€¦ · la muse aux bésicles de la crit ique les marges et la co nnaissance (mai—juin 1921 )...

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DU MÊME AUT EUR

R OMAN S

1 vo l

La Dame d e l'Ar c—en—Ciel

Scènes d e la vie littéraire à Par is

La Malabée

Baraho ur o u l’

H armo me umver selle

La T r entaine

ESSAIS ET CR IT IQUE

Par is vieux et neu f

Levo lutio n actuelle d u r o man

La guer re d es j o urnaux

1 vo l.

(Œuvr es libres) .

A GUST AVE T ÊR Y

d ir ecteur de I’Œuvre

en témoignage de gratitude .

A. B.

La Muse aux bésicles

DE LA CRIT IQUE

Les Marges et la Co nnaissance (mai—j uin 1 92 1 )ont proposé à notre examen l a question de l acritique littéraire

,qui constitu e

,semble-t—il

,un

excellent suj et d ’enquête,puisque

,déj à en 1 9 1 2 ,

l a Renaissance co ntemp o raine s’en était occupée

de l a même mamere . La critique littéraire est unpeu le serpent de mer des revues

,et vous s avez

qu ’on appell e serpent”de mer en argot dej ournaliste

,un suj et d ’articl e qui

,malgré son

état de fatigue extrême et de délabrement,co ntinue

à fournir de l a o Opie L’année prochaine o u

dans deux ans , les Facettes , ou I r is, o u Pégase,nous enverront , comme si de rien n ’était , unnouvel interrogatoire sur l e pass é , l e présent etl ’avenir de la critique ! Alors

,o n découvrira une

foi s de plus que l es critiques“

d ’auj ourd ’hui sontpour la plupart des i llettrés

,qu ’i ls ne l isent pas

les l ivres dont ils parlent et que leur influencesur l a formation des réputations est nulle . Onrépétera que l a réclame a tué la critique et l ’onconclura par ce cri Ah ! si nous avions unSainte—Beuve Mais l es po ètes et les romanciersne cesseront pas

,pour cel a

,d

at tacher une importance inc alcul able aux moindres comptes

8 LA MUSE AUX BÉS ICLES

rendus de leurs l ivres . Les critiques sont desnigauds

,et l eur crédit auprès du publ i c peut

se chiff rer par un zéro ; cependant , faites l e sil ence sur l e méchant ouvrage d ’un auteur

,o u

ne l e louez qu ’avec mesure,et cet homme

,dès

l ors,changera de visage en vous voyant . I l vous

considérera comme son mortel ennemi et nesongera plus qu ’à se

"

défendre par des représaillescontre l a haine qu ’i l a deviné o u qu ’on lui a ditque vous nourrissez contre sa personne et sesécrits .Mai s si l es récriminations des critiques sont

passées à l ’état d a séculaires l i eux communs,i l

en est de même d es plaintes qu ’avec plus deret enue,mais non moins d ’

aigreur , f o nt entendrel es critiques

,inj ustement accusés d ’

igno rance,de paresse et de p artialité . Je ne tomberai pasplus avant dans ces fastidieuses redites . R etenonsseul ement l e reproche si souvent fait à l a critiquede ne servir à ri en «Il lui vient à l a fois desj ournali stes qui afïectent de sourire au s eul motd e littérateur

,et des l ittérateurs pour qui le

j ournaliste , quel que so it son talent d’écrivain

,

ne sera j amais,du fait qu ’i l écrit pour l e public

sur des suj ets étrangers à l ’art,qu ’un misérable

noircisseur de papier .A quoi s ert l a o riti ue? demandez-vo us

,ô mo n

cher rédacteur en che et vous aussi,j eune poète

dont j e l i s ai s l ’autre j our un charmant petitpoème imité de l a dernière manière de M . Raymond R adiguet . Mais

,tout d ’abord

,est—il bien

nécessaire que l a critique serve à quelque chose?L

’action immédiate o u lointaine , est—ell e inhérente à sa nature? Un critique

,qui ne réussit ni

à créer des réputations,ni à déterminer le succès

d ’un livre , manque-t—il par cela même à sa mis

LA MUSE AUX BÉS ICLES 9

sion? Certainement non . Outre que l a portée d ’unar ticle dépend bien moins de son signataire quede l ’organe où i l p araît

,i l faut considérer que

l a critique littéraire ou d ramatique est unedes formes du j ournalisme

,au même titre que

le fait—divers o u-’

le petit papier de fantaisi e .

A quoi sert l e tait—divers? A quoi s ert l e p etitpapier J ’ouvre l e Matin et. j ’y lis qu ’une mèreet s a fi l l e o nt recueill i à ell es deux 350 ans d ’inter d ictio n de séj our pour 92 ans d ’âge . C

’estcuri eux ; mais que diable voulez-vous que

'

cela

me fasse? Je m ’en moque absolument,puisqu ’i l

ne me sert à ri en de l e s avoir .

-

Et cependant lerédacteur qui a rapporté cette information d uPalai s s e serait amèrement reproché de l ’avoirlaissé échapper

,et j ’imagine qu ’en l a lis ant l e

secrétaire de rédaction a souri et l ’a trouvéedigne d ’être publi ée

,de préférence à un autre

fi let qui est resté sur l e marbre E l le tientdans le Matin autant de place qu ’en pourraittenir un compte rendu de livre . E st—ce à direqu ’ell e intéresse plus de l ecteurs que n ’en intéresserait c e compte rendu? On me permettrad e croire le contraire .

I l n ’est pas nécessaire que la critique «

'

serveà quelque chose ce qui importe , c

’est qu ’el l eexi ste

,à côté de la chronique médical e et des

renseignements mondains,concourant à faire

du j ournal un miroir,une image aussi complète

et fidèl e que possible d e l a vie contemporaine ,multipl e et puissante .

D ’ailleurs . l ’opinion d ’après laquell e l a critiquen’

influerait à aucun degré sur le succès o u l ’insuccès d ’une œuvre

,j e ne la crois pas j uste . De

prime abord,j e l a repousse . So n caractère absolu

me met en méfiance . Je demande à distinguer ,

1 0 LA MUS E AUX BÉS I CLES

j e demande à voir . La critique,somme toute

,

c ’est de l a publicité , c ’est de la publicité desint éressée

, de la publicité non payée , de l a publicité favorable o u défavorable à un produit

,mais

c ’est de la publicité ; et cette publicité , l a seuledigne de foi , puisque la s eul e désintéressée , seraitl a s eule qui ne porterait pas? C’est absurde

,j e

refuse de l’ad mettre. Un article sincère et chaleureux fait beaucoup p o ur

un l ivre , à condition ,bien entendu

,qu ’il paraisse dans un j ournal lu .

Mais tous les critiques n ’ont pas le don de la persuasion

,et ceux qui l ’ont

,tous les l ivres ne le s

inspirent pas . La critique est l a critique,ce

n ’est pas l’élo quence.

Qu ’on me pousse un peu,et j e déclarerai sans

honte que la critique n ’a pas à rechercher cegenre d ’efficacité . E l l e est un art

,et qui porte

en soi sa raison d ’être et sa fin . Dans les j ournauxtoutefois

,el l e a un rôle d ’utilité à remplir

,qui

n ’est pas d ’influer sur la recette des libraires,

mais qui est d ’assurer incessamment,en colla

horation avec l ’enseignement des écoles,l e r é

crutement de l ’élite,de développer et d e

cultiver le goût des lecteurs , d’introduire peu à

peu ceux d ’entre eux qui sont susceptibles d ’init iatio n à une vie intel lectuell e supéri eure . E ll eest en somme

,et j e m ’excuse de le déclarer d ’un

ton si tra nchant,l a form e la plus haute du j our

nalisme.

M . Jacques Bo ulenger dont j e cite quelqueslignes en note

,pour le pl aisir de faire sentir quell e

( 1 ) Ces lignes o nt paru en d écembre 1 9 2 0 . J’

en rappro che

cet te o pinio n d e M . Jacques Bo ulenger ( j uin La critique

est un genre lit téraire entre les genres litt éraires comme la

LA MUSE AUX BÉS I CLES 1 1

nuance de pensée peut séparer un critique derevue et un critique de j ournal sur un point oùi ls sont d ’accord , M . Jacques Bo u lenger a définiplusieurs fois sa conception de l a critique . Selon lui

,

l a critique a pour but de définir l a phi10 50 phied ’une œuvre

,son esthétique , s a place dans l

’bistoire l ittéraire

,l ’école à l aquell e el le s e rattache

,

l es influences que peut avoir subies l ’auteur,l a

technique deEt

,en effet

,l a critique doit dire tout cel a

,mais

elle peut aus si dire autre chose,et

,par exemple

,

quel homme est l ’auteur,co mment il a le nez fait

,

comment il se tient à table,etc . On trouvera

,

dans le s pages qui suivent,quelques essais d e

cri tique inspirés de cette méthode . La critiquea li cence d ’user de tous l es moyens qui lui paraissent bons pour faire comprendre l e caract ère original d ’une œuvre , et le meill eur de tousces moyens n ’est—il pas de peindre l

’auteur?Bachelin ,

par exemple,o u Giraudoux T oute

licence pour l a critique exigeait j adis M . MarcelBo ulenger . I l aj outait Les critiques into lérantset viol ents

,

'

voire même inj urieux,sont de bons

citoyens . I l réclamait pour le critique le droitde franchir l e mur

,l e fameux mur de l a vi e privée .

C’est aussi l ’idée de Paul Léautau d .

Quant à moi , s ans al ler s i loin , j e ti ens pourdésirabl e de connaître l ’auteur d ’un livre

,quand

il s ’agit de pénétrer ce l ivre j usqu ’à son sensintime et caché

,ignoré de l ’auteur lui—même . Cette

préoccupation percera en plus d ’un passage des

coméd ie, co mme la po ésie ; elle ne se targue pas, enco re'

un

co up , d’

avo ir prat iquement beauco up d’

u t ili t é, que d is—je?elle so uhaite d

ê tre inu t ile, aussi inu t ile que p o ssible ; et l’ o nvo u d rait bien qu

elle y réussit M . Bo ulenger exag ère en so u

haitant que la cr itique seit auss1 inut ile que p o sa ble

1 2 LA MUSE AUX BÉS ICLES

chroniques réunies i ci ; c’est un plaisir pour moi

de retrouver l ’homme sous l ’auteur . T out en lisant,

j e l’imagine en train d’

écrire,j e l e vois assis à

s a table, le front penché , sa plume courant sur l apage

,et autour de lui l a vie mystéri euse de ses

obj ets préfères C’est en moi un besoin de fixer

mon esprit sur quelque chose de rési stant et d econcret ; tendance à faire ce que j

appellerai d e l acritique de r o mancier

,d e conteur . On fait ce qu ’on

peut,disait l ’autre

,et j e ne me dissimul e p a s

l es imper fect icne de c es brèves études , tropsouvent improvisées

,encore que l eur s eu l mérite

,

si el les en o nt un,soit p eut- être d ’avoir é té

j etées sur l e p apier sans réflexion,sans cal cul

,

comme ça venait H él as ! ce n ’est pas l aspontan éité qu ’on d emande au critique

,c ’est

,au

contrai re,cette pondération intell ectu elle dont

j e suis complètement dépourvu .

Puisqu ’ i l en est ainsi,pourquoi diable faites

vous d e la critique? me demandez—vous . C’estque j e m ’y suis mls 1 1 y a une quinzaine d

’annéespar hasard et contre mon gré . J

y ai pri s goût ,j ’ai continué

,mais j e sens bien que j ’ai eu tort .

Après avoir parl é de la critique en particuli er ,j e voulais parler de l a littérature contemporaineen général . Et pui s j ’y ai renoncé

,de crainte d e

montrer un pessimisme excessi f . Et puis j e mesu i s dit : T ant pis Al lons-yVous l a trouvez intéressante

,vous

,cette fa

meuse littérature d ’après guerre? A mo n avis,

ell e se ressent terriblement de la cri se économique ;so n marasme est un signe de la contrainte et del ’inquiétude universel les ; son caractère mer

LA MUSE AUX BÉS ICLES 1 3

cantile est un aspect de l ’abaissement g énéraldes Je m ’étai s bien promis de ne pasemployer de grands mots

,mais il s viennent

d ’eux—mêmes,on m ’

excusera .

La vie”littéraire proprement dite est commesuspendue . Les dernières querel l e s s e sont éteintes .Néo -classiques

,néo -symbolistes

,d ad aïstes

,re

no nçant à s’

exterminer , o nt l aiss é tomber l eursarmes . I l n ’y a plus d ’écol es vivantes , ni de d o ctrines en action . T out au plus , quelques groupements fondés sur l ’amiti é , sur l es sympathi espersonnelle s . Sans conviction bien forte

,et comme

pour parer au plus pressé,chacun travaill e dans

s on coin à des b esognes de rapport . Quant à l agénérati on d e l a guerre, la génération sacrifiéel a génération décimée

,que le cat aclysme a sur

pris dans l ’ instant même qu ’ el l e touchait à s onpl ein épanouiss ement et dont on voit bi en

,à c e

qu ’ elle donne maint enant,qu ’ ell e eût pu pro

d uire des fruits magnifiques , j e crains bienqu ’ell e ne nous rése rve p lus de surpri s es . Ce n ’estqu ’une impression . Mais c ’est

,pour un homme

de trente—cinq o u qu arante ans , une impressionbien mélancolique

,c ’est l a première rouill e d e

l ’automne . La j eunesse et_ses vastes espoirs sont

encore si proches,et voilà déj à qu ’ i l faut pass er

le flambeau à d ’autres? A qui ? Je l es cherchedes yeux

,j e ne les distingue pas nettement .

Où le spectacle est l e plus navrant , c’est du

côté des poètes . Depuis l a mort d ’Apo llinaire,plus ri en . Je me demande si l ’aventure poétiquefrançais e

,commencée i l y a cent ans

,n ’ est pas

bel et b ien finie . Dans l e roman , cel a vamieux/il y a un peu d

entrain , grâce au succèsde Pi erre Beno it ;mais tous ces récits d ’ aventure sne s ’él èvent pas très haut . On sent tr0 p que

1 4 LA MUSE AUX BÉS I CLES

l eurs auteurs rêvent tous,plus ou moins cons

ciemment,de refaire le coup d e l’Atlantid e. Quant

aux psychologues il règne chez eux un acad émisme

,un esprit scolaire et bourgeois

,un

pseudo -dandysme , une élégance de convention ,un air à l a mode , qui eût profondément dégoûtéStendhal , leur prétendu maître .

Par bonheur,les critiques font meilleure

figure . J ’admire fort notre écol e actuell e de crit iqu e . Autant que ma faibl e connaissance deslitt ératures étrangères peut me permettre del’

affirmer , la France est l e pays du monde o ù

l a culture des idées est présentement l e plusflorissante .Voilà les remarques que j e m etais proposé de

placer en tête de ce recueil . E lles sont à l a foissommaires et eXcessivement ambiti euses . Les

motiver,l e s nuancer demanderait tout unvolume .

J ’aime mieux m ’en tenir là et , pour l es nuances ,renvoyer l e lecteur bi enveillant aux aperçusmoins généraux qu ’ i l trouvera épars dans monlivre .

1 6 LA MUSE AUX BÉSICLES

Bonne chance ! Aucun de nous ne devaitle revoir . R éduit en fumée . Disp ersé par levent .

Quand nous causions de ceux qui formeraientplus tard

,qui formaient déj à l ’élite littéraire de

notre âge,André du Fresnois avait coutume de

dire : I l y a d ’abord Jean Giraudoux». C’estdonc sur ses conseils que j e lus les premiersouvrages de celui qui vient de nous donner lesLectures p o ur une o mbre. Ouvr ez le volume '

à l a prem1 ere page,vous y trouverez \ cette

d édic ac e

ANDRÉ DU FR ESN O I S

d isparu .

L’

o mbre à l ’intention et à l a mémoire de qui lesLectures de Giraudoux ont été écrites , c

’est l ’ombrede du Fresnois . Pour qui a connu l ’un p ar l ’autre ,pour qui ne peut plu s voir le survivant qu

’àtravers l ’ombre d u disp aru , cette dédicace estbien émouvante .

Le Jean Giraudoux , en e ffet , nedoit qu ’à de très petites erreurs de l a bal istiquemoderne de res pir er encore l’air o ù flotte

,éparse ,

l a s ubstance de du Fresnois . Le ruban rouge d es a poitrine

,les trois chevrons de sa manche droite

avertiss ent d ’abord que voici un homme au suj etde qui l e destin eut certaines hésitations et peutêtre des regrets . Il combattit en Als ace

,en

LA MUSE AUX BÉS I CLE S 1 7

Lorraine , aux Dardanelles et en divers autreslieux. Puis il s e transpo rte au Portugal , commemembre de l a mission militaire franco-britannique ; puis aux États—Unis où l

accueillirent

avec l ’enthousiasme propre aux gens de cepays ses anciens condisciples de l

’UniversitéH arvard . E lève de H arvard , normalien de la rued

’Ulm,ainsi s e définit la haute formation intellec

t uelle de Giraudoux . Lui ferai—je plaisir si j e disqu ’i l est resté b eaucoup plus de H arvard que deNormale supérieure? Physiquement

,rien en lui

du j eune professeur,gauche de manières et pr o

vincial d’

habits. Jean Giraudoux est grand ,glabre

,use d u monocle plus volontiers que du

binocle,j oue au tennis

,pratique un peu tous le s

sports . Et i l b adine , i l badine d’une manièr e

incessante, et sur les suj ets qui parais sent se prêterle moins au badinage . Mais on ne s ’en aperçoitpas touj our s . C

’est un pince—sans—rire . C’est

un humoriste,c ’est un fantaisiste . Avec cela ,

c ’est un diplomate . I l appartient Dieului pardonne ! à l ’administration du quai

Chez lui , l ecrivain est en relation intime avecl ’homme . I l n ’a pas fait deux parts de s a vie lapart littéraire et l ’autre . So n o euvre n ’est pasextérieure à lui-même . E l le est faite des péripéties ,transposées

,de so n existence nomade , aventu

reuse,

fantaisiste . J ’emploie ce mo t pour l aseconde fois

,et j e suis sûr qu ’i l r eviendra a plu

sieurs reprises sous ma plume avant la fin de cetarticle . Il est la définition complète de Giraudoux .

Nous avons présentement,en l ittérature , une

école fantaisiste en regard de l aquelle les autre sgroupements

,les autres tendances , sont quan

t itativement peu de chose . Poètes et prosateurs2

1 8 LA MUSE AUX BÉS I CLES

fantaisistes sont le nombre,et

,s ’ils ne sont pas

encore le succès , cela ne s aurait tarder . Sans laguerre

,qui les d ’ailleurs décimés

,l a plupart

d ’entre eux connaîtraient auj ourd ’hui l a noteriete promise à leur talent . Giraudoux est un deces nouveaux écrivains vers qui l a confuse curiosité d u public se porte en dépit des tragiquesdistractions du moment .

Les académiciens Goncourt o nt failli donnerleur prix aux Lectures p o ur une ombre. R éflexionfaite

,i ls ont préféré couronner La F lamme au

po ing , de M . H enry Malherbe , o ù nous sont proposées des images de guerre moins paradoxales .Ils o nt eu peur . I ls ont eu tort . Mettons , s i vousl e préférez

,qu ’ils o nt eu raison . La question n ’est

d ’aucune importance .

La guerre selon M . Malherbe ress emble fortà l a guerre selon M . Barbusse ell e est faite uniquement d ’

ho rr eurs. E st—ce l a vrai e guerre? E stce toute l a guerre? C’est la guerre éprouvée pardes écrivains dont la s ensibilité est l a facultémaîtresse . I l en va bien autrement avec JeanGiraudoux l e fantaisiste .

A l a guerre , Giraudoux s’amuse avec tant

d ’esprit et d’

imper tinence qu’on serait tenté

de dire qu ’i l s ’amuse j usqu ’à l ’abus si l e droitd ’un homme qui nous revient avec trois b lessureset la croix de la Légion d ’honneur n ’était d eprendre son plaisir partout où i l l e trouve et d enous le faire partager par les moyens qu ’i l j ugeconvenables . La guerre de Giraudoux est unepartie de campagne

,une partie de tourisme

,une

suite de promenades à pied sur d es ro utes en50 =

LA MUSE AUX BÉS ICLES 1 9

leillées, à travers des paysages verdoyants e tpropres , aux maisons vernies comme des j ouets .Là tout est pimpant , gai , pittoresque , drôle ,comique , cocasse , b ouffon. R ien n

’est sérieux nimême tragique .Les soldats sont de grands enfants

,

leurs chefs aussi . Giraudoux note d ’un trait vi fl eurs réactions touj ours puériles et souventdésordonnées . La guerre de Giraudoux n ’est pasl ’état violent dont parlait Lazare Carnot : c ’estun état abracadabrant

,j e dirai s : rigol o

,si j e

ne craignais de soulever de légitimes protestations et cel le de l ’auteur la première .

La partie capitale du récit se rapporte à l ’entréedes troupes française s en Als ace ( août eti l est possible qu ’à cette époque

,où nos réserviste s

étaient encore de s civils habillés en militaires,

l’

e5prit et le s habitudes de paix , apportés sou sle s armes

,aient créé une atmosphère toute d iffé

rente de celle qui pèse depuis trois ans s ur lestranchées

,une atmosphère de contrastes brusques

et d ’

ad aptatio ns impar faites. Mais i l e st certainque beaucoup d ’écrivains nous avaient fourniavant Gir audoux leurs témoignages sur cettepériode de l a guerre

,et qu ’aucun d ’ eux ne nous

avait préparés aux Lectures p o ur une ombre.

L’effet de sur pris e est étourdissant , et il persiste .

Par endroits,il fatigue

,on ne comprend plus , l a

téte vous tourne,et c ’est alors qu

’on se demandesi Giraudoux ne pousse pas la fantaisie j usqu ’auprocédé . Mais non

,il n ’est j amais plus près de s a

vraie nature que lo rsqu îil a l’air de tirer le s ana

logies p ar le s cheveux,ce qui ne l ui arrive , au

reste,que de loin en loin . Si fort qu ’i l s e diver

tisse si loin qu ’ i l s e l aisse entraîner par son j eu ,i l demeure lucide

,i l garde de lui—même et de

l ’univers une vue tout à fait raisonnable . Un

2 0 LA MUSE AUX BÉSICLES

profond détachement l’habite, qui participe dustoïcisme le plus fi er . Par ce côté , auquel du Fresnois attachait tant de prix , Jean Giraudouxest un petit maître que j

o serai qualifier declassique .

20 Janvier 1 9 1 8 .

COLETTE

On cite,de Colette , ce trait

E l l e était dans un compartiment de chemin defer

,en route pour l e Midi . C’était l a nuit . Colette

dormait . So n compagnon de voyage la réveilla .

Voyez donc,lui dit-i l

,l e magnifique clair

d e lune.

Une nuit de velours mauve et d ’argent b aignait l a vallée du Rhône .

Colette ouvrit un œ il,fit entendre une sorte de

petit grognement,et s e rendormit .

Voici l e matin , l’arrivée à Mars ei ll e

,l a chambre

d ’hôtel et la nécessité d ’écrire un conte pour unj o urnal . Colette s’at table

,i l l e faut

,devant l ’encre

et le papier . Allons , un peu de courage Sa plumes e met en Deux heures après

,ell e

signait une de ses pages les meill eures,et c ’était

la description d ’un clair d e lune sur l a vallé e d uRhône , une description d

’une précision,d ’une

plasticité qu’

eût envié e Chateaubriand s’i l avait

connu Colette et si so n orgueil ne l’eût empêchéde se comparer à qui que ce fût .Pourquoi cette anecdote m ’ est—ell e r evenue à

l ’esprit tandis que j e lis ais Les H eu res lo ngues?

Obstinément , l’image d ’une Colette tout eng o ur

, die par une nuit de chemin de fer, dominant pourtant l e désarroi

,l e dépaysement éprouvé devant

22 LAMUSE AUX BÉSICLES

l ’accueil glacé d ’une chambre d ’hôtel, et travai l

l ant,peinant

,luttant contre la fatigue et l a

fièvre,et atteignant sans cesse, et comme si elIe

s e j ouait , à la réussite parfaite de la phrase,au

choix j uste et neuf de l’épithète, obstinément cetteimage me hantait . Pourquoi? J

’ai peur de metromper en disant que la plupart des morceauxrass emblés ici o nt é té rédigés dans les mêmesconditions que la description du clair de lune surla vallée du Rhône . Mais

,puisqu ’une tell e sup

position ne peut qu’

aj o uter plus de prix à‘ ma

louange , j e ne devrais pas hésiter , j e devraiscourir d ’un cœur léger les risques d ’une erreurque Col ette s era seule à

Colette j ournaliste .

E ll e l ’a touj ours été . Quand ell e n’ écrivait pasdans les j ournaux à cinq centimes

,o u à deux sous,

elle écrivait son j o urnal, à ell e,qui

,mois après

mois,finissait touj ours par faire un roman de

trois cents pages . Mais ce j ournalisme—là n ’a riend e commun avec le premier

,et peut—être en est-i l

exactement l e contraire . Passant de l ’un à l ’autre ,Colette n ’a cep endant chan

gé ni de personnalité

,

ni de tempérament . E ll e s ’est a d aptée l e moinspossible au métier d e faiseur de petits papiersMais el le s ’est adaptée

,et el l e a créé ainsi une

forme de j ournalisme absolument nouvelle,un

j ournalisme lyrique,lyrique n ’est pas synonyme

d’

entho usiaste,

fondé sur les rencontres quotidiennes d ’une vie de femme

,de mère

,de voya

geus e , d’artiste

,avec l es événements de l’his

toire . I l est vrai que,lorsqu ’elle l e daigne ,

Col ette sait revêtir sans gêne l’imperso nnalité

24 LA MUSE AUX BÉS ICLES

tandis que la tristess e de Colette… mais il suffi tpuisque Col ette n

’ est plus triste . .

Colette n ’est plus triste , Colette n’est plus

dégoûtée . E l l e n ’est pas gaie , non , ell e est co ntente ; ell e ronronne , dirai—je en me servant d

’uneimage qu ’ell e aimera

,comme une grosse chatte

s atis faite . Voilà l e mot , Colette est s atis faite .

Parce qu e’ ll e a b eaucoup pâti,elle s e fût satis

fait e à moins,mais

,

- parce qu ’ell e a b eaucouppâti

,elle demeure frappée

,malade , infirme d

’uneinfirmité qui s ’appell e l’inapt itu d e au bonheur .

Satis faite , mais satis faite s eulement .Satis faite d ’être j ournaliste? Pas précisément ,et l ’influence du j ournalisme ne s erait pour ri endans sa transformation

,si cell e-ci n ’accusait un

certain durcissement auquel l es l ecteurs de LaVagabo nd e s eront sensibles en lisant Les H eures

lo ngues. Là est le s igne , à peine perceptible,de

l’

empriSe professionnell e . Loin de geindre ainsiqu"ell e faisait naguère

, Col ette moralis e , en appell eau bon sens et à l a raison . Ah cela ne lui arrivepas souvent . Enfin , cela lui arrive . Sa s antémoral e est aussi b onne que possibl e .

Colette patriote .Car

,j e l e répète

,s a s anté morale ne laiss e ri en

à désirer . Un fond solide est réapparu en ell e pourla soutenir : Col ette s ’est rappelé que son pèreétait capitaine au 1 9 1”régiment d e zouaves .

Je voudrais faire quelque chose pour vous,

dit Napoléon I I I à ce brave .Mais

,Sire

,j ’ai l a croix et quelques mé

d ailles.

N e puis—je rien vous donner de plus?

LA MUSE AUX BÉ S ICLES 25

Un grognard de la R évolution eût répondu :Une paire de souliers .

Le père de Colette était amputé d ’une j ambe .

Une paire, c

eût été trop .

Une béquill e,Sire ,fit—il.

Il obtint,avec la béquill e

,une petite percep

tion dans l’Yo nne.

Fi l l e d ’un capitaine devenu p ercepteur,Colette

devait adopter,devant l a guerre

,des s entiments

sans mélange . Individualisme anarchique , Colettene te connaît plus . E l l e vibre désormais avectoute la France . D ’autres écrivains de son sexeo nt cru qu ’i l était dans l eur nature de protestercontre la foli e et la cruauté des hommes . Aussio nt-i ls versé dans ce qu ’i l est convenu d ’appel erla sensiblef ie humanitaire . En Colette patriote ,aucune trace de cela

,mais la fi erté carrément

affiché e d ’être Français e et fi ll e d e zouave . Sa

mélancoli e ell e—même,cette chère mélancoli e

dont ell e n ’a gardé que j uste ce qu ’ i l faut pourmieux goûter sa quiétude prés ente

,ne s ’exprime

plus guère que sur l e mode ' patriotique : « Peu

de temps a suffi pour que j e ress ente , aux heuresambiguës du j our

,lemal de n ’être qu ’une Fran

çaise détachée de la France et éloigné e de ce q uicompte pour ell e plus qu

’ell e—même : son amour ,Sa patri e

,so n foyer . C

’est une douceur bi enhumble

,mais bi en amère que de songer J e suis ,

à cette heure,toute pareill e à n ’ importe quell e

fi ll e d e France qu ’on eût envoyée ici . J e suis toutepareill e à la petite bonne français e que j ’ai vueemplir hier une lampe à pétrol e en cachant desyeux rou gis et anxi eux ; pareill e à l a marchande

26 LA MUSE AUX BÉSICLES

de j ournaux de Milan,Français e mar1 ee à un

Italien, qu i répondait avec impati ence Oui ,

o ui,tout à l’heure et oubliait l es clients pour

lire no tre communiqué .

Nouvelle Colette,patriote et j ournaliste

,s erez

vous la dernière? Ou bien une autre Colette nousest-ell e promise

,née avec cette Bel—Gazon de qui

les balbuti ements font encore qu ’ell e ti ent pourun vain bruit la s avante mélodi e des phrases etpour un indigne dérivatif l es confessions aupublic?

2 7 J anvier 1 9 1 8 .

PIERRE MAC ORLAN

Les Lectures pour une o mbre, de J ean Giraudoux

,m ’ont fourni une première occasion d ’entre

tenir l es l ecteurs de l ’Œuvre d ’un groupe de nouveaux écrivains qui prés entent assez de traitscommuns pour être rangé s sous une même étiquet te. Ce sont l es poètes et l es prosateurs fantaisistes. Aussi bien l e mo t groupe ne saurait—ilêtre employé à l eur propos dans son sens ordinaire ,étroit . Le caractère même de l eurs tendances l eurinterdit d e reco urir à l a solidarité grégaire enus age dans l es chapell es

,cénacles et coteri es . Ils

sont fantaisistes à tel'

poi nt qu ’i l s ont rompudès leur début avec la camaraderi e dont l eursa înés avaient fait un système . Je ne sach e p asqu ’il s aient coutume de s e réunir au café pour s econgratuler et rédiger l es uns sur les autres d esarticles exclamatifs . Ils n ’ont pas d ’organe commun . Aucun directeur de j ournal o u de revue ,aucun éditeur n ’a encore eu l ’i dée de centralis er ,s i l ’on peut dire

,l eur production . Il s marchent

en ordre dispersé,en tirailleurs . Je ne l es en feli

cite ni ne les en blâme,mais j

incline à croirequ ’une tactique un peu di fférente l eur eût étéplus profitabl e . Dans la société où nous sommes ,l ’i solement

,l ’indép en d ance des mœurs constituent

un danger de mort . Les circonstances de temps et

28 LA MUSE AUX BÉS I CLES

de li eu et , par surcroît , l eur 1nd ivid ualisme foncier , l eur « fantaisi e»

,o nt voulu que l es écrivains

dont j e parl e courussent ce risque dès l’âge o ù

ceux qui l es ont précédés éprouvaient encore l eb esoin de l’entr ’aid e et cherchaient dans unéchauffement mutuel l e stimulant

,l’

ar d eur , l’en

train , l a confiance sans laquell e l e passage du capde la trentaine est pour l ’homme de lettres unesi redoutable épreuve de sa résistance moral e etde la réalité de s a vocation . Puiss ent ces irréguli ers ne pas avoir à s e repentir d ’une téméritétrop contraire aux exigences de l ’époque !

Un des plus connus d ’entre eux est auj o urd’

hui Pi erre Mac Orlan . Un des plus connus ,est—ce beaucoup dire Pi erre Marc Orlan, qui collabo rait avan t la guerre à un j ournal à gros tirage ,raconte que

,s ’étan t nommé par son pseudonyme

littéraire à s es camarades du régiment o ù i l futmobilisé en août 1 9 14

,i l fut plus surpri s que

peiné de constater que sa signature , impriméeune ou deux fois par s emaine à un million d ’

exem

plaires, n’avait laissé aucune trace dans l a

mémoire d e ses l ecteurs,et i l conclut

,et il a sans

doute raison de conclure : Ce qui intéress e l epublic dans un conte

,dans un article

,c ’est l ’ar

t icle, c’est l e conte . Le regard de ma conci erge

s ’en détache avant d ’avoir déchiffré la signature .Et nano eru d imini.Les Pattes en l

a i r,La Maiso n d u Reto ur écœu

rant, Les Co ntes d e la p ipe en terre, Le R ire jaune,Les Po isso ns mo rts, Les Bo urreurs d e crânes,L

’U—71 3 sont l es « ouvrages»du même auteur ,dont l a feuill e de garde du Chant d e l’équipageno us

LA MUSE -AUX BÉS I CLES 2 9

présente la nomenclature . C’est avec

ce coquetbagage que Pi erre Mac Orlan va franchir la dernière étape de son voyage vers la célébrité . Un telvoyage n ’ est pas touj ours d ’agrément

,pour qui

s ’ est embarqué sans’

au tremonnai e d ’échange queso n tal ent . Et me voici amené à définir d ’abordle talent d e Pi erre Mac Orlan . Définition malaisée. Pi erre Mac Orl an n ’est pas un styliste : s esphrases s e suivent un peu à l a diable

,et i l ne

raffine point sur l’épithète ou l’ad verbe. Pi erreMac Orlan n ’est pas un constructeur l ’armaturede s es romans pêche par j e ne sais quoi d e flasqueet de mou . Pi erre Mac Orlan n ’est pas un pensaur o n imagine difficilement des ouvragesplus étrangers que l es si ens à toute idéologi e .Pierre Mac Orlan n ’est pas un observateur

,un

psychologue,j e veux dire que la vérité des carac

tères n ’ est pas chez lui l ’obj et d ’une préoccupationessenti ell e . Qu ’est—ce donc qui fait l ’attrait de s esrécits

,la fascination exercée p ar s es personnages

sur quiconque est entré dans l eur commerce ?C

’est l ’atmosphère que Pi erre Mac Orlan cré ecomme il respire .

Ici,ma tâche de critique d evi ent plus ardue

encore,et j e me vois réduit à accumuler l es ad jec

ti fs : atmosphère nostalgique , marine , aventu

reuse,enfumée de tabac , parfumée d e goudron

et d ’alcool,balayé e de brusques coups de vent

,

et qui tour à tour o u à l a fois s ent l ’écuri e,l a

soute,la cuisine à l ’ail

,l e poisson frais

,l ’opium

,

la sueur et le s ang . Atmosphère homogène , parceque les éléments qui la compos ent si divers qu ’i lssoient

,tendent naturellement a s

harmo niser

et que, d’

instinct,Mac Orlan les dos e très

subtilement . R i en n ’est moins volontaire qu el ’art dont cet amalgame procède . La s ensi

3 0 LA MUSE AUX BÉS I CLES

bilité et l ’imagination en sont les s eules lois .

Si Pierre Mac Orlan est un humoriste,qu ’on

lui reconnaiss e toutefois une qualité dont lesprofessionnels de la bouffonneri e sont dénués pardestination j ’entends la faculté sympathique .Notre auteur aime la vie d ’un amour farouche etmélancoliqu e , et i l l

’aime surtout dans ses formesvagues , composites , baroques , inclassables . I laime la nature humaine d ’un sentiment trèspitoyable

,et i l s e p enche avec une tendres se

toute particulière , presque exclusive , vers s estypes dép areillés

,en qui ell e s e manifeste avec

l ’ intensité primitive . I l est bien significati f à cetégard que les princi paux personnages de sesromans et de ses contes n ’

exercent , quand ils enexercent , que des pro fessions imprécis es . Moralement et socialement , c e s ont des anarchistesincohérents

,des nomades , des fantaisistes , et ,

puisque cette épithète est aussi cell e qui convi entl emieux à l eur p eintre

,c ’est s ans doute que celui—ci

met en eux beaucoup de lui-même .Pour l ’imagination , Pi err e M ac Orlan n ’en

craint point . L’

affabulatio n du Chant d e l’équ ipage vous le prouvera tout à l ’heure

,si

,pour

votre malheur,i l ne vous est arrivé de lire ni

La Maiso n d uReto ur écœurant, ni Le R ire jaune,niL

’U-7l3 , r omans de j oyeus es , épo ust o uflantes,et ho rrifiantes aventures .

Dans un petit port breton , M . Kruhl vit à

l ’auberge . I l y résid e , i l y est à demeure , et parce côté il est déj à au premier chef un personnaged eMac Orlan . Sa nationalité? H ollandais e , maiss i j uste assez cependant pour lui p ermettre ,

P.-J T OULET

Un roman de M . T o ulet , M o n amie N o ne,est

à l ’origine de toute une littérature légère qu ’oncultive surtout à l a Vie Parisienne. M . T o ulet luimême n ’a-t -il pas collaboré à cet aimable organe?C

’est donc un écrivain très important . C’est un

chef d ’école et non seulement de l ’école de l aVie Par isienne, ce qui serait trop dire et trop peuà l a fois

,mais aussi de cette école fantaisiste dont

j e ne crains pas qu ’on me reproche”

de parleravec insistance , puisqu

’ell e est la moins ennuyeusedes écoles

,qu ’ell e est en somme buis

so nnière de l a littérature contemporaine .

T out chef d ’école qu ’i l est,M . T o ulet a des an

cêtres. Voltaire,Laclos

,le marquis de Sade

,

Stendhal “, Anatole France , Barrés figurent dansson ascendance

,avec les poètes et les philosophes

ori entaux . E t ces influences,en se mêlant au

génie naturel de notre auteur , o nt composé unamalgame extrêmement dense

,dur et brillant . Les

écrits de M . T onlet ont des arêtes , des cassures ,un profi l

,un volume

,un éclat que le s véritables

amateurs s e plaisent à reconnaître de loin . Maisi l est vrai que les véritables amateurs sont rares

,

et que l a réputation de M . T o ulet n ’a pas encoredépassé un petit public . Beaucoup de temps nesuffira peut—être pas à faire de lui un romancier

LA MUSE AUX BÉS I CLES 33

à gro s tirage . Il s ’en moque,d ’ail leurs . A en

j uger sur l ’apparence , M . T o ulet nourrit un parfait détachement de la gloire et de ses pompes .

crire, écrire peu , pour le seul plaisir de soi et deses amis ; semble avo ir été j usqu

’à présent sonunique règle dans le méti er d ’homme de lettres .H omme de lettres , i l l

’est pourtant,et avec une

intensité , et à une profondeur dont i l est peud ’exemples auj ourd ’hui . M . T o ulet a toutes lesqualités de l ’homme de lettres vrai

,de l ’homme

de lettres pur,et i l a aussi quelques—unes des par

ticularit és de l ’homme de lettres de salon,aux

quelles s ’aj outent en le s renforçant quelques—unsdes travers de l ’homme de lettres de grand bar .Notez bien vite que j ’ignore quelles sont

,depuis

quelques années,sa vie et ses mœurs . M . T o ulet

a quitté Pari s pour la province , c’est tout ce que

j ’ai pu savoir . Mais sur l e T o ulet parisien de naguère, les anecdotes abondent . Représentez-vousune sorte de Christ repli é , dégoûté , hargneux ,terriblement ross e et incisi f , et noctambulecomme la guerre veut que nous ne le soyons plus .

Ses œuvres M . d u Po ur,homme public ; Le

grand d ieu Pan ,traduit de l ’anglai s d ’Arthur

Machen Le Mariage d e Do n Qu icho tte Les ten

d res ménages M o n amie N ane Comme une fantaisie, enfin , dont j

’ai à vous rendre compte . Jevoudrais l e faire avec la légèreté convenable et ,pour ainsi dire

,sans y toucher .

Ce l ivre est formé de troi s petits ouvragesOmbres chino ises, La Pr incesse d e Co lchid e etL

étrange R o yaume, datés de 1 90 7, 1 9 1 0 et 1 90 3 .

Le plus —ancien , L’

étrange Ro yaume, révèle une3

34 LA MUSE AUX BÉS ICLES '

composition logique , suivie . Les deux autressont faits de pièces détachables , réunies par l elien d ’une action extrêmement capricieuse etvague

,si tant est qu ’il y ait une action . Les

Ombres chino ises mettent en scène des personnages qui sont évidemment nos compatriotes

,

mais que M . T onlet s ’est plu à déguiser en fi ls)d u

Ciel , conformément à l a mode du XVIIIe '

SÏÈCIC.

Mais, d ans l es contes de Voltaire , l e travestissement est mieux aj usté , et i l est à la fois plustransparent . Chez M . T o ulet , l e costume chinoispèche volontairement contre la vraisemblance .So n philosophe Lao—T sou , son poète Fô

,son

mandarin Jan—Chicaille laissent voir , entre les pansde leurs robes brodées , des pantalons de chevio te écossaise , et cela est assez plaisant , nonsans froisser en nous un certain sentiment de l aperfection

,de l’achevé, du cohérent dont j e n ’ose

a ffirmer qu ’ i l soit recommandable de faire fi dansles genres l ittéraires les plus éloignés de toutegravité, d ans l

o pérette, dans l a farce . Les Chinois de M . T o u let sont des Chionis d ’

o péret t e.

T els qu’i ls sont , i l s sont charmants . Ils le sont

davantage encore pour qui , ayant la clef de leurspetites histoires , peut leur donner leur vrai nom .

Ce n ’est point , j e l’avoue , mon cas .

Après l’ o péret te chinoise , l’

o péret te mytho logique . La Pr incesse d e Co lobid e tire sans douteson fonds d ’un voyage que fit M . T o ulet en quelque contrée de l’Eur o pe

”orientale . Ici l e traves

t issement est encore plus l âche que dans lesOmbres chino ises ; la cacophonie n

’est pas seulement dans les mœurs , elle est en outre dans lesrapports de temps et de li eu , et l

’auteur s ’y aband o nne avec une j ubilation qui pourrait paraîtredu délire de la part d ’un écrivain verveux et

LA MUSE AUX BÉS ICLES 35

Spontané . M . T o ulet ne mérite à aucun degré cesqualificati fs . Les facéties dont il émaill e ses dialognes sont rapportées avec un soin vi sible .

Comme elles l e sont toutes , sans exception , j en ’ose pas décider si cel a est défaut . Je ne vois pasen tout cas comment M . T o ulet pourrait s ’encorriger sans aller contre s a nature même etsans perdre

,par conséquent , une part importante

de son originalitéL

étrange R o yaume, p remier en date des troismorceaux de Comme une fantaisie

,S’

il n ’est pasl e meilleur

,est celui auquel j ’ai pris l e plus de

plaisir . Cela doit tenir à ce que l e style en estmoins tarabiscoté

,l e suj et plus un

,et à ce que

,

au lieu d ’être une suite d ’anecdotes à clef,c ’est

un conte philosophique . Si obscur qu ’en soit l esymbole

,i l émeut

,i l touche et laisse dans l ’âme

une émotion qui se prolonge . L’humanité,l a vi e

,

absentes ou à '

peu pr ès, d e La Pr incesse d e Co l

chid e,n ent pas perdu tous leurs droits dans

L’

étrange R o yaume. Je n ’

affirmerai pas cependantque M . T o ulet , ses admirateurs et ses initiésl’

estiment supérieur ; j e n’

affirmerai pas non plusqu ’ i ls o nt tort en cela . M . T o ulet est un auteurdifficile

,et l a discussion est permise autant sur

ses intentions de moraliste que sur ses licencessyntaxiques .

Car sa syntaxe est délibérément fantaisiste,

comme la marche de ses récits . Fantaisiste avecscience

,et

,s ’ i l commet un solécisme , croyez qu ’i l

l e commet exprès . Et , s’ il abuse des inversions

et des incidentes,soyez assuré qu ’i l en abuse à

bon escient . Et , s’ il donne dans un archa1sme qui

36 LA MUSE AUX BÉS I CLES

eût fâché Vaugel as , c’ est pour le plaisir péd an

tesque, i l est vrai de fâcher ce pédant . Pas unmot dans la langue de M . T o ulet

,dont le choix

et l emplacement n’aient été longuement débattus

en vue d ’un effet à produire . Le travail j e nedirai pas le labeur est visible

,évident . Mais

qu ’ importe,puisque la séduction est constante?

Qu’

imp o rtent ce fard , ce maquill age , ces multiples artifices? On ne veut pas nous tromper .On veut nous donner un plaisir pervers

,de gré

ou de force . On y parvient touj ours .M . T o ulet est un aristocrate anarchiste , dont

l ’amour ne cess e de hanter l ’esprit . M . T o ulet estun misogyne

,puisqu

’i l n ’est pas d ecrivain licencieux sans l e mépris des femmes . M . T o ulet estun pessimiste

,et l ’amour même

,qui est à ses yeux

l a seul e occupation digne de l’ho nnête homme ,i l n ’a pas d ’ i l lusion sur sa misère . L

’aime—t -ilseulement? Les vues qu ’i l en a ne sont—el les pasbien abstraites

,et conventionnelles

,et lit t é

raires? Me voici amené à caractériser d ’un motses écrits i ls manquent d ’air . Littérature decabinet . Littérature de paravent .Littérature .

3 M ars 1 9 1 8 .

ELIEFAURE

D ’aucuns o nt éprouvé , du fait de la guerreun obscurciss ement . Pour d ’autres , ell e a ét é

une révélation,une illumination : tel M . Éli e

Faure dont l ’esprit,avant 1 9 1 4

,s’

agitait et souffrait vainement

,en pr oi e à l a métaphysique so ci a

list e . Cela ne l’empêchait pourtant pas d ecrireune H isto ire d e l’Art

,abondante en conceptions

originales . Car ce s avant , ce médecin , est passionnépour l’Ar t . Ce grand pessimiste a cherché dansla b eauté des formes toutes ses raisons de vivre .

I l l es y a trouvées . Bienfait de la guerre.

Coiff é du b andeau de velours grenat à galonsd’

,o r l e Dr Él i e Faure est p arti aux premiersj ours de l a mobilis ation . T out d e suite ses penséeso nt pris un s ens précis , une direction nette , uncours régulier . Au moment même o ù s on corpsentrait dans l e chaos

,s a s ensibilité s

apaisait ,s on intel ligence s e clarifiait ; l ’équilibre , l ’ordre ,s’

établissaient entre toutes l es parti es de son organisme intéri eur . C’était une guérison

,une d éli

vrance,par l e contact des réalités . Jamais la vie

ne lui avait paru s i b ell e . La vie !Eh ! o ui

,l a vi e . La vie et la mort . Pour Él i e

Faure,c ’ est tout un . Les contradictions l es plus

formidables ne l ’emba1 rassent point . I l l es regardeen fac e

,et i l les nie . La vie et la mort , l a haine et

88 LA MUSE AUX BÉSI CLES

l ’amour,la guerre et la paix

,manifestations , appa

remment antithétiques,d ’un dynamisme qui ne

s e trouve nulle_part nommé sous la plume de

l ’auteur . E st-ce Dieu? M . E li e Faure est athée .Le mystère de la destinée humaine l’exalte sansl e troubler . Acteur du drame

,il y ’ est au spectacle ,

et il ne cesse d ’y applaudir et d ’y cri er so n entho u

siasme que pour nous engager à faire comme lui ,à aimer comme lui cette vie , cette guerre , cettemo rt univers elles et magnifiques . On souhaiterait parfois qu ’i l s’alangu î t , que s a méditation s efit C

est en vain . M . E li e Faure vaticinèavec une alacrité déconcertante . Sa méditationest torrentiell e . Le mouvement naturel l ’abandonne t- i l? I l continue quand même et alorsil disserte

,il fatigue . Cela lui arrive quelquefois ,

puisque nul n ’est parfait .

M . Éli e Faure est donc un penseur , et un penseur de guerre . Non pas qu ’ i l ne puiss e penserautrement qu ’en fonction de l

épo uvantable

catastrophe . Ses précédents ouvrages sont làpour témoigner qu

’i l n ’est pas un philos ophed ’occasion . Mais s ’ils n etaient là , o n s erait presquetenté de prendre l ’auteur deLa Sainte Face pourun néophyte de la spéculation intell ectuelle , tantil met d ’

ar d eur à ce j eu d ’ass o ciation , de dissociat io n et de confrontation des concepts l es plusélémentaires . En fin de compte

,M . E l i e Faure

acc epte la guerre . Il l a j ustifi e . I l l a diviniserait ,s ’ i l était déiste professant la religion de l ’homme ,i l l’humanise i l la chante

,parce qu ’ell e est belle ,

et ell e est b ell e à s es yeux parce qu ’ell e est supérieurement humaine . Ceux q ui sont , parmi les

40 LA MUSE AUX BÉS ICLES

j e l’avo ue, cc e « l ivre cruel E l l e l’entache d ’unromantisme littéraire que j e soupçonne , malgrémo i , de s e complaire au paradoxe , d

’être provocateur

,pour employer un mot que M . Éli e Faure

voudra bien ne pas prendre en tr0 p mauvais e partni rej eter s ans examen .

T héoricien de la guerre,dont les vues procèdent

d e l ’esthétique et de la biologi e , aimons surtouten M . E li e Faure un écrivain de qu i la fi ertéd ’être Français reçoit de nouvelles raisons d ’être .La Sainte Face nous propose , de l a France , unedoctrine psychologique proprement sublime .

Lis ez ces pages,6 Français dont la foi hésite et

chancelle : La France est un peuple d ’artistes,

o u plutôt un peuple artiste,et ce peuple artiste a

trouvé devant lui,alors qu

’i l roulait à l’

abîme,

un peuple de savants,o u plutôt un peupl e savant

qui montait au faîte d ’un pas sûr . Et ce qui estarrivé devait arriver

,comme i l arrivera touj ours

aux instants décis i fs d e la vi e du monde o ù l ’intuition et l e système s e mesureront à armes partrop inégal es le système sera vaincu

,parce que

l e système est de l a vi e anci enne,décomposée

,

reconstruite et stylisée par la raison,tandis que

l ’intuition est de l a vi e j aillissante,l ancée en

avant par l e cœur . L’Allemagne a mis quaranteannées à penser l a victoire de Charl eroi . La France

,

une semaine à vivre cell e de la .Marne,s ans y

p enser .

Avant d ’achever cet arti cle,j e m ’aperçois qu e

l e l ecteur pourrait s e faire,d e»LaSainte Face, une

LA MUSE AUX BÉSI CLES 4 1

représ‘entation incomplète,s i j e ne l’aver tissais

que tout n’est pas

,dans ce livre

, qu’

id éo lo gie.

Les chapitres descripti fs sont au moins aussi nombreux que les autres

,et ils sont aussi mouve

mentés,aussi entraînants

,aussi t o urbillo nnants

,

de sorte qu ’on passe,avec l ’auteur

,de la méditation

à l a vision l e plus naturell ement du monde,et

presque insensiblement . Le style garde une couleuruniforme ; la phras e roul e sur ell e-même selonun rythme invari abl e qu ’on peut trouver pesant

,

mais dont il n ’est pas possibl e d e ni er la singulièrepuissance . La Sainte Face est un b eau , très b eaulivre

,l e meilleur

,à coup sûr

,d ’un auteur qu ’ i l

faut désormais classer au premier rang de ceuxdont notre pays peut à cette heure s’eno rgueillir ,pour se consoler d ’en avoir perdu tant d ’autresdans l eur fl eur .

2 7 M ars 1 9 1 8 .

PAUL MARGUERITTE

En deux volumes,s ’ il vous

M . Paul Margueritte et son éditeur n’

igno rent

point la_

crise du papier , ni les obligations qu’ell e

impose . S’ i ls o nt décidé de pass er outre

,c ’est en

toute connaissance de cause et parce qu ’i ls o nt

pu s e dire que des publications d’une qualité infé

rieure o u médiocre continuent de s e produiretous les j ours sans entraves . Au surplus , l es deuxtomes de J o u ir n ’

excèd ent pas ensemble l’épaisseur d ’un s eul volume ordinaire de Zola .

Al lons,voilà que j ’ai déj à prononcé un nom

que j ’avais pris vis ‘a vis de mo i même l’engagement de ne pas écrire à cette occasion . Méchantprocédé de critiqu e que de comparer pour évaluer .Mais n ’ est-il pas légitime d e comparer pour d éfinir? Définisso ns donc J o uir un roman dont laconception eût séduit Zola . Une fresque à l amanière de la Curée, de N ana . T oute la vie deNice avant la guerre .

On me permettra de glisser ici une observation ,à savoir que l e naturalisme s ’est ranimé à l afaveur des événements politiques et militairesde ces quatre dernières années . Qui s ’en est avisé ,à l ’époque o ù des gaz etiers trop pressés menaientenquête sur enquête dans l e d ess ein de d éco uvrir par avance l ’influence qu

exercerait l a

LA MUSE AUX BÉSI CLES 43

guerre sur la littérature? Personne . Et qu’ il

était fatal , pourtant , ce retour' au naturalisme

et ’ à s a tristesse ! Cela passera . T r 0 p de signesprécurseurs nous sont donnés d ’une ère j oyeuseet b ell e où s

épano u ira l’imagination créatrice ,

la fantaisi e puissante et claire,la poési e d ’une

vie national e sauvée,agrandie .

On aime à croire que le dess ein de peindre l e smœurs cosmopolites de Nice est né dès avant laguerre dans l ’esprit de M . Pau l Margueritte . Dupoint de vue du moment présent

,l ’entrepris e ne

s e recommanderait pas par son opportunité .

T ant de turpitudes auxquell es l es Français o nt

en bonne part outre qu ’ell es fl o rissaient surl eur sol

,sous l eur ciel o u dans l e cadre de leur

vie publiqu e ne sent pas agréables à regarderà l a lueur des canons all emands . Mais M . PaulMargueritte avait assemblé des notes

,s es dossiers

ét aient prêts . R i en d ’étonnant à ce qu e l es loisirset l e recul de la guerre aient fait mûrir en lui l atentation de réalis er une œuvre proj etée depuislongtemps .Il l ’a composée selon l a méthode la plus simple .

I l a imaginé un j eune médecin,Marc Andral , qui

habite Nice . Ses r elations p ersonnell es et pr ofessio nnelles sont extrêmement varié es . E l l esembrassent tous les éch elons de la société et ,quand il y a quelque invrais emblance à ce qu

’ell ess ’étendent trop haut ou trop bas

,un collègue

complaisant introduit Marc Andral dans l esmili eux où l ’auteur a j ugé nécessaire de nousfaire pénétrer . Nous aurons ainsi accès tantauprès d e l a duchess e d ’Au sterlitz , dont l e châ

44 LA MUSE AUX"

BESICLES

teau et l e parc sont les plus b eaux de la R iviera ,qu ’au fond des bouges rés ervés aux clients de laprostitution réglementée . Ce plan est ingénieux ,

en ce s ens qu ’i l donne à l ’écrivain toutes l esfacilités, sans nous imposer un inadmissib le postulat , et nous suivons bi en volonti ers Marc Andralpartout o ù i l passe

,et i l p ass e partout

,et c ’est

pourquoi le tableau de la vie niçois e p eint parM . Paul Margueritte est complet

,encore que l e

vieux Nice y paraiss e un peu négligé . Mais l esfacilités ne vont pas sans inconvénients

,et graves

,

et le plus grave n ’a pas été évité . J o uir est unroman à tiroirs

,à compartiments . Une com

position qui a pour princip e la j uxtaposition ,cette j uxtaposition fût—ell e circulaire

,est vide de

tout dynamisme interne . C’est une compositionmorte . Un romancier étonnant , dont j e ne citel ’exemple que parce qu ’i l appartient à l a mêmegénération littéraire que M . Paul Margueritte ,J —H . R osny

,s ’est heurté au même écueil , lors

qu’ i l a écrit l’Impér ieuse Bo nté, celui de s es

livres qui compte peut—être les pages les plusfortes .

M . Paul Margueritte n’a p as malheureusement

fait un effort sé rieux pour corriger l e vice essenti el de son point de départ . Je vais risquer unesupposition : j

a1 idé e qu e l ’extraordinaire évècateur qu

’était Zola encore Zola,mais est

ce de ma faute si ce nom m ’a poursuivi p endanttoute l a l ecture de J o uir ? eût tenté de centrer l e tabl eau

,de l e dramatiser par son pro

cédé habituel,en ramenant toute l ’action à un

personnage surhumain qui eût été l e Palace. Oui ,Zola eût fait

grouiller sous nos yeux le Palace

moderne,et c ’eût été terribl ement romantique ,

artificiel , mais c’ eût été pui‘ssamment suggestif .

LA MUSE AUX BÉS I CLES

M . Paul Margueritte n ’a pas imité Zola Sur cepoint . E st-ce à dire qu

’i l a ainsi péché contreson art? Bien sûr que non . Mais s a méthode

,s i

contraire en elle—même à l ’unité d ’action,lui fai

sait de la recherch e de”cette unité une obligationfondamental e . I l s ’y est soustrait , et avec j e nes ais quel soin . I l est remarquabl e , en effet , quel e confl it dans lequel il a placé l e médecin MarcAndral n ’est d ’aucune façon conditionné par l avi e niçois e il lui est même matéri ell ement ex térieur

,puisqu ’ i l s ’agit en somme de savoir si Marc

Andral épousera une j eune ouvrière d ’art qu’i l a

l aissé e à Paris,mère d ’un petit enfant qu ’

il n ’apu s e décider à reconnaître . Confl it de pure consci ence

,débat où Marc Andral est s eul avec lui

même et dont l ’ is sue ne fait , à proprement parler

,pas de doute .

Mais si J o uir n ’ est pas une œuvre construite,

s i des intrigues auxquell es nous ne prenons qu ’unmédiocre intérêt s ’y entremêlent ass ez co nfusé

ment , c’ est par contre une œuvre s enti e la sen

sibilité de M . Paul Margueritte s ’y étal e danstoute son insistante séduction . R édacteur dela chronique scandal euse de l a R iviera , i l p arvient à nous inspirer l ’horreur du vice

,s ans nous

rebuter par une austérité qui irait contre sonbut . I l nous édifi é

,mais il nous charme . I l ne

s erait pas ennemi d enous émoustiller un peu . E tnous émoustill erait-il qu ’ i l l e ferait sans l ’avoirtr0 p prémédité

,car il est dans la nature de ce

romancier de la femme et de l ’amour , et d umariage

,et de l a passion

,de laiss er paraître

sa préoccupation constante de la question

46 LA MUSE AUX BÉS I CLES

s exuell e . Il est fâcheux que l ’air d ’un livreaussi 0 0 pieux ne puiss e lui ten ir l ieu de charpente ' l e reproch e que j e fais à J o u ir demanquer d ’unité dramatique tomberait ducoup .

Avr 1 1 1 9 1 8 .

48 LA MUSE AUX BÉS I CLES

de boue . Un garçon , serré contre s a mère , regarde ,effaré

,son oncl e et son grand-oncl e appuyés sur

l eurs ombres dansantes‘. Une femme âgée,vêtue

de noir,incline un profi l triste et impérial vers

un sac de tricot,d ’où ell e sort quelques tranche

de pâtisseri e enveloppées dans un j ournal,et un

chapel et de cervelas froids couleur d ’argil e rouge .Enfin

,deux hommes

,extrêmement diss emblabl es

de traits et de mainti en , sont assis plus à l’écart

l ’un des deux , p erché sur une haute mall e bruneau couvercl e bombé

,ne touche terre que du bout

d ’un pi ed ; i l b alance machinalement l e s econd ,tandis que s es mains ont des gestes s ecs que leschandell es caricaturent sur l e papier déteint desmurs ; l

’autre fait pli er sous son énorme mass el e cuir qui envelopp e un pani er». T els s e prés entent le premier soir , à travers l es vitres nuesd e l eur nouvell e demeure , l es Simler , que l esbourgeois de Vendeuvre examinent no n sansdégoût . Et tout de suite la xénophobi e provinciale s e manifeste contre eux , l eur ferme l

’accèsdu Cercl e où il s ont eu la na1veté de pos er leurcandidature . Condamnés à l ’ isolement , i ls prospèrent toutefois , car i ls ont à un haut degré l esqualités dont l eurs concurrents sont dépourvusl ’acharnement au travail

,l ’esprit d ’entrepris e

et de discipline . Et voil à qu’

H élène, l a fi ll e duplus l ibéral bourgeois de Vendeuvre , M . Le

Pleynier , s’

éprend de Joseph Simler . Il l’aime

aussi,et l’id ylle est étrange de cette j eune fi l l e

d e large culture et de vieill e civilis ation , bell ed ’une beauté antique ,

ӈ l

eSprit orné , à l a s ensibilité vive , aux aspirations parfaitement nobles ,et de ce rustr e de Joseph qui ne conna î t mêmepas Beethoven de nom . J ’ai , à propos du caractère d

H élène, un doubl e reproche à faire à

LA MUSE AUX BÉS ICLES 49

M . Jean—R ichard Bloch . Ce caractère n ’est pasvrai ; plus exactement , i l n

’est p as repr és entatif .Si c ’est un symbole de la femme français e idéal e

,

l e symbole est trop abstrait,trop général . Je

doute que l ’auteur ait pu observer sur l e vi f,

dans l e mili eu social o ù i l situe Le Pleynier ets a fi ll e , un type de j eune fi ll e présentant l es traitsdont est composée la figure d ’

H élène. Je doutebien plus encore qu

’i l ait formé son personnagepar voie d ’assemblage . Exceptionnell e dans l ’espace , dans sa caste , dans sa vill e , dans sa province , H élène l

’est tout autant dans son époque,

et son irréalité devient monstrueuse si l ’on songequ e nous sommes en 1 871 ou 72 , et qu e cettep etite provincial e explique ainsi à une de ses amiesl e coup de foudre qu ’ell e a reçu de Joseph SimlerT ouj ours est—il que ce garçon

,qui n ’ est ni b eau

ni ce qu ’on appell e séduisant , mais unimentpropre et simpl e , m

’a paru d ’une espèce nouvell e . Une sorte de sûreté en lui , une force pleineet toutefois contenu e

, d e l a fi erté gâté e par dumépris

,de la j eunesse

,de la vie fraîch e , toute

neuve,active

,curieuse et gai e

,de la vie enfin ,

une créature faite pour comprendre , comprendretout de suite et j uste dans l e s ens

,avec l es racines

et l es prolongements de votre intention , et , sansdoute

,pour vous précéder

,au bout de p eu de

temps , et deviner . Du reste , une non- formation ,une inculture stupéfiantes ; un vrai enfanthomme

,au contraire des hommes—enfants dont

nous sommes entourés .

Stupéfiante cérébralité qui n ’a même pasl’

excuse d ’un abonnement aux Annales ! Maisj ’ai dit : double r eproche , et en eff et , non seulement H élène Le Pleynier est une j eune fi ll e d eprovince comme le s econd Empire n ’en produisit

50 LA MUSE AUX BÉS I CLES

j amais,mais o n ne conçoit point

,par surcroî t ,

que cette esthète no n pervers e s e l aisse prendreaux charmes proprement israélites du fi ls Simler .Car

,cela r essort assez nettement de l a citation

précédente,Joseph n ’a pour lui qu e d ’être un

j ui f encore mal dégrossi . J ’en demande pardonà M . Jean—R ichard Bloch , l

’avantage ne suffitpas à j ustifi er l a soudaine passion d ’une H élèneLe Pleynier .

Or,toute la famill e Simler fait bloc contre l a

possibilité d ’un mariage entre Joseph et H élènela g o ye, l a chréti enne . La famill e Simler a b esoinde tous les Simler . Le clan ne continuera de prospérer qu

’à condition de ne s e point désagréger .Joseph cède et voilà notre H élène très marrie .

Nous pas . So n Joseph l’

eût r endu e bien malheureuse . Ce sont l es Simler qui o nt raison : l esang j ui f doit rester j ui f . M . Bloch croit à l a pré “

destination de s es coreligionnaires et qu’i l s ont

reçu d ’en haut une mission . So n l ivre est l’illustration de cette thèse

,par l ’exemple de l a famill e

Simler qui , après une période de développementcontinu

,s e laiss e corrompre et affaiblir

,p erd

toutes s es bell es qualités héréditaires et glisserait à l a décadence , à l ’effacement

,à la dispari

tion total e , s i un B enj amin Stern ne débarquaitj uste à point d ’Amériqùe pour ranimer en ell el a flamme près de s ’éteindre . A l ’origine de tout ,expli ue-t—il, i l y a eu Simler seul comme Dieu .

Et pu1 s Simler a grandi et , ayant senti sa s olitude ,comme Dieu , i l a créé la Compagnie, commeDieu a créé l e monde . Alors

,l a Compagnie a

grandi à son tour ; et , comme Simler s’est brus

LA MUSE AUX BÉS I CLES 5 1

quement avisé d e devenir tous les j ours un petitp eu plus faible

,unpetit peu plus déchu , un petit

p eu plus j ouiss eur , un p etit peu plus adapté , unpetit p eu plus faux

! p etit bourgeois français ,alors i l lui est arrivé ce qui est arrivé à tous l esbourgeoi s du monde qui fondent des aff aires

,

l ’aff aire mange l e bourgeois,et Co mpagnie mange

Simler , et si vous n’y veillez

,vous

,i l n ’en restera

bientôt plus ri en,vous entendez? plus ri en .

Que fair e donc? demande à Benj amin Sternl e dernier des Simler .

L’autre lui conseill e alors de faire retraite

pour reprendre l a notion personnell e de ce quiest votre esprit s elon votre raceLe dernier des Simler ne s e contente pas decette réponse . Le s ocialisme l e tourmente . Serat—il pour ? Sera—t—il contre?

Cela ne me regarde pas,répond l e j uif

d’Amérique. Une s eul e chos e importe, et c

’ estla j ustice .

Il dit encoreNe j ug ez pas . Agiss ez . Vo s actes contiennent

l ’unique sanction valabl e . Vo s actes seront lej ugement de vos j ugements .Spiritualisme et pragmatisme mêlés et con

t rad ict o ires. Si l e dernier des Simler s ’y retrouve ,i l a de la chance .

Je crois avoir indiqué plus haut que M . JeanR ichard Bloch est un médiocre p sychologue etun assez méchant p eintre de caractères . So n

œuvre manqu e singulièrement d ’humanité . Ses

conceptions sont systématiques et , quant à sonécriture , ell e off re un mélange incohérent et

52 LA MUSE AUX BÉSI CLES

baroque dont cette citation peut donner uneidé e : La chaleur blanche de deux heures estvertical e comme une hampe de drapeau . Le crid es grillons darde s es pointes vers le ciel et supporte l’aplo mb immob ile du zénith . Lefirma

ment s ’ouvre avec la tristess e blème d ’une prunell e d ’

aveugle. La tôle du monde étend làdessous s a désolation . T oute vie s ’y ramassedans l ’attente d ’une durée éternell e . Juillet tientVendeuvre dans l e creux de sa main . C

’est duruss e . C

’est de—l’hébreu . C’est surtout du mau

vais Jul es R omains . C’est parfois de l’exécrablePaul Adam .

Après toutes Ces rés erves , i l convient d’

ad mirer en M . Bloch une étonnante aptitude auxvisions d ’ensembl e . I l voit gros , i l voit lourd , i lvoit matériel, mais i l voit haut et large, et i l dramatis e intensément les confl its de forces co llectives . Il est au premier chef un romancier socialch ez qui une puissance d ’exécution un peu mécanique s ’egale à une ardeur intell ectuell e p lusâpre , plus brûlante qué rayonnante et persuasive .

1 4 Avril 1 9 1 8 .

H ENRY BORDEAUX

Une carte de visite,glissée dans le vo lume

,no us

fait s avoir que,si Guynemer n ’en était qu

à so n

troisième galon quand la mort vint le surprendre,

son biographe en est,lui

,à sa quatrième

fice lle ce qui , du point de vue militaire ,lui confère une indiscutable supériorité .

La carte du commandant Borde aux porte , e noutre , cette adress e Grand quartier général,secteur p o stal Le détail a son importance .

_

I lnou s notifie que l e commandant Bordeauxexerce en quelque sorte les fonctions d ’

hist o rio

graphe o ffi ciel . C’est à lui que sont confiés , pourqu ’ i l l es mette en œuvre

,tous les documents

d ’etat—maj or relatifs aux plus bril lants exploitsde nos poilus . Avant la Vie hér o ïque d e Guynemer

,

i l avait publié Les d erniers j o urs d u fo rt d e Vo us: ,et les Cap tifs d élivrés , sous Cet ambitieux titr ed ’ensemble La Chanso n d eDo uaumo nt. Entendezl a chanso n d egesteet que le commandant Bordeauxest en train d e

,r eno uveler l ’épopée nationale

tout simplement .

Guynemer est mort le 1 1 septembre de l’anné e

dernière . Sept mois après,s a biographie complète

54 LA MUSE AUX BÉSICLES

est mise en vente chez les libraires . Déductionfaite ‘du délai nécessaire à la publication par l aRevue d esDear—M o nd es et à l ’impression du livre ,M . Bordeaux n ’a pas consacré beaucoup plus detrois mois à rassembler en l ’honneur de Guynemerdes mots dignes de lui . M . Bordeaux n ’a pasperdu de temps . Qu ’est-ce donc qui l e pressait?Les proch aines élections académiques o ù i l aurapour concurrents MM . Abel H ermant , Maurice duPlessys, Vigne d

Oct o n et le Dr Fauvel? Il e stvrai que M . Abel H ermant a bien du talent , mai ssa lib erté d ’esprit p ass e pour excessive

,dange

reusè même,et l’o n ne croira pas facilement que ,

dans les temps o ù nous sommes , un Bordeaux aitbesoin

,pour vaincre en un tournoi académique

un Abel H ermant , de déployer à son pro fit l abannière d ’un Guynemer . Qu ’est-ce donc quipressait M . BordeauxLe romancier des Yeux qu i s

o uvrent n ’est pasun écrivain négligent ni hâti f . Les qualités de s esœuvres sont t o utes

,d

exécutio n . Sans pensée quilui soit propre , sansméthode dont i l s e puiss e direl ’inventeur ou l ’adaptateur

,i l use avec une minu

t ieuse habileté des petits moyens dont une natureavare l ’a doté . Il s ’applique . De là une productionrégulière , mais un peu lente , par comparaisonavec la vitesse accélérée qui paraît être la règlede b on nombre d ’auteurs contemporains . Je n eveux pas dire que M . Bordeaux sue sur l a lime ;l ’excès

,quel qu ’i l soit

,répugne tr 0 p à son tempé

rament pour qu ’i l ne soit pas banal et modéréj usque dans la modération et la banalité . T outefois

,il ne bâcle pas . Posé

,voilà le qualificatif qui

lui convient . I l écrit posément,à moins qu ’une

élection académique… Mais c ’ est une hypothèsequ ’il faut écarter . M . H enry Bordeaux triomphera

56 LA MUSE AUX BÉS I CLES

s avoir quel en est le but . « Où allonsVous nous conduirez au Grand—Palais?… Vous

« s erez un chic Ce n ’est pas l ’un des nombreux curieux qui circulent autour des stands , l esdeux mains dans les p oches

,sans en tirer d ’autre

bénéfice qu ’une extrême fatigue , comme un cycliste tourne autour de sa piste . So n plan estétudié à l ’avance . Il connaît l ’emplacement dustand qu ’i l visitera . I l s ’y rend directement . So n

ardeur et son sans-gêne lui attirent bien q 11 elques admonestations de l a part du propriétaire .

I l n ’en a cure . I l continue à t oucher à toutet à fournir des explications à ses compagnons .

A son retour au coll ège,s es poches sont gonflées

de prospectus,de catalogues

,de brochures

choisies qu ’i l entasse soigneusement à l ’intérieurde son bureau .

Ces l ignes précises peignent Guynemer,l e font

comprendre dans l a simplicité de son âme qu ’àaucun moment l ’ inquiétude morale ne paraîtavoir touchée

, qui ne traversa aucune cris ede conscience . E lles font comprendre égalementque , le don de synthèse lui ayant été refusé ,M . Bordeaux n ’ait point réussi

,ne se soit même

pas essayé à é lever so n personnage à l’

éminent edignité de type

,à l aquelle il avait tant de droits .

Un peu de génie lyrique ou intuiti f eût été nécessaire pour faire de Guynemer l e représentantachevé , sublime , de toute une génération qui peutse contempler et s ’aimer en lui . Faute d ’avoirmédité sur la mati ere dont il avait à dégager lesymbole , M . Bordeaux s ’est vu réduit à convoquerle moyen âge à son secours

,et Corneille , et

H ugo , et Rostand , hélas Comme si nous avionsbesoin que M . Bordeaux nous f it sentir par contraste -l a platitude rampante de son écriture,

LA MUSE AUX BÉS I CLES 57

l’

ind igence d e ses pens ées , l e néant de son invention l ittéraire Parfois , i l fait effort Un fluideenvoûteur part de sa bouche et de sonJeunes gens passionnés qui dans tous les domainesguignez les trophées d e I l revientj oyeux , ramenant avec lui, comme un lévrierbondissant

,s a j eune et ses images

ne cessent pas d ’être désespérément médiocres,à

moins qu ’ell es ne s oient soudain absurdesGloire enfin à toute cette j eunesse qui du hautdes airs j ette sur la terre de France

,pendant que

l ’infanterie officie , comme les enfants à l a FêteDieu vident leurs corbeil les de ros es devant l etabernacle

,à pleines mains

,les gerbes rouges des

épopées Littérature,l ittérature de séminaire

,

indigne de Guynemer et de ses rivaux,quand

el le ne l ’est pas d ’un futur collaborateur du dict io nnaire : « Jamais i l ne fut pris en défaut demaniérisme Contres ens et g alimatias .Quand j e vous dis ais que l e commandant

Bordeaux s etait trop pressé d ’écrire l a Vie

hér o ïque d e

2 8 Avr il 1 9 1 8 .

B INET—VALMER

J’avoue ne pas être arrivé à comprendre pour

quoi , depuis qu’i l est citoyen français , Binet

Valmer se pare du titre de citoyen genevois . Maisqu ’ importe

,puisque ce Genevois est

plus Françaisque natureAu printemps de 1 9 14

,Binet—Valmer ayant

reçu,à titre étranger

,l a croix de la Légion d ’hon

neur,ses camarades du cercl e H oche lui offrirent

un banquet que présida l e général de T r entinian,

commandant la 7e division d ’infanteri e .Demandez—moi une faveur

,dit l e général

au nouveau légionnaire .Et Binet Valmer de répondre :Mon général

,S ’ i l y a l a guerre

,emmenez

C’est promis .

On ne peut pas tout prévoir . Le général futbi en embarrassé quand

,en août 1 9 1 4

,Binet

Valmer vint lui rappeler l ’engagement pri s aubanquet du cercl e H oche . Mais un général n ’aqu ’une parole

,et Binet—Valmer , qui s

’était faitnaturalis er en trois coups de téléphone et avaitacheté au marché du T empl e une défroque dedragon

,fut admis dans l’esco rte de son ami l e

divisionnaire . Le j oli début d ’aventures que

voilà et bien digne de Binet—Valmer !

LA MUS E AUX BÉS I CLES 59

Lasuite ne fut pas indigne no n plus du bouillantet sympathique écrivain .

Je viens de fermer son l ivre . T out l e temps qu ’ad uré ma l ecture , j

’ai eu l ’ impression no tezque j e ne connais pas Bin et—Valmer , que j e nel ’ai peut—être j amais vu j ’ai eu l ’ impression

,

dis—je, d’être assis près de lui

,au comptoir d e

quelque bar très chic car Binet-Valmer nefréquente que des endroits distingués et del ’écouter qui parlait

,qui parlait . Les misérables

humains de ma catégori e,l es pâl es citoyens

genevois o u français qui n ’ont pas fait la guerr econnaiss ent bien cette disposition o ù l ’on estquand o n écoute les récits d ’un poilu , à une terrasse de café o u à l ’heure du cigare

,après unbon

déj euner,et que l e narrateur et l ’auditeur sont

l ’un et l ’autre s ous l ’empir e d ’une légère et subtil eivresse

,l e premier s’échau ffant à mesure que l e

s econd s’alo ur d it . L’ esprit de l ’auditeur pass e par

trois états successi fs 1 ° état de réceptivité attentive et volontaire ; 2 0 état de curiosité critique3 0 état de rêveri e .

Les romans de Binet—Valmer sont bâtis commedes drames . J e me suis touj ours étonné quel ’auteur des Métèques n

eût pas encore songé authéâtre . Ce n ’est pas un conseil qu e j e lui donne ,ce s erait p lutôt une marque d ’approbation . C

’esten tout cas

,une manièr e d ’ indiquer l ’originalité

d e s es récits , qui sont tout d’action , de mouve

60 LA MUSE AUX BÉSICLES

ment,où les personnages ne c‘ess ent -d

o ccuper

l e devant de la scène .Dans les Mémo ires d

un engagé vo lo ntaire,même entrain

,même précipitation . Construction

nulle : l e récit est linéaire,conformément aux

exigences du genr e . Et là aussi,l e p ersonnage ne

quitte guèr e la rampe . I l s ’appell e Binet—Valmer .

A ces mots,Binet—Valmer s e fâch e

Vous me blâmez de parl er trop de moi ?Oubli ez-vous l e titre de mon livre : Mémo iresd’

un engagé vo lo ntaire? L’

engagé volontaire ,c ’est moi les mémoires sont l es miens . Le moyende raconter autre chos e que ce que j ’ai vu

,que

ce q ue j’ai fait?»

Evidemment,évidemment . Au reste

,un

écrivain qui revient du front j e le d is s ansironie a tous les droits . Les critiques de’ l ’arr1 ere ne devraient que l e louer ou s e taire .

Je me décide à louer Binet—Valmer , en souvenirdes Métèques et de Lucien ,

qui sont des livresqu

’on peut s e vanter d ’avoir écrits,encore qu e

Binet—Valmer s ’ en vante trop .

Binet—Valmer s ’est co nduit très bravement aufeu . I l a fait l a Lorraine , Charl eroi , l

Yser,dans

l’

esco rte du général de T rentinian . Le voilàmaréchal—des - l ogis . Il est renvoyé à son dépôt o ùune longue inactivité l ’attend . Finie la guerred ’aventures Que va-t—il devenir? Fantassin?Ah

,non Binet—Valmer est impropre et inapte à

LA MUSE AUX BÉS I CLES 6 1

l a march e . Voyons,n ’y a—t-il pas

,en dehors de l a

cavaleri e , de l’infanteri e

,de l ’artill eri e

,du génie

et de l ’aviation,une arme faite pour lui

,comme

était fait pour lui l e pittoresque et brill ant métierde porte—fanion? Il s e renseigne . Quelqu ’un luiindique les autos—mitrailleuses . T i ens , tiens , c

’estune idée Les autos-mitraill euses ne sont pasl ’arme de tout l e monde . Et puis , on y est assis ,dans les autos-mitraill euses

,et o n n ’y est p eut

être pas forcé de voir très clair . Et puis , surtout ,ça bouge , une auto—mitraill eus e ! Lui qui , j ustement

,ne peut pas tenir en place

,lui qui est une

force qui Binet—Valmer sera automobilistemitrail leur .Ensuite il passera dans l es tanks . D es tank s

sont une arme moins banale encore que les autosmitraill euses, plus convenable par conséquent à

Binet-Valmer .Binet-Valmer a deux galons à son képi et troischars sous s es ordres . T rois chars Est-ce que celane vous a pas quelque chos e de romain? Et cettephras e I l fut admis que la batteri e Lévêque etla batteri e Binet—Valmer serai ent engagées sur l eplateau des Marraines

,pour attaquer l a Mal

maison ne tro uvez—vous pas qu ’ell e sonne biencette phrase sur laquell e s ’achève l e chapitre I I I _

de la quatrième partie?A l a Malmaison

,Binet—Valmer reçoit un

éclat d ’

o bus dans la j ambe , avant d’être entré

en action . De là sa convalescence . De là sonlivre .

Le l ivre d ’un

62 LA MUSE AUX BÉS I CLES

Je poursuis : et d ’un brave garçon un peuextravagant . Car l a fin de mon papier approch e ,et j e n ’ai pas encore eu le courage de dire à BinetValmer toute ma p ensé e , et il faut pourtant qu

’ i lla sache .

Le citoyen genevois Binet-Valmer a toutes lesqualités français es la fougue

,la rondeur

,l a

franchis e,l a spontanéité

,la

*

nervo sité. I l ne luimanque

,pour être tout à fait de chez nous , et

précisément d ’un ch ez nous situé de préférenceau septentrion

,qu ’un défaut : l a mesure , l a d is;

crétio n . C’est mon destin d ’être sonore déclare

t—il comme pour s’excuser . J ’ imagine qu’ i l croit

à une sorte de fatalité acharné e à mener tapageautour de lui et de s es œuvres . R aison de plus ,n ’est—ce pas ? pour qu ’ i l laiss e à son dest in laresponsabilité de tout ce qui lui advient d ’extraordinaire dans cet ordre de choses . Et Dieu saitqu e l ’ extraordinaire abonde dans l ’existencemilitaire et littéraire de Binet—Valmer !Une nuit

,lui et ses amis mitraill eurs allai ent

prendre les tranchées quand ils furent arrêtésdans un village par un bombardement trèsviolent . Binet—Valmer s ’assure que s es hommessont à l ’abri et descend lui—même dans un souterrain . Et sur qui tombe—t—il, à huit mètres de pr ofondeur? Sur de j eunes soldats qui étaient j ustement en train de parler de s es livres Nous l esaimons

,me dis ent—i ls . Ils nous ti ennent com

pagnie. Voil à Binet—Valmer bien content . Unm ’as—tu lu l e s erait à moins . Mais Binet—Valmera soudain cette idée que l es héros d e ses romansfont aussi la guerre

,que l ’armée des p erson

JULES BERT AUT

Balzac n ’est pas mort,puisque Jules Ber tau t

vivra longtemps encoreEntendons-nous bien Jules Ber taut , qui d

’aill eurs n ’est pas romanci er , ne s

’est point proposéd’

égaler ses peintures provinciales aux scènes dela Coméd ie humaine. Loin de lui cette ambitiondémesurée . Chroniqueur

,essayiste

,critique , au

teur d ’études qui témoignent d ’un sens j uste etprécis des l ettres et de la vi e contemporainesChro niqueurs et Po lémistes, La Littérature feminine d

auj o urd’

hui, La jeune fille d ans la littéra

ture française, L’

I talie vue par les Français, etc . ,i l ne conçoit la foncti on d ’écrire ni comme un

tourment , ni comme un sacerdoce , ni commel’

acco mplissement désintéressé d’une tâche dont

l a postéritéfixera l e prix . Aucune trace de romantisme dans so n cas

,nul déséquilibre

,nulle hyper

tro phie. Un goût très vif pour la littérature l epouss e à l a s ervir avec régularité

,sérénité et

impersonnalité . N ’

en allait-il pas de même pourla p lupart des écrivains , aux époques class iqueso ù l ’activité des esprits ne tendait qu ’à l’agrément et au perfectionnement de la so c1 eté par l edéveloppement de la culture? Jules Bertau t n ’apas d ’autre but

,encore qu ’ il n ’en fass e pas un

bruyant étalage . I l a bi en trop de mesure pour

LA MUSE AUX BÉ S ICLES 65

cela ! Jul es Bertau t doit être loué pour so n ho rraur du tapage . C

’ est un travaill eur discret . Unesage économi e du temps présid e à son labeur quot id ien . Et po ur tant ,

Jules Bertau t n ’est pas unanachorète . Causeur élégant mais touj ours pressé

,

i l va et i l vient de l ’une a l ’autre rive de la Seine,

et l’universelle curiosité qu ’i l nourrit fait en sortequ ’i l est informé sans retard de tout ce qui concerne la vie politique et social e . Au reste

,l e passé

l e requiert autant que l ’actualité,j e n’ en veux

pour preuve que l es nombreuses b iographi es critiques dont i l est l ’auteur avec Alphonse Séché .

Enfin,ce s erait omettre un trait marquant de s a

physionomie intellectuell e qu e de ne pas ment io nner son Évo lutio n d u théâtre co ntemp o rain

( touj ours avec Alphonse Séché ) . N’empêche que

Jules Bertaut est avant tout un peintre de mœursexcell ent . Voilà pourquoi j ’ai eu l e plaisir d e vousannoncer par hyperbole que Balzac n ’est pasmort Stendhal non plus puisqu ’i l nouso ff re

,dans Ce qu

était la p r o vince frança ise avant

la guerre, un tableau dont les couleurs s emblentavoir été empruntées aux palettes de ces deuxarti stes incommensurables .

Une vill e moyenne , une vi ll e de 42 0 0 0 habitants

,située dans l e centre de la France et qu ’i l

appell e Clarmo nd e, lui a servi d e modèl e . « Lehasard m ’a p ermis , écrit—il, quelques mois avantl a guerre

,de venir p asser plusieurs semaines dans

la vil l e d e province que connurent mes premièresannées. Cette vil l e est Clarmo nd e

, chef—li eu dudépartement de la Bass e—Indre , célèbre , commeo n sait

,par sa cathédral e et ses pâtés . Ce fut aussi

5

66 LA MUSE AUX BÉSI CLES

l e séj our préféré d ’Agnès Sorel , et c’est même

pour rechercher des documents concernant cettebanlt e et puissante dame que j e me suis décidé

à accomplir ce voyage . Je l e reconnais là unautre s e fût enfermé parmi l es archives de Clarmonde j usqu ’à la fin de so n séj our . Lu i, une foisach evée chacune de s es j ournées de poussiéreuxtravail

,mettait des gants et courait l es salons de

la petite ville . D ’une pierre i l -a fait ainsi deuxcoups

,deux livres ; si , du moins , les recherches

concernant Agnès Sorel n ’ont p as été d e pureforme . En tout cas , s es visites aux notables deClarmo nd e

,i l l es a bi en employées .

Mais,aussi

,voyez comme i l a procédé avec

ordre et méthode La tabl e des matières est frappante à cet égard . D ’abord

,un chap î t re sur Clar

mo nd e à vo l d’

o iseau ,c ’était indiqué . I l nous pré

s ente ensuite so n hôte,M . Pellegrin—Simo nnet ,

grand—bourgeois provincial dont Jules Bertautcaractérise l ’état d ’âme Songez que cet hommeveuf

,qui n ’a pas de passions

,père d ’un fi ls très

nonchalant et qui s e laiss e vivre à s es côtés,n ’a

,

en dehors d e sa fortune,très facil e àgérer , abso lu

ment r ien à faire. Pas une préoccupation (mêmede santé ) , pas un souci, pas un désir . C

’est l’at o niecomplète

,l’

at o nie sans phrases . H élas ! l’at o niecomplète

,1’atonie sans phrases règne un peu sous

tous l es toits de Clarmo nd e. Après M . PellegrinSimo nnet , un autre grand—bourgeois , M . LaValette

,banquier

,cand i dat à la Légion d ’hon

neur,et qui fait autorité dans Clarmo nd e en

matière d ’économi e politique . Puis,chapitre par

chapitre , l es nobles , l es fonctionnaires , l e pré fet ,l es professeurs

,l e cl ergé

,l a galanteri e

,l es magis

trats , l es p etits bourgeois , l es professions libéral es , l es militaires , l es p etits fonctionnaires , l es

LA MUSE AUX BÉ S ICLES

hautes sphères Quoi encore ? Lesouvri ers

,l e bas p eupl e ? Cela n ’existe pas à Clar

monde .

Dans chaque compartiment social , Jules Ber,taut a choisi deux ou trois types particulièrementreprésentatifs , d o nt i l nous restitue les traits , l adémarch e

,l es origines

,l es mœurs

,l e caractère

,

l es manies,au moyen d ’

un assemblage d e notespris es sur l e vi f . Procédé qui comporte un terribleécueil : l ’ennui par l a monotonie

,l a fatigue par

l e papillotement . Or, je

'

t iens à l e dire,l e l ivre

de Jules Ber taut n ’est ennuyeux à aucun moment

,et même j e n ’

hésiterai pas à déclarer qu ’i lest amusant d ’un bout à l ’autre

, et qu’

il s ’ endégage à la longu e une impression irrésistib lede vi e et de vérité . L

’humour y est modéré,l a

satire ne vers e j ama1 s dans la rosseri e ou la caricatu re. Jules Ber taut aime sa p etite vill e . Il voudrait nous faire aimer en ell e l a vi eill e Francedont un fonctionnarisme égalitair e et vagabondefface p eu à peu l e relief et dissip e l ’atmosphère .

Car c ’est l a grande idé e de Jules Ber taut , que l esfonctionnaires sont responsables de l ’évolutionde la province français e

,évolution qu ’ i l déplore

et qu’ i l a tort de déplor er . Voi là ce que c ’est qu e

d e tr0 p aimer Agnès Sorel '

Après la guerre c e sera,espérons—le

,une tout

autre affaire,et l evo lu tio n s

accélèrera ,et tout

le monde s ’y mettra , non seulement les f o nct io nnaires. J ’imagine qu ’à cette h eure Clarmo nd e

est pleine d’Américains. L

’évolution est doncen bonne

,

voie . Clarmo nd e s e mourait , Clarmo nd e

était morte,nonobstant l ’influence des fonction

68 LA MUSE AUX BÉ S ICLE S

naires. J am fœtet, déj à Clarmo nd e s entait lecadavre

,déj à toute la province français e répan

dait une mauvais e odeur de s tagnation et de moisissure. La guerre est arrivée

,la formidable explo

sion s ’est produite . accompagnée d ’un violentdéplacement d ’air qui a fait claquer portes etfenêtres aux vieux hôtel s d e Clarm o nd e. M . Pellegrin—Simo nnet s ’est réveil lé . M . Pell egrin—Simonnet sefrotte les yeux , se tâte . M . Pell egrin-Simonnet est un autre homme . Après la guerre

,i l fera

install er chez lui l ’électri cité et liquidera s estitres de -rente pour placer la moi tié de sa fortunedans les produits chimiques .

1 3 M ai 1 9 1 8 .

PAUL BOURGET

Dans j e ne sais plus quel j ournal,j e ne sais

plus qui essayait,l ’autre j our

,de créer une con

fusion entre l’animo sité dont souffre M . H enryBordeaux de la part des j eunes critiques lit téraires l e rédacteur de l ’article auquel j e faisallusion écrivait : « l es j eunes coupe—j arrets del a critiqu e et l a désaffection éprouvée dansl es mêmes mili eux par M . Paul Bourget . Celuici n ’a sans doute pas été flat té du rapprochementet , pour avoir complu à un intrépide arrivistedont l’Acad émie ell e—même n ’a pas voulu , l

’apologiste de M . H enry Bordeaux risque fort d

’avoirmis de méchante humeur

,ce matin—là

,un auteur

qui, sur l e dernier p enchant d’une carrière con

duite s elon la plus haute dignité pro fessionnel l e ,mérite mieux qu e d ’être mis au rang de s es suiveurs . Ce n ’est pas qu ’ i l me prenne envi e d edéfendre M . Bourget contre le zèl e maladroit desamis de M . Bordeaux . C

’est seul ement qu ’i l medéplairait fort

,puisque j e n ’ai pas grand éloge

à faire de N émésis,qu ’on pût me croire com

plice, volontaire ou non , de la petite manœuvr esusdite . Le devoir primordial et préalabl e ducritiqu e et

,en l ’espèce

,de celui qu i s

’ e fforce à

mériter ce titre,est de faire l e départ de ce qu i est

de l ’ordre de la conscience et de ce qui est de

70 LA MUSE AUX BÉS I CLES

l ’ordre 1nd u st riel, commercial , académique , … dece qui est de l

’ordre de M . Bourget et de ce quiest de l ’ordre de M . Bordeaux .

N émésis? Du Bourget sans prétention .

Car i l y a l e Bourget sans prétention , et il y al ’autre

,celui d e l’Étape.

—Autrefois,i l y avait l e

Bourget tout court,celui de Menso nges et des

Un des signes de l ’anarchie qui règneparmi les esprits de ce temps

,du romantisme ,

du bovarysme contemporain,pourrait bien

être que l ’auteur des Essais d e psycho lo g ie co n

temp o raine, des Étud es et Po rtraits, d’

Outre-Mer ,

des Sensatio ns d ’

Italie n ’a pas p ersévéré dans unevoie où il eût donné l a mesure de ses b ell es facultésd ’analyse j usqu ’à conj urer l e mauvais sort qu iécarte d e l a critique littéraire l es écrivains prédestinés à y brill er . Je soumets ce modeste pointde vue à tous nos restaurateurs de l ’ordre et ,entre autres

,à M . Bourget

,de qui précisément i l

s ’agit .Mais non

,M . Bourget s ’est s enti un t empé

rament romanesqu e . L’âge est venu . I l a persisté

dans une erreur qui est allé e en s’

aggravant , eti l a écrit N émésis . Du Bourget sans prétention ,du Bourget qui ne s e contient plus , du Bourgetdébridé , e ff réné . Et d ’abord une duchesse composée avec un soin j aloux : C

’était une cosmopolite , o u plutôt Cosmopolis ell e-même . Les

annuaires du H igh Life portai ent,

à côté dutitre ducal de R o annez ,

qui remonte au premierchambellan du roi Charles VII, lamention néeDaisy Brigham Le père de la duchess e était l emill iardaire John E . Brigham,

l e fondateur de

72 LA MUSE AUX BÉS I CLES

partenaires savaient tous l e cynique curr iculumvitæ s a femme épousée pour sa dot , si durement traitée qu

’ell e eu était morte de chagrin ,très j eune ce fi ls

,dont il déplorait l’ind iff é

rence,remisé à Jersey

,chez les J ésuites , dès la

huitième année et l e père profitant de l atutell e pour refaire s a fortune en spéculant aveccelle d e l’o rphelin . Intéressé j usqu

’à l’avarice,Courtin était célèbre, d ans le Paris o ù l

’on s ’amuse,

pour sa ladrerie vis-à-vis des demois elles et des es copains . C

était . le type de l ’homme dont l ’arg o t d u boulevard dit qu ’i l ne renvoie j amais

Ils vont bien , l es membres duCercle de la rue R oyale . Il convient de noter eneff et qu e M . Bourget n ’a pas p eint de couleursbeaucoup plus reluisantes les camarades de bridged e Ludovic Courtin

,dit Courtin l e T eint»

,dit

T in-T eint De cette sorte de courage dontl ’auteur de l’Emigré donne ici l

’exemple , M . Bo r

deaux pourrait sans danger prendre de la graine .

Autour de l a duchess e décadente et de so n

ancien amant,l e j eune o fficier français au cer

veau étroitement borné , M . Bourget a rass emblédivers compars es d ’un pittoresque conventionnelet prévu : un prêtre

,tout confit en inscriptions

et b elles—l ettres ; un nihiliste russe , expert aumaniement de la bombe et du chantage un junkerprussi en , artiste -peintre et espion , un coupled

’Anglais maniaques et superstiti eux . Mettonsà part Bellagamba . Bellagamba est un nainanarchiste et anticlérical dont la duchesse a faitson bouffon

,pour singer Isab ell e d ’

Este de quiel le s e réclame d ’aill eurs avec une insistance d e

LA MUSE AUX BÉS I CLE S 73

mauvais goût . Bellagamba tient dans l e romanun double rôl e : i l incarne en sa monstrueuse etchétive personne les doctrines et l es instinctsrévolutionnaires ; en outre , i l est le d eus es: ma

china d û drame passionnel qui s e j oue entre laduchesse et l ’officier . i l fait , aux environs de l atrois centième page , sauter le château , avec l aduchess e et lui—même . Quant à l ’officier

,il - est

ayant éprouvé l e b esoin , à l ’ i ssue d ’uned ’explications bien pénibl e

,d ’all er respi

’air frais du parc,l equ el est à l ’itali enne . Car

histoire s e déroul e en Itali e,aux alentours de

ienne , sous l e ci el l éger de la T oscane . M . Bouret a touj ours marqué un goût très vi f pour l esaysages itali ens . Leur accès n ’est que tr0 p facil e

ibilités saturées d ’

intellectualisme.

On va vous dire maintenant l e s ens du titre :Némésis . Némésis n ’est devenu e la—j ustice

,l a

vengeance,l a colère des di eux , que plus tard .

E ll e est d ’abord,et ell e reste , sous les surcharges

du travail mythique ,l a déess e de la mesure

,des

moyennes,devrais—je dire . Si n o us découvrons

la statue,j e sui s sûr d ’avance qu ’ell e aura un de

ces deux attributs,l es deux peut- être : une ba

lance , une coudée . Vous comprenez ? La balanceoù s e pèse le lot attribué à tout mortel

,une

coudée pour mesurer le bonheur de chacun , cettelongueur d ’un pied et demi qu

emplo yaient l esanciens . I ls croyaient donc , ces anci ens , qu e toutexcès est funeste à l ’homme : excès de richesse

,

excès de pouvoir,excès d ’intelligence , excès de

te . C’est l e s ens de l a célèbre histoire de

rate , tell e que l a racontei parl e l e prêtre archéologue , acharné à

l er l e parc de la duchess e pour y retrouverstatue antique de la Némésis . Enfin d éco u

74 LA MUSE AUX BÉS I CLES

verte,l a statue est placée dans l e vestibul e du

château . A cette heure marquée par l’implacable déess e

,l e nain allume sa mèche

,r appelan

à l a duchess e que l’excès en tout est un d éfau

et qu ’i l est dangereux d’

abuser des meilleurecomme des pires choses Une fois de plus

,

sagess e païenne a vaincu qu’on ne s

a

pas à voir vaincre par la p lume de M . Bourgquoique

,à vrai dir e

,l ’orthodoxie catholique d

cet auteur eût t ouj ours été suspecte .

Au reste , j e l e répète, N émésis est du Bourges ans prétention , l

’i llustration par l’anecd o te d ’untruisme auquel l e romancier s ’est attaché visib lement moins qu

à l a p einture des caractèreset du mili eu . Mais les caractères sont clichés etl e mili eu ; qui pourrait , par j eu de mots , êtrenommé M icro sco smo p o lis, recul e l es bornes del’

1nco hérent et du facti ce , en dépit de la forteunité d ’expression

,assuré e comme à l ’ordinaire

par un pédantisme qui ne désarme pas,et de

l’

habile construction du livre . Sur ce point ,l ’éloge de M . Bourget n ’est plus à faire .

1 9 M ai 1 9 1 8 .

OCTAVEMIRBEAU

Mirbeau est une pierre de touche .

On j uge d ’un tempérament d ’aprè s Mirbeau .

Dis-moi comment tu réagis à l a l ecture deMirbeau et j e te dirai qui tu es .

Ceux qui ont connu Mirbeau parl ent de luiavec vénération

,appuyant sur s a sincérité

,sur

sa bonté .

Je ne l ’ai vu qu ’une fois,au Café de Paris

l ’i ssue d ’un déj euner Goncourt . Maigre et congest io nné, l es yeux vitreux , la démarche raide .

C’était dé j à l a fin . I l me fit l ’impression d ’unhobereau qui aurait b eaucoup no cé Mais j ’ailu Mirbeau . Un cœur d ’or

,oui . Un esprit faux

,cer

tainement,et une intelligence d e troisième ordre .

J ’en demande pardon aux fanatiques de Mirb eau , mais il m

’est impossibl e de croire qu ’i l futun écrivain d e grande classe

,etMirbeau m ’ en vo u

drait d ’écrire ce que j e ne p enserais pas .

Que n ’a—t-il lais sé des confess1 ons , des co nfessions toutes crues , un l 1vr e de so uven1rs amer et

76 LA MUSE AUX BÉS I CLE S

féroce ? Il y eût été prodigieux . Ses contemporainsl ’ont échappé bell e .

Une définition possible de Mirbeau un Vallesr iche, r end sensibl e l e vice ess entiel , l a disgrâcede son caractère et de son œuvre

,ce qui fait que

,

ne 1 ’ayant pas connu,on est exposé à être inj uste

envers lui .

Il eut la passion du beau et du vrai , et s eslivres sont un musé e d ’

ho rreurs dont on ne sauraitdire que c

’est là l ’humanité .

Mirbeau est en germe dans Flaubert .Poussez H o mais

,poussez Bovary

,poussez

Sénécal,de l

Ed ucatio n sentimentale, pouss ezmême Frédéri c Moreau

,poussez Bouvard et

Pécuchet : vous obtiendrez des p ersonnages deMirbeau

, grimaçants et inhumains .

Flaubert est un classiqu e à côté de Mirbeau .

Mais,comme o n est touj ours l e classique o u l e

romantique de quelqu ’un,un écrivain viendra

p eut-être,comparativement à qui Mirbeau s era

une sorte de La Bruyère . Et ainsi de suite . Oùallons—nous? Par bonheur , l es j eunes écrivainso nt réagi contre la neurasthéni e contagi eus e deMirbeau . Nous avons en eux une brillante génération d ’

humanistes. L’

humanisme, voilà ce quia tout à fait manqué à Mirbeau .

Une p ipe de cidre , c’ est un tonneau de cidre .

En 1 870 , maître Lormeau , un des plus gros

LA MUSE AUX BÉS ICL E S 77

fermiers du Perche,tua d ’un coup de fourch e un

Prussi en qui lui demandait un renseignement .Que faire du cadavre ? Maître Lormeau le traînaj usqu ’à sa ferme et l e cacha dans une barriquevide qu ’ i l acheva de remplir avec du cidre .

N ous sommes en 1 887 . Maître Lormeau,un

j our d ’ouverture,et après avoir b eaucoup bu

emmène ses invités dans son cellierDevinez ce qu ’ i l y a dans cette pip e de

cidre .

Et maître Lormeau raconte l ’histoire . Depuisdix—s ept ans

,l e Prussi en est là

,conservé dans l e

cidre .

Nous étions consternés,dit Mirbeau

,et nous

regardions la pip e,et i l nous s emblait voir sous

ces douves pacifiques flotter dans le l iquide j aunedes masses d e chair informes et gluantes

, qu i

avaient été autrefois une créature humaine .

T ell e est l’anecd o te. Mais i l y faut une fin,et

une fin digne de Mirbeau a une idé ei l amène un facteur .

T u boiras bien un coup de cidre , mon gars?dit maître Lormeau au facteur , qui accepte .

Maître Lormeau p erce la barrique , l e cidrej aillit dans l e pot .

C’est du pur j us

,dit maître Lormeau .

A votre santé dit l e fact eur .

Et il b oit .

Oui,hésite—t—il ; bien sûr que c

’est du boncidre . Mais c ’ est drôl e i l a un quasimentcomme mes bottesIl y a trente ans

,l es contes de ce genre faisaient

fureur dans l es j ournaux .

78 LA MUSE AUX BÉS I CLE S

Un autre conte,qui montre combien Mirbeau

s e mettait p eu en peine de vrais emblance .

Le gendarme Barjeo t s’ est laissé entraîner à

l ’affût p ar l e braconnier Milord . Le garde l essurprend

,tire sur Barjeo t , lui cass e l e bras .

Barjeo t , s e s entant p erdu , tue l e garde d’un coup

de revolver . Puis,d ’un autre coup de revolver

,il

tue l e braconnier . Et i l s ’ en va , racontant qu’ i l

a surpri s l e braconnier tuant l e garde,et qu ’il l ’a

tué après avoir été bl essé par T rois moisaprès

,conclut Mirbeau ,

Barjeo t obtenait s a miseà la retraite . On le décora .

Fort bien,mais de qui Mirbeau reçut—il l e s ecret

de l ’aff aire? I l nous avertit en commençant qu ’ilavait quatorz e ans , lorsque l e gendarmeBarjeo tlui enleva s es illusions sur la gendarmeri e . C’estproprement se m oquer du lecteur .

Autant d ’anecdotes,dans la P ipe d e cid re

,

autant de morts,o u presque.

«Co mpt o ns la mortdu Prussien

,la mort du garde et cel l e du bra

co nnier,l a mort du colporteur supplicié sur l e lit

d e sa maî tress e par un mari j aloux ( l e récit es tfait par l e mari en personne

,comme pour rendre

l e drame plus la mort du sorcieridiot Rabalan

,tué par un ferm ier dont il n ’a pu

exorcis er la vache la mort de la bell e sabotière,tuée par son fi ls et sa bru qui craignent d ’êtredéshérités la mort d

Isid o re Buche , frappéd ’une congestion en pêchaùt à l a ligne ; l a mortd ’un pauvre homme

,dont Mirbeau oubl ie de nous

GEORGES DUH AMEL

La guerre fraîche et j oyeuse,l a guerre all e

mande,a été tuée en septembre 1 9 1 4

,à la Marne

D epuis ce temps,nos braves soldats grouillent

sur l e ventre d ’une guerre pourrie . Disperséepar le Feu

,par la Vie d es M artyrs, par Civilisa

tio n ,l ’odeur d u cadavre nous fait suer d ’angoisse

I l n ’y a plus à cacher que Denis T hévenin est

l e pseudonyme d ’un auteur de qui le grand public a déj à entendu parler et qui est en train d edevenir

,de livre en livre

,un maître . Avant la

guerre,i l avait essayé du théâtre

,de l a poésie

de l a critique,et y avait révélé

,sans grande o ri

ginalit é l ittéraire , une parfaite conscience d’

ho mm<

et d ’écrivain,tournée

,dans une attitude vo lo ri

tiers lyrique,vers les perspectives de l a vie in

t érieure. Après avoir fait partie d ’un petit gr o up æde j eunes doctrinaires

,étiquetés unanimistes

dont o n s ’étonne que l e conflit mondial n ’ait pamieux favorisé l ’esthétique

,i l marquait une ten

dance très nette à s ’évader des préj ugés d ’écoleencore influencés par des préférences personnelles

,inséparables sans doute d ’un sentiment

passi onné de l ’art,ses points de vues s

élargis

saient néanmoins . Mais sa voi e n ’apparaissaitpas nettement tracée aux amateurs de speci alis ation . Ceux—ci eussent souhaité qu ’i l s’affirmâ

LA MUSE AUX BÉSICLES

avec plus_

d eclat , quitte à se dépenser avec moinsd ’intelligence et de soupless e . La guerre est survenue , et i l s emble qu

’ell e l ’ait enfin orienté dansun sens nouveau où

,cet te fois

,i l a pu donner

toute sa mesure . I l doit être en effet permis de dire,

sans dévoiler son inco gnit o , que Civilisatio n estle

'

seco nd l ivre publié par lui depuis deux ans,

que l e premier portait son vrai nom,qu ’i l obtint

un vif succès,et un succès général

, et un succèshautement mérité , que dépassera , que dépassecependant l ’enthousia sme suscité par Civilisatio n .

A vrai dire,ces deux livres sont inséparables

,i ls

forment un ouvrage en deux volumes ou entrois

,ou en quatre

,si Denis T hévenin l eur donne

une suite,ce qui est fort désirable

,et aussi fort

possible,puisqu ’i ls s e composent l ’un et l ’autre

de morceaux détachés . C’est même cet assemblage par simple j uxtaposition qui m ’empêched ’employer à leur propos le mot de chef—d ’

œuvr e

qu ’ i l conviendrait de réserver ades œuvres essent iellement indivisibles , formant un tout nettement d éfini

,sphérique . Que si Civilisatio n a déj à

été qualifié de chef—d ’

œuvre, ce n’a pourtant pas

été en vain . Il y règne un sublime qui j ustifi eamplement l ’emploi du terme .

Puisque nous en sommes à serrer de près le sensdes mots

,j e voudrais revenir sur un de ceux dont

j e viens de me servir . Pour désigner l ’émotionsoulevée par l e livre de Denis T hévenin ,

j ’aiécrit enthousi asme Je l’eff ace enthousiasmeest inj urieux . Disons respect ; disons piti é ; d isons effroi

,horreur

,consternation

,désespoir .

Co mment’

vo ulez-vous que l ’odeur fétide de l a6

82 LA MUSE ‘ AUX BÉSI CLES

guerre soulève de l’entho usisme? Odeur bien cofinue

,nous t ’avo ns respirée dans le Feu

,de Bar

busse , dans la Vie d esM artyrs , de Georges Du

hamel . Civilisatio n te ramène sur nous , comme enun coup de vent . T u nous serres les entrailles ,tu fais trembler nos mains qui tiennent ce livreà couverture j aune

,ce livre parei l d ’apparence

à tous l es romans d ’amour,n ’ était le

\titre agressifet inqu 1etant qu

’i l porte,avec une date qui en

souligne l ’ironie,hélas ! facil e et banale Civi

lisatio n,1 9 14- 1 9 1 7 .

La civilisation,l a vraie

,j ’y pense souvent .

C’est

,dans mon esprit

,comme un chœur de voix

harmonieuses chantant un hymne , c’ est une .

statue de marbre sur une colline desséchée,c ’est

un homme qui disait Aimez-vous les uns lesautres ! o u R endez le bien pour le mal . Maisi l y a près de mil le ans qu ’on ne fait plus que répéter ces choses—l à

,et les princes des prêtres ont

bien trop d ’intérêts dans l e siècle pour concevoird ’autres choses semblables . On se trompe sur l ebonheur et sur l e bien . Les âmes les plus généreuses se trompent aussi

,parce que le silence et

la sol itude l eur sont trop souvent refusés . J ’

ai

bien regardé l’

aut o clave monstrueux sur sontrône . Je vous l e dis

,en vérité

,la civi lisation

n ’est pas dans cet obj et,pas plus que dans les

pinces brillantes dont s e servait l e chirurgien . La

civi li sation n ’est pas dans toute cette pacotil l eterrible ; et , si elle n

’est pas dans le cœur del ’homme

,eh bien ! el le n ’est nulle p art . La tirade

est à peu près unique, et j e ne l’ai pas copiée pour

vous donner une idée de l a façon d ’écrire deDenis T hévenin . Mais el le éclaire so n attitudemorale

,ell e donne au livre son sens. Au reste ,

el l e est superflue, puisqu’on ne la trouve qu

a- l a

LA MUSE AUX BÉS I CLES 83

d ern1 ere page et que l a pensée qu’el le renferme

sourd d ’entre les lignes dès l e premier chapitrelequel s ’achève ainsi Je me suis tourné tourà tour vers l e passé et vers le présent de ces Français, mes frères

,qui

,en s i grand nombre

,ont

accepté de mourir sans renoncer à exprimer cequi leur tenait au cœur

,de ces Français dont le

monde connaît tr0 p mal et l a grandeur d ’âmeet l

ind o mptable intelligence et la touchantena1veté . Pourrais—je n

’y pas songer alors que s econsomme le long martyre d ’un peuple admirable qui cherche seul

,

'à travers une nuit sansrivage

,d ’où lui viendront l ’ordre et le salut?

Quelle tristesse ! Mais quell e fermeté d ame s ’ylaiss e deviner ! En vérité

,Denis

_

T hévenin estun homme . Pas un battement de cœur , dans sonlivre

,qui puisse être interprété comme une dé

faillance de l ’esprit . Au moment où sa voix noustire des larmes

,son regard tranquill e est sur nous .

I l ne gémit pas,i l raconte

,et quelquefoi s même

il sourit,i l s ’anime

,il se moque

,et alors i l peut

lui arriver de passer l a mesure,de donner dans

la charge . Le chapitre 1ntitulé D iscip line faitrire s ans convaincre . L

o utrance y rappell e Mirbeau . J ’aime mieux la Chambre d e Revaud , le

Lieutenant Do uche et surtout Sur la Somme, oùla vraie grandeur est atteinte, bien que les moyenslittéraires y soient plus visible s qu ’ailleurs .

Des mots de Revau d .

R evau d a toute l a moit1 e inférieure du corpsparalysée de sorte qu ’une nuit il lui est arrivéde faire sous lui .

84 LA MUSE AUX BÉS ICLES

Je suis sûre que vous pourriez vous retenir,

gr o nd e l’

infirm1eré . Voyez quel travail !Madame Baugan , s

’excuse Revau d,faut

pas m ’en vouloir j ’étais pas comme ça _d ans l e

civi l .Un matin

,i l reçoit une lettre de son père qui

lui annonce sa visiteMon père

,vous savez , c

’ est un homme trèsbi en

,mais i l a eu des malheurs . Vous verrez mon

père,i l s ait des tas de bricoles

,c’

t’

ho mme—là , etpis

,i l a un faux col .

Le père de Revau d ne vint j amais ; mais R é

vaud parla de lu i si longtemps qu ’à la fin il nesavait plus s ’ i l avait reçu sa visite ou non , etqu ’i l d isait C

’était au temps de la vi site demon père .

Quand i l fut décidé qu ’on lui couperait l aj ambe

,Revau d dit au chirurgien

J ’avais pourtant fait mon possible pour l agarder

,c ’te j ambe Eh bien tant pis ! Al lez—y ,

mon pauvre homme .

E t après l ’opérationVrai ! i ls m ’ont fait attraper chaud avec

c ’te j ambeRevau d passa une nuit suffisamment bonne ,

et quand , l e lendemain ,Mme Baugan pénétra

dans l a chambre,il lui d it comme à l ’ordinaire

Ben,madame Baugan ! j ’ai assez bien

« dormiI l d it cela ; puis i l pencha la tête sur le côté,

i l ouvrit la bouche peu à peu,et il mourut , sans

faire d ’histoires .

Mme Baugan s ecriaPauvre R evau d mais i l est

E l l e l’embrassa sur le front et , tout de suite ,el l e commença la toilette funèbre

,car la j our—née

LA MUS E AUX BÉS I CLE S

est longue et i l ne faut pas perdre de temps .Mme Baugan habillait Revau d et bougonnait

avec bonté,parce qù e l e cadavre ne s e l aissait

pas habil ler facil ement .

Sand rap , Mery et”

Remuso t ne disaient rien .

La pluie ruissel ait l e long des vitres qui continuaient de trembler

,à cause du canon .

Ici finit l ’histoire de Revau d . Je l ’ai gâtée,

vous la lirez . Vous lirez aussi cel le du lieutenantDauche, d e toutes l a plus affreuse . Le malheurest d ’y prendre plaisir

,mais comment faire ? Et le

moyen de reprocher à l ’auteur un art si sûr et sidiscret ?

A présent que l a guerre est finie,i l s ’agit d etre

heureux . Ce n ’était pas chose si facile,i l y a cinq

ans . Depuis,l a mort et tous les maux qui s ’y rat

tachent ont régné despotiquement sur l e monde ;leur tyrannie s e relâche à peine

,nous en sommes

encore tout abrutis,tout consternés . Quel espoir

nourrir de retrouver cette fragil e allégress e quinaguère dorait timidement certaines de nosj ournées ? Que nous promettent l es temps quis ’appro chent? Cent modes d ’activité nous sollicitent ; le travail nous sourit par tous les visagesde l a nature éternellement j eune et volontierssoumise ; sur le s ruines , une prospérité matérielle va s ’épanouir où chacun de nous est appel éà moissonner selon la plus large mesure de sesbras . Le bonheur

,promis

,en retour de tant

d ’épreuves,par les maîtres de l ’ idéologie o fficielle

,

n ’est—ce que ce meilleur emploi des forcesmécaniques

,aveugles et brutales? Si oui , l a ques

tion d u bonheur demeure entière,l a guerre n ’en

a pas avancé d ’une heure la solution . On a pensé

86 LA MUSE AUX BÉSICLÈ S

à tout,l ’idée d ’organisation s ’ est por tée sur tout

,

sauf sur l ’essentiel : en a négligé d ’organiser l ebonheur . Et nous ne sommes en ce monde que pourêtre heureux

,la vie humaine n ’a pas d ’autre but .

Quell e ironieCes réflexions

,banales et communes à tout

prendre , agitaient obstinément Georges Duhamel ,soit qu ’il soignât les blessés dans l es ambulancesdu fr o nt

,so it qu ’à ses moments de détente il écrivit

la Vie d es M artyrs et Civilisatio n . Au spectaclede la souffrance

,une impulsion l’avertissait que

son devoir ne s’arr ê tait pas à la décrire,une voix

lui enj oignait d ’ en découvrir et d ’en régler l acontre—partie . T ant de misères , tant d

ho rreurs,et ri en pour y faire équilibre ? Voyons , il n

’étaitpas possible qu ’en cherchant bien Duhamel nefinî t point par trouver le sens de l a vie

,i l n ’était

pas possible que l a vie n ’

eût pas de sens . D ’aucuns l ’ont prétendu

,mais c ’étaient des p essi

mistes,des malades

,des gens à mauvais estomac

o u à système nerveux détraqué,ou encore des

cerveaux dont l a culture avait été mal ordonnée ,des romantiques en un mot . Duhamel , au contraire

,j oint à une santé robuste et à une humeur

naturell ement cordiale une Spéciali sation pratiquequi corrige en quelque mesure ce que son intelligence généreuse a de chimérique , de littéraire .

Georges Duhamel est un j eune écrivain bienreprésentatif de son époque dont il a les faibl esseset les qualités l es plus sympathiques : des restesde scientisme

,une religiosité diffuse

,un sentiment

puissant de l a relativité de l ’individu dans l ’univers . A côté d ’un Duhamel

,l es st 0 1ciens de l a

vieill e écol e apparaissent comme des individualistes forcenés

,raidi s dans une att itude de révolte

stérile . Si tu aimes un vase de terre,écrit Epic

88 LA MUSE AUX BÉS I CLE S

de notre voisin glisse sur notre épaule,ne la re

poussons pas,l aissons—nous envahir par la tiédeur

de son contact,tenons ouvert cette source d ’en

richissement .

Le monde entier reste à découvrir,et d éco u

vrir c ’est posséder , et l’on ne possède rien soli

tairement . I l faut découvrir pour être '

riche . S’

il

vous convient,voilez le visage de vos femmes

et visitez chaque j our votre or au fond d ’une cave .

L’

exclusio n ne donne pas la richesse , sinon unerichesse morte et sans i ssue . Mais i l est sûrementriche

,celui pour qui la vie est une perpétuell e

découverte . »Découvrons donc et nous possédérons Soyons émerveil lés et nous serons riches .Et chantons Vibrons ! Soyons lyriques

,soyons

exaltés,soyons poètes ! Soyons musici ens ! Le

bonheur est dans la possession,et la possession

est d ans l a dispersion de l ’être sur les ondes durythme et du son . Ainsi l a méthode de Duhamelaboutit à l ’état dionysiaque

,à l ’ivresse d e l ’en

t end ement , à l a pleine co mpénétratio n du moiet du monde ext éri eur .Julien Benda

,dont j e vous parlais l a s emaine

dernière ( 1 ) sourit de dégoût et tourne le dos .

Entre un Benda,qui place l e plus haut aecom

plissement de la destinée h umaine dans des speculatio ns sans espoir , et un Duhamel , pour quila vi e et l e but de la vie

,et les moyens d ’atteindre

le but de la vie,c ’est-à-dire le bonheur

,sont une

seule et même réalité éparse,mais immédiate et

tangible,vous choisirez . Peut—être trouverez

( 1 ) Vo ir p . 1 75 .

LA MUSE AUX BÉSICLE S

vous ‘i ci ou l à des raisons assez puissantespour vOus engager . Mais j e m ’adresse à des lecteurs qui n ’ont attendu sans doute de lire niBelphég o r , ni la Po ssessio n d u M o nd e pour sedécider à vivre tant bien que mal . Accordons , à

la d écharge du fier et désespérant Benda,qu ’i l

ne fait pas de prosélytisme,si tant est qu ’un au

teur puisse dédaigner d ’ influencer en quoi quece soit l e public . Le cas “de Duhamel est toutdifférent . I l veut nous convertir . Prêcheur avisé

,

i l emploi e dans ce dessein une langue entraînanteet faci le

,brodée d ’ images d ’un symbolisme peu

abstrus . Mais son discours sera perdu,j e l e lui

prédis . C’est en vain que,démarquant et dimi

nuant l ’enseignement du Christ,i l aura trans

formé Aimez-vous les uns les autres enIntéressez-vous les uns aux autre s i l n ’aura pasl e succès de Celui qui promettait l e R oyaume desCieux aux pauvres en esprit . Le Nazaréen appo r

ta it une universell e règl e de vie . La méthode deDuhamel dont les médecins psychiâtres au

raient à tirer un bon parti dans l e traitement del a neurasthénie —n ’est

,en somme

,qu ’une forme

supéri eure de l’ég 0 1sme à l ’usage des artistes pourqui l e monde moral existe . R etenons

,du moins , que

l ’auteur de la P o ssessio n d u M o nd e est de cesartistes-l à . A nous conseiller

,i l se confesse

,il s e

peint sans l e vouloir,i l nous fait voir par t ranspa

r ence son visage . Un visage fraternel où l es meill eurs d ’entre nous se reconnaîtront

,où il s liront

leur propre sourire gai, doux , bienveill ant ,fidèle .

9 Juin 1 9 1 8—4 M ars 1 9 1 9 .

OSCAR WILDE

En 1 9 1 1,un j eune écrivain anglais fit l e voyage

d e Londres à Pari s pour se perfectionner dans laconnaissance de

_ notre littérature . Il vint chezl ’auteur de cet arti cl e , et tous deux passèrentensemble plusieurs soirées

,l ’un traduisant d e

vive voix,

à mesure que l ’autre prenait desnotes

,son plus récent ouvrage Bo hemia in Lo n

d o n . Je l e p erdi s de vue dans la suite . Quelquesmois après retentit à travers la press e l e procèsintenté par lord Al fred Douglas à Arthur Ransome . Mais c ’est lui me dis—je c ’est mon Ransome l»

,et j e revis en pensée ce grand j eune

homme d ’asp ect placid e et de manières parfoisbrusques

,aux yeux clairs et à l a moustach e

rouss e,vrai type du Celte incliné à la mélancoli e

et au mystici sme et dont l ’esprit critique étaitauss i éloigné que possibl e du dilettantisme . A vraidire

,j amais Arthur R ansome ne m ’avait mis

dans la confidence de l ’intérêt qu ’i l nourrissaitpour Oscar Wilde

,et j

igno rais qu’i l eût proj eté

de consacrer tout un livre à l ’auteur de De P ro

tand is ; mais i l me fut facil e d’expliquer par leur

identité de race la rencontre de l eurs noms , Ransome étant Irlandais

,comme Oscar Fingal O ’

Fla

herti e Wills Wilde .

On s e rappell e que lord Al fred Douglas perdit

LA MUSE AUX BÉ S ICLE S 9 1

son procès en diffamation . C’est une affaire d éli

cate et dont tous l es détai ls ne sont pas connus .

Nous n ’avons en main ni l ’édition original e del’

Oscar Wild e d ’Ar thur Ransome,ni les p arties

encore inédites du De Pro fund is, actuell ementen dépôt au British M useum et dont la lectureà l ’audience s emble avoir p esé d ’un grand poidssur l ’esprit du j uge . E l les doivent contenir àl ’égard de lord Douglas des r eproches extrêmement off ensants . Quoi qu ’ i l en soit

,celui—ci voulut

faire appel devant l e public du j ugement qui ledéboutait , et i l entreprit donc d ’écrire la relati onde son amitié pour Oscar Wilde

,relation où s ’in

tercalaient l a reproduction et la ré futation destextes lus au tribunal

,mais non publiés

,du De

P ro fund is . R eproduction et ré futation lui furentinterdites

,à l a requête de l

exécuteur testamen

taire d e Wilde . Entre temps,R ansome donnait

une nouvell e édition de son livre,d ’où i l avait

écarté tous les passages considérés par lord Al fredDouglas comme inj uri eux . MM . Gabri el de Lautrec et H .

-D. Davray ont traduit c e texte ainsiexpurgé ; i l a paru en françai s peu de semainesavant la guerre . Le livre de lord Al fred Douglas

,

expurgé aussi,mais non par la volonté de l ’au

teur . vi ent seulement d ’

ê t re publié en Francepar l es soins de M . Willi am Claude . Il porte untitre dont o n ne sait si l’o rgueil l

’ emporte sur l ecourage ou l ’inconsci ence : Oscar Wild e et mo i.

Depuis quatre ans , lesang de millions d’hommes

a coulé pour le triomphe de valeurs en regarddesquell es -l es règl es de vi e d

’un Oscar Wildes emblent autant de conceptions puéril es et vides .

92 LA MUSE AUX BÉS I CLE S

Cependant l es unes ti ennent aux autres pr o f o ndément . L é thique et l ’esthétique ont une basecommune qui est la consci ence . Plus la consciencese développe , plus s

’ efface la co nt rad ic

tion des deux princip es . M ’en référerai—je à l ’èvelutio n de M . Barrès qui fut en s a j euness e un esorte de Wilde volontaire et dépourvu de toutemagnificence et qui, par ambition autant quepar accroiss ement naturel

,s ’est mué peu à peu

en un théori ci en de l ’ordre politique et soci al ?Je préfère invoquer l

’exemple de Wilde luimême

,dont la pri son ouvrit l e cœur à la fraternité

humaine . I l ne faut donc pas dire que s ’o ccuperde Wilde à cette heure est un pass e-temps déplacé

,

s inon choquant . Nous devons à Wilde des acquisit io ns fort importantes nous lui devons dumoins l eur vulgaris ation sur l e sort desquell esl ’i s sue de cette guerre ne p eut manquer d ’influer .Si l e mot civilis ation ne signifi e pas entre autreschoses l e rayonnement du s entiment décoratifdans l a vi e de société

,i l p erd

,hélas ! un de s es

s ens l es moins di scutables . Et,d ’ailleurs

,Wilde

ne fut—il pas,à l a fin du siècl e dernier

,des pre

miers r eprés entants de cet esprit européen sansl e soutien duquel l a future Soci été des Nationss era comme si e l l e n ’était p as ? N ’oublions pasqu

il créa entre la France et l’Anglet erre des li enspuis sants d ’amiti é intellectuelle et qu

’i l r endit ànotre pays l ’hommage l e plus délicat

,imité plus

tard par d ’Annunzio,en écrivant Sa lomé dans

notre langue . Il eut des défauts cri ards , un vicerépugnant

,mais i l fut notre hôte

,et i l l ’est encore .

Pour toutes ces raisons , l e livre de lord Douglasappell e de notre part une protestation .

LA MUSE AUX BÉS ICLES

Cet Al fred Douglas n ’est pas,à coup sûr

,un

sot . Il est connu chez ’

no us comme poète de tal ent,

et son Oscar Wild e et mo i révèl e un esprit singul1erement subti l et d éhe, une réell e culturelittéraire , une indiscutable maîtris e au j eu de lacontrovers e esthétique . L

’ influence de Wilde esttrès s ensible de ce côté . Au reste , el le p erce partout

,et Wilde est p lus prés ent dans ce livre que

lord Douglas lui—même ne l e p ense .

L’auteur s e donne un grand mal pour enfoncer

une porte ouverte , et nous démontre que Wildene fut pas un vrai poète

, qu’i l ne fit qu

imiterT ennyson

,Matthew , Arnold Mais l e

même chapitre du livre de R ansome est bi en pluscomplet

,sans qu

il s ’ en dégage la même impression de j alousi e recuite . Poète d ’imitation

,Wilde

a tout de même écrit la Ballad e d e la geôle d e

Read ing , ce qui tendrait à nous faire douter quel e don de poési e fût une disposition congénitale

,

déterminée une fois pour toutes . I l est defait qu

en dépit du proverb e latin Wilde estdevenu un poète en prison . Le phénomène s e p eutexpliquer de d eux façons : soit qu

’on admettechez Wilde la préexi stence d ’une napp e intérieure qui s é coula dès que fut crevée la dure etbrûlante p aroi où ell e avait été j usque—là contenue s

_

oit qu’ i l faill e croire à l a formation acci

dentelle de cette nappe amère et brûlante,et vite

tari e . Nous l aiss erons l e soin d ’en décid er auxphilos ophes que requiert l e mécanisme de l

’inspirat io n . Quant à l a valeur des imitations proprement musicales que fit Wilde

,un Français

ne p eut prétendre à l’

apprécier . L’imitation

94 LA MUSE AUX BÉS ICLES

poétique paraît être en Angleterre un exerciced ’écol e o ù l

intelligent artiste que fut Wildeétait doué pour brill er . En France, l ’ imitationn ’a pas

,s i l’o n peut dire

,d ’existence légale ;

el l e n ’est pas reconnue,du moins de ceux qui

s ’y livrent .

La découverte des points de vue de l a critiquelittéraire anglais e est

,pour le l ecteur à qui ils

ne sont pas famili ers,l e s eul attrait d e bon aloi

que présente l e l ivre d’Al fred Douglas . Par ail

l eurs , l’o d ieux l e dispute à l’effarant . Nous sommesici dans l e domaine de la tératologi e mentale ,contigu à celui de la mo rbid esse physiologique .

On se d emande avec stupeur comment un homme,

qui s e flatte de n ’avoir en rien démérité d e cenom

,peut avoir conçu l ’idée de rallier à lui les

sympathie s du publi c en écrivant sur son meill eurami ce réquisitoire d ’où suintent la rancune

,l a

morgue et l ’hypocris ie . Il n ’est pas douteux qu eWilde ait eu envers Douglas des torts excessifs .I l est en outre certain que celui—ci est fondé à

craindre le dommage dont l e menace la publication

,em 1 960

,des parti es encore inédites du De

P ro fund is. Et pourtant ri en n’

excuse son livreque l a haine . Et rien n ’ explique cette haine

que l ’hypothès e contre laquell e Al fred Douglass e défend avec une vigueur d ’accent dont nousnous empressons de lui donner acte , mais quilaiss era des incrédules .

1 7 Ju in 1 9 1 8 .

96 LA MUSE AUX BÉS I CLES

nante, p o ur p laire aur year ,charmer les Oreilles

et d istraire l’

e3p r it, orné de plusieurs dessins inédits de M . Paul Iribe. L

’ouvrage,d ’une typo

graphie délicate et raffinée,a de quoi plaire aux

yeux , en effet . Je l ’ouvre et j ’y lis ces deux vers

Ah ! ne so yez pas sanguinaireA l

arrière.

Profonde sagesse en peu de motsJe demande à François Berno uar dEt Gaston Deschamps?Il est mort .

Lui aussi ! Gaston Deschamps était un lapinà qui on avait donné ce nom en manière de plaisanterie bien littéraire . I l était touj ours fourrésous la table de Berno uar d

,et i l rongeait tout ce

qui se trouvait sous s a dent ; l es manuscrits , lesépreuves les beaux exemplaires sur Chine et surJaponAh le coin de Paris charmant -

qu etait avantla guerre cette cour du 71 de la rue des SaintsPères R endez—vous de poètes

,d ’artistes

etde philosophes ! On ne montait pas chez R emyde Gourmont sans faire un tour par l ’imprimeri ede François Berno uar d , et i l était rare qu

’on vîntvoir Berno uar d sans rendre visite à R emy deGourmont

,ou à son frère Jean

,ou à l

ext rava

gante et si bonne Mme de Co urrière. Andrédu Fresnois et R ené Dalize

,tous deux tués à l ’en

nemi,venaient là souvent

,de même que Paul

Feuillât re, Pi erre—Gérard Jordaens et Charlesde Fontenay qui o nt eu l e même sort , de mêmequ

’And ré Salmon,Guillaume Apollinaire ; d éfi

nitivement inapte au combat après trépanation,

Charles Perrès,le p oète des Bavard ages d

’Attila ,

LA MUSE AUX BÉS ICLE S

qui a ‘eu l ’autre j ou1 bras broyé par un éclatd ’ o bus ( sa t r o isœme blessure Jacques Dysso r d ,

Jean Cocteau , Paul Léau tau d André R ouveyre,

Émil e Zavie,évadé

j

d’

lA lemagne, auj ourd’hui

infirmier dans le Caucasse,Francis Carco

,rede

venu aviateur après réformé ; Blais e Cendrars , quia laissé un bras dans res t 1 anchées de l a légionétrangère … Quel massacre ! Quelle dispersion !Et comme c ’est mélancolique

,comme c ’est triste

,

cette solitude où François Berno u ar d fait roulersa machine

,cependant que lâ—haut

,non moins

solitaire,Jean de Gourmont habite l ’ancien appar

tement de son frère R emy,dont il a voulu que l ’a

ménagement 1 est ât intact,chaque livre , chaque

bibelot gardant la place où la main de R emy deGourmont savait sans hésitation le trouver

Nous ne chercherons pas d ans les Id ées d u J o ur,

o ù son éditeur a recueil li ses derniers articles qu ot id iens de la F rance, la pensée de R emy de Gourmont sur la guerre . Cet homme

,si . fertil e en con

t rad ictio ns, qui en était comme pétri , eut il unepensée sur l a guerre ? Je crois qu ’

il est mort troptôt et qu

’au reste la malâd ie rendit trouble,les

derniers temps , l a lumi ere de cette intelligenceinqu 1ete et torturée . Une nu it au Luxembo u rgcontient cette phrase qui peut servir d

ind ica

tionConnaissant l a vanité de tout , des religions ,

des philosophies et des morales , soumettez-vousextérieurement aux coutumes , aux préj ugés , à

la t 1 ad 1 t 1 0 n . Accordez votre démarche au rythmede l ’esprit public .

98 LA MUSE AUX BÉ S I CLES

Mais o nl it dans ses Dialo gues d es Amateurs surles cho ses d u temps

M. DELARUE . Il faut vivre co mme si rien ne d evaitjamais changer . Cet te maxime fait le pend ant d e cet te

aut re vivre co mme si o n ne d evait jamais mo urir .

P o urtant , no us mo urr o ns, et p o urtant la mo nd e re

verra d es révo lu tio ns so ciales , po lit iques, et peut—ê tre

géo lo giques . A qu o i bo n n o us t r o ubler , so it à pro po sd e l

inévitable, so it à pr o po s d e l’incer tain? Le mo t d e

Lo uis XV l’

égale aux plus fermes philo so phes Aprèsmo i le d éluge.

M. DESMAISON S. Et le d éluge est venu ,en eff et

,

et il ne manque pas d e bo ns esprits po ur penser quece qui p o uvait ar river d e mieux à ce moment , c

était

le d éluge je ne d étesterais pas un no uveau d éluge.

M. DELARUE . Vo us savez nager?M. DESMAISON S. N o n

,mais je me réfugierais sur

lesmo ntagnes d e l’

ir o nie et , d e là, je m’

amuserais peutê tre beauco up .

M. DELARUE . J’

en d o u te.

M. DESMAISON S. Po urqu o i cela? J e resteraisf id èle à ma philo so phie, qui est d e co ntempler d ’

un œ ilinno cent les mo uvements d e la vie.

Eh bien ! non ; l a guerre venue , R emy d eGourmont ne s ’est pas réfugié sur les montagnesde l ’ironie pour contempler d ’un œi l innocent lesmouvements de l a vie . I l n ’a pas non plus accordésa démarche au rythme de l ’esprit publi c Les ressorts de so n organisme vibrant n ’ont pu résisterà la pression venue du dehors

,i ls o nt cassé il

est mort . Solution suprême de la contradictionessentielle o ù s

acco r d èrent sans j amais s’équilibrer son intelligence et sa sensibilité .

M : Croquant est un horrible bourgeois,pré

tentieux , égoïste et sot , que R emy de Gourmont

GUILLAUME APOLLINAIRE

Guillaume Apollinaire donne le nom de calligrammes à des compositions typographiquesrappelant le profi l d ’un obj et . Il faut

,en outre

,

que l e sens des mots dont est formé l e dessin serapporte

,au moins poétiquement , à l ’obj et . Par

leur perfection typographique,le s calligrammes

du XV Ie siècle sont bien au-dessus de ceux dupoète d ’Alco o ls . C

’est qu’en eff et les calligrammes

anciens n ’

étaient que j eux d’

imprimeu rs,alors

que les calligrammes d ’Apollinaire d ’une beautétypographique moindre , mais où l é l ément litt éraire est de prem1 ere importance

,sont j eux de

poète Différence essentielle , comme vous voyez ,et qui suffit à conférer à Guillaume Apollinairel e mérite d ’une véritabl e priorité . Avouerai—jequ

à mon goût l’

inachevé de leur réalisationcondamne les calligrammes d ’Ap o llinaire? Quanden songe qu

’un certain nombre d ’entre eux ontét é reproduits à l ’aide de clichés L

’éditeur s edéfendra en arguant de la dureté des temps

,du

manque de papier,de l’inexpérience des typo

graphes . Mais nous nous serions fort bi en passésde calligrammes j usqu

’à l a fin de la guerre,et l

o n

est impardonnable de nous en offrir qui soient sil aids . J ’aurais voulu voir l es calligrammes d ’Ap o ll inaire gaufrés sur cuir

,taillés dans l e boi s

,goua

LA MUSE AUX BÉS ICLES

chés sur parchemin , gravés sur acier , peints surporcelaine ou sur cristal , brodés sur soie de Chine ,imprimés sur vieux Japon en encres de couleur .

Au lieu de Je,

m’

arrê te. Je préfère 0 0 piercelui- ci . A défaut de son aspect rebutant c ’est

,

paraît—il,l e profil d ’un œillet vous en goûte

rez la plaisante idée

Q ue cet œ illet te d ise la lo i d es o d eurs qu’

o n n’

a pas

enco re pr o mulguée et qu i viend ra un j o ur régner su r

n o s cerveaux,bien plus précise et plus subt ile que les

so ns qui n o us d irigent . Je préfère t o n nez à t o us tes

o rganes, 6 mo n amie,il est le t rône d e la fu ture sagesse.

Il y a là,en quelques phrases parfaitement

mesurées et cadencées,un j oli thème de spécu

lation esthétique que l’auteur de la Philo so phie

d es Parfums,Charles Régismanset , a déj à déve

lo ppé, d’ailleurs .

1 0 2 LA MUSE AUX BÉSI CLES

naire,que ce que j ’aime dans ses Vers

,c ’ est leur

fluidité,leur suavité

,l eur musicalité aériennes ,

l e voluptueux glissement de leur s images,l eur

spontanéité,leur fantaisie

,l eur cocasseri e parfois

truculente,l eur sentimeritalit é parfois puéril e

,

et par d essus tout ce dépaysement que j’

v savoure ,ces parfums exotiques

,ces paysages de rêve , de

légende et,d e voyage

,ces brusques ascensions au

plus haut des espaces interplanétaires,ces d es

centes vertigineuses dans le domaine des sensat io ns instinctives

,cet univers immense et

chaotique où le mirage est réalité et dont l’harmonie n ’a d ’autres lois que les caprices d ’unesensibilité quasi primitive alternant avec lesprofonds artifices d ’une culture aussi bigarréequ

étendue . Je ne dirai pas que j ’ai retrouvé dansCallig rammes les délices d

’Alco o ls ; l e contraireserait plutôt vrai . Je me méfie de ce vertige dumot qui constitue l e seul attrait de certainespi è ces . J ’ai une répugnance

,mettons maladive ,

pour l’inco hérent et l ’absurde . Par excès de santéintel lectuelle

,Guillaume Apollinaire cherche son

plaisir aux antipodes de la raison raiso nnante.

Libre à lui, mais est-ce leur faute si ses admirateurs l es plus déterminés hésitent et reculentdevant l e saut final qu ’i l leur demande de faireavec lui? D ’autant plus qu ’on ne sait pas s i’ l l efait réellement

,ce saut

,et si ce magicien ne nous

dup e pas au moyen d e prestiges et de sortil ègesconnus de lui seul

,nous abusant et nous faisant

croire qu ’

il s ’élève dans l ’air ou qu ’i l marche l atête en bas

,pendant qu ’i l nous regarde

,l e sourire

aux lèvres,risquer de nous rompre l e cou pour

suivre dans les nuées l e fantôme chatoyant dubon vivant et de l ’aimable philosophe qu ’i l est ,en chair et en os .

1 0 4 LA MUSE AUX BÉS I CLES

les étagères . Il est honorable de lancer des modes,

d ’être le père du cubisme,d ’avoir imposé l ’art

nègre aux snobs,d ’être un peu le Baudelaire , l e

Goncourt et l’

Oscar Wilde d ’une époque . Unj our vient où l ’art nègre se vulgarise

,où le cu

bisme s epuise,où les modes sont remplacées par

les suivantes . A trente—sept ans , la guerre finie ,Apollinaire se résignera—t -il à faire face d ’

ancêtre

et de pontife d ésafiecté?…Je suis sûr que non_

etqu ’en lui-même enfin la maturité l e changera , ouplutôt lefixera . I l a mis à la fin de ses Calligrammesun émouvant poème qui est en quelque sorte l etestament de sa j eunesse

,l ’adieu aux belles

extravagances

So yez ind ulgents quand vo us no us compareA ceux qu i f urent la perfectio n d e l

o r d re

N o us qu i quéto ns p ar to ut l’

aventure

N o us ne so mmes p as vo s ennez:u s

N o us vo ulo ns vo us d o nner d e vastes et d’

étranges d omainesOù le mystère en fleurs s

o ffre à qu i veut le cueilli rI l y a là d es feux no uveaur d es co uleurs j amais vues

Il l zllc phantasmes imp o nd érablesAuæ quels il faut d o nner la réali téF lize p o ur no us qu i combatto ns to uj o urs aux fr o nt1 eresDe l

i llifl i ilé et d e l’

avenir

P it ié p o ur no s erreurs P i t ié p o ur no s p échés

Vo tez que vient l’

été la saiso n vi o lenteEt ma j eunesse est mo r te ainsi que le p r intemp s0 so lei l c’est le temp s d e la R a iso n ar d ente

E t j’

attend s

P o ur la suzvre to u; eurs la f o rme no ble et d o uce

Q u’

elle p rend afin que ] 6 l’aune seu lement .

C’est une excuse

,une j ustification et une pro

messe . Va pour raison ardente et qu’Ap o llinaire

persiste à ignorer la rai son raiso nnante quej’

évo quais tout à l ’heure . R aison ardente meplaît . La raison ardente présidait à l

H éré

LA MUS E AUX BÉS I CLES 1 0 5

siarqu‘e,au Po ète assassiné

, à Alco o ls,aux meil

leurs des Calligrammes . Que l a raison ardentecontinue d ’

inSpirer à Guillaume Apollinaire descontes dont les féeries dansent devant nos yeux

,

et des poèmes dont le miel fonde sur nos l èvre s !

'1 5 J u zllet 1 9 1 8 .

CH ARLES MULLER

Par s es am1 s, Vi ctor Go lo ubew ,

Abel H erment,

Maurice Level,Pi erre Mill e

, C.

—Lou i s Muller,

Alice Ori ent,Paul Rebo ux

, H enri de R égnier ,J - H . R osny aîné

,Edmond Rostand , Sailland

Curno nsky , Jérôme et Jean T harau d ,Marcell e

T inayre. . A quelques exceptions près,ce sont les

signatures qu ’on trouvait alors chaque semainedans l e j ournal où Charles Mull er s ’occupait dusupplément littéraire . Il avait bi en d ’autres amiset camarades , et j

’étais du nombre,et l ’éditeur

aurait pu ,

compo ser un gros volume , s’

il avait faitappel à tous ceux qui o nt éprouvé la sympathie

,

la grande bonté de Charles Muller . Les nécessitésmatéri elles l ’ont forcé à s e borner . Le tombeaude Muller n ’ en a pas moins de prix

,au co ntraire

,car

rienn ’y est banal,convenu iln ’y a là ni répétitions

,

ni fatras,aucune coquetterie

,aucun cabotinage .

Nous sommes dans une atmosphère de véritablepiété qu e la cohue n ’

eût pas permis de maintenir .L

’entrée du tombeau est formée d ’un poème,

en petits vers,de M . Edmond R ostand . Ah ce

n ’est pas du Bar tho lomé

Le type d u Français auquel unAllemandNe comprend rien .

So lid e etfin. De sang champeno is et no rmand ,

Pr o fo nd ément pro vincial. T o talementParisien .

1 0 8 LA MUSE AUX BÉ S ICLE S

de son caractère , par Pi erre Mill e , Maurice Level ,Curno nsky . Et enfin , après le récit par M . VictorGo lo ubew du voyage que Muller fit aux Indes

,

nous voici devant la pierre du « tombeau»,où

s ’inscrit,en manière d ’

épitaphe, ce sonnet d eM . H enri de R égnier :

Je vo us ai vu jad is qui passiez d ans la vie,

Svelte et mince,un éclair d e gaî té d ans les

C’

était au temps lo intain o ù, po ur Paris j o yeux

,

S’

exerçait en riant vo tre verve applau d ie.

Dans la co upe d’

o r pur que lève le génie,Vo us mêlâtes, avec un art malicieux

,

Au breuvage immo r tel d o nt s’

enivrent les d ieux

Quelques grains d’

élégante et d iscrète iro nie.

La guerre Vo us vo ici d ebo ut au premier rangDans la mêlée et la mitraille

,d ans le sang ,

Avec cefier regar d au Dest in qui s’

avance.

Et vo us avez mo ntré à plus d’

un qui t ombaCo mment o n meurt , hér 0 1quement , po ur la France,

A la manière d e Charles Muller , so ld at .

Ainsi,j usque dans la mort , Charles Muller

devait rester l ’auteur de A la manière Emporté trop tôt pour qu e ce titre de no t o r 1eté aiteu l e temps de l e lasser , ne préparait—il pas

,au

moment où éclata la guerre,une nouvell e série

de pastiches avec Paul Rebo ux ? i l laiss e unmince bagage dont il partage l e mérite avecRebo ux et avec Gigno ux : l es fameux A la

man iere un roman satirique et dialogué,

R ikette auœ enfers ; une revue , 1vI il neuf cent

d o uze à quoi s’aj outent des articl es

,notamment

de critique dramatique , car il était porté vers l ethéâtre . Influence du mili eu , sans doute . Il estd e fait que Muller ne se sentait aucune dispositionpour l e roman

,nous avons Sur ce point l e témo i

LA MUSE AUX BÉS ICLES

guage de son frère I l s e montrait en particulierrétif au roman , qu

il tenait pour un genre contemplatif , incompatible avec son goût de l

’action .

L’explication est , d

’ailleurs , insuffisante . En quoil e travail du roman est—il, plus que celui du pastich e

,du dialogue , du couplet , incompatibl e avec

l e besoin d ’activité dont Mull er était plein? J ecrois bien qu ’en réalité cet excellent garçon ne sut,a aucun moment de sa vie, être son maître . Il futla proie des circonstances son véritabl e temperament d ’écrivain n ’a j amais p ercé . C

’est mêmece qui rend sa fin parti culièrement triste . Il n ’ya rien qui me rendrai t plus odieux à moi-mêmeque d ’écrire des livres que j e ne me s entirais pasforcé d ’écrire», dit—il à Rosny aîné

,lors de sa

visite crépusculaire . Et c ’est pour cela,peut-être

,

qu ’ i l n ’a voulu signer s eul aucun de ses livres . I lEt la mort est venue . Pauvre Muller

Blessé au ventre , écrit Maurice Level , i l p erditconnaissance , tandis qu

’on le transportait sur unbrancard

,et revint à lui dans l e poste de secours .

Des infirmiers l e déshabillaient en hâte . Alorsl es voyant éloigner de sa plaie un linge maculé

,

taché de sang et que, sous la violence du choc , i lavait souillé

,il tourna doucement la tête vers

l ’aide-maj or et lui dit avec un reste de sourire,

timidement,s’

excusant presque :Vous savez , ce n

’ est pas avant que ça m’est

arrivePuis il réunit ce qui lui restait d energi e

pour écrire aux siens son dernier adieu,et il

mourut .Vers l e même temps moururent de la même

manière Charles Péguy ,André du Fresnois

,

Alain-Fournier,Emil e Cl ermont , Li onel desR i eux ,

et tant d ’autres , tant d’autres d e nos camarades

1 1 0 LA MUSE AUX BÉS I CLES

de lettres . Que ferons-nous pour eux à qui nousdevrons de vivre après la guerre une vie spirituell eplus fière et plus large? R i en qui vaill e

,hélas

rien qu i soit à l a mesure d e leur

2 2 Ju illet 1 9 1 8 .

1 1 2 LA MUSE AUX BÉS ICLES

dépensait,avec une bonne grâce qui n ’

exclu ait

pas la ferveur,dans l ’emploi souvent ingrat de

critique d’art . Enfin , il s

’était révélé conteur avecses

_

T end res Canailles . Les T end res Canailles forment un tableau de la b ohème d ’avant—guerre .

On s ’y reportera . Et si j e n ’y insiste pas,c ’est

queM o nstres Cho isis , qui en est un peu la réplique ,m

o bligerait dans un instant à me répéter .En 1 9 1 4

,la guerre éclata

,ainsi que j e cro is

l ’avoir déj à dit ; Salmon voulut s’engager et n ’y

réussit point d ’abord . I l s ervit comme infirmi erbénévol e dans un hôpital . Puis

,un beau j our

,

notre ami Louis T h o mas dont la réputationlittéraire s e doublait

,au 8 b ataillon d e chas

seurs à pied,d ’une réputation militaire pour l e

moins égale,emmena Salmon avec lui directement

sur le front,où l ’arrivée d ’un engagé volontaire

en civil fit une impression forte et souleva centobj ections bureaucratiques . Salmon tint bon et ,grâce à T homas

,demeura maître du terrain . Il l e

défendit aussi longtemps que sa s anté l e lu ipermit . Quand il revint à Paris

,il portait dans

sa musette les notes d ’où sortit le Chass’bi (Campagnes d

’Arto is et d’Arg o nne) .

Les M o nstres Cho isis offrent avec l es T end resCanailles une parenté d ’inspiration qu e révèlela symétr 1 e des deux titres . Mais la faune desT end res Canailles s e trouvait parquée presquetout entière dans un quartier de Paris , l equartier de Buci, tandis ‘

que l es M o nstres

Cho isis appartiennent à tous l es cantons dumonde . On voit même apparaître à l a fin du

LA MUSE AUX BÉS I CLES 1 1 3

l ivre Victor H ugo en personne , l e plus choiside tous ces monstres

,certainement .

Ah nous sommes loin de l ’ homme généralvoulu par l es classiques. Nous nous rapprochonsde l a « tranche d e vi e»des naturalistes ; maisceux—ci tranchaient dans la vi e un peu au hasard ,à portée d e ce qu ’on appelait alors leur scalpel .I ls firent de bonnes études de leur province

,d e

l eur vill e,de leur quartier

,de leurs fournisseurs ,

de leur conci erge,mais que le diamètre d e cet

univers était donc petit ! I l règne,au contraire ,

dans l e l ivre de Salmon un certain esprit mondial ,s i j ’os e m ’exprimer aussi imparfaitement , uncertain cosmopolitisme auquel les naturalistesrestèrent bien étrangers

,et qui est la plus pré

cieuse importation dont nous soyons redevablesaux littératures russ e , anglaise , s candinave et américaine . La même couleur exotique se retrouvechez d ’autres écrivains no uveaux

,chez Pi erre Mac

Orlan,par exemple

,chez Guillaume Apollinaire .

Plus tard,cel a s era étudié dans l e détail , et les

critiques forgeront le mot qui convient pourdésigner cette tendance littéraire particuhere à

notre âge . Pour moi , j e doi s me contenter del ’indiquer sommairement

,non sans toutefois

noter que les poètes et conteurs dont j e parlen ’auront pas été introduits en vain à une connaissance élargie du monde

,si l a guerre et l ’ in

finie multiplication de ses aspects aboutiss ent à

l eur faire parmi l eurs concitoyens un public dignede l eur talent .

Mais il_

me faut prendre garde à ne pas laiss ercroire que Salmon est un touriste . R i en n ’est plus

8

1 1 4 LA MUSE AUX BÉSI CLES

é loigné de l ’état d ’esprit touristique que l etatd ’esprit poétique

,et n ’oublions pas que Salmon

est poète,l e plus artiste entre les plus fantaisistes .

Ou bien le touriste ne voit que l ’extérieur deschoses

,o u bien c ’est encore lui—même qu ’ i l co n

temple quand il est au pied de la Grande Pyramide . Loti est un touriste de géni e , mais un t o uri ste . I l n ’a pas lu les Russes . Il est un romantiquede la vieill e école égotiste . Or

,Do st 0 1ew sky ,

quinous a rendu Balzac

,est un sûr remède contre

l’

ég o tisme. Il n ’y a pas trace d ’

ég o tisme dansSalmon . Nul n ’est

_plûs souple que lui au j eud ’ entrer dans la conscience du prochain . Intuition développée à l ’écol e ori ental e . Li sez dansM o nstres Cho isis la nouvelle intitul é e Vo yageu rssans billet

,récit que fait un cambrioleur amé

ricain d ’une mauvaise nuit p assée par lui surun train de charbon . Découvert par le contrôleur

,

il a donné à celui—ci s es dix dollars pour qu ’ i l l ecache dans son abri . Sautant de w agon en w agon

,

tous deux se mettent en route,l e contrôl eur

devant,qui agite sa lanterne quand l ’autre doitLa fumée se dissip e ! J ’aperçois la

lanterne rouge balancée à bout de bras,j e saute .

Il était moins cinq,comme tu dis ! J ’avais déj à

compté l e passage de cinquante—deux w agons,

mais j e n ’étais pas certain d ’avoir bien compté,

et j e ne savais s i l ’homme avait dit quatre—vingtcinq ou quatre—_vingt—s ept w agons . Jem’

imaginais

bêtement que cela avait b eaucoup d ’importance .

Oh ! j e ne s entais plus le froid ! La sueur collaitma chemis e sur ma peau

,mes dents claquai ent

,

et,bien qu

’ i l n ’y eût pas du tout de fumée à ce

moment—là , j e ne voyais plus la lanterne J’

eppelai . On ne répondit pas . Que faire? Avancer? T ume diras que c ’était bien O ui

,mais

1 16 LA MUSE AUX BÉS ICLES

veau siècl e , brandissaient sous les plafonds desbrass eries o n all ait encore à la brasserie etqui nous feraient tant rire si nous avions l e courage de les relire , c e qu

’à Dieu ne plaise ! Leschroniqueurs o nt pu après coup , pour la commod ité de leurs commentaires , ranger Salmon avecGuillaume Apollinaire et Max Jacob parmi l espoètes de l ’écol e « fan taisiste auj ourd ’hui ,l ’étiqu ette ne tient plus . Fantaisiste , l

’auteur dePr ikaz? Si Baudelaire , Co rbière, Verlaine , R imbaud

,Laforgue sont des fantaisistes

,j y sous

cris,ma1 5 à cette condition seul ement .

Pr‘

ikaz est un po ème qui a pour suj et l a révolut io n bolcheviste . Nous avons lu bo n nombred ’articl es

,voire d es livres entiers

,sur la même

matière,et cependant nous ne sommes pas mieux

informés des événements russes que de ceux del ’an mille . Cette connaissance imparfaite et grossiéra, Salmon , aidé , j e crois , d

’une expérienceanci enne des mœurs mo sco vites

,l ’a transposée

,l ’a

sublimée par l ’opération poétique,l ’a fait passer

du plan j ournalistiqu e à c e plan merveill eux oùles mots s e substituent en quelque sorte auxchoses qu ’i l s désignent et parviennent à composerdes images , des obj ets quasiment réels , agissantdirectement sur l a s ensibilité . C

’est l a poésienominaliste, paraît-i l . A insi

,l it—o u dans l’Art

p o étique de M . Paul Claudel , quand tu parles , ôpoète

,dans une énumération délectabl e

, pr o fé

rant d e chaqu e chose l e no m comme un père ,tu l’appelles mystérieusement dans son principeet

,s elon que j adis tu participas à s a création

,tu

c0 0 pères à son existence. Et Salmon , à l a fin deso n poème : Przkaz est un premier essai d epoésie substituant aux s aiso ns du vieux lyrismel e cl imat instabl e de l ’ inquiétude univers ell e . Il

LA MUSE AUX BÉS I CLES 1 1 7

relèved ’un art esquis'sé en des essais anciens déj à

et … restituant l ’émotion à l’imperso nnel : un arttendant à créer chaque chos e par sa descriptionverbal e . Entre nous, j e p eux bien vous dire quej e n ’

at tache pas grande importance à des d éclarations d e ce genre . Peu me chaut que nominalisie soit o u ne soit pas la poési e d ’And ré Salmon ! Pourtant

,quand i l prononce vieux lyrisme

,

Salmon constate une vérité de fait et d ’evidence

,à savoir que l e lyrisme oratoire et dis

cursi f de Jaan—Baptiste Rousseau , Lefranc d e

Pompignan , Victor H ugo , etc . , a épuisé s a capacité de nous émouvoir . Nous avons b esoin deconventions poétiques plus souples p ermettantau langage d e suivre dans un contact plus immédiat les mouvements d e notre vie intérieuretrépidante

,certains dis ent même déréglé e .

Le manuscr it tr o uvé d ans un chapeau forme,i l lustré par Pi casso de croquis et de charges dansl e goût romantiqu e

,un beau livre à couverture

rougeâtre,imprimé sur un inestimable vélin . R o

mantiques,l es dessins de Pi casso romantique , l e

text e d ’And réSalmon . Pourquoi donc , à de brefsmoments , pensais

—jeàL’Ane mo ri, de Jules Janin?

J ’aurais du mal à précis er davantage mon impression . E l l e ti ent p eut—être à cette même bizarreri eprovocante , agressive , volontiers macabre , qui

apparente Salmon aux romantiques de la s econdegénération . « Le manuscrit qu’

o n va lire , peutêtre

,j e l ’ai trouvé dans un chapeau , au bord des

eaux végétales de la Marne,l e 1 1 j anvier 1 90 4 .

J ’avais une j oli e fi ll e au bras , il faisait fr 0 1 d ell eo nt peur . Croyant deviner la volonté de l ’auteur ,

1 1 8 LA MUSE AUX BÉS I CLES

j e vous livre ces pages . E ll es sont couleur decendre . Puiss ent—ell es s auver une âme . R omantisme , L

’auteur,d ’aill eurs

,ne sou

tient pas longtemps la fiction impliquée dans sonavertissement et son titre . On pourrait s ’attendreà la confession d ’un suicidé

,et c ’ est . en effet , quel

quef o is cela , mais l e plus s ouvent Salmon s e metlui—même en scène

,parle en son propre nom

,

nous co nte s es propres souvenirs,sur un rythme

saccadé , désinvolte , rompu à contre-temps,coupé

de silences o ù d ’étranges vibrations s’at tar d ent .

Parfois , ce sont des visions absurdes , fantastiques , qui s e déroulent , tel ce réveillon chezAurore , auquel nous voyons particip er Gilles deR ais

,Charles Baudelaire

,Chopin , Prosp er Meri

mée, Fabre d’

Eglantine et Julien Sorel , tous deuxdécapités , l e surintendant Fouquet , Gérard deNerval

,Georges Brummel

,T hé0 phile Gautier

et Ninon de Lenclos .Messieurs

,dit Baudelaire , vous êtes tous

empoisonnés .

Plusieurs l e crurent et tombèrent . Or commeils étaient morts depuis longtemps

,l incid ent

perdait le meill eur de sa réalité,mais non le plus

beau de son tragique . Longtemps o n entenditrouler par l es sall es et l ’escali er les têtes de Fabrfd

Eglantine et de Julien Sorel , boulets s anguino lents que les valets n ’

o saient ramasser à caus ede l eurs gants blancs . R omantisme , vousdis—je, et j

’aj oute dandysme,et encore quin

ceyisme

Même quand il évoque des ombres perçuesailleurs qu ’en songe

,Salmon ne peut s ’ empêcher

de l es él ever à une irréalité cocass e . Verlaine auFrançois un café pareil à une boutiqu ed

herbo riste avec on ne savait quel charme un

1 20 LA MUSE AUX BÉS ICLE S

la jeune Sculpture française, l e quat r 1eme deslivres publiés p ar lui ces temps-ci . Chez lui ,l ’esthétique est naturell ement lyrique et suggestive .Mais j e n ’ai ri en fait sentir du charme d ’And ré

Salmon,de so n esprit , de son élégance , de sa

finesse , de ce qui fait à l a fois son mystère et s adiaphanéité , de son air de diamant noir , et c

’ esten vain que j ’ai donc écrit sur

2 9 J a illel 1 9 1 8—30 Ju illet 1 9 2 0 .

LOUIS BERTRAND

En ce temps—là,nous nous disi ons que Louis

B ertrand s erait notre Flaubert . H omme de l ettres,ri en qu

ho mme de lettres,s elon la règle d e

Croisset . Mais notre époque est décidémentdisgraciée . Louis B ertrand brigue un fauteuil à

l’Acad émie. Ce n ’est pas l e p etit pavi llon au bordde l ’eau

,c e n ’est pas l ’allé e de til l euls , l e gucu

loir qui hantent s es rêves,c ’ est le palais

,

c ’est la coupole du bout du pont . Que s ’est—ildonc passé

,durant l e dernier quart de siè cl e ,

et quell e évolution a modifié toutes les val eurs?Car i l s erait tr 0 p affl igeant

,et i l s erait sans doute

inj uste de ne voir dans l ’aventure académiquede Louis Bertrand qu ’une défaillance ind ividuelle . Non

,cette aventure et j e veux m ’obs

tiner à dire,quell e qu ’en soit l ’i ssue cette mésa

venture comporte une autre explication .

Est—ce l ’ambiance qui a changé ? E st-ce l e rapport de la littérature et de la politique qui n ’ estplus l e même ? E st—cc l e facteur catholicisme quia bouleversé tout l e système de moralité littéraireconstruit par Flaubert et les artistes de son écol e?Est—cc l a position de l ’homme de l ettres dans

l’

Etat, élevée par la guerre , déplacée en tous cas,

et qui peut apparaître sous un angle nouveau,avec

des responsabilité s inconnues des « réalistes»e t

1 2 2 "LA MUSE AUX BÉS ICLES

des naturalistes Louis B ertrand voudrabienvo ir

,dans mon souci de lui prêter des mobiles

autres que de vanité mondaine , une admirationpersistante pour son œuvre .

C’est Mad emo iselle d e J essinco ur t que j e pré

fere parmi l es romans d e Lo uis Bertrand ,_

et ,cep endant , Sangu is Martyrum

—est un beau livre ,un grand livre

,d ’une ordonnance magnifique , et

où l ’émotion s ’élève fréquemment au sublime .

J e me souviens avec plaisir d’avoir écrit queMad emo iselle d eJ essinco u rt était un chef—d ’

œuvre.

Sangu is Marlyrum _

m’

a moins touché,mais la

réussite y est aussi frappante,et ell e y est plus

méritoire , parce qu e Mad emo iselle d e J essinco u rt

n ’est à tout prendre qu’une monographie

,alors

que Sangu isMarig ram s e développe dans les plusvastes dimensions romanesques : les dimensionsde Salammbô ( j e ne parle pas du nombre de pages ,Sangu is Marig ram étant moins long que l efameux bouquin carthaginois

,ce qui est en

l ’espèce une manière de supériorité,j e parl e du

cadre où l ’action s e déro ule,de l ’abondance de

cette action même,de l ’ intensité et de la variété

des s entiments qu ’ ell e met en j eu ) . Plus court queSalammbô

,échappant ainsi au reproche d ’être

ennuyeux qu’on a fait si souvent et non sans

quelque raison au roman de Flaubert , Sangu isMarlyrum l

’emporte encore par un côté,inten

t io nnellement du moins,sur la somptueus e his

toire de la fi l l e d ’Amilcar : « Qu ’on ne cherchepoint dans ce récit

,dit l ’auteur

,ce qu ’on appell e

une résurrection historique,une œuvre de d ilet

tante ou d ’

éru d it,qui s ’applique à faire revivre et

1 24 LA MUSE AUX BÉ S I CLES

qui doit fructifi er j usqu ’au dernier j our . Aucunde ces mots qui ne puiss e s ’accorder avec le nihilisme l e p lus désespéré , sous réserve du derni erj our qui pour l es croyants , pour Louis Bertrand ,s ’annonce comme l ’aurore d ’une vie nouvelle

,et

comme l ’accompliss ement du néant pour l es pessimistes à l a Fl aub ert .Ç

a été,dans SanguisMarig ram,

l ’art subtil d eLouis B ertrand de nous suggérer, sans l

impo ser ànotre esprit

,l ’actualité du martyre

,sa nécessité

s ans cesse renouvelée,

« périodique». La piètremalice que de donner

,dans une préface

,un s ens

postiche à un roman ! La préface de Louis Bertrand ne promet rien qu ’ ell e ne tienne . D ’unepart

, l’

humble hu‘

manité dont étai ent pétris l esmartyrs chrétiens des premiers siècl es nous estdécrite dans toutes s es défaill ances et s ans ombrede parti pris apologétique

,de tell e sort e que

l ’évêque Cyprien , l e sénateur Cécilius Natalis,

l eurs amis,l eurs s erviteurs

,l eurs bourreaux

,

revivent proprement dans ces pages l eur vi e terrestre accidentel l e , contingente ; d

’autre part ,l ’époque o ù ils vécurent et l ’ idée pour laquelle i l smoururent sont évoquées et confronté es avec tantde force et de maîtris e qu ’ i l est impossibl e d e nepas faire à tout instant un retour sur le présentet de ne pas comparer à l ’immens e espoir qui s elevait alo rssur l e monde , dans tant de sang répand u ,

cet autre espoir pour lequel depuis quatre ans lesma

rtyr s que vous savez endurent des maux quebo n nombre de martyrs chr éti ens n ’

eussent passouff ert s ans devenir apostats . Le rapprochementqu ’a voulu l ’auteur , et qu ’ i l indique dans sa préface en termes discrets , ne prend j amais tournureformell e

,discursive un mot

,souvent une image

suff it à évoquer l’arrière—f o nd d ’

avenir sur lequel

LA MUSE AUX BÉS I CLES

s e déroule la préfiguratio n du martyrologe chrétien , et par là la fresque africaine de Louis Bertrand atteint à cette b eauté

,à cette vi e t ranscen

dante,qui est la vi e commune des grandes œuvres

littéraires .

Peintre véridique et puissant des choses et desgens de la Méditerranée

,préparé , par maints

voyages et maints essais dont quelques—uns sontde maîtres livres ; à l a mise en œuvre d ’une documentation géographique dont un

autre s e fûttrouvé lourdement empêtré

,Louis Bertrand

montre dans la description des paysages algériensune aisance

,une abondance sagement mesurée .

So n style a gardé la netteté qu ’i l avait dans Mad e

mo iselle d e J essinco urt . en même temps,i l a repri s

un peu de la couleur qui fit l a fortune de ses premiers ouvrages . On pourrait reprocher à l

écri

ture de Sangu isMarig ram de ne pas s’adresser au

sens avec assez de raffinement ; mais , à laréflexio n ,

i l convi ent de tourner l’o bjectio n en louange ,eu égard à l a haute spiritualité du suj et . Le morceau de peinture ti ent assez de place dans ce romanpour que nous ne regrettions point l e B ertrand del’

Invasio n où s e s entait encore l’acquis des procédés descripti fs d e Zola . Depuis lors

,l a plume de

Louis Bertrand s ’ est allégée,son encre s ’est cla

r ifiée, l es pages les plus plasti ques de Sangu isMar

ig ram n’offrent aucun empâtement . Le tableau

des mines de Sig iiS grouil l e tout autant qu e l esfresques marseillai ses de l’Invasio n ,

sans que l’artifice y étouff e l ’émotion .

Ainsi le roman romantique trouve , grâce à

Louis B ertrand,un prolongement de vi e ( roman

1 26 LA MUSE AUX BÉS ICLES

tiqu e s ’oppose dans ma pensée au classicisme dela Princesse d e Cleves, de même qu

hist o rique

s’

o ppo serait à psychologique . ) De tous les écrivains actuels dignes de ce nom

,Louis B ertrand est

s eul à cultiver un genre littéraire qu ’on pouvaitcroire défunt . Il l e ranime en fais ant effort pourl e transposer dans un lyrisme tout intéri eur

,et

il y parvient,et j e ne connais pas dans l a

l ittérature de ces d ern1eres années d ’exempled ’un labeur qui honore davantage l ’artisan .

5 Ao ût 1 9 1 8 .

1 28 LA MUSE AUX BÉS ICLES

N o ces fo lles : Si l ’œuvre de Montfort , écrivaitMLCoulon , présente un asp ect tell ement antir omantique , il faut qu

’ell e soit antisubject ive enpleinx ll l e faut , non de toute nécessité , mais envertu d ’une règl e qui souffre p eu d

except io ns .

E ll e n ’apporte pas d ’exception à cette règle . E ll eest aussi indépendante de son auteur qu ’uneœuvre p eut l ’être . E ll e ne dit pas s ’i l est b londo u brun , gras o u maigre , j eune ou vieux , richeo u pauvre , triste ou gai , etc .

, etc . Mais d ’abordl ’ identité du subj ectivisme et du romantisme enlittérature est une simplification toute scolaire ;et

,au surplus

,s i el l e fait loi , l

’œuvre de Montfortpourrait précisément être considéré e commeapportant à cette loi une exception des pluscurieuses . Je suis surpris que M. Coulon n ’aitpas discerné la contradiction , dans l es romansde Montfort

,d ’un fond puissamment subj ectif

,

personnel,et d ’une mis e en œuvre narrative qui

n ’,est à vrai dire

, qu’une confession habilement

camo uflée. M . Coulon m ’

o bjectera la Chanso n d eN ap les et la T urque. Ce sont l es livres de Montfortque j ’aime le moins , ce sont les mieux faits .L

’auteur ne s ’y révèle,j ’en conviens

,que dans

sa passion pour Naples et son attachement à

Montmartre ; mais quell e indication déj à Et sesautres ouvrages

,s ’ ils ne nous apprennent pas

,en

effet,la couleur de s es cheveux et de ses cravates

,

l ’état de ses finances et ses opinions politiques,

nous montrent ass ez en lui l ’amateur de voyages,

l e quêteur d ’aventures , l’ami du pittoresque

humain,l ’observateur d es âmes et des mœurs

,l e

passionné de soleil et de grand air,l e nostalgique

,

l’

ennuyé qu i s’amuse de tout

,l’

ii1quiet que r i enn ’ébranle dans sa solide position de spectateurdésintéressé . R omantique , j e crois que Montfort

LA MUSE AUX BÉS ICLES’

est bien , mais comme o n doit l etra à notreépoque ; il en a pris son parti , et i l a passé outrepour se réalis er dans un parfait détachementd ’artiste . Que M . Coulon appell e « classicisme»cette maîtrise de soi

,

“ j ’y consens . Mais qu ’i l nenous dis e pas qu ’on peut imaginer un écrivainplus absent de ses romans que Montfort C

’est àpeu près le contraire qu i est vrai .

T enez,ce titre : la Belle—Enfant o u l

’Amo ur

quarante Montfort ne vient-il pas j ustement d ’atteindre la quarantaine ? Et Marseill e ,o ù s e déroule ce petit drame à cinq p ersonnageset qui en forme le décor brossé avec une négligenèe plus apparente qu e ré ell e , n

’est—ell e p asla vill e préférée de Montfort

,la vill e qu ’ i l nous

a déj à peinte dans les Coeurs malad es,et o ù l e

rappellent sans cess e l ’attrait et l ’habitude? E tla dédicace , énumération de noms qui sont l esnoms des camarades marseillais de Montfort aveccette simple souscription : « En so uven ir Ensouvenir de quoi

,sinon des heures où s ’est formée

,

entre Montfort et ses amis , l a substance sensibledu livre ? Montfort absent de la Belle-Enfanto u d e l

’Amo ur quarante ans,Montfort romancier

obj ecti f? Quell e plaisanteri e !La Belle-Enfant est un bateau

,

“ un yachtmouillé dans l e Vieux—Port . A son bord viventDidier Casseno ir

,homme riche

,d ésœuvré

,ancien

officier,et s a maîtress e Diane . Autres p ers on

nages : Garcin, qu i a gagné 70 0 0 0 0 francs à

Monte—Carlo,alors que

,par désespoir d ’amour,

il j ouait s es derniers milli ers de francs: avant dese suicid er ; l e poète Guy Joli , une des créations

9

1 3 0 LA MUSE AUX BÉSICLES

masculines l es plus’

plaisantes de Montfort , typed efantaisiste méridional , mais poussé en nobless e ,en vraie poési e ; enfin Écar telance, l

’hommed ’affaires au passé douteux , aux instincts impérieux et dont la brusque et brutal e p assion pourDiane provoqu e la catastrophe : enlèvement ,coups de revolver

,mort . Au mili eu de ces quatre

hommes,Diane rayonne et les éclaire chacun

diff éremment . Casseno ir , fatigué de sa maîtresseau caractère difficil e

,ne ti ent plus à ell e que par

les s ens ; Garcin l e neurasthénique , pour qui laquarantaine a sonné l

’heure de la déchéancephysique

,vit auprès de Diane dans l

éblo uisse

ment de sa b eauté et souffre de l ’indifférence dela j eune femme

,comme savent souffrir les cœurs

parvenus à l ’état extrême de l ’abandon ; GuyJoli

,au contraire , ne descend guère de son rêve

Diane s ’offre et il l a repousse . Quant à E cartelance

,i l aime pour l a première fois de s a vi e

,et i l

n ’y comprend ri en . Il en est abruti,aveuglé . I l

voit rouge,i l tue . A l ’ exception de Guy Joli

,

beaucoup plus j eune et préféré par Diane pourcette raison

,tous ces hommes o nt quarante ans .

Mais la quarantaine n’ est vraiment

,si j e puis dire

,

consci ente et , par conséquent , douloureuse qu’ en

Garcin . Garcin est l e protagoniste principal del ’idé e psychologique développée tout l e long dul ivre . N o n ,

pas développée , Montfort ne d éveloppe pas d ’ idées dans ses romans

,i l l es anime

,

c ’est bien mieux .

La Belle—Enfant o u l’Amo u r quarante ans

n’est pas sans défauts . Le suj et , c’ est l ’amour à

quarante ans,mais il est incomplètement traité .

Le suj et , c’

est aussi Marseill e : même reproche .En t out cas dualité d ’intérêt et impression deplaqué donnee parfois par les descriptions et l es

EDMOND JALOUX

M . Edmond Jaloux a deux ennemis perso nnels Fromentin et H enri de R égnier . Brillantsartistes mais dangereux maîtres . Leur influence ,s ’ i l ne reagit pas là contre , l e conduira à l

acad émisme. L

acad émisme peut prendre des formesplus subtil es . Il n ’est parfois qu ’un air de fauss edistinction . Ai ll eurs i l réside dans un romanesquede convention . Je n en parlerais p as tant à proposde Fumées d ans la campagne, qui est un trèsb eau et très poignant livre , si son tempérament même n ’y inclinait évidemment M . Jaloux .

Je n ’en veux pour preuve que le titre de l ’ouvrage .

C’est dans son genre un mo d èle d

ar tifice. L’auteur

imagine que, devenu vieux , les s ens et l e cœurapaisés

,Maurice de Co r d o uan j ette sur sa vie

passée un regard à demi satis fait,à demi cha

grin,et que

,apercevant des feux de feuilles mortes

allumés dans la campagne,i l l es compare à s a

destinée On dirait vraiment qu’elles sont ali

mentées par un brasier énorme . Et pourtant , sinous nous approchions de ces feux

,s i nous soule

vions l es feuil les encore intactes,nous verrions

qu’

il n ’y a,au fond

,qu ’un foyer bien pauvre ,

demi-éteint , qui consume lentement l es derniè resfibres sèches . Il en est ainsi de presque toutes l esdestinées humaines . Considérées à distance , ellesfont un certain effet . On croirait presque, à notre

LA MUSE AUX BÉS I CLES

éclat,qu ’i l y a en nous une bell e flamme dévorante

qui brûle notre vie et fait flamber no s»passio ns, et ,dessous

,o n ne trouverait ri en qu ’une cendre à

peine chaude,qui nourrit mal nos pauvres désirs ,

tout le reste s’évapo re en Voyez commel ’ image est incertaine et comme le rapport visuelest vague entre les passions qui flambantM . Jaloux nous parle d ’une flamme qui fait flamber , sans doute pour mieux insister sur l

idée deflambo iement et des feuill es mortes qui s e co nsument en répandant b eaucoup de fumée . Petiteerreur qui ne mériterait pas d ’être relevée

,s i M . Ja

l oux n ’avait transporté son douteux symbol esur la couverture de son livre pour en faire untitre

,titre trompeur puisqu ’i l suggère l a visi on

de cheminées rustiqu es fumant au crépuscul e .Sur l es fumées des chaumières savoyardes

,

M . Bordeaux nous trousserait,s ’i l ne l ’a déj à fait

,

un couplet o ù l ’éloge des mœurs famili al es s e mêl erait à l

énumératio n des fortes vertus paysannes ,et qui s ait si son roman ne s’int itulerait pas Fuméesd ans la campagne, faisant pâmer d

’ais e cinquantemill e l ecteurs qui s e figurent aimer la nature? J em ’arrête

,j ’en ai ass ez dit

,j ’en ai trop dit

,l e nom de

M . H enryBo r d eaux accolé au si en risquant de j etersur M . Jaloux l ’ombre d ’une dépréciation absolument immérité e .

La pénétrante séduction du tal ent de M . Ed

mond Jaloux est de l ’ordre composite ell en

émane pas d ’une personnalité littéraire francheet autonome

,naturell e . L

’art y j oue un grand rôle,

et c ’ est un art délicat,un art de pastelliste dont

les gros défauts sont la m1evrerie et une affectationparfois guindée

,compassée . Mais pourquoi , diantre ,

1 34 LA MUSE AUX BÉS ICLES

n’

ai—je guère réussi j usqu a présent à dire de cel ivre que des choses propres à l e faire sous-estimer? Il est grand temps que j

entame sa louange .E t d ’abord l e suj et enest extrêmement touchant .

Orphelin de père à six ans et n ’ayant conservé dupremier mari de s a mère que l e souvenir d

’unhomme violent et sans cess e fur i eux

, Raymond deBruys accueill e avec j oi e les s econdes noces de, s amère avec Maurice de Co r d o uan plus j eune qu ’elled e cinq ans . J e ne puis entrer dans l e détail ducaractère de Co r d o uan ,

c ’est ce que l e l ivre prés ente de mieux réussi , mais un mot l e définit .

presque tout entier Maurice de Co r d o uan est unfantaisiste . Au contraire

,l a mère de R aymond ,

très épris e,vit dans l e s entiment d el’abso lu . D

o ù ,

entre ces deux êtres,la discorde à bref délai .

Maurice s ’ennuie auprès d ’une femme replié e,qui

fuit l es o ccasions de se distraire Luci e s entqu ’ ell e est incapable de remplir toute l a vie , toutle cœur de Maurice

,et ell e s ’adonne à une dévotion

excessive,ell e fait tout ce qu ’ i l faut pour écarter

d ’ell e son enthousiaste,voluptueux et volage

époux . Fantaisiste,mais fantaisiste de l a plus

charmante espèce,fort éloigné d ’être un mufle

en dépit de son égoïsme d ’artiste impuissant ,Maurice a fait

,parmi d ’autres conquêtes , c ell e de

R aymond , son b eau-fils. L’

at tachement , l’

ad miration d u petit garçon

,puis du j eune homme , pour

l ’homme qui fait tant souffrir s a mère sont renduspar M . Edmond Jaloux avec autant de tact quede j ustess e . Qu

arrive—t—il? Devenu étudiant ,R aymond de Bruys introduit Maurice de Co rdouan chez une j eune fi l l e d e mœurs _ ind épen

dantes , étudiante ell e aussi ; et qui est l e scandalede l a vil le . Bientôt

,Maur i ce est l ’amant d e

Calixte bientôtMme de Co r d o uan l’apprend pa‘

r

ANDREPEZARD

André Pézar d ne fait pas de phrases . Jene voudrais pas en faire sur son livre . I l s ’agitde la guerre

,de la guerre qui continue . Si j

o sais,

j’

écrirais tout de suit e Voici l e plus b eau livrede guerre ! l e plus terribl e ! l e plus vrai ! lé plusfort Mais quoi j e n

’ai pas lu tous les livres deguerre . Il faudra que j e les reprenne un à un etque j e les examine de près . Alors s eulement j ’aurai peut—être l e droit d ’écrire que N o us autres

Vauquo is est le p lus b eau livre de guerre . Dureste, Civilisatio n aussi est le p lus beau livre de

Vanité du superlati f relati f en matièrede critique littéraire !André Pézar d no m inconnu hier encore . On

me dit qu’And re Pézar d n ’a pas vingt—cinq ans

,

qu ’i l a passé par l’Éco le normale,et c ’est tout ce

que j e sais j e ne l ’ai j amais vu , mais i l s emble quesi j e l e voyais j e saurais tout de suite que c ’est lui

,

tant il est vivant,présent dans son livre . Ah !

l ’aimable garçon ! Comme ils devai ent l ’aimer,

ses soldats de la onzième du 46e Mes vi eux,

mes pauvres vieux,bourrus et muets

,écrit-il au

chapitre de la fin où i l fait ses adi eux à s es compagno ns de guerre , j e ne pouvais pourtant pas l esprendre chacun à part et m ’

at tend rir à l eur expliquer que j e les aimais

,ou combien j ’avais envie

LA MUSE AUX BÉS I CLES

de leur affection . Mais souvent aux soldats dequarante ans j e disais : « Fil s». Et quand j e l escroisais dans un boyau

,ou quand j e faisais ma

ronde dans la tranchée très encombrée,j e l eur

mettais les mains aux épaules et j e m ’

appuyais

exprès pour pass er . Je sentais l a rondeur chaudeet la force de l eur chair . Je vous dis qu ’ i l devaitêtre adoré

,ce commandant de compagnie- là . Et

s es amis,s es camarades offici ers , de quel ton il

nous parl e d ’eux E ti enne,Fairise

,Chalchat , des

Mes amis,au bout d ’un an et de trois

ans,j e vis encore à toute h eure avec vous , et vous

ne s avez pas . Je deviendrai vi eux , avec vous quis erez j eunes . Je m ’ en veux de voir en ma tristess eune chose qu i est tell ement mienne

° i l faudraitoublier que c ’est moi qu i parl e , car c est vous quiêtes l e prix de ma tristess e . Si j e pouvais suivreauj ourd ’hui vos enterrements comme j ’ai suivicelui de Fairise

,à Cl ermont-en—Argonne , j e ferais

attention de ne pas tirer—l a j ambe . Vous me rendezsi triste que j e ne v oudrais même pas mourir

,

maintenant,mais rester sans plus j amais changer .

Car si j e moura1 s toute cette p eine qui est votrechos e serait perdue J ’ai p eur qu ’ainsi detachées du contexte ces lignes ne p erdent de leurprix

,j e voudrais multipli er l es citations : ce s erait

en vain,j e n ’arriverai s pas à donner une j uste

i dée de ce l ivre qui conti ent sans doute l es plusbelles pages inspirées par l ’amitié guerrière , maiso ù l a mélopé e est extrêmement rare

, o ù très petiteest la part laissé e à l a rêveri e

,à l a disserta

tion . Aucune prétention romanesque ou philo so phique. Un simple j ournal

,un simple carnet

de notes retravaillé es évidemment,mais non

organisées,échappant par conséquent à l ’ana

lys e et au résumé .

1 38 LA MUSE AUX BÉ S ICLES

Parmi toutes les formes prises depuis quatreans par l a guerre

,i l n ’ en restera pas

,dans la

mémoire des soldats,

'

d e plus horrible que laguerre de sapes . Or , l a guerre de sapes d épasse ,

sur l a butte de Vauquois,la brutalité sournois e

atteinte dans les autres s ecteurs de l’Arg o nne.

A travers l ’histoire,un reflet de terreur auréol era

le nom du village lorrain . Vauquois ,Le son de ces deux syllabes a quelque chosede lugubreet d ’étouffé . Il évoque un com particulièrement maudit .

André Pézar d y était . Il y arriva commechef de section à la fin de févri er 1 9 15 . So n

premier assaut eut li eu l e 2 mars , assautraté , assaut tragiqu ement grotesque , assautdont auci1 n mot ne peut rendre la farouchemaladress e , mais dont l e récit qu

’ i l nous fait,

heure par h eure,minute par minute et

,pour

ainsi dire,coup de feu par coup de feu

,en par

cri , mort par mort , l aiss e au bout de ses vingtpages l e lecteur littéralement courbatu d ’angoisse .

Le chapitre est caractéristique ent re‘

t o us de l amanière du narrateur . C’est une suite de moments reliés par des sil ences ; pour les yeux ,cela prend la forme de paragraphes de divers esdimensions séparés par des astérisques ; pourl ’esprit

,pour l ’imagination

,ce sont des bonds et

des pauses,des alternances d e consci ence et de

lucidité,d ’action et d ’attente , de détente et de

tension,de lumière et de ténèbres

,dont la j uxta

p o sitio riconfus e reproduit l e mouvement du combat aussi ré ell ement qu

’i l est possibl e au moyende l ’encre et du papi er . Quant à savoir quel

J.-H . ROSNY AINE

R oman d e mœurs,dit le sous-titre . De quelles

mœurs? I l y a bien,dans la première p artie du

livre,l a peinture d ’un milieu social déterminé ( une

pension de famill e au bord du lac de Genève ) , oùquelques types sont croqués à l arges traits

,mais

cela ne suffit pas à faire un roman de mœursEt l

amo ur ensuite,qui est au premier chef un

roman de caractères . L’action en est toute psycho lo gique ; el l e e st dans l

’âme de Jeanne,et

non pas ailleurs . Notez que Jeanne a seize ans .C

’est une grande audace,de la p art d ’un roman

cier,que de faire reposer l ’ intérêt d ’un livre sur

les déb ats intérieurs d ’une si j eune fi lle . Aussibi en R osny aîné n ’

était—il pas homme à reculerdevant l a difficulté . I l est l ’écrivain le moinstimoré que nous ayons

,un de ceux

,en tout cas ,

à qui ne saurait s ’appliquer le reproche que l esétrangers fon t parfoi s à notre littératur e de s ’ inspirer de conventions esthétiques tr 0 p étriquées ,tr0 p routinières . Reconnaissons d ’aill eurs qu ’àpart les essais d e nos groupes d ’avant-garde

,la

production française,tant poétique que roma

nesque, n’est guère riche en inventions . Nos

écrivains sont gens de talent,mais qui ne veulent

rien risquer . En quoi ils r essemblent à la plupartde leur s compatriotes .

LA MUSE AUX BÉSI CLES

Je anne donc seiz e ans . Un vo lume“

précé

dent,les Rafales, contient l

’histoire de sa fami lle .Les Lérand e sont des bourgeoi s ruinés , déchus .Le frère de Jeanne , Jacques Lérand e, impliquédans une aff aire d ’assassinat , a été acquitté,mais la tare reste . Et la mi sère . Alors Jeanne s el aisse emmener par un riche vieill ard du nom deLat o urne. Attention ! N

accusez pas Jeanneavant de la connaître , vous risqueriez d

’êtretrop sévère . Rappelez-vous qu ’el l e n ’a que seiz eans . La circonstance serait aggravante s1 Jeanneétait vicieuse

,mais Jeanne est un être tout de

pureté . De pureté,non de naïveté . Calculatric e

et pratique,au contraire . Mise en demeure de

choisir l e j eune milli onnaire s entimental qui s’est

épris d ’elle dans l a pension de famille suisse o ud ’accepter d ’être la femme de son libidineux etrépugnant « tuteur el le prend ce second parti ,parce que la réalisation en est immédiate et p lussûre . Ah ! j e ne vous donne pas Jeanne Lérand ecomme le modèle de s demoiselles de son âge .Réfléchissez toutefois qu ’ell e n ’a de raison sérieuseni de préférer l e j eune millionnaire qu ’ell e n ’aimepas, ni de s

épo uvanter à l’ idée d ’être l a femme

d ’un quinquagénaire emphysémateux,puisqu ell e

n ’a que seize ans et ne connaît pas l e premier motdes réalités de l ’amour . Quand j e vous aurai ditque l e viei l époux , dont R osny ne nous cachepoint que l

haleine sent l a citerne , meurt sansque l e mariage ait pu être consommé , vous serezpleinement rassuré

,j ’espère .

Le roman n ’est p as fini,nous ne sommes qu

à

son milieu . I l s ’agit maintenant de savoir siJeanne , remise en présence de R oger Co mmènes,

qu ’elle a

renco ntré à l a première age du livreans un “

w agon—restaurant et qui ’aime depuis

1 42 LA MUSE AUX BÉS I CLES

ce temps-là,i l est de fait qu ’on ne peut voir

Jeanne sans être en un tournemain proprementenvoûté , succombera devant l ’acharnementqu ’ il met à la poursu ivre . R oger Commènes n

’estpas moins

,abondamment renté que le mari défunt

o u l e j eune homme sentimental de la pension defamille . Par surcroît

,i l est bel homme , à l ’ais e

dans ses vêtements comme un lé0 par d dans s afourrure Mais ses i ntentions sont équivoques .Jeanne réussira—t—elle à l ui imposer le mariage?N ’en doutez pas un seul Coup de théâtre :l e j eune millionnair e sentimental reparaît . I létait allé faire un tour aux colonies

,i l va mieux ,

i l n ’est plus phtisique le moins du monde , et i lest touj ours amoureux fou . Voilà Jeanne encoreobligée de choisir . R iche elle—même , elle voit d euxfortune s à peu près égales s ’offrir à elle ; l

intérê t

ne l a décidera donc plus,mais l ’amour : R oger

Co mmènes eût été un amant passionné,mais un

mari volage . T ant pis pour lui Jeanne épouser al e j eune homme sentimental et fidèle .

Y a—t—il là une thèse? E lle est obscure , o n nela distingue point

,et sans doute R osny serait—il

fâché qu ’on prêtât à son livre un sens qu ’i l n ’apas . Quel sens a l e l ivre de R osny? Aucun autreque d ’êtr e une étude de caractère , d e

'

caractère

de j eune fi l le,de j eune fi lle de seize ans . Aussi l a

question se pose-t—elle de s avoir s’i l est vraisem

blable que Jeanne n ’ait que seize ans . Je répo ndrais cacrément no n ,

si j e ne songeais qlu’

il peuty avoir

,avant l ’âge

,des virtuoses de ’instinct

féminin comme il y a de précoces virtuoses del ’instinct musical . Le postulat de l ’extrême j eu

LA FOURCHARDIERE

Que si , s achant qu’i l n ’est pas en mon pouvoir

d ’accroître auprès des lecteurs de l’Œuvre l a p 0 pularit é de Georges de La Fo uchard ière, j

’entreprends néanmoins s a louange

,l ’amitié doit être

mon excuse . C’est ell e qui me donne de l ’impa

t ience et qui m ’

interd it d’attendre une autre

occasion . M . R odolphe Bringer ne me ti endra pasrigueur de ne l e point nommer dans cet artic leaussi souvent que l’exigerait sa part rée ll e decollaboration . Il est b ien entendu que ce quej e dirai d e l’H omme qu i réveille les mo rts l econcernera au même titre que l e signataireprincip al .C

’est surtout La Fo uchar d œre que j e me propose donc de célébrer

,à l

o ccasio n,mais en dehors

du roman désigné ci-dessus,La Fo uchar d ière

j ournaliste,La Fo uchar d 1ere moraliste

,La Fou

char d ière philosophe . E t j e voudrais d ’abord fairede lui un petit portrait . Outre que ma sympathiepour sa figure se mêle en quelque manière à masympathi e pour son esprit , c

’est encore par cecôté que j ’ai l e plus de chance de surprendre l ’attention des lecteurs à qui LaFo uchar d ièrene s

’estrévélé que sous l ’aspect de la chose écrite . QueH .

-P. Gassier m ’

assiste ! Je Un chapeau gri s aux larges ailes

,posé de tell e sorte sur un

LA MUSE AUX BÉS ICLES 1 45

front extrêmement bas qu ’ i l laiss e apparaîtreeu—dessus des sourcils une épaisse frange de cheveux . L

enco che du nez est pro fonde ; pleinesd ’ombre les orbites

,où les yeux bril lent d ’un éclat

métallique et souterrain . Un longnez,fuyant d ’une

fuite si l ’on peut dire,en avant

,

—nez modelé d ’unpouce j ovial

,nez tranchant toutefois

,car l ’arête

en est s èche,si les narines largement ouvertes

et retroussées sont faites pour lai sser passer lesou ffle d ’un tempérament énergique . Pommettesosseuses et j oues concaves ; moustaches et barbiche qui ne font qu ’une seule broussaille à traverslaquelle l es lèvres s

avancent et s’

élargissent ,gourmandes d ’air . Orei lles faunesques ? Soit ,si cela doit accuser dans son vrai sens l a physiono mie de La Fo uchar d ière

,mais i l n ’importe

,et

la malice la plus paillarde sait fort bien se passerde ce genre d ’attributs . Posez maintenant cettetête sur un faux-col droit

,un peu évas é par

devant , autour duquel une lavallière bleue à poisblancs est nouée parfois avec négligence

,touj ours

avec chic ; emboîtez ce faux-col entre des épaulesétroites et un peu remontantes

,d ’où tombe

to ute droite la l igne dorsale d ’un long veston o u

d ’une j aquette courte . Enfin , plantez les j ambes ,vêtues dans le même style

,et qu

allo ngent l espoches du pantalon placées haut

,dans de solides

chaussures de hobereau .

H obereau me fournirait une transition excellente pour passer à la physionomie morale de LaFo uchar d ière gentilhomme de l’Ouest , voltairienet mangeur de calotins ce qui n ’impliquepas nécessairement des opinions politiques bientranchées . N o n

,j e ne vois pas La Fo uchar d ière

at,en son Poitou , de la rue

de Valoisl a rue Grange-aux—Belles . T rès attaché à

146 LA MUSE AUX BÉS I CLES

notre viei ll e tradition librea

penseuse, il ne se piquepas de moderni sme , et le train et l e progrès de l achose publique ne l e passio ’nneraient guère

,si

l ’époque était plus - favorable ala séparation d el’

Esprit et de l’État .

Aimons et craig1‘

1 0 ns l a métaphore , hésitonsà dire que la pensée française a eu so n

”miracle de

la Marne . Disons—le cependant , afin d e pouvoiraffirmer que Georges de La Fo uchar d ière â g

'

agné

à cette bataille—là ses galons de capitaine . Plustard l es histori ens feront le compte de ceux quio nt tenu contre l ’invasio n d e l a BêtiSe, et ilsciteront au premier rang l

’auteur des petits pa

pie‘rs que l’Œuvf e publie en tête de ses hors

d’

œu’

vre Mais c ’est i ci que j ’aurais,mauvaise

grâce à insister,aucun de nos lecteurs n ’étant

mo ins assidu que mo i—même au régal quotidiende La F0 uchard ière. D

aut r‘

e part‘,et puisque

l ’o ccasio n s’

en présente , serais—je pardonnabled

esqui'

Ver , d’

escamo ter la Co nfession publiquede ma vive estime

,de mon admiration sans ce‘sse

étonnée pour l ’abondance et l’infinie variété,et

la profondeur , et l a vérité , tantôt paradoxale ,tantôt commune

,la cocasseri e subversive , la f0 rce

co mique , amère et'

lyrique, et par là dépass antson Obj et j ournal istique immédiat pour rej oindre,sans l e chercher , le grand style classique

,des

articles de_

Georges de La Fo uchard ière?Curi eux homme , des productions les plus o rd i

naires d e qui o n peut par ler ainsi sans—se couvrirde rid icule et dont les o uvrages de lo nguehaleine appellent au co ntr aire les réserves qu

’i lest de Coutume de formuler sur les besognesd ’improvisation La clef du mystère est—el le d ansl ’o rganisation intellectuell e de LN

est—elle pas plutôt d ans notre h

LA MUSE AUX BÉS ICLES

d e gaieté,sans méchanceté ni rosserie , i ls nous

amusent,i ls nous font rire

,i ls atteignent par

conséquent leur but . Je vous assure que vous vousdivertirez fort à lire l’H o mme qu i réveille les

mo rts . Mais l e p 1 aisir que vous y prendrez ne vousfera pas oublier l ’agrément de haut goût que LaFo uchar d ière vous donne chaque matin à l a pageci—contre . Peut—être même celui-ci vous gâterat—il un peu celui- l à . Aussi bien

,j e ne crains pas que

la réciproque so it vraie. Voilà l ’important .

2 3 Sep tembre 1 9 1 8 .

H ENRI BACH ELIN

Une des raisons d etre particul iè res à 1’Œuvre

littéraire est d ’

accréd iter auprès du public le snouveaux écrivains qui auront la charge , aprèsla guerre

,de maintenir notre prestige littéraire

dans le monde en l’égalant , si c’est possibl e

,à l a

gloire de nos armes . Le personnel de la célébritéfrançais e est tout entier à renouveler . Il fautraj eunir les cadres . Nous ne pouvons aborderla grande lutte pacifique qui va s ’ouvrir avec desforces plus qu ’à demi épuisées déj à . La pensé e ,l a poési e

,l ’art français ont b esoin de troupes

fraîches . Par malheur,nos réserves sont moins

abondantes qu ’avant la guerre,et il n ’est pa s

nécessaire que j e dise pourquoi . Ce qui nous enreste doit nous être cher à proportion

,nous

devons l’ent o urer de soins d ’autant plus empressés . Je me suis donc appliqué

,depuis que m ’est

échu l ’honneur d ’écrire sous cette rubrique , à

vanter s elon ses mérites,et

,au risque de paraître

négliger systématiquement les auteurs à gro stirage , l a j eune génération littéraire ( on sait quele mot « j eune»a littérairement un sens pluslarge qu ’à l ’état civil ) . E ugène Montfort . P .

-J

T o ulet,Jean Giraudoux

,Guillaume Apollinaire

,

André Salmon , Pierre Mac Orlan , Georges Duhamel

,André Pézar d

,o nt été signalés tour à tour

1 50 LA MUSE AUX BÉS I CLES

ici comme dignes d etre lus . Auj ourd ’hui,j e v eux

parler d’

H enri Bachelin ,a l ’occasion de son

nouveau livre,le Serviteur .

Quell e figure feront dans l ’histoire l es bons,

les meil l eurs écrivains de notre époque? Serontils des modèl es et des guides ? Quelques -uns , sansdoute

,mais j ’incline à croire que la plupart

d ’entre eux feront de préférence l ’agrément desl ettrés et des curi eux . La littérature actu elle estinfiniment riche

,var1 ee

,pittoresque et s avante

dans ses œuvres ; ell e l’est aussi dans ses

et ses femmes . E ll e est pleine de types savonreux et fortement marqués dont les gestes ,l es propos et l es mœurs alimenteront d ’anecdotesessayistes

,portraitistes et biographes . Mais oui !

H enri Bachelin,par

Nous n ’ en sommes pas encore , grâce à Di eu !aux indiscrétions nécrologiques . Mais , sans manquer a l a rés erve convenabl e

,on peut bi en dire

qu’

H enri Bachelin est à Paris un écrivain uniqu een son genre . Et j ’avoue être tenté de viol er à

l ’égard de Bachelin l es conventions qui protègentcontre l es regards étrangers la vie personnell e deshommes publics

,par ce fait que ce qui l e caracté

rise,c ’est précisément sa modestie

,son efface

ment . Il y a quelque quinze ans,une fièvre d ’ es

br o u ffe ravageait le monde littéraire . E ll e estpassée

,l es littérateurs ne s e croient plus obligés

de singer l es gens du monde,et notez que ce retour

de sagesse était s ensible dès avant la guerre , qu’il

est permis,par conséquent

,de croire

,et en tout

cas d ’espérer,qu ’i l lui survivra . Malgré cela , j e

maintiens qu ’à force de simplicité Bachelin

mérite d ’ê tre considéré avec étonnement . E tque cette simplicité singulière est donc aimabl eQue Bachelin est donc sympathique dans son

1 52 LA MUSE AUX BÉS I CLES

et surto ut,c eux de sacristain et de j ardinier . Un

homme to ut à fait ordinaire,so n fi ls insiste sur

ce point,mais craignant Dieu

,honnête et dur au

travail . Bref,un paysan français ancienne ma

n ière. Bachelin nous raconte sa vie,o u plutôt

,

non,Bachelin ne s ’adress e pas à nous , il s e tourne

vers so n père,i l est sur sa tombe

,au cimetière

,

i l lui parle . Le livre , et il a 258 pages , n’est qu ’une

apostrophe . Procédé audacieux . Nous avionsle roman à la première et à la t ro isœme personne

,

nous n ’avions pas encore le roman,l e récit à l a

deuxième ( j e ne tiens pas compte du roman parl ettres ) . Bachelin innove , et i l innove heureusement

,parce qu ’ i l innove naturellement , et que

l e procédé adopté est commandé par le sentiment même qui anime le livr e c

’est à tel pointqu ’on n ’imagine pas le Serviteur

,œuvre de

pitié fi liale,composé autrement . Il a la forme

d ’une prière et d ’une plainte , d’une pri è re en

sourdine,d ’une plainte lente et monocorde

,mais

dont le t o n égal ne lasse pas . Et en effet,tous

les aspects de la vie du paysan mo rvand iau

et no n seulement du paysan mo rvand iau

contemporain , mais de tous les âges , s’y déroulent

et s ’y succèdent selon un ordre qui est une aseension . Le plan seul du Serviteur est quasiment unchef—d ’

œuvre. Le style n ’est pas moins r emarquable. I l atteint çà et là à une puissance d ’

évo

cation dont o n pourrait dire qu ’ell e rappell eChateaubriand

,s i elle n ’était exempte de toute

pompe romantique,s i ell e était moins nue

,moins

sobre,moins contrainte

,moins humble

,et si

,

fréquemment,une pointe d ’humour n ’y perçait

de cet humour dont Bachelin abuse un peu dansses romans précédents

,et qui l’apparentait

naguère à son ma î tre Jules R enard . Dans le Ser

LA MUSE AUX BÉS I CLE S 1 53

vilcar , i l est enfin tout à fait lui-même,tel que

nous l e promettait déj à J uliette-la-J o lie, et mieuxencore . J ’éprouve un réel

plaisir à l ’en féliciter

,

dût mon témoignage être à s es yeux d ’un prixmédiocre relativement aux satis factions que c eprob e et modeste artiste est accoutumé à tirerde sa consc i ence .

30 Sep tembre 1 9 1 8 .

GABRIELE D’

ANNUNZIO

Quelle déc eption,à l e voir ! Eh quoi , c e petit

homme au crâne chauve,au visage blanchâtre

,

c ’était d ’Annunzio,l e grand

,l ’i llustre d ’Annunzio ,

d’Annunzio l e magnifique J e n ’en crus pas mesyeux lorsqu ’on me le montra

,à la répétition

général e de la Pisanelle. Etrange soirée,dont i l

me semble que tous ceux qui y étaient doivent s esouvenir comme d ’un d es moments les plus significatifs de cette époque hyperesthésiée,

maintenant appelé e avant-guerre ! Entouré d ’adulatrices

,i l parlait l entement

,d ’une voix mince

et chantante . Physiquement même il représentait â l ’état aigu la décadence . On l’eût dit desseché par l e feu de l ’esprit et ”des passions . Non ,d’Annunzio n ’était point beau

,i l n ’était pas j oli ,

mais i l était un peu ridicul e . Il était exotiques ans éclat , s ans pittoresque . L

’habit noir etl ’atmosphère des théâtres parisi ens détruisai entcruell ement l ’image que nous nous étions fait ed ’un d ’Annunzio vêtu de pourpre

,monté sur un

cheval blanc et déclamant s es vers aux divinitésmarines . Nous avions envi e de sourire

,en gens

qui ont été dupes d’une bonne plaisanteri e et

qui sont désabusés .La guerre est venue

,d’Annunzio est parti , et

c es j eunes gens qui s e penchaient comme des

1 56 LA MUSE AUX BÉSICLES

songe aux martyres volontaires qu ’ ell e a,ell e

aussi,suscités

,et pourtant ell e est digne de toute

abomination,et i l y a là un grand mystère . Mais

ell e n ’a pas son d ’Annunzio . Ses héros sont moinsb eaux que l es nôtres c ’est bi en l e moins qu ’onpuiss e dire des uns et d es autres , à pr opo s de littérature.

L’

extrao r d inaire et prestigieuse aventure qu ’ aété

,, que s era jusqu’à sa fin la vi e de d ’Annunzio

,

MJAndré Geiger a voulu la transcrire dans uneforme convenable au suj et . Parti de ce princip equ ’un tel œuvr e et un tel homme sont inséparables

,i l a entrepris de nous montrer celui-ci à

travers celui—là . A l a bonne heure J ’aime 1’anecdocte

,mais à sa place et en son temps . M . Geiger

la_

devait négliger . Le moment n ’est pas venupour d ’Annunzio d ’avoir son Barthou . M . Geigers ’est gardé systématiquement d ’être le Barthoude d ’Annunzio . Mais

,un peu présomptueuse

ment il a décidé d ’êtr e son Geiger .

Qu est—ce à dire ?M . Geiger va essayer de vous l’eXpliquer Je

n ’ai pas voulu l’entrep rend re ( l’étude de d ’Annun

zic) , écrit—il, à la façon des histori ens littéraires ,dont

,romancier et écrivain d ’imagination , j e ne

prétends pas d ’ailleurs posséder le s aust èresméthodes . I l me semble à moi qui , avanttoutes choses

,aime et poursuis , avec curiosité ,

avec admiration,avec amour

,la vi e , —l a « vie

vivante si l ’on p eut dire i l me semble imp o ssibl e de découper

,en quelque sorte , l

’existenceet les œuvres d ’un artiste

_o u d ’un écrivain en

tranches chronologiques,en morceaux distincts ,

LA MUSE AUX BÉS I CLES 157

selon les années , selon tel o u tel essai , o u chefd’

œuvre, pris en so i et isolé des Je mesuis efforcé

,j e m’

eff o rcerai encore à saisir,sans

le s disséquer ou les « anéantir,

ce qui seraitdommage ! l a personne de d ’Annunzio et s esé crits

,émanations de sa personne . C

’est doncun essai ( dira—t—o n) de critique « dynamique?Oui

,c ’est un essai de critique dynamique et

M . Geiger,trop modeste

,a beau s ’en défendre , i l

ne lui déplairait pas d ’avoir renouvelé la critique littéraire

,d ’avoir créé la critique dyna

mique»,d ’avoir fondé

,lui écr 1vain d

imagina

tion,une nouvelle écol e

,une école modèle de cri

tique .

I l ne s’ agit que de s ’entendre . Je laissera1 a desreprésentants plus qualifiés d ’un genre o ù j e neferai jamais

,_je l e sens bien , que de m

essayer ,l e soin de limlter

,contre l ’abus qu ’en fait M . Gei

ger,le s ens du mot critiqu e . Une controverse sur

l e « dynamisme»en matière de critique lit téraire s ’ impose . Je l a suivrai sans m ’y mêler . Mais ,puisque M . Geiger nous offre son livre comme unproduit du dynamisme critique

,me voilà forcé

d ’écrire que cette prem1 ere manifestation d ’uneméthode prétendue nouvell e ne m ’

excite pasfort . La tentative est honorable

,dans son but .

Nous faire voir la vi e de d ’Annunzio à traversl e tissu chamarré de s a prose et de ses vers avaitd e quoi séduire le fervent esthète

,le d ’annun

zien passionné qu ’est M . Geiger . Sachons—luigré de so n bon vouloir

,s ans lui cacher que ni

d’Annunzio ni son œuvre ne sortent clairementdéfinis de cette confrontation

,que ni l ’homme

ni s es ouvrages ne sont caractérisés avec forcep ar ce paralléli sme systématique . Du point d e .

vue de l ’art , l e style de M . Ge1ger manque sans

158 LA MUSE AUX BÉS I CLES

doute d es qualités plastiques qu ’une semblableinterprétation eût requises . Et du point de vuede l a vie — de la vie vivante comme il dit

,

s a documentation est insuffi sante . A—t—il s eul ement vu d ’Annunzio ? Lui a—t—il parlé? C’est d o uteux : j e n ’en ai pas l ’ impression . En somme , i la rêvé d ’Annunzio d ’après ses l ivres , bien p lusqu ’i l ne l ’a étudié sur le vif . R êve d ’artiste , etd ’artiste épris

,convaincu

,mais rêve plein

'

d e

trous , de lacunes , o ù l e vague et l’arbitraire o nt

tr0 p large part . Mais M . Geiger «mérite crédit ,puisqu ’i l nous dit n ’être q u

’ au début de ses étud esd

annunziennes L’actualité l ’a pressé . C

’estson excuse . Et comme la gloire du héros p eutattendre

,nous saurons attendre aussi que le

biographe ait achevé sa tâche . D’Annunzio , à

qui est échue la chance d’avoir en France le plus

fidèle des traducteurs,est assuré par surcroît

d ’avoir , le j our venu , un commentateur sensibleet un annali ste pieux . Que de grands écrivainsont eu ,

"

so us ce rapport,une destinée moins

enviable7 Octo bre 1 9 1 8 .

1 60 LA MUSE AUX BÉSI CLES

vertu sympathique toute par ticuli ère y estattachée . On entend par fois l es femmes—écrivainsse plaindr e des difficu ltés de leur carrière et d el eur état d ’

infério rité par rapport aux hommes,

leurs concurrents. E lles sont de b onne foi,mai s

e ll es s e trompent , car leur nature , pourvu qu’el l e

ne soit point contrainte o u faussée, t end d’elle

même vers la conquête , vers l’accord

,et leur

talent est à base , s i l’

o n peut dire,de sociabilité

l eurs émotions , leurs s entiments sont essentiellement communicatifs . Ainsi s ’est fait connaîtred u premier coup Annie de Pêne , alors que tantde j eunes gens , attardés à des recherches systematiques, s

ét o nnent d ’attendre si longtemps lesuccès . Comment le public les découvrirait-ilavant qu ’i ls s e soient découverts eux—mêmes? Legénie l ittéraire féminin a encore ceci de merveil

l eux que s a formation est presque touj ours soudaine et Spontanée . Ainsi Annie de Pène fut toutde su ite connue telle que l e développement etl’

affermissement de ses dons ne la pouvaientchanger .Après son l ivre de début , Pantins mo d ernes ,

après deux anthologies de lettres et de prières,

l’

Évad ée parut , qui l a situe, l a classe dans l alittérature féminine de ce temps qu

’elle ne prétendait d ’ailleurs pas bouleverser , ne se récla

mant de tendances subversives en morale nonplu s qu ’en art . Mais l’Évad ée faisait mieux quede révolutionner un genr e où i l ne restait plusd ’excès à commettre . L’Évad ée pr o uvait*qn

une

confession féminine ne perd rien à être discrète ,et que la sobriété du langage et l a retenue del ’émotion ne gênent en aucune manière l’express ion de la vérité . La pudeur de l’Évad e'efi

_

t

plaisir . On sut gré à Annie de Pène de l ’honnêteté

LA MUSE AUX BÉS I CLES 161

quasi b ourgeoise et un peu provinciale de s amalheureuse et touchante Rosine . Faut-i l rappeler l’anecd o te? R osine , divorcée , débarque à

Paris,venant de sa Normandie natale . E ll e l oue

au bout de l ’avenue de Vi ll iers un petit appartement et se met à donner des leçons de piano . Mai sun prêtre qui habite sa maison se lie d ’amitiéavec ell e et lui procur e une place de secrétairegénérale dans un magazine mondain . CependantR osine a fait la co nnaissance de Berniere , hommede lettres arrivé E lle l ’aime , i l l

’aime aussi , etl eur b onheur est près d

’être complet, quand le b onprêtre s

eXpatrie par désespoir d’amitié . R osine

sent qu ’elle a perdu son véritable , so n seul ami.Et le livre s ’achève par sa rupture avec Bernièrequ ’elle aurait épousé si elle n ’avait appris quece mariage devait consommer le malheur d ’uneautre . L

’action se déroule sous l a plume d ’Anniede Pêne aussi simplement que j e viens de l arésumer . Ce n ’est pas un roman romanesque , bâtià l ’aide de ficell es . C’est un récit tout 11 11 , un aveu ,

une confidence fréquemment entrecoupée ; c’est

le type du roman féminin en ce commencementde siècle .

D ir ai-je que j e lui préfère C etaient d eux petitesLa formule est la même , mais l e contenu

m ’en paraît plus riche . Et puis , j e ne connais pasd ’histo ir e d ’enfants d ’une observation si j uste .

Ici,pas un mot

,pas un trait qui ne soit stricte

ment conforme à l ’âge des personnages . DansC

étaient d eus: petites filles, l a scène est en province .

Au premier chapitre,l e père de Mariette s e

suicide,et j e vous j ure que ce premier chapitre

est à lui seu l un chef—d ’

œuvre. Au dernier chapitre , Pi er rette , l

amie de Mariette , l a plus âgéed es deux petites fi lles, entre au couvent . De ce

1 1

1 62 LA MUSE AUX BÉS ICLES

début tragique à cette fin mélancolique , l ed ucation sentimentale de Mariette a le temps des’

ébaucher . Or , l’analyse de cette formation du

cœur chez une fi llette de douze ans se doubled ’une savoureuse peinture des mœurs normandes ,et se mêle d ’ impressions de nature ‘choisi es etrendues avec un art extrêmement pudique ;dirai—je timide? J

’aime grandement , pour mapart

,cette timidité—là . Je la sens soutenue par

une forte connaissance des choses rurales , unsolide fond de terroir à la Maupassant .

Ce furent ensuite les Co nfid ences d e femmes.

Annie de Pène, en pleine possession de ses moyens ,y étend hors d ’el le—même le champ de son analyse .

Si j e ne me trompe , Co nfid ences d e femmes étaitcelui de ses livres qu ’ell e préférait . Ce fut dumoins celui qui lui valut la faveur d u grandp ublic . Ah le curieux témoignage sur la femmemoderne ! On ne pourra s ’en passer plus tard

,

quand il s ’agira d ’étudier l ’évolution,les d iffé

rentes phases de l’affranchissement moral et socialdes femmes . Mais voilà des mots bien sévères , à

propos d’une œuvre exempte de toute idée pré

conçue , frémiss ante et diverse dans son frémissement

, et parfois cruell e , mais touj ours sensibl een sa cruauté , cruelle et diverse comme la vie , etcomme elle pro fondémentEnfin , le s lecteurs de 1

’Œuvre ont eu la primeurde Sœur Vér o nique, l e dernier roman , hélas !d’Annie de Pêne . Le retour s ’y fait sentir à l amanière de C’

étaient d eux petites à lafraîcheur , au charme naïf de ce petit livre qui , j el e dis encore , m

apparaî t comme la réalisationla plus personnelle

,l a plus complexe

,l a plus

d ense du talent de cet auteur charmant et délicat .Annie de Pêne nous promettait encore tant

WALT WH IT MAN

Walt ‘Whitman est né en 1 8 1 9 ,dans la ferm

de ses parents,à Long-Island Le centenaire ( 1

s a naissance tombera donc l ’année prochaine . C

sera,espérons-le

,l ’occasion d ’une bell e cérémonie .

T ous l es Américains qui sont venus nous aiderà vaincre l’Allemand ne s eront pas encore rentrés chez eux . Nous s aurons leurmo ntre

admiration et notre gratitude ne vont pment à l eurs ingénieurs

,à l eurs canonni ers et

l eurs philanthropes,que le génie poétique de l e

race nous est également connu,et que nous

plaçons très haut,que nous lui faisons la part t

large,que nous ne chicanons pas sur son imp

tance,sur son influence

,et l ’avenir de cet t

influence .

Arrêtez mill e personnes dans la rue,tant Fr

çais qu’Anglais et Américains , et demandez-l eu

ce qu ’ell es p ensent de Walt Whitman,toutes vou

répondront qu ’elles entend ênt ce no m pour la première fois . Arrêtez-en dix mill e

,vous en trou

peut-être une qui vous fera une réponsevenable . Admettons

,pour cette fois

,que l ’i

rance des Fran c

a is soit excusable . Il restecel le des Américams et d es Anglais ne l e 5

point s ’i ls n ’étaient nos alliés et si nous ne‘

devions,avec toute notre amitié

,toute notre

1trou

«01156

LA MUSE AUX BÉS ICLES

gence. Assez souvent nous avons b esom de lal eur .I l ne faut pas déduire de ce qui précède que

Walt Whitman était j usqu ’à ce j our un poèteincompris

,que la révél ation de son génie est

récente Une énorme littérature,écrit M . Valery

Larbaud en tête d e so n introduction aux Œuvres

que publi e l a N o uvelle Revue française,s ’est accumulée déj à autour de l ’œuvre de Whit

les États—Unis,l’Angleterre, l e Danemark ,

l’Allemagne, l

Italie,la Russie et la France y o nt

contribué et el l e s ’enrichit tous l es ans . C’est

dans la Revue d esDeuœ-M o nd es du l ef juin 1 872 queparut le premier article français sur Whitmanun «éreintement d

’ailleurs . Mais , l a même année ,M . Emile Blémo nt

,qui s ’est acquis ainsi un titre

à l ’immortalité,remerciait Whitman dans l a

Renaissance artistique et littéraire de son poèmeà la France vaincue

Éto ile d e Éto ilePalpitante sur un pays d emo rt , héro ïque pays,trange, passio nné, railleur ; frivo le pays !Malheureuse ! Mais je ne veux pas te blâmer , maintenant ,po ur tes erreurs, tes vanités, tes péchés

T o n info rtune et tes so uff rances sans exemple o nt t o ut

racheté,Et t

o nt laissée sacrée.

Vers qui ne prennent tout leur sens qu ’avecceux-m

De no uveau, t o n éto ile

,6 France, belle, resplend issante

ét o ile,

Dans la paix céleste, plus pure, plus rad ieuse que jamais,

Rayo nnera immo r telle.

et avec ceux—ci

1 66 LA MUSE AUX BÉS ICLES

Je vo is le bo urreau d’

Euro pe ;Il se d resse, masqué, acco utré d e ro uge, sur d es jambesmassives

,ses f o rts bras musclés so nt nu5 °

Il s’

appuie pesamment sur la pesante hacheQ ui viens-tu d e massacrer , tantôt , bo urreau d

Euro pe?

De quelle g o rge a jailli ce sang sur to i, humid e et gluant ?

Je vo is les clairs so leils co uchants d es

M . Blémo nt eut le mérite de la prio rité , maisce mérite n ’est p as tel qu ’ i l porte ombrage auxtitres de M . Léon Bazalgette , traducteur d e

Feuilles d’

herbe et biographe de Whitman , parqui la poési e whitmanienne fut réell ement introduite en France il y a une dizaine d ’années . Notezque Feuilles d ’herbe date du mili eu du XIXe siècle

L’

Eur o pe ne s’est pas avisés tout de suite

que l e Nouveau Monde avait enfin so n poète . Unlivre de génie a mis cinquante ans à traverserl’Atlantique de l

’ouest à l ’est . Les chefs—d ’

œuvre

vont certainement plus vite dans l e sens contraireet c ’est tout à l a gloire de l’Amérique.

Il s emble,du reste

,qu ’au cours de ces dix der

nières années , l a France ait voulu rattraper l etemps perdu . Je ne parl e pas , cela va sans dire , dupublic

,qui ne s e pouvait émouvoir qu ’après l ’élite .

Mais notre élite s ’est émue depuis dix ans d ’unegrande ferveur whitmanienne. Une école poétiqu es ’est même formée chez nous sou s l ’étiquettewhitmanienne. Nos j eunes poètes sont touj oursles plus enthousiastes du monde . Ils raffolent denouveauté . Les Feuilles d

herbe de 1 855 furentpour eux une grande nouveauté aux environs de1 90 8 . Et i ls fondèrent incontinent l e whitma

nisme qui s e confondait un peu avec l ’ unanim1 sme d eM. Jules R omains . Le champion duwhitmanisme était en ce temps-l à M . Jcan-R 1chard Bloch , si j e ne me trompe

,l e même Jean

168 LA MUSE AUX BÉS I CLES

exclamative, et c’est—à—dire que la poésie de Walt

Whitman est toute primitive et barbare . E ll e estinorganique

,et j e ne vois pas là un signe de supé

rio rité, et nos j eunes poètes o nt eu_

t o rt de se laisserprendre par l’ahurissement de cette sauvageriedionysiaque . Sans pousser la prétention j usqu ’àdistinguer entre la forme et l e fond de Feu illesd’

herbe,j usqu

’à faire l e départ entre l’ess ence

de la poésie whitmanienne et son expression litteraire

,j usqu ’à opposer l ’une à l ’autre pour marquer

ce qu ’

il y a de bon , de fort , d’

assimilable et devivant dans cell e- là et ce qu ’ i l y a de caduc danscell e—ci

,sans contester que le fond et la forme

fassent corps i ci très étroitement,et qu ’à mieux

compos er s es poèmes,Whitman eût p erdu de

sa spontanéité , et qu’à perdre de sa spontanéité ,

i l eût perdu de son génie,et qu ’enfin Whitman

soit un bloc grossièrement travaillé où l echarbon et l e diamant sont inséparables jedemande humblement à ses fervents discipl eset admirateurs l a p ermission de ne considérerson œuvre que comme un ferment dont l ’actionsur notre littérature s era d ’autant plus féconde etdurabl e qu ’e ll e s e fera s entir à plus longueéchéance . Le whitmanisme français n ’a produit à ce j our que des cris ou des balbutiements .Nous ne sommes pas des sauvages

,et poser aux

primiti fs est de la part de nos poètes le pire desartifices

,la plus funeste des conventions

,sorte

d’

acad émisme à rebours no n moins détestablequeAu

_mo ment de signer

,j e m ’aperçois que j ai

omi s d e nommer les traducteurs d es Œuvres

cho isies de Whitman Jules Laforgue,Louis Fa

bulet,André Gide , Valery Larbaud , Jean Sehlumg erger , Francis Vielé—Griffin . H ormis les deux

LA MUSE AUX BÉS I CLES 1 69

premi ers , ils appartiennent au même groupe , queM . André Gide pass e pour inspirer et diriger . Ces ont gens

curieux , s ensibles et informés de touteschoses auxmeill eures sources . Les l ettrés o nt déj àcontracté envers eux une dette dont la vulgarisation de Whitman augmente s ensiblement l epoids .

Octo bre 1 9 1 8 .

ANAT OLEFRANCE

Où ai—je donc lu l’histoire de ce poète qui

,

dégoûté d ’un monde ou la guere multipliait seshorreurs , fit l a découverte d ’une plante , grâcea l aquell e i l put renoncer à vivre le présent etremonter par un prodige de mémoire le cours deson existence j usqu ’au j our même de sa naissance?Ce poète qui

*finit par rendre l ’âme dans unvagissement de nouveau-né , les souvenirs d

’enfanee d ’Anat o leFrance me l ’ont rappelé

,sans que

j e susse bien pourquoi . I l m ’a paru assez vaguement que notre bon maître

,comme l’appellent

ses amis,s ’est détourné aussi avec tristesse de

la morne époque o ù nous sommes et n ’a trouvé demeilleur refuge que dans l ’heureux temps où i létait petit

,tout

Le petit Pierre,c ’est l e petit Anatole . Mais

o ui ! le p etit Anatole,fi ls de M . T hibaut , l e

libraire du qu ai Malaquais. Ah ! j e ne saurai scacher à notre bon maître le regret que so n l ivrem ’a mis dans le cœur . Pourquoi être revenu à cettefiction

,à ce maquillage? Pourquoi ne pas nous

avoir dit la vérité simple et nue? Pourquoi cepseudonyme de N o zière? N o zière? Nous l e con

1 72 LA MUSE AUX BÉS1èLES

sio nnelles du docteur N o zière, père du p etit

Pi erre . La vie d ’un médecin di ffère beaucoup decelle d ’un libraire , et le petit garçon d

’un médecinsubit , du fait de l a profession paternelle , une formation d e l a sensibilité à laquelle l e petit garçond’un libraire reste nécessairement étranger. Non

que l e p etit Pierre s e montre à nous sous des co ucurs de sentiment incompatibl es avec les circonstances o ù l ’ imagination romanesque d ’Anatole France l ’a placé ce qui est certain

,c ’est qu ’i l

n ’a pas d ’impressions , de souvenirs s e rapportantaux fonctions médicales de son père . Ici , l e mémorialiste retenu le romancier ; ici , l e compromisest très visibl e

,null e part on ne l’aperço it autant .

Parce qu ’i l a voulu que Pi erre N o zière fût fi lsd e médecin et parce qu ’i l a eu néanmoins la bonnegrâce de ne pas pousser l a teinte j usqu ’au point o ùell e n ’aurait été que duperie et déception

,notre

bon maître a j eté sur tout un côté de la vie depetit personnage un voile dont la transparence

est pour nous un charme de plus . Comment admettre

,si Pierre N o z1ere était fi ls d ’un médecin ,

que so n père le l aiss ât des matinées entièresavec M . Morin , l e concierge de l a maiso n

'

vo isine?

Cette famili arité s’expliæ

e bien,par contre

,si o n

l it entre les lignes que ierre passait sa vi e aurez-de—chausséé, dans l a librairi e de so n cherpapa .

Vous ne vous attendez pas à ce que j e dissociepéd antesqnement l es éléments qui composentle charme à l a fois insidieux et souverain deslivres d ’Anat o le France . Dans Petit Pierre

,l a

bénignité , l’

aménité o nt recouvert et dilué touteamertume et toute ironie . L

iro nie réussit-elle à

LA MUSE AUX°

BÉSICLES 1 73

percer? E l l e s e tempère aussitôt , ell e s e faitpaternell e . Anatol e France parl e de l ’enfantqu ’i l était avec una ind ulgence et une co mplaisance de père

,de grand—père

,voire d ’

arrière—grandpère . Là réside l ’originalité de cette autobiographieo ù l e narrateur et l e héros , élo i nés l

’un de l ’autrepar plus de quinze lustres

,son deux êtres d iffé

rents,n ’ayant guère de commun que l e sentimentfilial. Quand Anatole France nomme sa mère , un

miracl e se produit l ’auteur disparait,nous n ’en

tendons plus que l a voix d ’un fi ls .

L’univers du petit Pi erre ne dépassait pas les

T uileries et l e Luxembourg . Pour Anatole France,

l e cercle du monde s ’est élargi à ce point que nuln ’a volé aussi loin sur les ailes de l ’intelligenceet que Sirius lui—même n ’est pour lui qu ’une étape( l e docteur Obnubile ferait sauter cette planète avecautant de sérénité que l a nôtre ) . Mais l e centre , l efoyer est touj ours l à où s

arr êtèrent l es premi ersregards du petit Pi erre, sur les vi eux quais deParis

,et Anatole France a beau dire I l régnait

en ce temps—là,si j e ne me trompe

,sur l e b eau

quai Malaquais, une douceur de vivre , une familiarité des êtres et des chose s , une grâce intime quin ’ existent plus auj ourd ’hui i l sait bien qu ’i l s etrompe

,qu ’i l est victime d ’un mirage, et que l e

beau quai Malaquais n’a pas changé

,malgré les

fi ls et les perches du trolley La librairie T hibaut s ’est

,i l est vrai

,rapprochée d e l’Institut

,

et el le porte une autre enseigne,mais les boîtes des

bouquinistes , et les magasins des antiquaires , etles devantures des marchands d ’estampes ontconservé à tout le quartier so n caractère local

,son

1 74 LA MUS E AUX BÉS I CLES

cachet ancien de bonhomie , de finesse , de SplI‘itualité . Peu de maisons o nt été démolies , et la ruede Seine est touj ours l a rue de Seine avec l a maison Pro u té et l a librairie Dorbon , dont j e ne saissi elles existaient au temps du petit Pierre , maisqu

’Anat o le France ne reniera point pour cela , j’en

suis bien sûr ,no n plus que l a l ibrairi e Champion ,citée à tort l aIl était question , avant l a guerre , de démolir

l e quartier de Pi erre N o zière pour permettre auxautomobiles de franchir en cinq minutes la distance qui sépare la gare Montparnasse de l a garede l’Est . Où en est auj ourd ’hui ce funeste proj et?Pari s s e trouve menacé d ’ embellissementssérieux . Le prolongement de l a rue de R ennesest—il du nombre ? Pour l e coup , ce serait fait dubeau uai Malaquais et Anatole France serait

excusah e de ne plus quitter les coteaux de laT ouraine et les rivages mélodieux de la ‘Méd iterranee . La douceur de vivre serait exilée de Parisdéfinitivement .

I

I l nous resterait encore les l ivres d ’Anat o leFrance

,ceux qu ’i l a écrits et ceux qu ’i l écrira

,car

des j ours nombreux lui o nt été comptés qu ’ i l luireste à vivre pour notre j oie et pour qu ’i l soit d itu’

à l ’aurore d ’une époqu e qui s ’annonce par tantde ténèbres , l e flambeau de l ’antique sagesse acontinué de luire entre des mains vénérables

,aussi

longtemps qu ’i l a fallu pour qu ’i l ne s’éteigne nine vacille .\

2 7 .Janvier 1 9 1 9 ,

1 76 LA MUSE AUX BÉS I CLES

sensuelle . Ils éprouvent , en lisant M . Benda l impression de recevoir les verges . I ls se pamentsous les coups de ce furi eux philosophe . M . Bendaredouble d ’

ar d eur à frapper ses victimes,ses

victimes redoublent d ’

ar d eur à le lire,et tout

l e monde est content .

Le Bo uquet d e Glycère renferme trois dialoguesqu ’on pourrait dire de circonstance l e premiertraite du courage ; l e d euxmme

,d es possibilités

d ’une paix définitive ; l e troisième , d es rapports dela guerre avec la science de l ’homme , avec laphilosophi e . Ce dernier dialogue , intitul é Isaaco u la passio n mo raliste, pôse la questio n de savoirsi la guerre que nous faisions encore l ’autrej o ur est , pour le philosophe digne de ce nom ,

l ephilosophe du type intellectualiste , du type désintéressé , du type Benda , un suj et de méditationavouable . Non , conclut l

’auteur . La guerre n’a

modifié en rien les données que nous possédionssur la constitution essentielle de l ’homme . Inutiledonc de nous y arrêter . Occupons—nous de chosesséri euses .Soit , parlons de Belphégo r .

Sous—titre Essai sur l’

esthétique d e la p résente

so ciété française. L’

eSthétiqua d ésig'

ne ici l’ensemble des goûts intell ectuels , littéraires et artistiques de l ’élit e contemporaine . Mais i l arrivésouvent ne M . Benda étende l e sens d u terme ,et alors 1 s ’en sert pour signifier état d ’âme ,dispositions et tendances d e l a sensibilité . Nous

LA MUSE AUX BÉS I CLES 1 77

voilà presque dans l ethique. Cette confusionsurprend . Si l

o n ad 0 pte l a rigueur scolastique d eM . Benda , on s

’étonne qu ’ i l donne lui-même dansce défaut d ’

ind éterminatio n dont il‘ fait grief auxphilosophes en vogue . Serait—il atteint du virusfi ltrant que son microscope a découvert danstoutes le s productions de l ’esprit moderne? Lapensée de M . Benda serait—ell e infectée de modernisme? M . Benda serait—il par hasard contemp o rain de M . Bergson et non de Spinoza?Définisso ns encore , ou plutôt laissons ce soin

à l ’auteur Nous appelons i ci s0 0 1eté l a bonnesociété c ’est-à—dire cette classe de personnesprivilég1ees qui vivent dans l

o isivet é et l e raffinement

,et dont l ’une des fonctions est de s ’adon

ner au ramage littéraire , voire , de nos j ours ,scienti Nos documents

,pour deter

miner les tendances esthétiques de la présentesoci été française

,o nt été le s pro fessions de foi defive o

clo ck o u d’

après-diner

,l es revues et le s

j ournaux mondains,surtout les œuvres de ces

auteurs dont nous croyons pouvoir,en raison de

leur succès,penser qu ’ i ls donnent le mieux satis

faction eu goût public o u qu ’i ls l e représententle plus D ’où il résulte que M . Bendacroit à l ’existence d ’une élite constituée organiquement et délimitée dans l ’espace ; mais ell en ’apparaît nulle part dans son livre . QuandM .

”Benda cite un nom,c ’est un nom d ’auteur

quand il donne une référence , c’ est une référence

livresque de sorte que l e procès instruit par luiavec une clairvoyance et une vigueur ind iscutables est en réalité le procès d ’une certaine litterature et d ’un certain art actuels i l reste à définir d ans quella mesure l

’art et l a l ittératurecondamnés par —M. Benda reflètent lesmœurs et

178 LA MUSE AUX BÉS I CLES

l'e5prit de la bonne société M . Benda estimeévidemment qu ’une telle dissociation serait de peud ’intérêt

,que le rapport intime d

’une littératureet de son époque n ’est plus à démontrer . En ce quiconcerne l es l ittératures et les époques antérieures ,i l est vrai mais

, pour le présent , ce serait à voir .

Un Bourget,un Bordeaux o nt les faveurs de toute

une bonne société qui'

n’

est point celle deM . Benda et qui su ffit à j ustifier des réservesquant à l a portée général e des j ugements de ceterribl e censeur . A tirer de Belphégo r toutes lesdéductions que cet ouvrage comporte dansl ’ordre de la critique des mœurs

,l ’élite parisienne

donnerait actuellement l e spectacl e d ’un énerve=ment sans précédent . La réalité est—el l e bien tel l e?On ne pêche guère par excès de discipline dansles mili eux o ù un André Gide , un Claudel , recrutent leurs plus fervents admirateurs ; maisce sont de tout petits noyaux

,j e doute que

M . Benda les vise quand il écrit bonne sociétéContre qui en a—t—il donc? Nous aurions aimé lesavoir précisément . Les abonnés d es revues etd es j ournaux mondains , l es habitués desfiveo’

clo ck,ce n ’est pas là une coll ectivité dont o n

puisse dire qu ’ elle a en propre des tendancesesthétiques . En tout cas , si l e succès d

’un Gideo u d

un Bergson auprès de ces gens prouve quoique ce soit

,que prouvera le succès d ’

un Bendaaup rès des mêmes gens? Et

,en eff et

,voilà

qui rend sceptique quant à l a valeur des t émo i

guages littéraires fournis par M . Benda à l ’appuide sa thèse

,son propre succès , en bo nnelo gique,

l’

infirme, l e co ndamne .

1 80 LA MUSE AUX BÉS ICLES

depuis des générati ons , l’air même que nous

respirons . Nous voici à l ’extrême degré de l ’ intoxicatio n . Va-t-i l falloir

,pour y échapper

,risquer

l’asphyxie? I l fait bien froid sur les hauteurs d eM . Benda

,nos poumons fatigués y respirent mal .

Je demande une station intermédiaire .

2 5 Févr ier 1 9 1 9 .

JEROMEET JEAN T HARAUD

Le général Lyautey , de l’ACad émie française ,

passe pour se plaire en compagnie des gens d elettres . So n goût ne l e porte point .vers ses collègues de l’ Institut , parmi lesquels un fauteui ll ’attend qu ’ i l n

o ccupera peut—être j amais i lpréfère s ’entourer de j eunes ; ce brillant cavaliers ’est composé un état—maj or d

intellectuels etd ’artistes . On / nomme bon nombre d ’écrivainsmobili sés qui trouvent au Maroc la repo s

‘ biendû à leurs blessures et à l eurs fatigues . La plupart nous sont revenus ; quelques uns j ouiss entencore

,à R abat , d

’une hospitalité répu tée seigneurial e . Jérôme et Jean T harau d sont de ces heureux retardataires .Aussi bien n ’est—il pas sûr que nous l es re

voyions avant longtemps . Leur humeur est voyageuse .

Je me souviens de Jérôme T harau d rentrant deLorraine à Paris l’après—midi même du j our o ùse répandait la nouvelle de l a guerre des Balkans .

Je repars , annonça-t—il dès qu ’ il sut ce qui

1 82 LA MUSE AUX BÉS I CLES

Je compte,nous dit—il

,rencontrer mo n frère

du côté de Constantinople . I l doit être à présentdans les Carpathes. Mais

,aux premiers bruits de

guerre , i l fera comme mo i,i l courra voir la

bataille .

Quelques mois après,nous lisions la Bataille

Scutari d’Albanie, par Jérôme et Jean T harau d .

Le mystère des âmes étrangères les attire irrésistiblement

,et il, ne les attire t ant que parce qu

’i lleur apparaît comme un mystère de passion .

L’âme“ française a peu de place dans leur œuvre ;j e devine qu ’ell e n ’est pas assez passionnée à l eurgoût . Des gens de chez nous

,seul Ravaillac les a

retenus , avec Dér o ulèd e deux fanatiques,deux

o bsédés . Ah il y a aussi,dans laMaitresse ser

vante, le personnage terrible de la b elle-mère . LaFranCe, l a douce France , c

’est,dans les T harau d ,

Ravaillac aiguisant son couteau,Dér o ulèd e et

so n Quand même et un drame de famille,dans

un milieu de hobereaux bornés et farouches,au

cœur d u triste Limousin . Aucun Français ne so ngerait certes à renier ni la balzacienne bellemère de la Maitresse servante

,ni Dér o ulèd e, ni

Ravaillac. Il faut convenir pourtant que —des caractères de cette raideur sont peu communs sousno s climats .

Dingley, la Fête arabe,la Bataille à Scutar i

d’Albanie, l

Ombre d e la Cro ix me dispensent ,par leur simple énumération

,d ’ insister sur la

tendance essentiel le des T harau d . C’est bien

de “ psychologie ç xo tique qu’ i ls sont le plus

friands . Mais , comme i ls né sont pas des ana

lystes, qu’i ls vont d ’

instinct à la synthèse , co mme

184 LA MUSE AUX BÉS I CLES

dissimule pas l ’arbitraire et l ’audace , j’aie l ’air

d e diminuer Voltaire , pourvu que j e n’aie pas

l ’air de diminuer les T harau d I ls sont , dans l’art

instrumental,des ma î tres , des virtuoses .

Dès que le disque du solei l a effleu ré l es eaux,

i l s emble précipiter son déclin . En disparaissantsous les vagues,

quand le ciel est sans brume , parfois il fait j aillir l e fameux rayon vert que l esnavigateurs o nt cherché pendant des années surtous les océans

,et qu ’il s n ’ont rencontré qu ’ici .

Bien des fois j e sui s venu,à l ’heure du soleil d écli

nant,sur cette haute dune , mais j e n

’ai j amaisvu le rayon fabuleux sortir des eaux embrasées .Et

,vraiment

,j e finis par croire que ce feu d ’artifice

,que l ’on ne voit j amais et que touj ours o n

espère,n ’est rien qu ’une invention de la fantaisi e

orientale , une allégorie transparente , une fablequi dirait « Vi ens chaque soir au milieu de cestombes guetter l e rayon vert . Si tu ne le vois pasauj o ur d

hui, reviensdemain , après—demain encore .

« Et quand longtemps ainsi tu auras fatigué t o ndésir

,peut—être

,au spectacl e apaisant de la mer

et de l a mort,verras-tu j aillir dans ton âme le

rayon qui éclaire l a vie Admirez,j e vous pu e,

la cadence . Mais n ’all ez point croire,d ’après cette

citation,que Jérôme et Jean T harau d sont

assidus à l a rêverie,à l a contemplation

,que le

problème de la destinée les poursuit,les tour

mente . L’amour et la mort

,cordes qu ’i ls pincent

d’

instinct,par manière d ’accompagnement

,quand

,

de page en page,i ls éprouvent l e besoin de pr o

d uire une note bass e et profonde . La corde gémitsous leurs doigts , mais j e vois sourire leur visage ;

LA MUSE AUX BÉS I CLES 1 85

ne s’

amusent-i ls pas à nous émouvoir ? Ne demeurent-i ls pas étrangers aux sentiments qu ’ i lssuscitent ? R ien ne nous avertit s i leur sérénitéles abandonne un instant aucune précipitationde l eur souffle qui trahi sse chez eux l ’angoissepersonnelle

,l e vertige

,l e renoncement soudain

de l a raison . Ils continuent d ’un train égal . I lssont imperturbables . Ils

'

so nt,dans l ’ordre r o

mantique,des classiques .

Le général Lyautey doit être content . Rabato u les H eures maro caines chante magnifiquementl ’h mne à l a vi e musulmane

,et nul n ’ignore que

l e Îäésid ent s ’est posé en défenseur déterminé destraditions isl amiques . Peu de mots , dans ce livre ,sur notre effort colonisateur . Ce n ’était pas l esuj et . I l ne s ’agit ici qu e de choses arabes . Avisaux touri stes

,aux amateurs de pittoresque

,de

couleur locale , comme disaient nos aînés . Legénéral l eur conserve un Maroc o ù il s puissent seplaire . En Algéri e

,pendant un siècle

,nous nous

sommes organis és sans teni r compte de l’ Islamet nous avons tué trop de choses

,de celles qu ’on

ne remplace j amais . Là—bas , l a fête arab e estfini e . Mais

,au Maroc

,l a claire raison du général

Lyaut ey et,chose encore plus rare

,son profond

sentiment de la beauté musulmane et de lanôtrepropre s

emplo ient à nous épargner l e spectaclede destructions imbéci les et à faire respecter iciune noble manière de comprendre l a vie

,qu ’ail

leurs , mal averti s encore , nous avons méprisée . …

Dans c e pays du Sultan Noir , où tout est dominépar quelque influence invisible

,puisse l’eSprit du

Général vivre touj ours au fond des choses et

1 86 LA MUSE AUX BÉSICLES

l ’emporter sur d es façons brutales et d es 63 0 15

mes‘

grossi ersEt

'

puisse l e géni e français trouver , sur to usles points d e l ’univers o ù i l règne , une voix quil’

exprime aussi harmo nieusement le f o nt lesT harau d à Rabat .

2 5 M ars

1 88 LA MUSE AUX BÉS ICLES

l’Atlantid e est à l ’ordre du j our et

,par surcroît

,

ces gravures ( car , tout en songeant , j e feuilletaisle l ivre ) , signées du bon peintre Desenne, ravissentpositivement l e cœur et l’esprit . N

’hésitons pas,

la vi e est brève , l e'

plaisir qui passe ne revientj amais . Et j e sortis de l a boutique du marchand ,l’Atlantid e en poche . Puis j e l e feuill etai

,no n s ans

avidité . A ne vous rien celer,j ’avais l ’ espoir d ’y

découvrir une des sources de Pi erre Benoit . CeBenoit , qui sait bien des choses et qu

’on dit plusmalin qu ’un singe , était bien capable d

’avoiremprunté à Lo rmian quelque point de so n affabu latio n . Et quel mal , j e vous prie , y aurait-il euà cel a? Aucun . Mais non , j e m

’en rendis compteass ez vite , Pi erre Benoit n

’a ri en pris à Lo rmian . Je doute même qu ’i l l ’ait lu .

L’Atlàntid e o u le Géant d e la M o ntagne bleue

s ’ouvre sur une Anecd o te qui sert d e p réface et

d’

avant—p ro p o s. Lis ez—en l es premières lignes etavouez qu ’on y s ent régner un air de mystification l ’air même des romans de Pi erre Benoit« Jamais s iècl e ne fut si fertil e en manuscritsautographes . On vient de nous donner successivement le Parrain magnifique de Gresset , lesMémo ires de l a Margrave de Bareith , l es Lettresde MMmea du Defiant , Geo ffrin et Lespinasse . Onnous promet quelques ouvrages inédits de Vo ltaire

, et , p o ur peu que cela continu e , nous apprend ro ns l a découverte de trois o u quatre tragédiesde R acine , postéri eures à l

immo rtelleAthalie. Enattendant que cette bonne fortune nous arriveet varie un peu l ’éternel rép er toire du T héâtreFrançais , j e déclare à mon tour que j e suis po ssesseur de deux manuscrits , l

’un en prose etl ’autre en vers . En ma qualité d ’éditeur , et fidèl eà l ’usage reçu parmi tous mes confrères , j e vais ,

LA MUSE AUX BÉSI CLES 1 89

dans une préface obligatoire , instruire l e publi cd es motifs qui m ’ont déterminé à cette publication . J

’avais un o ncleg que la mort de son père

laiss a maître , à l ’âge de vingt ans , d’une fortune

considérable ; mais cet oncl e , homme fort singulier , au li eu de s e ruiner au j eu o u avec des courtisanes , s

entiche de bibliomanie , etc .,etc . L

his

toire de l ’oncl e vaut d ’être résumée , mais el lemérite surtout qu ’on la lise en entier . L’

o ncle

bibliomane,après quinze ans d ’études acharnées

d’

o ù i l sort les yeux rouges,l e teint bl afard et

le visage bo uifis e met à voyager . Il parcourt l aSaxe , la Pologne , une grande partie de la Mo rée,et s

embarque l e 3 mai 1 784 sur une frégate quil e dépose en Asi e . Peu satis fait de l’Asie o ù il nedécouvre aucun manuscrit

,i l pass e en Égypte.

Là, s a moisson devient abondante , et bientôt il

s e j oint à une petite caravane et s ’ engage dans l edésert ; mais l e diable , qui voulait p eut—être l etroubler dans l a possession de ses manuscrits , metaux trouss es de la caravane un détachement d e

Ah ah triomphai-je déj à , j e vousy prends

,Pi erre B enoît

,mo n ami

,votre Atlantid e

vient en droite ligne de Bao ur-Lo rmianLa suite ne confirma point cette prévision

téméraire . L’

o ncle, fait prisonnier , charme sesvainqueurs par so n érudition et obtient s a grâce .On le remet sur la route du Caire . Monté à bordd ’un vaisseau qui fait voil e pour Alger

,il attrape

l e scorbut et s e trouve abandonné par l e capitaine sur l e sable d ’une plage déserte . Et ses

manuscrits o nt été j etés à l a mer Un bo n musulman le recueill e

,l e soigne

,l e guérit . Mais ri en

ne l e consolerait de l a p erte de ses manuscritss ’ i l n ’avait la j oi e de découvrir

,dans un coffre

de cèdre appartenant à so n hôte , un volume co u

1 90 LA MUSE AUX BÉSI CLE S

vert d e”p o ùssiere où il lit ces niôts en grec :

L’Atlantid é , p o èrñe en vingt

—quatre chants . Le

jeune homfne qui dispose l e convoi funèbre duvieux parent dont il vient d ’

hériter , et qu i se voitdélivré pour j amais du soin de l

end o rmir en luilis ant qu elques—u nes

,de nos pro ductions rfiodermes ; l a p etite-maîtress e qui bais e so n carlinrécemment guéri d ’une indigestion de gimblettes ,font éclater moins d e j oie que n ’en manifestamo n

_ pauvre oncl e . »H élas ! l e pauvre Onclen ’ét ait pas au bout de ses peines . La tente d u bonmusulman est entouré e de soldats . Le bon musulman et l e p auvre oncl e , conduits devant l e pachadont le fi ls du bon musulman séduit l ’es clave

favorite ont,l ’un la tête tranchée

,

Le pacha n ’

inflige à mon oncle que deux petitesco rrections : on le fait ‘eunuque et garçon j ardinier . Que serait—il devenu sans l’Atlantid e? Lagaî té de cet euVrage l e consolait de s on inf o l*=tune . »Que ques années après

,l ’oncle

,dûment

racheté , revi ent en France et retrouve son neveuBao ur : Il était j eune encore et ne manquaitpasde b o nne mine . Je l e conduisis dans l es cerclesbrill ants de l a chaussée d ’Antin ; vain espoir !I l bâillait au milieu des plus j oli es Quefaire auprès d ’

elles quand on n’a plus à l eur offrir

que so n cœur? En dépit de mes soins et de monzèl e , i l tomba bientôt en L

o ncle

meurt et pour tout héritage laisse à Bao ur l emanuscrit de l’Atlantid e, à pharge pour lui dele mettre en vers . Sur vingt—quatre chants , ditle traducteur , j

’ai cru n ’en devoir conserver quesix . Et , d ’ail l eurs , l ’ouvrage n ’ en contient quequatre. I l n ’y avait pas plp s pince=sans—rire queBao ur .

Mais je me suis tr 0 p étendu sur la préfae‘

e, j é

1 92 LA MUSE AUX BÉS I CLES

écrivain d ’une autre classe . T oute la premierepartie de son Atlantid e présente une belle tenue ,une atmosphère de vérité , d

’émotion et de nobless e ; l a charge , l a farce y est soigneusementcachée

,tenue en rés erve pour la seconde partie .

Et soudain tout se dévoile ; nous sommes , pourainsi dire , dans une opérette tirée d e Jules Vernepar M . Gand éra, opérette qui s e résou t en mélodrame romantique

,ultra- romantique . Nous avons

l ’impression nette que Pi erre B enoit s ’est moquéde nous

,et qu ’ il eût pu le faire ici et là plusfine

ment,mais n o us avons aussi l a certitude de nous

être amusés presque autant que lui,et nous l e

quittons sans rancune .

On m ’

excusera de ne pas pouss er davantagel’

exégèse l ittéraire et historiqu e de l’Atlantid e

de Benoit . Mais,à propos du renouveau roma

nesque dont nous sommes en ce moment lestémoins charmés , et que M . Marcel Prévost saluaitla s emaine dernière avec une j oi e o ù perçait unefi erté bien légitime de sa part

,j ’exprimerai

,avec

toute la rés erve convenable , un sentiment quin ’ est pas éloigné d ’être de la mélancoli e . Ces

romanciers j eunes,

ar d ente, qui courent , quivol ent

,qui s e précipitent au succès

,n

o nt-i lsd ’autre ambition que de gagner b eaucoup d ’argent eu flattant à proportion ce qui est o u cequ ’i ls croi ent être l e goût du public? En d ’autrestemps , l es écrivains qui débutaient encourai entl e reproche de placer l ’obj et de l eurs ambitions sur des sommets inaccessibles

,nébuleux ,

interdits au commun des hommes,et dont l es

dures leçons de l a vie l es obligeaient ensuite à

rabattre . Du moins méritaient—il s l ’estime à

force de mépriser l e médiocre,l e vulgaire et l e

laid . De no s jours , o ù un grand destin s’ouvre

LA MUSE AUX BÉS I CLES 1 93

dans l e monde pour tout ce qui porte l e nomfrançais , voilà Pi erre Benoit , voilà tout un group ed e romanciers du même âge , qui ne songent qu

à

nous en raconter,comme on dit

,de bien bonnes .

Leur obligeance est ex trême , mais ce n’ est pas

ains i que nous entendions l e retour au romand ’imagination

,quand nous en parlions il y a déj à

dix ou onz e ans . Dans une brochure sur l’Évalatio n actuelle d u roman parue en 1 90 8 , EugèneMontfort

,que j ’avais interrogé

,citait Marcel

Schw ob , et Marcel Schw ob disait qu’on devait

prévoir un ret o u r‘

au roman d ’aventures,aven

tures étant pris dans l e sens l e plus large duterme

,aventures signifiant toutes l es t ransf o r

mations et toutes l es révolutions du monde intéri eur et du monde extéri eur . Programme magnifique et qui laiss e loin derriere l es p etits buts etles p etits moyens de l ’analys e naturaliste ! Maisi l dépasse également le p lan de Pi erre B enoit et deses camarades . L

’heure est propice , pourtant , àqui voudrait l e développer et m i eux encore l eréalis er . Al lons , messœurs, du courage !Lat r o isièmeAllantid e qu e j ’ai annoncée en tête

de cette chronique appartient à Onésime R eclus .Bien de commun avec Platon , Bacon , Bao urLo rmian ou Pi err e B enoit ! Onésime R eclusdésigne sous ce nom l

’Afrique du Nord , parce quel a chaîne de l’Atlas l a travers e , para 1 t 1 ! So n

l ivre, o ù i l y a b eaucoup d

’ idées , d’aperçus et d e

faits,nous conduit de province en province

,de

vill e en ville,dans notre emp1 re colonial africain .

C’ est une promenade fertil e en l eçons .

1 94 LA MUSE AUX BÉSICLES

Pi erre Benoit publi e s on quatr 1eme roman,

le Lac Salé. D ’un intérêt moins immédiat queKœnigsmark pour l e l ecteur français , moins fantaisiste que l’Atlantid e, moins romanesque queP o ur Do n Carlo s , i l plaira par d

’autres agrémentsd ’aussi bonne

,s inon de meill eure qualité

,notam

ment par un certain ton de convi ction qui manquait peut—être - à s es devanci ers . En outre

,l e

suj et choisi est bi en propre à piquer l a curiosité .

Qui ne sait qu’au bord du LacSalé habitai ent l e s

Mormons,s ecte mystique renommée pour avoir

é l evé la polygyni e à l a hauteur d ’une institutionr eligieuse? Un Mormon , nul ne l

igno re, c’est un

homme qui vit en état d e mariage avec plusi eursfemmes . Pas un de nous qui n ’ait s ecrètementr êvé d ’être Mormon ; pas une femme qui ne sedoit d emandé S’il lui s erait supp o r table

r d’

ê tre

Mormone . Chacun voudra chercher dans l e romand e Pi erre Benoi t des éclairciss ements sur l e mor

L’ idé e d ’un roman sur l es Mormons s ’associe

fatalement à cell e de leur grand exoded e 1 846—1 847, exode motivé par l a p ersécutionet qui les transporta , en plusi eurs échelons , à travers toute l’Amérique du Nord , de Nauvo o ,

l eurpremière capitale située au bord du Mississipi ,j usqu e dans l’Utah , de l

’autre côté d es Montagnes—Rocheuses. Le véritabl e roman d es Mo rmons est là , j e crois . Cep endant Guillaume Apo ll inaire

,qui a écrit

,luiaussi, un roman sur l es Mo r

mons , la Femme assise, l’a situé

,comme Pi err e

B enoi t le s i en, après l

’exode,en 1 85 1—1 852 .

LeLacSalé commence en 1 858 , à la date o ù s

’achève

1 96 LA MUSE AUX BÉSI CLES

servitude amoureuse l e premier li eutenant , puisl e premier cl ergyman venu . Convertie de forceau mormonisme

,ell e ne réagit point contre s a

misérabl e condition d’

ép o use numéro 2 avecl ’énergi e qu

’on pourrait attendre de l a fi ll e ducolonel O ’

Brien,patriote et insurgé irlandais .

Et quand l e R . P. d Œxiles, de la Compagnie deJésus , tente un suprême effort pour la tirer duhonteux escl avage o ù ell e croupit , ell e s e refus eau sauvetage et retourne à sa vaissell e , l ais santl e j ésuite dés espéré s e livrer aux Indiens , s esennemis mortels . J ’aime beaucoup la physionomiemoral e du Père d ’

Exiles, esquissée_

en silhouette ,en transparence ; physionomie grave et Secrètement torturé e qui rappell e l e capitaine Morhange ,de l’Atlantid e, l equel , s i j e ne me trompe , avaitaussi appartenu à un ordre m o nastique.

_

Pierre

Benoit sait que] puissant ressort romanesqueréside dans les rapports de l ’amour humain et del a foi , et il en use , comme de toutes l es autres ressources de son métier

,avec une adress e remar

quable qui n’exclut pas

,en l ’espèce

,un tact très

sur .Je ne d éflo rerai pas davantage l ’intrigue du

Lac Salé. Mais j e dirai qu e l’au teur -

eu a exclu ,volontairement

,tout l e mysticisme et tout le

pittoresque que comportait l e suj et,con s eillé qu ’i l

était sans doute par l ’exemple de la Femmeassise, au fantastique bariolage . Pi erre Benoit n ’apas voulu rivalis er sur ce terrain avec l e conteurprodigi eux et prestigieux qu ’était Guill aumeApollinaire . I l a p eint la vie à Great Salt Lak Gitk parsimples indications et même par réticences , paromissions systématiques . So n roman y gagne enmouvement dramatique ce qu ’i l y perd en coléris ce n ’est pas tell ement regrettabl e .

LA MUSE AUX BÉS I CLES 1 97

En somme , du Lac Salé se dégage une impress 1 on défavorabl e aux Mormons . Il est visibl e qu ePi erre B enoit ne nourrit aucune sympathi e pources gens—là . L

épigraio he qu’ i l a empruntée à

Jules R emy marque bi en l e s ens de s a p ensé e :Les truites qui y descendent quelquefoi s par lesruis s eaux meurent immédiatement . Il s ’agit duLacSalé

,mo rtelaux poiss ons d ’eau douce , comme

la polygynie de son époux fut mortel l e à l a pauvreAnnabel . D ’

o ù l’

o n p eut conclure que l es femmesde notre hémisphère ne sont point faites pour l emormonisme

,di fférentes en cela des hommes , et

voilà ce qui fait l e grand malais e dont souffrel ’amour en Occident . Cet ap erçu de psychologi egénéral e , vous ne l e trouverez pas dans leLac Salé.

C’ est moi qui ai cru l ’y entrevoir

,tout prêt é m ’en

excuser S’il doit choquer quelques-uns et surtoutquelques—unes d e ceux qui me liront .

-

2 0 M ai 19 1 942 Ju in 1 9 2 1 .

H ENRI CHEON

On ne fâchait pas,naguère , l es collaborateurs

de la N o uvelle Revue française, quand o n l eurreprochait de former entre eux un cénacle I lne l eur déplaisait point que leur groupe et leurorgane passassent pour abriter et nourrir desamitiés et des admirations exclusives , j alousement étroites . D ’accord sur quelques principesessentiels de l ’art

,il s négligeaient to ut l ’accessoire

des querelles de forme et usaient,

'chacun à s afantaisi e

,des lib ertés et des disciplines conquises

o u retrouvées par o u contre l e symbolisme ; maisce libéralisme

,qui s e fondait d ’ailleurs sur des

postulats de convenances p ersonnelles autantque sur des décisions de l ’intelligence

,s’

arr êtait

à l a limite de leur cercle,et il ne l eur arrivait que

rarement d ’en étendre le bénéfice aux écrivainsdu dehors . T ant pis pour ces derniers ! La N o u

velleRevue françaisene s ’était , en naissant , proposéd ’être un inst rument

,ni de vulgarisation

,ni de

critique générale . En même temps qu ’ ell e s ’ étaitdonné M . André Gide pour maître , ell e avaitaccepté d ’avance et de gaî té de cœur toutes l esexigences d ’un tel p atronat

,et d ’abord d ’être

vouée à l’exaltatio n des œuvres de M . Gide et deses amis . Sous l e couvert du formidabl e alibi quelui accordait Paul Cl audel

,l ’esprit gid esque

20 0 LA MUSE AUX BÉSI CLES

succès du présent du moins autant qu’

homme

peut l ’être,nous revo ns en secret de laisser après

nous,de léguer à no s descendants , non une patri e

bi en assis e , non un idéal éprouvé , mais quelquesmorceaux réussis

,une œuvre , un livre moins : un

poème,moins une strophe harmonieuse capable

de chanter sur les lèvres des hommes longtempsaprè s que nous nous serons tus . En un mot , nousnous eff orçons de gagner

,par un labeur qui n ’ est

pas sans mérite,une façon d ’

éternité terrestre .

O vanitéAin5 1

,peu vous importait d etre util e ?

S et o nne encore l e chrétien .

E st—cc que la b eauté ne l ’est pas? . Fi d ’unlyrisme et d ’une prose utilitaire ! Il s ’agissait d emettre en forme partie du monde et parti e denous—mêmes en nous gardant bien de j uger .

Mais 1 Art s e suffit—il?L

’Ar t s e suffit .Mais vit—o u sur une esthétique? Du moins ,

l a vôtre était-elle doublée d ’une philosophie?Peut—être pas ! Entre Descartes et Kant ,

Spinoza et Leibnitz,H egel et Reno uvier , Spencer

et Darw in,passionnément étudiés au lycée

,s ans

compter H artmann et Buchner,est—cc qu ’on

choisit à cet âge? Un système chass e Et ,du reste

,pourquoi choisir? Autour de mes vingt

ans,j e croyais fermement en l’H o mme et en l a

Vi e , comme à peu près tous ceux de ma génération . C

’ est tout .J e pens e que

,pour décrire l e mouvement des

idées en France au commencement de ce siècl e ,l es histori ens et les critiques se reporterontsouvent à ces lignes émouvantes et définitives .E ll es appell ent divers es remarques qui ne sauraient trouver toutes leur place l o i

,mais observez

LA MUSE AUX BÉS I CLES 20 1

queM-Ghéo n prend soin d e dater de sa vingtieme

année cette moral e de l’Art pour l’Art . Comme i la présentement dépassé la quarantaine et que saconversion ne date que d ’hi er

,faut—il conclure

qu ’ en cet espace de vingt ans so n esthétismeavait évolué vers les conceptions soci ales? Sesdeux drames

, le Pain et l’

Eau d e vie,tendent à l e

laisser croire . Avant d ’être un apostat , l e disciplepréféré de M . Gide était peut-être au fond unhérétiqu e .

La génération qui a suivi cell e d e M . Ghéo n aréagi contre la métaphysique allemande

,dont s es

prédécesseurs étaient imprégnés . E l l e s ’est engouéede M . Bergson pour s ’ en détacher ass ez promptement

,et l a guerre l ’a surpris e en plein désarroi .

Maintenant qu ’ell e a payé à son pays l e plusonéreux tribut de sang

,la tête un p eu vide , ne

sachant plus où elleen est , mais consci ente d’être ,

comme o n l ’a dit,une génération sacrifiée el l e

s’

aband o nne à l a mélancoli e d e ne valo i r pourceux qui la suivront que par l e courage d e s esmorts

,de ses morts qui déj à vont si vite

,s i

R i en , dans le T émo ignage d’

un co nverti, n’

égale

pour l e pathétique l e passage que j ’ai cité plushaut . J e m ’attendais à trouver d ans c e récitd ’une conversion un confl it

,un drame . M . Ghéo n

n ’ est—il pas homme de théâtre? I l s emble , enécrivant son livre

,l ’avoir volontairement oubbe .

Du principal protagoniste,qui est lui—même , i l

détourne à plaisir l ’a ttention du lecteur vers unesorte de Deus ea: machina ,

qui s ’appell e Dupouyet qui est capitaine de fusili ers marins . Ce Dupouyest un saint , tout l e monde l e dit , nous n

’ en

20 2 LA MUS E AUX BÉ S I CLES

doutons donc pas ; mais que ne l e vo o ns-nousvivre

,agi r en saint? Je sais bien que Ghéo n

l ’a très peu connu,l ’a vu à peine trois ou quatre

fois . L’action déterminante exercée par Dupouydans la conversion de M . Ghéo n apparti ent purement au domaine de l’ineff able. Soit . Dans ce cas ,M . Ghéo n ne s’affiigera pas si j e lui dis que sonlivre manque de portée démonstrative . M . Ghéo n

s ’est converti par une sorte d ’

inclinatio n fatal e etnaturell e

,sans heurts

,sans retours

,sans sursauts .

Il s ’ est converti dans un mo l abandon dontl 'exemple n ’est guère entra înant .

3 Juin 1 9 1 9 .

20 4 LA MUSE AUX BÉSI CLES

précédente s etait proclamée naturiste ce dontl e moindre inconvénient était de rappeler lenaturalisme encore si proche . Le système poétiquede M . R omains et de son groupe portait l

ét i

quette moins banale d’ unanimisme Il co nsis

tait à exalter l ’âme des foul es , des vill es , desrues

,des ass emblées et des attroupements , ainsi

que l ’avaient fait Whitman et Verhaeren . Les

unanimistes peu nombreux,manifestaient

par contre un esprit d ’entreprise et un sens de lapublicité dignes des compatriotes du vieux Walt .A cinq—R omains , Chennev1ere, Duhamel Arcoset Vild rac il s menaient un train tel qu o n l esaurait crus cinquante . Le plus bruyant était à

coup sûr M . Romains . Et l es proclamations depleuvoir ! Nous eûmes même une sorte de bataill ed ’H ernan 1 à l

,Od éo n o ù Antoine monta enmatinée d avant-garde l’Armée d ans la ville. Ce

ne fut pas le triomphe escomptézce fut , d u moins ,la confirmation d ’un talent puissamment constructif

,gâté s eulement par un verbalisme assez

épais .Entre temps

,M . R omains publiait Puissances

d e Par is , Sur les quais d e la Villette, les Co pains

et Mo rt d e quelqu’

un, qu i, avec la Vie unanime,

reste la s eul e réalis ation digne de ce nom qu ’aitproduite l ’ unanimismeEnsuite

,i l y eut l a guerre

,et l’o n n

entend it

plus parler de M . Jules Romains et de son fameuxsystème .

,Cependant la catastrophe mondial e

faisait paraître tous les j ours , dans les faits , cequ e l’ unanimisme pouvait contenir de véritétranscendante . M . R omains s e taisait , et nouscommencions à l ’oublier , lorsqu e , avec une d jscrét io n à laquell e il ne nous avait —certes pashabitués

,il - publia Euro pe, in—4° tellière tiré

LA MUSE AUX BÉS I CLES 20 5

sur papier pur fi l de Voiron à quinz e exem

plaires hors commerce , numérotés de I à XV etcent exemplaires numérotés de 1 à Celanous changeait des coups de cymbales de naguère .

Et puis ce fut de nouveau l e sil ence j usqu ’à cequ

Euro pe reparût en édition courante .T ell e s ’ inscrit donc , en sa première courb e , l a

carrière de M . Jules R omains une montée roideet brusque , accompagnée de pétarades un plongeon dans la nuit

,suivi à un long intervall e d ’une

émersion timide . Mais tenons compte de ceci :que cette timidité pourrait bi en être feinte etcacher l a certitude définitivement acquise , l esentiment de la maîtris e désormais sûre d ’ellemême . M . Romains ne fait ri en qu ’à bo n es cient ,et sa modesti e doit avoir s es raisons comme so nbluff avait l es siennes .

Des hésitations et des tourments intéri eursque cachaient avant la guerre l es agitations et lesboniments -de M . R omains , j e crois distinguerl ’aveu dans Euro pe;

Ce n’

est pas ainsi que je rêvaisDe co mmencer le chant d e l’Euro pe.

Et mo i qui avais tant attend u ,

Qui remet tais d’

un mid i à l’autreEt d emo is d e juin en mo is d e juinL

irréparable esso r d e mo n hymne

Je n etais jamais assez d igne,Jaulais assez purifié.

J’at tend ais un surcro î t d e vie

Et quelque excellence d u temps.

206 LA MUSE AUX BÉS I CLES

Un j o ur , t o ut ce qu’

il me faut eût été là .

J’aurais cho isi le matin le plus allègre,Un co up d e clar té, évid emment heureux ,

Une d ispo sit io n d e l’univers

Qui fût pro pice et co nsentante au po ème ;J’aurais guetté un

*

silence d e d o uleurs,Un relâchement d e to ute chair crispée,Po ur Chanter so u d ain l

Euro pe, mo n pays.

Mais cet te guerre abeuglé d’

abo rd

Et je commence ta lo uangeEuro pe, d ans un grand tumulteJe d is le chant d e ta naissance

Dans le cri même d e ta mo rt .

Eu ro pe s e divis e en cinq parties , comme unetragédie

,et ce ne saurait être pur hasard . M . R o

mains,qui fut professeur , S

il ne l’est plus , s’est

soumis d ’

instinct , j’ imagine

,aux lois d e la com

position classique . B’

â bord,une manière d’

ex o r d e,une sort e d ’

expo sé général et de confession , donto n vient de lire un morceau ; des images , desaspects de l’Eur 0 pe avant l e cataclysme , témoince paysage alp estre :

N o us arrivâmes sur le co l.

Le vent commençait à parler

D’

un autre ho rizo n invisible.

N o us avo ns mangé d ans la f o rmeD

une salle transie d e j o ur .

Là-d esso us j o uait pu issammentUne j o inture d e l’Eur0 pe.

Puis l ’isolement du poète et s a volonté d eg o ïsme, au mili eu de la guerre , sa négation dela guerre

J’ai d o rmi ce mo nd e mauvais.

Mo n réveil vient d e le d étruire.

Et le véritable univers

M’

affirme qu ’

il n’

en a rien su .

2 0 8 LA MUSE AUX BÉSI CLES

romantique déchire et fait coul er l e sang ; levers de M . R omains frappe lourdement de chacun de ses mots portés à l eur maximum de poids ,de sens , et il l aiss e un trouble tout interne . Levers romantique chante

,l e vers moderne parl e ;

i l lui arrive parfois de bégayer . Parce qu ’ell enéglige l ’aide du violoncell e o u de l’ ,o rchestre

est-ce à dire qu e la poési e de M . R omains et despoètes de so n groupe soit moins lyrique que lapoési e fl euri e et régulièrement cadencée à laquellenotre oreille s ’ est habituée depuis André Chénierpuisque Chénier est d ’actualité? Pour mo i,

j ’avoue être ass ez s ensibl e à la rud e mélopéed

Eur o pe : l a puissance et , en même temps , l acontrition de cet art quasi médiéval , dédaigneuxd e l a b ell e rhétoriqu e r o nsar d isante, me touchent ,depuis peu il est vrai

,mais j e mentirais si je

cachais l’aust ère plaisir que j ’y prends . Quant à

savoir si M . Romains s era l e grand poète qu ’i l s efaisait fort de devenir à ses débuts , l a réponse à

cette qu estion lui appartient encore : c’

est à luid’

en décider . Il est homme d ’ass ez de volontépour nous étonner au moins par une demi—réussite .

MAURICE MAET ERLINCK

Si j e dis d ’abord que j e ne trouve , dans lapensée de Maurice Maeterlinck

,aucun point

d ’appui , j’aurai marqué suffi samment l e s enti

ment désintéressé dans lequel j’

entreprend s cetarticl e . I l y a un grand livre à écrire sur la mort

,

mais un livre épouvantable,et sans doute est—il

préférabl e qu ’o n ne l’écrive j amais . M . MauriceMaeterlinck nous en a donné un autre dont l’éd ition français e atteint auj ourd ’hui son cinquan

tième mille . L’édition anglaise

,antérieure à l a

français e,a dû avoir p lus de succès encore . N ’ est

ce pas Well s qui , d ans'

Dieu l’

invisible ro i,déclare

qu ’une religio n no uvell e est actuell ement enformation dont il s erait

,lui Wells , un des pro

phètes? Dans ce cas , Maurice Maeterlinck en estun autre . Cette nouvelle religion , j

’avoue n ’avoirsur ell e que des données extrêmement vagues

,

mais,d ’ensemble

,j e la vois ass ez bien comme un

composé de christianisme et de bouddhisme . E l leréaliserait

,en somme

,la synthèse de l a méta

physique or i entale et de la métaphysique o ccidentale. D ’après l e Bouddha , la vie condu it à l amort selon—lo Christ , l a mort conduit à la vie . Lareligion nouvell e nou s propos e l ’identité dela mo rt

'

et de la vie. C’est évidemment un

progrès .

2 1 0 LA MUSE AUX BÉS I CLES

Les Sentiers d ans la M o ntagne contiennent desparties faibles . La parti e la plus faible a»été placéeen tête . E ll e s ’intitule la Pu issance d es M o rts .

M . Maeterlinck reco nnaît qu ’aucune religion n ’aencore pu nous dire

,avec une certitude satisfai

sante , ce quedeviennent les morts , une fois morts ;mais , aj oute-t—il, o n peut , à de certains indices

,

espérer de l’apprend re On peut touj ours espérer,

même sans aucun indice . Cep endant , un bonindice n ’est j amais de trop . Par malheur , i l s etrouve qu ’aucun indice digne de créance ne nousa encore été fourni

,de l ’aveu des occultistes l es

plus convaincus .

Ce qui n’est pas contestable

,poursuit M . Mae

terlinck, c

’est que les morts continuent de vivreen nous… M . Maeterlinck emploie une imagequ

’ i l s ’ efforce de faire pass er pour une réalité .

Procédé connu,mais qui prend touj ours

,paraît—il.

Encore faut il que l ’image s e tienne,comme

disait mon professeur de rhétorique . Après nousavoir dit que nos morts vivent en nous , M . Maeterlinck prononce que c ’est en nous élevant quenous irons vers eux . J ’avoue que j e ne comprendsplus du tout .

Il affirme,en outre

,que les morts sont mei lleurs

que l es meill eurs d’entre les vivants . Où a-t- i l pris

cela? Qu ’en tout homme l ’esprit est pur et ne peutvouloir que l e bien . Ah ! bah . Qu

’ i l n ’y a pas demauvais morts

,parce qu ’il n ’y a pas de mauvais es

âmes . Voyez—vous cela !Bref

,l es obj ections se lèvent à chaque ligne . Si

tout l e l ivre n ’était composé que d ’

homélies decette force , i l vaudrait mieux n

’en point parler .

2 1 2 LA MUSE AUX BÉS I CLES

Un d esmorceaux suivants , et non des moindres ,puisqu ’ i l mesure une trentaine de pages

,traite

du j eu . Mo n Di eu ! oui , du j eu , de la roulette . Et làencore le conseil de l ’auteur est à retenir . Nej ouez pas

,nous dit-i l en substanc e , vous p erdri ez

I l n ’y a pas de martingale qui puisse vous rappo rter autant que l’abstent io n pure et simple . Ainsi

,

vous l e voyez , M . Maeterlinck passe du sévère aufutile avec facilité , parlant de la roulette sur l eton dont il examine l’intéressant problème de l aréincarnation . Cette unité de style et d ’

accent,

cette mo no to nie, pour employer le mot dans sonsens étymologique , est même très caractéristiquedu tempérament intellectuel d e M . Maeterlinck .

Mais enfin , monsieur Maeterlinck ,croyez

vous que l ’humanité aill e en s’

amélio rant ?Croyez—vous au progrès?R éponseL

étend ue de l ’éternité d ’hier et cell e d el ’éternité de demain sont identiques . T out ce quefera cet univers , i l doit l

’avoir déj à fait,car il a

eu autant d ’occasions de l e faire” qu ’i l en auraj amais . T out ce qu

’i l n ’

a pas fait,c ’est qu

’i l ne l epourra j amais faire .

Bell e réponse , mais qui laisse la question pendante

,car nous ignorons l es combinaisons aux

quell es cet univers décevant et facétieux,a pu

se livrer depuis le commencement de l ’éternitéd ’hier . Au reste, M . Maeterlinck s e donne volontiers le plaisir d e nous payer d e mots, quand i l

LA MUSE AUX BÉS ICLES 2 1 3

écrit par exemple I l est inco ntestable que nousne connaîtrons pas d e sitôt

,que nous ne

connaîtrons peut-être

“ j amais l a vérité sur

l ’origine et l a fin de Cet inco ntestable

et ce peut-être sont ass ez rapprochés pour que leurcontradiction saute aux yeux . Ici , l e truc del’

escamo teur s ’est laissé voir . Je dois dire quepresque partout aill eurs M . Maurice Maeterlinckréuss it à faire pass er l a muscade avec une a d ress eétonnante .Les derniers chapitres , Karma et la grande

Révélatio n ,nous introduis ent dans l a pensé e

bouddhiste,vers laquell e l ’auteur incline sens i

b lement .

Mais,en attendant le bi enheureux Nirvâna,

M . Maeterlinck continue de s e livrer , dans s a b ell epropriété de l a R iviera , aux plaisirs de la boxe .

Fai t-il pas mieux que de s e mettre fak ir?

2 2 Juillet 1 9 1 9 .

DANIELDE ro n

La vogue dont j ouit en ce moment Daniel deFo ë est liée à l ’engouement qui porte nombre dej eunes écrivains vers l e roman d ’aventures . Ona d ’abord réimprimé la MallFland ers de Schw obpuis Maurice Dek o bra nous a traduit l’Eto nnanteVie d u Co lo nel J ack ; puis , tout récemment ,M . Georges Garnier

, Lad y R oœana . Nous lironsbientôt le J o urnal d e la peste d e Lo nd res et lesPirater ies d u Cap itaine Singleto n ,

et alors nousconnaîtrons en entier l ’œuvre romanesque deFo o . Mais j e n ’ai pas voulu attendre la Peste etSingleto n pour vous recommander de lire R omana ,

Mall Fland ers et l e Co lo nel Jack . Ce conseil ensous- entend un autre

,qui est de relire R o binso n

Cruso é. Voici l es vacances ; l’occasion est bonne .

On a tort de considérer R o binso n comme un livrepour enfants

,parce que les femmes et l ’amour n ’y

o nt pas de place . En réalité , R o binso n ,roman d e

l ’énergie humaine aux prises avec l es forces dela nature

,contient

,à l

intent io n des Français d ’àprésent , une leçon pleine d

’à-propos . I l y a , dansnos régions dévastées

,des milli ers et des milliers

de nos concitoyens qui,sur les ruines de l eurs

maisons,dans le d ésert de l eurs champs , ressem

blent d ’une certaine manière à R obinson dans so nîl e . Obligés de s e débrouill er tout seuls , i l s o nt

2 16 LA MUSE AUX BÉS ICLES

fades et bien conventionnell es à côté de ces confessions toutes crues de voleurs et de prostituées .Et , si l

’on songe que ces ouvrages datent des premières années du dix-huitième siècle , o n s e sentun peu moins d ’admiration pour l es so i-disantnouveautés que s e vantai ent de nous avoirapportées nos romanciers et nos conteurs de lafin du siècl e dernier . A l a vérité

,l a littérature

anglais e,a précédé de loin la nôtre dans l ’étude

de mœurs , et Mano n Lescaut et la Vie d e

M ar ianne, œuvres de charme et de fine analys es entimentale , n

’ont pas égalé , po ur la descriptiondes mi lieux , l eurs modèles d

’outre-Manche . Uneautre qu estion intéressante serait de savoir dansquell e mesure les Russes (Do st o ïewski, Gork i ,formés à l ’école réaliste française

,o nt pu subir

par ailleurs l ’influence de Daniel de Fo ë .

La vi e hérmque et tragique de l’auteur de

R o binso n provoque d ’autres réfl exions que j e mecontenterai d ’indiquer

,faute de place . E l le a été

si vari ée , si riche d’événements

,s i traversée ,

qu ’une fois sur ce chapitre o u a du mal à se homer .

Les écrivains marquent actuell ement une tendance délibérée à s ’organiser professionnell ement ,et ils ont raison de l e faire

, pu 1squ

’une inéluctabl efatalité les y porte . Mais j ’en connais qu i rechignent et , ma f o i, l

’exemple de Fo ë i llustre assezbi en leur point de vue . I ls p ensent , en eff et, que l emétier d ’é crire échappe

,par sa nature même , à l a

norme économiqu e et sociale , et que c’ est contra

rier le caractère essentiel de l ’ar t que de soumettreses productions à une réglementation logique . Ilest vrai qu ’à cela l es champions du syndicalisme

LA MUSE AUX BÉS I CLES 2 1 7

intellectuel répondent en distinguant avec soinla création , appelée à demeurer libre

, et l a d iffusion , qui réclame d

’être protégée, soutenue, co ntrôlée. D ist inction excell ente en théorie , maiscomment ne pas craindre qu ’à l ’épreuve el l e ne s erévèl e vaine? Dès lors que l a pro fession littéraireempruntera ses sûretés à l ’organisme soci al , elleen acceptera du même coup d es l imites , deslisieres dont l ’esprit ne saura manquer de souffrir .L

’inspiration ell e-même sera atteinte , ell e s’appau

vrira, elle perdra de s a force et de s a spontanéité .

Les romans de Daniel d e Fo ë,écrits au déclin de

sa vi e,n ’auraient certainement j amais vu le j our

s i l eur auteur,j ournaliste et pamphlétair‘e

,n ’avait

eu tant à souff rir pour s es idées,s ’i l n ’

eût pas étédeux

_fois emprisonné à Newgate et trois foi s

exposé au pilori , S’

il n ’avait été ruiné treize fois ,s ’i l n ’avait été bonnetier et directeur d ’une tuilerie, S

il avait,en un mot

,noirci toute s a vi e du

papier à l ’abri des lois . Quelle sombre expériencedes hommes il n ’eut pas acquise ! Quels chefsd’

œuvre nous aurions p erdus

En lisant la vie et les romans de Daniel de Fo o,

o n est amené à réfléchir aussi sur les rapports del ’art et de l a politique , de même que sur ceuxde la littérature et du j o urnalisme ; et l

’on envient à penser qu ’i l est parfaitement inutil e de s edemander si l es écrivains doivent faire de la politique et si l e j ournalisme tue les dons l ittéraires .

Une petite revue bordelais e qui s ’app ell e LeBuccin , m

a écrit,l a s emaine dernière , pour

m’

inviter à lui faire part de mon Opinion sur l ’artpour l ’art et sur l ’art social . Il est curieux que les

2 1 8 LA MUS E AUX BÉSI CLE S

j eunes gens s e passionnent touj ours pour l esmêmes problèmes insolubles . J

ai répondu auBuccin que j ’inclinais vers l ’art désintéressé

,mais

que , l e princip e de l’art étant dans la vie et la vie

étant contradictoire à l ’ infini… Bref , que chaqueécrivain se comporte à sa fantaisi e

,pourvu qu ’ i l

ait quelque chos e a dire et qu ’i l l e dise avec talent .

T oute sa vie, Daniel de Fo ë S’est l ivré aux passions

politiques , 11’hésitant pas à planter là sa femme

et so n magasin de bonneteri e pour se j eter dansle parti de Gui llaume d ’Orange , a tel point qu eles s iens

,n ’entendant plus parler de lui

,l e

croyaient mort . Un j our , i l fit irruption dans laChambre des Communes , à l a tête d ’une d élégation de pauvres hères . Ah ! c ’était un hommed ’action , Daniel d e Fee ! Le nombre des pamphlets qu

’i l a publiés dépasse deux cents . Ah ! i l necraignait pas de gâter son style , Daniel de Fo e .

A franchement parler,i l ne croyait pas en avoir

un . I l ne s’

inquiétait pas de savoir s i l’art doit

être désintéressé o u « social»,Daniel de Fo ë ! Ce

qui ne l ’a pas empêché de produire à pointnommé une demi-douz aine d e chefs-d ’

œuvre

dont l ’un au moins l ’a égalé à H omère .

29 Juillet 1 9 1 9 .

22 0 LA MUSE AUX BÉS ICLE S

j oli e fortune ( hôtel particuli er , avec j ardin , voiture à deux chevaux , etc . et de relations tout à

fait chic . Dans sa préface au dernier livre deJacques-Em1 le Blanche , De David à Degas, i lraconte qu ’un soir , n

’ayant pas obtenu de sesparents l a permission d ’user de la victori a familiale et ayant dû prendre l’o mnibus pour aller à

un bal donné par la princesse de Wagram,i l

'

s etrouva dans l’igno ble véhicule avec un camaradede Faculté qui

,mal informé de sa situation mon

daine,comprit qu ’ i l allait à la salle Wagram

une soiré e de gens de maison,et se récria et s ’és

claffa . L’anecdote ainsi réduite ne vous dit peut

être pas grand’

cho se ; mais , relatée par M . Proust ,avec un certain luxe de détails

,el le est bien siguificative

,ell e met en lumière tout un caractère . Et

ce caractère s e retrouve précisément,mais exac

géré,dans ce fameux Sw ann , de qui et de la femme

et de la fi ll e de qui M. Pr o ust nous entretient dansDu côté d e chez Swann et dans A l’o mbre d es jeunesfilles en fleurs c ’est l e caractère

,non d ’un par

venu,loin de là

,mais d ’un haut bourgeois sou

cieux de so n rang et qui ne répugne pas à ce qu ’o nl e sache .Maurice Bo issar d (Paul Léautaud ) , dont j e me

promets de parler aux lecteurs de 1 ’Œuvre commed ’un des écrivains curieux de ce temps , profess eque l a vie privée d ’un auteur appartient au publicau même titre que ses ouvrages . Opinion execssive ; mais i l est évident qu

o n ne juge bien unlivre que si l ’on a quelques données sur le signataire . Au reste , et Léautau d en convient lui—même ,tous les auteurs ne sont pas intéressants à connaître

en personne la plupart d’entre eux ont

fait de la littérature un méti er,travaillant chaque

j our à leur livre comme un employé à son bureau ,

LA MUSE AUX BÉS I CLES 22 1

et n’

o ff rent,d ans l e privé

,pas plus d ’intérêt que

ce dernier Ce n ’est pas l e cas de M . Proust .

H abitude de travailler l a nuit à part,voilà quel

qu ’un qui n ’a pas fait de la littérature un métier .

Il a vait passé la quarantaine,lorsque parut Du

côté d e chez Swann,so n premier livre , et le deu

xième,A l

ombre d es jeunes filles, n’

est venu quecinq o u six ans après . Et quels l ivres Figurezvous une masse de papier épaiss e d e cinq centimètres au moins et si dense que l’ivo ire a peineà y entrer . L’intérieur en est noir d ’encre pasun blanc toutes les pages se ressemblentcomme elles s e suivent j amai s une solution decontinuité

,j amais une tête de chapitre

,j amais

pour le lecteur d ’autre repos que celui qu ’i l prend .

M . Proust est sans pitié , j e dirai s s ans politessesi j e n ’avais affaire à un homme du meilleurmonde . Voil à quelqu ’un qui ne cherche pas à

plaire,qui se moque des gros tirages

, qui n’

a derègle , qua son plaisir et qui , j e l e suppose , intéreSserait prodigi eusement Paul Léautau d . On ra

conte que,lorsque

,de loin en loin

,M . Proust sort

de chez lui,i l s’envelo ppe de couvertures , tant il

est fri leux ,tant il est délicat . Mais que ne dit-on

pas enco re? Le plus curieux , selon mo i,s ’ est son

âge,o u du moins l ’âge qu ’on lui prête il aurait

bientôt l a cinquantaine . Avoir cinquante ans etparaitre si j eune par l e style et la sensibi li té ,quell e chance Avoir cinquante ans et pro d uiresi tardivement cette l ittérature d e bril lant jeunehomme

,d ’enfant prodige

Si l e métier de critique consistait , selon mo i,

à pousser les écrivains vers -une perfection qui

222 LA MUSE AUX BÉS I CLES

fût propre à chacun d ’eux , j’y renoncerais sur-le

chan‘

1 p . M . Marcel Proust n ’a que faire de mesreproches . Ses défauts , qui crèvent les yeux , sontà coup sûr ce à quoi i l tient l e plus au monde

,et ce

n ’est pas ce modeste articl e qui l’en dégoûtera .

I l pourrait exi ster un Proust Où nous puiserionstous de pures délices

,un Proust qui co mpo semit ,

qui choisirait et qui quelquefois nous laisseraitl e plaisir de deviner ce qu ’ i l négligerait d ’exprimer :Mais l e seul Proust que nous ayons

,et qui serait

capable d ’être le Proust idéal , me paraît biendéterminé

,hélas à ne rien changer à sa manière

et à rester l e Proust qu ’i l est , intarissable en’son

papillotant b avardage,incoercibl e en ses d igres

sions,implacable en ses redites . Et au surplus

,

l e métier de critique n ’est pas de corriger lesécrivains

,comme font pour leurs élèves les pro

fesseurs des académies de dessin lib erté que j eme permettrais peut—être , et par hasard , à l

’égardd ’un tout j eune débutant non à l ’égard du débutant qu ’est M . Proust . Critiquer , c

’est fairevivre

,c ’est animer

,c ’est interpréter , c

’est traiterles ouvrages de l ’esprit de même qu ’un moralisteles gens et les mœurs . Je ne me suis proposé quede dresser ici un portrait

,une esquisse de M . Proust

et de so n œuvre . Quand j’

affirme, quand j e proclame qu ’i l en met trop

,qu ’i l abuse

,ce n ’est pas

pour qu ’i l en mette moins , ce n’est pas pour qu ’i l

cesse d ’

abuser ; ce n’est même pas

,au fond

,parce

que j e désire qu ’ i l cesse d ’

abuser c ’est parce queM . Proust est ainsi

,c ’est parce que j e le vois

ainsi,c ’est parce que j ’éprouve a l e lire un acable

ment ui l e dispute au ravi ssement . Qui sait si ,l’

accablement cessant , l e ravissement subsisterait?

224 LA MUSE AUX BÉS ICLES

favorisée en son temps . L’

irritante,l’

ambigueséduction des souvenirs de M . Proust tient unpeu à un anachronisme , à une dissonance parle ton

,i ls sont d ’à-présent ; par l es événements

contés,i l s sont d ’avant-hier . L’écart est déj à

difficil e à saisir,et l e temps l’at ténuera . Qu ’en

restera-t-il pour ceux qui viendront après nous?Je ne sais

,mais l es ouvrages de M . Proust per

draient-il s en vieillissant le fard qui,sans le ca

cher,fait il lusion sur leur âge vrai

,qu ’i ls garde

raient assez de beautés de détail partout éparseset comme j etées à pleines mains pour exciter laverve des exégètes quand la victoria de Sw annaura rej oint

,au fond de l e perspective histo

rique,les chars du haut Moyen Age .

2 6 Ao ût 1 9 1 9 .

ALBERT ADÈS ET ALBERT JOSIPOVICI

Qui dressera l e cal endri er des découverteslittéraires? En tell e année

,découverte de Maeter

l inck par Mirbeau . En tell e autre année d éco uverte de Pi erre Louys par François Co ppee. Puis ,d écouverte de Paul Fort par Maeterlinck

,d éco u

verte de Marguerite Au d o ux par Mirbeau ,d éco u

verte de François Mauriac par Maurice Barrès,d

’And ré Lafon par l e même,d

’Albert Ad ès etAlb ert Josipovici par Maeterl inck encore . Enfin ,nouvell e dé couverte

,par Mirbeau , d

’Ad ès et deJosipovici . T out cel a est b i en un peu incohérent ,et i l faut s e garder de dire qu ’un illustre parrainde l ettres a touj ours l es fi l l euls qu ’i l mérite . Le

hasard j oue un grand rôle dans l es a ffaires de c ettesorte .

En somme,l a découverte par Maeterlinck

d’Alber t Ad ès et Albert Josipovici , quelques moisavant la guerr e

,n ’avait pas été très retentiss ante

,

et l ’on comprend que,pour l eur s econd volume ,

l es deux coll aborateurs s e s oi ent mis en quêted ’un parra inage plus efficace . I ls eurent la bOnneidée de lire l eur manuscrit à Mirbeau ,

dont l espré férences avaient de quoi l es attirer . Leur démarche n

allait pas s ans ris ques . Un j our,

raconte Mirbeau ,i ls vinrent ave c un manuscrit

c ’ étaient les premiers chapitres de Go ha Je les

226 LA MUSE AUX BÉS ICLES

invitai à m ’en faire la lecture,assez furieusement

d ’aill eurs . Je leur en voulais de soumettre notreamitié à une épreuve qui m ’a déta ché de tant

Bref,Mirbeau se colla dans son fauteuil ,

en posture d ’écouter,et Ses yeux clairs devai ent

j eter à travers s es cils b aissés d ’

inquiétantes

lueurs . Mais i l fut conquis et , de même que chaquefois qu ’i l était conquis , i l s

’ emballe tout à fait .NOS deux Egyptiens tenaient leur préface .

Car Alb ert Ad ès et Alb ert Josipovici sontE gyptiens

,autant dire Pers ans . Peut—o n être

Persan et créer un chef—d ’

œuvre de littératurefrançais e? Entendons—nou

‘ s . Ad ès et Josipovicin ’ont pas tenté de donner artifici ellement à l eurouvrage les caractères propres et distincti fs del ’art français

,tentative Où un Mo réas réussit çà

et là si bri ll amment . Orientaux ils sont,orientaux

i l s o nt voulu rester,et leur roman ress embl e

b eaucoup plus,aux vocables près

,à du Dos

t o ïewski qu ’à du Voltaire . Leur exotisme n’a ri en

d’

un caprice esthétique,i l est naturel et fonci er .

Il s n ’ont pas pri s l a vie de Goha comme un simpleprétexte à philosopher. C

’ est de Goha qu ’ i l s ’agit ,c ’est de l’Orient p eint en lui—même et pour luimême

,et Mirbeau a beau dire que l es p erson

nages d ’Ad ès et Josipovici nous saisissent, nonpar ce qu ’il s o nt d

exceptio nnel, mais par c equ ’i l s o nt de général , qu

’une des b eautésessenti ell es de Go ha est d ’être u nivers el par s aprofonde humanité

,j e ti ens pour certain qu e

l ’intérêt propre d e Go ha consiste en ce qu ’i lnous apporte l a révélation de l ’âme musulman e ,révél ation directe et analytique , et non plus p o étique et transposée comme celle que nous avionsreçue des poètes arabes , révélation de l

’âme mu

sulmane analogue à la révélation que nous firent

228 LA MUSE AUX BÉSI CLES

maris La jeune Nour—el-E1 r prend , i l est vrai , s arevanche dans l es bras de Goha hélas son crimene la conduit qu ’à s e faire égorger par son père .

Nombreuses et s cabreuses , pitoyables et bo u ffonnes

,s e succèdent l es aventures de Goha

,pour

aboutir au mariage avec une ri che autant qu’inflammable veuve . T el est

,en effet

,l e dénouement

paradoxal de cette donj uanesque carri ère . J ’avouequ ’ i ci j ’ai eu l ’ impression de toucher aux l imitesextrêmes de la vrais emblance . Eh quoi , l a futil ité des femmes musulmanes s e doublerait-ell ed ’une pareill e impudeur? Je n ’ entre point dans l edétail de l ’ intrigu e all ez—y voir votre curiositéne sera pas déçue . La vague de littérature patriotique et moralisante sous laquell e nous étouffonsdepuis une dizaine d ’années vous a

,j ’ espère

,

laissé l es poumons ass ez forts pour suppo r ter l’

air

de volupté non lib ertine,mais libre et vive et fran

chement instinctive , qui imprègne l e livre d eGo ha le Simp le. Un voil e s e déchirera devantvos yeux , l es s ecrets de l

Islam vous apparaîtront,

vous s erez confondus p ar tant de candeur , tantde puérilité

,tant d ’

in‘

génio sité, tant de gentill ess e ,tant de p o litesse,tant de brutalité , tant de cruauté ,l e tout mêlé à cette perpétuell e inquiétude de l aconsci ence qu ’on retrouve chez l es types duroman slave . C

’est un dépaysement compl et . C’est

mieux qu ’un voyage,c ’ est l e viol d ’un monde

psychique inexploré j usqu ’alors . Deux Orientauxo nt trahi l’Orient , i ls nous l

’ont l ivré tout nu .

L’ art l i ttéraire déployé dans Go ha le Simp le

s e trouve a u surplus être celui qui pouvait mieuxs ervir le dess ein des auteurs . Il n ’ est qu

aisance etnetteté . L

ét o nriant , l e merveilleux livre que d euxgyptiens viennent

“ de nous donner là1 5 Octo bre 1 9 1 9 .

PIERRE LOTI

Ce Pi err e Loti du monde des idées qui s ’appelait Jules Lemaitre commence ainsi , dans s esCo ntemp o rains , son étude sur l

’auteur d ’Azyiad éJe viens de relire presque sans arrêt , à l a campagne

,serré contre la terre maternell e , sous un

ci el amolli ssant et chargé d ’orage,l es s ix volumes

de Pi erre Loti. Au moment où j e tourne l a dernière page , j e me sens p arfaitement ivre . J e suispl ein de ressouvenir délici eux et tri ste d ’une prod igieuse quantité de sensations très profondes etj ’ai l e cœur gros d ’un attendrissement univers elet vague . Pour parl er

,s i j e puis

,avec plus de pré

cisio n,ces deux mill e pages m ’ont suggéré , m

’ontfait imaginer un trop grand nombre de perceptionsinattendues ; et ces perceptions étai ent aecompagnées de trop de plaisir et en même temps detrop d e p eine

,de trop de piti é , de trop de désirs

ind éfinis et Mon âme est commeun instrument qui aurait trop vibré et à qui leprolongement muet des vibrations passées seraitdouloureux . Je voudrais j ouir et souffrir de l aterre entière

,de la vie total e

,et

,comme saint

Antoine à l a fin de sa tentation,embrass er l e

Nous tenons ici l a formule de l a critique littéraire tell e que l a pratiquait Jules Lema î tre . E ll e consiste à s ’ identifi er aux auteurs

23 0 LA MUSE AUX BÉS ICLE S

qu ’ell e s e propose d ’expliquer . C’est l e dernierm o t du belphég o risme en matière de critique .

M . Benda a sans doute rel evé dans Jules Lemaitrebien des traits

,j ’all ai s dire de cet esprit , j e devrais

dire de cette s ensibilité féminine,éminemment

réceptive . Mais avec aucun autre écrivain quePi erre Loti

,Jules Lemaitre n ’a eu autant de faci

l ité pour s’ o ublier lui-même . Avez—vous remarquéqu e l es l ignes cité es plus haut o nt bien plus l ’aird ’être de Loti que de Lemaitre?Je viens de lire Prime Jeunesse. H élas ! j e

n ’étai s pas_

à l a campagne , s erré contre la terrematernelle , sous un ci el amolli ssant et chargéd ’orage Entre les hautes maisons de Paris

,un

ci el gris et froid éclairait l es pages qu e j e tournaissans fièvre dans un sentiment fait d ’

irritatio n etd’

ennui. D irritation contre moi . Que n ’avais—jeune parcell e du géni e de Jules Lemaitr e ! Moiaussi j ’aurais été parfaitement ivre p lein desensati ons très profondes moi aussi j ’aurais eul e cœur gros mon âme aussi aurait été commeun instrument qui aurait trop vibré et à qui l e prolo ngement muet des vibrations passé es s eraitdouloureux». J e mau dissais ma sécheresse . Jeme répétai s C

est du Loti , pourtant , du LotiRappelled o i Ramuntcho

,la M o rt d e Philœ, Un

pèler in d’Angko r ,Fantôme Unmoment ,

j e pus croire que le charme ancien allait s e ranimer , j e li sai s ( pages 71 et 72 ) Vers deux heures ,éveillé donc par un timonier , suivant la consigne ,quand j e sortis de ma chambre étouffante pourmonter sur la passerell e , i l me sembla que nousnaviguions dans un merveil l eux feu de Bengal ed ’une couleur pâl e d ’

aigue-marine ; depuis que

j e m ’étais endormi, , l a mer , en surprise , s

’étaitilluminé e de ses plus b ell es phosphorescences

23 2 LA MUSE AUX BÉS ICLES

une j eune bohémienne , une gitane , vendeuse depaniers en j o nes tressés . De l

ex o t isme déj à Ce

début pr omettait . Les yeux de la bohémienne,

Pi erre Loti devait les retrouver souvent Ces

yeux- là,j e devais l es retrouver plus tard chez l es

bayadères des grands temples hindous,qui sont

vêtues de soi e et d ’

o r , et qui o nt la gorge , l es brasmême le visage

,étincelants de fol l es pierreries

L’

id ylle eut lieu dans une grotte . C’était parmi

des s colopendres et des fougères délicates pourtapisser la terre sur laquell e nous étions étendus

,

i l y avait des mousses de variétés rares et commechoisies des branch ettes de phylliréa formaientdes rideaux à notre couche et , au—dessus de nostêtes

,l es fines p etites l ib ellules impondérabl es

,

assemblées sans frayeur , j etaient parmi les feuill esl eur étincell ement de Un matin

,l es

bohémiens l evèrent l e camp,et l a petite mar

chande d e p aniers disparut à j amais de l a viedu futur romancier , sans y laisser s eul ement unnom .

La d eux 1eme petite amie de Pi erre Loti futune demoisell e du boulevard Saint—Michel

,une

fi l l e déj à trop mûre pour mon âge,mais encore

délici eusement j ol ie , qui s efigura m ’aimer avectendress e pendant deux o u trois mois . Commeélégance

,ell e était à peu près ce qui s e faisait de

mieux au boulevard Saint—Michel . Nous n ’endoutons pas. I l arriva par malheur que cette séd uisante p ersonne eut mal aux intestins et qu ’on dutl’

o pérer . E ll e mourut sous l e bistouri . Ell e s ’appelait Paule . Cela me révolte bi en un p eu de l ’ inscrire

,ce nom , dans ces notes Où j

’en ai citéd ’autres si Etrange scrupule et ass ezchoquant . I l ne nous appartient pas d ’en appréci erl a val eur

,mais il contribue à accro î tre l a gêne qui

LA MUSE AUX BÉS I CLES 233

pès e sur ces confessions amoureuses , et dont iln ’est pas besoin de ch ercher longtemps l a caus epour la découvrir dans l’égo ïsme enfantin , monstrueux , l égendaire et génial de M . Loti .

2 4 Décembre 1 9 1 9 .

ELISSA RH AIS

Nous avons eu , à l a fin de l ’année d ern1ere, l arévélation d ’un nouveau talent féminin

,et ce ne

fut pas une révélation discrète et l entement persuasive : l ’événement s e produisit avec un certainéclat , avec une certaine soudaineté . Avez-vousremarqué comme , depuis l a guerre , l es réputations croissent vite

,dans ce monde des l ettres

Où le débutant , naguère , avait tant épreuvesà surmonter ? A présent

,l a célébrité vi ent en

huit j ours , et el l e ne s e fait pas prier pour s e poserdans la même semaine sur plusieurs têtes . Quelavantage qu e de naître à l a vi e littéraire

,en cette

période de tâtonnement univers el o ù noussommes ! I l s embl e que , dans l

’attente d u génieinconnu qui nous apportera un nouvel évangil ed ’art analo gue à ce que fut , i l y a cent ans , l arévolution romantique

,nous nous j etions avec

une espèce de voracité aveugle sur l es œuvres l esplus médiocres , pour peu que l eurs auteurs noussoient recommandés par quelque singularitéréell e ou facti c e .Je ne dis pas cela pour Mme E l iss a Rha1s dont

l e livre,Saâd a la Maro caine

,ne saurait encourir

une appréciation aussi sévère . J ’essaierai tout à

l ’heure de faire deux parts de cet ouvrage . I l estvrai toutefois qu e l e succès rapide de Mme Rhaïs

236 LA MUSE AUX BÉS ICLES

éto ilées d e taches de graiss e . Des adol escents , lebuste to rd u , l es genoux fléchissants, soul evai ent

‘agrand ’peine des co uffins d ’al fa gonflés à éclaterde raisins s ecs et d ’

arachid es. Une fi l lette d edouze ans à la taill e lo ngue, habillé e d

’un j uponr o uge et d un corsage jaune, serrait entre s es brasun petit chat barbu qui miaulaitJ ’ai souligné l es adj ectifs parce que l eur redonblement résume toutes les ressources d escriptives de l ’écrivain . Suffit-il de répéter , dansl ’espace de vingt—cinq lignes , l es mots ro uge,

jaune, no ir , sombre, large, épais , etc . , pour donnerau style du relief et de la couleur? J ’en doute , etcependant l ’art de Mme Rhaïs ne va pas b eaucoup plus loin . De toute évidence

,cet auteur a fait

s a pâture presque exclusive de notre litterature naturaliste . E lle revoyait la cité marocaine , avec s es maisons blanches en gradins sur l escollines sombres, ses minarets et s es coupolesétincelantes parmi l es rochers et l es crevasses ,sous l e ciel bleu . Outre l es épithètes

,j ’ai sou

ligné ici l’avec, l e fameux avec de Zola , de Goncourt et des autres .Mais qui donc regrette ainsi l es chers paysages

marocains? C’ est Saâd a . Et qui donc,un peu plus

loin , s’offusquera de voir l e caractère exo tique

de Blida gâté par des constructions européennes?C

’ est encore Saâd a . SiMme Rhais a lu les naturalistes

,son héroïne a lu l es romantiques

,et notam

ment Loti . Or Saâ d a est l a femme d ’un pauvreouvri er cordonnier marocain . Les délicatess es deson âme complexe et nostalgique surprennent enrai son de son humble extraction . Je ne suis certespas qualifié pour discuter avec Mme Rha1s sur l edegré de formation spirituell e des femmes dansle prolétariat musulman . Je n

ai sur ce point

LA MUSE AUX BÉS I CLES 23 7

qu ’une impression,et encore est-ell e d e fraiche

date : el le me vient d e la l ecture de Go ha le

Simp le. Là, vraiment , - j’

ai cru saisir sur l e vifl ’âme orientale . Différences de temps , diff érencesde l ongitude? Je vous l’acco r d e. I l r este tout d emême qu ’à travers la défroqu e marocaine despersonnages de Saâd a ,

j ’ai cru reconnaître souvent des compatriotes . Quelqu e ingénuité , quelqueinexpérience , quelque ignorance que révèlent l esmoyens d ’écriture et de composition de MmeRhaïs,l e gri ef capital qu e j e me permettrai timidementde lui faire , c

’ est de ne pas nous dépayserass ez .

Messaoud,l e mari de la bell e Saâ d a,

ne réussiss ant pas à faire vivre la famill e

,s a vieill e mère

s e livre à l a chiromanci e , et s a femme à la prostitu tio n . Puis ell e entre dans une société de j eunesgens

,amateurs de stupéfiants

,pour y apprendre

la musique,car ell e a l e dess ein de devenir chan

teuse, et toute cette parti e du livre et ce quisuit tranchent nettement sur l e reste par l ebonheur de l ’expression . L

Orient , cette fois , nousy sommes aussitôt l e style s’allège, s

aère,prend

une bell e transparence . Saâ d a s e s entait euvelo ppée de toutes parts de volupté et d

’amour .Comme en un rêve ell e regardait la fumée bleuede sa cigarette monter en spirales dans l ’air de l amehchacha, ell e aspirait l e parfum des fleursd ’oranger et des Dans ce réduit hermétiquement clos où s e heurtaient autour de sa personne tant d ’

ar d eurs passionnées,Où tout mani

festait l’

exaltatio n des s ens et de l ’âme , el l eéprouvait des s ensations indicibl es

,qu ’el le n ’avait

j amais soupçonnées j usque-là comme la j oi e des e voir brusquement reine au mili eu d ’un palais

L’

exaltatio n fut à so n combl e quand

238 LA MUSE AUX BÉS I CLES

Sid Mustapha , qui contemplait à la dérobée ce

corps splendid e étendu près de lui, entreprit de lechanter . Il s avait Sid Moussa originaire de Fez ,du beau pays d e Fez , dont flottait ici le parfum ,

parfum sauvage et s acré . I l n ’

at tend it point ques’

éco ulât l’

habituel quart d ’heure du repos . I lreprit so n guibri encore tout vibrant d es derniersaccords et , sans qu e personne l

’y invitât , i l ento nnapour Sid Moussa et pour lui s eul l’ar d entemélopéemarocaine des T r o is vo luptés d u mo nd e.

Par crainte de m ’êtr e montré trop sévère pourl e s défauts de Saâd a , j e voudrais forcer l

’élogede ses qualités , et le lecteur dégagerait lamoyenne .A coup sûr

,ce livre ne mérite pas l e sort que lui

o nt fait quelques s alons et j ournaux . Mais l esgaucheries que j ’y ai relevées n’

appelaient peutêtre pas no n plus l e même excès d ’honneur . J ’ ensuis

,sur la fin de cet articl e

,à douter s ’ i l n ’

eût

pas été plus conforme à la relativité de touteschoses de ne pas essayer de rectifi er un succès o ùl’

o n ne peut voir , après tout , qu’un incident amu

sant et pittoresque de la vie l ittéraire .

1 4 Janvier 1 9 2 0 .

240 LA MUSE AUX BÉSI CLES

deux cent treiz e ell es font environ six centspages . Beaucoup de poésie , beaucoup de terribleset touchantes images , sur peu de papier .

C’est en 1 9 1 3 que l’Opinio n l ittéraire s

o ccupa

pour la première fois de Jean Vario t . Pendantdix ans

,i l s ’était fait passer pour peintre . En 1 9 1 0 ,

pourtant,i l avait publié La très vérid ique histo ire

d e d ear gred ins, ouvrage qu’ i l s

empressa dedonner comme épuise et

,en 1 9 1 1

,un Essai sur

Elemir Bo urges. La tres vérid ique histo ire d e d eux

gred ins met en scène des académiciens les deuxgredins , ce sont deux académiciens . L

’Acad émieeut- ell e connaissance de ce petit l ivre plein d ’unetruculente fantaisi e? I l est permis d ’en douter

,

puisque,en 1 9 1 3 , l a candidature de Jean Vario t

au Grand Prix académique,présentée contre

cell e d ’Émile Clermont , recueillit neuf voix . Le

roman de Clermont ayant obtenu un nombreégal de suff rages

,l e prix ne fut décerné ni à

Laure, ni aux H asard s d e la guerre.

Dans les H asard s d e la Guerre, Jean Vario t necachait pas pour l e militarisme un certain goûtd ’artiste amer et désabusé , et qui veut réagirLa guerre n ’allait pas tarder à lui en fournirl ’occasion . Un matin de 1 9 15 , M . Maurice Barrésannonçait à s es lecteurs que Jean Vario t venaitd ’ être bl essé . H asards de la guerre ! Pendant s aconvalescence , il composa Petits écrits d e 1 9 15 etla Cr o is: d es Carmes. Ce sont les simples notesd ’un combattant , mais , comme tout ce qu

écrit

Vario t , elles o nt un cachet de grandeur .Ai-j e d it. qu ’ i l est d ’origine alsacienne? Repré

sentez—vous un reî tr e blond , à la physionomie

L! MUSE “

AÙX BÉ'S I CLES 241

s anguinaire et quimarche à l arges enj ambées , enfaisant s o nner

,séfiible—t—il, d es éperons .

Les g rand es heures d e R ibeaup ierre portent unedédicace bi en pittoresque en sa pompe un peuthéâtral e . E lles sont dédiées « à la mémoire deBoehmer

,Bischoff

,Buren

,Suisses qui , l e 3 s ep

tembre“

1 870 ,s e prés entèrent de

‘vant Strasbourgassiégée et obtinrent d ’ en faireSortir l es malades

,

l es enfants et l es vi eillards , tenant ainsi l e s erment prêté par l eurs aïeux

'

, l es gens de Zürich ,

qui arrivère‘nt par l e Rhin dans une“nef , en 1 5 1 6 ,portant

‘une smipière rempli e d’une bouilli e

encore Chaude , s erment d ônt voici l es termes :Si jamà is

, ç

ëe qü’

à Dieu nep laise, St ra$bd üf ÿ étaitd d ns la d étresse, elle a d es dmis Qui vo

'

letaient â s‘en

seco urs,

d evant qu’

un plat d e mil ait temps d e‘

refro id i r . La bo uilli e züricho isé éta‘

it æ llé réell ement encor’e chaude? Je me plais à l e crôire

,

’ etVario t doit en être persuadé . On n ’aime pas taritles légendes sans y prêter foi , peu ou prou .

Et naturell ement , l e suj et de Ribeaup ierrew e‘n‘t aussi d

Uné lég‘erid e

d’AlsaCe, mi s e en

forme d e d rame, en forme d e mystère , maisfi0 nde mystère français médiéval . Ribeau[9 ie

f re f ap

p‘

êllé le théâtre espagnol, par'

exemple la Dévo =tio ñ la Cro ix

”, d é Cald ei o n ,

et d ’autres piècesdé cet auteur“ , La vie est un so nge, leMéd ecin

”d é

so'

h ho ñneu f , ét Jeanêê'

s‘

e d u Cid , d eGüilhen‘

d e

Castro, sd u f ëês d ’o ù d éëo ulé tout no tre théâtre

r o mañt 1gue. C’est l’ oéuVre l a plusachévé ’

e dé JêaiiVario t . NÔñ destinée à la repré sentation, éllê s

ÿadap‘terait fac‘ilefiieñt , pour peu qu ’

ün M . Saiî d

berg‘

prit fantaisie de lamonter en quelq'

ue cirque.

242 LA MUSE AUX BÉS I CLES

J ’en appréci e la plénitude d e style parfois clau d él i enne

,s i tant est que l e plastici en Vario t puisse

être comparé au théologien Claudel , dont il n’a

ni l es obscurités ni l es fulgurances ;

Rémy Durban n ’est pas l e fi ls de M . Durban ,haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur ,puissant travailleur dont un caractère austèreet j uste et une univers ell e compétence Ont faitl ’arbitre de tous l es grands confl its sociaux .

R émy Durban est issu de Mme Durban et deBroussard

,qu ’i l appell e T onton Broussard

p arce que ce Broussard j oue auprès de lui l e rôl ede l’o ncle—gâteau . Aussi longtemps qu ’i l i 'gnorel’

irrégularité de son origine , R émy mène avecBroussard une existence toute de fantaisi e et deparess e

,et qui a sur le caractère du j eune homme

la plus déplorable influence,puisqu

’elle l e conduitau j eu et du j eu au vo l. Mais du j our où

,fouillant

dans l es co ff res de Durban pour y prendre de quoipayer ses dettes

,i l y trouve d ’anciennes l ettres

de sa mère qui lui apprennent la vérité , un autreR émy Durban

"

s e déclare,un R émy Durban

sérieux,digne fi ls de celui qui n ’ est pas son père

et sur qui toute son affection s e reportera d éso rmais . Le cas est d ’autant plus curieux que , à l adifférence de l a donnée sur laquell e M . H enryBataill e a écrit l

’Animateur , Rémy Durbann ’est l e fi ls de M . Durban

,ni selon la chair

,ni

s elon l ’esprit . De toutes façons,sinon devant

l ’état civil , son vrai père , c’est Broussard . Il

sau te‘“

po urtant à la gorge du cher tonton etmanque de l’assassiner proprement , quand il

découvre en lui l ’homme avec qui sa mère a cessé

244 LA MUSE AUX BÉS ICLES

d e”

d étails accessoires , mais touj ours choisisbonheur

,qui m ’

empêchent de l e regretter .Mieux fait le Sang d es Autres aurait-il cetteallure

,cette l ib erté viril e

,cette carrure non

exempte de bonne grâce pai l esquell es il me plaîttell ement? Laiss ez mo i cr 0 1 re que non .

1 2 Févr ier 1 9 2 0 .

FERNAND VANDÉREM

Les éditeurs semblent s etre,pendant la guerre ,

systématiquement abstenus de produire desouvrages de critique littéraire ( il faut mettre à

part la Fo rêt d es Cippes , de Pi erre Gilb ert , dontla publication eut un caractère d

’hommagefunèbre ) . C

’est à ce point que,l ’an passé , l e prix

de l a critique ne put être décerné,comme l es

fois précédentes,a un livre : heureux empêche

ment qui permit de ré compenser l ’auteur d ’

excel

l entes études disp ersées dans des revues et j ournaux divers , Georges Le Car d o nnel. Qu ’en Serat- i l cette année—ci? '

Le comité de la critique réussira—t- il à renouer la tradition d ’avant—guerreen découvrant un volume digne de son choix?Souhaitons—le

,car le succès d ’un livre de critiqu e

encouragerait p eut—être l es édit eurs à faire uneplace dans l eurs programmes à un genr e qui nemérite pas la défaveur où i l est tombé auprès desamateurs de livres . S

il y a quelque rapportentre la vogue actuell e des poètes et

le discréditdes critiques

,c ’est une question à laqu ell e je

répondrai volo ntiers par l’affirmat ive. Et j e ne m ’enréj ouis

,ni pour les poètes

,ni pour les

crit iques .

Un publi c qui n ’aime pas l e j eu des idées n ’est pasun public dont les poètes puissent tirer vanité .

Voici p ourtant le M iro ir d es Lettres, o ù M . Fer

246 LA MUSE AUX BÉS I CLES

nand Vand érem,critique littéraire et drama

tique à la Revue d e Paris, a réuni s es chroniquesde 1 9 1 8 . H élas ! mes plus notoires confrères nes e sont point dit qu ’une tell e tentative val aitd ’être soutenue

,au moins dans leur propre inté

rôt . Aucun sentiment de solidarité ne l es a guidésen

,

cette affaire . I ls se'

so nt montrés héroïquementsévères à l ’égard d ’un ouvrage dont l e Succèseût eu cependant pour eux-mêmes des suites . J eles en félicite

,mais j ’avoue aimer en M . Vand é

rem,et assez pour en être aveuglé sur certaines

défaillances de so n j ugement et de son goût,l a

curiosité amical e qu ’i l nourrit à l ’égard des nouveaux écrivains . Que j e me sens donc d ’

at trait

pour la chronique littéraire de la Revue d e Paris,

quand j e lis l a chronique littéraire de la Revued es Demo -M o nd es ! D ’un côté , un ossuaire poudreux

,orné de blèmes allégori es dans l e goût

scolaire de l ’autre,un j ardin dessiné de travers

,

i l est vrai,et inculte en bien des coins , et o ù un

j ardinier fantaisiste arrose avec soin des pieds dechardon

,mais présentant à côté de ceux—ci l es

plus b eaux échantillons de notre flore littérairemoderne .M . Vand érem s ’est fait reprendre très vive

ment sur la distinction qu ’i l établit entre deuxclasses de critiques les critiques amateurs et lescritiques professionnels

,l es écrivains qui n ’

ex‘

er

cent la critique que par occasion et ceux qui enfont leur métier . On lui a beaucoup reprochéaussi so n dédain des théories , des systèmes , del ’ esprit historiqu e et de l ’esprit philosophique .

C’est en somme deux conceptions de la critiqu equi sont en cause : l a classique et l

impressio nniste

,la critique selon Brunetiere et la critique

selon Lemaitre,

o u selon Vand érem . M . Van

248 LA MUSE AUX BEs1 ÇLES

t io n d ont 1 intérêt ira croissant Annal iste informé,l e critique de la Revue d e Par is narre , en causeuraimabl e , les gros et lesmenus faits de la vie lit téra ire et théâtrale . Cette promiscuité du théâtreet d e l a littérature a d

ail leurs quelque chos ed e suspect , et l a critique littéraire d e M:

Van

derem ne bénéficie pas d e sa critique théâtrale .L

’échel le de val eurs à laquell e la critique, dramatique a ord inairement recours d i ffère tr0 p d el ’échelle co urante des valeurs littéraires . L

’échelledouble sur laquell e M . Vand érems e déplace avecune agilité paradoxale donne constamment dessignes de déséquilibre inqu1etant .

Et non seulement M . Vand érem a innové , enmêlant la chro nique théâtrale et la chroniquelittéraire

,mais encore ila intro duit d ans celle- ci

des points d e vue auxquels ses prédécesseurs ets es émules avaient j usqu ’à présent refusé d roit d ecité en l a république des idées . Critique littéraire , M. Vand érem n

a pas cru ben d e résignerses goûts d ebiblio phile, et il luiest arrivé , sachantp o ur quel publie i l écrivait , d e faire de la critiquede biblio phile . Signe d es temps d ont j e laiss erai àd ’autres de s ’affliger . I l ne me paraît pas mag .

vais qu’

un homme de goût tente, en l eur parlantl e langage qu ’i ls comprennent , d e d iriger lesamateurs d ’éditions originales . I ls sont auj o urd’

hui assez nombreux , et M . Vand érem ti entparmi eux une place assez en vue pour que cetemploi de guide

,de conseill er“

,ne lui paraisse pas

inégal à sa d ignité . Je goûte mieuxM. Vand érem,quand il relate lesbrillantes enchères de la venteLe Petit que lorsque , comparant Mirbeau etMaupassant , il déclare sa préférence pour. le premier , perse qu 11 a plus d e sensibilité. « Mêmeréalisme , mêmes perso nnages , mêmes procédés

LA MUSE AUX BÉS I CLES 249

d ’observation,écrit—il. Mais une autre sensibilité

,

une autre s ensualité voilà peut—être les deuxpiments

,les deux epices qui o nt préservé des

mites du temps l ’auteur de la Pipe d e cid re.

Jugement étonnant pour qui a lu les œuvresposthumes du pauvre Mirbeau , et notammentl a Pipe d e cid re ! Je ne sais rien d ’aussi vieill i ,d ’aussi défra î chi .M . Vand érem nous cause çà et là d

’autres surpris es . Lui qui a fai t de Baudelaire , de Verlaine ,de Laforgue

,s es auteurs de chevet , quel plaisir ,

et de quell e qualité , prend-il d onc à lire duBataille et du Rostand ? Connaissant les dessousmédiocres de l a politique a cadémique

,comment

peut-i l dire L’esprit l e plus mal disposépourra s e convaincre que , dans la distributionde ses dons

,l’Acad émie ne fait j amais acception

po sitive d e personnes et qu’e ll e s e réfère surtout

au mérite? C’est en toutes lettres

,page 9 1 .

Sansdoute , M . Vand érem , qui exerce à la Revued e Paris une influence dont l es poètes et romanciers mo d ernes lui savent gré , d o it : il l a payer d equelqu es ç o ncessio ns à l

eSprit du milieu . Poursi pénibl e qu ’i l soit d ’y penser , nous nous rallierons à cette hypothèse , car i l s erait plus d éplorable encore que l es vacillements d u s ens cri

t iqu e , chez M . Vand érem , tinssent à quelque fragilité, à quelque légèreté essentiell e .

4 M ars 1 9 2 0 .

EMILEZAVIE

SiD’Arkhan

'

gel au go lfePersique, d’Émile Zavie,

n ’est pas égal à Priso nniers en Allemagne et àLa Retraite, c

’est qu ’i l leur est supéri eur . Pourmoi

,j e tiens ces troi s livres pour ce que la litte

rature de guerre a,dans le genre personnel

, pr o

duit de plus intéressant,de plus vrai

,et de plus

original en même temps . Combien curieux l e casde ce j eune écrivain qui, vers 1 91 3 , cherchait savoi e sans nulle hâte

,des salles de dépêches du

quartier de la Bourse aux cafés de la rive gauche,

l e R o uge et N o ir sous l e bras Attentif et méfiant,

et j e ne saurais dire s ’ i l était attentif aux autresp lus qu ’à lui-même et timide plus qu

irréso lu,

Zavie déj à flairait l ’aventure , cette aventuredont

,depuis lors

,d ’aucuns firent maladroitement

un système . E lle n ’allait pas tarder à l’empo rter . Et ce fut Charleroi (La Retraite) , ce fut lacaptivité (Pr iso nniers en Allemagne) , ce fut lerapatriement

,l a T unisie ( i ci , un trou dans les

souvenirs de Zavie avait-i l donc oublié soncarnet de notes?) enfin , l e départ , avec la mission sanitaire française

,pour la Russie,

°

le Cau

case et la Perse , l e grand , l e beau voyage , l’Aven

ture,l’

authentiqne Aventure . E lle surpren'

aitZavie à l ’extrême point de développement de sapersonnalité littéraire

,de cette manière ner

252 LA MUS E AUX BÉS ICLES

Et vous avez été reçu?vid emment .

A l ’hôpital des cadets , à T i flisParfois

,l e docteur russe

,venu passer la visite

de l’après-midi , demandeOù sont les infirmiers?Ils . sont au meetingEt les infirmières?ALes docteurs

,alors?

Ils se sont réunis pourBo n .E t l esmalades? Je n ’ en voisIls sont à l a promenade

,au j ardin

,en

A côté de l ’observation cocasse , du détail imprévu

,une note sérieu se

,et qui peut donner à

_

réfléchir . C’est Sonia , une j eune étudiante, qu i

parl e :— J e crois que vous vous tr o mpez ,vo us savez

en France,comme certains tr0 p o u mal zélés

quand vous dites que Lénine et les grands bolchevicks sont des agents de l’ .Allemagne I ls sontdes agents sans l e savoir . Ils prennent l ’argent

,

mais c ’est pour la Ils travaillent,

mais c ’est pour l a grande cause . . On n ’achètepas ces gens—l à qui vont j usqu ’au bout de l eursraisonnements . Ils sont d ’une logique implacable .

I ls n ’admettent rien de vo s raisonnements équ il ibres

,ni de vos concessions latines . Vous

,vous

ne quittez j amais le sol o ù nous sommes forcésd evivre. . . Aussi

,devant eux

,vous êtes désorientés .

Alors vous dites Ce sont des traîtres , des é s« pions

,des vendus . Et cela vous sati sfait , car

vous croyez avoir compris .Zavie relate ces mots et passé tout de suite à

autre chose,avec une espèce de sourire qu i se

prolonge et dont j e comprends qu’

o n puisse être

LA MUSE AUX BÉSI CLES 253

à l a fin agacé . Cette coquetteri e amie de l ’humouret du secret n ’est pas faite pour plaire à quiconque . Eût- elle abandonné Zavie, s i l e sort , aul ieu de l ’envoyer à Bagdad , l

’avait retenu enRussi e sous l e régime bolcheviste et enfermé avecLudovic Nau d eau à l a prison de T aganuka? Cen ’est pas sûr du tout . Voyez La Retra ite

,voyez

Pr iso nniers en Allemagne au plus fort de sestourments

,Zavie nargue

,oh ! sans provocation

,

en dedans si vous voulez,mais i l nargue

,i l crâne

,

j e crois meme qu ’ i l s e dandine‘. Moins curieux d eso n attitude , Ludovic Nau d eau ne cache pas ses

révo ltes,ses effarements , ses effrois . Brave Nau

deau ! Sympathique Nau d eau , représentant duvieux libéralisme occidental , j eté en proie à l aférocité prusso -asiatique , et qui n

’y comprendrien

,et qui ne cesse de s ’étonner que les régéné

rateurs du monde lui fassent manger une soupeinfecte

,ce qui ne l ’empêche pas d ’ail leurs de

s’

égaler tout naturellement aux héro s de Corneil le ,car l e Françai s s’irrite et grogne , et sa mauvais ehumeur peut parfois faire croire à la mesquineriede son caractère mais

,dans les moments criti=

ques,dans les grandes circonstances

,comme il se

redresse ! Comme en lui apparaît la raée ! «Lacommission extraordinaire, dit Nau d eau ,

ne questioune le s gens mis sous les verrous qü

âutant

que cela lui convient . Aux autres ell e laisse lesoin de démontrer

,de prouver qu ’ils Sont inno

cents . Ceux-ci y tâchent en rédigeant unmémoireoù la commission espère trouver certaines rêvélatio ns, certaines délations , certains aveux , certains engag

einents, certaines capitulatio ns . Cettepratique d e l a déclaration était d eVenùe tellé

'

rfienf.courante que les détenus eux-mêmes avaientfini par l a croire toute naturelle . Les divers agents

254 LA MUSE AUX BÉS I CLES

de l a commission encouragèrent touj ours ce pr océdé de défense… Qu

avait donc déclaré Quéru ?Nous n ’en sûmes rien ma is le fait est que l ’heureux mortel fut

,un beau matin

,tout comme

Biscuit,élargi . Maintes fois

,dès l e début de ma

captivité,des hommes assez suspects me suggé

rerent de recourir,moi aussi

,à un tel plaidoyer

D ’ailleurs,au mois d ’août

,Peters faisait répondre

à une personne qui intercédait en ma faveurSi Nau d éau veut être délivré , i l n

’a qu ’à nousécrire qu ’ i l n ’a j amais agi que

'

par ordre duconsul de France. Mais précisément c ’était ce

à quoi,sous aucune menace

,j e n’aurais consenti .

Là-dessus mon parti fut pris une fois pour touteset ne changea j amais . BravoJe ne ferai pas l ’éloge de Nau d eau j ournaliste .

Notre confrère est quasi populaire pour ses explo its et son talent de reporter . I l l e mérite . R iende surfait dans son cas . Du talent

,du courage

,de

la conscience et de la discrétion,tel est Nau d eau

tel i l s e montre dans son livre En p riso n so us la

terreur russe. Mais,d epuis qu

’i l l ’a écrit,l es évé

nements et l es idées o nt marché , bien des pointsde vue en seraient à reprend re, sansd o ute.Nau d eau

admet la possibilité d ’

acclimater l e régime parlementaire en Russi e . Croit-il donc beaucoup à

l ’excel lence du parlementarisme en soi? I l s epeut

,mais l e paysan russe , mo n cher Nau d eau ,

s e moque de votre, Constituante . La dominationdes bo lchevicks, écrivez—vous , a duré , mais ell ene durera pas

,el le Et vous aj outez

Le suff rage universel doit suffire à tout , i l peuttout

,- il est tout… Il peut tout

,sauf faire l ’una

nimité des esprits en sa faveur , même en France,même en Angleterre

,à plus forte raison , en Russie .

Vous nous parlez de la volonté du peuple russe

ANTO INEALBALAT

En un autre temps,à une époque d evra1e vie

l ittéraire,les So u d eh irs

_

d’Ant0 ineAlbalat auraient

fait - événement,et i l est po 'ssib le‘, même auj o ur

d’

hui, que la critique et—laChronique s’en emparent

pour en faire retentir la presse et les revues . Larécente publication du chapitre relati f à Mo réasa provoqué chez les fanatiques du poète un furieuxscandale

,si l ’on doit

_

mesurer leur émotion auxinj ures dont i ls o nt

,à cette occasion

,accablé

l’

inno cent mémorialiste . Je l ’ai relu,dans le

volume,ce chapitre où Albalat s ’est plu à inscrire

pour la postérité les noms de tous ses amis,et

j ’avoue franchement , au risque d’attirer sur ma

tête la réprobation qu’Albalat supporte d ’un

front si serein,que le sens général continue de

m ’en paraître excell ent et fort respectueux tantde la mémoire que du talent de Mo réas fort respectueux et fort j uste . On célèbre en ce momentle dixi ème anniversaire de la mort de Mo réas. La

Revue critique vient de lui consacrer l’hommage

de tout un numéro imprimé sur beau papier . C’est

très bien et Mo réas sera content . Il a fait d ’

admirables vers qu ’on peut goûter pleinement sansêtre par là contraint de préférer les Stances aux

autres productions du lyrisme moderne . Je nesaurais dire , écrit précis ément dans la Revue cri

LA MUSE AUX BÉS I CLES 257

tique M . Gustave Lanson , que la marche su iviepar so n esprit ,

qne le,

cours de cette belle carrièrepoétique doivent être retenus pour d es modèlesuniques et no n plus que cet aboutissement , l

ad

mirable l ivre des Stances, dont j’aime autant

que personne l a densité et l e pathétique , doivefournir au monde un mo dèle exclusi f . L’

art neme semble pas admettre un ét alon seulement .Cependant

,M . André T hérive rej ette , au no m

du classicisme de Mo réas, l’

anglicisme de Mallarmé et le latinisme biblique de Claudel ( germanisme biblique pourrait s e dire aussi et sans doutese mieux soutenir ) . Contre l e rigorisme j uvénilede M . T hérive, nous nous réfugierons , si vous levoulez bien

,dans cette certitude qu ’après s ’être

enrichie depuis le commencement du xv1u ° sièclede tout ce qu ’el le a pu puiser dans l ’âme anglaise ,dans la germanique

,dans la

[slave , dans l a scand inave et l ’orientale

,l a sensibi lité française a

mieux à faire,sous peine d ’

avo uer so n impuissance , que de revenir à Ronsa

‘rd et à Malherbe .Antoine Albalat ne s ’est pas fixé tout j eune à

Paris . Je crois bien qu ’ i l avait une quarantained ’années quand il s ’y est install é . Mais alors qu

’ i lrésidait encore dans sa Provence natale , i l faisait souvent le voyage de la capitale et ne manquait j amais de rendre visite à Alphonse Daudet .Notre génération comprendmal le prestigequ

exer

gait en ce temps-l à l’auteur des Lettres d e mo n

mo ulin . Sa physionomie s ’est eff acée , et so n œuvresubit un oubli

,un dédain , qui peuvent paraître

étonnants , après une célébrité si généralementap laudie . Le p o rtrait d

’Al ho use Daudet qu’Al

ba at a placé en tête de so n ivre dépasse en p o rtéel ’hommage d ’une ratitu d e intime et perso nnel le.

Par l’

ho h1me, il éc aire l’

œuvre et le sens d e celle

47

258 LA MUsE AUX EEs1c ms

ci la bo nté, l’

amitié humaines . Au d emeurant,po rtrait extrêmement vivant , composé par petitest o uches cho i sies et véridiques. Albalat n’

a paso ublié les læ sns reçuesà l

’école réaliste. I l estresté imbu d es scrupules !l

exactitude minutieusemis en ho nneur par Flaubert , qui o nt f ait lo ipo ur tOus ses d isciples et qui demeurero nt le plusbeau titre de gloire d es romanciers de 1 8 75 .

Suivant la mêmemétho de , et je ne Veux pas d irelemêmepro céd é , car riennesentmo insle procédé ,rien n’

est plus naturel et plus aisé que la dictio npapillotante d es So uvenirs d e la vie littéraire ; i lno us présente un H ered is un Faguet , qu

_0 n

a l’

impressio n,après u

o n l a lu , d’avoir connus,

tré uentés, comme 1 l es a fréquentés. C’est

qu’

lbalat sait vo ir , so n œil est d’

une singulièrejustesse, et il ne

s’arrête pas aux apparences ,

i l va au fo nd , i l d émele l’

essentiel à travers l ’acciad ental, i l discerné et i l dénonce avec une malicequi n’

est jamai s cruel le, mais qui n’

est j amaisdupeno n plus , le caractère profond des Jene puis me retenir d e citer ces l ignes o ù s

’animela silho uette pittoresque d e Faguet SesVesto nsc0 uVerts d e taches, ses cravates en loques, so n

linge él imé, légendaires au café Vachette , n’ont

jamais gêné ce diable d’homme j ovial et parto ut

à l ’aise, qui entrait , s’

asseyait et sortait sansrien vo ir , sans rien remarquer . Il n’est pas ét o nnant qu ’un tel homme se so it aff ranchi de touteespèce de contrainte mo ndaine . En dehors deconférences o ù i l était inimitabl e d e familiaritéet de naturel , i l fuy

ait comme la peste les soiréeset les réunio ns,

_

et surto ut il n’

accept ait jamaisà d iner . Il passait cependant po ur avare , malgréses inépuisablœ charités envers d es co nfrèrespauvres. Comment ne pas so upçonner d

avance

260 LA MUSE AUX BÉS I CLES

rectio ns manuscrites d es grand s écrivains, de Comment il faut lire les auteurs classiques français, desEnnemis d e l

art d’

écrire, d’

Ouvriers et pro céd és,réalise ce type d ’

écrivain—là sans nulle aff ectation,

sans attitude avec une bonne grâce et unebonne humeur que j e n ’ai j amais vus se démentirun instant .Qu ’ i l me l aisse le lui dire en terminant un per

so nnage manque à so n l ivre c ’est Albalat,c ’est

lui—même et i l a beau dire qu il a mis,avec beau

coup de l a vi e des autres , un peu de sa vie dans sonlivre

,i l n ’en a pas mis assez . Sur ce point

,ses

So uvenirs pèchent par excès de cette discrétionqui est une de ses qualités maîtresses . Ses amisse féliciteraient que sa si vivante

,si plaisante

et touj ours si j eune figure fût mieux connue dupublic qui sait ce qu ’ i l doit aux bons serviteui‘sdes l ettres . Albalat et ses lectures

,

‘Albalat et sespromenades

,

‘Albalat et ses imitations Albalatet mo n Dieu , o ui ses calembours

,ses pro

p o s pleins de verdeur o ù perce tout à coup l’in

quiétude d e l’an-delà,Albalat et surtout so n

amour de la vie,so n universelle curi o sité

,so n art

de prendre plaisir aux plus petites choses commede j uger de haut l es plus grandes , qui le peindrap our ceux qui ne l

auro nt pas connu? Ah ! quej ’aimerais qu ’ i l rédigeât ses confessions sur ce t o nd

ir o nie amusée et désabusée qui donne tant decharme à tout ce qu ’i l dit et dont il a tort , parfois

,de se méfier quand il écrit

3 1 —Mars 1 920 .

AÊEL H ERMANT

M . Abel H ermant vient d ’être le héros d ’uneagréable aventure qui aurait dû se produire plustôt , comme elle aurait pu se produire plus tardo n s ’est aperçu tout acoup qu ’ i l était un grandécrivain . Pour ma part

,j ’aime me souvenir de

l ’enthousiasme o ù me j eta,en son temps , la

Co nfessio n d’

un enfant d ’

hier . Mais , en reconnaissant qu ’i l écrivait bien 1

0 pinion avaittendance à faire de cet éloge un usage restricti f ,et à en accabler M . H ermant

,plutôt qu ’à l’exal

ter . On le considérait en somme comme un petitmaî tre, sans mesurer exactement l es dimensionsde so n œuvre

,qui sont énormes

,et s a portée qui

ne se dégagera toute que dans la suite,puisque ,

par destination volontaire,ell e constitue un

témoignage historique . De cette demi—inj ustice ,c ’est la génération de M . Abel H ermant qui doitêtre tenue pour entièrement responsable . Les derniers naturalistes

,d ’un côté

,l es symbolistes , de

l ’autre , o nt fait l e silence sur ce romancier exemptde l eurs partis pris d ’écol e et qui

,par surcroît , ne

montrait aucun empressement à fréquenter l eschapelles et les greniers Dans la J o urnée

brève,M. Abel H ermant donne les raisons pour

lesquell es i l s e sentait étranger parmi les écrivains de 1 890 . Ce sont lesiraiso nsLmêmes qui o nt

262 LA MUSE AUX BÉSICLES

provoqué les nouveaux venus , j’entends les écri

vains âgés auj ourd ’hui de quelque trente-cinq ans ,à re fuser l ’héritage de leurs aînés et à tenter unerestauration cl assique ( j

emplo ie l e mo t d ans so nacception la

'

plus libérale et j e ne cache pas qu ele cl assicisme me plaît plus par les libertés quecomporte l ’extrêmegénéralité de ses principes quepar les disciplines qu’i l impose , para î t—il) . Il étaitdonc naturel que M . Abel H ermant reçût des écrivains plus j eunes que lui la consécration d éfinitive que s es pairs lui o nt refusée . C

’est à cetteréparation tardive

,mais éclatante

,que nous assis

t o us en ce moment . L’occasi on en a été fourniepar deux livr es de haut mérite : l

’Aube ard ente

et la J o urnée brève,prochainement suivi s du

Crépuscule tragique .

Nous distinguions déjà , dans l’œuvre de cet

auteur , trois catégories de romans les romansde sa jeunesse , o ù se dénonce , malgr é qu

’i l en aiteu alors , l

’influence de Méd an puis ceux danslesquel s o n voit peu à peu se

“ développer ets ’ imp o ser sa vraie personnalité et dont les unsvis ent à l a gr ande peinture de mœurs et de caracteres

, d ont les autres sont seulement d e l égèreset iquantes histoires. Mais voici qu ’en l a pleinema urité de so n âge, M . Abel H ermant fait effortpour se reno uveler encore et pour se surpasser ense renouvelant . Il a touj ours aimé sérier sesvolumes

,ce qui n ’est pas à la portée d e tout le

mond e , i l y faut des vues d 'ensemble , une puissance de conceptio n qui ne sont pas communes ;par là i l tient d e Balzac et de Zola, s

il diffèr ed ’eux par l a nature et la démarche de so n esprit .Aussi n’est-ce pas so n ampleur et so n ordo nnancequi donnent à cette nouvelle suite l

’attrait d e l anouveauté

,c ’est le t o n

,o u plutôt c ’est le suj et ,

264 L-A MUSE AUX BÉSICLES

mo t à la langue ang laise pour des eæ cenlriciîés.

Certaines de ses admirations faisaient scandale ;celle

,par exemple

,qu ’ i l vouait à R enan , car o n

pensait avoir tout dit de l ’auteur des . Originesd u

christianisme,quand o n avait dit que so n cer

veau est une cathédrale Les j eunesnaturalistes l’ennuyaient avec leur préoccupationd ’originalité o u plutôt de spécialité , et cette âpredispute au tour du réel , dont chacun prétendaitposséder en propre et défricher seul unM . Abel H ermant ne ménage pas les traits de cegenre

,i l les redouble , et je ne sache pas qu

’on aitécrit

,mis à part certains articles d ’Anat o leFrance ,

réquisitoire plus sévère et mieux motivé contrel e naturalisme . T outefois , Frédéric Lefebvre , s

’i ln ’est pas typique de l ’état d ’esprit qui dominaiten 1 890

,résume assez brillamment en lui l es

formes supéri eures et‘

permanentes de l ’ intelligencefrançaise

,et il est

,par ailleurs

,assez divers et

assez sensibl e pour représenter,quand ce ne serait

que par réaction et par co ntraste , un temps o ù ,

à côté d ’un Paul Bo nnet '

aii1,vivaient le Bo‘urget

du Disciple et le Barrès d’Un H omme libre.

Ce par quoi i l me déconcerté, j e l’avoue , c

’estla mystérieuse dépendance o ù i l s ’est placé àOxford et qui l ’a marqué pour la Vie

,à l ’égard du

vi eux poète américain Ashley Bell,pseudonyme

d e Walt Whitman . M . Abel H ermant l ’expliquepar la puissance magneti ue qu

exerçait sur to usceux qui l’appr o chaient

(

l’auteur des Vo ie: d e laMer

,d e la Ville et d e la Fo rêt ( lisez d es Feuilles

d’

herbe) . Mais magnétisîne est un mo t vague , surtout uand i l s ’agit d e nous faire admettre l

’adhesion d un tempérament intellectuel tel que celuide Fr édéri c Lef ebvre, tout no urr i d e Plato n ,

au

primitivisme whitmanien .

LA MUSE AUX BÉS I CLES 265

On ne finirait pas d ’évoquer l ’ idéologi e multipl e et frémissante qui remplit l’Aube ard ente etla J o urnée brève. Sous des apparences stri ctementsurvei ll ées

,M . Abel H erment cache une pensée

inàltérablement j eune , curieuse et passionnée , dontces deux l ivres sont l e pathétique aveu . Et quedirai—je de l a perfection de so n style? Chaquephrase tombée d e sa plume n ’est—ell e pas en quelque sorte une petite l eçon de françai s?

1 3 Juin 1 9 20 .

MAURICEROSTAND

M . Maurice Rostand , i l l e sait , 11’a pas ne des

amis . Dès longtemps,sa vie et ses œuvres

c

lui o ntsuscité des ant 1path1esw o lentes Quand fut annoncéson premier livre de prose

,i l y eut , chez tous ceux

qui font profession de détester ses vers , un vilmouvement de curiosité menaçante et déj àdégoûtée . Ah ! ah Un roman de M . Maurice R o stand

,c ’est ça qui allait être drôle Et scandaleux

Et quelle publicité tapageuse i l fallait s e préparerà entendre !De tels espoirs

,le Cercueil d e cristal ne les

réalis e qu ’à demi . Un étonnement déçu et unenaissante estime se partagent ce que la répugnancea perdu dans l ’esprit d es gens prévenus contreM . Maurice Rostand , cependant que ses amis vontpartout

,répétant Là vous voyez bien que nous

avions raison quand nous vous disions qu ’i l avaitdu talent .

Ce que j e crois voir d ’abord dans ce l ivre , etce qui m ’y intéresse

,c ’est une réalis ation pleine ,

totale et sincère . L’auteur s ’y est moralement mistout entier et

,l ittérairement , y a donné toute sa

mesure . R éserve faite des démentis que l ’avenirinflige souvent aux prédictions de ce genre ,M . R ostand n ’écrir a plus j amais d e l ivr e aussij aill i

,aussi frappant . Il pourra épurer so n style ,

268 LA MUSE AUX BÉS ICLES

émerveillement qu 1 entre dans la vie et j ure qu’e ll e

est faite pour lui,j ure que tout

,les ombres

li

quid es

,le cyprès fraternel , les îlesBo rr o mées, tout

ce a fut créé pour so n Il faut qu ’on sache,

qu ’o n se souvienne,que j ’ai fait de ma j eunesse

un chef—d ’

œùvre qui aurait pu raj eunir toute laterreR aj eunir toute la terre ! Ainm voilà pourquoi

M . Maurice R ostand s ’ est fait le héros de l a hautevie d eauvillo ise Nous nous demandions l a raisonde tout ce scandale que sa petite personne so u

l ève ; nous l e savons maintenant M . R ostanda entrepri s de raj eunir toute la terre L

’intentiondu moins est louable ; j

’irai j usqu ’à dire qu ’ellel e rend sympathique .

Le Cercueil d e cristal est , pris au pied de lalettre

,la confession d ’un j eune homme

,i ssu

d ’une famille doublement i llustre,puisque son

père porte un d es plus anciens noms de Franceet que

,par surcroît

,i l égale dans ses écrits

N ietzsche , Emerson et Pascal , en plus al lègreMais la pensée paternell e n ’est que viande creusepour le fil s , et un pénibl e malentendu divise cesdeux êtres qui s’ad o rent . Le père

,i solé dans ses

travaux et sa gloire,néglige l ’éducation de so n

rej eton qui,devenu la proie d ’un Mephisto de

Sorbonne,attrape ce que les romantiques appc

lai ent déj à le mal du siècle et cherche l ’oublid e lui-même dans une débauche raff inée . La guerreéclatent le fi ls du grand écrivain patriote se refuseà verser so n sang pour un idéal qu ’i l j uge périmé .

Mais so n père s ’engage à sa place et se fait tuer .Et le j eune homme se suicide sur sa tombe , aprèsavoir pris l a précaution d ’écrire cette confessiono ù sa vraie personnalité se révélera au m ondecomme dans un cercueil -de cristal

LA MUSE AUX BÉS ICLES 269

Noble suj et,abstraction faite de l ’auteur et

de sa famille . Malheureusement , M . Mauric eRostand a parsemé son livr e d ’

allusio ns trop évidentes

,et cette autobiographie lyrique dérai ll e

tr0 p souvent pour tomber dans l a chro nique parisienne

,et quelle chr onique de basse qualité ! I l

serait pourtant inj uste de ne pas convenir queparfois el le touche au sublime ( et voilà , j’esp è re

,

un éloge Quelques scènes , entre le père et l efi ls

,sont de premier ordre . N o n point parfaites

,

j amai s exemptes d ’un désolant rastaquo uérisme,

mais soul evées d ’une émotion poignante,et mar

quées çà et là d’

images fulgurantes . M . R ostandserait d ’ail leurs bien surpris si j e lui confessaisma préférence pour l e personnage d e l a grand ’

mère,étrange femme qui

,au moindre rhume

de cerveau,s e fait administrer l ’ext rême—onction

par le curé qu ’el le tarabuste . E l le est de beaucoup l a figure la plus vivante du livre .

I l me resterait à faire à M . Rostand de petitsreproches sur so n style ville entière comme mo uchetée d e ma jeunesse et d e mo n p laisir , flambeauineæ plicable, grand bruit d e cœur br isé

, phrase

écrite sur le versant d u cœur , co rps qu i so up ire d es

p ied s jusqu’

à la tête, rend ez-vo us quo tid ien avec la

mag ie d u crépuscule, place vid e qu i 11’

était p o ur le

moment qu’

une absence, j o ie d’

écrire ma beauté et

ma jeunesse su r le sable d es cœurs qui s’

ofiraientà mo i

,œil abso lu

,service feutre' d ’

inco nnu, chemin

qu’

o n tue, d e la jeunesse mo rte flo tte d ans l’

air,et

cette eæ cessivité, et cette impressio nnabilité, qnireviennent dix fois au cours du récit

,autant d ’er

reurs que l e génie de la langue française , l e bo ngoût et le sens commun réprouvent à l

envi e tqui sont inexplicables chez un auteur dont o n

nous fréquemment vanté l a culture . Quelles

270 LA‘

MUSE AUX nÉs1a s

lectures a donc faites M . Ro stand? E st-cc auxpoètes anglai s qu

’i l a pris ces étonnantes façonsd ’écrire ? Ce n ’est certainement pas aux bonsécrivains de chez néus. Il faut en outre avertirM . Rostand que l es recherches d

’écriture auxquel les i l se livre datent terriblement et répandentsur so n ouvrage une déplaisante couleur mo d emstyle, un châ teietnent de nuances liberty qui nousrappelle les plusmauvais j ours de 1 895 et de 1 90 0 .

LeCercueit d ecr istal ab0 nd e en enseignements d ece genre . On apprend à y distinguer le vrai lyrisme“

du faux,le sublime de l’er‘nphaSe et d u tremo to ,

l ’émo tio n de l’artifice, l e romantisme sincère dudévergondage métaphysique , ,

l e dandysme d e

ce que j ’ai appelé plushaut , faut e d’un mo t moins

barbare , l e rastaqu o uérisme. T 0 ut y est,et i l

n ’e'

st pas touj ours facile , croyez-mo i,de faire

un juste départ entre l ’excellent et l’exécrable.

Si j ’ai donné l ’impression que celui—ci s’

y rencontre en plus grande abondance que celui—là ,j e l e regrette , i l n

’entre pas dans ma pensée deporter sur ce l ivre une co ndamnation d ’

encemble.

2 6 Sep tembre 1 9 20 .

272 T ABLE DES MAT IÈ RES

Pierre Beno itH enri Gbeo u

Jules R omains

Maurice MaeterlinckDaniel d e Fo s.

Marcel Pro ustAlbert Ad es et Albert Jo sipo viciPierre Lo tiElisa Rhaïs

Jean Vario tFernand Vend erem …

Émile Zavie…

Ant o ine AlbalatAbel H ermant .

Maurice R o stand .

4996—3 1 . Co u nt . Imprimerie Cam .

ANDRÉ BILLY

No n seulement critique clairvo yant , mais

lui-même ro mancier d e talent , M. And ré Billy

est plus qualifié que to ut autre po ur juger la

pro d uctio n littéraire co ntempo raine. Il le fait

sans excessive sévérité, mais sans co mplai

sance, et nul genre ne lui d emeure étranger .

Lire ce livre, c'

est se préparer à mieux co m

prend re ci go ûter les œuvres d e H enry

Bo rd eaux, Jean Giraud o ux, Jules Bertaut ,

Lo rd Do uglas, A. Geiger, Edmo nd ]alo ux,

Lo uis Bertrand , -H . Ro sny Aîné, P. Mac

Orlan, Elie Faure, And ré Salmo n, Eugène

Mo ntfo rt , Mirbeau , Jules Ro mains, Binet

Valmer, P. Margueritte, Paul Bo urget , Lo ti,

Vario t, P. Vand érem, Pierre Beno it , Mae

terlinck, Duhamel, T o ulet , et T haraud ,

Anato le France, Marcel Pro ust, etc. ; bref,

d e to us les vivants et d es plus no to ires

d isparus. La Muse aux Bésicles'

est à lire

et à co nsm èr .