bergson y heidegger ii

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bergson

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Dure pure et temporalit. Bergson et Heidegger.

Laurent Giroux, Dure pure et temporalit. Bergson et Heidegger. (1971)2

Laurent GIROUXprofesseur de philosophie, Universit de Sherbrooke.

(1971)

DURE PUREET TEMPORALITBergson et Heidegger

VERSION NUMRIQUE RVISEET COMMENTE PAR LAUTEUR, 2014

Un document produit en version numrique par Charles Bolduc, bnvole,

professeur de philosophie au Cgep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] web personnelle dans Les Classiques des sciences sociales

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

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Fondateur et Prsident-directeur gnral,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.Cette dition lectronique a t ralise par Charles Bolduc, bnvole, professeur de philosophie au Cgep de Chicoutimi et doctorant en philosophie lUniversit de Sherbrooke, partir de:

Laurent GIROUX

DURE PURE ET TEMPORALIT.

Bergson et Heidegger.Version numrique rvise et commente par lauteur, 2014.Tournai: Descle & Cie; Montral: Les ditions Bellarmin, 1971, 136 pp. Collection: Recherches, section de philosophie, no 4.Lauteur nous a accord le 28 novembre 2013 son autorisation de diffuser ce livre en accs libre et gratuit tous dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel: Laurent Giroux: [email protected] de caractres utilise:

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.

Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 12 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format: LETTRE US, 8.5 x 11.

dition numrique ralise le 24 septembre 2014 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

Laurent GIROUXprofesseur de philosophie, Universit de Sherbrooke.

DURE PURE ET TEMPORALIT.Bergson et Heidegger

Version numrique rvise et commente par lauteur, 2014. Tournai: Descle & Cie; Montral: Les ditions Bellarmin, 1971, 136 pp. Collection: Recherches, section de philosophie, no 4.[135]

Table des matiresQuatrime de couvertureINTRODUCTION [7]

Premire partie :La conception bergsonienne du temps [13]

Chapitre I. LE TEMPS HOMOGNE ET LA DURE [15]

1.Le nombre et lespace [16]

a)Expos de la thorie [16]

b)Discussion de la thorie [18]

2.Le temps-espace [20]

a)Expos de la thorie [20]

b)Discussion de la thorie [26]

i.Le temps scientifique [26]

ii.Lespace et le temps dans le langage [28]

iii.Le temps et lespace comme phnomnes existentiels [31]

3.La dure intrieure [34]

a)Expos de la thorie [34]

b)Discussion de la thorie [37]

Chapitre II. LA MMOIRE ET LA CONSCIENCE [43]

1.Expos de la thorie [43]

a)Le prsent sensori-moteur [45]

b)Le souvenir pur [46]

2.Discussion de la thorie [51]

a)La continuit des souvenirs [52]

b)La conscience du pass [53]

Chapitre III. LAVENIR ET LESPRIT [57]

1.Position du problme [57]

2.La place de lavenir dans la thorie de la dure [59]

Seconde partie: Heidegger et Bergson [67]

INTRODUCTION [69]

Chapitre I. LA STRUCTURE EXISTENTIALE DE LTRE HUMAIN [75]

1.Lexistence comme pouvoir-tre [77]

2.Le projet-de-soi [79]

3.La facticit [80]

4.Ltre-tomb [82]

5.Le Souci [83]

Chapitre II. LA TEMPORALIT ESSENTIELLE DU DASEIN [87]

1.Ltre-pour-la-mort et le pouvoir-tre intgral [89]

2.La temporalit [91]

Chapitre III.LINTERPRTATION HEIDEGGERIENNE DU TEMPS DRIV [97]

A.La temporalit inauthentique [99]

B.Lemploi quotidien du temps [102]

C.Gense de la reprsentation vulgaire du temps [105]

a)temps public et temps universel [105]

b)le calcul horaire du temps [107]

c)la conception vulgaire et traditionnelle du temps [108]

Chapitre IV. LA CRITIQUE DE BERGSON [111]

1.Le temps-espace [112]

2.La dure relle [116]

CONCLUSION [121]

APPENDICE : Extraits de cours de Martin Heidegger [125]

BIBLIOGRAPHIE [130]

TABLE DES MATIRES [135]

DURE PURE ET TEMPORALIT.Bergson et Heidegger.Version numrique rvise et commentepar lauteur, 2014.

QUATRIME DE COUVERTURE

Retour la table des matiresLaurent Giroux est originaire dEspanola en Ontario. Aprs avoir commenc son cours classique au Collge de Sudbury et obtenu un baccalaurat s arts de lUniversit de Montral, il fit des tudes de philosophie et de thologie qui lui mritrent le titre de licenci dans ces deux disciplines. Suivirent deux ans denseignement du franais et des langues classiques Sudbury. Puis, aprs quatre annes de recherches philosophiques sous la direction du professeur Ernst Tugendhat, il se vit dcerner un doctorat en philosophie par la Facult de Philosophie de lUniversit Karl-Ruprecht de Heidelberg. Au terme de ses tudes, Laurent Giroux fut pendant quatre ans professeur de philosophie au Collge Jean-de-Brbeuf et au centre dducation permanente du Collge Marie-Victorin Montral. Suivirent deux annes denseignement au dpartement de philosophie de lUQTR avant lobtention dun poste permanent lUniversit de Sherbrooke jusqu sa retraite en 1997. Il demeure toutefois attach la facult titre de professeur associ, statut qui vient de lui tre renouvel pour trois annes.

DURE PURE ET TEMPORALIT

Bergson et Heidegger

La question du rapport entre la conception du temps chez Bergson et chez Heidegger a t peine effleure dans la littrature philosophique. Cette lacune importante est due, semble-t-il, dune part une analyse insuffisante de la notion de dure chez Bergson et, dautre part, labsence de sources directes concernant les premires inspirations de la pense de Heidegger, en particulier en ce qui a trait la temporalit. Le prsent ouvrage tente de combler cette lacune, tout dabord en apportant des points de vue nouveaux sur Bergson lui-mme, plus exactement sur lvolution de lide de dure travers son uvre, puis sur Heidegger, en prsentant sa critique du bergsonisme la lumire de textes indits. Nous avons voulu offrir au lecteur un texte structur et clair, o les affirmations soient toujours critiques et justifies, de manire ce quil puisse, mme sans connatre fond les deux auteurs tudis, suivre facilement litinraire poursuivi. Cest une monographie scientifique, dont nous esprons quelle apportera des lumires nouvelles sur le problme toujours actuel de la nature du temps.[4]

La publication de cet ouvrage a t rendue possible grce une subvention du Ministre des Affaires culturelles du Qubec.[5]

RECHERCHES

Section de Philosophie

Collection dirige par les Facultsde la Compagnie de Jsus MontralN 4

[6]

MON POUSE IRNE[7]

DURE PURE ET TEMPORALIT.Bergson et Heidegger.Version numrique rvise et commentepar lauteur, 2014.

INTRODUCTION

Retour la table des matiresBien que la philosophie de Bergson et celle de Heidegger se situent sur des plans diffrents de connaissance et bien que le point de dpart, la mthode employe par les deux philosophes et leur faon denvisager la ralit humaine diffrent aussi profondment, une lecture mme superficielle rvle entre eux des points de contact frappants qui pourraient se ramener schmatiquement aux trois suivants: 1Linsatisfaction par rapport la faon abstraite dont fut traite dans lontologie traditionnelle lexistence de lhomme, ce fait tant attribu de part et dautre, quoique dans des perspectives diffrentes, une intelligence insuffisante, voire une ngligence complte de la dimension temps. 2Lide que le temps du sens commun et le temps de la philosophie traditionnelle est un temps secondaire et driv est galement commune Bergson et Heidegger, mme si chacun conoit autrement le rapport qui existe entre ce temps driv et le temps originel de mme que la structure particulire du temps originel lui-mme. Heidegger et Bergson cherchent le fondement de lunit du temps dans une structure infra-temporelle qui serait, selon eux, le temps vritable. 3La distinction entre deux couches superposes, si lon peut dire, mais en rapport dialectique constant entre elles de ltre humain, lune authentique et lautre inauthentique, la seconde, dite moi social ou moi quotidien, prenant presque toujours le pas sur la premire et sarticulant dans le langage de tout le monde, tandis que lexistence authentique est troitement lie la dcouverte et la comprhension du temps fondamental.Voil donc quelques points de convergence qui pourraient la [8] rigueur tre purement extrieurs ou fortuits. Mais il y a plus. Les allusions Bergson, ritres avec une certaine insistance dans Sein und Zeit, suggrent que Heidegger tait cette poque proccup par le bergsonisme, voir mme quil a dvelopp sa thorie du temps, en particulier celle du temps driv, en opposition contre celle de Bergson (quil rapproche trop facilement, notre avis, de certaines analyses sur le temps chez Hegel). Cette hypothse sest trouve confirme lorsque nous avons pu avoir accs aux notes de cours de 1926 et 1928 o Heidegger discute tant la thorie du temps-espace que celle de la dure concrte et, tout en reconnaissant le mrite rel et loriginalit de ces thories, sapplique en montrer linsuffisance du point de vue de lontologie existentiale. Concentrant notre attention sur le problme particulier du temps en rapport avec lexistence humaine, nous nous sommes donc donn pour tche dtudier: 1Comment Bergson se reprsente la gense de la conception commune et traditionnelle du temps, quil appelle le temps homogne, et comment, grce sa thorie de la dure relle, conue dabord comme continuit pure, puis comme conservation ou enroulement du pass dans le prsent, il cherche dcouvrir le temps originel dont le temps homogne ne serait que la projection dans un espace idalement construit; nous relverons aussi les objections les plus srieuses quon a apportes cette thorie. 2 Comment Heidegger son tour, stimul par cette distinction originale entre un temps fondamental et un temps driv, dveloppe dabord sa thorie de la temporalit en tant que structure ontologique de lexistence concrte envisage comme Souci, et montre ensuite linsuffisance, au point de vue ontologique, de linterprtation du temps driv par un processus de [9] spatialisation et du temps originel envisag soit comme succession qualitative (ou continuit htrogne), soit comme un progrs irrversible ou un enroulement. Mais si la description de la dure comme changement qualitatif pur sans rapport avec la quantit ou bien comme conservation, pose effectivement de srieux problmes, ainsi que nous le verrons, il ny a pas moins de raisons, croyons-nous, de se demander comment on peut concevoir une temporalit fondamentale qui chappe toute forme de succession. Sommes-nous bien encore dans le temps? Nous essaierons, en conclusion, de rpondre cette question.Notre tude sera donc divise en deux parties, dont la premire sur Bergson comprend les trois tapes suivantes:1. La critique que Heidegger fait du temps bergsonien portant avant tout sur la thorie du temps-espace telle quexpose au second chapitre de lEssai sur les donnes immdiates de la conscience (1889), nous ferons dabord une analyse critique de cette thorie et de la reprsentation particulire de la dure consciente (comme continuit dtats psychologiques embots) qui lui correspond. Dans notre discussion du temps spatialis, nous tiendrons compte des observations prcieuses dun physicien tel que Louis de Broglie, de mme que des pntrantes analyses de J.J.C. Smart et de Richard Taylor sur les rapports entre le temps et lespace dans le langage courant. Ces divers points de vue nous permettront de nuancer lavance la critique trop radicale de Heidegger propos de la thse de Bergson. En ce qui concerne la thorie de la dure, il faudra galement prendre en considration les arguments imposants accumuls par Gaston Bachelard, dans La Dialectique de la dure, contre lide bergsonienne dune dure intrieure qui serait pure continuit qualitative.2. Dans un second chapitre, nous essaierons de montrer comment lanalyse du phnomne de la mmoire dans Matire et mmoire (1896) a fait voluer la fois le concept de conscience et celui de dure chez Bergson, lune et lautre tant dsormais caractrises par la conservation du pass en vue de laction. De ce point de vue, la conscience pure dun prsent sans dure tre conscient de... signifie traditionnellement avoir prsent na plus de sens. De mme la conscience conue comme simple transparence (= prsence) des tats psychologiques eux-mmes devient insuffisante. Il y a l, [10] comme nous le verrons, un progrs notable dans la conception du rapport entre la conscience et le temps, cest--dire dans linterprtation de la conscience partir du temps. Cependant la mmoire bergsonienne, dfinie comme souvenir pur intgr la ralit mme de la conscience, a soulev de nombreuses objections. Les plus importantes, que nous devrons considrer ici, sont encore celles de Bachelard dans louvrage cit ci-dessus et, du point de vue de la phnomnologie existentielle, celles que soulignent Sartre dans Ltre et le nant et Merleau-Ponty dans Phnomnologie de la perception. Ces deux dernires critiques saccordent avec les objections de Heidegger dans ses cours de 1926 et 1928.3. Daprs Bergson, le souvenir purnous situe dj dans la sphre de lesprit. Mais lesprit lui-mme se rvle de plus en plus selon une dimension que les premiers crits avaient plus ou moins laisse au second plan, celle de lavenir: lesprit concide avec llment crateur de la conscience et lhorizon de lavenir apparat comme le fondement temporel de la libert. La dure nest plus simplement cette continuit htrogne dtats psychologiques caractristique de lEssai, ni mme la pure conservation du pass comme dans Matire et mmoire, mais un surgissement temporel o le pass, le prsent et lavenir se trouvent englobs dans lunit dun seul lan orient vers lavenir. Ainsi lvolution dans la pense de Bergson tient-elle une intgration progressive dans la structure de la conscience des trois dimensions du temps. Cette perspective nouvelle, qui semble avoir inspir la thorie heideggerienne de la temporalit, est prsente avec une clart singulire dans la Confrence Huxley de mai 1911 intitule La Conscience et la vie. Nous prendrons cette confrence comme point de dpart de notre troisime chapitre pour essayer de dfinir ce quon peut considrer comme la forme acheve de la dure bergsonienne. Il sera plus facile ensuite de voir dans quelle mesure la thorie de la temporalit, expose dans notre seconde partie, est tributaire de luvre de Bergson, et dans quelle mesure aussi elle devait sen dtacher pour pouvoir fonder une vritable ontologie du temps. La critique que Heidegger a faite de la dure deviendra alors plus comprhensible, malgr les difficults particulires que soulve la temporalit elle-mme telle que dcrite dans Sein und Zeit.Dans la seconde partie de notre travail, nous nous appliquerons [11] montrer comment Heidegger a repris la distinction bergsonienne dun temps driv et dun temps originel et expliqu lun et lautre, contre Bergson lui-mme, dans le cadre de son analyse existentiale de ltre humain concret. Aprs avoir mis en vidence le point prcis par o la problmatique de Heidegger se rattache celle de Bergson tout en se dsolidarisant delle, et prcis partir de cette problmatique mme lordre des sujets traiter, nous consacrerons trois chapitres aux diffrentes tapes de lanalytique existentiale qui dveloppent la thorie de la temporalit et linterprtation du temps driv, pour entreprendre ensuite, dans un dernier chapitre, lexamen plus attentif de la critique de Heidegger concernant le temps-espace et la dure. Cet examen se terminera par une discussion des raisons en vertu desquelles Heidegger, aprs avoir cart la thorie de la dure, se croit en droit de considrer la temporalit comme tant vraiment le temps originel. La division de notre seconde partie, que nous pourrons mieux justifier en abordant Heidegger lui-mme, sera donc la suivante:1.La structure existentiale de ltre humain.

2.La temporalit essentielle du Dasein.

3.Linterprtation heideggerienne du temps driv.

4.La critique de Bergson et le problme du temps originel.

La question du rapport entre la conception du temps chez Heidegger et chez Bergson a t peine effleure dans la littrature philosophique: elle na t, notre connaissance, traite quune seule fois de faon un peu systmatique, dans une note critique de J.H. Seyppel, A Criticism of Heideggers Time Concept with Reference to Bergsons dure (Revue internationale de philosophie, 1956). Cet article, qui contient sans doute quelques observations fort intressantes, nous semble pousser beaucoup trop loin le parallle entre la thorie de la dure et celle de la temporalit, ny voit que la mme ralit saisie des degrs diffrents dabstraction, et liquide trop rapidement en conclusion la temporalit comme un produit de la langue et de lesprit allemands. Aucune mention nest faite de lvolution de lide de dure chez Bergson, ni de linterprtation diffrente que les deux philosophes donnent de la gense du temps driv. Il y a aussi, bien entendu, la tentative de Sartre, dans Ltre et le nant (pp.197-218), de faire en quelque sorte la synthse de Bergson et Heidegger en montrant dans la temporalit psychique (= dure consciente) [12] la projection dans len-soi de la temporalit originelle, envisage elle-mme comme structure ontologique du Pour-soi en tant que conscience de soi. Il sagit l, cependant, moins du rapport rel entre Heidegger et Bergson que de la thorie proprement sartrienne du temps. Larticle de Delfgaauw, Bergson et la philosophie existentielle, montre bien que lauteur a peru la possibilit dun rapprochement entre Heidegger et Bergson, mais le sujet est trait dune faon trop gnrale et superficielle pour quon puisse en tirer des conclusions valables. Delfgaauw se contente en effet de mettre en parallle des citations de Bergson avec certaines ides centrales de Sein uni Zeit, souvent interprtes dune faon discutable en fonction du rapprochement lui-mme.Le prsent ouvrage a t rdig sous la direction du Professeur Ernst Tugendhat, auquel nous demeurons toujours reconnaissant, et accept comme thse de Doctorat par la Facult de Philosophie de lUniversit Karl Ruprecht de Heidelberg la fin du semestre dt 1969.Nous remercions galement le Conseil des Arts du Canada, dont laide substantielle a facilit la rdaction de ce travail et le Collge Jean-de-Brbeuf, Montral, qui en a permis la publication grce une bourse particulire.[13]

DURE PURE ET TEMPORALIT.Bergson et Heidegger.Version numrique rvise et commentepar lauteur, 2014.

Premire partie

LA CONCEPTIONBERGSONNIENNE DU TEMPS

Retour la table des matires[14]

[15]

Premire partie.

La conception bergsonienne du tempsChapitre I

LE TEMPS HOMOGNEET LA DURERetour la table des matiresAu moment o Bergson dbutait sa carrire philosophique, la fin du sicle dernier, la psychologie tait domine par une conception atomistique de la vie psychique et allait visiblement sengager dans une impasse. On voulait traiter les faits de conscience comme la physique avait trait les tats de la matire, en esprant obtenir le mme succs. Bergson sest rendu compte du danger de cette erreur et a voulu, en en retraant lorigine, trouver une voie par o y chapper. Son intuition originale fut la suivante: si on a abord la vie de la conscience avec des mthodes adaptes ltude de la matire, cest quon na pas vu quil y a un temps de la matire et un temps de la conscience. En effet, aucune notion du temps labore jusqualors par la science dont lobjet principal tait bien la matire inorganise ntait en mesure dintgrer les phnomnes de la vie et de la conscience. De mme la philosophie, toujours solidaire des catgories de ltre fixes par Aristote, navait pu se dgager dune conception spatiale de la dure. Cest contre ce temps mathmatique dune part et le temps-espace de la philosophie dautre part, englobs tous deux dans le concept plus gnral de temps homogne, que Bergson a conu sa premire thorie de la dure telle que dveloppe dans lEssai sur les donnes immdiates de la conscience (1889) o la dure concrte ou dure relle est dcrite comme continuit qualitative dtats psychologiques htrognes. Dans les crits postrieurs lEssai, mesure que la notion de conscience sapprofondit et quitte le terrain des donnes psychologiques immdiates pour tre identifie progressivement, par sa mmoire et son pouvoir crateur, ce que Bergson appelle la ralit de lesprit, la dure dcouvre de plus en plus sa structure temporelle essentielle comme conservation du pass et anticipation de lavenir et savre constitutive de notre tre (IM1399): elle devient le mode [16] propre ltre humain dtre dans le temps, ou plutt, de se dployer temporellement.Nous essaierons donc, dans ce premier chapitre, de saisir en quelque sorte la thorie de la dure dans son berceau, l o elle est mise directement en contraste avec le temps homogne de la psychologie scientifique et souffre encore de ce contact trop immdiat avec lordre successif auquel elle soppose. Cette thorie est expose au second chapitre de lEssai (p.51-92), en trois tapes dont les deux dernires empitent ncessairement lune sur lautre et se dveloppent dialectiquement entre elles:1.Une thorie du nombre interprt partir de lespace (51-58).2.Sur la base de cette thorie du nombre, Bergson dveloppe ensuite la doctrine du temps spatialis ou du temps homogne (58-80).3.Description de la dure concrte ou dure relle, prsente comme le temps vritable contre le temps spatial et driv du sens commun et de la science (67-85).La manire la plus simple pour nous de procder, cest de considrer chacune de ces tapes sparment pour en dgager les arguments principaux et en peser la valeur, en tenant compte, entre autres, des critiques mentionnes dans notre introduction. Au cours de cette analyse, nous verrons que la thorie de Bergson, malgr ses lacunes, ne peut tout simplement tre rejete en bloc, comme le voudrait Heidegger, mais quelle met en vidence certains aspects rels du phnomne temps.1. Le nombre et lespacea) Expos de la thorieRetour la table des matiresOn ne peut compter, dit Bergson, que des units absolument semblables ou en tant quelles sont semblables: ainsi les moutons dun troupeau en tant que ce sont des moutons.Mais pour tre comptes, ces units doivent se distinguer de quelque manire, sinon elles se confondraient toutes en une seule: Supposons tous les moutons du troupeau identiques entre eux, ils diffrent au moins par la place quils occupent dans lespace. (52)Tout dnombrement suppose donc une srie dunits de mme ordre, mais diffrant par leur position. Il en va de mme si les [17] moutons ne sont que reprsents et non perus, mais alors ils seront juxtaposs dans un espace idal au lieu de staler dans un champ. Sans cette juxtaposition, impossible de les compter: On nous accordera... sans peine que toute opration par laquelle on compte des objets matriels implique la reprsentation simultane de ces objets, et que, par l mme, on les laisse dans lespace. (53)Sil sagit de nombres abstraits, lexprience courante dun enfant apprenant compter montre quil nen va pas autrement: on commence par aligner des boules, puis des points, jusqu ce que lenfant puisse se passer de cet appui tangible. Et mme une fois lhabitude prise de manipuler des chiffres, ds quon veut se reprsenter un nombre, on est forc de revenir ces images primitives. La raison en est que, pour obtenir une somme, il faut retenir les units en tant que distinctes et les ajouter les unes aux autres, ce qui suppose un fond despace rel ou imaginaire: Toute ide claire du nombre implique une vision dans lespace. (54)Bergson apporte ensuite sa thse une nouvelle confirmation en montrant que tout nombre (y compris le 1) nest unit quen vertu de lacte de lesprit qui le considre et le constitue comme tel, et que sans cet acte de lesprit, il est infiniment divisible, cest--dire quil est espace. Son argument sappuie dune part sur la prmisse tout fait kantienne que toute unit est celle dun acte simple de lesprit, et que, cet acte consistant unir, il faut bien que quelque multiplicit lui serve de matire (55) et, dautre part, sur cette prmisse bergsonienne (non dmontre dailleurs) que la divisibilit est une proprit exclusive de ltendue. On obtient alors la conclusion suivante: En dehors de lacte de lesprit qui lui donne sa forme, lunit numrique est divisible linfini, ce qui revient dire quon peut lenvisager comme un objet tendu, un dans lintuition, multiple dans lespace. (55) En dautres termes, le nombre considr dans sa matrialit (= multiplicit) virtuelle est espace: Lespace est la matire avec laquelle lesprit construit le nombre, le milieu o lesprit le place. (57) On peut donc dj prvoir que le temps, dans la mesure o on le considre comme un nombre, est galement espace. Cest ce qui porte Heidegger croire que Bergson sen prend ici la dfinition aristotlicienne du temps.[18]

ce dernier argument en faveur du caractre spatial de la multiplicit numrique, il faut encore ajouter celui que Bergson tire un peu plus loin (59-60) du postulat de limpntrabilit de la matire, qui exprimerait selon lui une proprit du nombre, plutt que de la matire. (60) Le principe de limpntrabilit ne peut tre bas sur lexprience sensible, puisque celle-ci semble bien fournir dans plusieurs cas la preuve du contraire. On aurait plutt affaire ici une ncessit dordre logique: si deux corps pouvaient occuper en mme temps le mme lieu, alors ces deux corps paratraient nen faire quun seul comme deux points gomtriques qui se rencontrent , ce qui implique contradiction. Si deux ne peuvent faire un, cest donc que la reprsentation du nombre deux est dj celle de deux positions dans lespace (60) qui ne sauraient en aucune faon concider: Poser limpntrabilit de la matire, cest... simplement reconnatre la solidarit des notions de nombre et despace, cest noncer une proprit du nombre plutt que de la matire. (60)b) Discussion de la thorieRetour la table des matiresCette curieuse thorie du nombre est videmment assez difficile apprcier, et ce nest pas sans raison que la plupart des commentateurs de Bergson prfrent tout simplement passer ct. Pouvoir la juger suppose en effet une certaine comptence en physique mathmatique. Aussi avons-nous t heureux den trouver une brve discussion chez un physicien denvergure comme Louis de Broglie, qui voit dans la thse de Bergson une anticipation quasi prophtique de certaines dcouvertes de la mcanique ondulatoire.En mcanique ondulatoire, crit de Broglie, on ne peut distinguer des particules physiques de mme nature que par leur position diffrente dans lespace. Or cette position est indfinissable, car les particules peuvent se trouver dans toute une rgion tendue de lespace et que les diffrentes rgions sont susceptibles dempiter lune sur lautre ou de se recouvrir tout fait. On doit donc traiter non plus avec des particules individuelles, mais avec des nombres globaux. Et encore ces nombre globaux eux-mmes ne peuvent-ils tre obtenus que par de nouvelles expriences permettant disoler les particules pour les localiser et les compter. Ainsi est apparu [19] clairement en Physique quantique combien toute possibilit de dnombrement est lie la localisation dans lespace et pourquoi chaque fois que la localisation dans lespace sestompe ou disparat, il devient impossible dattribuer des units semblables une numrotation permanente. (208). La localisation dans lespace est donc ce qui renddiscernables les particules et constitue par consquent la condition de possibilit de leur numrotation, ce qui confirme la thse de Bergson.Mais le physicien de Broglie va plus loin encore dans le sens de Bergson: il y aurait, selon lui, une intuition remarquable dans le rapport tabli entre le principe dimpntrabilit de la matire et les proprits particulires du nombre. En effet, limpossibilit de nombrer les particules sans les isoler, et de leur attribuer une individualit propre au milieu du groupe, est fonction de linterpntration de leurs rgions de prsence possible, cest--dire que la pntrabilit mutuelle se traduit mathmatiquement par limpossibilit de fixer un nombre et que si lon pouvait donner un nombre, on conclurait limpntrabilit. De sorte que, crit de Broglie, la possibilit pour deux particules de se trouver au mme point de lespace conduit attnuer la vieille notion de limpntrabilit de la matire (208).La thorie de Bergson sur lorigine spatiale du nombre se trouve donc confirme par le fondateur de la mcanique ondulatoire sur la base de ses propres dcouvertes touchant le comportement de la matire en microphysique. Le mme physicien montre galement, comme nous le verrons, les aspects valables au point de vue scientifique de la thse bergsonienne du temps-espace. Mais, du fait que la localisation dans lespace conditionne lorigine la formation dun nombre, peut-on lgitimement en conclure, comme le fait Bergson et comme de Broglie vite soigneusement de le faire, que le nombre lui-mme est de nature spatiale ou quil est virtuellement tendu? La divisibilit est-elle une proprit exclusive de ltendue? Cest l lobjection principale quon pourrait faire cette thorie du nombre. De mme Heidegger pourra se demander si le temps est vraiment spatialis parce quil est mesur sur la base de rapports spatiaux et numriquement dfini en fonction despaces parcourus (SZ418). Cette thse que le temps mesur est plutt espace que temps reprsentant justement le point par o Heidegger sen prend dabord la doctrine de Bergson et ayant fait ailleurs lobjet de multiples critiques, nous devrons en faire ici une analyse assez dtaille.[20]

2. Le temps-espacea) Expos de la thorie

Retour la table des matiresSi pour compter les objets matriels, il faut dabord les distinguer, puis les garder simultanment prsents, cest--dire, en somme, les laisser dans lespace, on sexpose, selon Bergson, de graves difficults en voulant dissocier et compter de la mme faon, comme le faisaient les psycho-physiciens, les tats purement affectifs de lme qui, par nature, ne sont pas donns dans lespace (58) mais se pntrent les uns les autres et occupent lme tout entire (60). Ces tats constituent en effet une multiplicit non plus homogne, mais htrogne ou qualitative et sont caractristiques du temps rel que Bergson appelle la dure pure: Do rsulte... quil y a deux espces de multiplicit: celle des objets matriels, qui forment un nombre immdiatement, et celle des faits de conscience, qui ne saurait prendre laspect dun nombre sans lintermdiaire de quelque reprsentation symbolique, o intervient ncessairement lespace... car un moment du temps... ne saurait se conserver (i.e. comme moment distinct) pour sajouter dautres (59). Or cette symbolisation en termes despace a pour effet de modifier la reprsentation que nous nous faisons des tats psychiques, et par consquent aussi notre reprsentation du temps dans lequel ils se droulent: Le temps rel se trouve ainsi nivel sous forme despace. Bergson aligne ensuite une srie de raisons en faveur de sa thse, qui se compltent et se corroborent les unes les autres. Ces raisons sont tires i. de lexprience ordinaire de chacun, ii.de la thorie du nombre que nous venons dexposer, iii. du concept de milieu homogne, iv. de la mesure horaire du temps, et enfin, v. de la nature du mouvement et de la conception scientifique du temps.i. Remarquons que, lorsque nous parlons du temps, nous pensons le plus souvent un milieu homogne o nos faits de conscience salignent, se juxtaposent comme dans lespace, et russissent former une multiplicit distincte (61). Le langage courant confirme du reste cette opinion: On emprunte ncessairement lespace [21] les images par lesquelles on dcrit le sentiment que la conscience rflchie a du temps et mme de la succession (62). Nous verrons un peu plus loin que cette dernire remarque, concernant lexpression spontane du temps en termes despace, rencontre beaucoup dobservations faites rcemment par les partisans de la logique du langage telle que pratique en milieu anglo-saxon.ii. Bergson renforce ensuite cet appel lexprience ordinaire en reliant explicitement son argument, sous forme de syllogisme, la thorie du nombre-espace qui prcde, pour aboutir la conclusion que le temps reprsent (ou temps de la conscience rflchie) par opposition au temps vcu (ou temps de la perception immdiate) est vraiment espace:

SI le temps, tel que se le reprsente la conscience rflchie, est un milieu o nos tats de conscience se succdent distinctement de manire pouvoir se compter;Et SI, dautre part, notre conception du nombre aboutit parpiller dans lespace tout ce qui compte directement;ALORS (text. il est prsumer que...) le temps, entendu au sens dun milieu o lon distingue et o lon compte, nest que de lespace. (62)

Cet argument ne vaut videmment que dans la mesure o on accepte la thorie du nombre qui prcde.iii. Suit dans le texte de Bergson un nouvel argument une contre-preuve, si lon peut dire, bas cette fois sur la conception de lespace pur comme un milieu vide homogne (64, 65). Si on se reprsente galement le temps comme un milieu indfini et homogne lhomognit tant caractrise ici par labsence de toute qualit (66) dans lequel la simultanit (ou coexistence) serait simplement remplace par la succession, on ne voit pas bien en quoi un milieu, abstraction faite de son contenu, serait diffrent de [22] lautre. Or, de ces deux formes ou espces dhomogne, celle selon la coexistence et celle selon la succession, on peut se demander laquelle est la forme primitive et laquelle la forme drive. Argumentant partir du fait que lhomognit spatiale est le fondement de lextriorit des choses matrielles les unes par rapport aux autres, et que les faits de conscience ne sont point par nature extrieurs les uns aux autres, Bergson en conclut que cest lhomognit temporelle qui est la forme drive: Il y aurait donc lieu de se demander si le temps, conu sous la forme dun milieu homogne, ne serait pas un concept btard, d lintrusion de lide despace dans le domaine de la conscience pure (66). En effet, ds quon cherche distinguer les tats de conscience, cest--dire les extrioriser les uns par rapport aux autres, on les sort de la pure succession pour les envisager dans la simultanit, ce qui revient dire quon les retire de leur trame temporelle et quon les projette dans lespace: La succession prend pour nous la forme dune ligne continue ou dune chane, dont les parties se touchent sans se pntrer. Remarquons que cette dernire image implique la perception, non plus successive, mais simultane, de lavant et de laprs, et quil y aurait contradiction supposer une succession, qui ne ft que succession, et qui tnt nanmoins dans un seul et mme instant (68). En dautres mots et ceci nous rapproche de Heidegger , lavant et laprs se dtruisent ds quon tente de les prsentifier.** *La reprsentation ordinaire du temps comme une grandeur mesurable (donc comme tendue) semble confirme aussi bien par lexprience quotidienne de la lecture de lheure que par la mesure quantitative du temps en mcanique, en astronomie et en physique. Cest de ces deux points de vue que Bergson considre maintenant le temps-espace.iv. Le mouvement des aiguilles sur le cadran dune horloge, qui correspond aux oscillations du pendule, est un mouvement privilgi parce quil nous donne limpression de pouvoir mesurer directement le temps lui-mme. Aussi ce mouvement servira-t-il galement Heidegger pour expliquer la gense du temps driv (SZ 416-424). Mais ce nest-l, daprs Bergson, quune pure illusion. Comme chaque oscillation distincte du pendule correspond [23] lune des phases successives de notre vie consciente, nous croyons aisment pouvoir dissocier ces phases elles-mmes et les compter la manire dont se comptent les diverses oscillations: Les oscillations du balancier dcomposent, pour ainsi dire (notre vie consciente) en parties extrieures les unes aux autres. De l lide errone dune dure interne homogne analogue lespace, dont les moments identiques se suivraient sans se pntrer... Et le trait dunion entre ces deux termes, espace et dure, est la simultanit, quon pourrait dfinir lintersection du temps avec lespace (73, 74). Inversement, la continuit de nos tats psychiques se projette sur le mouvement du balancier et lui confre une dure illusoire qui lui vient en ralit de la conscience: Nous crons pour elles (les oscillations) une quatrime dimension de lespace, que nous appelons le temps homogne, et qui permet au mouvement pendulaire, quoique se produisant sur place, de se juxtaposer indfiniment lui-mme (73). Ainsi avons-nous un temps nivel, homogne, dans la conscience et un temps homogne en dehors delle, ni lun ni lautre ne correspondant au temps rel. Telle serait la conception vulgaire et traditionnelle du temps selon Bergson.Mais, en ralit, il ny a en dehors du moi pensant quune position unique de laiguille et du pendule (72), donc ni succession, ni dure. A plus forte raison ne peut-il avoir une mesure de la dure. Cest la conscience qui retient ces positions indpendantes les unes des autres et les organise en vritable succession:Ainsi, dans notre moi, il y a succession sans extriorit rciproque; en dehors du moi, extriorit rciproque sans succession: extriorit rciproque, puisque loscillation prsente est radicalement distincte de loscillation antrieure qui nest plus; mais absence de succession, puisque la succession existe seulement pour un spectateur conscient qui se remmore le pass et juxtapose les deux oscillations... dans un espace auxiliaire. (72-73)Bergson ne parat pas se rendre compte quen prsentant le phnomne de cette faon, il dtruit tout simplement lunit du mouvement et supprime par consquent le mouvement lui-mme, car il suffirait dappliquer la thorie telle quelle au mouvement propre de chaque oscillation pour quil ny ait plus doscillation possible. On ne voit pas bien, en effet, comment une pure succession interne la conscience pourrait semparer de positions fixes dans lespace pour constituer [24] un mouvement. Il ny a aucun doute que les oscillations du pendule sentranent lune lautre et sorganisent entre elles pour produire leur mouvement complexe, mais unifi sans laide de lobservateur conscient. Il semble y avoir ici, chez Bergson, une confusion entre la constitution du mouvement et celle du temps, comme la suite du dveloppement le montre bien.v. La critique du temps scientifique au second chapitre de lEssai est prcde par une brve analyse de la nature du mouvement. Lide centrale de cette analyse, cest que le passage dune position une autre qui constitue le mouvement, parce quil occupe de la dure, nexiste que pour la conscience:Lopration par laquelle (le mobile) passe dune position lautre, opration qui occupe de la dure et qui na de ralit que pour un spectateur conscient, chappe lespace. Nous navons point affaire ici une chose, mais un progrs: le mouvement, en tant que passage dun point un autre, est une synthse mentale, un processus psychique et par suite intendu. Il ny a dans lespace que des parties despace, et en quelque point de lespace que lon considre le mobile, on nobtiendra quune position. Si la conscience peroit autre chose que des positions, cest quelle se remmore les positions successives et en fait la synthse, (74)Bref, il y a deux lments distinguer dans le mouvement, lespace parcouru et lacte par lequel on le parcourt, les positions successives et la synthse de ces positions. Le premier de ces lments est une quantit homogne; le second na de ralit que dans notre conscience; cest comme on voudra une qualit ou une intensit. (75)On retrouve dans ces textes les quations fondamentales de la thse de Bergson, dont chacune des deux sries est incompatible avec lautre: 1)espace = tendue = quantit = homogne = simultanit = divisibilit; 2)mouvement (temps) = intendu = qualit = htrogne = succession = indivisibilit. A la page suivante, les termes de chaque srie reviennent peu prs tous comme synonymes dans une mme phrase. Ces quations sont acceptes a priori plutt que dmontres, et fondent une dualit quasi insurmontable qui fait la faiblesse de lEssai. Il y a pour le Bergson de lEssai deux ordres de ralits qui se font face: un monde de choses sans mouvement dans un espace homogne divisible et une vie consciente qui est progrs ou dure htrogne et indivisible. Lauteur [25] semble ignorer quavec ces deux ordres incompatibles, on ne pourra jamais expliquer ni reconstruire la ralit telle quelle est. Sans distinguer lespace gomtrique abstrait de lespace concret et vcu, Bergson pousse la dualit du temps et de lespace jusqu identifier tout simplement le temps et le mouvement et dtruire lunit constitutive du mouvement lui-mme: En dehors de nous, crit-il, on ne trouverait que de lespace, et par consquent des simultanits, dont on ne peut mme pas dire quelles soient objectivement successives, puisque toute succession se pense par la comparaison du prsent et du pass (77).Or, cest du ct de lespace que se situe pour Bergson le temps de la science, car mesurer la vitesse dun mouvement..., cest simplement constater une simultanit; introduire cette vitesse dans les calculs, cest user dun moyen commode pour prvoir une simultanit (76). La science nenvisage donc dans la continuit du mouvement que des simultanits: elles seules intressent notre action (nos prvisions) et donnent prise la mesure. Ce qui se passe entre ces moments relatifs de simultanit ninfluence en rien nos mesures, lesquelles dailleurs resteraient les mmes, affirme Bergson, que lensemble du systme ainsi isol soit contract en un seul point ou dilat linfini: Si tous les mouvements de lunivers se produisaient deux ou trois fois plus vite, il ny aurait rien modifier nos formules ni aux nombres que nous y faisons entrer (77-78). Le calcul diffrentiel et intgral, il est vrai, rapetisse sans fin les laps de temps laisss libres en y insrant un nombre indfiniment croissant de moments dt cest--dire dautres simultanits , mais il y a toujours un intervalle rsiduel et cest une extrmit de lintervalle que la mathmatique se place, si petit quelle le conoive (80). Or, cest justement dans ces intervalles apparemment insaisissables que se situe le mouvement lui-mme, donc aussi le temps rel avec la continuit de notre vie consciente. Pour tre accessible la science, toute succession dans le temps doit pouvoir se traduire sous forme de simultanit dans lespace. La science reconstitue le mouvement avec des immobilits juxtaposes. Elle nopre donc sur le temps et le mouvement qu la condition den liminer dabord llment essentiel et qualitatif du temps la dure, et du mouvement la mobilit (77). Telle est en rsum linterprtation bergsonienne du temps scientifique. Nous verrons immdiatement ce quun scientiste comme Louis de Broglie pense de ces rflexions.[26]

b) Discussion de la thorieRetour la table des matiresMise part la thorie du mouvement comme synthse mentale introduite dune faon plus ou moins heureuse dans la doctrine sur le temps spatialis, et dont nous avons soulign dj laspect contradictoire, que faut-il penser du temps-espace lui-mme qui caractriserait, selon Bergson, aussi bien le temps du sens commun que celui de la science? Ce temps sexplique-t-il vraiment par un processus de spatialisation? Quel rapport existe-t-il entre le temps et lespace? Bergson nayant fait aucune distinction entre lespace abstrait et ltendue concrte, sa thse apparatra plus ou moins valable selon le point de vue o on lenvisage: point de vue de la science, de lexpression spontane du temps dans le langage courant, ou de la phnomnologie existentielle. Commenons par le temps scientifique qui est peut-tre en dfinitive le plus facile caractriser, et demandons encore une fois lavis de Louis de Broglie.i. Le temps scientifiqueLouis de Broglie reconnat, en tant que physicien, la justesse des rflexions de Bergson sur la spatialisation du temps en ce qui concerne la physique classique, et montre quelles sappliquent la thorie de la relativit qui en est le couronnement final. En effet, crit de Broglie, la thorie de la relativitnous a invits figurer lensemble des vnements passs, prsents et futurs dans le cadre dun continu abstrait quatre dimensions, lespace-temps... Chaque observateur..., chaque instant de son temps propre..., pourrait regarder comme simultans tous ceux de ces vnements qui sont localiss dans une certaine section plane trois dimensions de lespace-temps et, au fur et mesure que scoulerait son temps propre, cette section balayerait progressivement lespace-temps tout entier. Ainsi, daprs cet audacieux schma, tout lensemble des vnements serait en quelque sorte donn a priori: ce ne serait que par une sorte dinfirmit de nos moyens de percevoir que nous les dcouvririons successivement au cours de notre dure propre... Rien ne nous empche dans cette reprsentation abstraite de supposer que nous puissions remonter le cours du temps, contrairement la proprit la plus certaine de la dure relle. Rien ne soppose non plus, comme Bergson la trs bien not, ce que nous supposions le flux du temps soprant avec une vitesse infinie de telle sorte que toute lhistoire passe, prsente et future de lunivers se trouve instantanment tale devant nous... [27] Une telle vision purement statique de lUnivers... exclut toute nouveaut et toute spontanit... Laissons de ct ce qui peut prter contestation dans la conception Bergsonienne de la dure: il nen reste pas moins vrai que la reprsentation schmatique du temps employe par la science classique et pousse ses extrmes consquences par la thorie de la Relativit peut tre un schma commode, mais fallacieux, qui nous masque une partie du caractre vritable de lcoulement des choses. Cependant, daprs de Broglie, la thorie de la relativit a t dpasse par la physique quantique et surtout par la mcanique ondulatoire qui en est la forme la plus avance, et elle ne nous apparat plus que comme une vue macroscopique et statistique des phnomnes. De Broglie sapplique alors montrer que la mcanique ondulatoire, dont il est le crateur, tend davantage se rapprocher du mouvement (et du temps) rel tel que le conoit Bergson, et confirmer limpossibilit denvisager le mouvement comme une srie de positions le long dune trajectoire. Il est en effet impossible, en mcanique ondulatoire, de dterminer la fois la position dun corpuscule et son tat dynamique (nergie et quantit de mouvement). Lide de mouvement se trouve donc forcment dissocie ici de celle de localisation dans lespace. Ou bien on a une position dtermine sans aucun mouvement dfinissable, ou bien on obtient une quantit dnergie et de mouvement (exprime par le concept donde), mais alors il devient impossible de localiser le corpuscule dans lespace. Bref, au niveau microscopique, le mouvement chappe compltement entre les diverses positions que lon russit dfinir, et il nest mme pas possible dassigner au mobile une trajectoire quelconque (i.e. un espace parcouru) avec laquelle le mouvement conciderait. La microphysique pousse donc plus loin encore que Bergson la dissociation du mouvement et de lespace bien que cette dissociation complte aurait dj t pressentie, selon de Broglie, dans cette phrase de lEssai: Il ny a dans lespace, que des parties despace, et en quelque point que lon considre le mobile, on nobtiendra quune position (74).Que conclure de ces rflexions dun physicien? IIl ny a aucun doute que le temps de la physique classique et de la thorie de la relativit est plutt espace que temps, selon la thse mme de Bergson. 2Les expriences de la mcanique quantique ont dmontr [28] quil est impossible de dfinir le mouvement dun mobile par une srie de positions daprs lesquelles on pourrait ensuite dterminer sa trajectoire. Le mouvement est donc une ralit sui generis indpendante de lespace. 3Ces expriences ne prouvent videmment pas bien au contraire que le mouvement est une pure synthse mentale et quil se confond avec la dure consciente, comme le voudrait Bergson. De Broglie nentre pas dans cette discussion, mais il suggre, propos dun passage de lEssai que nous avons cit plus haut (75), que le mouvement ltat pur, reprsent par le concept donde, est une manifestation aussi relle de lentit physique lmentaire que la localisation dans lespace qui permet de la traiter comme un corpuscule. Lautonomie du mouvement par rapport lespace, qui se manifeste en microphysique, met donc en mme temps en vidence cet autre fait que le mouvement quelle que soit sa nature est une des proprits primordiales de la matire en dehors de toute synthse mentale. Bergson sera du reste amen lui-mme, dans ses crits postrieurs, modifier sa notion de dure et la dissocier de lide du mouvement continu.ii. Lespace et le temps dans le langageBergson trouve une confirmation de sa thse sur le temps spatialis dans le fait que le langage exprime spontanment le temps en termes despace: On emprunte ncessairement lespace les images par lesquelles on dcrit le sentiment que la conscience rflchie a du temps et mme de la succession. Cette remarque, comme toutes les autres allusions au vocabulaire du temps dans luvre de Bergson, ne tient aucun compte du rle du verbe dans la phrase. Sans nous fournir une vritable image du temps, le verbe, grce la plasticit de ses formes, colle de beaucoup plus prs la ralit du temps que le substantif ou ladjectif. Mais Bergson sest peu proccup danalyses linguistiques, et une fois cette rserve faite, il reste vrai que nous transposons continuellement le temps dans le vocabulaire de ltendue. Il est intressant de constater que des tudes rcentes sur les rapports entre le temps et lespace dans le langage se trouvent vrifier par antithse, si lon peut dire, [29] la thorie bergsonienne du temps spatialis. Considrons brivement les dcouvertes de J.J.C. Smart et celles de Richard Taylor.Selon J.J.C. Smart, lerreur fondamentale qui brouille nos analyses des modes du temps consiste traiter les vnements proprement dits (e.g. changement, victoire, arrive, dpart, arrt) comme pouvant devenir prsents, ou passs, de futurs quils taient. On considre alors les trois modes du temps comme des proprits des vnements eux-mmes, ft-ce comme proprits purement relationnelles. La thse de Smart, cest que les vnements ne deviennent pas du tout: ils se produisent tout simplement. Seules les choses deviennent, et encore deviennent-elles toujours ceci ou cela. Supposer que les vnements puissent changer par rapport au pass, au prsent ou au futur, quivaut les assimiler des substances. Mais ds quon substantialise les vnements, on est bien forc de concevoir le temps comme un espace durable o ces vnements se situent les uns par rapport aux autres. En admettant ainsi quil y a une expression drive ou dvie (shifted, distorted) du temps en termes despace, on devrait tre amen se demander, comme Bergson, quelle est la signification du temps lui-mme sans la mdiation de lespace. Mais Smart naccepte pas la thorie bergsonienne de la dure. Il y voit mme une contradiction, puisquen concevant la dure comme lcoulement continu de nos tats de conscience, on simagine que le prsent, ou notre champ de prsence, se dplace dans le temps, cest--dire quon prsuppose dj le temps lui-mme. Daprs lui, parler de moments qui durent ou qui scoulent, cest commettre une absurdit. Ce ne sont pas les moments de notre vie consciente qui durent, mais les choses, les substances, qui ont une certaine paisseur temporelle, une quatrime dimension dans la direction du temps. Et dire des choses quelles se meuvent et changent, cest dire, en termes de relativit, que leur section plane trois dimensions balaye progressivement lespace quadri-dimensionnel selon laxe du temps. Bien quelle mette le doigt sur certaines faiblesses de la doctrine de la dure, cette faon denvisager le temps comme celle de Taylor que nous verrons immdiatement , est essentiellement fonde sur la thorie de la relativit et souffre des mmes limites. Elle retombe dans lespace, et la [30] signification propre du temps lui chappe. Pourquoi le temps est-il temps et non espace? Et le temps de la conscience? Est-il le mme que le temps des choses?La thse de Richard Taylor, plus radicale encore, pousse jusqu ses consquences extrmes le parallle entre le temps et lespace. Toute une srie de concepts, crit Taylor, sont communs lespace et au temps: Il y a le concept de date qui correspond au lieu dans lespace, la notion de distance, qui peut tre aussi bien spatiale que temporelle; de mme lide de prsence signifie soit ici, soit maintenant ou les deux la fois; et puis la longueur ou lextension (dans lespace ou dans le temps) qui entrane lide de parties (de la vie dun homme, par exemple); enfin, le concept de direction temporelle ou spatiale. Mais on peut pousser plus loin encore ce parallle. Lauteur sapplique ensuite prouver, souvent laide de subtilits ingalement convaincantes, que toutes les proprits que lon reconnat gnralement lespace (y compris la rversibilit) sappliquent au temps lui-mme et vice versa. Lexpression du temps en terme despace serait donc fonde sur une similitude de nature. Taylor prtend bien quil ne sagit pas l dune spatialisation du temps plus que dune temporalisation de lespace, mais le temps ne sen trouve pas moins spatialis: il devient tout simplement la quatrime dimension mesurable de tout objet spatial. De plus, aucune distinction nest faite entre la dimension temporelle des choses et celle des tres conscients, et nous sommes encore en droit de nous demander, avec Bergson, ce qui fait que le temps nest pas espace, mais temps.Mais un second point nous intresse davantage encore dans la contribution de Taylor la discussion de ce problme. Taylor semble avoir dmontr une fois pour toutes quil ny a aucun sens o il est vrai de dire que le temps se meut. Bergson rpondrait sans doute que cette dmonstration ne vaut que pour un temps dj spatialis, mais, y regarder de prs, on se rend compte quelle atteint galement la dure relle conue comme continuit de moments qui se succdent. Tout dabord, crit Taylor, deux moments du temps ne peuvent se dplacer lun par rapport lautre, car cela entranerait labsurdit de leur ventuelle concidence. Si, dautre part, on croit que cest la totalit du temps qui est en mouvement, comment [31] exprimer la direction de ce mouvement? Towards what, away from what, or in relation to what can it move? Le temps ne peut sortir du futur pour sen aller vers le pass ni se dployer du pass dans la direction de lavenir, car pass et futur font partie du temps et doivent se dplacer avec lui si le temps se meut. Serait-ce donc par rapport au prsent que le temps passe? Mais, par hypothse, il ny a aucun moment fixe du temps appel prsent par rapport auquel le temps pourrait se mouvoir. Ne devrait-on pas dire alors que cest le prsent lui-mme qui change et se dplace, puisquil ne dsigne jamais le mme moment? Mais cela ne signifie rien dautre, rpond Taylor, sinon que le maintenant ne peut dsigner plus quun moment la fois, cest--dire celui mme o on larticule, de mme que le mot ici ne peut dsigner plus quun lieu la fois. Pour Taylor comme pour Smart, il ny a donc aucun sens o le temps passe, et dire des choses quelles se dplacent dans le temps, cest simplement affirmer quelles ont une extension temporelle, que leurs parties se disposent selon lavant et laprs et ne peuvent concider. Le temps nest rien de plus que la quatrime dimension des objets physiques, et ce sont ces objets qui changent et se meuvent et non le temps lui-mme.De ces analyses, ce quil me parat important de retenir, cest, dune part, la tendance de lcole anglo-saxonne ramener le temps au niveau de lespace ce qui, mon avis, marque un recul par rapport la rflexion philosophique sur le temps depuis Bergson jusqu la philosophie existentielle , et, dautre part, les difficults dordre logique auxquelles on sexpose en opposant au temps spatialis un temps rel dfini comme une pure continuit de mouvement. Mais, avant daborder la dure elle-mme telle que dcrite dans lEssai, nous devons encore nous demander si, du point de vue phnomnologique-existentiel, la distinction radicale entre le temps et lespace rend justice notre comprhension prontologique de la dimension temporelle, autrement dit, si le temps du sens commun est aussi exclusivement espace et si le temps vcu est aussi exclusif de lespace que Bergson le prtend.iii Le temps et lespace comme phnomnes existentielsBergson mentionne en quelques endroits quil faudrait distinguer entre la perception de ltendue et la conception de lespace (DI 64; cf. aussi MM 344, 374). Dans louvrage dj cit, Louis [32] de Broglie suggre que le philosophe aurait pu exploiter bien davantage cette distinction en faveur de sa thse. Il y a en ralit une gomtrisation de ltendue concrte qui peut fausser les perspectives tout comme il y a une spatialisation dformante du temps rel. Selon Jacques Taminiaux, cest pour navoir pas suffisamment tenu compte de la diffrence entre lespace abstrait et lespace vcu que Bergson a creus un foss infranchissable entre le temps et ltendue. Dans la ralit concrte, ce foss nexiste pas. Taminiaux fait dabord une excellente critique, sur la base des analyses phnomnologiques de Sartre et de Merleau-Ponty, de lopposition trop radicale que Bergson tablit entre la qualit et la quantit dans son tude de la perception au premier chapitre de lEssai. Passant ensuite au second chapitre, il montre, en sappuyant toujours sur Merleau-Ponty, que lespace concret nest pas, comme lespace gomtrique, un produit de lintellect, mais quil sorganise en fonction de laction de notre corps dans le monde et ne peut, par consquent, tre entirement tranger au temps vcu. A ce moment, crit-il, se pose la question centrale de savoir si Bergson na pas fond sa distinction de lintrieur et de lextrieur sur une opposition indue de lespace et de la dure? Nest-ce pas par antithse logique un espace construit, et sans regarder vritablement les phnomnes, que lon a dfini le psychique par la dure intrieure, qualitative, htrogne... Dj la perception est rebelle la dissociation de lespace et du temps. Il ne faut pas dire lespace est simultanit, le temps est succession; la cause de la perception est dans lespace, la perception elle-mme est dans le temps. Il ny aurait alors aucune compromission possible entre les deux ordres. Or cest le contraire qui se produit: au niveau le plus immdiat, la perception se prsente comme un indivis spatiotemporel... Lami que japerois de lautre ct de la rue (est) dun seul et mme coup celui que je vais rejoindre au double sens dun futur et dun acte spatial... Lordre des coexistants ne peut pas tre spar de 1ordre des successifs ou plutt le temps nest pas seulement la conscience dune succession. La perception me donne un champ de prsence au sens large qui stend selon deux dimensions: la dimension ici-l-bas et la dimension pass-prsent-futur. La seconde fait comprendre la premire... Dans la perspective de [33] ltre-au-monde, le temps et lespace ne sopposent plus comme deux substances; ce sont deux dimensions solidaires de ltre incarn (pp. 57-58). De mme donc que lespace gomtrique, avec le temps de la physique classique et de la relativit, dtermine les quatre dimensions essentiellement homognes dun univers abstrait, ainsi lespace concret et le temps vcu sont les dimensions solidaires de lunivers concret dont nous sommes. Cette distinction entre les deux dimensions de notre univers vcu est certainement plus juste que celle entre un temps rel et un espace idal, et cest une des faiblesses de la thorie de Bergson de ne lavoir pas suffisamment exploite.La critique de Jacques Taminiaux est base sur la phnomnologie de Merleau-Ponty et les expressions cites entre guillemets sont de lui. Dune part, Merleau-Ponty reste tout fait dans la ligne de pense bergsonienne lorsquil crit: Il est essentiel au temps de se faire, de ntre jamais constitu. Le temps constitu (expression videmment emprunte Husserl), la srie des relations possibles selon lavant et laprs, ce nest pas le temps mme, cen est lenregistrement final, cest le rsultat de son passage que la pense objective prsuppose toujours et ne russit pas saisir. Cest de lespace, puisque ses moments coexistent devant la pense, cest du prsent, puisque la conscience est contemporaine de tous les temps. Cest un milieu distinct de moi et immobile o rien ne passe et ne se passe. Il doit y avoir un autre temps, le vrai, o japprenne ce que cest que le passage ou le transit lui-mme... Ne croirait-on pas entendre Bergson en personne? Cest dailleurs la faiblesse de ce chapitre de Merleau-Ponty sur la temporalit que demprunter tout ce qui semble valable de matriel chez Bergson, Husserl, Heidegger et Sartre, pour construire sa propre thorie du temps, dont on ne voit pas toujours ce quelle a de vraiment original. Mais le philosophe existentialiste soppose directement Bergson lorsquil tente de montrer comme Taminiaux sa suite que le temps nest exclusif de lespace que si lon considre un espace pralablement objectiv, et non pas cette spatialit primordiale... qui est la forme abstraite de notre prsence au monde... Il y a donc, du point de vue de la phnomnologie existentielle, des rserves importantes apporter la thse de Bergson. Tout dabord, cest une erreur de confondre sans cesse ltendue et lespace gomtrique. De plus, cette tendue [34] concrte, o notre existence et notre action se jouent, a une signification existentielle aussi primitive, aussi originale que le temps vcu lui-mme, et on ne peut pas tout uniment sparer ces deux dimensions relles de notre tre. En plaant lespace du ct de lunivers matriel et le temps (avec le mouvement) dans la conscience, Bergson sort le sujet du monde et retombe dans la dualit cartsienne quil cherchait justement surmonter.Des diffrents points de vue envisags dans cette seconde section, nous croyons maintenant pouvoir conclure 1quil y a un phnomne de spatialisation du temps spcialement caractristique du temps scientifique, mais qui trouve galement son expression dans le vocabulaire de la langue courante; cest cette reprsentation du temps qui est rige en vritable systme par un logicien comme Richard Taylor; 2que ce temps spatialis ne rend pas compte de la comprhension prontologique et spontane du temps telle quelle sarticule dans nos rapports immdiats avec le monde dont nous faisons partie. Cest ce second point que se rattache la critique heideggerienne du temps-espace, mais Heidegger aborde le problme dune faon plus radicale encore. Selon lui, lexplication du temps mesurable par un processus de spatialisation passe ct de la signification ontologique non seulement du temps employ, mais du temps constitu lui-mme, en tant quil prolonge selon son mode inappropri la temporalit de ltre humain. Cette critique du temps bergsonien suppose donc la doctrine de la temporalit et ne pourra tre traite qu la fin de notre seconde partie.3. La dure intrieurea) Expos de la thorie.

Retour la table des matiresAu temps-espace, Bergson oppose le temps rel quil appelle la dure concrte. Nous avons dj vu que cette dure a exactement les proprits contraires celles de lespace homogne: elle est intendue, htrogne, qualitative, indivisible et forme une succession vritable. Pour que nous puissions mieux nous reprsenter la ralit de la dure, lauteur a recours une srie dimages qui se recoupent et se compltent les unes les autres:i. Un point A se dplace le long dune ligne droite indfinie: Si ce point prenait conscience de lui-mme, il se sentirait changer, [35] puisquil se meut: il apercevrait une succession; mais cette succession revtirait-elle pour lui la forme dune ligne? Oui, sans doute, condition quil pt slever en quelque sorte au-dessus de la ligne quil parcourt et en apercevoir simultanment plusieurs points juxtaposs: mais par l mme il formerait lide despace, et cest dans lespace quil verrait se drouler les changements quil subit, non dans la pure dure... Si notre point conscient A na pas encore lide despace..., ses sensations sajouteront dynamiquement les unes aux autres, et sorganiseront entre elles comme font les notes successives dune mlodie par laquelle nous nous laissons bercer. (Cest nous qui soulignons). Bref, la pure dure pourrait bien ntre quune succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pntrent, sans contours prcis..., sans aucune parent avec le nombre: ce serait lhtrognit pure (69-70). La dure est donc lantithse de lespace homogne. Si on essaie de dgager de cette description ce qui la caractrise essentiellement, on peut dire que la dure consiste dans la fusion ou lorganisation ou la pntration mutuelle de moments psychologiques htrognes. Ces moments ne sont pas donns simultanment, mais forment une vritable succession. Aussi chappent-ils au nombre et la mesure, car on ne peut compter que des units la fois semblables et distinctes, et ne mesurer quune continuit homogne (ou en tant que telle) qui soit donne tout entire la fois.ii. Si lon prtend pouvoir mesurer la dure en comptant par exemple les oscillations dun pendule, Bergson rpond quil y a trois faons de percevoir un nombre limit doscillations pendulaires. Ou bien je les imagine toutes ensemble, alignes les unes ct des autres dans un espace idal. Ou bien je me les reprsente lune aprs lautre telles quelles se produisent, et alors je nai quune oscillation prsente la fois. Dans ce second cas comme dans le premier, pas de succession vritable, mais, au lieu dune simultanit de points fixes, un prsent qui se rpte sans cesse. Ou, enfin, je les apercevrai lune dans lautre, se pntrant et sorganisant entre elles comme les notes dune mlodie (cest nous qui soulignons), de manire former... une multiplicit indistincte ou qualitative, sans aucune ressemblance avec le nombre: jobtiendrai ainsi limage de la dure pure, mais aussi je me serai entirement dgag de lide dun milieu homogne ou dune quantit mesurable (70-71). Encore une fois, ce qui caractrise la dure pure, cest la pntration mutuelle [36] de moments conscients, intrinsquement lis entre eux dans une continuit indivisible, ce que Bergson appelle plus loin lorganisation rythmique de leur ensemble (71). Organisation soppose toujours ici juxtaposition. Cette organisation rythmique est celle dune phrase musicale qui serait toujours sur le point de finir et sans cesse se modifierait dans sa totalit par laddition de quelque note nouvelle (71).iii. La continuit rythmique (ou qualitative) dune mlodie est limage centrale de la description de la dure dans lEssai, et elle revient, comme nous lavons vu, propos de toutes les autres images. La dure toute pure est la forme que prend la succession de nos tats de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il sabstient dtablir une sparation entre ltat prsent et les tats antrieurs...: il suffit quen se rappelant ces tats il ne les juxtapose pas ltat actuel comme un point un autre point, mais les organise avec lui, comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi dire ensemble, les notes dune mlodie. Ne pourrait-on pas dire que, si ces notes se succdent, nous les apercevons nanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable un tre vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pntrent par leffet mme de leur solidarit?... On peut donc concevoir la succession sans la distinction, et comme une pntration mutuelle, une solidarit, une organisation intime dlments, dont chacun, reprsentatif du tout, ne sen distingue et ne sen isole que pour une pense capable dabstraire (67-68). Organisation, pntration, le vocabulaire est partout le mme (cf. encore pp. 72, 74, 80, 81, 85). Cest cette organisation, cette mlodie intrieure, et non les tats eux-mmes qui, en liant le pass au prsent (80), constitue la dure htrogne du moi, son enrichissement graduel (72). La dure est la forme mme de la vie consciente et suggre le rapport intime qui existe entre la conscience et le temps. Cependant, comme nous le verrons ci-aprs, cette dure continue et mlodique a suscit normment dopposition, mme chez les auteurs les mieux intentionns lgard de Bergson. Il faut avouer que lexprience immdiate de notre vie intrieure nous donne souvent, sinon toujours, limpression dun noyau de conflits et de contradictions, dun nud de vipres, plutt que dun progrs dynamique ou dune mlodie indivisible (83).[37]

b) Discussion de la thorieRetour la table des matiresAu temps homogne du sens commun et de la science, Bergson oppose la dure continue de la conscience qui serait le temps vritable. Nous avons dj soulign la difficult dtablir un pont entre la continuit des tats de conscience en nous et lunivers spatial en dehors de nous. Mais mme considre en soi, indpendamment de ses rapports au monde, la dure consciente ne va pas sans soulever de nombreuses objections. Malgr ses prtentions lhtrognit, elle nchappe pas la reprsentation traditionnelle du temps comme une continuit de moments qui se succdent, et ne russit pas par consquent expliquer dans toute sa complexit le temps humain. Que les moments du temps se pntrent au lieu de se suivre, cela nclaire en rien la signification propre de lavant et de laprs et le temps, mme intrioris, nen reste pas moins un temps nivel. Cest l, notre avis, la raison profonde des objections qui ont t faites la thorie de la dure. De plus, Bergson ne fait pratiquement aucune distinction, dans lEssai, entre la continuit des faits de conscience et la conscience qui peroit cette continuit, de sorte que, si on dcide de poser clairement soi-mme la distinction qui simpose, on ne sait plus bien de quel ct se trouve le temps: est-il une dimension de la conscience elle-mme ou la forme particulire de son contenu?La critique la plus radicale de la conception bergsonienne dune dure continue est sans doute celle de Gaston Bachelard dans La Dialectique de la dure. Ce qui parat avoir le plus proccup Bachelard, cest que la dure ainsi comprise ne tient aucun compte de lautonomie de la pense par rapport la vie, du pouvoir quelle a de produire un commencement absolu, voire mme de slever verticalement hors de la ligne vitale (102). Dans la perspective de Bergson, la pense comme phnomne mental ne peut en effet tre inscrite dans le temps que si on la considre sur le mme plan que les tats dme, motions ou sensations. En ralit les plans sont distincts et, [38] selon Bachelard, Bergson ne croit rellement la dure continue de la pense que parce quil suppose cette continuit un niveau psychique subalterne, dans les plans des passions, des instincts, des intrts. Il y aurait donc pour Bergson un temps unique, appel temps vcu, dans lequel la pense ne sinsre que par accident. Tel est le grief principal de Bachelard. Sa thse consiste montrer quil y a un temps pens au-dessus du temps vcu, cest--dire quil faut admettre des temps superposs ou superpositions temporelles. Considrons quelques-uns des arguments apports.Il semble impossible, par exemple, dtablir entre nos dcisions une continuit relle qui resterait sur le plan mme des dcisions, i.e. sur le plan intellectuel, sans avoir recours subrepticement linfrastructure de nos passions et de nos instincts, sans passer par le plan biologique. Bachelard dfinit la dcision comme une permission dagir, comme un oui ou un non, marquant par l son caractre instantan (18). La dcision comme telle ne dure pas: elle coupe plutt le temps et lorganise. Ce qui morcelle la pense, ce nest pas le maniement des solides dans lespace, cest lmiettement des dcisions dans le temps (19). ce niveau de notre vie mentale, il y a plutt cohrence ou hirarchie dinstants que continuit dcoulement: La cohsion de notre dure est faite de la cohrence de nos choix (18). Notre histoire personnelle confirme du reste cette hypothse: elle se prsente nous bien davantage comme une srie dactions (dinterventions volontaires) que comme une continuit dtats. Ni notre pass, ni notre avenir ( plus forte raison si on y inclut la rupture dfinitive de la mort), nest saisissable comme une dure continue. Notre pass? Nous voudrions avoir raconter un continu dactes et de vie. Mais notre me... na gard que le souvenir des vnements qui nous ont crs aux instants dcisifs de notre pass... Cest par des raisons, non par la dure, que nous prtendons (leur) donner de la continuit... Nous ne gardons aucune trace... [39] de lcoulement du temps (34-35). Et notre avenir? Lhorizon de lavenir est-il autre chose que celui des actions ou des conduites prvues, cest--dire, en somme, lorganisation des discontinuits temporelles? Toute intuition de lavenir... se borne imaginer la succession et lordre des instants actifs. Prvoir un avenir..., cest en isoler les centres de causalits, en avouant par l que la causalit psychologique... procde par bonds, en sautant par-dessus les dures inutiles (35). Si on ajoute cette perspective davenir la suprme discontinuit de la mort, alors la rupture de la dure est totale. La mort nous place en face de la possibilit de ntre plus rien, en face des dfaillances de ltre, et nous conduit dfinir le temps comme une srie de ruptures (34). Dune faon gnrale, la continuit ou la continuation napparat pas comme une donne premire: elle est un produit tardif, le rsultat dun effort, elle est notre uvre, comme dit Bachelard. Pour passer de linstant de dcision laction, et pour mener lexcution jusquau bout de ses exigences, il y faut chaque fois un nouvel effort, une nouvelle intervention volontaire. La continuation nest pas naturelle au niveau rflexe. Cest le cerveau qui, en apportant des raisons, adjoint un droulement continu, place derrire les causes de dclic les causes de droulement... Nous sommes ainsi peu peu amens bien sparer, du point de vue fonctionnel, la volont qui dclenche lacte et la volont qui le continue... Nous saisissons donc la dure dans son caractre duvre (39-40). Il faudrait donc, daprs Bachelard, placer au-dessus du temps vcu de Bergson le temps voulu (42), appel ailleurs temps pens (17). Lactivit mentale est faite de commandements et de signaux: Une intuition claire est un commandement (42). Or, lintuition est instantane, de sorte que les centres dcisifs du temps sont ses discontinuits (38). La causalit intellectuelle vient dtre envisage, si lon peut dire, en tant que cause motrice. Si on la considre maintenant comme cause formelle, on voit que cest elle qui domine laction et lui donne son caractre de sret. Lorateur de mtier, par exemple, lorsquil prsente son discours, ne sabandonne pas un flot dinspiration continue, mais accroche sa pense des points de repre fixs et organiss davance. Cest ce que Bachelard appelle la cohrence rationnelle (74) ou continuit de composition qui commande de toute vidence la continuit subalterne dexcution (75). Cette cohrence rationnelle, qui est ncessaire toutes les tches de lesprit, [40] nest pas donne: il faut quelle soit prpare et systmatiquement monte (76). La causalit formelle rejoint dailleurs ici la causalit finale, puisque cest partir dun avenir parfois loign que se prcise le cadre temporel auquel laction prsente doit sadapter (78-79). La continuit apparente du temps vcu ne sexplique donc que par la causalit du temps pens. Contrairement la thse de Bergson: Penser le temps, cest encadrer la vie (79). Pour faire valoir la transcendance de la pense par rapport au temps de la vie, Bachelard fait encore appel son pouvoir dabstraction qui lui permet de briser la continuit et de se hisser verticalement dans le pur instantan. Chacun peut en faire lexprience en sexerant, par exemple, tager des cogito (98). Si je dis je pense donc je suis (cogito 1), je dduis tout simplement le fait de mon existence partir de mon acte de penser. Mais en poussant ce cogito la seconde puissance: je pense que je pense donc je suis (cogito 2), on affirme dj une existence plus formelle, dgage en quelque sorte de la permanence dans le temps phnomnal. On obtient ainsi un jugement dexistence beaucoup plus pur, qui ne contient plus que le rapport abstrait de mon existence ma pense en tant quobjet de cette pense en acte. Mais il y a moyen de monter encore dun cran dans la verticale du temps pens (cogito 3): je pense que je pense que je pense..., qui marque la limite effective de lactivit formelle de lesprit, de son ascension possible hors de la ligne vitale (102). Ainsi est-on report de plus en plus vers le sujet pensant lui-mme, dans le prsent pur de son cogito, au-dessus du temps horizontal ou temps transitif, comme dit Bachelard (100). Lauteur dveloppe avec grande subtilit cette acrobatie intellectuelle. Limportant pour nous, cest quil y voit une dimension propre de lesprit capable doprer une monte perpendiculaire laxe du temps vcu, dans linstantanit pure.Je ne suis pas certain que Bachelard ait raison de poser un temps vertical au-dessus du temps horizontal, ou de conclure une multiplicit de temps superposs. Il faut, me semble-t-il, maintenir lunit fondamentale du phnomne temps, sans quoi on risque de dcomposer la personne humaine elle-mme. Bachelard ne parat pas avoir pris conscience quil y a un problme mtaphysique de lunit du temps. Ce qui nanmoins ressort de lensemble de ses rflexions, cest que lactivit spirituelle de lhomme est essentiellement discontinue: sans tre hors du temps, elle domine le temps et peut jusqu un [41] certain point sen dgager ou mme lui imprimer sa forme. En consquence, la dure relle telle que dcrite dans lEssai est insatisfaisante, mais cela ne veut pas dire quil faille renoncer pour de bon lunit du temps. Ce fut prcisment la proccupation centrale de Heidegger dans Sein und Zeit de chercher comprendre lunit du temps (la temporalit) de telle faon quelle puisse rendre compte de la ralit humaine intgrale en y incluant les fonctions suprieures de lesprit dans ses rapports lEtre. Parce que la temporalit de ltre humain est conue comme ec-stase, cest--dire comme hors-de-soi vers soi, elle est mieux en mesure de transcender et dinterprter ontologiquement aussi bien la pure succession (lavant et laprs) et lorganisation de cette succession en laps de temps plus ou moins comprims, que le temps vertical de la pense pure qui est bien une forme dextase hors de soi. Ce sera une autre question de savoir si la temporalit ainsi comprise doit encore tre considre comme du temps.Le temps est un phnomne fort complexe et peut tre envisag de plusieurs points de vue et dans toutes les sciences, parce quil les traverse toutes. Cest ce qui explique quil y ait tant de thories sur le temps, qui semblent souvent se contredire sinon sexclure tout fait. Il est gnralement admis que la reprsentation traditionnelle du temps comme succession de maintenant est inadquate et ne vaut pour ainsi dire quen premire approximation. On sentend galement pour dire que la dure bergsonienne telle que dcrite dans lEssai nest quune forme intriorise de ce temps traditionnel, dont les moments se pntrent au lieu de se suivre. Comme lcrit Merleau-Ponty, Bergson ne peut que tendre ou dtendre la srie des maintenant; il ne va jamais jusquau mouvement unique par lequel se constituent les trois dimensions du temps. Ce jugement vise luvre de Bergson dans son ensemble; nous ne pouvons cependant laccepter que dans la mesure o on le restreint la dure consciente de lEssai, en nous rservant de le modifier quand nous aurons traiter des formes approfondies de la dure dans les crits postrieurs. Le problme est darriver expliquer le temps autrement que par la composition de ses parties ou par la fusion de ses diffrents modes. Il faut au contraire montrer comment le temps lui-mme se dploie en ses parties diffrencies et [42] comment ces parties leur tour trouvent leur signification dans lunit originelle du temps. Bergson, crit encore Merleau-Ponty, avait tort dexpliquer lunit du temps par sa continuit, car cela revient confondre pass, prsent et avenir sous prtexte que lon va de lun lautre par transition insensible, et enfin nier le temps. Mais il avait raison de sattacher la continuit du temps comme un phnomne essentiel. Il faut seulement llucider. Bergson a certainement aperu ce problme, cest--dire que lunit du temps doit tre autre chose et plus que sa continuit, et il tentera de le rsoudre sa manire. Mais il lui fallait pour y arriver concevoir la conscience autrement que comme une pure succession dtats: il lui fallait dabord distinguer nettement les tats de conscience et la conscience qui peroit ces tats, puis chercher dfinir la structure de la conscience elle-mme en fonction du temps. Ce tournant dans la pense de Bergson sest opr avec Matire et mmoire que nous aborderons immdiatement dans notre second chapitre.[43]

Premire partie.

La conception bergsonienne du tempsChapitre II

LA MMOIREET LA CONSCIENCE1. Expos de la thorieRetour la table des matiresLes difficults que soulve la description de la dure dans lEssai tiennent principalement au fait que Bergson navait pas encore suffisamment approfondi la notion de conscience: la conscience ntait rien dautre pour lui que la transparence (= prsence) des phnomnes psychiques eux-mmes, et le temps la succession de ces phnomnes. Or, comme le fait remarquer Merleau-Ponty, si la conscience du temps tait faite dtats qui se succdent, il faudrait une nouvelle conscience pour avoir conscience de cette succession et ainsi de suite... Bergson semble avoir accept sans discussion, comme une sorte dvidence, le vocabulaire alors en usage dans les ouvrages de psychologie et de psychophysique: On admet dordinaire que les tats de conscience... etc. P. Kucharski a bien tabli cette parent entre le vocabulaire de Bergson et celui des psychologues contemporains, Spencer, Bain, Wundt et en particulier Ribot. cette poque, dit-il, la psychologie scientifique est communment dfinie science des faits de conscience. Dj cependant on entrevoit chez Bergson une distinction entre les faits de conscience et la conscience qui peroit ces faits: la rigueur on admettra que la dure interne, perue par la conscience se confonde avec lembotement des faits de conscience les uns dans les autres (DI 72; nous soulignons). Cest en dgageant progressivement la conscience de son immanence aux tats de conscience et en la comprenant partir de laction que Bergson russira transformer aussi sa notion de dure.[44]

Dans Matire et mmoire (1896), qui fera lobjet de ce chapitre, la distinction entre les tats psychologiques et la conscience elle-mme prend beaucoup plus dimportance. Loin dtre la proprit essentielle de ces tats, la conscience leur est pour ainsi dire indiffrente, cest--dire quils peuvent tre aussi bien inconscients que conscients. La conscience natteint que le prsent efficace: en dautres mots, les tats ou faits de conscience naccdent la conscience actuelle que dans la mesure o ils se groupent autour dune action accomplir. Et la conscience ainsi comprise devient la marque caractristique du prsent, cest--dire de lactuellement vcu, cest--dire enfin de lagissant (MM 283). Le rle de la conscience, cest de prsider laction et dclairer un choix. Elle est un moyen dadaptation. Elle claire et mobilise ceux des tats intrieurs ou des souvenirs qui peuvent sorganiser utilement avec laction en projet, le reste demeurant dans lombre. Bref, ce qui caractrise principalement la conscience considre comme fonction vitale, cest quelle est oriente vers lacte accomplir, cest--dire vers le prsent en tant que pench sur lavenir immdiat: elle nest plus, comme dans lEssai, cette simple transparence (ou prsence) elle-mme de la vie psychique dans son coulement continu, mais elle domine la dure et lorganise en fonction de laction. Il y aurait donc ici une nuance apporter la critique de Bachelard, trop exclusivement concentre sur la dure de lEssai.De plus, ajoute Bergson, notre conscience du prsent est dj mmoire (292). La conscience pure dun prsent sans dure est une absurdit. Sans mmoire, il ny aurait pas de conscience du tout. Lide classique dune conscience qui serait pure prsence, sans extension temporelle, ne rend aucunement compte du phnomne de la conscience vcue. Il sagit donc de montrer premirement que la conscience actuelle, cest--dire la conscience du moment prsent, implique la mmoire des impressions retenues quelles convertit aussitt en action commence, quelle est par consquent dj ouverte sur lavant et laprs; deuximement, que cette conscience prsente nest que lactualisation dune conscience plus vaste qui plonge dans le pass par ce que Bergson appelle le souvenir pur et se prolonge en avant, travers laction en cours, vers lavenir quelle anticipe. On ne peut sempcher de voir ici comme une prmonition de ce que seront les extases de la temporalit heideggerienne. Il faudra cependant dpasser lhorizon trop restreint de Matire et mmoire pour voir souvrir une perspective davenir qui dborde le champ limit de [45] laction prsente et apparaisse comme le fondement temporel de la libert. Cette tape sera franchie dans notre troisime chapitre.a) Le prsent sensori-moteurRetour la table des matiresBergson se demande en premier lieu ce quest pour moi le moment prsent ou quelle est pour la conscience la marque concrte de la ralit prsente. Il ne cherche pas ici fournir une interprtation mtaphysique du prsent, mais se borne des considrations dordre phnomnologique. Rappelons tout dabord ce qui a dj t dit dans le mme ouvrage au sujet de la perception pure. (MM 214-216). On peut, dit Bergson, supposer au centre de toute perception concrte une perception pure instantane o stablirait le contact immdiat avec la ralit, la concidence totale avec lobjet. Cette intuition premire (lUrimpression de Husserl), Bergson lexplique comme le dessin dune action naissante. Cest elle qui assurerait lobjectivit de toute connaissance en lui donnant son contenu rel immdiat. Justement parce quelle est dbut daction et non dbut de contemplation, la perception pure ne fait quun avec son objet. De cette perception pure idalement instantane, Bergson admet cependant quelle occupe en fait une certaine paisseur de dure et que nos perceptions successives ne sont jamais des moments rels des choses..., mais des moments de notre conscience (216). Et il conclut: Il ny a jamais pour nous dinstantan. Bergson parat placer ici la perception pure dans le pr-conscient, ou plutt il la considre comme une composante insaisissable en elle-mme dune donne premire qui a dj une dure. Le prsent idal, conu comme la limite indivisible sparant le pass de lavenir, na pas dexistence pour la conscience. Cest que la conscience elle-mme nest pas instantane, elle se dploie temporellement et nest conscience que parce quelle dure. Aussi fait-elle clater, mme au niveau de la simple perception, le prsent brut de len-soi et produit de la dure Le prsent rel, concret, vcu... occupe ncessairement une dure (280; cf. aussi 373).On peut encore se demander o cette dure se situe par rapport au prsent pur. Est-ce en-de (vers le pass) ou au-del (vers lavenir immdiat) de linstant prsent idal? Il est trop vident, affirme Bergson, que ce que jappelle mon prsent empite tout la fois sur mon pass et sur mon avenir (280). Sur mon pass immdiat dabord, car ma perception prsente condense en elle-mme un [46] nombre incalculable de moments de la matire lmentaire, et quen plus il se produit une rsorption ininterrompue et immdiatement perceptible du prsent concret dans le pass. Sur mon avenir ensuite, car mon prsent est intentionnellement orient vers lavenir immdiat, cest--dire vers laction accomplir. Si je pouvais, dit Bergson, fixer cet indivisible prsent, cet lment infinitsimal de la courbe du temps, cest la direction de lavenir quil montrerait (280). Perception du pass immdiat et dtermination de lavenir immdiat, voil donc les composantes dynamiques de ce que jappelle mon prsent. Le prsent concret est dynamiquement structur, le prsent lui-mme a dj une dimension temporelle, il dure. Une observation plus pousse rvle encore que le pass est essentiellement passif tandis que lavenir est actif, ou plutt action commenante. Le pass immdiat est donn sous forme de sensation reue, qui a dj un pass prolong: Elle est la condensation dune histoire extraordinairement longue qui se droule dans le monde extrieur (cf. La conscience et la vie, ES 826). Lavenir immdiat, lui, est mouvement ou action commence. Quest-ce donc que le prsent, sinon ce prolongement continu du pass dans lavenir, de la sensation en action? Ce qui revient dire que mon prsent est, par essence, sensori-moteur (281). Or quel est le lieu mobile o se produit ce passage ininterrompu de la sensation laction, la limite mouvant