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La matire chez Bergson

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AVERTISSEMENT:Le texte que vous venez de tlcharger doit tre cit comme suit: Nicolas Cornibert, Le problme de la matire chez Bergson, Documents de travail du dpartement de philosophie de luniversit de Poitiers, disponible sur le site: http://www.sha.univ-poitiers.fr/philosophie/ . Aucune autre publication de ce texte ne peut avoir lieu sans lautorisation de lauteur.

Le problme de la matire chez Bergson

Par Nicolas Cornibert (Allocataire de recherche)

Poser la question de la matire chez un auteur comme Bergson donne le sentiment de sadresser au point aveugle dune pense. Une connaissance sommaire de son uvre tend laisser supposer, en effet, que ce concept ne jouit que dun statut marginal dans un parcours tout entier domin par leffort pour rendre compte de la temporalit dans ce quelle a dessentiellement crateur. Or la matire nest-elle pas prcisment cette instance qui sexcepte de ce rgime crateur pour ne dnoter que la morne rptition du mme, sous les auspices de cette mens momentanea pointe par Leibniz? Quy a-t-il dire, pour une pense de la dure, de ce qui, dpourvu de pass, de stratification ou de sdimentation en soi-mme, ne saurait ouvrir un avenir imprvisible? Ne faut-il pas abandonner la matire aux sciences positives, ordonnes au seul souci de matrise et de prvision, et se rserver, en bonne mtaphysique, la rgion des choses spirituelles? La matire ne bnficie-t-elle pas ds lors, au mieux, dans la philosophie bergsonienne, dun rle purement ngatif, celui de cet obstacle qui vient dissimuler au sens commun les donnes immdiates de sa conscience pour le livrer laction et aux schmas rducteurs de son langage? Il se pourrait toutefois que la tentative de penser en dure se solde aussi bien par une conception renouvele de la matire, qui ne voit plus en elle uniquement un pur espace gomtrique quantifi mais un certain rythme, possdant sa structuration propre, essentiellement dynamique. Cest ce que nous allons tenter de montrer en nous appuyant, pour ce faire, sur les deux premiers ouvrages publis par Bergson.

LEssai sur les donnes immdiates de la conscience ne parat certes gure nous mettre en chemin vers une telle conception de la matire. Sa perspective dualiste, lopposition sur laquelle il sadosse de deux multiplicits, lune numrique et quantitative, fonde sur lespace, lautre intrinsquement qualitative, htrogne et continue, plaide en faveur dune distinction radicale entre la dure prouve, vcue sur le mode de lintriorit, et lextriorit spatiale. La radicalit de cette distinction savre mme ici la condition de possibilit du propos bergsonien. La mise lcart de tout schme spatialisant, ou du moins sa mise entre parenthses, est le seul mode daccs envisageable cette dure toute pure, conue comme une pntration mutuelle, une solidarit, une organisation intime dlments, dont chacun, reprsentatif du tout, ne sen distingue et ne sen isole que pour une pense capable dabstraire Essai, PUF, p.75.. Cette pense capable dabstraire, cest--dire doprer des distinctions nettes et tranches, de diviser linfini, cest prcisment la pense sous-tendue par le schme de lespace, laquelle manque par l mme la spcificit irrductible de la dure en sa continuit diffrencie. En juxtaposant nos tats de conscience, en les dcoupant et divisant, en les plaant cte cte, elle occulte ou recouvre leur interpntration mutuelle, leur articulation immanente, elle tend accentuer des contours qui ne procdent en vrit que de leur projection au sein dun milieu spatialis. Lopposition entre dure et espace est ici ce point constitutive du propos bergsonien que le moindre tlescopage entre ces deux concepts sopre systmatiquement au profit de lespace et au dtriment de la dure, pour autant quil donne naissance, subrepticement, ce concept btard quest, selon Bergson, le temps des physiciens et des horloges. Trs proche ici du Heidegger dEtre et temps, Bergson ne voit dans ce dernier concept quune juxtaposition indfinie de maintenant ponctuels, juxtaposition qui se substitue indment la fusion relle et qualitative des phases de dure. Or, il est clair que la gense de ce concept btard, fantme et quatrime dimension de lespace, senracine dans la confusion des caractres respectifs de lespace et de la dure, comme si ceux-ci changeaient purement et simplement leurs dterminations, conformment un processus que lauteur baptise du nom dendosmose. La dure toute pure, bien quimmdiate, savre une donne ce point prcaire et difficultueuse apprhender, que son moindre contact avec lespace la ravale, de fait, au rang de concept btard: Mais familiariss avec cette dernire ide (despace), obsds mme par elle, nous lintroduisons notre insu dans notre reprsentation de la succession pure; nous juxtaposons nos tats de conscience de manire les apercevoir simultanment, non plus lun dans lautre, mais lun ct de lautre; bref nous projetons le temps dans lespace, nous exprimons la dure en tendue, et la succession prend pour nous la forme dune ligne continue ou dune chane, dont les parties se touchent sans se pntrer. Essai, p. 75. Cest pourquoi il importe plus que tout de se prserver de notre fascination pour lespace, pour ce milieu homogne et indfini, ds lors que lon entreprend de restituer la conscience ses vritables donnes immdiates, par-del donc laction, le langage et la socialit qui les masquent ncessairement, faisant de la dure un milieu homogne et discontinu o se perd sa nature qualitative. Pourtant, cette opposition entre la dure et lespace, requise afin de saisir la dure dans sa puret originelle par-del toute contamination indue, cette opposition donc noffusque-t-elle pas aussi bien toute vritable comprhension de la matire? Ne lui est-elle pas tout aussi prjudiciable que la confusion des deux concepts lest la dure? De toute faon, la pense bergsonienne peut-elle se satisfaire, alors quelle les critique par ailleurs aussi nettement, de telles oppositions tranches? Peut-elle elle-mme sexercer lgitimement en rgime dextriorit rciproque? Car force est dadmettre qu ce stade le dualisme apparat total et sans rmission. Comme le signale Bergson, dans notre moi, il y a succession sans extriorit rciproque; en dehors du moi, extriorit rciproque sans succession Ibid., p. 81.. On ne saurait tre plus clair, cest--dire tranch. La symtrie est absolue. Mais est-ce aussi simple? Tout le problme est de dterminer si la matire, dans son extriorit, savre ainsi intgralement rductible lespace, abandonnant notre moi seul la possibilit de la succession. Pour Bergson, si les choses extrieures, les phnomnes, nous donnent limpression de durer, ou tout au moins de se dployer temporellement, cest en raison de lintervention active de notre moi et de lui seul. La matire na ici aucun moyen de conserver ses moments passs, elle spuise tout entire dans une sorte de prsent perptuel et fig. Mens momentanea. A linstar de la matire pense dans le cadre de la cration continue cartsienne, elle est tout entire ce quelle est, et ce chaque instant. Ni plus, ni moins. Tout se passe alors comme si le moi bergsonien, constitu par la dure ou comme dure, effectuait lopration dvolue au dieu cartsien de recrer sans cesse la matire, lui insufflant ou transmettant la continuit et lensemble des sdimentations et rtentions qui lui font dfaut. La matire ne serait que simultanit, le moi pure succession. Et la rencontre des deux, seule, produirait tout la fois cette quatrime dimension de lespace quest le temps et limpression dune temporalit propre des choses extrieures. Mais cette temporalit nest en dfinitive rien dautre que la projection, sur un plan dextriorit, de notre dure intrieure. On pourrait cependant se demander si une telle conception de la matire ne dcoule pas prcisment de la radicalit de lopposition mise en place par Bergson afin de penser la dure toute pure et la prserver, ce faisant, de toute impuret spatiale. Ds lors, en effet, que dure et espace se trouvent ainsi radicalement dissocis, force est de refuser du mme coup lespace toute dtermination temporelle. Mais lespace se confond-il sans reste avec lextriorit, cest--dire, ici, la matrialit? Bergson ne cesse de faire de lespace homogne le produit purement intellectuel dun acte de conception, en sorte quil en rserve finalement la possibilit lhomme seul. Non pas, bien entendu, que lanimal nait aucune apprhension de lextriorit mais, justement, cette apprhension diffre de celle de lhomme, en tant quelle ne passe pas par le concept, mais par le seul percept. Aussi Bergson affirme-t-il quil faudrait donc distinguer entre la perception de ltendue et la conception de lespace: elles sont sans doute impliques lune dans lautre, mais, plus on slvera dans la srie des tres intelligents, plus se dgagera avec nettet lide indpendante dun espace homogne. En ce sens il est douteux que lanimal peroive le monde extrieur absolument comme nous, et surtout quil sen reprsente tout fait comme nous lextriorit Ibid., p. 71.. Le rapport lextriorit ne serait pas, par consquent, tout uniment ordonn au schme spatialisant. La possibilit dune apprhension de la matire soustraite ce schme humain, trop humain, se profile dores et dj. Cest l toute la dmarcation, dailleurs imprcise, entre ltendue et lespace. Ce point sera amplement dvelopp par le quatrime chapitre de Matire et mmoire, comme nous allons le voir. Quoi quil en soit pour le moment, on voit que Bergson est amen, par la rigueur mme de ses analyses, mnager une place sui generis la matire en elle-mme, autrement dit la matire dans ce quelle a dirrductible lespace, une matire non encore informe, ou plutt dforme, par le prisme spatialisant. Ce prisme fait certes, Bergson le reconnat sans ambages, la grandeur de lhomme, en ce quil signe sa place la pointe de lvolution animale et connote une manire de raction contre notre exprience immdiate: la conception dun milieu vide homogne est chose autrement extraordinaire, et parat exiger une espce de raction contre cette htrognit qui constitue le fond mme de notre exprience Ibid., p. 72.. Mais elle est aussi lindice de sa misre, pour autant quelle le rend inapte, sans un effort vigoureux dabstraction, rejoindre les donnes immdiates de sa conscience. Non pas simplement la compntration de ses tats de conscience en leur tonalit qualitative propre, mais galement cette tendue perue et prouve, antrieure toute structuration purement gomtrique, dont il ne conserve la trace qu travers le sentiment, rebelle toute conceptualit mathmatique, de la droite et de la gauche, sur lequel Kant avait dj insist dans lEsthtique transcendantale. Ainsi, explique Bergson, On comprendra la possibilit dune perception de ce genre, si lon songe que nous distinguons nous-mmes notre droite de notre gauche par un sentiment naturel, et que ces deux dterminations de notre propre tendue, nous prsentent bien alors une diffrence de qualit; cest mme pourquoi nous chouons les dfinir. A vrai dire, les diffrences qualitatives sont partout dans la nature; et lon ne voit pas pourquoi deux directions concrtes ne seraient point aussi marques dans laperception immdiate que deux couleurs Ibid.. Ltendue perue, intrinsquement qualitative, constitue donc, au mme titre que les tats de conscience en leur processualit, une donne pure, immdiate, de notre conscience. Mais, ds lors, ne convient-il pas de reconnatre cette matire perue, cette tendue, une forme de temporalit propre, cest--dire une temporalit relle, ontologique, qui ne soit pas le seul produit illusoire, voire le rsidu, dun acte conscientiel? La rduction de la matire lespace senracine, dans lEssai, dans le prsuppos pistmique et thorique selon lequel la dure ne saurait tre ressaisie dans sa puret originelle qu la faveur dun effort radical de mise entre parenthses de lespace. Or si toute forme dextriorit se voit assimile lespace, cest le monde extrieur lui-mme qui se trouve priv de temporalit: les choses prennent place dans lespace seul, et leur temporalit nest quune temporalit demprunt, drive et, la limite, fictive. Le monde bascule dans linstant. Cest ce prsuppos, de type phnomnologique, proche de la rduction husserlienne, qui grve ici toute pense authentique de la matire. La conqute de la dure conscientielle est certes ce prix: Nous allons donc demander la conscience de sisoler du monde extrieur, et, par un vigoureux effort dabstraction, de redevenir elle-mme Ibid., p. 67.. Pourtant, dans les marges de lEssai, se fait jour une autre approche de lextriorit matrielle, partir de la prise en considration des capacits dorientation parfois stupfiantes dont font preuve les animaux. Un autre rapport lespace est possible. Et, par suite, quest-ce qui empche que celui-ci se voit attribuer un mode de dure spcifique, si tant est que le refus bergsonien de reconnatre une dure authentique lextriorit se fonde dans le dualisme pistmique mis en place par lui entre dure pure et espace pur, forg par notre intelligence? On peut alors entendre en un sens renouvel ce passage clbre: Quexiste-t-il, de la dure, en dehors de nous? Le prsent seulement, ou, si lon aime mieux, la simultanit. Sans doute les choses extrieures changent, mais leurs moments ne se succdent que pour une conscience qui se les remmore. Nous observons en dehors de nous, un moment donn, un ensemble de positions simultanes: des simultanits antrieures il ne reste rien. Mettre la dure dans lespace, cest par une contradiction vritable, placer la succession au sein mme de la simultanit. Il ne faut donc pas dire que les choses extrieures durent, mais plutt quil y a en elle quelque inexprimable raison en vertu de laquelle nous ne saurions les considrer des moments successifs de notre dure sans constater quelles ont chang Ibid., p. 171.. Sil demeure encore loisible la conscience de rendre compte de lapparence de succession du monde matriel, force est dadmettre, comme un fait inexplicable, sa propension au changement. Or, cest ce dernier qui doit tre expliqu, ft-ce au prix de la radicalit de la distinction entre extriorit rciproque sans succession et succession sans extriorit rciproque. Seule une pense renouvele de la matire pourra en rendre compte.

Cest sur ce chemin que nous trouvons Matire et mmoire. Ce nest pas un hasard si cette uvre est sous-titre Essai sur la relation de lesprit au corps. Car cest cette relation qui fut laisse, dlibrment, en suspens par lEssai. Ou plutt, si elle fut aborde, ce fut sur un mode purement ngatif, celui de la contamination de la pure dure par le symbolisme de lespace, celui, en dautres termes, de lenvahissement de notre moi par la matire. Il y allait dores et dj dune interaction, mais prjudiciable notre vie spirituelle. Cest ce processus que Bergson pointait sous le nom dendosmose, laquelle donnait naissance cette reprsentation spatialise de la dure quest le temps homogne en mme temps quelle suscitait le dcoupage et lisolement de nos tats de conscience. Mais il sagirait prsent de rendre compte positivement de la nature qualitative de la matire et de son changement, qui concide, on la vu, avec celle de notre flux intrieur, en sorte quun tronc commun doit tre mis au jour. Mais dabord, quen est-il de la matire dans Matire et mmoire? Demble, on constate que la perspective, par rapport lEssai, sest comme inverse. Ce nest plus lintriorit du moi et la pseudo intensit de ses tats psychologiques qui offre, ici, le point de dpart, mais bien plutt un plan dextriorit pure. Autant dire que laccent est doffice mis sur la matrialit. Or, et cest un aspect central, la matire ne saurait tre pense ni comme immanente la conscience, selon une orientation idaliste, ni comme trangre celle-ci, sur un mode raliste. Ni idalisme, ni ralisme, la matire savre mi-chemin de la chose en soi et de la reprsentation, elle est un ensemble dimages, cette dernire notion tant employe en une acception minemment originale par Bergson. Car, loin dtre un reflet ou une reproduction approximative dun rel prexistant, limage est cet entre-deux de la chose et de la reprsentation, relation plus originaire que les termes quelle articule toujours dj et dont elle saffirme comme la condition de possibilit. La matire est un ensemble dimages ou, plus profondment, cest cet ensemble dimages que nous appelons matire. Or, remarque Bergson, les images matrielles senchanent les unes aux autres sur un mode dtermin, selon des lois ncessaires et universelles, lexception de quelques images privilgies qui, loin de ragir instantanment une action reue, oprent une sorte de dphasage, dcart temporel leur permettant dchapper au dterminisme des causes et des effets et dintroduire de la nouveaut dans le monde. Tel est notre corps, et singulirement notre cerveau, conu par Bergson comme un centre dindtermination mme deffectuer une analyse des mouvements perus et une slection corrlative des mouvements excuts. Ainsi, si la matire apparat globalement soumise au dterminisme, elle nen possde pas moins ses franges dindtermination insignes. Cette indtermination propre aux corps vivants suffit pour rendre compte gntiquement du processus perceptif. Celui-ci se donne, en effet, comme strictement ordonn lactivit slective du cerveau, dont il offre comme le pendant phnomnologique. Mais en quoi une slection motrice peut-elle ainsi sprouver sur le mode dune perception consciente? Prcisment pour autant que la matire a t dfinie demble comme un ensemble dimages, avec toute la charge phnomnale que cette dfinition enveloppe. De mme que le cerveau se caractrise, au plan moteur, par le choix du mouvement excuter, cest--dire de laction accomplir, la perception, qui lui est strictement corrlative, saffirmant comme son correspondant symbolique, dessine, au sein du tout des images, un rseau de configurations relies directement laction du corps. Soustraire au tout des images ce qui intresse le corps vivant, ce qui rpond ses besoins, ses exigences propres, voil ce que cest que percevoir. Reste que lensemble de ce dispositif complexe, bti sur une sorte de chiasme entre cerveau, monde extrieur et perception, possde une finalit bien prcise. Il sagit pour lauteur dtablir que, loin de ntre quun piphnomne crbral ou une reprsentation purement mentale, prive ou subjective, la perception a lieu au sein mme de lextriorit, parmi les choses et non pas en nous. Elle surgit, pour ainsi dire, du sein de la matire elle-mme. Les thories traditionnelles de la reprsentation, opposant lide la chose, sont ainsi battues en brche. Encore importe-t-il, certes, de prciser quil ne sagit l encore nullement de la perception commune, mais dune perception de droit, non de fait, que Bergson baptise du nom de perception pure et qui trouve son enracinement dans la matire elle-mme. Car la perception commune, ou moyenne, quand bien mme elle serait fonde, in fine, sur la perception pure, bnficie de lapport dcisif de la mmoire, laquelle constitue notre part propre de subjectivit en tant quelle se confond avec notre histoire individuelle. Reste que la perception, ltat pur, indpendamment donc de la mmoire, spuise dans la matrialit, dont elle se borne oprer une certaine configuration relative au besoin corporel. Comme le note Bergson, nous sommes vritablement placs hors de nous dans la perception pure, nous touchons alors la ralit de lobjet dans une intuition immdiate Matire et mmoire, PUF, p. 79. . Au plan strictement pistmique, lavantage de ce dispositif est double. Il permet, dune part, daccomplir un dpassement dfinitif des apories propres lidalisme et au ralisme, ici renvoys dos dos, pour autant quils sont incapables de reconnatre sa ralit et sa consistance la matire. Dautre part, il permet de penser le trait dunion recherch entre la matire et une conscience dfinie par la mmoire, la perception pure jouant le rle dun tel trait dunion. Ainsi, alors que dans lEssai le statut de la matire demeurait partiellement indtermin et semblait confondu avec les proprits de lespace gomtrique euclidien construit par notre intelligence, ici la matire se voit reconnue de plein droit comme une ralit tout la fois extrieure la conscience, autosuffisante, et immanente celle-ci, en tant quensemble dimages. Il sagit donc prsent de pousser plus avant cette connaissance de la matire rendue possible par la perception pure.

Cest l tout lobjet du mconnu et nanmoins capital quatrime chapitre de louvrage. Revenant sur la thorie de la perception pure dgage dans le premier chapitre, Bergson effectue alors un renversement fondamental en considrant dsormais la perception comme constituant ltoffe mme du monde matriel: notre perception faisant partie des choses, les choses participent de la nature de notre perception. Ltendue matrielle nest plus, ne peut plus tre cette tendue multiple dont parle le gomtre; elle ressemble bien plutt lextension indivise de notre reprsentation MM, p. 202. . Le renversement est en effet total par rapport aux analyses dployes dans lEssai. Alors que, dans son premier livre, Bergson semblait rduire la matire lespace gomtrique, y voyant une pure extriorit rciproque sans succession, un instant toujours recommenc et dpourvu de dure, une juxtaposition de choses partes extra partes, il assigne dsormais la matire un caractre de continuum indivisible. Bien plus, il rejette toute solution de continuit entre lesprit et la matire, dans la mesure o tous deux senracinent dans cette matrice originaire, cette relation antrieure ses termes que constitue la perception pure. Au plan strict de la perception pure, matire et esprit apparaissent comme indiviss, initialement fondus ensemble au point de partager leurs dterminations. Cest pourquoi la coupure classique entre tendu et intendu, matriel et immatriel ou res extensa et res cogitans na plus lieu dtre. A partir de ce moment, Bergson va explorer systmatiquement le possible dune matire irrductible ses dterminants spatiaux, cest--dire quil va explorer le versant obscur, marginal, de lEssai, versant qui voyait dans la matire non pas tant un espace quantifi homogne, quune htrognit premire, dordre qualitatif. Lorsquil annonce que Lintuition pure, extrieure ou interne, est celle dune continuit indivise (p. 203), il ne fait que prolonger cette remarque de son premier ouvrage, suivantlaquelle les diffrences qualitatives sont partout dans la nature; et lon ne voit pas pourquoi deux directions concrtes ne seraient point aussi marques dans laperception immdiate que deux couleurs (p. 72). Il est remarquable de constater que le clbre mot dordre bergsonien, intimant daller chercher lexprience sa source, sapplique en premier lieu ici lexprience de la matire comme telle. Celle-ci est bien, si du moins lon se donne la peine de la ressaisir en sa puret premire, une donne immdiate de la conscience. Il convient, cet gard, de citer ce passage in extenso, o lauteur expose sans aucune ambigut sa nouvelle conception de la matire, que louvrage prcdent avait d laisser dans lombre ou relguer dans ses marges: en ce qui regarde ltendue concrte, continue, diversifie et en mme temps organise, on peut contester quelle soit solidaire de lespace amorphe et inerte qui la sous-tend, espace que nous divisons indfiniment, o nous dcoupons des figures arbitrairement, et o le mouvement lui-mme, comme nous le disions ailleurs, ne peut apparatre que comme une multiplicit de positions instantanes, puisque rien ny saurait assurer la cohsion du pass au prsent Ibid., p. 208. . Si Bergson sen prend ici directement la conception de la matire mise en uvre tout la fois par lempirisme, le dogmatisme et le criticisme, il est nanmoins clair, notamment la lecture de sa dernire remarque sur labsence, dans ces conceptions, de justification immanente de la cohsion entre pass et prsent, quil critique aussi rtrospectivement sa propre conception de la matire telle quexpose dans lEssai. A vrai dire, il serait possible de montrer que mme lapprhension de la matire propose dans le premier chapitre de Matire et mmoire relve de cette critique, si tant est que lunivers ny tait encore prsent que comme un ensemble dimages extrieures les unes aux autres, dcoupes en fonction de nos besoins corporels. Car cest prcisment ce dcoupage utilitaire qui vient masquer la nature ou lessence mtaphysiques de la matrialit. LEssai associait lespace homogne au langage et la superficialit de la vie sociale, mais lespace lui-mme ne semblait driver de rien, sinon de notre intelligence, dont il apparaissait constitutif. Or, dans Matire et mmoire, lorigine de notre tendance spatialiser se trouve enfin mise jour: cest laction, cest la vie pratique qui saffirme comme lorigine gnalogique et la condition de possibilit de lespace. Selon Bergson, Telle est la premire et la plus apparente opration de lesprit qui peroit: il trace des divisions dans la continuit de ltendue, cdant simplement aux suggestions du besoin et aux ncessits de la vie pratique. Mais pour diviser ainsi le rel, nous devons nous persuader dabord que le rel est arbitrairement divisible. Nous devons par consquent tendre au-dessous de la continuit des qualits sensibles, qui est ltendue concrte, un filet aux mailles indfiniment dformables et indfiniment dcroissantes: ce substrat simplement conu, ce schme tout idal de la divisibilit arbitraire et indfinie, est lespace homogne Ibid., p. 236.. Lespace, de prpondrant quil tait dans le rapport lextriorit selon louvrage prcdent, est maintenant relativis comme un schme inhrent notre action sur les choses. Lespace na quun sens vital. A linstar de lEssai, qui dissociait radicalement espace et dure, le quatrime chapitre de Matire et mmoire oppose donc prsent, non moins radicalement, lespace ltendue. Mais ds lors, si lon pousse la symtrie jusqu son extrmit, on peut lgitimement se demander si cette tendue nest pas elle aussi susceptible dune dure spcifique et immanente. Or cest bien ainsi que lentend lauteur. Et cest travers lexemple du mouvement excut, en loccurrence le dplacement de ma main de A B, quil cherche en rendre compte. Peru de lextrieur, un tel mouvement nquivaut qu sa trajectoire, et se rsout en une srie indfinie de points juxtaposs. Il nest que spatial. En revanche, ressaisi intrieurement, il nous apparat comme un acte indivis, un pur continuum. Il dure. Mais, ajoute Bergson, en cartant toute ide prconue, je maperois bien vite que je nai pas le choix, que ma vue elle-mme saisit le mouvement de A en B comme un tout indivisible, et que si elle divise quelque chose, cest la ligne suppose parcourue et non pas le mouvement qui la parcourt Ibid., p. 210.. En dautres termes, limage matrielle, de statique quelle tait, confondue avec sa trajectoire pour les besoins de la vie pratique, retrouve son dynamisme et sa fluidit immanents. Elle nest autre, selon lexpression deleuzienne, quimage-temps. Il nen faut gure plus pour repenser la matire de fond en comble, en retrouvant derrire, ou plutt lintrieur mme de la quantit qui la caractrise pour toute la tradition, la qualit mme, vibrant pour ainsi dire intrieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments (p. 227). Or cette vibration immanente, en sa scansion infiniment rapide, nest pas autre chose que la dure de la matire. Telle est la raison ultime des changements concrets de la matire, que lEssai abandonnait quelque inexprimable raison. Si nous ne percevons pas spontanment ce mouvement interne, cest parce que notre dure propre diffre de celle de la matire, si bien que notre mmoire, qui est dure, vient fixer et cristalliser les parcours infiniment rapides de la ralit matrielle. Cest prcisment pourquoi Bergson parle dune diffrence de rythme ou de tension entre lesprit et la matire: le dualisme na ici plus rien de fig, de statique; il est penser en termes temporels, comme une diffrence de vitesse. Lesprit, qui se confond avec la matire au plan de la perception pure, sen diffrencie radicalement au plan de la mmoire. Unit dans la diffrence, diffrence dans lunit. La matire nest pas plus lextrieur de nous quelle nest en nous: cest nous qui sommes en elle, afin de tracer ici-bas les chemins de notre libert. Laissons donc la parole Bergson: Cest dire que nous saisissons, dans lacte de la perception, quelque chose qui dpasse la perception mme, sans que cependant lunivers matriel diffre ou se distingue essentiellement de la reprsentation que nous en avons. En un sens, ma perception mest bien intrieure, puisquelle contracte, en un moment unique de ma dure ce qui se rpartirait, en soi, sur un nombre incalculable de moments. Mais si vous supprimez ma conscience, lunivers matriel subsiste tel quil tait: seulement, comme vous avez fait abstraction de ce rythme particulier de dure qui tait la condition de mon action sur les choses, ces choses rentrent en elles-mmes pour se scander en autant de moments que la science en distingue Ibid., p. 233.. La matire est dure, la matire est rythme, continuit mouvante, linstar de lesprit, mais selon une modalit sui generis. Cest la raison pour laquelle Bergson conclut sa reconqute de la matire par ces mots, quil convient dinterprter comme lexpression dune simple analogie et non dune assimilation force imputable un spiritualisme invtr: La matire tendue, envisage dans son ensemble, est comme une conscience o tout squilibre, se compense et se neutralise Ibid., p. 246-247..

Reconnatre un rythme de dure propre la matire, cest tout uniment dpasser le dualisme cartsien de la pense et de ltendue et faire droit la ralit ontologique dun pluralisme de dures ou de rythmes de dure, qui constituent autant de degrs de ltre au sein dune chelle intensive du rel. Cest pourquoi le problme de la matire savre finalement un problme crucial pour la pense bergsonienne. Si toute la philosophie de Bergson se ramne in fine la thmatique de la dure, elle se devait daccueillir en son sein et non pas relguer dans ses marges une authentique apprhension de la matire qui ne la rduise pas purement et simplement la morne rptition du mme. Cest un tel effort que poursuivra par consquent LEvolution cratrice, tout en linflchissant quelque peu. Car le dualisme mis en place par Matire et mmoire entre espace homogne, schme de notre action sur les choses, et tendue matrielle continue, indivise et mouvante est peut-tre encore trop rigide. Sy substitue dsormais une thorie du passage la limite, o lespace apparat comme lextrmit dune tendance, celle de la matire la spatialisation. Cest pourquoi lintelligence spatialisante, fonde sur une structure pratique, a prise sur la matire: cette dernire stend dans le mme sens quelle, toutes deux se trouvent converger la limite. Mais quoi quil en soit de cet inflchissement, lessentiel est sauf. La matire saffirme dsormais comme une tendance, un processus part entire qui, bien que constituant une inversion ou une interruption de la tendance vers la spiritualit, nen demeure pas moins partie intgrante de lordre de la dure. Tel tait le dfi que Bergson se devait de relever: intgrer une pense de la dure et partant, de la diffrence ce qui a priori en diffre le plus, afin de rendre justice un rel toujours singulier, qui de part en part est diffrenciation.