurs s’accordent pour dire que l’égalité est indissociable du

dialogue. Toutefois, avec ce propos de Conche, plusieurs distinctions s’imposent, car l’égalité,

dans le dialogue, semble être présente de plusieurs manières différentes.

En effet, pour qu’il puisse y avoir dialogue, il semble que, selon Conche, les différences

entre les statuts des personnes doivent être ramenées à un même niveau afin qu’elles puissent être

sur « un pied d’égalité ». L’égalité des individus semble être pensée ici en terme d’égalité de droit

et d’égalité politique. L’égalité de droit est un principe selon lequel tous les individus sont soumis

aux mêmes règles (respect, écoute, collaboration). Quant à l’égalité politique, elle est un principe

selon lequel le droit de participation est identique pour tous. En effet, dans un dialogue, chacun à

un droit égal d’être entendu.

Mais allons plus loin, car l’égalité semble aussi se poser aussi en terme de connaissance.

En effet, pour Conche, dans un dialogue, il faut que l’autre soit considéré « comme également

capable de vérité », c’est-à-dire que les capacités réciproques de chacun à dire quelque chose de

137. SANTURET, José, Le dialogue, Éd. Hatier, Paris, 1993, p. 8.138. CONCHE, Marcel, Le fondement de la morale, Éd. Puf, Paris, 1993, pp. 38-39.

Page 83: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

76

vrai se valent entre elles. En d’autres termes, dans un dialogue, chacun est reconnu comme ayant

les mêmes dispositions à trouver des vérités et à les transmettre. En ce sens, ce qu’un locuteur sait

et dit vaut autant que ce que les autres savent et disent. Par exemple, dans un dialogue, Paul et

Pierre peuvent avoir tous les deux raison, ils sont également capable de vérité. Ainsi, dans un

dialogue, les interlocuteurs entretiennent un rapport d’égalité aussi sous l’angle de la

connaissance.

Il devient plus clair que l’égalité, dans le dialogue, est présente de bien des manières. En

fait, nous pourrions dire que faire l’expérience du dialogue c’est faire l’expérience de l’égalité

sous plusieurs angles différents. Mais voyons maintenant l’autre grande valeur associée à la

pratique du dialogue : la liberté.

2.5.1.4.2 Dialogue et liberté

Dans un dialogue, il règne un climat de liberté qui se manifeste de plusieurs façons.

Premièrement, chacun peut donner son point de vue, chacun a la liberté de s’exprimer. Cette

liberté d’expression est indispensable pour construire un vrai dialogue, car il suppose

inévitablement la communication des idées entre elles. Par conséquent, pour qu’il puisse y avoir

dialogue, il faut avant tout reconnaître à chacun des interlocuteurs le droit de dire.

La liberté d’expression est un droit relativement récent dans nos pays occidentaux tandis

qu’elle demeure de nos jours encore inconnue dans d’autres régions du monde. Mais si la liberté

de dire a été ou est encore difficile à conquérir, c’est parce qu’elle suppose un autre droit : celui

de penser autrement. En effet, être libre de dire, c’est être libre de dire ce que l’on pense, même si

ce que l’on pense ou ce que l’on dit remet en question l’ordre établi. Bref, la liberté d’expression

va de pair avec la liberté de penser et cette liberté est également admise dans un dialogue. Par

conséquent, nous pourrions dire que, dans un dialogue, le climat de liberté s’étend jusqu’à la

liberté de ne pas être d’accord avec ce qui se dit.

Mais si la liberté de dire et la liberté de penser sont indispensables au dialogue, il faut

encore signaler que la liberté y est présente d’une autre manière. En effet, selon Santuret, « dans

un dialogue, on admet nécessairement la liberté humaine, à commencer par la liberté de changer

Page 84: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

77

d’avis »139. Pour cet auteur, la première des libertés, dans un dialogue, est celle qui consiste à

pouvoir s’autocorriger, à modifier son point de vue, à réexaminer sa position. En fait, dans un

dialogue, le va-et-vient des arguments, des exemples et des contre-exemples, peut nous conduire

à vouloir adopter une autre position. Il convient de remarquer que cette liberté de changer d’avis

témoigne du climat épistémologique qui règne entre les interlocuteurs d’un dialogue. En fait,

nous pourrions dire que les participants d’un dialogue refusent petit à petit d’être cloîtré dans

leurs positions et ils sont ainsi disposés à reconnaître les faiblesses de leurs jugements et à

admettre que la réflexion des autres peut améliorer leur propre réflexion.

Il est maintenant plus clair que la liberté est l’un des fondements de l’activité qui consiste

à dialoguer et que cette valeur entretient divers rapports avec cet forme d’entretien. Par

conséquent, nous pourrions dire que pratiquer le dialogue revient aussi à mettre en œuvre

plusieurs forme de liberté, à vivre la liberté sous plusieurs angles différents.

À présent que nous sommes plus familiers avec les comportements et les valeurs de la

communauté de recherche, nous sommes bien placé pour poursuivre notre examen et faire l’étude

de la dimension qui a trait à la formation intellectuelle des enfants, autrement dit d’examiner les

aspects de la composante recherche.

2.5.2 La composante recherche

Que la recherche soit présente lorsqu’on pratique la philosophie avec les enfants n’est pas

vraiment surprenant, puisque la philosophie est une recherche de vérités, de sens, de bonheur, de

savoir, de sagesse. En fait, cette quête représente le noyau dur de l’entreprise pratique de la

philosophie qui consiste, principalement, à interroger le vécu, l’expérience, les choses de la

nature et la nature des choses en faisant preuve de prudence face aux évidences. La philosophie,

dans son alliance avec les enfants, doit donc également être comprise en terme de recherche, car

il s’agit de donner aux jeunes l’occasion de s’engager dans une quête qui fait intervenir une

procédure méthodique afin qu’ils puissent apprendre à penser par et pour eux-mêmes avec

méthode et rigueur. Il faut donc éviter les a priori qui consisteraient à penser que faire de la

philosophie avec les enfants c’est refaire avec eux le chemin réflexif des grands auteurs de la

139. SANTURET, Le dialogue, op. cit., p. 8.

Page 85: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

78

philosophie. Pratiquer la philosophie avec les jeunes, c’est plutôt leur permettre de faire leurs

propres chemins réflexifs, en les aidant à construire, de manière cohérente, leurs propres

raisonnements.

Pour Lipman, la recherche détient une fonction éducative essentielle. En effet, Lipman

estime que c’est lorsque l’enfant est immergé dans la recherche qu’il apprend. Mais que veut dire

ce philosophe lorsqu’il emploie le terme « recherche »? À ses yeux, elle est un processus

méthodique qui, avec un souci constant de correction, tend à juger. En effet, selon Lipman, « la

recherche est une pratique autocorrective visant à aborder l’étude de problèmes particuliers par

les moyens estimés adaptés. Les produits de la recherche sont des jugements »140. Nous pourrions

dire que, pour Lipman, la recherche constitue une méthode efficace pour la résolution de

problèmes en général, dans la mesure où celle-ci s’applique à presque n’importe quel champ

d’étude. Mais retenons que la recherche, chez Lipman, est un processus autocorrectif, c’est-à-dire

qu’il admet la possibilité que l’on se retrouve dans l’erreur tout en nous fournissant les

mécanismes d’évaluation nécessaires pour nous corriger. Voyons maintenant de plus près

comment se construit cette recherche lorsqu’on pratique la philosophie avec des enfants.

2.5.2.1 Les étapes de la recherche

Lors d’une séance de philosophie avec les enfants, le point de départ est une question qui

a été posée par l’un ou l’autre des élèves. Pour aborder cette question et tenter de dissoudre le ou

les doute(s) qu’elle suppose, Lipman suggère d’inviter les enfants à s’engager dans la méthode de

la recherche, autrement dit, dans un processus rigoureux et méthodique dont le but est de

permettre aux jeunes d’élaborer un jugement au sujet de cette question. Le modèle réflexif que

propose Lipman coïncide avec celui de la recherche scientifique. En fait, nous pourrions dire que

Lipman fait partie de ceux qui sont en faveur de la méthode hypothético-déductive, c’est-à-dire

celle qui procède à partir d’hypothèses et qui, par la recherche d’exemples et de contre-exemples,

tire les conclusions qui s’imposent. Voyons maintenant comment se déroule ce processus chez

Lipman. Pour ce dernier, la recherche se divise en plusieurs étapes :

140. LIPMAN, Matthew, À l’école de la pensée, op. cit., p.67.

Page 86: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

79

1. la perception d’une difficulté ou d’un problème ;2. le doute ;3. la formulation du problème ;4. la formulation d’une hypothèse ;5. la mise à l’épreuve de l’hypothèse (exemples et contre-exemples) ;6. la découverte d’une vérité qui contredit l’hypothèse ;7. au besoin, la révision de l’hypothèse ;8. !’application de la nouvelle hypothèse.

Nous pourrions dire que ce modèle de la recherche est une structure qui sert de support

pour la construction du savoir. En fait, cette méthodologie propose un mode d’organisation du

savoir qui transparaît dans tous les types de questionnements qu’engage la pratique de la

philosophie avec les enfants. En invitant les enfants dans un dialogue qui applique cette

procédure, ils intériorisent, selon Lipman, une manière de penser rigoureuse grâce à laquelle ils

pourront traiter le réel et négocier avec lui sur une base cohérente et bien organisée. Lipman dit :

« En conséquence, dès que les participants ont intériorisé et assimilé cette méthode, ils en arrivent

à penser en démarches qui coïncident avec le processus. Ils arrivent à penser en terme de

méthode »141.

Le véhicule du processus de recherche en communauté est le dialogue, car en « en réalité,

le modèle réflexif est profondément social et communautaire »142. D’un autre côté, « le dialogue

est exploration, investigation, recherche »143. Dans cet entretien, par conséquent, nous devrions

pouvoir observer les interlocuteurs intervenir de manière à ce qu’ils répondent aux exigences de

ce processus. De fait, dans une communauté de recherche, on constate que, au fil des échanges,

les participants emploient progressivement des expressions telles que celles-ci : ce Pouvons-nous

vraiment penser que... », «Peux-tu expliquer pourquoi tu dis cela ? », «As-tu une hypothèse à

proposer?», «Je ne suis pas d’accord avec Vidée de..., parce que...», «Aurais-tu un

exemple ? », « Pourrions-nous trouver un contre-exemple ?», « Quand nous disons cela, ne

présupposons-nous pas que... ? », « Vers quoi nous mène cette idée ? », « Qu’est-ce que tu

141. Op. cit., p. 32.142. Op. cit., p. 37.143. Op. cit., p. 277.

Page 87: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

80

entends par...?», etc. En fait, ces expressions témoignent clairement de la présence d’un

dialogue dans lequel se produit une recherche de plus en plus rigoureuse.

Afin que ces recherches soient bien menées, elles doivent, selon Lipman, faire intervenir

une série d’opérations cognitives. En effet, la composante « recherche » se caractérise également

par la prise en compte et la réalisation de ce que Lipman nomme des actes de la pensée (thinking

acts) qui sont à distinguer des habiletés intellectuelles (thinking skills) impliquées par la mise en

œuvre de ces actes. Voyons maintenant de quels actes de la pensée il est question lorsqu’on

pratique une recherche philosophique avec des enfants, ainsi que les habiletés qu’ils impliquent

dans leur déploiement.

2.5.2.2 Les opérations cognitives de la recherche

Pour Lipman, participer à une communauté de recherche signifie également pratiquer des

actes intellectuels pour mener à bien la recherche. Nous avons identifié quatre grands actes de la

pensée chez Lipman : 1) raisonner ; 2) rechercher ; 3) définir ; 4) traduire. Ces actes sont dits

génériques, car ils regroupent une série d’habiletés cognitives plus spécifiques qui leurs

appartiennent. Par exemple, l’habileté à dégager des présupposés est un acte de la pensée qui

appartient plus généralement à l’acte de raisonner. Voyons maintenant de plus près chacun de ces

actes dans la mesure où ils sont une partie intégrante de la recherche engagée dans la pratique de

la philosophie avec les enfants.

2.5.2.2.1 Raisonner

Raisonner est un acte de la pensée qui nous renvoie immédiatement à la logique et aux

célèbres formes syllogistiques du genre :

Tous les hommes sont mortels.Or, Socrate est un homme.Donc, Socrate est mortel.

Mais l’acte de raisonner n’est pas réductible à cette forme élémentaire de raisonnement,

puisqu’il implique encore bien d’autres compétences de type logique comme la classification,

l’opposition, l’inclusion, l’exclusion, l’analogie, etc. Bref, raisonner est une activité de l’être

humain qui implique une variété importante d’habiletés intellectuelles. Dans son livre Philosophy

Page 88: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

81

goes to school144, Lipman propose une liste d’une trentaine d’habiletés de raisonnements. Trop

nombreuses pour toutes les citer, retenons les plus significatives : faire des inférences à partir de

simples prémisses, identifier des présupposés, formuler des relations de cause à effet, anticiper,

prédire et estimer les conséquences, généraliser, donner des raisons, travailler avec la cohérence

et la contradiction. Avec cette liste, nous pouvons voir à quel point les habiletés de raisonnements

sont vastes et combien elles diffèrent les unes des autres. Mais chacune de ces habiletés peut, si

elle est bien employée et au moment opportun, servir la recherche et la faire progresser.

En pratiquant ces habiletés de raisonnements, les enfants développent des outils grâce

auxquels ils pourront s’engager dans un processus de réflexion, examiner les fondements de leurs

propres pensées et prendre conscience des implications logiques qu’elles peuvent avoir. Par

exemple, à la question : « les étoiles de mer sont-elles animales ou végétales? », David

répond : « les étoiles de mer ne sont ni des animaux ni des végétaux, ils appartiennent à la

catégorie des poissons ». Que présuppose le propos de David? 1) Que les poissons ne sont pas des

animaux et 2) que les poissons ne sont pas des végétaux. Dans ce que présuppose David, il n’y a

cependant qu’un seul de ses supposés qui est vrai. Maintenant, si on aidait David à dégager ces

présupposés, dans un contexte dialogique d’ouverture et de respect, il est probable qu’il réviserait

son jugement au sujet des étoiles de mer, car il prendrait conscience, avec l’aide des autres, que

l’énoncé « les poissons sont des animaux » est vrai et que les étoiles de mer peuvent, par

conséquent, être rangées dans cette catégorie. Avec cet exemple nous voyons quelle importance

peut avoir le développement des habiletés de raisonnement, car lorsqu’on met en évidence un

présupposé, par exemple, il arrive que l’on prenne conscience de la faiblesse de nos opinions ou,

inversement, que Ton constate la force de leurs fondements. Mais allons plus loin et voyons

maintenant les autres opérations cognitives liées à la recherche.

2.5.2.2.2 Rechercher

L’acte de rechercher nous fait immédiatement penser à la science, dans la mesure où elle

constitue la discipline de recherche par excellence. En effet, la science, pour faire progresser nos

connaissances sur le monde, s’applique à faire des recherches, c’est-à-dire qu’elle est engagée

dans un processus de découverte du savoir. Ce processus est bien souvent structuré par plusieurs

144. LIPMAN, Matthew, Philosophy goes to school, op. cit., p. 62.

Page 89: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

82

protocoles par lesquelles la recherche progresse méthodiquement. En philosophie pour les

enfants, ce protocole, nous l’avons vu, est constitué de plusieurs étapes qui nous aident à

cheminer dans la découverte du savoir. Cependant, franchir ces étapes suppose la mise en œuvre

d’une série d’habiletés intellectuelles qu’on nomme les habiletés de la recherche. En voici

quelques-unes que nous empruntons à Lipman : formuler des questions, douter, construire des

hypothèses, donner des exemples et des contre-exemples, tenir compte de toutes les

considérations, entrevoir des alternatives.

Toutes ces habiletés intellectuelles font partie de l’acte de rechercher. Cette liste non

exhaustive contient en fait des instruments auxquels le chercheur a recours pour mener à bien ses

travaux. En pratiquant ces habiletés, les enfants intériorisent une manière de penser qui coïncide

de plus en plus avec la méthode, autrement dit avec le processus qui mène au résultat. Prenons un

exemple assez simple afín de concrétiser notre propos. Imaginons un enfant (David) devant

annoncer une mauvaise note à ses parents. Conscient du processus, il est probable alors qu’il

s’interroge de la manière suivante : « Dois-je mentir ?» (perception d’une difficulté), puis, « est-il

préférable parfois de mentir? » (formulation du problème). Puis, David pourrait formuler

l’hypothèse suivante: «le mensonge est toujours une mauvaise chose». Il pourrait alors être

amené à vérifier la validité de cette hypothèse par des exemples ou, s’il y a lieu, il pourrait aussi

être amené à réviser cette hypothèse à la lumière de contre-exemples. Dans cet exemple, on

observe comment les habiletés de la recherche servent au développement d’une pensée structurée

et bien organisée et comment l’acte de rechercher peut s’appliquer à une situation concrète.

Poursuivons maintenant notre examen en direction d’une autre opération cognitive liée à la

recherche dans le cadre de la pratique de la philosophie avec les enfants: définir.

2.5.2.2.3 Définir

De prime abord, il peut paraître surprenant que l’acte de définir apparaisse comme une

habileté intellectuelle importante à développer, étant donné que les mots ont un sens, voire même

plusieurs sens et que ceux-ci sont répertoriés dans le dictionnaire. Dans ces conditions, quelle est

la pertinence du développement de cet acte de la pensée? La philosophie, depuis ses débuts,

s’intéresse à l’analyse de concepts, à la formation de concepts et à la classification de concepts.

Ce faisant, la philosophie représente aussi un effort de définition, c’est-à-dire qu’elle organise

Page 90: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

83

l’information, analyse les objets, clarifie les idées indistinctes, distingue lorsque c’est équivoque,

bref, elle est une activité qui vise aussi à donner du sens. Cette activité, on le voit bien, ne se

limite pas à prendre ce qui est répertorié dans le dictionnaire, mais il s’agit d’un effort qui

suppose que l’on maîtrise une série d’habiletés, par exemple : identifier et faire usage de critères,

tenir compte du contexte, classifier et catégoriser, distinguer, reconnaître et éviter ce qui est

vague, développer des concepts.

Toutes ces habiletés, que nous empruntons encore une fois à Lipman, ont pour but d’aider

les enfants à donner du sens. Avec elles, les jeunes sont à même d’aller au-delà de la signification

du dictionnaire en les appliquant à des concepts, comme l’amitié, l’identité, les animaux, la

gentillesse, etc. En pratiquant ces habiletés, les jeunes sont engagés dans un processus qui tend à

questionner non seulement les choses de la nature (qu’est-ce qu’une étoile de mer ?), mais aussi à

interroger la nature des choses (qu’est-ce qui fait qu’une étoile de mer est un animal ?) Prenons

un exemple. Avec la question suivante : « qu’est-ce qu’un ami ? », l’activité de définir pourrait

consister à s’engager dans une recherche de critères définissant cette notion, comme la confiance,

l’honnêteté, la gentillesse, la fidélité, etc. Nous pourrions aussi classifier l'amitié en disant qu’elle

est une espèce d’amour. Enfin, nous pourrions aussi faire des distinctions entre un ami et un

meilleur ami. Ce faisant, les enfants forment entre eux un concept de l’amitié, c’est-à-dire qu’ils

élaborent par et pour eux-mêmes le sens qu’ils donneront à cette notion, bref, ils apprennent à

définir. Mais passons à présent à la dernière grande opération cognitive liée à la recherche, l’acte

de traduire.

2.5.2.2.4 Traduire

Cet acte de la pensée nous renvoie à la capacité que nous avons tous d’interpréter et de

comprendre. Dans une communauté de recherche, chaque interlocuteur s’exprime avec le champs

lexical qui est le sien. Mais il importe, pour être compris, que chacun puisse traduire en ses

propres mots ce qui a été dit. En fait, selon Michel Sasseville, « dans la mesure où chaque

personne possède son propre langage, l’opération de traduction s’avère indispensable et lui offre

la possibilité de mieux comprendre n’importe quel écrit ou communication verbales en facilitant

la conversion de cette communication dans des mots, des termes, des expressions et des structures

Page 91: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

84

de son langage »145. En somme, traduire consiste à reproduire, avec nos mots, l’idée de celui ou

celle qui nous parle. En fait, nous pourrions dire que définir consiste à donner du sens et traduire

à maintenir le sens de ce qui nous a été dit. Cet effort de traduction peut se faire avec l’aide de

différentes habiletés intellectuelles, par exemple : travailler avec des analogies et des

comparaisons, standardiser, savoir comment gérer les ambiguïtés, déchiffrer, deviner.

L’ensemble de ces habiletés participent à l’effort de traduction et facilitent la conversion

d’une communication dans les mots et les représentations qui sont les nôtres. En fait, ces

habiletés nous aident à reproduire le sens d’une idée, elles favorisent la compréhension et, du

même coup, elles contribuent à éviter les malentendus et les confusions. En pratiquant l’acte de

traduction, les enfants s’engagent dans une opération de conversion qui les aidera à comprendre

avec leurs termes et expressions ce qu’une autre personne a voulu dire. Prenons un exemple.

Imaginons une personne qui fait l’hypothèse que: « l’amour est plus intense lorsqu’on est

célibataire ». Une autre personne pourrait alors interpréter cet énoncé de la manière suivante :

«l’amour est plus fort en dehors du mariage ». En fait, ces deux énoncés expriment sensiblement

la même idée, mais avec des mots qui diffèrent. Par cet effort de traduction, nous pouvons

approcher de plus en plus de ce que l’autre à exactement voulu exprimer.

Tous ces actes de la pensée, ainsi que les habiletés cognitives qu’ils impliquent,

contribuent à faire de la recherche un processus rigoureux. Ils sont comme des garde-fous pour

éviter les apories, les contresens et les fausses représentations. Employer la méthode de la

recherche revient donc à faire un usage de ces opérations cognitives qui nous aident à poursuivre

la recherche.

2.5.3 Conclusion

Dans cette partie, nous avons fait une analyse des principales composantes de la

communauté de recherche. Ce travail s’est fait selon deux axes différents, soit Taxe de la

communauté et Taxe de la recherche. Nous avons vu que la composante « communauté » nous

introduit dans une dimension sociale dont les divers aspects sont l’écoute de l’autre, le respect

d’autrui, la collaboration intellectuelle et le dialogue entre pairs. La pratique du dialogue,

145. SASSEVILLE, Michel, (sous la direction de), La pratique de la philosophie avec les enfants, op. cit., p.36.

Page 92: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

85

exercice qui se trouve au cœur de la démarche, véhicule également un ensemble de valeurs en

lien étroit avec l’idée même de communauté. Ces valeurs sont l’égalité et la liberté des individus

prenant part au dialogue. En fait, tous ces aspects de la composante « communauté » forment un

tissu social dans lequel chaque personne entretient un rapport avec autrui qui se base sur des

droits fondamentaux, comme par exemple le droit à la parole, le droit au respect, à l’écoute, le

droit à la liberté.

Puis, l’étude de l’axe de la recherche nous a conduit à examiner les différentes étapes de

cette composante. La procédure de recherche, structure servant à la découverte de la

connaissance, est composée de plusieurs étape et elle constitue un mode d’organisation du savoir

qui traverse les disciplines, autrement dit, elle s’applique à plusieurs champs d’étude.

Pour mener la recherche, il faut également que celle-ci fasse intervenir un certain nombre

d’opérations cognitives : raisonner, rechercher, définir et traduire. Chacune de ces opérations sert

la recherche en communauté et, une fois engagé dans ce processus, l’enfant, selon Lipman, peut

apprendre à penser par et pour lui-même.

2.6 Conclusion du deuxième chapitre

Dans ce deuxième chapitre, nous avons étudié quelques points importants de la pratique

de la philosophie avec les enfants. Nous avons d’abord vu comment est née cette approche

philosophique. Ensuite, nous avons exposé les différentes étapes de la pratique de la philosophie

avec les enfants. Puis, nous avons fait l’étude des objectifs du programme de Lipman et nous

avons montré qu’il y avait deux volets à considérer. D’une part, l’objectif est d’apprendre aux

enfants à penser par et pour eux-mêmes et, d’autre part, à former, dès le plus jeune âge,

l’excellence de la pensée. Pour Lipman, cela signifie apprendre à penser de manière critique,

créative et avec sollicitude. Nous nous sommes concentrés sur l’analyse de la pensée critique et

sur l’examen de la pensée de la sollicitude et nous avons montré leurs principales caractéristiques.

Nous avons montré que, selon Lipman, la pensée critique est régie par des critères, qu’elle tient

du compte du contexte et qu’elle est autocorrectrice. Concernant la pensée de la sollicitude, elle

est une pensée qui est régie par les valeurs et qui tient compte des émotions.

Page 93: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

86

Enfin, nous avons fait l’étude de la composante « communauté » et de la composante

« recherche » de la pratique de la philosophie avec les enfants. Cela nous a permis d’exposer les

dispositions sociales que développe la participation à des communautés de recherche, à savoir

l’écoute, le respect et la collaboration intellectuelle. Puis, nous avons identifié et expliqué les

valeurs que suppose le dialogue dans la mesure où celles-ci font également partie de la

composante « communauté » de la pratique de la philosophie avec les enfants. Ces valeurs sont

l’égalité et la liberté des personnes prenant part au dialogue. Ensuite, nous avons exposé les

étapes de la recherche. Il s’agit d’un mode d’organisation du savoir qui sert de support pour la

construction et la découverte de la connaissance. Il sert dans tous les types de questionnement

qu’engage la pratique de la philosophie avec les enfants. Ce processus de recherche met en œuvre

également une série d’opérations intellectuelles, comme l’acte de raisonner, de rechercher, de

définir et de traduire. En somme, nous pouvons affirmer que la pratique de la philosophie avec les

enfants est une méthode éducative qui vise la formation de la pensée d’excellence par le biais de

la pratique du dialogue dans une communauté de recherche.

Poursuivons à présent notre réflexion et voyons dans quelle mesure ce que nous venons de

dégager au sujet de la pratique de la philosophie avec les enfants est en rapport avec une mise en

œuvre de la paix.

Page 94: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

87

CHAPITRE III :

LA PRATIQUE DE LA

PHILOSOPHIE AVEC LES

ENFANTS ET LA MISE EN ŒUVRE

DE LA PAIX

Page 95: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

88

3.1 Introduction

Ayant examiné la notion de paix et présenté les principales composantes de la pratique de

la philosophie avec les enfants, nous pensons disposer de suffisamment d’éléments pour établir

des liens entre cette pratique et la mise en œuvre de la paix.

Bien que tous les éléments pour examiner ces rapports soient présents, il faut encore les

organiser afin de mettre en évidence les liens qui existent entre le programme de Lipman et une

mise en œuvre de la paix. Pour ce faire, il s’agira d’abord de clarifier ce qu’il faut entendre par

une mise en œuvre de la paix en fonction des différents aspects contenus dans cette notion.

Puis, nous exposerons une série de raisonnements qui nous conduiront à examiner le bien-

fondé de plusieurs prémisses. Ces raisonnements ont pour but d’établir clairement les points qu’il

reste à vérifier et de faire voir les liens qu’il y a entre la pratique de la philosophie avec les

enfants et une mise en œuvre de la paix sociale, de la paix internationale et enfin de la paix

interpersonnelle.

3.2 La mise en œuvre de la paix

Lors de notre étude portant sur la paix, nous avons exposé différents éléments grâce

auxquels l’art de vivre en paix est rendu possible. En fait, tous ces éléments tiennent lieu de

conditions pour la mise en œuvre de la paix. Mais que signifie au juste mettre en œuvre la paix ?

Nous avons vu qu’il existe plusieurs variétés de paix et que cette notion implique une diversité

impressionnante de principes qui varient en fonction du type de paix dont il est question. Par

conséquent, pour être plus précis, plutôt que de parler d’une mise en œuvre générale de la paix, il

convient de parler de la mise en œuvre de la paix sociale, de la paix internationale et de la paix

interpersonnelle. Mais que faut-il exactement entendre par là?

Page 96: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

89

3.2.1 Mettre en œuvre la paix sociale

Lors de notre étude portant sur la paix sociale, nous avons montré que, selon Hobbes,

celle-ci relevait de trois éléments importants, à savoir 1) le renoncement de tous les hommes à un

état de guerre permanent par la reconnaissance des lois de nature ; 2) l’acceptation et la

soumission de tous les hommes à un contrat en vue de devenir citoyen d’un État; et enfin 3) le

bon usage de la parole. Par conséquent, pour que la paix sociale existe, il faut selon Hobbes, que

ces conditions soient réalisées. Cependant, chacune de ces conditions, bien que nécessaire, n’est

pas suffisante. En effet, la reconnaissance des lois naturelles ne suffit pas, selon Hobbes, pour

mettre en œuvre la paix sociale et il en est de même des autres composantes de cette paix. En fait,

ces conditions doivent être réunies et combinées entre elles afin de mettre en œuvre la paix

sociale.

Pour Hobbes, les lois de nature sont le point de départ d’un processus qui a pour fin la

paix entre tous les individus à l’intérieur d’une société donnée. Dans sa pensée, ces lois

représentent les prémisses à !’institution d’un environnement avec d’avantage de sécurité et dans

lequel les citoyens bénéficient de la liberté civile, autrement dit, pour Hobbes, de la paix. Puis,

rappelons que, pour Hobbes, l’être humain est naturellement mauvais et il représente, à l’état de

nature, une menace pour son prochain, puisque, dans cet état, chacun détient le pouvoir par un

droit sur toutes choses. Pour briser ce droit naturel, Hobbes imagine un contrat, dans lequel tous

les individus renoncent à être possesseur du pouvoir et s’engagent à devenir membre de l’État.

Pour l’individu, cette étape revient à passer du stade de barbare à celui de citoyen. En acceptant le

contrat, l’individu accède à la citoyenneté, c’est-à-dire que l’exercice de son pouvoir sera limité

au développement de l’État en tant que membre et non plus de manière débridée tel qu’il pouvait

le faire dans l’état de nature. Enfin, pour ce philosophe, le bon usage de la parole est un autre

facteur important pour pouvoir vivre en paix avec les autres, car il nous préserve de l’ignorance,

de la propagande et des fausses doctrines. Par conséquent, nous pourrions affirmer, à l’aide des

éléments conceptuels fournit par Hobbes, qu’une activité qui favorise à la fois !’application des

lois naturelles, qui permet une pratique de la citoyenneté et du bon usage de la parole réunit des

conditions suffisantes afin de mettre en œuvre la paix sociale.

Page 97: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

90

3.2.2 Mettre en œuvre la paix internationale

Lors de notre étude portant sur la paix internationale, nous avons vu que, selon la

philosophie de Kant, les nations entretiennent un rapport similaire à celui des hommes dans l’état

de nature. Pour sortir les pays de cet état, Kant énonce un ensemble de règles à suivre afin que les

nations puissent coexister dans le calme et en sécurité, à l’image des personnes vivant dans une

république. Notre étude de son projet de paix perpétuelle nous a permis de faire une étude des

articles préliminaires et des articles définitifs, autrement dit, nous avons examiné ce qui, selon

Kant, est minimalement requis pour réaliser cette paix. En fait, nous pourrions dire que, selon

Kant, mettre en œuvre une paix internationale stable et durable implique, à tout le moins, le

respect des conditions qu’il énonce dans l’ensemble de ces articles. Cependant, dans cette

troisième et dernière partie de notre recherche, nous nous concentrerons uniquement sur les

articles définitifs, car c’est à l’intérieur de ceux-ci que les rapports avec le programme de Lipman

semblent être les plus significatifs. Entre les articles préliminaires du projet de Kant et l’approche

éducative de Lipman, il ne semble y avoir aucun parallèle possible à établir. Cependant, entre ce

que propose Lipman et les composantes des articles définitifs que Kant élabore dans son projet,

plusieurs rapprochements paraissent possibles. Néanmoins, faire fi des articles préliminaires du

projet kantien, c’est méconnaître un bon nombre de conditions nécessaires afin de mettre en

œuvre la paix internationale. En effet, ces articles sont construits sur le mode impératif, car de

leur absence découle un risque continuel de dérive vers la guerre. Ainsi, en nous concentrant

seulement sur les articles définitifs, nous pouvons déjà affirmer que l’approche lipmanienne de la

philosophie ne met pas en œuvre la paix internationale. Toutefois, si nous parvenons à établir des

liens entre les articles définitifs de Kant et l’approche éducative de Lipman, nous pourrions tout

de même conclure que la pratique de la philosophie en communauté de recherche met

partiellement en œuvre la paix internationale. Mais ne sautons pas trop hâtivement aux

conclusions et voyons maintenant les éléments qu’il reste à mettre en évidence afin d’établir des

rapports entre les articles définitifs de Kant et la pratique de la philosophie avec les enfants.

Dans les articles définitifs du projet de paix perpétuelle, Kant nous invite à concevoir trois

éléments qui sont nécessaires à la paix entre les nations. Le premier est d’instituer la république

dans chaque pays; le second est de créer une alliance de paix ou un monde commun; enfin, le

Page 98: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

91

troisième, est de faire preuve d’hospitalité. Ces trois éléments sont des conditions nécessaires à

!’institution d’une paix internationale et leur présence participe à la mise en œuvre de celle-ci.

Ainsi, à la lumière de ces éléments, nous pouvons soutenir qu’une activité qui permet la

pratique des caractéristiques de la république (citoyenneté, justice, égalité et liberté), ainsi que la

création d’un monde commun et l’exercice de l’hospitalité constitue une activité qui réunit des

conditions nécessaires, mais non suffisantes pour mettre en œuvre la paix internationale. En effet,

tous ces éléments sont bel et bien des principes importants de cette paix, mais leur déploiement

est insuffisant étant donné l’importance des articles préliminaires dans le projet kantien et dont

nous ferons l’économie dans la suite de cette étude. Toutefois, une telle activité pourrait, selon

nous, être considérée comme mettant partiellement en œuvre la paix internationale.

3.2.3 Mettre en œuvre la paix interpersonnelle

Lors de notre étude portant sur la paix interpersonnelle, nous avons mis en évidence

plusieurs éléments permettant de mieux nous représenter ce type de paix. Ces éléments sont

l’expérience de la rencontre du visage, l’éthique de la responsabilité et le dialogue. Tous ces

éléments sont, pour Lévinas, des conditions nécessaires, mais non suffisantes pour créer la paix

avec autrui. Rappelons que, pour ce philosophe, l’expérience de la rencontre du visage n’a rien

d’une expérience ordinaire, puisque, par le visage, autrui se présente. Or, cette présentation est

déjà paix selon Lévinas. Puis, en faisant de la paix avec autrui ma paix, ce philosophe nous oblige

à considérer une autre condition : l’éthique de la responsabilité. En fait, d’après ce philosophe, la

paix doit être mienne, dans un rapport de responsabilité mutuelle par lequel les sujets œuvrent de

plus en plus consciencieusement avec les autres. Enfin, mettre en œuvre la paix interpersonnelle

suppose également, selon Lévinas, que Ton pratique le dialogue, car ce dernier est un lieu de

parole à l’intérieur duquel chacun peut dire, mais aussi et surtout un lieu où se produit le

phénomène de l’homme pour l’autre homme, du «pour-Vautre », de la responsabilité envers

autrui.

En considérant ces éléments, nous pourrions dire, à l’aide de Lévinas, qu’une activité

permettant à la fois de faire l’expérience de la rencontre du visage, de mettre en route une éthique

de la responsabilité et de pratiquer le dialogue réunit des conditions suffisantes afin de mettre en

Page 99: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

92

œuvre la paix interpersonnelle, car tous ces éléments sont, selon Lévinas, à la base de ce type de

paix.

3.2.4 Conclusion

Dans cette partie de notre réflexion, nous avons clarifié ce que suppose la mise en œuvre

de la paix sociale, de la paix internationale et de la paix interpersonnelle selon les trois

philosophes que nous avons choisis. En bref, nous pourrions dire que la mise en œuvre de la paix,

qu’elle soit sociale ou d’un autre type, implique une activité dans laquelle les conditions de la

sorte de paix à laquelle elle appartient sont mises en pratique. Par exemple, la mise en œuvre de

la paix sociale suppose un exercice dans lequel il y a une reconnaissance et une application des

lois naturelles, ainsi qu’une pratique de la citoyenneté et du bon usage de la parole. Mais allons

plus loin et voyons maintenant si la pratique de la philosophie avec les enfants peut. être

considérée comme une activité permettant l’exercice des conditions d’existence de la paix.

3.3 Des liens entre la pratique de la philosophie avec les enfants et la mise en œuvre de la

paix.

Dans cette dernière partie, il nous revient de faire le pont entre les principaux éléments de

la paix et la pratique de la philosophie avec les enfants dans le but de déterminer si le programme

de Lipman permet de mettre en œuvre de la paix. Pour ce faire, nous proposons une série de

raisonnements conduisant à un ensemble de conclusions. En fait, chacun de ces raisonnement

mène à la conclusion que la pratique de la philosophie avec les enfants met partiellement en

œuvre la paix sociale, internationale et interpersonnelle. Notre tâche consistera alors à vérifier la

valeur et le bien fondé des prémisses et de voir si la pratique de la philosophie avec les enfants

permet l’exercice de l’ensemble des conditions de la paix sociale et interpersonnelle. Si tel était le

cas, nous pourrions alors affirmer qu’elle met en œuvre ces deux variétés de la paix. Quant à la

mise en œuvre de la paix internationale, nous avons dit, étant donné l’absence de liens

significatifs entre les articles préliminaires de Kant et l’approche de Lipman, que la pratique de la

philosophie avec les enfants ne peut pas réunir suffisamment de conditions pour réaliser cette

forme de paix. Ainsi, nous n’aurons pas à établir si le programme de Lipman réunit toutes les

conditions pour mettre en œuvre la paix internationale et nous pourrons nous contenter d’une

conclusion partielle, à condition bien sûr qu’il existe des liens entre les articles définitifs du projet

Page 100: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

93

kantien et le programme de Lipman. Nous devrons tout de même vérifier les prémisses des

raisonnements que nous aurons déployés à ce sujet afin d’évaluer dans quelle mesure la pratique

de la philosophie en communauté de recherche met partiellement en œuvre la paix internationale.

3.3.1 La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise en œuvre de la paix sociale

À l’aide des éléments que nous avons recueillis dans la pensée de Hobbes et de ceux que

nous avons présentés dans notre deuxième chapitre, nous sommes à présent bien placés pour

déterminer si la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la paix sociale. Afin de

bien mettre en évidence les éléments à vérifier et les liens qu’il convient de faire pour conclure

cette partie de notre étude, il nous revient de formuler les trois hypothèses suivantes :

1) la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice permettant !’application des lois naturelles ;

2) la pratique de la philosophie avec les enfants est une pratique de la citoyenneté ;3) la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice du bon usage de la

parole.

En fait, si nous pouvons soutenir l’ensemble de ces hypothèses, nous pourrions alors

légitiment admettre que la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la paix

sociale. Dans le but de bien faire voir le lien entre ces hypothèses et la problématique qui nous

intéresse, nous devons déployer les trois raisonnements suivants :

Un exercice permettant !’application des lois naturelles met en œuvre la première condition de la paix sociale.Or, la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice qui permet !’application des lois naturelles.Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la première condition de la paix sociale.

1)Majeure :

Mineure :

Conclusion

2)Majeure : Une pratique de la citoyenneté met en œuvre la seconde condition de la paix

sociale.Mineure : Or, la pratique de la philosophie avec les enfants est une pratique de la citoyenneté.Conclusion : Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la seconde

condition de la paix sociale.

Page 101: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

94

3)Majeure : Un exercice du bon usage de la parole met en œuvre la troisième condition de la

paix sociale.Mineure : Or, la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice du bon usage de la

parole.Conclusion : Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la troisième

condition de la paix sociale.

À présent, il faut remarquer que pour affirmer que la pratique de la philosophie avec les

enfants est une mise en œuvre de la paix sociale, nous devrons être en mesure de combiner les

trois conclusions partielles entre elles et de montrer que l’approche de Lipman est une activité

réunissant des conditions suffisantes pour réaliser ce type de paix. -Mais, afin d’y arriver, il

importe évidemment de vérifier d’abord chacune des hypothèses correspondants aux mineures

des raisonnements.

3.3.1.1 La pratique de la philosophie avec les enfants et !’application des lois naturelles

Si la pratique de la philosophie avec les enfants représente un exercice permettant

!’application des lois naturelles, alors nous pourrions légitimement admettre que le programme de

Lipman met en œuvre la première condition de la paix sociale. Qu’en est-il?

Chez Hobbes, rappelons que les lois naturelles fondamentales sont les suivantes :

« Que chacun s’efforce à la paix »146.

« Que ce soit la volonté de chacun, si c’est également celle de tous les autres, aussi longtemps

qu’il le pensera nécessaire à la paix et à sa propre défense, d’abandonner ce droit sur toute chose,

et qu’il soit satisfait de disposer d’autant de liberté à l’égard des autres que les autres en disposent

à l’égard de lui-même »147.

« Que chacun se force d’être accommodant avec les autres »148.

« Que personne, par un acte, un mot, une attitude, un geste, déclare haïr ou mépriser un autre »149.

« Que chacun reconnaisse l’autre comme son égal par nature »150.

« Si quelqu’un est chargé dejuger entre deux hommes, qu’il traite entre eux avec égalité »151.

146. HOBBES, Thomas, Le Léviathan, op. cit, p.231.147. Op. cit., p. 232.148. Op. cit., p. 259.149. Op. cit., p. 261.150. Op. cit., p. 262.151. Op. cit., pp. 262-263.

Page 102: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

95

Lors de notre présentation de la pratique de la philosophie avec les enfants, nous avons

montré que cette activité s’appuie sur ce que Lipman nomme la communauté de recherche

philosophique. Nous avons également montré que cette communauté de recherche se caractérise

essentiellement par l’exercice du dialogue et qu’elle développe chez les jeunes un sentiment de

liberté et l’aptitude à considérer autrui comme une personne égale. De plus, des dispositions tels

que l’écoute, le respect de l’autre et la collaboration témoignent du climat social dans lequel les

jeunes se retrouvent lorsqu’ils font de la philosophie en communauté de recherche.

Ainsi, il semble que la pratique de la philosophie avec les enfants représente un exercice

dans lequel les lois naturelles de Hobbes sont appliquées, puisque dans une communauté de

recherche, chacun est conduit à reconnaître l’autre comme son égal, à être accommodant avec les

autres en coopérant avec eux, en plus de les respecter, c’est-à-dire de ne pas les mépriser, ni leurs

déclarer une haine éventuelle. En effet, avec l’aide d’un adulte, les membres de cette

communauté s’appliquent pour mener une recherche commune, c’est-à-dire que tous participent,

dans le respect des autres, à l’exploration et au développement d’une idée. En ce sens, nous

pourrions même aller jusqu’à dire que dans le cadre d’une communauté de recherche

philosophique, chacun s’efforce à la paix (prise ici au sens large, c’est-à-dire que les membres de

cette communauté coexistent dans l’union et par la parole avec les autres). En effet, l’aspect

coopératif de la recherche permet aux jeunes de se retrouver dans un espace commun dans lequel

chacun est appelé à prendre la parole et à délibérer avec les autres. Les jeunes développent ainsi

un sentiment d’appartenance au groupe et il se crée une solidarité réciproque, une union dans

laquelle chacun des membres est reconnu comme étant une personne libre et égale.

Nous estimons que cet environnement et les dispositions qu’on y pratique correspondent

étroitement à un exercice dans lequel on applique les lois naturelles énoncées par Hobbes, à

l’exception peut-être de celle qui concerne l’abandon du droit sur toute chose, mais nous y

reviendrons dans la partie suivante. En effet, par la pratique du dialogue en communauté de

recherche, les jeunes semblent être de plus en plus capables de considérer les autres comme des

personnes égales. De plus, le travail coopératif à l’œuvre dans cette approche nous permet de

penser que chacun des enfants devient de plus en plus accommodant avec les autres en s’écoutant

Page 103: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

96

mutuellement et en s’entraidant. Ajoutons que dans ce processus de recherche en commun, les

enfants apprennent également à devenir de plus en plus respectueux en prenant conscience de

l’importance des autres dans un tel contexte. Dans ces conditions et étant donné les similitudes

existantes entre ces lois naturelles et la pratique de la philosophie avec les enfants, il semble

légitime d’accepter l’hypothèse selon laquelle la pratique de la philosophie avec les enfants en

communauté de recherche est un exercice permettant !’application de ces lois. Du même coup, la

conclusion du premier raisonnement semble elle aussi acceptable.

Afin de progresser dans notre enquête, voyons maintenant si la pratique lipmanienne de la

philosophie avec les enfants peut répondre à la seconde exigence de Hobbes en vue d’instituer la

paix sociale : la mise en œuvre de la citoyenneté.

3.3.1.2 La pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique de la citoyenneté

Si l’on considère que la pratique de la philosophie avec les enfants est une activité dans

laquelle on peut pratiquer la citoyenneté, alors nous pourrions légitimement admettre que le

programme de Lipman peut être considéré comme mettant en œuvre la seconde condition de la

paix sociale. Pour y parvenir, rappelons que, selon Hobbes, le citoyen est celui qui renonce au

droit sur toute chose et qui est satisfait lorsqu’il dispose d’autant de liberté à l’égard des autres

que les autres en disposent à son égard (2eme loi de nature). En ce sens, nous pouvons dire du

citoyen qu’il est celui qui admet et reconnaît une réciprocité dans sa relation avec les autres

citoyens. Par ailleurs, le citoyen fait partie du corps politique et il participe, en ce sens, au

pouvoir. Son rôle est de contribuer au développement de l’État et à augmenter le bien-être général

de la société. Il est un membre actif de sa société civile et il participe, à sa manière, au progrès de

la collectivité. Dans ces circonstances, le citoyen est constamment appelé à prendre des décisions

et à porter des jugements appropriés afin qu’il puisse participer à la volonté commune tout en

protégeant son intégrité.

En ce sens, une pratique de la citoyenneté pourrait se résumer à un exercice du bon

jugement, dans la mesure où le citoyen doit être quelqu’un de réfléchi et capable de discernement.

Toutefois, former un citoyen ne se résume pas à la pratique du jugement articulé et Lipman en est

bien conscient : « education for citizenship is more than just preparing young people to be good

Page 104: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

97

decision-makers, for they must learn how to live so that social crises will be less likely to arise

and can be better circumvented if they do »152. Pour Lipman, éduquer à la citoyenneté revient, en

plus de former le jugement des jeunes, à faire de la prévention, autrement dit à développer une

manière d’être capable de prévenir d’éventuelles crises sociales, comme par exemple la violence.

Or, en participant à la création d’une communauté de recherche, les jeunes apprennent à devenir

respectueux, à dialoguer, à s’ouvrir aux autres. En somme, ils intériorisent des manières d’être et

apprennent le maniement d’outils permettant de prévenir ou de gérer des crises. Cependant, selon

Lipman, cet effort de prévention passe également, nous l’avons vu, par la formation de la pensée

affective des jeunes, car, avec ce mode de penser, Lipman estime que nous pouvons réduire, voire

annuler, des comportements antisociaux par un processus d’auto-évaluation de nos émotions. En

ce sens, nous pourrions déjà affirmer que la pratique de la philosophie avec les enfants est une

pratique de la citoyenneté, car à l’intérieur du cadre de la communauté de recherche, les jeunes

apprennent d’une part une manière d’être avec laquelle ils pourront gérer, voire prévenir les crises

sociales et, d’autres part, une manière de penser avec laquelle ils pourront tempérer des émotions

mettant en péril leurs relations sociales.

Mais poussons la réflexion un peu plus loin, car selon Lipman, « young children must

develop an awemess of the need to protect the integrity of their civilisation, just as they sense the

need to protect their own integrety »153. Pour ce philosophe, il importe que les jeunes deviennent

conscients du besoin de protéger l’intégrité de leur civilisation et donc, du même coup, de leur

citoyenneté. Afin que cette prise de conscience puisse se faire chez les jeunes, il faut, selon

Lipman, transformer une classe traditionnelle en un séminaire de recherche éthique : « The

seminar in value inquiry will come to serve them as a model of social rationnality, they will

internalize its rules and practices, and it will come to be established in each of them

thoughtfulness, considerateness and judiciousness »154. Pour Lipman, la formation du citoyen doit

donc se faire par !’intermédiaire de la recherche éthique coopérative, car ce modèle sert

d’exemple aux jeunes pour illustrer un modèle de société raisonnable. En effet, selon, Lipman, en

étant impliqué activement dans une recherche communautaire, les jeunes intériorisent les règles et

pratiques de ce type de société jusqu’à ce que s’établissent entre eux prévenance et sollicitude.

152. LIPMAN, Philosophy goes to school, op. cit, p. 51.153. LIPMAN, op. cit., p. 58.154. LIPMAN, op. cit., p. 59.

Page 105: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

98

De plus, toujours selon ce philosophe, les séminaires de recherche éthique aident les

jeunes à apprendre les mécanismes et la méthodologie nécessaire pour traiter les notions qui

guident les sociétés idéales, comme par exemple la justice, la liberté, la république, la paix, etc.

Avec Γacquisition de ces mécanismes, les jeunes peuvent évaluer les institutions de leur société

et réaliser les idéaux qu’elle poursuit :

Consequently, with the acquisition of the mechanisms and methodology of valuation, students will find themselves capable of apprasing the instituions of their society in terms of the manner in wich those institutions actually implement and make possible the realization of the ideals of the society155.

Il semble donc vraisemblable que !’application du modèle de la recherche éthique avec les

jeunes représente également une pratique de la citoyenneté, car les jeunes, en étant impliqués

dans ce type d’enquête, intériorisent non seulement les règles et pratiques d’une vie commune

raisonnable, mais ils font également !’acquisition des mécanismes liés aux notions qui entourent

ce modèle. Sous cet angle, nous pouvons légitimement admettre l’hypothèse selon laquelle la

pratique de la philosophie avec les enfants est une activité permettant une pratique de la

citoyenneté, car la communauté de recherche, en plus de servir de modèle aux jeunes d’une vie en

société raisonnable, crée les conditions favorables pour !’apprentissage de la méthodologie

relative aux questions liées aux valeurs et à l’éthique en général. Et, selon Lipman, cette méthode

est indispensable au citoyen afin qu’il puisse évaluer correctement les institutions qui le

gouvernent. En somme, la pratique de la philosophie avec les enfants prépare ces derniers à

devenir des adultes capables de raisonner tant dans le domaine éthique que politique et, en ce

sens, elle développe chez les jeunes des outils importants afin qu’ils puissent participer à la

volonté commune. Par conséquent, nous estimons, étant donné le développement de ces outils et

le modèle de vie commune que propose la pratique la philosophie avec les enfants, que

l’hypothèse selon laquelle cette pratique est aussi un exercice de la citoyenneté est acceptable.

Dans ces conditions, nous pouvons donc également soutenir l’énoncé plus général qui consiste à

dire que la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la seconde condition de la

paix sociale, car le programme de Lipman, en engageant les jeunes dans une recherche éthique,

155. LIPMAN, op. cit., p. 60.

Page 106: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

99

propose un modèle où ils apprennent les règles et les procédures d’une vie commune raisonnable

tout en intériorisant les mécanismes liés aux notions qu’implique ce modèle.

Poursuivons notre examen et voyons maintenant si le programme de Lipman peut

répondre à la troisième exigence de Hobbes en vue d’instituer la paix sociale : le bon usage de la

parole.

3.3.1.3 La pratique de la philosophie avec les enfants et le bon usage de la parole

Lors de notre étude de cette partie de la philosophie de Hobbes, nous avons montré que le

bon usage de la parole se divise en un usage courant et en un usage spécifique. L’usage courant

de la parole se résume à une fonction utilitaire qui consiste à communiquer et se faire

comprendre. Quant à l’usage spécifique, il détient plusieurs fonctions, par exemple montrer aux

autres le savoir que nous avons atteint et se prodiguer réciproquement des enseignements, ou faire

savoir nos volontés aux autres afin de pouvoir obtenir que chacun s’assiste mutuellement, ou

encore se procurer de la joie et de la satisfaction.

Ces usages de la parole, selon Hobbes, sont nécessaires pour créer un environnement

favorable à la paix. Mais rappelons que, pour ce philosophe, le premier usage de la parole, le plus

fondamental, est d’établir des définitions rigoureuses, car c’est de l’absence de définition que

résulte le premier abus de la parole et, de cet usage abusif, découle les fausses doctrines. Il

importe donc, pour Hobbes, de définir le sens des mots qu’on emploie.

Or, lors de notre étude de la pratique de la philosophie avec les enfants, nous avons

montré que les enfants, lorsqu’ils sont impliqués dans une communauté de recherche, sont invités

à définir le sens des mots qu’ils emploient. En effet, par des questions du genre : « Olivier, que

veux-tu dire par... ?» ou « Diane, dans quel sens emploies-tu ce terme? », les enfants sont

encouragés à définir le sens des mots qu’ils utilisent. Cet effort de définition fait également partie

de la pratique de la pensée critique qui se caractérise, entre autre, par la recherche de critères. Ce

travail représente aussi un effort de définition, puisque le critère, dans certains cas, délimite le

sens156. Prenons un exemple. Dans l’énoncé : « il est mon ami, parce que j’ai confiance en lui »,

156. Il faut préciser ici que tous les critères ne sont pas des définitions, mais que la recherche de critères est un moyen, parmi d’autres, pour définir.

Page 107: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

100

la confiance tient lieu de critère pour définir le sens du terme ami. Par conséquent il paraît

légitime d’admettre que la pratique de la philosophie avec les enfants représente un effort de

définition et nous pourrions donc dire qu’il s’agit là d’une activité qui permet l’exercice du

premier usage de la parole chez Hobbes.

Cela dit, la pratique la philosophie avec les enfants couvre encore d’autres horizons du

bon usage de la parole tel que définis par Hobbes. En effet, étant donné l’aspect dialogique de la

démarche, nous pouvons faire l’hypothèse que la pratique de la philosophie avec les enfants

représente également un exercice de l’usage courant de la parole, qui consiste, selon Hobbes, à

communiquer et à se faire comprendre. En effet, une communauté de recherche est un lieu de

parole régulé et organisé de telle sorte que celle-ci n’est pas seulement bavardage. Elle est un lieu

de communication à l’intérieur duquel les jeunes peuvent dire ce qu’ils pensent en étant écoutés

par les autres et en sachant que ces derniers vont être attentifs à ce qu’ils disent. Bref, elle est un

lieu où les jeunes apprennent à communiquer et à se faire comprendre. En ce sens, l’hypothèse

selon laquelle la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice de l’usage courant de

la parole paraît acceptable.

Qu’en est-il à présent de l’usage spécifique de la parole ? Y a-t-il un exercice de cet usage

lorsqu’on pratique la philosophie avec les enfants. Retenons, par exemple, l’usage qui consiste

« à montrer aux autres le savoir que nous avons atteint, ce qui consiste à se prodiguer des conseils

et des enseignements les uns aux autres »157. Lors de notre étude du programme de Lipman, nous

avons vu que cette démarche s’appuie principalement sur l’échange d’idées. En d’autres termes,

ce sont les enfants qui partagent entre eux leurs connaissances des choses et, par la réflexion

commune, en découvrent d’autres. Pour le dire autrement, la démarche de Lipman implique une

co-construction du savoir, c’est-à-dire que la connaissance n’est pas le résultat de la réflexion

d’un seul individu, mais le produit d’un effort commun. En ce sens, la pratique de la philosophie

avec les enfants semble être une activité permettant un exercice de l’usage spécifique de la

parole, car dans une communauté de recherche, les uns et les autres s’enseignent mutuellement.

157. HOBBES, Le Léviathan, op. cit., p. 98.

Page 108: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

101

Mais nous pouvons aussi retenir l’usage qui consiste à « faire savoir nos volontés aux

autres, nos projets, de façon à pouvoir obtenir que les uns et les autres s’assistent

mutuellement »158. Selon Hobbes, si nous disons ce que nous voulons, alors les autres pourront

nous aider à l’obtenir. Remarquons que, dans cet usage spécifique de la parole, l’objectif est

l’obtention d’une assistance, autrement dit, la parole est prise ici comme un moyen pour avoir de

l’aide. Ce point mérite notre attention, car lorsque nous avons fait l’examen de la composante

communauté dans la pratique de la philosophie avec les enfants, nous avons montré que les

enfants sont amenés, avec l’aide d’un animateur, à collaborer intellectuellement, à s’entraider les

uns les autres. En fait, ces derniers n’hésitent pas à demander de l’assistance, s’ils en ressentent le

besoin, pour exprimer plus clairement leurs points de vue, leurs interrogations, voir la manière

dont ils estiment que la recherche devrait se poursuivre. Bref, la communauté de recherche est un

lieu où les jeunes apprennent à s’entraider, à demander de l’aide les uns aux autres. En ce sens,

l’hypothèse selon laquelle la pratique de la philosophie avec les enfants permet un exercice de

l’usage spécifique de la parole nous paraît également acceptable.

En considérant tous ces éléments, nous estimons qu’il convient d’admettre l’hypothèse

selon laquelle la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice du bon usage de la

parole, tel que définit par Hobbes, car l’approche de Lipman accorde une place importante,

notamment par l’entremise de la pensée critique, à un exercice de définition du sens des mots, en

plus de permettre la mise en route d’un usage courant et spécifique de la parole. Sous cet angle,

nous pouvons donc admettre l’énoncé plus général selon lequel la pratique de la philosophie avec

les enfants met en œuvre la troisième condition de la paix sociale, car le programme de Lipman

est également une activité permettant l’exercice du bon usage de la parole tel que Hobbes le

conçoit.

À la lumière de tout ce qui précède, nous pouvons affirmer que la pratique de la

philosophie avec les enfants est une activité mettant en œuvre la paix sociale, car elle réunit les

conditions sur la base desquelles Hobbes fonde ce type de paix. En fait, il y a, dans cette

démarche, le déploiement des principales conditions pour !’institution d’une paix sociale selon

Hobbes. En effet, nous avons vu que la pratique de la philosophie avec les enfants est un

158. Op. oit., p. 98.

Page 109: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

102

programme éducatif qui favorise à la fois l’exercice des lois naturelles, de la citoyenneté et du

bon usage de la parole et, dans la mesure où la pratique de l’ensemble de ces éléments revient à

mettre en œuvre la paix sociale, nous pouvons, par conséquent, affirmer que la pratique de la

philosophie avec les enfants met en œuvre ce type de paix.

Poursuivons à présent notre étude et voyons ce qu’il en est des liens entre le programme

de Lipman et la paix internationale.

3.3.2 La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise en oeuvre de la paix

internationale

En nous appuyant sur les propositions que Kant élabore dans les articles définitifs de son

projet et sur notre présentation du programme éducatif de Lipman, nous voici en mesure de

déterminer si la pratique de la philosophie avec les enfants met partiellement en œuvre la paix

internationale. Afin de bien mettre en évidence les éléments qui restent à vérifier et les liens qu’il

convient de faire pour conclure cette partie de notre étude, nous procéderons de la même manière

que dans la partie précédente, c’est-à-dire qu’il nous revient de formuler trois hypothèses:

1) la pratique de la philosophie avec les enfants est une pratique des caractéristiques de la république ;

2) la pratique de la philosophie avec les enfants crée un monde commun ;3) la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice de l’hospitalité.

Si nous pouvons soutenir de manière raisonnable l’ensemble de ces hypothèses, nous

pourrions alors légitimement admettre que la pratique de la philosophie avec les enfants met

partiellement en œuvre la paix internationale. En effet, nous pourrions dire que, selon Kant,

mettre en pratique les composantes de la république, un monde commun et l’hospitalité revient à

mettre partiellement en œuvre la paix internationale, car il s’agit de conditions nécessaires à

!’institution de ce type de paix, bien qu’elles demeurent insuffisantes. À présent, dans le but de

bien faire voir le lien entre ces hypothèses et notre problème de départ, nous devons déployer les

trois raisonnements suivants :

Page 110: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

103

Une pratique des caractéristiques de la république met partiellement en œuvre la paix internationale.Or, la pratique de la philosophie avec les enfants est une pratique des caractéristiques de la république.Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met partiellement en œuvre la paix internationale.

1)Majeure :

Mineure :

Conclusion

2)Majeure : La création d’un monde commun met partiellement en œuvre la paix

internationale.Mineure : Or, la pratique de la philosophie avec les enfants crée un monde commun.Conclusion : Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met partiellement en œuvre la

paix internationale.

3)Majeure : Un exercice de l’hospitalité met partiellement en œuvre la paix internationale.Mineure : Or, la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice de l’hospitalité.Conclusion : Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met partiellement en œuvre la

paix internationale.

Afin d’accepter le caractère vraisemblable des conclusions qui précèdent, il importe

évidemment de vérifier d’abord le bien-fondé de chacune des hypothèses contenues dans les

prémisses mineures.

3.3.2.1 La pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique des caractéristiques de

la république

Si la pratique de la philosophie avec les enfants peut être considérée comme une activité

permettant une pratique des caractéristiques de la république, alors nous pourrions admettre que

le programme de Lipman met également et partiellement en œuvre la paix internationale. Qu’en

est-il ? Afin d’être à même de se prononcer sur la valeur de cette hypothèse, nous devons d’abord

rappeler les caractéristiques importantes qui s’observent dans une république selon Kant. Nous

verrons ensuite s’il y a une pratique de ceux-ci lorsqu’on pratique la philosophie avec les enfants.

Rappelons que si Kant fait de la république le modèle politique pour toutes les

constitutions du monde, c’est parce qu’elle se base sur des valeurs comme la justice, l’égalité et la

liberté, mais aussi et surtout parce que le sujet y est citoyen, c’est-à-dire un membre de la

collectivité participant au pouvoir et pouvant choisir la paix lorsqu’elle celle-ci ne lui cause pas

Page 111: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

104

de dommage. À l’aide de ces deux éléments, nous pouvons dire que pratiquer les caractéristiques

de la république revient, d’une part, à pratiquer la justice, l’égalité et la liberté et, d’autre part, à

mener une activité autour de la citoyenneté.

À présent, interrogeons-nous pour savoir s’il y a une activité de ce type lorsqu’on pratique

la philosophie avec les enfants. Lors d’un examen antérieur, nous avons été conduits à admettre,

en considérant les éléments conceptuels fournis, que la pratique de la philosophie avec les enfants

peut également être considérée comme une activité permettant l’exercice de la citoyenneté, car la

pratique de la philosophie en communauté de recherche développe chez les jeunes des outils et un

savoir-être qui sont indispensables à la participation du citoyen à la volonté commune. Autrement

dit, elle est une pratique de la citoyenneté et donc, du même coup, elle participe à la mise en place

d’une république. Mais allons plus loin, car il s’agit aussi d’exercer égalité, liberté et justice.

Qu’en est-il en philosophie pour les enfants ?

Commençons par l’égalité. Nous avons montré que participer à des communautés de

recherche revient à être impliqué dans un dialogue et que l’égalité des interlocuteurs est une

condition pour entrer en relation dialogique. Autrement dit, la pratique du dialogue suppose

l’égalité de ses membres et, par conséquent, faire l’expérience du dialogue, c’est aussi faire

l’expérience de l’égalité. En ce sens, et de manière plus générale, nous pouvons affirmer que la

pratique de la philosophie avec les enfants permet la pratique de cette composante de la

république, car en faisant du dialogue son principal outil pédagogique, le programme de Lipman

donne aux jeunes l’occasion de vivre l’égalité, soit une valeur dont le déploiement participe à la

réalisation de la république.

Quant à la liberté, elle est également supposée au dialogue et pratiquer ce dernier revient

donc aussi à vivre la liberté. Nous pouvons, par conséquent, appliquer le même raisonnement à

cette valeur que celui que nous avons employé pour l’égalité. Mais allons plus loin, car cette

valeur fondamentale de la république qu’est la liberté est encore présente de manière plus

significative dans l’objectif que Lipman attribue à la pratique de la philosophie avec les enfants, à

savoir apprendre à penser par et pour soi-même. En effet, il est question de la liberté de penser,

mais aussi de la liberté de dire ce que l’on pense, car penser par et pour soi-même c’est aussi

Page 112: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

105

penser avec les autres. La philosophie pour enfants pose la liberté non seulement chez P individu,

mais également comme critère pédagogique, autrement dit elle cherche à donner aux enfants les

moyens de se P approprier et de bien P exercer. En ce sens, nous pouvons dire, de manière plus

générale, que la pratique de la philosophie avec les enfants est une activité qui permet la pratique

de cette autre composante de la république, car en apprenant aux jeunes à penser par et pour eux-

mêmes, le programme de Lipman leur donne P occasion de pratiquer le dialogue qui suppose un

exercice de la liberté, condition nécessaire, nous le savons, à la mise en place d’une république.

Qu’en est-il à présent de la justice ? Y a-t-il un exercice de cette composante lorsqu’on

pratique la philosophie en communauté de recherche avec des jeunes ? Afin d’être à même de

répondre à cette question, examinons les deux critères essentiels qui supportent l’idée de justice, à

savoir l’égalité et l’équité. L’équité, selon Hobbes, est « l’égale distribution à chacun de ce qui,

en raison, lui revient »159. L’égalité, de son côté, lorsqu’elle est supposée à la justice, désigne une

égalité de droit, c’est-à-dire un principe selon lequel tous les individus sont soumis aux mêmes

règles. À présent, pouvons-nous affirmer qu’il y a un exercice de ces supposés conceptuels de la

justice dans le programme de philosophie pour les enfants ? L’égalité, nous l’avons dit, est le

critère fondamental de tout dialogue. Autrement dit, dans un dialogue, toutes les personnes sont

considérées également. Cette égalité nous renvoie à une égalité de droit, c’est-à-dire que dans un

dialogue, tous les interlocuteurs sont soumis aux mêmes règles, soit l’écoute, le respect et la

collaboration. En ce sens, nous pouvons affirmer que la pratique du dialogue et, plus

généralement, la pratique de la philosophie avec les enfants sont des activités permettant une

pratique de la justice, car faire l’expérience du dialogue en communauté de recherche revient à

faire l’expérience de l’égalité, soit un supposé conceptuel de l’idée de justice. Quant à l’équité,

nous pouvons nous référer à Ann Margareth Sharp qui, dans son texte sur les présupposés de la

communauté de recherche, traite de cette considération de la justice dans le cadre de cette

activité. En effet, elle affirme qu’une communauté de recherche philosophique amène les

participants à s’engager dans une pratique de l’équité160. En somme, la communauté de recherche

est un environnement dans lequel les jeunes peuvent apprendre, par la pratique, à vivre avec un

159. HOBBES, Le Léviathan, op. cit., chap. 15, pp. 262-262.160. SHARP, Ann Margaret, Quelques présuppositions sur la notion de communauté de recherche, op. cit., p. 61. Selon Sharp, la dimension juste de la communauté de recherche réside dans « la création de conditions rendant les enfants capables de s’exercer à être équitable».

Page 113: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

106

souci particulier pour la justice, puisqu’elle crée les conditions favorables pour les jeunes afin

qu’ils développent un sens pour l’égalité et l’équité.

En considérant l’ensemble de ces éléments, l’hypothèse selon laquelle la pratique de la

philosophie avec les enfants est une pratique des composantes de la république paraît acceptable,

car, par l’activité du dialogue en communauté de recherche, les jeunes sont appelés à faire

l’expérience des valeurs fondamentales qui soutiennent ce modèle politique, à savoir la justice,

l’égalité et la liberté. De plus, le programme de Lipman peut également être considéré comme un

exercice de la citoyenneté, soit un autre principe de la république. Il en résulte que l’énoncé plus

général selon lequel la pratique de la philosophie avec les enfants met partiellement en œuvre la

paix internationale paraît justifié, car l’approche de Lipman est une activité qui permet une

pratique des composantes de la république, soit des conditions nécessaires mais non suffisante à

la réalisation de cette paix.

Poursuivons notre étude et voyons maintenant si le programme de Lipman peut répondre à

l’autre grande exigence de Kant en vue d’instituer la paix perpétuelle entre les nations: la création

d’une alliance de paix ou, autrement dit, d’un monde commun.

3.3.2.2 La pratique de la philosophie avec les enfants et la création d’un monde commun

Il nous revient à présent de déterminer si la pratique de la philosophie avec les enfants est

une activité permettant la création d’un monde commun, car si tel est le cas, nous pourrions alors

admettre que le programme de Lipman met partiellement en œuvre la paix internationale. Qu’en

est-il ? Afin d’être à même de se prononcer sur la valeur de cette hypothèse, rappelons d’abord

les points importants chez Kant de l’alliance de paix. Nous verrons ensuite si la pratique de la

philosophie avec les enfants permet la création de cette alliance.

Lors de notre étude de cette partie de la philosophie de Kant, nous avons montré que,

selon cet auteur, il est nécessaire, pour instituer la paix perpétuelle, de créer une alliance de paix.

Cette alliance est une sorte de solution de rechange à la création d’un État des États qui menace

les libertés individuelles. Elle se base sur une convention mutuelle des peuples, c’est-à-dire un

pacte dans lequel les peuples s’engagent à se réunir pour créer une alliance, une communauté

humaine dont le but est de préserver les membres de la guerre. Afin d’éclairer ce point de la

Page 114: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

107

pensée du penseur de Königsberg, nous avons tracé un parallèle avec H.Arendt et son idée d’un

monde commun. Ce monde commun entretient, selon nous, des rapports de similitudes étroits

avec la perspective d’une alliance de paix développée par Kant, car, dans la pensée de ces deux

auteurs, il importe de former une communauté humaine qui réunit les peuples bien plus que les

nations. De plus, un autre point commun est qu’il s’agit, dans les deux cas, d’atteindre une unité

de l’humanité ou plutôt faire de l’humanité une communauté de communautés dans lesquelles

l’espèce humaine est une réalité à laquelle il faut porter une attention particulière. Le monde

commun et l’alliance de paix kantienne se représentent donc respectivement par un groupe de

personnes se partageant le monde et vivant dans l’union tout en entretenant des relations

réciproques.

L’alliance de paix kantienne et le monde commun de Arendt partage le même objectif:

une paix mondiale qui respecte les peuples. En fait, ces deux auteurs s’accordent pour dire qu’il

importe de former une communauté humaine dans laquelle les communautés particulières ne sont

pas assimilées les unes aux autres, mais coexistent ensemble dans le respect de leur altérité.

Toutefois, sous l’angle de l’alliance de paix kantienne, il paraît impossible de conclure que la

pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre même partiellement la paix

internationale, car le programme de Lipman ne mène pas les jeunes à faire une convention

mutuelle entre des peuples en vue d’établir la paix internationale. Cependant, sous l’angle de la

création d’un monde commun, les choses se présentent différemment.

En effet, Arendt identifie le dialogue comme moyen pour rendre le monde plus commun.

Or, le dialogue occupe un place hautement importante lorsqu’on pratique la philosophie avec les

enfants. Par conséquent, la communauté de recherche, dans la mesure où elle s’appuie sur la

pratique du dialogue, semble être un instrument pertinent pour rendre le monde commun. En fait,

le monde commun consiste, par !’intermédiaire du dialogue, à créer une communauté humaine,

c’est-à-dire établir des liens véritablement humains avec les autres. Dans cette perspective, nous

pourrions dire que la création d’un monde commun consiste, en plus de pratiquer le dialogue, à

mettre en route les conditions favorables à la création d’une communauté dans laquelle les

membres entretiennent des rapports humains, autrement dit des rapports où autrui est considéré

comme une personne.

Page 115: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

108

À présent, interrogeons-nous afin de savoir si la pratique de la philosophie avec les

enfants est une activité permettant la création d’un monde commun. Autrement dit, le programme

de Lipman peut-il être considéré comme une activité dialogique dans laquelle les personnes

deviennent membres d’une communauté ?

Lors de notre étude de la pratique de la philosophie avec les enfants, nous avons montré

que cette pratique est avant tout dialogique. Plus précisément, Lipman insiste sur l’importance

d’introduire la délibération dans les classes afin de permettre aux jeunes d’apprendre à penser de

manière excellente. En fait, Lipman fait du dialogue un instrument pédagogique pour apprendre

l’art de bien penser et cet art se perfectionne avec la pratique. Par conséquent, selon Lipman, faire

du dialogue une activité méthodique est essentiel si l’on souhaite que les jeunes apprennent à

penser de manière excellente.

Ainsi, les personnes participant à la création d’une communauté de recherche sont

engagées dans une activité qui consiste à mettre en commun, à partager, à se comprendre

mutuellement. Ce faisant, nous pourrions dire qu’ils participent à créer un monde commun, car ils

tentent de franchir l’abîme qu’il y a entre leurs expériences en y réfléchissant ensemble et ils

créent des rapports qui se basent sur la compréhension mutuelle, l’écoute de l’autre et le respect.

En ce sens, l’hypothèse selon laquelle la pratique de la philosophie avec les enfants crée un

monde commun paraît acceptable, car elle est avant tout une activité dialogique et cette activité

est un excellent moyen, selon Arendt, pour rendre le monde plus commun.

Mais allons plus loin, car rappelons que la démarche de Lipman commence par la

transformation d’une classe traditionnelle en une communauté de recherche dans laquelle les

jeunes partagent des idées. Chacune des trois étapes, à savoir 1) la lecture commune d’un roman

philosophique, 2) la période de questions et 3) la recherche dialogique participe au

développement et à la formation de cette communauté, car dans c.es périodes se développent chez

les jeunes un sentiment d’appartenance au groupe. On observe alors un élan de solidarité entre les

jeunes, c’est-à-dire qu’ils s’entraident mutuellement et forment une alliance dans la recherche, un

peu comme dans une équipe sportive où l’intérêt du groupe passe avant l’intérêt propre. En

Page 116: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

109

somme, ils forment une communauté dans laquelle ils dialoguent à propos de la complexité du

monde qui les entourent. La composante communauté et hautement importante ici, car les jeunes,

en tant que membres de cette communauté, créent des relations humaines grâce auxquelles ils

peuvent coexister dans un monde commun. Sous cet angle, l’hypothèse selon laquelle la pratique

de la philosophie avec les enfants crée un monde commun paraît également acceptable, car les

deux éléments importants à la mise en place d’un monde commun, à savoir le dialogue et la

création d’une communauté, sont présents.

Mais poussons encore un peu la réflexion, car selon Lipman, nous pourrions dire que la

communauté de recherche divulgue un monde commun. En effet, Lipman dit que « ce qu’offre la

communauté de recherche, c’est un noyau qui reflète et annonce en même temps une société

faites de communautés participatives - une société qui soit une communauté de telles

communautés »161. Ce passage de Lipman vient appuyer l’hypothèse selon laquelle la pratique de

la philosophie avec les enfants est une activité permettant la création d’un monde commun, car

nous pourrions dire que la communauté de recherche modélise l’unité et la solidarité en poussant

les jeunes à se parler, à s’écouter, à s’entraider mutuellement et, ce faisant, à créer des liens

humains. Par conséquent, il paraît légitime d’accepter cette hypothèse et, du même coup, l’énoncé

plus général qui consiste à dire que la pratique de la philosophie avec les enfants met

partiellement en œuvre la paix internationale, car elle est une activité qui réalise une condition

nécessaire, mais non suffisante, de ce type de paix : la création d’un monde commun, c’est-à-dire

un modèle de vie commune qui se base sur le dialogue.

Poursuivons notre cheminement et voyons à présent si le programme de Lipman peut

répondre à la dernière grande exigence de Kant en vue d’instituer la paix perpétuelle entre les

nations: l’hospitalité.

161. LIPMAN, À l’école de la pensée, op. cit., p. 294.

Page 117: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

110

3.3.2.3 La pratique de la philosophie avec les enfants et l’exercice de Γhospitalité

Pour Kant, l’hospitalité est une condition importante de la paix internationale. Par

conséquent, si nous pouvons soutenir que la pratique de la philosophie avec les enfants est un

exercice de l’hospitalité, nous pourrions alors admettre que le programme de Lipman est une

activité mettant partiellement en œuvre la paix internationale. Afin de déterminer si cette

démarche représente une telle activité, évoquons d’abord les points importants de cette

disposition chez Kant. Nous verrons ensuite si la pratique de la philosophie avec les enfants

permet un exercice de cet aspect de la pensée kantienne.

Lorsque Kant introduit le droit cosmopolitique en vue d’instituer la paix perpétuelle parmi

toutes les nations du monde, il affirme que celui-ci se base sur un autre droit, soit celui de la

commune possession de la terre. Mais afin que chacun puisse circuler librement sur l’ensemble de

la surface du globe, Kant introduit la notion d’hospitalité, c’est-à-dire un droit de visite accordé à

chacun en raison de son appartenance à une communauté humaine universelle. Nous avons

montré que cette hospitalité, afin qu’elle ne se transforme pas en hostilité, doit comprendre une

composante essentielle qui est !’acceptation de l’autre.

À présent, interrogeons-nous à savoir s’il y a un exercice de l’hospitalité lorsqu’on

pratique la philosophie avec les enfants? Lors de notre étude du programme de Lipman, nous

avons vu que celui-ci se base sur la création d’une communauté de recherche. Or, selon Lipman,

on peut observer que dans la communauté de recherche, il se produit un phénomène d’acceptation

des autres. En effet, d’après Lipman, « la communauté de recherche est un outil très prometteur,

grâce auquel une pensée stéréotypée peut faire place à une plus grande ouverture d’esprit et à une

meilleure acceptation des autres »162. Pour Lipman, il est clair que la communauté de recherche

est aussi un instrument pédagogique pour aider les jeunes à se défaire des préjugés collectifs et,

par ce démantèlement, il se crée, selon ce philosophe, une plus grande ouverture sur le monde.

Or, cette ouverture est un corrélât important de l’hospitalité, car de son absence découle

intolérance, frustration, racisme et voire même violence. Par conséquent, sous cet angle,

162. LIPMAN, À l’école de la pensée, op. cit., p. 304.

Page 118: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

Ill

l’hypothèse selon laquelle la pratique de la philosophie avec les enfants est un exercice

l’hospitalité paraît acceptable, car la communauté de recherche est un lieu où les jeunes

apprennent à s’accepter mutuellement en participant à une entreprise commune dans laquelle ils

acquièrent une plus grande ouverture d’esprit. De là, nous pouvons admettre le caractère

vraisemblable de l’énoncé plus général qui consiste à dire que la pratique de la philosophie avec

les enfants met partiellement en œuvre la paix internationale, car le programme de Lipman peut

être considéré comme une activité permettant un exercice de l’hospitalité, soit une condition

nécessaire, mais non suffisante, de cette variété de la paix.

En considérant tous ces éléments, il en résulte que la pratique de la philosophie en

communauté de recherche, telle qu’imaginée par le philosophe Matthew Lipman, peut être

considérée comme une activité mettant partiellement en œuvre la paix internationale, car il y a,

dans cette démarche une pratique des composantes de la république, les conditions permettant la

création d’un monde commun et un exercice de l’hospitalité. Et, dans la mesure où la réalisation

de ces conditions revient à mettre partiellement en œuvre la paix internationale, nous pouvons,

par voie de conséquence, affirmer que la pratique de la philosophie avec les enfants met

partiellement en œuvre cette variété de paix. Toutefois, il faut souligner que c’est par l’entremise

de la création d’un monde commun que nous avons pu valider la conclusion du second

raisonnement lié à la paix internationale, car sous l’angle de l’alliance de paix kantienne, nous

avons vu qu’il était impossible de conclure que la pratique de la philosophie avec les enfants met

en œuvre, ne serait-ce que partiellement, la paix internationale, car l’approche éducative imaginée

par Lipman ne conduit pas les jeunes à faire une convention mutuelle entre des peuples en vue

d’obtenir la paix entre les nations.

Nous pouvons maintenant poursuivre notre étude et voir quels sont les raisonnements

qu’il faut déployer pour déterminer si la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre

de la paix interpersonnelle.

Page 119: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

112

3.3.3 La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise en œuvre de la paix

interpersonnelle

Par l’entremise des conditions de la paix interpersonnelle que nous avons identifiées dans

la pensée de Lévinas et des éléments que nous avons exposé concernant l’approche éducative de

Lipman, nous sommes maintenant en mesure d’évaluer si la pratique de la philosophie avec les

enfants met en œuvre la paix interpersonnelle. Dans l’objectif de bien mettre en évidence les

éléments qui restent à vérifier et les liens qu’il convient de faire pour conclure cette partie de

notre étude, nous procéderons de la même manière que dans les parties précédentes, c’est-à-dire

qu’il nous revient de formuler trois hypothèses:

1) la pratique de la philosophie avec les enfants permet l’expérience de la rencontre du visage ;

2) la pratique de la philosophie avec les enfants est une pratique de l’éthique de la responsabilité envers autrui ;

3) la pratique de la philosophie avec les enfants est un usage du dialogue.

En fait, si nous pouvons appuyer l’ensemble ces hypothèses et les soutenir

raisonnablement, nous pourrions alors légitiment admettre que la pratique de la philosophie avec

les enfants met en œuvre la paix interpersonnelle. En effet, la vérification de toutes ces

hypothèses va nous permettre d’évaluer si la pratique de la philosophie en communauté de

recherche met en œuvre la paix interpersonnelle. Mais, dans le but de bien faire voir le lien entre

ces hypothèse et la problématique qui nous intéresse, il nous revient de déployer les trois

raisonnements suivants :

1)Majeure : L’expérience de la rencontre du visage met en œuvre la première condition de la

paix interpersonnelle.Mineure : Or, la pratique de la philosophie avec les enfants permet l’expérience de la

rencontre du visage.Conclusion : Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la première

condition de la paix interpersonnelle.

Page 120: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

113

Une pratique de l’éthique de la responsabilité envers autrui met en œuvre la seconde condition de la paix interpersonnelle.Or, la pratique de la philosophie avec les enfants est une pratique l’éthique de la responsabilité envers autrui.Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la seconde condition de la paix interpersonnelle.

2)Majeure :

Mineure :

Conclusion

L’usage du dialogue met en œuvre la troisième condition de la paix interpersonnelle.Or, la pratique de la philosophie avec les enfants est un usage du dialogue. Donc, la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre la troisième condition de la paix interpersonnelle.

3)Majeure :

Mineure : Conclusion

Il faut remarquer que pour affirmer que la pratique de la philosophie avec les enfants met

en œuvre la paix interpersonnelle, nous devrons être en mesure de combiner les trois conclusions,

c’est-à-dire de montrer que l’approche de Lipman est une activité qui réunit toutes ces conditions.

Mais, afin d’y arriver, il importe, encore une fois, de vérifier d’abord le bien-fondé de chacune

des hypothèses correspondants aux mineures des raisonnements précédents.

3.3.3.1 La pratique de la philosophie avec les enfants et !,expérience de la rencontre du

visage

Selon Lévinas, le visage détient un rôle essentiel pour créer la paix avec autrui. Dans ces

conditions, si nous pouvons appuyer l’hypothèse selon laquelle la pratique de la philosophie avec

les enfants permet l’expérience de la rencontre du visage, nous pourrions alors effectivement

admettre que le programme de Lipman représente une activité mettant en œuvre la première

condition de la paix interpersonnelle. Qu’en est-il ? Afin de pouvoir juger de la valeur de cette

hypothèse, il convient d’abord de rappeler le rôle du visage dans la pensée de Lévinas. Nous

verrons ensuite si la pratique de la philosophie avec les enfants met en œuvre cet aspect de la

pensée de Lévinas.

Pour cet auteur, le visage est le témoin d’une vie qui exprime un vécu ; il parle. Étant

d’abord perçu comme une simple face, le visage, selon Lévinas, est une partie avec laquelle

l’individu se montre dans ce qu’il a de plus vulnérable. Le visage est donc, pour lui, un moyen de

présentation. Mais, selon ce philosophe, il se produit dans cette présentation un phénomène qui

rend impossible l’usage de la violence, car « cette présentation est la non-violence par excellence,

Page 121: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

114

[...] Elle est paix »163. En fait, par l’expérience de la rencontre du visage, notre responsabilité

s’éveille et cette expérience instaure, par conséquent, une relation de paix.

Lors de notre étude de la communauté de recherche, nous avons remarqué que ce qui

retient !’attention, en premier lieu, est la disposition des enfants. En effet, ceux-ci sont assis en

rond, l’un à côté de l’autre et face-à-face164. En fait, ils se rencontrent d’abord par !’intermédiaire

de leur visage et ils se familiarisent ainsi avec les yeux, le nez, la bouche et les oreilles de chacun.

En ce sens, nous pourrions dire que déjà ils se parlent, car, selon Lévinas, « le visage est déjà

discours »165. Mais, au-delà du fait que tous voient l’expression des visages de chacun, nous

pourrions dire que, dans une communauté de recherche, les enfants sont engagés dans cette étape

de présentation dont Lévinas nous a indiqué qu’elle était paix. En effet, étant donné que chacun

regarde le visage d’autrui et que le visage est, selon Lévinas, une « exceptionnelle présentation de

soi par soi »166 qui exclut la violence, nous devrions admettre que la communauté de recherche

est un lieu où l’on fait l’expérience de cette présentation qui instaure une relation de paix.

En ce sens, l’hypothèse selon laquelle la pratique de la philosophie avec les enfants

permet de faire cette expérience du visage paraît acceptable, car la manière dont sont disposés les

enfants dans une communauté de recherche entraîne cette rencontre. Par conséquent, on peut

admettre l’énoncé plus général selon lequel la pratique de la philosophie avec les enfants met en

œuvre la première condition de la paix interpersonnelle, car elle est également une activité dans

laquelle la rencontre se produit par le visage, soit une condition nécessaire mais pas suffisante

pour créer la paix avec autrui selon Lévinas.

Voyons maintenant si le programme de Lipman peut répondre à la seconde grande

exigence de Lévinas en vue de créer la paix interpersonnelle : l’éthique de la responsabilité.

163. LÉVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 221.164. Cette disposition, fréquente dans les classes avec des enfants en bas âge, a disparu au primaire et au secondaire où les enfants sont assis l’un derrière l’autre, se tournant le dos de telle sorte qu’ils ne peuvent plus se voir.165. LÉVINAS, Totalité et infini, op. cit., p. 61.166. Op. cit., p. 221.

Page 122: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

115

3.3.3.2 La pratique de la philosophie avec les enfants et la pratique de l’éthique de la

responsabilité envers autrui

Selon Lévinas, l’éthique de la responsabilité est une condition nécessaire, mais non

suffisante, pour créer la paix avec autrui, c’est-à-dire qu’il faut commencer par briser

l’indifférence à son égard pour ensuite faire de la paix une affaire personnelle. À présent, il nous

revient de savoir si la pratique de la philosophie avec les enfants permet une pratique de l’éthique

de la responsabilité envers autrui, car nous pourrions alors admettre que le programme de Lipman

met en œuvre la deuxième condition de la paix interpersonnelle. Afin d’être à même de se

prononcer sur la valeur de cette hypothèse, il convient de rappeler quelques points importants de

cette éthique chez Lévinas.

Selon lui, l’objectif est une paix de la proximité, c’est-à-dire établir un contact fraternel

dans le face-à-face avec autrui. Pour cela, il faut faire de la paix « ma paix ». Autrement dit, la

paix est avant tout la responsabilité de chacun. Lors de notre étude de la paix interpersonnelle,

nous avons montré que l’éthique de la responsabilité commence par une rupture de l’indifférence

vis-à-vis d’autrui, c’est-à-dire qu’elle suppose une prise en considération de la présence de

l’autre. Plus précisément, elle exige de donner la priorité à l’autre. Autrement dit, elle tend à faire

valoir autrui autant que soi-même. Il s’agit donc d’une relation qui se caractérise essentiellement

par la manifestation d’un réel souci à l’égard d’autrui, une relation dans laquelle autrui est l’objet

d’une attention particulière. De cette éthique, Lévinas en fait le principe d’une paix de la

proximité.

À présent, pouvons-nous affirmer que la pratique de la philosophie avec les enfants est

une activité permettant l’exercice de cette responsabilité envers autrui? Lorsque nous avons

étudié le programme de Lipman et la communauté de recherche, nous avons dit de cette dernière

qu’elle est un groupe de personnes qui dialoguent autour d’une problématique de leur choix. La

réflexion qui est en cours est donc principalement sociale et communautaire. Mais, selon Ann

Sharp, « ce dialogue n’est pas seulement caractérisé par son aspect communautaire, mais aussi

par la responsabilité et l’engagement de l’individu »167. Selon Sharp, l’individu, dans une

communauté de recherche, est responsable du dialogue. Il a la charge, avec les autres, de faire

167. SHARP, Quelques présuppositions sur la notion de communauté de recherche, op. cit., p. 55.

Page 123: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

116

progresser la recherche. Mais, dans ce contexte, devient-il également responsable des autres ?

Pour répondre, nous pouvons reprendre l’analogie de l’équipe sportive et dire que, dans une

communauté de recherche, l’intérêt du groupe passe avant notre propre intérêt, c’est-à-dire que la

recherche est plus importante que notre propre opinion. Pour mieux comprendre, nous pourrions

dire que lorsque des jeunes sont engagés dans une recherche commune, ils passent du stade du

« pour-soi » à celui du « pour l’autre ». Dans ces conditions, le groupe gagne rapidement en

importance pour chacune des personnes qui le compose.

Selon Ann Sharp, « les enfants savent que le groupe a pris une grande valeur à leurs

yeux : le bonheur de chacun est devenu aussi important que le leur. Ils se soucient les uns des

autres »168. Par ce propos, il devient plus clair que la communauté de recherche est un contexte

dans lequel les jeunes agissent de plus en plus consciencieusement avec les autres, car, lorsqu’ils

font de la philosophie, ils forment une équipe dans laquelle chaque participant compte aux yeux

des autres. Nous pourrions dire alors qu’il se produit entre eux le phénomène de la proximité, car

l’aspect communautaire de la démarche génère des relations de partenariat entre les jeunes,

comme celles existant entre des coéquipiers. Dans cette perspective, la pratique de la philosophie

avec les enfants pourrait déjà, selon nous, être considérée comme étant une pratique de l’éthique

de la responsabilité, car la communauté de recherche institue des rapports par lesquels autrui sort

de notre champs d’indifférence. Autrement dit, chacun devient de plus en plus proche de l’autre.

Mais examinons davantage le rapport entre l’éthique de la responsabilité et la pratique de

la philosophie en communauté de recherche, car l’un des objectifs de Lipman, lorsqu’on s’engage

dans cette pratique, est la formation de la pensée de la sollicitude. Et, comme dans les arts, cet

apprentissage se perfectionne, selon lui, par la pratique. Or, l’exercice de ce mode de la pensée

entretient, selon nous, des rapports de similitudes étroits avec l’éthique de la responsabilité chez

Lévinas. En effet, Lipman décrit la pensée de la sollicitude comme étant affective, c’est-à-dire

appréciante, aimante et amicale. Mais, selon lui, elle est aussi empathique, c’est-à-dire

attentionnée et compatissante. Tous ces éléments font de la pensée de la sollicitude une pensée

profondément éthique au sens de Lévinas, c’est-à-dire qu’elle est l’expression d’une rupture avec

T indifférence vis-à-vis d’autrui et elle implique, par conséquent, une prise en considération de

168. Op. cit., p. 60.

Page 124: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

117

l’autre qui nous empêche de nier son existence. Cela dit, lorsqu’on observe une pratique de la

pensée de la sollicitude dans une communauté de recherche, ce qui revient dans les faits à voir

quelqu’un apprécier quelqu’un d’autre, à prendre soin de ses idées ou à lui porter une attention

particulière, ne sommes-nous pas aussi en train de pratiquer ' la responsabilité telle que nous

l’avons présentée chez Lévinas ? Nous pourrions dire que dans la mesure où une communauté de

recherche est traversée par une pensée de la sollicitude, l’autre devient prioritaire. La prévenance

pour les autres personnes qui résulte alors des efforts de cette manière de penser tend en effet à

nous effacer pour laisser toute la place à autrui. De plus, Lipman la décrit comme pouvant être

empathique, c’est-à-dire que toute son attention est dirigée vers autrui, pour ne pas dire qu’elle lui

donne priorité. Dans cette perspective, nous pourrions affirmer que dans la mesure où toute

pensée est pensée de quelque chose, ce quelque chose est, pour la pensée empathique, l’autre

personne (ou les autres personnes) avec qui nous dialoguons.

En considérant l’ensemble de ces éléments, l’hypothèse selon laquelle la pratique de la

philosophie avec les enfants est une pratique de l’éthique de la responsabilité envers autrui paraît

acceptable, car la communauté de recherche, associée à un exercice de la pensée de la sollicitude,

crée des relations sociales dans lesquelles on peut observer le phénomène du « pour l’autre ». Elle

est une activité qui tend à introduire une proximité entre les gens. Par conséquent, il faut admettre

l’énoncé plus général qui consiste à dire que la pratique de la philosophie avec les enfants met en

œuvre la deuxième condition de la paix interpersonnelle, car le programme de Lipman est une

activité dans laquelle la responsabilité de chacun s’actualise par l’aspect communautaire de la

démarche et par une activité de la pensée de la sollicitude.

Continuons notre enquête et voyons maintenant si le programme de Lipman peut

répondre à la dernière grande exigence de Lévinas en vue de créer la paix interpersonnelle : le

dialogue.

3.33.3 La pratique de la philosophie avec les enfants et l’usage du dialogue

Pour Lévinas, le dialogue est un lieu où l’on dit et où on approche autrui. En ce sens,

l’activité dialogique est hautement importante pour créer la paix avec autrui. Par conséquent, si

nous pouvons soutenir l’hypothèse selon laquelle la pratique de la philosophie avec les enfants

permet un usage du dialogue, au sens de Lévinas, nous pourrions alors légitimement admettre

Page 125: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

118

que, de ce point de vue, le programme de Lipman met aussi en œuvre la troisième condition de la

paix interpersonnelle.

Le dialogue, pour Lévinas, est le lieu du dire et donc le lieu où l’on approche autrui. Dans

le dialogue, il se crée un rapport inter-humain et une relation immédiate avec autrui. Il est une

activité dans laquelle on se communique et, pour ce philosophe, « se communiquer, c’est

s’ouvrir »169 170. Faire l’expérience du dialogue, pour Lévinas, c’est faire une expérience commune,

c’est-à-dire qu’il y a une parfaite réciprocité entre les interlocuteurs de cet entretien. Mais la

particularité du dialogue est que les interlocuteurs tentent de penser ce que les autres pensent.

Pour le dire plus clairement, le dialogue est un « entretien où les interlocuteurs entrent les uns

dans la pensée de l’autre »17°. Il se construit alors un espace commun dans lequel les

interlocuteurs se rejoignent et leurs pensées se croisent, se recoupent et s’imbriquent pour ne

former qu’un seul tissu.

À présent, pouvons-nous affirmer que la pratique de la philosophie avec les enfants

implique un usage du dialogue au sens de Lévinas? Dans notre exposé de la communauté de

recherche, nous avons montré que c’est le dialogue qui caractérise essentiellement le modèle

pédagogique de Lipman. Nous avons dit aussi que ce dialogue fait intervenir, chez Lipman, une

variété importante d’habiletés cognitives, dont l’habileté à traduire. Cette habileté est

fondamentale dans l’activité du dialogue, car elle nous renvoie à la faculté que nous avons

d’interpréter et de comprendre. En fait, par ces opérations, nous convertissons ou nous

reproduisons, avec nos propres mots, le sens d’un énoncé, d’un texte ou d’une communication

verbale. Nous pourrions dire qu’avec cette habileté, nous pouvons nous représenter, dans les mots

qui sont les nôtres, ce que les autres expriment, nous pouvons penser ce qu’ils pensent ou, pour le

dire encore autrement, nous pouvons nous représenter leurs pensées. L’habileté à traduire est

donc un outil indispensable lorsqu’il s’agit d’interpréter et de comprendre et, plus généralement,

de dialoguer. Le travail de compréhension, à l’œuvre dans une communauté de recherche,

suppose, par conséquent, l’exercice qui consiste à traduire et à interpréter. Ainsi, en pratiquant le

dialogue en communauté de recherche, nous pouvons donc tenir pour acquis que les jeunes sont

169. LÉVINAS, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p.152.170. LÉVINAS, De dieu qui vient à l’idée, op. cit., p. 216.

Page 126: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

119

engagés dans une activité qui consiste à se représenter ce que les autres disent et pensent,

autrement dit, pour reprendre les mots de Lévinas, ils entrent les uns dans la pensée des autres.

Mais allons plus loin, car, selon nous, la pratique de la pensée de la sollicitude à Γ intérieur

d’une communauté de recherche va dans le même sens que le dialogue tel que Lévinas le définit.

En effet, la pensée de la sollicitude, véhiculée par le dialogue, se manifeste dans une communauté

de recherche par des commentaires du genre : « Paul, est-ce bien cela que tu voulais dire ? » ou

Nathalie, ne sommes-nous pas en train de trahir ton idée? » ou « Jean, peux-tu encore ׳>·>

m’expliquer ton hypothèse ?». Ces expressions indiquent clairement qu’il y a la présence d’une

mise en œuvre de la pensée de la sollicitude, c’est-à-dire une pensée qui n’est pas indifférente,

mais soucieuse de la pensée d’autrui. Si l’on pousse encore un peu plus loin, nous pourrions dire

que c’est par ce type de pensée que nous pouvons entrer les uns dans la pensée des autres. Nous

supposons alors que la pensée de la sollicitude, telle qu’elle se manifeste dans une communauté

de recherche, pourrait entretenir un rapport de causalité avec le dialogue chez Lévinas. Plus

précisément, nous pourrions faire l’hypothèse que l’entretien lévinassien est l’effet ou le résultat

d’une pratique de la pensée de la sollicitude. Ce rapport s’explique, selon nous, par le fait que se

représenter la pensée d’autrui suppose qu’elle ne nous indiffère pas et par conséquent, lorsque

nous portons une attention particulière aux pensées des autres, cela génère un dialogue dans

lequel les interlocuteurs s’introduisent les uns dans la pensée des autres.

En considérant ces éléments, l’hypothèse selon laquelle la pratique de la philosophie fait

un usage du dialogue au sens de Lévinas paraît acceptable, car la communauté de recherche et le

dialogue qui la structure sont traversés par une pensée de la sollicitude qui est indispensable pour

entrer les uns dans la pensée des autres. De plus, l’habileté à traduire, développée lorsqu’on

engage les jeunes dans cette démarche, est un outil de compréhension et d’interprétation

fondamental pour que le dialogue ne forme plus qu’un seul tissu commun. Par conséquent, il est

raisonnable d’accepter l’énoncé plus général selon lequel la pratique de la philosophie avec les

enfants met en œuvre la troisième condition de la paix interpersonnelle, car elle peut être

considérée comme une activité permettant un usage du dialogue au sens de Lévinas, soit une

condition nécessaire, mais non suffisante, pour créer la paix avec autrui.

Page 127: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

120

Il en résulte que nous pouvons qualifier le programme de Lipman comme étant une

activité mettant en œuvre la paix interpersonnelle, car cette approche réunit des conditions

suffisantes pour la réalisation de cette variété de la paix. En effet, nous pouvons dire à présent que

la pratique de la philosophie avec les enfants, étant donné l’aspect communautaire de la

démarche, de la pensée de la sollicitude171 qui la traverse et de la pratique du dialogue qui la

caractérise, est une activité qui réalise à la fois l’expérience de la rencontre du visage, l’éthique

de la responsabilité et le dialogue au sens de Lévinas. Elle réunit, par conséquent, les conditions

pour une mise en œuvre de la paix interpersonnelle et elle peut donc être qualifiée comme mettant

en œuvre ce type de paix.

Il nous revient à présent de conclure cette partie de ce chapitre. Cependant, étant donné

que cette dernière porte sur l’ensemble de la problématique, nous jugeons qu’il convient de

conclure le chapitre au complet afin d’y inclure l’ensemble de nos considérations sur les liens

entre la pratique de la philosophie avec les enfants et la mise en œuvre de la paix.

3.4 Conclusion du troisième chapitre

Dans ce chapitre, nous avons examiné le bien-fondé d’un certain nombre d’hypothèses

afin d’évaluer si la pratique de philosophie avec les enfants est une activité permettant de mettre

en œuvre la paix. Nous avons débuté cette dernière partie de notre étude en expliquant ce qu’il

fallait entendre par mettre en œuvre la paix. Nous avons établi qu’une activité qui réalise

l’ensemble des conditions d’une variété de la paix peut être considérée comme mettant en œuvre

celle-ci. Puis, nous avons dit que, pour être plus précis, il convient de parler d’une mise en œuvre

de la paix sociale, de la paix internationale et de la paix interpersonnelle étant donné les différents

aspects de cette notion.

Puis, nous avons jugé bon de procéder de façon systématique et avec méthode dans le but

de déterminer si le programme de Lipman permet de mettre en œuvre les trois formes de paix que

nous avons étudiées dans notre ouvrage (sociale, internationale et interpersonnelle). Pour ce faire,

il fallait vérifier si la pratique de la philosophie en communauté de recherche, telle qu’imaginée

171. en tant qu’elle est aussi empathique.

Page 128: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

121

par Lipman, permet l’exercice de l’ensemble des conditions associées à chacune de ces formes de

paix.

Nous nous sommes alors interrogé pour savoir si la pratique de la philosophie avec les

enfants est un exercice permettant !’application des lois naturelles de Hobbes, ainsi qu’une

pratique de la citoyenneté et un exercice du bon usage de la parole. Nous avons été en mesure de

dire que le programme de Lipman, étant donné le contexte social qu’offre une communauté de

recherche philosophique, peut être considéré comme une activité permettant un exercice des lois

naturelles, car dans ce groupe de recherche, chacun se respecte et s’efforce d’être accommodant

avec les autres en plus du fait que tous, dans cette communauté, sont reconnus comme des

personnes égales. Nous avons également pu dire que la pratique de la philosophie avec les enfants

est une pratique de la citoyenneté, car la communauté de recherche sert aux jeunes de modèle

pour une vie commune raisonnable. De plus, cette pratique développe chez les jeunes une

méthodologie grâce à laquelle ils pourront évaluer et réaliser les idéaux que poursuit la société

dont ils font partie. En effet, par la création de séminaire de recherche éthique dans les classes, les

enfants se familiarisent et apprennent les mécanismes liés aux notions qui guident les sociétés

idéales, comme la justice et la liberté. En raisonnant ainsi dans le domaine des valeurs, les jeunes

deviennent conscients du besoin de protéger leur civilisation et d’exercer leur citoyenneté. Enfin,

toujours du point de vue de la paix sociale, nous avons soutenu que la pratique de la philosophie

avec les enfants est un exercice du bon usage de la parole, car cette pratique inclus un effort qui

consiste à définir le sens des mots qu’on emploie et elle accorde à la parole une place importante

de telle sorte qu’elle peut devenir un moyen pour s’enseigner mutuellement. Par la vérification de

ces hypothèses, nous avons pu affirmer que le programme de Lipman propose une activité

permettant la mise en œuvre de la paix sociale, car il réunit l’ensemble des conditions conduisant

à la création de cette forme de paix.

Sous l’angle de la paix internationale, nous avons pu soutenir que l’approche éducative de

Lipman met partiellement en œuvre cette forme de paix, car elle est une activité qui permet la

pratique des composantes de la république, elle conduit à la création d’un monde commun et

permet un exercice de l’hospitalité, soit des conditions nécessaires, mais insuffisantes pour

instituer la paix entre les nations. En effet, la pratique de la philosophie en communauté de

Page 129: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

122

recherche représente une exercice de la justice, de l’égalité et de la liberté tout en étant un

apprentissage de la citoyenneté. Toutefois, nous avons été dans l’obligation d’admettre que la

pratique de la philosophie avec les enfants ne réalise pas une alliance de paix telle que Kant nous

la présente. Cependant, nous avons montré que si l’on modifie l’angle d’approche de cette

proposition kantienne et qu’on l’observe par le biais du prisme d’un monde commun, alors la

pratique de la philosophie avec les enfants peut représenter une mise en œuvre partielle de la paix

internationale, car par le dialogue qui la traverse, elle constitue un effort de mise en commun

rendant le monde plus humain et donc plus commun. Enfin, nous avons pu affirmer que le

programme de Lipman est un exercice de l’hospitalité, car la communauté de recherche

développe chez les jeunes !’acceptation de l’autre. En ce sens, il peut également être considéré

comme mettant partiellement en œuvre la paix internationale.

Enfin, nous avons tenté de vérifier trois nouvelles hypothèses selon lesquelles la pratique

de la philosophie avec les enfants permet l’expérience de la rencontre du visage, une pratique de

l’éthique de la responsabilité et un usage du dialogue. Nous avons avancé des arguments

conduisant à soutenir chacune de ces hypothèses et nous avons donc affirmé que le modèle de

Lipman met aussi en œuvre la paix interpersonnelle, car nous avons observé que la pratique de la

philosophie en communauté de recherche réalise à la fois la rencontre du visage, l’éthique de la

responsabilité et le dialogue. En effet, lors des périodes de philosophie, les enfants sont disposés

en rond et de telle sorte qu’ils peuvent se voir, pour ne pas dire se dévisager. Puis, nous avons vu

que cette pratique peut également être considérée comme un exercice de l’éthique de la

responsabilité, car elle invite les enfants à passer du stade du « pour soi » à celui du « pour

l’autre ». Enfin, notre investigation nous a permis d’appuyer l’hypothèse selon laquelle le

programme de Lipman entraîne un usage du dialogue au sens de Lévinas, c’est-à-dire un entretien

dans lequel les interlocuteurs entrent les uns dans la pensée des autres. En effet, c’est par un

exercice de la pensée empathique et à l’aide de l’habileté à traduire développée en communauté

de recherche que les jeunes peuvent mettre en route ce dialogue. Ainsi, la pratique de la

philosophie en communauté de recherche réunit les conditions nécessaires et suffisantes pour

pouvoir être considérée comme étant une activité qui met en œuvre la paix interpersonnelle.

Page 130: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

CONCLUSION

Page 131: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

124

CONCLUSION

L’objectif de notre recherche était de voir si la pratique de la philosophie avec les enfants,

telle qu’imaginée par Matthew Lipman, conduit à mettre en œuvre la paix. Pour ce faire, nous

avons d’abord exploré le concept de paix. C’est ainsi que nous avons pris contact avec les notions

de paix sociale, de paix internationale et de paix interpersonnelle. En examinant ces différentes

formes de paix, nous avons mis à jour leurs conditions d’existence.

La paix sociale consiste en un rapport juridique entre un État et ses citoyens qui tend à

établir des relations qui protègent la dignité humaine. Selon Hobbes, ce type de paix suppose

l’existence et la prise en compte de lois naturelles, l’exercice de la citoyenneté et le bon usage de

la parole. Les lois naturelles correspondent à des impératifs qui nous imposent des manières

d’êtres favorables à la paix, c’est-à-dire d’adopter des comportements tels être accommodant avec

les autres et les respecter. Toutefois, ces lois restent lettres mortes si elles ne sont pas prises en

charge par une puissance détenant l’autorité nécessaire pour les faire appliquer. Ainsi, Hobbes

crée l’État, c’est-à-dire une personne ou une assemblée de personnes désignée pour garantir la

sécurité des citoyens. Cela dit, la création de cet État dépend d’un contrat par lequel chacun doit

se départir de son droit sur toute chose et autoriser cette personne ou cette assemblée à agir au

nom de tous. La paix sociale dépend, pour Hobbes, de ce contrat; il est ce par quoi les sujets

renoncent à une vie sauvage, à la guerre contre tous. Pour l’individu, ce contrat permet un accès à

la citoyenneté et nous avons vu que la paix sociale n’existe pas sans le sacrifice de notre liberté

naturelle dont il faut faire le deuil pour être citoyen. Enfin, nous avons montré que la paix sociale

suppose aussi le bon usage de la parole. Cet usage consiste à définir le sens des mots qu’on

emploie, à s’enseigner mutuellement et à communiquer.

Page 132: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

125

Puis, nous nous sommes attardés sur la notion de paix internationale. En faisant l’étude du

projet de paix kantien, nous avons exposé une série de conditions à mettre en œuvre pour réaliser

une paix entre les nations. Dans les articles préliminaires et définitifs de son projet, on trouve en

effet une série de règles à respecter afin que la paix perpétuelle se réalise. Les articles définitifs

ont fait l’objet d’une plus grande attention de notre part. Dans ces derniers, Kant indique qu’il

faut commencer par établir une république dans chaque pays du monde par !’intermédiaire du

droit civil, car, dans ce régime, les sujets sont des citoyens libres et égaux et entretiennent des

rapports qui s’appuient sur la justice. Ensuite, Kant prévoit la création d’un fédéralisme d’États

libres, mais cette perspective, en fait, ne lui convient pas. Pour cette raison, il imagine une

alliance de paix qui repose sur une convention mutuelle entre les peuples qui s’engagent dès lors

à se réunir afin de former une communauté humaine universelle qui a pour but de préserver les

membres de la guerre tout en leur garantissant leurs libertés. Nous avons comparé cette alliance

de paix imaginée par Kant à l’idée de Arendt de créer un monde commun, c’est-à-dire un monde

dans lequel les être humains se partagent les ressources plutôt que l’inverse. Kant et Arendt ne

présentent pas les choses de la même manière, mais, somme toute, l’objectif demeure le même,

soit la réalisation d’une paix mondiale dans laquelle tous les pays peuvent exister sans craindre

d’être appropriés par un autre. Enfin, Kant introduit le droit cosmopolitique qui se résume à un

droit de visite et s’accompagne de la notion d’hospitalité. Nous avons vu, par la suite, que cette

hospitalité, pour qu’elle ne se transforme pas en hostilité suppose !’acceptation de l’autre dans la

mesure où cette disposition paraît indispensable pour accueillir l’étranger.

Du projet kantien, nous avons conservé seulement les articles définitifs. Cependant, du

même coup, nous nous sommes privés de l’ensemble des conditions préliminaires qu’il importe

également de réaliser, selon Kant, pour mettre en œuvre une paix durable entre les nations. Ce

raccourci a eu évidemment une incidence dans la dernière partie de cette étude.

Puis, avec Lévinas, nous avons étudier la notion de paix interpersonnelle, celle qui existe

dans le face-à-face avec autrui, qui naît lorsque nous agissons avec la conscience de l’autre. Selon

ce philosophe, ce type de paix dépend de la rencontre du visage, d’une éthique de la

responsabilité envers autrui et du dialogue. Dans l’expérience de la rencontre du visage, autrui se

manifeste, son visage parle et exprime. En fait, le visage témoigne de l’autre être qui vit, qui

Page 133: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

126

souffre et qui aime. Mais surtout, dans cette expérience, se produit, selon Lévinas, un phénomène

de présentation de soi par soi, chargé de non-violence et qui exprime directement la paix. Ensuite,

l’éthique de la responsabilité, dans la pensée de Lévinas, se caractérise surtout par un réel souci à

l’égard d’autrui, c’est-à-dire craindre pour sa vie, voire même se sacrifier pour lui. Lévinas fait de

la responsabilité le principe de la paix de la proximité. Mais pour ce penseur, la paix avec autrui

tient aussi à la présence du dialogue, car, lieu de parole, il engendre le phénomène de la

proximité. Plus précisément, par la parole, nous brisons l’indifférence à l’égard de l’autre et nous

créons la rencontre. En somme, c’est dans le fait de « dire » que nous approchons autrui, que nous

entrons en contact avec lui.

Dans la seconde partie de notre ouvrage, nous avons pris soin d’examiner différents

aspects du programme de philosophie pour les enfants mis sur pied par le philosophe Matthew

Lipman. Cela nous a permis de préciser les principaux moments caractérisant la création d’une

communauté de recherche philosophique, laquelle est à situer au cœur même de cette entreprise

éducative. Puis, nous avons fait l’étude des objectifs de ce programme éducatif en suivant deux

axes : le premier est la formation d’une pensée autonome, c’est-à-dire apprendre aux enfants à

penser par et pour eux-mêmes; le second est la formation de l’excellence de la pensée. Cette

excellence réside, pour Lipman, dans la capacité de penser de manière critique, créative et avec

sollicitude. Nous nous sommes concentrés sur la pensée critique et la pensée de la sollicitude, car

ces deux modes de la pensée présentent des liens significatifs avec quelques conditions de la paix

examinées dans la première partie de cette étude. Nous avons vu que la pensée critique est guidée

par des critères, qu’elle tient compte du contexte et qu’elle est autocorrectrice. Puis, nous avons

montré que la pensée de la sollicitude (caring thinking) se base sur les valeurs et qu’elle tient

compte des émotions. Mais aussi qu’elle est un mode générique de penser qui comprend plusieurs

manières spécifiques de penser. Ainsi, en prenant appui sur un inventaire de ces dernières, nous

avons fait l’étude la pensée empathique et de la pensée affective montrant que toutes les deux ont

une portée éthique extrêmement importante.

Après cet examen des objectifs de l’approche philosophie pour les enfants, notre

investigation a porté sur la notion de communauté de recherche. Nous avons organisé notre

réflexion à ce sujet selon les deux axes suivants : la composante « communauté » et la

Page 134: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

127

composante « recherche ». Par !’intermédiaire de la composante « communauté », nous avons

étudié les dispositions sociales que développe la participation à des communautés de recherche,

soit l’écoute de l’autre, le respect d’autrui, la collaboration intellectuelle et le dialogue entre pairs.

La pratique du dialogue a suscité plus d’attention de notre part, car elle permet la mise en route de

valeurs qui sont en lien étroit avec l’idée même de communauté. Ces valeurs sont l’égalité et la

liberté des personnes prenant part à cet entretien.

Après avoir examiné ces différents aspects du dialogue, nous nous sommes concentrés sur

la composante « recherche ». L’étude de cette composante nous a permis d’exposer les différentes

étapes de la procédure de recherche et d’identifier les principales opérations cognitives qu’elle

entraîne dans sa réalisation. Ces opérations sont raisonner, rechercher, définir et traduire.

Ayant terminé la présentation des principales composantes du programme de philosophie

pour les enfants, nous avons alors débuté la troisième et dernière partie de notre étude visant à

préciser certains liens pouvant exister entre cette approche éducative et la mise en œuvre de la

paix. Nous avons débuté cette troisième partie en clarifiant ce qu’il faut entendre par mettre en

œuvre la paix tant sous l’angle de la paix sociale, que de la paix internationale et de la paix

interpersonnelle. Nous avons montré que, selon les auteurs retenus, la mise en œuvre de ces

formes de paix suppose la réalisation d’un certain nombre de conditions. Par exemple, une

activité qui réunit à la fois une éthique de la responsabilité, l’expérience de la rencontre du visage

et le dialogue est une activité qui met en œuvre la paix interpersonnelle.

Puis, nous avons estimé qu’il fallait adopter une marche à suivre à la fois systématique et

méthodique. Ainsi, avec l’objectif constant de déterminer si le programme de Lipman met en

œuvre les trois formes de paix que nous avons étudiées dans le premier chapitre, nous avons

examiné le bien-fondé d’un ensemble d’hypothèses reliant ce programme aux conditions

d’existence de chacune d’elles. Nous nous sommes alors interrogés pour savoir si le programme

de Lipman est un exercice qui permet !’application des lois naturelles de Hobbes, ainsi qu’une

pratique de la citoyenneté et du bon usage de la parole et, comme cela semble être le cas, nous

pensons qu’il est vraisemblable d’affirmer que l’approche de Lipman est une activité mettant en

œuvre la paix sociale, puisqu’elle réunit les conditions (mises en évidence par Hobbes) pour

Page 135: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

128

réaliser cette forme de paix. Ensuite, nos interrogations portaient sur les liens entre le programme

développé par Lipman et la paix internationale. Ainsi, nous avons cherché à déterminer si la

pratique de la philosophie avec les enfants est une activité qui permet la pratique des

caractéristiques de la république, la création d’un monde commun et l’exercice de l’hospitalité et,

comme, selon nous, c’était également le cas, nous avons affirmé que le programme éducatif de

Lipman met partiellement en œuvre la paix internationale. Enfin, les trois dernières hypothèses

que nous avons vérifiées nous ont conduit à nous interroger pour savoir si la pratique de la

philosophie avec les enfants est une activité permettant de faire l’expérience de la rencontre du

visage, une pratique de l’éthique de la responsabilité et un usage du dialogue. Notre investigation

à ce sujet nous a permis de valider l’ensemble de ces hypothèses et nous avons, par conséquent,

soutenu que le programme de Lipman est une activité dans laquelle la paix interpersonnelle est

mise en œuvre.

À la lumière des résultats de cette recherche, nous pouvons soutenir que la pratique de la

philosophie avec les enfants met en œuvre la paix sociale, la paix interpersonnelle et

partiellement la paix internationale, car elle permet de mettre en route les conditions nécessaires,

mais pas toujours suffisantes, de ces trois formes de paix. Ainsi, en raison des conclusions

auxquelles mène cette étude, nous ne pouvons qu’encourager et soutenir le déploiement de cette

méthode éducative. Cependant, dans cette étude, de nombreux aspects n’ont pas été abordés et il

en résulte des lacunes qu’il serait éventuellement souhaitable de combler. Par exemple, nous

n’avons pas tenu compte de la dimension intérieure de la paix, alors que cet aspect pourrait

également être à l’œuvre lorsqu’on pratique la philosophie avec les enfants étant donné le

processus d’intériorisation qu’engage la participation assidue à des communautés de recherche.

Même si Lipman ne fait pas référence à cet aspect dans la deuxième édition de son livre Thinking

in Education, nous croyons que cette piste de recherche mériterait d’être explorée davantage. Une

autre lacune, plus importante, réside dans le fait que notre analyse des différentes formes de la

paix fait intervenir un nombre insuffisant de philosophes. En effet, par manque d’espace et de

temps, nous n’avons chaque fois abordé qu’un seul auteur pour saisir une dimension spécifique

de la paix. Cependant, il en résulte un besoin d’examiner plus exhaustivement chacun de ces

aspects par l’intégration de nouvelles composantes proposées par d’autres philosophes. Faire

intervenir des penseurs comme Rousseau, Spinoza ou Bentham par exemple aurait permis

Page 136: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

129

d’élargir notre investigation touchant la paix sociale, internationale et interpersonnelle. De plus,

parmi les œuvres des auteurs que nous avons abordées, nous avons sélectionné les parties qui

nous paraissaient les plus dignes d’intérêt pour cette recherche. Pour cette raison, nous n’avons

pas traité, par exemple, les suppléments et les appendices du projet de paix perpétuelle de Kant.

Un autre manque résulte de l’absence d’une étude sur les liens entre la pensée créative et la paix,

qu’elle soit sociale ou d’un autre type. En effet, il semble que la pensée créative est aussi

importante que les deux autres modes de la pensée que nous avons exposés pour mettre en œuvre

la paix et il y a là, selon nous, une autre voie de réflexion qu’il conviendrait d’explorer plus à

fond. Un autre aspect resté inexploré se rapporte à la dimension proprement philosophique qui est

enjeu dans la démarche proposée par Lipman. Il aurait été intéressant d’investir cet aspect et de

voir si la réflexion philosophique en communauté de recherche avec des jeunes a un impact sur la

paix. En effet, nous pourrions faire l’hypothèse qu’en donnant aux jeunes l’occasion de réfléchir

en commun à des notions comme le droit, la justice, l’égalité et la responsabilité, ces derniers

deviennent plus conscients du rôle de ces composantes dans l’existence commune et sont donc

mieux disposés à les intégrer dans leurs comportements.

Cependant, au-delà de tous ces manques, il s’ouvre quand même des voies de réflexion

intéressantes. En effet, à travers ce que nous avons découvert, plusieurs aspects mériteraient une

réflexion plus approfondie. Nos analyses, parfois trop sommaires, ont permis d’entrevoir une

série de problèmes intéressants pouvant faire l’objet d’une étude plus élaborée. Par exemple, dans

quelle mesure la parole peut-elle servir d’instrument pour apprendre aux jeunes à s’entraider

mutuellement? Une autre problématique pouvant faire l’objet de réflexions plus rigoureuses

pourrait consister à clarifier le rapport que semble entretenir la pratique de la pensée de la

sollicitude en communauté de recherche et la pratique du dialogue chez Lévinas. En effet, le

dialogue, selon lui, est un entretien dans lequel les uns entrent dans la pensée des autres et, afin de

réaliser ce mouvement, la pensée de la sollicitude semble être un outil particulièrement bien

adapté. Il serait intéressant de préciser si tel est le cas et de clarifier la nature des rapports

qu’ entretiendraient dialogue et pensée de la sollicitude. De plus, il serait aussi pertinent

d’explorer le rapport qu’entrevoit Éric Weil entre l’activité philosophique et la non-violence. En

effet, dans son livre Logique de la philosophie, Weil soutient que la philosophie est synonyme de

Page 137: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

non-violence. Dans quelle mesure et pourquoi, voilà une suggestion supplémentaire qui pourrait

être à la base d’une réflexion ultérieure.

Page 138: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

131

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages cités :

ARENDT, Hannah, Vies politiques, Éd. Tel Gallimard, Paris, 1974.

COMPTE-SPONVILLE, André, Petit traité des grandes vertus, Éd. PUF, Perspectives critiques, Paris, 1995.

CONCHE, Marcel, Le fondement de la morale, Éd. PUF, Paris, 1993.

DUPUIS, Michel, Pronoms et visages, lecture d’E.Lévinas, Éd. Kluwer Academie Publishers, Boston, 1996.

HOBBES, Thomas, Le Léviathan, traduction de Gérard Mairet, Éd. Gallimard, Paris, 2001.

KANT, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, esquisse philosophique, traduction J. Gibelin, version bilingue, Éd. J. Vrin, Paris, 2002.

KANT, Emmanuel, Projet de paix perpétuelle, essai philosophique, traduction de Joel Lefebvre, Éd. PUL, Lyon, 1985.

KEMP, Peter, La paix : éthique et politique, contribution pour les actes du XXVIIIeme du Congrès International de F Association des Sociétés de Philosophie de la Langue Française, dans La philosophie et la paix, tome II, sous la direction de Walter Tega, Éd. J. Vrin, Paris,2002.

LANG, Dimitri, Insuffisances et dangers du pacifisme juridique de Kant, contribution pour les actes du XXVIIIeme du Congrès International de F Association des Sociétés de Philosophie de la Langue Française, dans La philosophie et la paix, tome II, sous la direction de Walter Tega, Éd. J. Vrin, Paris, 2002.

LÉVINAS, Emmanuel, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Éd. Martinus Nijhoff, La Haye, 1974.

LÉVINAS, Emmanuel, De Dieu qui vient à l’idée, Éd. J. Vrin, Paris, 1986.

LÉVINAS, Emmanuel, Entre nous, essai sur le penser-à-Γautre, Éd. Livre de poche, Paris, 1993.

LÉVINAS, Emmanuel, Paix et Proximité, dans « les cahiers de la nuit surveillée », textes rassemblés par Jacques Rolland, Éd. Verdier, Lagrasse, 1984.

LÉVINAS, Emmanuel Totalité et Infini, essai sur l’extériorité, Éd. Livre de poche, Paris, 1990.

LIPMAN, Matthew, À l’école de la pensée, traduction de Nicole Decostre, Éd. De Boek Université, Bruxelles, 1995.

Page 139: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

132

LIPMAN, Matthew, La découverte de Harry Stottlemeier, Éd. J.Vrin, Paris, 1978.

LIPMAN, Matthew, La recherche philosophique, guide d’accompagnement du roman La découverte de Harry, traduction de Marie-Marthe Ménard, AQPE, Québec, 1996.

LIPMAN, Matthew, Philosophy goes to school, Éd. Temple University Press, Philadelphia, 1988.

LIPMAN, Matthew, Thinking in education, 2eme édition, Éd. Cambridge University Press, Cambridge, 2003.

MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Éd. Gallimard, Paris, 1987.

PLOURDE, Simone, Avoir-Vautre-dans-la-peau, Éd. Presses de T université Laval, Québec,2003.

POCHÉ, Fred, Penser avec Arendt et Lévinas, Éd. Chronique sociale, Lyon, 2003.

REBOUL, Olivier, La formation du jugement, Éd. Logiques, Québec, 1992.

SANTURET, José, Le dialogue, Éd. Hatier, Paris, 1993.

SAS SEVILLE, Michel, (sous la direction de), La pratique de la philosophie avec les enfants, Éd. les presses de F université Laval, Québec, 1999.

SHARP, Ann Margaret, Quelques présuppositions sur la notion de communauté de recherche, dans La pratique de la philosophie avec les enfants, sous la direction de Michel Sasseville, Éd. Les presses de Γuniversité Laval, Québec, 1999.

SPLITTER, Laurence, et SHARP, Ann Margaret, Teaching for better thinking, Éd. Acer, Australie, 1995.

TAS SIN, Étienne, Le trésor perdu - Hannah Arendt - l’intelligence de l’action politique, Éd. Payot, Paris, 1999.

Dictionnaires :

BAILLY, MA, Abrégé du dictionnaire grec-français, Éd, Hachette, Paris, 1959.

Encyclopédie Philosophique Universelle, Les notions de philosophies, Éd. PUF, Paris, 1990.

GRIFFOT, Félix, Dictionnaire, illustré latin-français, Éd. Hachette, Paris, 1961.

ROBERT, Paul, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, dernière mise jour de 1995, Éd dictionnaire le Robert, Paris, 1995.

RUSS, Jacqueline, Dictionnaire de philosophie, Éd. Bordas, Paris, 1991.

Page 140: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

133

Ouvrages consultés :

Acta Orientalia Belgica, publié par la société belge d’études orientales, tome VII, Éd. Louvain- la-Neuve, Bruxelles, 1992.

ARENDT, Hannah, Du mensonge à la violence, Éd. Pocket, Paris, 1994.

ARENDT, Hannah, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Éd. Seuil, Paris, 1991.

ARENDT, Hannah, La condition de l’homme moderne, Éd. Pocket, Paris, 1994.

ARON, Raymond, La coexistence, Éd. De Fallois, Paris, 1993.

ARON, Raymond, Paix et guerre entre nations, Éd. Calmann-Lévy, Paris, 1984.

BOWRING, John, The works ofJeremie Bentham, Éd. Russel and Russel, New-York, 1962, t.2.

CARON, Anita, (sous la direction de), Philosophie et pensée chez l’enfant, Éd. Agence d’ARC inc.,' Ottawa, 1990.

GÉRÉ, Roger, La guerre et la paix, Éd. Presse Université de France, Paris, 1962.

FRAPPAT, Hélène, La violence, Éd. Garnier Flammarion, Paris, 2000.

GASTALDI, Jean, Le petit livre sur la paix, Éd. Du Rocher, Monaco, 2002.

GORBATCHEV, Mikhaïl, Dialogue pour la paix, entretien avec Daisaku Ikeda, Éd. Du Rocher, Monaco, 2001.

JÜNGER, Ernst, La paix, Éd. La table ronde, Paris, 1948.

KANT, Emmanuel, Idée d’une histoire au point de vue cosmopolitique, Éd. pédagogie moderne, Paris, 1981.

KANT, Emmanuel, Métaphysique des mœurs, Éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1994.

KANT, Emmanuel, Qu ’est-ce que s’orienter dans la pensée, traduction A. Philoenko, Éd. J.Vrin, Paris,1978.

LAUPIES, Frédéric, Leçon sur le projet de paix perpétuelle de Kant, Éd. PUF., Paris 2002.

LEQUAN Mai, La paix, Éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1998.

LÉVY, Bernard-Henry, Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’histoire, Éd. Grasset, Paris, 2001.

Page 141: La pratique de la philosophie avec les enfants et la mise

134

LIPMAN, Matthew, Philosophy in the classroom, Éd. Temple University Press, Philadelphia,1980.

MARION, J.-L., Emmanuel Lévinas. Positivité et transcendance, Éd. Presse Universitaire France, Paris, 2000.

MORIN, Edgar, Introduction à la pensée complexe, Éd. ESP, Paris, 1990.

MORIN, Lucien, Éduquer à la paix, Éd. St-Yves Inc., Québec, 1985.

MULLER, Jean-Marie, Le principe de non-violence, Éd. Désolée de Brouwer, Paris, 1995.

OUELLET, Pierre, Le sens de l’autre, éthique et esthétique, Éd. Liber, Montréal, 2003.

PLATON, Les lois, traduction, A Diès, Éd. Les belles lettres, Paris, 1956.

PLATON, La République, Éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1966.

PLATON, Le banquet, Éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1964.

PLOURDE, Simone, Emmanuel Lévinas. Altérité et responsabilité, Éd. Du Cerf, Paris, 1996.

REED, Ronald, (sous la direction de) When we talk: Essays on Classroom conversation, Éd.Analytic Teaching Press, Fort Worth, 1992.

RICOT, Jacques, Leçon sur la paix, Éd. Presse Universitaire de France, Paris, 2002.

SAS SEVILLE, Michel, Philosophie pour les■ enfants et développement intellectuel : logique, recherche et jugement, dans Revue interdisciplinaire de philosophie morale et politique,nos : 76-77-78,1996.

ST-AUGUSTIN, La Cité de Dieu, Éd. Jacques Lecoffre et cie, Paris, 1854.

ST-PIERRE, l’abbé, Projet de paix perpétuelle, texte revu par Simone Goyard-Fabre, Éd. Fayard, Paris, 1986.

. VAILLAN T, François, La non-violence, Éd. Cerf, Paris, 1990.

WEBER, Max, Le savant et le politique, Éd. Librairie Plan, Paris, 1959.

WEIL, Éric, Logique de la philosophie, Éd. J. Vrin, Paris, 1996.