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L’évolution psychiatrique xxx (2013) xxx–xxx

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

ScienceDirect

Article original

La perte de contingence : un concept phénoménologiquerenseignant les modèles cognitifs du délire de type

paranoïaque�

Loss of contingency: Clinical phenomenology casts new light on cognitivemodels of persecutory delusion

Yann Craus (Psychiatre) ∗Service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, intersecteur 6, centre hospitalier Sainte-Anne, 1, rue Cabanis,

75014 Paris, France

Recu le 22 octobre 2012

Résumé

Objectifs. – Dans le champ de la recherche sur les délires, les sciences cognitives ont développé des modèlesassociant philosophes, psychologues et neuroscientifiques, concernant principalement les délires mono-thématiques (de type illusion des sosies de Capgras) et les expériences schizophréniques. Entité cliniqueprinceps dans la tradition psychopathologique des psychoses, le délire de type paranoïaque est récemmentl’objet d’études spécifiques à partir desquelles des modèles cognitifs, généraux ou spécifiques (Bentall,Freeman), isolent des facteurs de plus en plus nombreux. Nous analysons la fécondité et la pertinence deces modèles pour tenter de mettre en sens, au plus près de la clinique paranoïaque, l’ensemble des donnéesissues des sciences cognitives.Méthode. – Une recherche bibliographique retrace l’approche cognitive du délire paranoïaque avec d’un côté,les modèles généraux du délire appliqués à la paranoïa et les modèles dédiés, et de l’autre des mécanismescognitifs supposés défectueux. De plus, au plus près de la clinique, nous introduisons parmi ces données leconcept phénoménologique de perte de contingence, créé par Minkowski et Lantéri-Laura.Résultats. – Trois grands modèles se disputent l’explication du délire en général : premièrement, le typerationaliste qui considère le délire comme une anomalie cognitive de haut degré ; deuxièmement, le typeempiriste dans lequel le trouble est avant tout de l’ordre de l’expérience ; troisièmement, le modèle mixtequi associe une composante perceptive et une composante intellectuelle de haut niveau. Cette partition qui

� Toute référence à cet article doit porter mention : Craus Y. La perte de contingence : un concept phénoménologiquerenseignant les modèles cognitifs du délire de type paranoïaque. Evol Psychiatr XXXX; Vol. (N◦): pages (pour la versionpapier) ou URL et [date de consultation] (pour la version électronique).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected]

0014-3855/$ – see front matter © 2013 Publie par Elsevier Masson SAS.http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2013.09.007

EVOPSY-804; No. of Pages 19

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s’appuie sur le dualisme percept/intellect apporte peu à la compréhension du délire paranoïaque. De leurcôté, les modèles dédiés opposent un mode de défense contre la dépression (Bentall) à une expressiondirecte de l’anxiété (Freeman). Réduit ainsi à d’autres phénomènes psychiques, le délire paranoïaque n’estpas considéré dans sa spécificité clinique. La perte de contingence comme trouble fondamental, au contraire,le spécifie. Cette faculté perdue de l’être-au-monde du sujet explique un mécanisme d’attribution forcé, unethéorie de l’esprit hypertrophiée, des troubles de la perception sociale et émotionnelle mais aussi des biaisde raisonnement (jumping-to-conclusion, need to closure).Discussion. – L’approche des sciences cognitives revendique l’interdisciplinarité. L’intégration dans sonchamp d’un concept phénoménologique directement lié à l’expérience clinique gagne en pertinence pourmieux comprendre le délire paranoïaque. Les modèles dédiés sont relativement récents et s’appuient àvrai dire dans leurs conceptions sur la psychopathologie affective, dépression d’un côté, anxiété de l’autre.Trouver un modèle spécifique du délire paranoïaque s’avère une tâche à portée des sciences cognitives, si l’onaccepte de saisir le phénomène dans toute sa richesse clinique, telle que nous l’enseignent les observationshistoriques de nos devanciers. Néanmoins, toutes les données expérimentales ne s’accordent pas avec la pertede contingence. C’est peut-être avant tout parce qu’elles sont elles-mêmes disparates et contradictoires. Unedes grandes difficultés réside dans la définition de ce type de délire : celle actuellement retenue se réduitau délire de persécution selon le DSM IV-TR. La prise en compte d’autres caractéristiques (interprétation,systématisation) du délire permettrait de cibler le phénomène et de constituer des groupes plus homogènes,en dehors du champ de la schizophrénie.Conclusions. – Le concept de perte de contingence détient un fort pouvoir heuristique. Au plus près de laclinique, il éclaire d’un nouveau jour les données expérimentales obtenues en sciences cognitives et orienteles recherches vers des modèles prenant mieux en compte, spécifiquement, le délire paranoïaque. Ce type dedélire présente de nombreuses caractéristiques, susceptibles d’en faire un objet d’étude majeur en psychiatriedans le champ de la recherche interdisciplinaire entre sciences humaines et sciences fondamentales.© 2013 Publie par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Délire paranoïaque ; Paranoïa ; Psychopathologie ; Phénoménologie ; Contingence ; Rationalité ; Psychologiecognitive ; Neurosciences ; Étude critique ; Cas clinique

Abstract

Objectives. – When researching delusions, cognitive sciences have developed certain models involving phi-losophy, psychology and neuroscience but these mainly focus on a monothematic delusion (such as theCapgras syndrome) and schizophrenia. Paranoia is a princeps clinical entity in the psychopathological tradi-tion of psychoses. Persecutory delusion has recently been the subject of specific studies focusing on attentionand cognitive models, whether general or specific (Bentall, Freeman), and isolating a number of factors. Wepropose to analyze the pertinence of these models in order to test their fruitfulness. We have attempted toput data from cognitive sciences and clinical knowledge in order.Method. – A review underscores the cognitive approach to persecutory delusion. On the one hand, generalor specific models are available, on the other, several cognitive mechanisms are thought to be impaired.Moreover, in accordance with an interdisciplinary view, we propose to bring the philosophical concept ofcontingency into the cognitive psychology of paranoia. According to Minkowski, loss of contingency ishypothesized to be the fundamental disorder concerning “being in the world” of paranoia.Results. – Three main models attempt to explain delusion: firstly, top-down account that considers delusionas a high order defect; secondly, bottom-up account where the first problem comes from experience; thirdly,a mixed model which associates low and high order levels. This splitting between percept and intellect isnot very interesting for paranoia. Elsewhere, specific models place paranoia as a way of defense againstdepression (Bentall) and paranoia as directly reflecting anxiety (Freeman). According to these points ofview, paranoia is not a specific disorder. On the contrary, loss of contingency as the primary disturbanceenables us to specify paranoia. With this in mind, attribution’s style is strained, the theory of mind ishypertrophied and social and emotional perception disorders are understood and, likewise, reasoning biases(jumping-to-conclusion, need to closure) highlight a kind of irrationality.

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Discussion. – Traditionally, research in cognitive sciences is interdisciplinary. By integrating a concept deri-ved from phenomenology and clinical tradition, we gain in fruitfulness. In fact, specific models that areactually available rely on ideas stemming from affective psychopathology: depression and anxiety. If yougrasp paranoia as a specific phenomenon according to the history of psychiatry, you can propose a modelmore fitting to clinical reality. Nevertheless, loss of contingency does not fit all experimental data. We noticethat some data are partially conflicting and patch worked. A challenge remains to define paranoia well: theactual definition, according to the DSM IV-TR, is too restricted. Indeed, paranoia is not only persecutorydelusion. Moreover, interpretation and systematization are critical concepts when targeting paranoia outsideof the field of schizophrenia.Conclusion. – Loss of contingency is therefore a heuristic hypothesis which best explains most data andprovides a new perspective to orient future cognitive experimental research, especially in the field of virtualreality. The clinical features of paranoia are highly suitable for cognitive studies in order to improve accounts.© 2013 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Persecutory delusion; Paranoia; Psychopathology; Phenomenology; Contingency; Rationality; Cognitivepsychology; Neurosciences; Critical study; Clinical case

1. Introduction

Alors que les sciences cognitives proposent des modèles explicatifs concernant principale-ment les délires monothématiques de type Capgras et les expériences schizophréniques, l’étudedu délire de type paranoïaque, plus récente dans ce champ de recherche, est soumise à controverse.Dans la tradition psychiatrique continentale, la paranoïa s’oppose à la schizophrénie et renvoieclassiquement à une psychose chronique dans laquelle le délire est systématisé, de mécanismeinterprétatif et où prédomine le thème de persécution. Le caractère d’extrême logique du délireparanoïaque, au point que l’on ait pu parler de « folies raisonnantes » [1], interroge les sciencescognitives en ce qu’elles peuvent nous renseigner sur nos capacités d’inférence et d’interprétationdu réel. Une revendication d’interdisciplinarité dans ce champ de recherche associant des philo-sophes (Bayne et Pacherie [2]), des psychologues (Garety et Hemsley [3]) et des neuroscientifiques(Frith [4]) nous autorise à une étude critique des modèles cognitifs disponibles de manière à yintroduire, au plus près de la clinique psychiatrique, une hypothèse issue de la psychopathologiephénoménologique : la perte de contingence.

2. Matériels et méthodes

2.1. Le concept de contingence et sa perte pour le sujet

Empruntée au bas latin, la contingentia est un terme philosophique désignant ce qui peut êtreou ne pas être 1. Dans ce sens large, la contingence s’apparente au possible. « Au sens propre,c’est le caractère de ce qui n’est pas nécessaire » [5]. Nous retiendrons cette dernière acception,à bien distinguer de l’adjectif homographe anglais contingent qui renvoie à la contrainte : to becontingent upon something signifie dépendre de, être subordonné à quelque chose. À noter qu’à

1 Article « Contingence » [Internet]. Trésor de la langue francaise informatisé ; 2012. Disponible à partir de :http://atilf.atilf.fr/.

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distance de l’adjectif, la contingency se traduit par éventualité ou événement imprévu. Ce signifiéa son équivalent en francais dans sa forme plurielle : les contingences sont des « événementsfortuits, imprévisibles de l’existence ». Proche du sens propre francais, il n’en a toutefois pasla portée philosophique. « Un événement contingent n’est pas un hasard, et d’ailleurs hasards’oppose à déterminisme, tandis que contingence s’oppose à nécessité » [6].

La notion de contingence est abordée dès l’Antiquité avec Aristote dans Organon, un ensemblede traités d’Analytique (Logique ancienne) considérés comme une propédeutique à la Science.Au sein du traité De l’interprétation, dont le titre ne peut pas ne pas faire évoquer le mécanismeinterprétatif du délire paranoïaque, le chapitre « L’opposition des futurs contingents » associe lacontingence à une forme d’indéterminé (a�ó����оς) qui s’oppose à la nécessité (a��a���) :

« L’expérience nous montre (. . .) que les choses futures ont leur principe dans la délibérationet dans l’action, et que, d’une manière générale, les choses qui n’existent pas toujours enacte renferment la puissance d’être ou de ne pas être, indifféremment. (. . .) Ce n’est pas parl’effet de la nécessité que toutes les choses sont ou deviennent ; en fait tantôt on a affaireà une véritable indétermination (. . .) tantôt la tendance dans une direction donnée est plusforte et plus constante » ([7], p. 101).

Avec Leibniz, on peut soutenir que la reconnaissance de la contingence n’exclut pas uneforme de déterminisme. L’auteur du Discours de Métaphysique affirme à la fois que « la notionindividuelle de chaque personne renferme une fois pour toutes ce qui lui arrivera » mais que« jamais on y voit a priori la vérité de chaque événement ou pourquoi l’un est arrivé plus tôt quel’autre » [8]. Le déterminisme de Leibniz ancré dans son fidéisme ne laisse pas de souligner lacontingence comme ferment de la liberté : « ces vérités quoique assurées ne laissent pas d’êtrecontingentes restant fondées sur le libre-arbitre de Dieu ou des créatures dont le choix a toujoursses raisons qui inclinent sans nécessiter » ([7], p. 101).

La phénoménologie du xxe siècle va permettre de placer le concept de contingence commemodalité de jugement dans le rapport de l’individu au monde qui l’entoure (Umwelt). Liée à lacapacité de mettre en doute et en question, et par-là, à la notion de probabilité, la contingencepourrait appartenir aux propriétés fondamentales de la rationalité. Pour Husserl, le doute est une« prise de position active » : « Il ne s’agit plus là du simple phénomène de scission de la perception,mais d’une perte de l’unité du Je avec soi-même » ([9], p. 167). La perte de contingence commeperte de la capacité de doute serait ainsi une défense contre le risque de perte de l’unité du Jedéjà confronté au risque de l’anéantissement psychotique, point de départ psychopathologiquesupposé du registre des psychoses. Enfin, Husserl explore la structure de l’expérience selon unhorizon :

« Toute expérience peut être étendue en une chaîne continue d’expériences singulières expli-catrices, unies synthétiquement en une expérience unique, ouverte à l’infini du même. (. . .)Ainsi, toute expérience d’une chose singulière a son horizon interne ; « horizon » désigneici l’induction qui, par essence, appartient à toute expérience et en est inséparable, étantdans l’expérience elle-même » ([9], p. 167).

À partir de ce concept d’horizon constitutif à la fois de l’expérience et du raisonnement, onconcoit que l’horizon du délirant paranoïaque soit pour ainsi dire rétréci.

Dans le contexte de l’entre-deux-guerres, Sartre concoit la contingence comme condition dela liberté. « L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que par définition l’existence n’est pasla nécessité. Exister c’est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer,mais on ne peut jamais les déduire » ([10], p. 167).

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L’apport de ces différents philosophes depuis l’origine de la pensée nous conduit à une défi-nition efficiente de la contingence. Dans une perspective phénoménologique, elle concerne dansun même mouvement le monde tel qu’il apparaît au sujet et le sujet lui-même qui, en fait, ne fontqu’un dans un être-dans-le-monde. La contingence est une propriété du monde pourvu d’élémentsn’ayant possiblement aucune signification particulière. Le hasard et le fortuit se produisent sansqu’il y ait nécessité pour le sujet de donner un sens pour tout, à tout moment. En corollaire, lacontingence décrit donc une faculté de la personne face aux événements, aux actions, aux inten-tions et aux états de chose du monde, qui lui permet par exemple de suspendre son jugement(épochè).

2.2. La tradition phénoménologique en psychiatrie

Deux psychiatres de formation philosophique, Eugène Minkowski et Georges Lantéri-Lauraont retenu dans leurs observations cliniques et leur lecture psychopathologique du délire para-noïaque le concept de perte de contingence.

Minkowski énumère dans une narration les impressions du malade : « on éprouve comme unecrispation intérieure, on se sent comme pris dans un étau, le monde se rétrécit. (. . .) L’air n’ycircule plus » ([11], p. 815). Il va jusqu’à décrire une véritable psychopathologie au sein d’uneanalyse phénoméno-structurale basée sur l’exclusion du contingent et du fortuit et sur l’extensiondu champ des significations :

« Voyez-vous cette boîte d’allumettes sur la table, eh bien, je ne puis ne pas me demanderpourquoi elle est posée de cette manière et non d’une autre, et il en est de même pour toutce que je vois. Si dans la vie les significations ont toutes une place importante, elles nele font qu’à condition de ne pas s’étendre à tout ; elles sont faites pour surélever certainsfaits (. . .), pour leur donner le relief qui leur revient (. . .). Dans ces conditions, l’extensiondu champ des significations ne peut être qu’un appauvrissement, un rétrécissement, uneimmobilisation » ([11], p. 815).

Il observe également une forme d’hyperactivité du raisonnement :

« Sur ce fond gris, la pensée procède par similitudes et par identités, elle découvre desanalogies et des ressemblances auxquelles nous ne prêtons aucune attention (. . .). Cesrelations d’identité sont établies constamment avec une rapidité vraiment surprenante : noussommes le 13 juillet, veille de la fête nationale ; sur son calecon il y a également le chiffre13 ; entre les deux faits il doit y avoir une corrélation ; sur sa chemise il y a le chiffre 3 quise trouve dans le 13, etc. » ([11], p. 815).

Lantéri-Laura distingue deux notions dans sa psychopathologie phénoménologique. D’unepart, l’effritement de la contingence que nous reprenons est premier :

« La contingence se montre comme une catégorie fondamentale de notre existence, garan-tissant que, dans l’ordre général du monde, peu nous concerne singulièrement. Le délirantparanoïaque vit un effritement de cette contingence. Le monde, c’est-à-dire son ordre cos-mique, mais bien plus son organisation sociale proche et familière, lui apparaît toujourscomme monde organisé et porteur de sens, donc réel effectif, à la condition que tout s’ydétermine et que tout le concerne en propre » [12].

D’autre part, et en corollaire, c’est l’être-au-monde qui se trouve affecté selon un« renversement du rapport de l’interprétable et de l’ininterprétable » : « l’interprétable s’étend

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à tout, sans jamais pouvoir se limiter à un interprétable effectif, le fortuit n’appartient qu’auxapparences et dès que l’élucidation pénètre plus loin, l’on ne peut retrouver que du nécessaire quiinterpelle le sujet ».

2.3. Modèles cognitifs disponibles

2.3.1. Modèles généraux du délireL’épidémiologie psychiatrique indique que le thème de la persécution est le type le plus

commun de délire [13]. De ce fait, il est opportun de tenter d’appliquer les modèles du délireen général sur le délire paranoïaque particulier. Sans reprendre les arguments de chaque modèle,nous présenterons les éléments pertinents.

2.3.1.1. Modèles rationalistes (Top-down). Le délire est un trouble des croyances fonda-mentales du sujet [14], ces dernières affectant consécutivement l’expérience et l’action. Auplus proche de la définition du DSM-IV, il est le résultat d’erreurs d’inférence et de juge-ment.

Sur le plan clinique, le caractère d’extrême logique du délire paranoïaque ainsi que l’absencede phénomènes perceptifs anormaux dans la forme pure présentée s’accordent avec ce type demodèle. Sur le plan cognitif, plusieurs biais étayent l’hypothèse rationaliste : biais d’attention, biaisd’attribution et en particulier d’externalisation pour les évènements négatifs, biais de raisonnementsur les jugements de probabilité avec le jumping-to-conclusion, biais de collecte des données [15].Néanmoins, la spécificité du délire inscrit dans la vie du sujet n’est pas ici abordée [16].

2.3.1.2. Modèles empiristes (Bottom-up). Le délire résulte d’une tentative de compréhensiond’une expérience anormale en lui appliquant un processus de raisonnement normal [17]. Considérécomme une réponse rationnelle à une expérience altérée première, le délire est de l’ordre del’expérience, au point que Gold et Hohwy évoquent une « irrationalité expérientielle » [18]. Dansce modèle, on peut présenter un système cognitif à trois niveaux [19] :

• l’expérience de premier ordre, niveau phénoménologique d’une expérience immédiate, pré-réflexive du monde ;

• une cognition de haut niveau, expérience réflexive qui porte la capacité d’attribuer un jugementsur l’expérience de premier ordre ;

• des processus non conscients décrits comme cérébraux ou neuronaux.

D’autres conceptions, phénoménologiques, avancent comme trouble fondamental du délire desanomalies de l’expérience de soi (self-experience), en s’appuyant directement sur les données cli-niques. Ces anomalies déjà présentes avant le délire dans des phases prodromiques, évolueraientvers une réorganisation globale de la conscience et une réorientation existentielle au moment del’éclosion délirante [20]. Enfin, les premiers travaux de neuropsychiatrie cognitive ont concernédes délires monothématiques (Capgras, Cotard) dont le modèle repose sur une expérience per-ceptuelle anormale [21]. Les mécanismes cognitifs associés varient en fonction du type de délire.Ainsi, l’hypothèse majeure du délire de Capgras est une perte de réponse appropriée d’orientationémotionnelle aux stimuli visuels familiers.

Ce type de modèle focalisé sur l’expérience perceptuelle ne peut rendre compte du délireparanoïaque qui par distinction ne contient pas d’anomalie perceptuelle.

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2.3.1.3. Modèles hybrides. Les modèles hybrides, conceptualisés notamment par Gallagher [16]et Garety [22] combinent deux facteurs. D’un côté, on distingue une expérience anormale commeune sensation bizarre, la perte d’une sensation appropriée voire une hallucination. De l’autre, uneerreur cognitive ou de raisonnement constitue une tentative avortée d’expliquer cette expériencealtérée. Ici, l’expérience elle-même peut donc être délirante mais des contributions top-downaccentuent le délire ou amènent l’expérience première vers des extrémités extravagantes, dansun effort de lui donner du sens. Dans cette optique, Kapur [23] propose qu’une première étapepour expliquer le délire soit une expérience anormale du sujet consistant à mettre au premierplan certains éléments de son environnement de manière aberrante (aberrant salience). Le délirerésulte d’une tentative d’explication top-down de cette prégnance injustifiée. Pour les déliresmonothématiques, ce modèle précise deux déficits [24] :

• génération initiale d’une pensée extravagante (thème délirant) ;• incapacité à rejeter (acceptation sans critique) cette pensée (incapacité implémentée dans le

lobe frontal droit).

Pourrait-il s’appliquer au délire paranoïaque ? Plusieurs candidats pourraient remplir le déficit1 : perte d’audition, troubles de la mémoire. Cependant, « la tendance à l’élaboration de penséesde persécution liées à une menace existe avant et indépendamment de déficiences neuropsycho-logiques [25]. Qu’en est-il du déficit 2 ? Aucune dysfonction frontale droite n’a été jusqu’icidémontrée.

Le modèle hybride tente donc de cumuler le pouvoir explicatif des modèles rationaliste etempiriste. Reste à savoir s’il existe un ordre de priorité dans la genèse du délire. En tout cas, lesmodèles disponibles s’articulent autour d’une expérience anormale première (tendance empiriste).Appliqué au délire paranoïaque, se pose toujours le problème de la spécificité du contenu délirantnon prise en compte dans ces modèles.

2.3.1.4. Hypothèse des réalités multiples. En marge des explications cognitives contemporaines,l’hypothèse des réalités multiples propose un cadre conceptuel descriptif, sans pouvoir explicatifdirect : le délire comme système de croyances complexes [26]. Ce modèle phénoménologiques’appuie sur le concept de « réalité délirante », concue comme réalité alternative coupée de laréalité quotidienne. Externaliste, il comprend le sujet expérimentant dans un système cerveau-corps-environnement. Le problème du sujet délirant serait son impossibilité de suspendre sacroyance de la réalité délirante dans l’actualité ontologique [27].

En application au délire paranoïaque, la réalité délirante serait une forme de suspicion appuyéepar un ensemble de croyances complexes, que le sujet ne parviendrait pas à dissoudre dansles preuves contradictoires du quotidien. Sans pouvoir explicatif direct, ce modèle est faible. Iloffre cependant une ouverture au plus proche des données cliniques vers de nouvelles voies derecherche, une fois lié aux données expérimentales.

2.3.2. Modèles dédiés au délire paranoïaquePlusieurs facteurs psychologiques ont été avancés comme déterminants tantôt sur le versant

émotionnel tantôt sur le versant doxique : anxiété, croyances négatives à propos de soi et des autres,évènements adverses et traumatismes. Bentall et Freeman proposent deux modèles opposés dudélire paranoïaque. Nous analyserons cette controverse de manière à souligner les mécanismes

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cognitifs étayés par des données expérimentales mais aussi leurs références théoriques à partirdesquelles leur modèle spécule.

2.3.2.1. Bentall et l’hypothèse de la défense. Chef de file d’un courant psychologique considérantla pensée paranoïaque comme défense, Bentall corrèle ce type de délire à une forme de protectiondu self. Devant une faible estime de soi sous-jacente, le sujet maintiendrait par son délire unniveau normal d’estime de soi manifeste. Cette thèse est argumentée à partir d’une conceptionpsychologique particulière du self et d’une distinction clinique au sein du délire paranoïaque,permettant de dégager deux caractéristiques fondamentales : l’estime de soi et le sentiment d’avoirmérité la persécution (deservedness).

Le délire paranoïaque répond ici à un écart entre le soi idéal et le soi actuel, entre une estimede soi implicite faible chez le paranoïaque et une estime de soi explicite [28]. À l’appui de cetteapplication, l’auteur souligne l’exagération du biais égoïste normal chez ces sujets (self-servingbias), réputé avoir une fonction de protection du self. En effet, alors qu’il existe une tendancegénérale à s’attribuer plus fréquemment des événements positifs (une bonne note sera due au travailfourni par l’élève) que des évènements négatifs (une mauvaise note sera due à des circonstancesexternes), le délire paranoïaque semble fonctionner comme protection contre une faible estime desoi [29]. À l’origine d’une faible estime de soi, Bentall apporte des données développementales :victimisation, sensibilisation aux signaux d’évènements aversifs, attachement insécure.

Par ailleurs, ce modèle reprend la dichotomie opérée par Trower et Chadwick [30] entreparanoïa « poor me » dans laquelle la persécution est ressentie comme injuste et l’estime de soiest relativement élevée et, d’autre part, paranoïa « bad me » dans laquelle la persécution est méritéeet l’estime de soi est au contraire faible. Bentall met en avant le type « poor me » car pour lui,le sujet présente une estime de soi manifeste élevée grâce au délire qui le protège d’une faibleestime de soi latente. Selon lui, il existerait des fluctuations temporelles entre ces deux formeschez une même personne en fonction de l’efficacité du délire.

2.3.2.2. Freeman et le modèle d’anticipation à la menace. « Delusional beliefs are unlikely toshare a common cause » [31]. À partir de cette assertion, Freeman adopte une perspective multi-factorielle en élaborant un modèle cognitif du délire paranoïaque assimilé à l’anticipation d’unemenace ou d’évènements à venir négatifs. D’après lui, les éléments déterminants dans la consti-tution de ce type de délire comprennent : des expériences anormales telles que des anomaliesperceptuelles ou des sensations internes inhabituelles causées par une dysfonction cognitivecentrale ou une prise de drogues ; des processus affectifs tels que l’anxiété, l’inquiétude, descroyances à propos de soi et des autres, des formes de dépression ; des biais de raisonnementconcernant le style d’attribution, le jumping-to-conclusion [32], la rigidité des croyances ; desfacteurs sociaux (isolement, évènements adverses, environnement stressant). À la suite de sa défi-nition du délire paranoïaque, Freeman distingue la formation du délire et son maintien. D’un côté,le délire se forme fondamentalement à partir d’une expérience soit directement interne (anoma-lie perceptuelle, sentiment de signification, dépersonnalisation, etc.) ou via une situation externe(information sociale ambiguë, coïncidences, etc.). Cette expérience sera interprétée à travers desémotions intenses (anxiété ; croyances concernant le self, les autres et le monde ; expériencespassées) et un raisonnement troublé (biais mentionnés) dans une recherche de sens. Un élémentdéclencheur (événement de vie majeur, traumatisme, stress intense) préside à ce développement.De l’autre, le délire est maintenu grâce à des facteurs que l’on peut regrouper en deux types selonleur objet. D’une part, l’obtention de preuves confirmatoires est favorisée par un biais d’attention(la menace sera traitée en priorité), un biais de confirmation, un biais de mémoire (le souvenir

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privilégié d’une malveillance), la poursuite des expériences anormales (souvent perpétuées parl’anxiété) et les interactions du sujet avec son environnement (troublées par le délire lui-même).D’autre part, les preuves contradictoires sont écartées : le comportement d’évitement qui permetpour le sujet de réduire la menace l’empêche aussi de traiter des informations rassurantes, lesujet se montre incapable de prédire les évènements nuisibles qui arriveront tôt ou tard. Ainsi serenforcent les idées délirantes au sein d’un système de croyances circulaire. Ce modèle cognitifidentifie le délire paranoïaque à une croyance de menace et met l’accent sur le rôle direct desémotions comme origine du contenu délirant, responsable de la force de conviction, de la préoc-cupation et de l’angoisse (distress) au premier plan. Les émotions fournissent ainsi le thème dela menace aux explications de l’expérience anormale primitive.

2.4. Vignettes cliniques

2.4.1. Madame O.Mère de famille de 40 ans, Madame O. est originaire d’une île des DOM-TOM qu’elle a quittée

adolescente avec sa famille. Aînée d’une fratrie de quatre enfants, elle a été élevée ses premièresannées par sa grand-mère maternelle qui vivait dans un village à proximité. Madame O. s’estmariée avec un homme originaire de la même île, rencontré en métropole, de statut militaireet régulièrement absent du domicile conjugal pour ses missions. De son côté, employée dansl’administration des services sociaux à la suite d’études supérieures de niveau master, elle élèveses trois enfants.

Ses troubles commencent il y a deux ans dans un contexte conjugal douloureux. Elle suspectealors son mari d’infidélité et finit par en obtenir des preuves. Leur séparation est effective et uneprocédure de divorce s’engage alors qu’ils venaient d’acheter une maison à crédit. La maison estmise en vente et Madame O. doit chercher un nouveau logement en région parisienne pour elleet ses enfants. À la suite, la patiente développe un sentiment de persécution touchant différentssecteurs de sa vie. Sur le plan professionnel, elle se sent attaquée de toute part par ses collèguesqui la jalousent à cause de ses qualités et de son rapide avancement au sein de l’administration.On discute derrière son dos, elle entend des bruits de couloir négatifs sur son compte. Elle està ce point enviée que sa supérieure elle-même décide de l’écarter, craignant qu’elle ne finissepar prendre sa place (sic). Sur le plan familial, Madame O. entretient des relations de plus enplus conflictuelles avec ses frères et sœurs et en point d’orgue sa mère, qui voit d’un mauvaisœil son divorce. Sa mère propose de prendre les enfants chez elle pour un certain temps, jugeantsa fille débordée par les évènements et surmenée par son travail. En réaction, Madame O. penseque sa mère veut lui prendre les enfants et la déposséder de son rôle de mère. Sur le plan social,ses deux derniers enfants vont à la même école élémentaire. Sa fille réussit brillamment tandisque le dernier fils a des résultats scolaires plus aléatoires et se montre turbulent dans la cour derécréation. S’en suivent des réflexions de l’institutrice et des réactions d’alerte d’autres parentsd’élèves. Madame O. considère que ce sont des attaques raciales et qu’en fin de compte tousces gens ne supportent pas que sa fille réussisse, de la même manière que l’on ne supporte passon succès professionnel ; parcours professionnel qui est cependant en train de décliner, ce quid’ailleurs prouve bien selon elle que certaines personnes lui en veulent.

La patiente sera amenée à l’hôpital à la suite d’une violente agression envers sa mère qu’ellea mordu au sein devant ses enfants. Son hostilité voile une grande anxiété développée depuisplusieurs mois dont elle ressort manifestement épuisée. Durant son séjour, elle écrira au coursd’une semaine plusieurs centaines de lettres (graphorrhée) afin d’alerter les autorités politiques et

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judiciaires sur les liens cachés unissant différents protagonistes de son histoire qui ne seconnaissent pas, conspirant contre elle.

Madame O. présente donc un délire paranoïaque qui envahit tous les secteurs de sa vie rela-tionnelle. Tout évènement nouveau est interprété à la lumière d’un système de croyances et depensées dans lequel tout se conjugue pour la menacer dans son bien-être et dans ses positions.Chacun agit finalement contre elle bien que les actions d’autrui puissent prendre des détours.

2.4.2. Monsieur L.Monsieur L. âgé de 50 ans vit seul dans un appartement à Paris. Professeur de sciences éco-

nomiques et sociales dans un lycée de banlieue, il habite la région depuis 15 ans, à l’époque où ila quitté la région familiale normande et coupé toute relation avec ses parents et ses quatre sœurs.Grand, sec et de nature très affable, Monsieur L. se passionne pour les grandes questions philo-sophiques et la place de l’Homme dans la nature. Auteur prolifique, il écrit des formes d’essaisen abondance à l’appui des données nourrissant ses cours.

En 1990, Monsieur L. occupe un poste à proximité de sa famille et se montre tout à faitdisponible pour ses proches et notamment pour ses neveux et nièces qu’il accompagne dans leursactivités sportives. Il rend également visite régulièrement à ses parents et leur confie qu’il en aassez de rendre service ainsi, et que sa sœur abuse de lui. Ses parents trouvent alors ses proposexagérés. Une fois comme une autre, sa sœur lui demande d’accompagner son fils, il s’y refusesans explication et part d’un seul coup. Lors d’un déjeuner suivant avec ses parents, cette mêmesœur les rejoint et revient sur l’épisode en plaisantant, ce qui n’est pas du goût de Monsieur L.qui s’en va pour ne plus jamais revenir. Il déménagera et changera d’établissement. Les quelquesnouvelles qu’il donne, suite aux demandes répétées de sa famille, sont laconiques et opposentune fin de non-recevoir à toute invitation. Ses relations sociales se réduisent à quelques amis aveclesquels il partage quelques violons d’Ingres comme la philatélie. Les années qui suivent sontéprouvantes sur le plan professionnel : l’adaptation à la rentrée de septembre pour de nouvellesclasses lui est difficile, il supporte de moins en moins le comportement des élèves qu’il juge demoins en moins compatible avec ses cours. Se développent la crainte d’être agressé par un élèveet l’idée qu’on pourrait facilement le poignarder dans le dos avec un ciseau pendant qu’il seraiten train d’écrire au tableau. L’arrêt-maladie le conduit à demeurer chez lui où il se renfermeprogressivement jusqu’à la déréliction. Un défaut de chauffage en plein hiver le conduit à croireque le concierge de son immeuble a sciemment détourné les conduites d’eau chaude de sonlogement.

Dans ces conditions, le patient arrive à l’hôpital dans un état physique très dégradé. Anorectiqueet cachectique, il aura été signalé aux services médicaux par le concierge inquiet.

Le système délirant de Monsieur L. se porte donc dans un premier temps à l’endroit de safamille puis gagne progressivement la sphère professionnelle. Il est conduit à trouver refuge chezlui mais en vain. Ses angoisses se porteront également sur son corps avec des somatisations(hypochondrie) délirantes intéressant l’appareil digestif.

Ainsi, ces deux narrations paradigmatiques de délire paranoïaque, la première à colorationsthénique et anxieuse, la seconde à tonalité dépressive, soulignent la nécessité absolue pour le sujetparanoïaque d’expliciter tout évènement venant à sa rencontre par rapport à sa propre personne,par le biais d’un système d’intelligibilité du monde ne laissant aucune place à l’ininterprétable.

Les caractéristiques du délire de Mme O. et de M. L. peuvent être regroupées en deux catégories.D’un côté, des signes positifs rendent le délire bruyant : se développe un système de pensée centrésur le sujet constituant une véritable grille de lecture progressivement totale du monde. On observeégalement une inflation du sens, la moindre action ou intention va signifier quelque chose au sein

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du système de croyances. De l’autre et en négatif, ces patients donnent l’image d’un monde(Umwelt) rétréci : le discours centré sur la persécution s’appauvrit, il n’y a plus de place pourl’autre en tant qu’altérité et physiquement ces personnes s’isolent. On remarque encore une granderigidité dans le raisonnement et la manière de penser de ces sujets recroquevillés.

3. Résultats

3.1. Critique des modèles cognitifs au regard des éléments cliniques

3.1.1. Bentall et al.Dans ce modèle (cf. supra), le mécanisme d’attribution, définie comme évaluation de la cause

d’un évènement particulier, joue un rôle clef : le biais d’attribution empêche des pensées de faibleestime de soi d’atteindre la conscience. La référence au modèle de la dépression basé sur le styled’attribution pessimiste est évidente : de même que pour le dépressif, le paranoïaque fait desattributions stables et globales pour les évènements négatifs. Ce qui lui est spécifique, c’est lecaractère externe de ses attributions [33].

Le modèle de Bentall pose des problèmes théoriques et pratiques importants. La théorie du selfutilisée ainsi que la distinction clinique sont d’abord contestables. Bien que la clinique continentaledistingue depuis la fin du xixe siècle paranoïa de combat et paranoïa sensitive, on n’observe pas depassage de l’un à l’autre au cours du temps. Sur le plan méthodologique, les processus d’attributionau centre de la théorie sont également complexes et dynamiques, difficiles à définir et mesurer.L’attribution anormale n’est établie que pour la forme « poor me » avec un questionnaire dédié[34] et n’est pas répliquée dans toutes les études.

L’utilisation de références théoriques psychologiques et la notion de défense renvoient à unetradition psychopathologique psychanalytique qui ne semble donc pas en contradiction avec uneapproche cognitive. L’accent est mis sur l’évitement de croyances négatives à propos du soi dansla paranoïa « poor me » afin de découvrir un substrat biologique via les systèmes impliquantl’apprentissage et la motivation. Cependant, les données sont putatives et controversées [29]. Deplus, se pose la question de la comorbidité dépressive qui expliquerait les données sans intervenirdirectement dans le mécanisme paranoïaque. L’instabilité de l’estime de soi est commode pourinterpréter des résultats hétérogènes mais la structure du délire paranoïaque est, elle, particulière-ment rigide. Le principe de la formation du délire est bien l’empêchement d’une émotion négativevia le mécanisme d’attribution, explication causale des bons ou mauvais évènements, concept issude la dépression.

Le modèle général de Bentall reprend classiquement deux grands types de facteurs :

• émotionnels (association la plus forte) : faible estime de soi, affect négatif et attribution pessi-miste ;

• cognitifs : jumping-to-conclusion, faible théorie de l’esprit, faible performance aux tests.

3.1.2. Freeman et al.L’intérêt majeur de ce modèle (cf supra) est sa prise en compte du contenu et de la forme du

délire. Il se présente comme une application particulière du modèle contemporain plus généralde vulnérabilité au stress [31] et pourra donc se lier à d’autres données pour un schéma bio-psychosocial global et génétique. Le rôle majeur et direct donné à l’anxiété s’appuie sur uneanalogie forte : anticipation à la menace, comportement de sauvegarde (fuite, évitement), pro-cessus métacognitifs plus larges (croyances et stratégies de contrôle de l’inquiétude), mauvaise

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perception de la menace percue. Le modèle place l’anxiété comme origine du contenu de menacede l’idéation de persécution. « Les pensées paranoïaques délirantes sont une extension anxieusedes idées négatives à propos de soi et des autres » [35]. À l’instar de Bentall, Freeman ménageune place importante au mécanisme d’attribution. Néanmoins, il en tient compte de manière pluslarge : ce ne sont pas seulement les événements négatifs qui sont l’objet d’un style d’attributionexternalisé mais également les évènements neutres et positifs.

Aussi l’attribution se joue-t-elle à deux niveaux : l’attribution d’évènements et l’attributiond’autres attributions et ainsi de suite. Cet effet de récurrence met en lumière l’enfermementcirculaire de la pensée paranoïaque et fait le lien entre délire de persécution et délire de référence.Par ailleurs, le rôle du raisonnement demeure ambigu : le délire paranoïaque est-il une croyance« incorrect » ou « uncorrected » ? Autrement dit, le défaut se trouve-t-il dans la croyance elle-mêmeou dans les mécanismes supposés permettant de la contrôler, et de la corriger si nécessaire ? Entout cas, l’incapacité à considérer des explications alternatives ainsi que les biais de raisonnementconfirmatoire sont manifestes en pratique clinique. C’est ce qui va donner le caractère de certitudeà la suspicion et transformer une conviction en délire.

Freeman adopte un point de vue empiriste en référence directe à Maher [17] pour lequel uneexpérience anormale interne est première. « Des expériences bizarres peuvent mener à des idéesbizarres ». À partir de là, on ne discerne pas très bien pourquoi le sujet ne pourrait envisager desexplications alternatives même teintées d’anxiété. Une autre critique concerne la question de lacausalité des facteurs envisagés. Leur combinaison varie beaucoup en fonction de chaque individuet il n’est pas question de leurs interactions détaillées. Par conséquent, il est difficile de prouverle rôle central de l’anxiété voire une condition nécessaire de cet affect dans la formation du délireparanoïaque. De plus, si l’on suit ce modèle, on ne voit pas ce qui distinguerait la paranoïa du délirede grandeur et de l’anxiété comme anticipation de la menace. Au sein même de la pathologie, ilremet en cause la ligne de partage classique entre névrose et psychose en focalisant les troublessur le poids des émotions [36]. Cependant, le délire paranoïaque peut être considéré justementcomme une seule dimension. En tout cas, il est remarquable que l’approche nouvelle centrée surle symptôme opposé à l’approche nosographique conduise à une démultiplication des facteursmis en cause. Alors que la formation du symptôme résulte pour Freeman d’une « interaction entreprocessus psychotique, croyances pré-existantes, personnalité et environnement », la nature duprocessus psychotique, délirant, n’est pas précisée.

3.2. Mécanismes cognitifs informés par la notion de perte de contingence

L’hypothèse de perte de contingence recouvre de nombreuses données expérimentales dis-ponibles. Nous déclinons les différents mécanismes cognitifs mis en évidence pour le délireparanoïaque qui lui sont associés au sein du domaine de la cognition sociale telle que définie parCombs et Penn [37], à savoir la théorie de l’esprit, le style d’attribution et la perception sociale etémotionnelle, et d’autre part, concernant les biais de raisonnement.

3.2.1. Processus d’attribution perturbéLes personnes saines ont tendance à attribuer les événements positifs à eux-mêmes et à mettre

en cause les circonstances quand les événements sont négatifs : c’est le biais égoïste normal (self-serving). Les paranoïaques présentent ce biais de manière exagérée en accusant les autres plutôtque les circonstances [38]. Une revue critique des études sur le sujet prouve en fait qu’il existebien un biais d’attribution externe pour les événements négatifs mais qu’il n’y a pas d’attributioninterne exagérée pour les événements positifs [15]. Mieux, une étude récente retrouve un biais

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d’attribution externe quelle que soit la nature de l’événement [39], ce qui correspond au caractèretotal (atteinte du rapport au monde) de notre hypothèse. Ce biais dépend par ailleurs de la phase dela maladie, puisqu’il n’est retrouvé que dans la phase aiguë, correspondant au symptôme de délireparanoïaque vrai [40]. Ces données corroborent un point de vue jaspersien sur la discontinuitéfondamentale entre prodromes et délire paranoïaque à expliquer par un trouble fondamental.

Lincoln [39] fait l’hypothèse peu convaincante d’une difficulté à prendre en compte une quantitésuffisante de facteurs dans une situation sociale complexe liée à un déficit neurocognitif comme unedysfonction exécutive ou un trouble de la mémoire verbal qu’il ne retrouve d’ailleurs qu’avec unefaible significativité. D’autres auteurs à partir des travaux princeps de Bentall sur la typologie del’attribution n’ont pas répliqué ces résultats. Au- delà des difficultés méthodologiques avancées parBentall [29], ce dernier évoque également une méconnaissance du processus générant l’attribution.Son hypothèse est que la décision d’attribuer une cause à un événement se produit à la suite d’unesorte de recherche cognitive parmi des causes candidates. L’étude de Merrin [41] a permis demieux connaître ce processus chez le paranoïaque en présentant une tâche dans laquelle le sujetpouvait poser autant de questions qu’il le souhaitait avant de décider de l’attribution. Les sujetsparanoïaques tendent à poser moins de questions que les autres (jump-to-attribution).

Ce point s’accorde bien avec notre hypothèse de perte de contingence qui établit une anomaliede l’attribution, non pas tant dans le style particulier qu’il peut arborer (la persécution tend à attri-buer aux autres des événements négatifs), mais dans la force de l’attribution. En effet, dans l’idéed’un monde où il n’y a pas de place pour l’ininterprétable, l’attribution est réalisée au plus vite. Lamême étude révèle de plus que le paranoïaque tend à poser des questions qui présupposent un cer-tain type de cause. Là encore, tout se passe comme si l’attribution était presque déjà faite, qu’elle nedemandait qu’une vérification, d’ailleurs inutile, réalisée seulement parce que celle-ci est deman-dée par les expérimentateurs. Les résultats disparates dans l’orientation du style d’attributionsont probablement en faveur de son caractère « dynamique » dans l’évolution de la maladie [31].Devant le scepticisme de McKay [40], mon hypothèse ici est qu’il n’y a pas d’orientation uni-voque : c’est la force d’attribution et l’attribution intempestive qui est caractéristique. Cette autrequalité du processus d’attribution est remarquée par la perte de contingence.

Freeman distingue deux types d’attribution qui semblent problématiques : d’une part, le faitd’attribuer des causes à des événements et, d’autre part, le fait d’attribuer des causes à d’autresattributions, ce qui nous conduit naturellement à la théorie de l’esprit.

3.2.2. Théorie de l’esprit troubléeD’abord théorisée à propos de la schizophrénie [4,42], la capacité à représenter le monde (repré-

sentations primaires) et à représenter ces représentations primaires (représentations secondairesou méta-représentations) semble concerner directement le délire paranoïaque. Une définitionopératoire de la théorie de l’esprit confirme cette assertion : capacité à penser aux pensées, auxintentions et aux croyances des autres [43]. Le modèle de Frith explique le délire paranoïaquecomme un dysfonctionnement temporaire du mécanisme de méta-représentation au moment tar-dif des inférences des intentions d’autrui. Ainsi, il n’existe pas de déficit aux étapes antérieuresd’introspection, de conscience de soi et de « self-monitoring ». Les données sont en fait controver-sées dans les deux revues de la littérature qui se consacrent à cette question. Harrington conclutà un déficit avéré [44] tandis que Brüne souligne les difficultés lorsque les sujets sont « souspression » [45]. Si le déficit est contesté et non spécifique, il est de toute facon moindre que pourd’autres pathologies ou symptômes. Cependant, dans une revue exhaustive des données récoltéesselon l’« approche transdiagnostique », Corcoran conclut à une association spécifique entre dif-ficultés de la théorie de l’esprit et délire paranoïaque sans pouvoir trancher entre un déficit, une

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incapacité à utiliser l’information dans une théorie de l’esprit intacte et une théorie de l’espritexagérée (hyper théorie de l’esprit) [43].

Nous retenons cette dernière hypothèse d’une hyper théorie de l’esprit à la suite de Abu-Akel qui la définit comme une attribution excessive des intentions d’autrui [46] et de Russellqui détecte une tendance à sur-interpréter des mouvements non intentionnels [47]. Le systèmedélirant interprétatif du paranoïaque qui intervient dans un monde où tout est nécessaire conduità la sur-interprétation et à un emballement de la faculté d’inférer des actions et des intentionsd’autrui.

3.2.3. Perception sociale et émotionnelleFreeman dans son modèle considère les biais de traitement de l’information comme des facteurs

importants dans la formation et le maintien des délires de persécution [48]. L’accent mis sur lesfacteurs affectifs conduit naturellement à s’intéresser à la perception sociale et émotionnelle [49].

Le test émotionnel de Stroop qui mesure le traitement visuel précoce et pré-attentionnel révèleune sensibilité accrue du sujet paranoïaque à la menace [50]. De même, il existe un rappel accrudes mots menacants et une tendance à corréler de manière illusoire des mots menacants, cequi reflète l’implication d’encodage plus profond et de processus de contrôle [31]. Par ailleurs,on observe un apprentissage implicite facilité pour les variations négatives des caractéristiquesfaciales et des traits de personnalité négatifs [51]. D’autres anomalies concernent la détectionvisuelle des visages et des expressions émotionnelles. L’étude des perceptions des émotionsmontre une capacité appauvrie [52] significative uniquement sur les émotions négatives.

Les caractéristiques de perception sociale du délirant paranoïaque ont fait l’objet de quatreprincipales études [53]. On note une perception d’hostilité des autres envers soi, une méfiance etun manque de confiance envers l’autre. Avec des protocoles de tracages du regard, on a pu obser-ver une détection réduite des scènes heureuses et plus large des scènes directement menacantesou ambiguës. Dans les scènes ambiguës, le sujet délirant passe moins de temps sur les aires mani-festement menacantes et beaucoup plus que les autres sur les aires non menacantes. En fait, lesprocessus perceptuels et inférentiels semblent étroitement liés en fonction de l’appréciation ducontexte.

L’implication de mécanismes très en amont de la chaîne de traitement de l’information (contrô-lés, pré-attentionnels) appuie l’hypothèse d’un trouble fondamental de l’expérience intérieure dumonde (être-au-monde). L’absence de menace des scènes ambiguës pourrait être interprétée parle paranoïaque comme une menace possible ou en tout cas comme une aire momentanémentininterprétable qu’il faudrait à tout prix interpréter au plus vite. Finalement, là où il y a menace,il n’y a plus de hasard à redouter, l’attention peut se porter ailleurs.

3.2.4. Biais de raisonnementLe biais « jumping-to-conclusion » consiste à accepter précocement des hypothèses comme

correctes, c’est-à-dire sur la base de moins de preuves que le sujet contrôle, autrement dit àrechercher moins d’informations avant de prendre une décision [54]. Il est connu pour concernerle délire en général [22]. Cependant, ce biais de raisonnement est particulièrement prononcédans le délire paranoïaque [41]. Souvent associé à un biais de rassemblement des données, il estsouvent présenté comme un argument en faveur d’un déficit cognitif des capacités de traitementde l’information [55]. Notre hypothèse place ce trouble du raisonnement en correspondance avecune difficulté à suspendre le jugement, à faire place au doute et à l’ininterprétable. Une forme deprécipitation court-circuite ainsi le déroulement normal du raisonnement.

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Fig. 1. Trouble fondamental du délire paranoïaque : la perte de contingence. Trois étapes ordonnées : de la perte decontingence au délire paranoïaque (systématisé, de mécanisme interprétatif, au thème de persécution).

Le biais « need to closure » désigne le désir de répondre, n’importe quelle réponse, plutôt quela confusion et l’ambiguïté. Il est clairement établi dans le délire de persécution [56]. En lien avecla perte de contingence, on peut traduire ce biais en termes d’intolérance à l’ambiguïté : le douten’est pas permis, chaque élément doit avoir sa place au sein du système d’interprétation.

Les études explorant les biais de raisonnement utilisent des tâches amenant le sujet à desjugements dans le cadre de la théorie des probabilités, supposant le sujet rationnel. Or, il paraîtjudicieux de remettre en cause l’applicabilité de cette théorie à l’endroit du patient paranoïaque :si la contingence permet de produire un raisonnement normal, on peut conjecturer que sa perteentraîne une irrationalité qui concourt à biaiser le raisonnement et surtout les modalités de sonévaluation.

4. Discussion

Notre hypothèse reprend un certain nombre de données expérimentales qui se montrentd’ailleurs fort disparates, en partie contradictoires, et donc à partir desquelles aucun modèlene peut pour l’instant prétendre à une explication satisfaisante.

Nous retenons du modèle multifactoriel et opératoire de Freeman la place de l’anxiété en lienavec la précipitation à attribuer. De là à placer l’anxiété au centre de la problématique, il y a ungrand pas que la clinique ne nous permet pas de franchir. La critique d’un modèle qui réunit desfacteurs hétéroclites en un « puzzle » [35] et qui semble bien paradoxal entre son but et ses résultats(focaliser l’étude sur un objet restreint et pourtant démultiplier les facteurs explicatifs), nous aengagés, à l’opposé, à rechercher l’unité du processus psychopathologique du délire paranoïaque.

Notre hypothèse conduit à rejeter le modèle de délire à deux facteurs qui distinguent chronolo-giquement et artificiellement la pensée délirante primitive qui serait liée à une forme d’expérienceet, d’autre part, l’acceptation de cette pensée. A contrario, elle soutient l’idée d’une pensée déli-rante d’un trait, via un trouble du rapport au monde que la phénoménologie permet de préciserconceptuellement.

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Fig. 2. Perte de la contingence : des troubles cognitifs reliés.

Qualifié parfois de psychose fonctionnelle, ce délire qui « semble quelque peu résistant à unstrict modèle neuropsychologique » [25] profite d’une étude nourrie de concepts importés de laphilosophie. À rebours des modèles à influence empiriste majeure, nous suivons les clinicienstraditionnels ainsi que les premiers chercheurs de la cognition : « Pierre Janet se prononce caté-goriquement contre l’emploi abusif du « besoin d’expliquer » en tant que mécanisme susceptiblede déterminer la genèse des idées délirantes » [11]. Globale, notre hypothèse embrasse tout lechamp du phénomène et rend compte de l’expérience clinique. La perte de contingence appa-raît nécessaire : on n’observe pas de délire paranoïaque sans perte de contingence. Est-elle parailleurs suffisante ? Il semblerait que d’autres symptômes (délire de grandeur, délire de référence)puissent avoir pour origine une perte de contingence sans pour autant exclure la présence d’undélire paranoïaque.

D’ailleurs, l’hypothèse d’une perte de contingence comme soubassement à plusieurs formesde délire est étayée par l’association prouvée du délire de persécution et des idées de références[57]. Nous proposons de relier la perte de contingence au délire paranoïaque selon trois étapesordonnées (Fig. 1) : le trouble fondamental se traduit d’abord par l’impérieuse nécessité de donner

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place et sens à tout élément au sein d’un système. La seconde étape est le caractère autocentré dusystème qui sinon pourrait être centré sur une autre personne ou une instance. La dernière étapeest que le sujet est victime (persécution), autrement pourrait-il être neutre (délire de référence)ou bénéficiaire (délire de grandeur).

Les expériences internes anormales avancées par Freeman sont mieux percues comme unetransformation de l’être-au-monde du sujet. La perte de contingence s’appuie donc sur le pointde vue de Jaspers sur le délire. L’anxiété et la dépression sous la forme de faible estime desoi soulignées par les psychologues cognitivistes, sont considérées ici comme des mécanismesattenants, non associés ou secondaires.

Enfin, il est avancé que les biais de raisonnement observés dans des tâches de décision pro-viennent d’un problème de rationalité fondamentale : chez ces personnes qui ont perdu la facultéde contingence, la théorie des probabilités ne peut plus s’appliquer de la même manière (Fig. 2).Il en résulte d’après nous de profondes difficultés épistémologiques à tester les compétences deces sujets via les tâches cognitives habituelles.

5. Conclusion

Nous avons présenté une étude critique des modèles cognitifs contemporains du délire detype paranoïaque nécessitant une approche interdisciplinaire. À partir de l’expérience cliniquede terrain, la rencontre fructueuse de la philosophie phénoménologique, dont l’influence sur lapsychiatrie est lisible dans les écrits de Minkowski et Lantéri-Laura, et, d’autre part, des sciencescognitives qui axent leurs recherches psychopathologiques sur le symptôme, nous a engagés àreprendre l’hypothèse phénoménologique de la perte de contingence comme primum movensdu délire paranoïaque à la lumière des études cognitives. Cette hypothèse heuristique s’accordeà plusieurs mécanismes cognitifs déjà connus et explique d’autres résultats expérimentaux. Elleoriente la recherche en laboratoire au plus près des conditions écologiques afin de mieux décrypterce phénomène capital dans la compréhension du délire en général et des pathologies psychotiquesdepuis les débuts de la nosographie psychiatrique. Reste la perspective thérapeutique qui consiste-rait à réintroduire cette contingence perdue : l’on n’y voit d’autre levier que psychothérapeutiquede nature environnementale, sans renforcement positif ni moyen intensif [58,59].

Déclaration d’intérêts

L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

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