bergson h._l'energie spirituelle(1919)

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Henri Bergson (1919) L’énergie spirituelle ESSAIS ET CONFÉRENCES Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole, professeure à la retraite du Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" fondée dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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  • Henri Bergson (1919)

    Lnergie spirituelleESSAIS ET CONFRENCES

    Un document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole,professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

    dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"fonde dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • Henri Bergson, L'nergie spirituelle. Essais et confrences. (1919) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet, bnvole,professeure de soins infirmiers la retraite du Cgep de Chicoutimi partir de :

    Henri Bergson (1919)

    L'nergie spirituelle. Essais et confrences.

    Une dition lectronique ralise partir du livre de Henri Bergson (1859-1941),L'nergie spirituelle. Essais et confrences. (1919). Textes et confrences publisentre 1901 et 1913. Premire dition : 1919. Paris: Les Presses universitaires deFrance, 1967, 132e dition, 214 pp. Collection: Bibliothque de philosophiecontemporaine.

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textesMicrosoft Word 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte mercredi le 17 juillet 2003 Chicoutimi, Qubec.

  • Henri Bergson, L'nergie spirituelle. Essais et confrences. (1919) 3

    Table des matires

    Avant-propos

    Chapitre I : La conscience et la vie

    (Confrence Huxley, faite l'Universit de Birmingham, le 29 mai 1911)

    Les grands problmes. - La dduction, la critique et l'esprit de systme. - Les lignes defaits. - Conscience, mmoire, anticipation. - Quels sont les tres conscients ? - Lafacult de choisir. - Conscience veille et conscience endormie. -Conscience etimprvisibilit. - Mcanisme de l'action libre. -Tensions de dure. - L'volution de lavie. - L'homme. -L'activit cratrice. - Signification de la joie. - La vie morale. -La viesociale. - L'au-del.

    Chapitre II : L'me et le corps

    (Confrence faite Foi et Vie, le 28 avril 1912)

    La thse du sens commun. - La thse matrialiste. - Insuffisance des doctrines. -Origines mtaphysiques de l'hypothse d'un paralllisme ou d'une quivalence entrel'activit crbrale et l'activit mentale. - Que dit l'exprience ? - Rle probable ducerveau. - Pense et pantomime. - L'attention la vie. - Distraction et alination. - Ceque suggre l'tude de la mmoire et plus particulirement de la mmoire des mots. -O se conservent les souvenirs ? - De la survivance de l'me

    Chapitre III : Fantmes de vivants et recherche psychique

    (Confrence faite la Society for psychical Research de Londres, le 28 mai 1913)

    Prventions contre la recherche psychique . - La tlpathie devant la science. -Tlpathie et concidence. - Caractre de la science moderne. - Objections levescontre la recherche psychique au nom de la science. - Mtaphysique implique dans cesobjections. - Ce que donnerait une tude directe de l'activit spirituelle. - Conscience etmatrialit. - Avenir de la recherche psychique

    Chapitre IV : Le rve

    (Confrence faite l'Institut gnral psychologique, le 26 mars 1901)

    Rle des sensations visuelles, auditives, tactiles, etc., dans le rve. - Rle de lammoire. - Le rle est-il crateur ? - Mcanisme de la perception dans le rve et dans laveille : analogies et diffrences. - Caractristique psychologique du sommeil. -Dsintressement et dtente. - L'tat de tension

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    Chapitre V : Le souvenir du prsent et la fausse reconnaissance

    (tude parue dans la Revue philosophique de dcembre 1908)

    Description de la fausse reconnaissance. - Traits qui la distinguent : 1 de certainstats pathologiques ; 2 de la reconnaissance vague ou incertaine. - Trois systmesd'explication, selon qu'on voit dans la fausse reconnaissance un trouble de lareprsentation, du sentiment ou de la volont. - Critique de ces thories. - Principed'explication propos pour tout un ensemble de troubles psychologiques. - Comment seforme le souvenir. - Le souvenir du prsent. - Ddoublement du prsent en perceptionet souvenir. - Pourquoi ce ddoublement est ordinairement inconscient. - Comment ilredevient conscient. -Effet d'une inattention la vie . - L'insuffisance d'lan.

    Chapitre VI : L'effort intellectuel

    (tude parue dans la Revue philosophique de janvier 1902)

    Quelle est la caractristique intellectuelle de l'effort intellectuel ? - Les diversplans de conscience et le mouvement de l'esprit qui les traverse. - Analyse de l'effort demmoire : rappel instantan et rappel laborieux. - Analyse de l'effort d'intellection :interprtation machinale et interprtation attentive. - Analyse de l'effort d'invention : leschma, les images et leur adaptation rciproque. - Rsultats de l'effort. -Portemtaphysique du problme.

    Chapitre VII : Le cerveau et la pense :une illusion philosophique

    (Mmoire lu au Congrs de philosophie de Genve en 1904 et publi dans la Revue demtaphysique et de morale sous le titre : Le paralogisme psycho-physiologique)

    quivalence admise par certaines doctrines entre le crbral et le mental. - Peut-ontraduire cette thse soit en langage idaliste soit en langage raliste ? - Expressionidaliste de la thse : elle n'vite la contradiction que par un passage inconscient auralisme. - Expression raliste de la thse : elle n'chappe la contradiction que par unglissement inconscient l'idalisme. -Oscillations rptes et inconscientes de l'espritentre l'idalisme et le ralisme. - Illusions complmentaires qui renforcent l'illusionfondamentale.

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    Henri Bergson (1919)

    L'nergie spirituelleEssais et confrences

    Paris: Les Presses universitaires de France, 1967, 214 pagesCollection : bibliothque de philosophie contemporaine

    132e dition.

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  • Henri Bergson, L'nergie spirituelle. Essais et confrences. (1919) 6

    Lnergie spirituelle. Essais et confrences (1919)

    Avant-proposPar Henri Bergson (1919)

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    Depuis longtemps nos amis voulaient bien nous engager runir envolume des tudes parues dans divers recueils et dont la plupart taientdevenus introuvables. Ils nous faisaient observer que plusieurs avaient ttraduites et dites sparment, dans divers pays, en forme de brochure : l'uned'elles ( l'Introduction la mtaphysique) tait maintenant la disposition dupublic en sept ou huit langues diffrentes, mais non pas en franais. Il y avaitd'ailleurs, dans le nombre, des confrences donnes l'tranger et quin'avaient pas t publies en France. Telle d'entre elles, faite en anglais,n'avait jamais paru dans notre langue.

    Nous nous dcidons entreprendre la publication qu'on nous a si souventconseille en termes si bienveillants. Le recueil formera deux volumes. Dansle premier sont groups des travaux qui portent sur des problmes dterminsde psychologie et de philosophie. Tous ces problmes se ramnent celui del'nergie spirituelle ; tel est le titre que nous donnons au livre. Le secondvolume comprendra les essais relatifs la mthode, avec une introduction quiindiquera les origines de cette mthode et la marche suivie dans les appli-cations.

  • Henri Bergson, L'nergie spirituelle. Essais et confrences. (1919) 7

    Lnergie spirituelle. Essais et confrences (1919)

    Chapitre I

    La conscience et la vie

    Confrence Huxley 1, faite lUniversit de Birmingham,le 29 mai 1911

    Retour la table des matires

    Quand la confrence qu'on doit faire est ddie la mmoire d'un savant,on peut se sentir gn par l'obligation de traiter un sujet qui l'et plus ou moinsintress. Je n'prouve aucun embarras de ce genre devant le nom de Huxley.La difficult serait plutt de trouver un problme qui et laiss indiffrent cegrand esprit, un des plus vastes que l'Angleterre ait produits au cours du sicledernier. Il m'a paru toutefois que la triple question de la conscience, de la vieet de leur rapport, avait d s'imposer avec une force particulire la rflexiond'un naturaliste qui fut un philosophe ; et comme, pour ma part, je n'enconnais pas de plus importante, c'est celle-l que j'ai choisie.

    Mais, au moment d'attaquer le problme, je n'ose trop compter sur l'appuides systmes philosophiques. Ce qui est troublant, angoissant, passionnant

    1 Cette confrence a t faite en anglais. Elle a paru dans cette langue, sous le titre de Life

    and Consciousness, dans le Hibbert Journal d'octobre 1911; elle a t reproduite dans levolume des Huxley memorial lectures publi en 1914. Le texte que nous donnons ici esttantt la traduction, tantt le dveloppement de la confrence anglaise.

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    pour la plupart des hommes n'est pas toujours ce qui tient la premire placedans les spculations des mtaphysiciens. D'o venons-nous ? que sommes-nous ? o allons-nous ? Voil des questions vitales, devant lesquelles nousnous placerions tout de suite si nous philosophions sans passer par les syst-mes. Mais, entre ces questions et nous, une philosophie trop systmatiqueinterpose d'autres problmes. Avant de chercher la solution, dit-elle, ne faut-il pas savoir comment on la cherchera ? tudiez le mcanisme de votre pen-se, discutez votre connaissance et critiquez votre critique : quand vous serezassurs de la valeur de l'instrument, vous verrez vous en servir. Hlas ! cemoment ne viendra jamais. Je ne vois qu'un moyen de savoir jusqu'o l'onpeut aller : c'est de se mettre en route et de marcher. Si la connaissance quenous cherchons est rellement instructive, si elle doit dilater notre pense,toute analyse pralable du mcanisme de la pense ne pourrait que nousmontrer l'impossibilit d'aller aussi loin, puisque nous aurions tudi notrepense avant la dilatation qu'il s'agit d'obtenir d'elle. Une rflexion prmaturede lesprit sur lui-mme le dcouragera d'avancer, alors qu'en avanant pure-ment et simplement il se ft rapproch du but et se ft aperu, par surcrot,que les obstacles signals taient pour la plupart des effets de mirage. Maissupposons mme que le mtaphysicien ne lche pas ainsi la philosophie pourla critique, la fin pour les moyens, la proie pour l'ombre. Trop souvent, quandil arrive devant le problme de l'origine, de la nature et de la destine del'homme, il passe outre pour se transporter des questions qu'il juge plushautes et d'o la solution de celle-l dpendrait . il spcule sur l'existence engnral, sur le possible et sur le rel, sur le temps et sur l'espace, Sur la spiri-tualit et sur la matrialit ; puis il descend, de degr en degr, la conscienceet la vie, dont il voudrait pntrer l'essence. Mais qui ne voit que ses spcu-lations sont alors purement abstraites et qu'elles portent, non pas sur les chosesmmes, mais sur l'ide trop simple qu'il se fait d'elles avant de les avoirtudies empiriquement ? On ne s'expliquerait pas l'attachement de tel ou telphilosophe une mthode aussi trange si elle n'avait le triple avantage deflatter son amour-propre, de faciliter son travail, et de lui donner l'illusion dela connaissance dfinitive. Comme elle le conduit quelque thorie trs gn-rale, une ide peu prs vide, il pourra toujours, plus tard, placer rtro-spectivement dans l'ide tout ce que l'exprience aura enseign de la chose : ilprtendra alors avoir anticip sur l'exprience par la seule force du raisonne-ment, avoir embrass par avance dans une conception Plus vaste les concep-tions plus restreintes en effet, mais seules difficiles former et seules utiles conserver, auxquelles on arrive par l'approfondissement des faits. Comme,d'autre part, rien n'est plus ais que de raisonner gomtriquement, sur desides abstraites, il construit sans peine une doctrine o tout se tient, et quiparat s'imposer par sa rigueur. Mais cette rigueur vient de ce qu'on a opr surune ide schmatique et raide, au lieu de suivre les contours sinueux etmobiles de la ralit. Combien serait prfrable une philosophie plus modeste,qui irait tout droit l'objet sans s'inquiter des principes dont il parat dpen-dre ! Elle n'ambitionnerait plus une certitude immdiate, qui ne peut trequ'phmre. Elle prendrait son temps. Ce serait une ascension graduelle lalumire. Ports par une exprience de plus en plus vaste des probabilits deplus en plus hautes, nous tendrions, comme une limite, vers la certitudedfinitive.

    J'estime, pour ma part, qu'il n'y a pas de principe d'o la solution desgrands problmes puisse se dduire mathmatiquement. Il est vrai que je ne

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    vois pas non plus de fait dcisif qui tranche la question, comme il arrive enphysique et en chimie. Seulement, dans des rgions diverses de l'exprience,je crois apercevoir des groupes diffrents de faits, dont chacun, sans nousdonner la connaissance dsire, nous montre une direction o la trouver. Or,c'est quelque chose que d'avoir une direction. Et c'est beaucoup que d'en avoirplusieurs, car ces directions doivent converger sur un mme point, et ce pointest justement celui que nous cherchons. Bref, nous possdons ds prsent uncertain nombre de lignes de faits, qui ne vont pas aussi loin qu'il faudrait, maisque nous pouvons prolonger hypothtiquement. Je voudrais suivre avec vousquelques-unes d'entre elles. Chacune, prise part, nous conduira uneconclusion simplement probable ; mais toutes ensemble, par leur convergence,nous mettront en prsence d'une telle accumulation de probabilits que nousnous sentirons, je l'espre, sur le chemin de la certitude. Nous nous en rappro-cherons d'ailleurs indfiniment, par le commun effort des bonnes volontsassocies. Car la philosophie ne sera plus alors une construction, uvre syst-matique d'un penseur unique. Elle comportera, elle appellera sans cesse desadditions, des corrections, des retouches. Elle progressera comme la sciencepositive. Elle se fera, elle aussi, en collaboration.

    Voici la premire direction o nous nous engagerons. Qui dit esprit dit,avant tout, conscience. Mais, qu'est-ce que la conscience ? Vous pensez bienque je ne vais pas dfinir une chose aussi concrte, aussi constamment pr-sente l'exprience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience unedfinition qui serait moins claire qu'elle, je puis la caractriser par son trait leplus apparent : conscience signifie d'abord mmoire. La mmoire peut man-quer d'ampleur ; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du pass ; elle peutne retenir que ce qui vient d'arriver ; mais la mmoire est l, ou bien alors laconscience n'y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son pass,qui s'oublierait sans cesse elle-mme, prirait et renatrait chaque instant :comment dfinir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la mati-re que c'est un esprit instantan , ne la dclarait-il pas, bon gr, mal gr,insensible ? Toute conscience est donc mmoire -conservation et accumula-tion du pass dans le prsent.

    Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considrez la directionde votre esprit n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de cequi est, mais en vue surtout de ce qui va tre. L'attention est une attente, et iln'y a pas de conscience sans une certaine attention la vie. L'avenir est l; ilnous appelle, ou plutt il nous tire lui : cette traction ininterrompue, qui nousfait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continu-ellement. Toute action est un empitement sur l'avenir.

    Retenir ce qui n'est dj plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voildonc la premire fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle deprsent, si le prsent se rduisait l'instant mathmatique. Cet instant n'est quela limite, purement thorique, qui spare le pass de l'avenir; il peut larigueur tre conu, il n'est jamais peru; quand nous croyons le surprendre, ilest dj loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c'est une certainepaisseur de dure qui se compose de deux parties : notre pass immdiat et

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    notre avenir imminent. Sur ce pass nous sommes appuys, sur cet avenirnous sommes penchs ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un treconscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'unionentre ce qui a t et ce qui sera, un pont jet entre le pass et l'avenir. Mais quoi sert ce pont, et qu'est-ce que la conscience est appele faire ?

    Pour rpondre la question, demandons-nous quels sont les tres con-scients et jusqu'o le domaine de la conscience s'tend dans la nature. Maisn'exigeons pas ici l'vidence complte, rigoureuse, mathmatique ; nous n'ob-tiendrions rien. Pour savoir de science certaine qu'un tre est conscient, ilfaudrait pntrer en lui, concider avec lui, tre lui. Je vous dfie de prouver,par exprience ou par raisonnement, que moi, qui vous parle en ce moment, jesois un tre conscient. Je pourrais tre un automate ingnieusement construitpar la nature, allant, venant, discourant ; les paroles mmes par lesquelles jeme dclare conscient pourraient tre prononces inconsciemment. Toutefois,si la chose n'est pas impossible, vous m'avouerez qu'elle n'est gure probable.Entre vous et moi il y a une ressemblance extrieure vidente ; et de cetteressemblance extrieure vous concluez, par analogie, une similitude interne.Le raisonnement par analogie ne donne jamais, je le veux bien, qu'une pro-babilit ; mais il y a une foule de cas o cette probabilit est assez haute pourquivaloir pratiquement la certitude. Suivons donc le fil de l'analogie etcherchons jusqu'o la conscience s'tend, en quel point elle s'arrte.

    On dit quelquefois : La conscience est lie chez nous un cerveau ; doncil faut attribuer la conscience aux tres vivants qui ont un cerveau, et la refuseraux autres. Mais vous apercevez tout de suite le vice de cette argumentation.En raisonnant de la mme manire, on dirait aussi bien : La digestion est liechez nous un estomac ; donc les tres vivants qui ont un estomac digrent, etles autres ne digrent pas. Or on se tromperait gravement, car il n'est pasncessaire d'avoir un estomac, ni mme d'avoir des organes, pour digrer : uneamibe digre, quoiqu'elle ne soit qu'une masse protoplasmique peine diff-rencie. Seulement, mesure que le corps vivant se complique et se perfec-tionne, le travail se divise ; aux fonctions diverses sont affects des organesdiffrents ; et la facult de digrer se localise dans l'estomac et plus gnrale-ment dans un appareil digestif qui s'en acquitte mieux, n'ayant que cela faire.De mme, la conscience est incontestablement lie au cerveau chez l'homme :mais il ne suit pas de l qu'un cerveau soit indispensable la conscience. Pluson descend dans la srie animale, plus les centres nerveux se simplifient et sesparent les uns des autres ; finalement, les lments nerveux disparaissent,noys dans la masse d'un organisme moins diffrenci : ne devons-nous passupposer que si, au sommet de l'chelle des tres vivants, la conscience sefixait sur des centres nerveux trs compliqus, elle accompagne le systmenerveux tout le long de la descente, et que lorsque la substance nerveuse vientenfin se fondre dans une matire vivante encore indiffrencie, la consciences'y parpille elle-mme, diffuse et confuse, rduite "peu de chose, mais nonpas tombe rien ? Donc, la rigueur, tout ce qui est vivant pourrait treconscient : en principe, la conscience est coextensive la vie. Mais l'est-elleen fait ? Ne lui arrive-t-il pas de s'endormir ou de s'vanouir ? C'est probable,et voici une seconde ligne de faits qui nous acheminera cette conclusion.

    Chez l'tre conscient que nous connaissons le mieux, c'est par l'interm-diaire d'un cerveau que la conscience travaille. Jetons donc un coup d'il sur

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    le cerveau humain, et voyons comment il fonctionne. Le cerveau fait partied'un systme nerveux qui comprend, outre le cerveau lui-mme, une moelle,des nerfs, etc. Dans la moelle sont monts des mcanismes dont chacun con-tient, prte se dclencher, telle ou telle action complique que le corpsaccomplira quand il le voudra ; c'est ainsi que les rouleaux de papier perfor,dont on munit un piano mcanique, dessinent par avance les airs que joueral'instrument. Chacun de ces mcanismes peut tre dclench directement parune cause extrieure : le corps excute alors tout de suite, comme rponse l'excitation reue, un ensemble de mouvements coordonns entre eux. Mais ily a des cas o l'excitation, au lieu d'obtenir immdiatement une raction plusou moins complique du corps en s'adressant la moelle, monte d'abord aucerveau, puis redescend, et ne fait jouer le mcanisme de la moelle qu'aprsavoir pris le cerveau pour intermdiaire. Pourquoi ce dtour ? quoi bonl'intervention du cerveau ? Nous le devinerons sans peine si nous considronsla structure gnrale du systme nerveux. Le cerveau est en relation avec lesmcanismes de la moelle en gnral, et non pas seulement avec tel ou teld'entre eux ; il reoit aussi des excitations de toute espce, et non pas seule-ment tel ou tel genre d'excitation. C'est donc un carrefour, o l'branlementvenu par n'importe quelle voie sensorielle peut s'engager sur n'importe quellevoie motrice. C'est un commutateur, qui permet de lancer le courant reu d'unpoint de l'organisme dans la direction d'un appareil de mouvement dsign volont. Ds lors, ce que l'excitation va demander au cerveau quand elle faitson dtour, c'est videmment d'actionner un mcanisme moteur qui ait tchoisi, et non plus subi. La moelle contenait un grand nombre de rponsestoutes faites la question que les circonstances pouvaient poser; l'interventiondu cerveau fait jouer la plus approprie d'entre elles. Le cerveau est un organede choix.

    Or, mesure que nous descendons le long de la srie animale, noustrouvons une sparation de moins en moins nette entre les fonctions de lamoelle et celles du cerveau. La facult de choisir, localise d'abord dans lecerveau, s'tend progressivement la moelle, qui d'ailleurs construit alors unmoins grand nombre de mcanismes, et les monte sans doute aussi avec moinsde prcision. Finalement, l o le systme nerveux est rudimentaire, plusforte raison l o il n'y a plus d'lments nerveux distincts, automatisme etchoix se fondent ensemble : la raction se simplifie assez pour paratre pres-que mcanique; elle hsite et ttonne pourtant encore, comme si elle restaitvolontaire. Rappelez-vous l'amibe dont nous parlions tout l'heure. Enprsence d'une substance dont elle peut faire sa nourriture, elle lance horsd'elle des filaments capables de saisir et d'englober les corps trangers. Cespseudopodes sont des organes vritables, et par consquent des mcanismes;mais ce sont des organes temporaires, crs pour la circonstance, et quimanifestent dj, semble-t-il, un rudiment de choix. Bref, de haut en bas de lavie animale nous voyons s'exercer, quoique sous une forme de plus en plusvague mesure que nous descendons davantage, la facult de choisir, c'est--dire de rpondre une excitation dtermine par des mouvements plus oumoins imprvus. Voil ce que nous trouvons sur notre seconde ligne de faits.Ainsi se complte la conclusion o nous arrivions d'abord; car si, comme nousle disions, la conscience retient le pass et anticipe l'avenir, c'est prcisment,sans doute, parce qu'elle est appele effectuer un choix : pour choisir, il fautpenser ce qu'on pourra faire et se remmorer les consquences, avantageusesou nuisibles, de ce qu'on a dj fait ; il faut prvoir et il faut se souvenir. Mais

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    d'autre part notre conclusion, en se compltant, nous fournit une rponse plau-sible la question que nous venons de poser : tous les tres vivants sont-ilsdes tres conscients, ou la conscience ne couvre-t-elle qu'une partie dudomaine de la vie ?

    Si, en effet, conscience signifie choix, et si le rle de la conscience est dese dcider, il est douteux qu'on rencontre la conscience dans des organismesqui ne se meuvent pas spontanment et qui n'ont pas de dcision prendre. vrai dire, il n'y a pas d'tre vivant qui paraisse tout fait incapable de mouve-ment spontan. Mme dans le monde vgtal, o l'organisme est gnralementfix au sol, la facult de se mouvoir est plutt endormie qu'absente : elle serveille quand elle peut se rendre utile. Je crois que tous les tres vivants,plantes et animaux, la possdent en droit ; mais beaucoup d'entre eux y renon-cent en fait, - bien des animaux d'abord, surtout parmi ceux qui vivent enparasites sur d'autres organismes et qui n'ont pas besoin de se dplacer pourtrouver leur nourriture, puis la plupart des vgtaux : ceux-ci ne sont-ils pas,comme on l'a dit, parasites de la terre ? Il me parat donc vraisemblable que laconscience, originellement immanente tout ce qui vit, s'endort l o il n'y aplus de mouvement spontan, et s'exalte quand la vie appuie vers l'activitlibre. Chacun de nous a d'ailleurs pu vrifier cette loi sur lui-mme. Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'tre spontane pour devenir automa-tique ? La conscience s'en retire. Dans l'apprentissage d'un exercice, parexemple, nous commenons par tre conscients de chacun des mouvementsque nous excutons, parce qu'il vient de nous, parce qu'il rsulte d'unedcision et implique un choix; puis, mesure que ces mouvements s'encha-nent davantage entre eux et se dterminent plus mcaniquement les uns lesautres, nous dispensant ainsi de nous dcider et de choisir, la conscience quenous en avons diminue et disparat. Quels sont, d'autre part, les moments onotre conscience atteint le plus de vivacit ? Ne sont-ce pas les moments decrise intrieure, o nous hsitons entre deux ou plusieurs partis prendre, onous sentons que notre avenir sera ce que nous l'aurons fait ? Les variationsd'intensit de notre conscience semblent donc bien correspondre la sommeplus ou moins considrable de choix ou, si vous voulez, de cration, que nousdistribuons sur notre conduite. Tout porte croire qu'il en est ainsi de laconscience en gnral. Si conscience signifie mmoire et anticipation, c'estque conscience est synonyme de choix.

    Reprsentons-nous alors la matire vivante sous sa forme lmentaire,telle qu'elle a pu s'offrir d'abord. C'est une simple masse de gele protoplasmi-que, comme celle de l'amibe; elle est dformable volont, elle est doncvaguement consciente. Maintenant, pour qu'elle grandisse et qu'elle volue,deux voies s'ouvrent elle. Elle peut s'orienter dans le sens du mouvement etde l'action - mouvement de plus en plus efficace, action de plus en plus libre :cela, c'est le risque et l'aventure, mais c'est aussi la conscience, avec sesdegrs croissants de profondeur et d'intensit. Elle peut, d'autre part, aban-donner la facult d'agir et de choisir dont elle porte en elle l'bauche, s'arran-ger pour obtenir sur place tout ce qu'il lui faut au lieu de l'aller chercher : c'estalors l'existence assure, tranquille, bourgeoise, mais c'est aussi la torpeur,premier effet de l'immobilit ; c'est bientt l'assoupissement dfinitif, c'estl'inconscience. Telles sont les deux voies qui s'offraient l'volution de la vie.La matire vivante s'est engage en partie sur l'une, en partie sur l'autre. Lapremire marque en gros la direction du monde animal (je dis en gros ,

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    parce que bien des espces animales renoncent au mouvement, et par l sansdoute la conscience) ; la seconde reprsente en gros celle des vgtaux (jedis encore une fois en gros , car la mobilit, et probablement aussi laconscience, peuvent se rveiller l'occasion chez la plante).

    Or, si nous considrons de ce biais la vie son entre dans le monde, nousla voyons apporter avec elle quelque chose qui tranche sur la matire brute. Lemonde, laiss lui-mme, obit des lois fatales. Dans des conditions dter-mines, la matire se comporte de faon dtermine, rien de ce qu'elle faitn'est imprvisible : si notre science tait complte et notre puissance decalculer infinie, nous saurions par avance tout ce qui se passera dans l'universmatriel inorganis, dans sa masse et dans ses lments, comme nous pr-voyons une clipse de soleil ou de lune. Bref, la matire est inertie, gomtrie,ncessit. Mais avec la vie apparat le mouvement imprvisible et libre. L'trevivant choisit ou tend choisir. Son rle est de crer. Dans un monde o toutle reste est dtermin, une zone d'indtermination l'environne. Comme, pourcrer l'avenir, il faut en prparer quelque chose dans le prsent, comme laprparation de ce qui sera ne peut se faire que par l'utilisation de ce qui a t,la vie s'emploie ds le dbut conserver le pass et anticiper sur l'avenirdans une dure o pass, prsent et avenir empitent l'un sur l'autre et formentune continuit indivise : cette mmoire et cette anticipation sont, commenous l'avons vu, la conscience mme. Et c'est pourquoi, en droit sinon en fait,la conscience est coextensive la vie.

    Conscience et matrialit se prsentent donc comme des formes d'existen-ce radicalement diffrentes, et mme antagonistes, qui adoptent un modusvivendi et s'arrangent tant bien que mal entre elles. La matire est ncessit, laconscience est libert ; mais elles ont beau s'opposer l'une l'autre, la vietrouve moyen de les rconcilier. C'est que la vie est prcisment la liberts'insrant dans la ncessit et la tournant son profit. Elle serait impossible, sile dterminisme auquel la matire obit ne pouvait se relcher de sa rigueur.Mais supposez qu' certains moments, en certains points, la matire offre unecertaine lasticit, l s'installera la conscience. Elle s'y installera en se faisanttoute petite ; puis, une fois dans la place, elle se dilatera, arrondira sa part etfinira par obtenir tout, parce qu'elle dispose du temps et parce que la quantitd'indtermination la plus lgre, en s'additionnant indfiniment avec elle-mme, donnera autant de libert qu'on voudra. - Mais nous allons retrouvercette mme conclusion sur de nouvelles lignes de faits, qui nous la prsen-teront avec plus de rigueur.

    Si nous cherchons, en effet, comment un corps vivant s'y prend pourexcuter des mouvements, nous trouvons que sa mthode est toujours lamme. Elle consiste utiliser certaines substances qu'on pourrait appelerexplosives et qui, semblables la poudre canon, n'attendent qu'une tincellepour dtoner. Je veux parler des aliments, plus particulirement des substancesternaires - hydrates de carbone et graisses. Une somme considrable d'nergiepotentielle y est accumule, prte se convertir en mouvement. Cette nergiea t lentement, graduellement, emprunte au soleil par les plantes ; etl'animal qui se nourrit d'une plante, ou d'un animal qui s'est nourri d'unePlante, ou d'un animal qui s'est nourri d'un animal qui s'est nourri d'une plante,etc., fait simplement passer dans son corps un explosif que la vie a fabriqu enemmagasinant de l'nergie solaire. Quand il excute un mouvement, c'est qu'il

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    libre l'nergie ainsi emprisonne; il n'a, pour cela, qu' toucher un dclic, frler la dtente d'un pistolet sans frottement, appeler l'tincelle : l'explosifdtone, et dans la direction choisie le mouvement s'accomplit.. Si les premierstres vivants oscillrent entre la vie vgtale et la vie animale, c'est que la vie, ses dbuts, se chargeait la fois de fabriquer l'explosif et de l'utiliser pourdes mouvements. A mesure que vgtaux et animaux se diffrenciaient, la viese scindait en deux rgnes, sparant ainsi l'une de l'autre les deux fonctionsprimitivement runies. Ici elle se proccupait davantage de fabriquer l'explo-sif, l de le faire dtoner. Mais, qu'on l'envisage au dbut ou au terme de sonvolution, toujours la vie dans son ensemble est un double travail d'accu-mulation graduelle et de dpense brusque : il s'agit pour elle d'obtenir que lamatire, par une opration lente et difficile, emmagasine une nergie depuissance qui deviendra tout d'un coup nergie de mouvement. Or, commentprocderait autrement une cause libre, incapable de briser la ncessit laquelle la matire est soumise, capable pourtant de la flchir, et qui voudrait,avec la trs petite influence dont elle dispose sur la matire, obtenir d'elle,dam une direction de mieux en mieux choisie, des mouvements de plus enplus puissants ? Elle s'y prendrait prcisment de cette manire. Elle tcheraitde n'avoir qu' faire jouer un dclic ou fournir une tincelle, utiliserinstantanment une nergie que la matire aurait accumule pendant tout letemps qu'il aurait fallu.

    Mais nous arriverions la mme conclusion encore en suivant unetroisime ligne de faits, en considrant, chez l'tre vivant, la reprsentation quiprcde l'acte, et non plus l'action mme. A quel signe reconnaissons-nousd'ordinaire l'homme d'action, celui qui laisse sa marque sur les vnementsauxquels la fortune le mle ? N'est-ce pas ce qu'il embrasse une successionplus ou moins longue dans une vision instantane ? Plus grande est la portiondu pass qui tient dans son prsent, plus lourde est la masse qu'il pousse dansl'avenir pour presser contre les ventualits qui se prparent : son action,semblable une flche, se dcoche avec d'autant plus de force en avant que sareprsentation tait plus tendue vers l'arrire. Or, voyez comme notre con-science se comporte vis--vis de la matire qu'elle peroit : justement, dans unseul de ses instants, elle embrasse des milliers de millions d'branlements quisont successifs pour la matire inerte et dont le premier apparatrait au dernier,si la matire pouvait se souvenir, comme un pass infiniment lointain. Quandj'ouvre les yeux pour les refermer aussitt, la sensation de lumire quej'prouve, et qui tient dans un de mes moments, est la condensation d'unehistoire extraordinairement longue qui se droule dans le monde extrieur. Il ya l, se succdant les unes aux autres, des trillions d'oscillations, c'est--direune srie d'vnements telle que si je voulais les compter, mme avec la plusgrande conomie de temps possible, j'y mettrais des milliers d'annes. Maisces vnements monotones et ternes, qui rempliraient trente sicles d'unematire devenue consciente d'elle-mme, n'occupent qu'un instant de maconscience moi, capable de les contracter en une sensation pittoresque delumire. On en dirait d'ailleurs autant de toutes les autres sensations. Place auconfluent de la conscience et de la matire, la sensation condense dans ladure qui nous est propre, et qui caractrise notre conscience, des priodesimmenses de ce qu'on pourrait appeler, par extension, la dure des choses. Nedevons-nous pas croire, alors, que si notre perception contracte ainsi lesvnements de la matire, c'est pour que notre action les domine ? Supposonspar exemple que la ncessit inhrente la matire ne puisse tre force,

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    chacun de ses instants, que dans des limites extrmement restreintes : com-ment procderait une conscience qui voudrait nanmoins insrer dans lemonde matriel une action libre, ne ft-ce que celle qu'il faut pour faire jouerun dclic ou pour orienter un mouvement ? Ne s'arrangerait-elle pas prcis-ment de cette manire ? Ne devrions-nous pas nous attendre trouver, entre sadure et celle des choses, une telle diffrence de tension que d'innombrablesinstants du monde matriel pussent tenir dans un instant unique de la vieconsciente, de sorte que l'action voulue, accomplie par la conscience en un deses moments, pt se rpartir sur un nombre norme de moments de la matireet sommer ainsi en elle les indterminations quasi infinitsimales que chacund'eux comporte ? En d'autres termes, la tension de la dure d'un tre conscientne mesurerait-elle pas prcisment sa puissance d'agir, la quantit d'activitlibre et cratrice qu'il peut introduire dans le monde ? je le crois, mais jen'insisterai pas l-dessus pour le moment. Tout ce que je veux dire est quecette nouvelle ligne de faits nous conduit au mme point que la prcdente.Que nous considrions l'acte dcrt par la conscience, ou la perception qui leprpare, dans les deux cas la conscience nous apparat comme une force quis'insrerait dans la matire pour s'emparer d'elle et la tourner son profit. Elleopre par deux mthodes complmentaires - d'un ct par une action explo-sive qui libre en un instant, dans la direction choisie, une nergie que lamatire a accumule pendant longtemps ; de l'autre, par un travail de contrac-tion qui ramasse en cet instant unique le nombre incalculable de petits vne-ments que la matire accomplit, et qui rsume d'un mot l'immensit d'unehistoire.

    Plaons-nous alors au point o ces diverses lignes de faits convergent.D'une part, nous voyons une matire soumise la ncessit, dpourvue demmoire ou n'en ayant que juste ce qu'il faut pour faire le pont entre deux deses instants, chaque instant pouvant se dduire du prcdent et n'ajoutant rienalors ce qu'il y avait dj dans le monde. D'autre part, la conscience, c'est--dire la mmoire avec la libert, c'est--dire enfin une continuit de crationdans une dure o il y a vritablement croissance - dure qui s'tire, dure ole pass se conserve indivisible et grandit comme une plante, comme uneplante magique qui rinventerait tout moment sa forme avec le dessin, de sesfeuilles et de ses fleurs. Que d'ailleurs ces deux existences - matire etconscience - drivent d'une source commune, cela ne nie parat pas douteux.J'ai essay jadis de montrer que, si la premire est l'inverse de la seconde, si laconscience est de l'action qui sans cesse se cre et s'enrichit tandis que lamatire est de l'action qui se dfait ou qui s'use, ni la matire ni la consciencene s'expliquent par elles-mmes. Je ne reviendrai pas l-dessus ; je me bornedonc vous dire que je vois dans l'volution entire de la vie sur notre Planteune traverse de la matire par la conscience cratrice, un effort pour librer, force d'ingniosit et d'invention, quelque chose qui reste emprisonn chezl'animal et qui ne se dgage dfinitivement que chez l'homme.

    Il est inutile d'entrer dans le dtail des observations qui, depuis Lamarck etDarwin, sont venues confirmer de plus en plus l'ide d'une volution desespces, je veux dire de la gnration des unes par les autres depuis les formesorganises les plus simples. Nous ne pouvons refuser notre adhsion une

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    hypothse qui a pour elle le triple tmoignage de l'anatomie compare, del'embryologie et de la palontologie. La science a d'ailleurs montr par quelseffets se traduit, tout le long de l'volution de la vie, la ncessit pour les tresvivants de s'adapter aux conditions qui leur sont faites. Mais cette ncessitparat expliquer les arrts de la vie telles ou telles formes dtermines, etnon pas le mouvement qui porte l'organisation de plus en plus haut. Unorganisme rudimentaire est aussi bien adapt que le ntre ses conditionsd'existence, puisqu'il russit y vivre : pourquoi donc la vie est-elle alle secompliquant, et se compliquant de plus en plus dangereusement ? Telle formevivante, que nous observons aujourd'hui, se rencontrait ds les temps les plusreculs de l're palozoque ; elle a persist, immuable, travers les ges ; iln'tait donc pas impossible la vie de s'arrter une forme dfinitive. Pour-quoi ne s'est-elle pas borne le faire, partout o c'tait possible ? pourquoi a-t-elle march ? pourquoi - si elle n'est pas entrane par un lan, travers desrisques de plus en plus forts, vers une efficacit de Plus en plus haute ?

    Il est difficile de jeter un coup d'il sur l'volution de la vie sans avoir lesentiment que cette pousse intrieure est une ralit. Mais il ne faut pas croirequ'elle ait lanc la matire vivante dans une direction unique, ni que lesdiverses espces reprsentent autant d'tapes le long d'une seule route, ni quele trajet se soit effectu sans encombre. Il est visible que l'effort a rencontrdes rsistances dans la matire qu'il utilisait ; il a d se diviser en chemin,partager entre des lignes d'volution diffrentes les tendances dont il taitgros ; il a dvi, il a rtrograd ; parfois il s'est arrt net. Sur deux lignesseulement il a remport un succs incontestable, succs partiel dans un cas,relativement complet dans l'autre ; je veux parler des arthropodes et des vert-brs. Au bout de la premire ligne nous trouvons les instincts de l'insecte ; aubout de la seconde, l'intelligence humaine. /Nous sommes donc autoriss croire que la force qui volue portait d'abord en elle, mais confondus ou pluttimpliqus l'un dans J'autre, instinct et intelligence.

    Bref, les choses se passent comme si un immense courant de conscience,o s'entrepntraient des virtualits de tout genre, avait travers la matirepour l'entraner l'organisation et pour faire d'elle, quoiqu'elle soit la ncessitmme, un instrument de libert. Mais la conscience a failli tre prise au pige.La matire s'enroule autour d'elle, la plie son propre automatisme, l'endortdans sa propre inconscience. Sur certaines lignes d'volution, celles du mondevgtal en particulier, automatisme et inconscience sont la rgle ; la libertimmanente la force volutive se manifeste encore, il est vrai, par la crationde formes imprvues qui sont de vritables oeuvres d'art ; mais ces impr-visibles formes, une fois cres, se rptent machinalement : l'individu nechoisit pas. Sur d'autres lignes, la conscience arrive se librer assez pour quel'individu retrouve un certain sentiment, et par consquent une certaine latitu-de de choix ; mais les ncessits de l'existence sont l, qui font de la puissancede choisir un simple auxiliaire du besoin de vivre. Ainsi, de bas en haut del'chelle de la vie, la libert est rive une chane qu'elle russit tout au plus allonger. Avec l'homme seulement, un saut brusque s'accomplit ; la chane sebrise. Le cerveau de l'homme a beau ressembler, en effet, celui de l'animal :il a ceci de particulier qu'il fournit le moyen d'opposer chaque habitude con-tracte une autre habitude et tout automatisme -un automatisme antagoniste.La libert, se ressaisissant tandis que la ncessit est aux prises avec elle-

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    mme, ramne alors la matire l'tat d'instrument. C'est comme si elle avaitdivis pour rgner.

    Que l'effort combin de la physique et de la chimie aboutisse un jour lafabrication d'une matire qui ressemble la matire vivante, c'est probable : lavie procde par insinuation, et la force qui entrana la matire hors du purmcanisme n'aurait pas eu de prise sur cette matire si elle n'avait d'abordadopt ce mcanisme : telle, l'aiguille de la voie ferre se colle le long du raildont elle veut dtacher le train. En d'autres termes, la vie s'installa, ses dbuts,dans un certain genre de matire qui commenait ou qui aurait pu commencer se fabriquer sans elle. Mais l se ft arrte la matire si elle avait t laisse elle-mme ; et l s'arrtera aussi, sans doute, le travail de fabrication de noslaboratoires. On imitera certains caractres de la matire vivante ; on ne luiimprimera pas l'lan en vertu duquel elle se reproduit et, au sens transformistedu mot, volue. Or, cette reproduction et cette volution sont la vie mme.L'une et l'autre manifestent une pousse intrieure, le double besoin de crotreen nombre et en richesse par multiplication dans l'espace et par complicationdans le temps, enfin les deux instincts qui apparaissent avec la vie et quiseront plus tard les deux grands moteurs de l'activit humaine : l'amour etl'ambition. Visiblement une force travaille devant nous, qui cherche se lib-rer de ses entraves et aussi se dpasser elle-mme, donner d'abord tout cequ'elle a et ensuite Plus qu'elle n'a : comment dfinir autrement l'esprit ? et paro la force spirituelle, si elle existe, se distinguerait-elle des autres, sinon parla facult de tirer d'elle-mme plus qu'elle ne contient ? Mais il faut tenircompte des obstacles de tout genre que cette force rencontre sur son chemin.L'volution de la vie, depuis ses origines jusqu' l'homme, voque nos yeuxl'image d'un courant de conscience qui s'engagerait dans la matire commepour s'y frayer un passage souterrain, ferait des tentatives droite et gauche,pousserait plus ou moins avant, viendrait la plupart du temps se briser contrele roc, et pour tant, dans une direction au moins, russirait percer et repara-trait la lumire. Cette direction est la ligne d'volution qui aboutit l'homme.

    Mais pourquoi l'esprit s'est-il lanc dans l'entreprise ? quel intrt avait-il forer le tunnel ? Ce serait le cas de suivre plusieurs nouvelles lignes de faits,que nous verrions encore converger sur un seul point. Mais il faudrait entrerdans de tels dtails sur la vie psychologique, sur la relation psychophysiolo-gique, sur l'idal moral et sur le progrs social, que nous ferons aussi biend'aller tout droit la conclusion. Mettons donc matire et conscience en pr-sence l'une de l'autre : nous verrons que la matire est d'abord ce qui divise etce qui prcise. Une pense, laisse elle-mme, offre une implication rcipro-que d'lments dont on ne peut dire qu'ils soient un ou plusieurs : c'est unecontinuit, et dans toute continuit il y a de la confusion. Pour que la pensedevienne distincte, il faut bien qu'elle s'parpille en mots : nous ne nous ren-dons bien compte de ce que nous avons dans l'esprit que lorsque nous avonspris une feuille de papier, et align les uns ct des autres des termes quis'entrepntraient. Ainsi la matire distingue, spare, rsout en individualitset finalement en personnalits des tendances jadis confondues dans l'lanoriginel de la vie. D'autre part, la matire provoque et rend possible l'effort. Lapense qui n'est que pense, l'uvre d'art qui n'est que conue, le pome quin'est que rv, ne cotent pas encore de la peine ; c'est la ralisation matrielledu pome en mots, de la conception artistique en statue ou tableau, quidemande un effort. L'effort est pnible, mais il est aussi prcieux, plus pr-

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    cieux encore que l'uvre o il aboutit, parce que, grce lui, on a tir de soiplus qu'il n'y avait, on s'est hauss au-dessus de soi-mme. Or, cet effort n'etpas t possible sans la matire : par la rsistance qu'elle oppose et par ladocilit o nous pouvons l'amener, elle est la fois l'obstacle, l'instrument etle stimulant ; elle prouve notre force, en garde l'empreinte et en appellel'intensification. Les philosophes qui ont spcul sur la signification de la vieet sur la destine de l'homme n'ont pas assez remarqu que la nature a pris lapeine de nous renseigner l-dessus elle-mme. Elle nous avertit par un signeprcis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie, jene dis pas le plaisir. Le plaisir n'est qu'un artifice imagin par la nature pourobtenir de l'tre vivant la conservation de la vie ; il n'indique pas la directiono la vie est lance. Mais la joie annonce toujours que la vie a russi, qu'elle agagn du terrain, qu'elle a remport une victoire : toute grande joie a un accenttriomphal. Or, si nous tenons compte de cette indication et si nous suivonscette nouvelle ligne de faits, nous trouvons que partout o il y a joie, il y acration : plus riche est la cration, plus profonde est la joie. La mre quiregarde son enfant est joyeuse, parce qu'elle a conscience de l'avoir cr, phy-siquement et moralement. Le commerant qui dveloppe ses affaires, le chefd'usine qui voit prosprer son industrie, est-il joyeux en -raison de l'argentqu'il gagne et de la notorit qu'il acquiert ? Richesse et considration entrentvidemment pour beaucoup dans la satisfaction qu'il ressent, mais elles luiapportent des plaisirs plutt que de la joie, et ce qu'il gote de joie vraie est lesentiment d'avoir mont une entreprise qui marche, d'avoir appel quelquechose la vie. Prenez des joies exceptionnelles, celle de l'artiste qui a ralissa pense, celle du savant qui a dcouvert ou invent. Vous entendrez dire queces hommes travaillent pour la gloire et qu'ils tirent leurs joies les plus vivesde l'admiration qu'ils inspirent. Erreur profonde ! On tient l'loge et auxhonneurs dans l'exacte mesure o l'on n'est pas sr d'avoir russi.

    Il y a de la modestie au fond de la vanit. C'est pour se rassurer qu'oncherche l'approbation, et c'est pour soutenir la vitalit peut-tre insuffisante deson uvre qu'on voudrait l'entourer de la chaude admiration des hommes,comme on met dans du coton l'enfant n avant terme. Mais celui qui est sr,absolument sr, d'avoir produit une uvre viable et durable, celui-l n'a plusque faire de l'loge et se sent au-dessus de la gloire, parce qu'il est crateur,parce qu'il le sait, et parce que la joie qu'il en prouve est une joie divine. Sidonc, dans tous les domaines, le triomphe de la vie est la cration, ne devons-nous pas supposer que la vie humaine a sa raison d'tre dans une cration quipeut, la diffrence de celle de l'artiste et du savant, se poursuivre toutmoment chez tous les hommes : la cration de soi par soi, l'agrandissement dela personnalit par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de rien,et ajoute sans cesse ce qu'il y avait de richesse dans le monde ?

    Vue du dehors, la nature apparat comme une immense efflorescence d'im-prvisible nouveaut ; la force qui l'anime semble crer avec amour, pour rien,pour le plaisir, la varit sans fin des espces vgtales et animales ; chacuneelle confre la valeur absolue d'une grande uvre d'art ; on dirait qu'elles'attache la premire venue autant qu'aux autres, autant qu' l'homme. Maisla forme d'un vivant, une fois dessine, se rpte indfiniment ; mais les actesde ce vivant, une fois accomplis, tendent s'imiter eux-mmes et se recom-mencer automatiquement : automatisme et rptition, qui dominent partoutailleurs que chez l'homme, devraient nous avertir que nous sommes ici des

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    haltes, et que le pitinement sur place, auquel nous avons affaire, n'est pas lemouvement mme de la vie. Le point de vue de l'artiste est donc important,mais non pas dfinitif. La richesse et l'originalit des formes marquent bien unpanouissement de la vie; mais dans cet panouissement, dont la beautsignifie puissance, la vie manifeste aussi bien un arrt de son lan et uneimpuissance momentane pousser plus loin, comme l'enfant qui arrondit envolte gracieuse la fin de sa glissade.

    Suprieur est le point de vue du moraliste. Chez l'homme seulement, chezles meilleurs d'entre nous surtout, le mouvement vital se poursuit sansobstacle, lanant travers cette uvre d'art qu'est le corps humain, et qu'il acre au passage, le courant indfiniment crateur de la vie morale. L'homme,appel sans cesse s'appuyer sur la totalit de son pass pour peser d'autantplus puissamment sur l'avenir, est la grande russite de la vie. Mais crateurpar excellence est celui dont l'action, intense elle-mme, est capable d'inten-sifier aussi l'action des autres hommes, et d'allumer, gnreuse, des foyers degnrosit. Les grands hommes de bien, et plus particulirement ceux dontl'hrosme inventif et simple a fray la vertu des voies nouvelles, sont rv-lateurs de vrit mtaphysique. Ils ont beau tre au point culminant de l'volu-tion, ils sont le plus prs des origines et rendent sensible nos yeux l'impul-sion qui vient du fond. Considrons-les attentivement, tchons d'prouversympathiquement ce qu'ils prouvent, si nous voulons pntrer par un acted'intuition jusqu'au principe mme de la vie. Pour percer le mystre desprofondeurs, il faut parfois viser les cimes. Le feu qui est au centre de la terren'apparat qu'au sommet des volcans.

    Sur les deux grandes routes que l'lan vital a trouves ouvertes devant lui,le long de la srie des arthropodes et de celle des vertbrs, se dvelopprentdans des directions divergentes, disions-nous, l'instinct et l'intelligence, enve-lopps d'abord confusment l'un dans l'autre. Au point culminant de la pre-mire volution sont les insectes hymnoptres, l'extrmit de la seconde estl'homme : de part et d'autre, malgr la diffrence radicale des formes atteinteset l'cart croissant des chemins parcourus, c'est la vie sociale que l'volutionaboutit, comme si le besoin s'en tait fait sentir ds le dbut, ou plutt commesi quelque aspiration originelle et essentielle de la vie ne pouvait trouver quedans la socit sa pleine satisfaction. La socit, qui est la mise en commundes nergies individuelles, bnficie des efforts de tous et rend tous leureffort plus facile. Elle ne peut subsister que si elle se subordonne l'individu,elle ne peut progresser que si elle le laisse faire : exigences opposes, qu'ilfaudrait rconcilier. Chez l'insecte, la premire condition est seule remplie.Les socits de fourmis et d'abeilles sont admirablement disciplines et unies,mais figes dans une immuable routine. Si l'individu s'y oublie lui-mme, lasocit oublie aussi sa destination ; l'un et l'autre, en tat de somnambulisme,font et refont indfiniment le tour du mme cercle, au lieu de marcher, droit enavant, une efficacit sociale plus grande et une libert individuelle pluscomplte. Seules, les socits humaines tiennent fixs devant leurs yeux lesdeux buts atteindre. En lutte avec elles-mmes et en guerre les unes avec lesautres, elles cherchent visiblement, par le frottement et par le choc, arrondirdes angles, user des antagonismes, liminer des contradictions, faire queles volonts individuelles s'insrent sans se dformer dans la volont sociale etque les diverses socits entrent leur tour, sans perdre leur originalit ni leurindpendance, dans une socit plus vaste : spectacle inquitant et rassurant,

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    qu'on ne peut contempler sans se dire qu'ici encore, travers des obstaclessans nombre, la vie travaille individuer et intgrer pour obtenir la quantitla plus grande, la varit la plus riche, les qualits les plus hautes d'inventionet d'effort.

    Si maintenant nous abandonnons cette dernire ligne de faits pour revenir la prcdente, si nous tenons compte de ce que l'activit mentale de l'hommedborde son activit crbrale, de ce que le cerveau emmagasine des habitudesmotrices mais non pas des souvenirs, de ce que les autres fonctions de lapense sont encore plus indpendantes du cerveau que la mmoire, de ce quela conservation et mme l'intensification de la personnalit sont ds lors possi-bles et mme probables aprs la dsintgration du corps, ne souponnerons-nous pas que, dans son passage travers la matire qu'elle trouve ici-bas, laconscience se trempe comme de l'acier et se prpare une action plus efficace,pour une vie plus intense ? Cette vie, je me la reprsente encore comme unevie de lutte et comme une exigence d'invention, comme une volution cra-trice : chacun de nous y viendrait, par le seul jeu des forces naturelles, prendreplace sur celui des plans moraux o le haussaient dj virtuellement ici-bas laqualit et la quantit de son effort, comme le ballon lch de terre adopte leniveau que lui assignait sa densit. Ce n'est l, je le reconnais, qu'une hypo-thse. Nous tions tout l'heure dans la rgion du probable ; nous voici danscelle du simple possible. Avouons notre ignorance, mais ne nous rsignonspas la croire dfinitive. S'il y a pour les consciences un au-del, je ne voispas pourquoi nous ne dcouvririons, pas le moyen de l'explorer. Rien de cequi concerne l'homme ne saurait se drober de parti pris l'homme. Parfoisd'ailleurs le renseignement que nous nous figurons trs loin, l'infini, est ct de nous, attendant qu'il nous plaise de le cueillir. Rappelez-vous ce quis'est pass pour un autre au-del, celui des espaces ultra-plantaires. AugusteComte dclarait jamais inconnaissable la composition chimique des corpsclestes. Quelques annes aprs, on inventait l'analyse spectrale, et noussavons aujourd'hui, mieux que si nous y tions alls, de quoi sont faites lestoiles.

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    Lnergie spirituelle. Essais et confrences (1919)

    Chapitre II

    Lme et le corps

    Confrence faite Foi et Vie,le 28 avril 1912 1

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    Le titre de cette confrence est L'me et le corps , c'est--dire la matireet l'esprit, c'est--dire tout ce qui existe et mme, s'il faut en croire une philo-sophie dont nous parlerons tout l'heure, quelque chose aussi qui n'existeraitpas. Mais rassurez-vous. Notre intention n'est pas d'approfondir la nature de lamatire, pas plus d'ailleurs que la nature de l'esprit. On peut distinguer deuxchoses l'une de l'autre, et en dterminer jusqu' un certain point les rapports,sans pour cela connatre la nature de chacune d'elles. Il m'est impossible, en cemoment, de faire connaissance avec toutes les personnes qui m'entourent ; jeme distingue d'elles cependant, et je vois aussi quelle situation elles occupentpar rapport moi. Ainsi pour le corps et l'me : dfinir l'essence de l'un et del'autre est une entreprise qui nous mnerait loin ; mais il est plus ais de savoirce qui les unit et ce qui les spare, car cette union et cette sparation sont desfaits d'exprience.

    1 Cette confrence a paru, avec d'autres tudes dues divers auteurs, dans le volume

    intitul. Le matrialisme actuel de la Bibliothque de Philosophie scientifique, publiesous la direction du Dr Gustave LE BON (Flammarion, diteur).

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    D'abord, que dit sur ce point l'exprience immdiate et nave du senscommun ? Chacun de nous est un corps, soumis aux mmes lois que toutes lesautres portions de matire. Si on le pousse, il avance; si on le tire, il recule; sion le soulve et qu'on l'abandonne, il retombe. Mais, ct de ces mouve-ments qui sont provoqus mcaniquement par une cause extrieure, il en estd'autres qui semblent venir du dedans et qui tranchent sur les prcdents parleur caractre imprvu : on les appelle volontaires . Quelle en est la cause ?C'est ce que chacun de Dons dsigne par les mots je ou moi . Et qu'est-ce que le moi ? Quelque chose qui parat, tort ou raison, dborder de toutesparts le corps qui y est joint, le dpasser dans l'espace aussi bien que dans letemps. Dans l'espace d'abord, car le corps de chacun de nous s'arrte auxcontours prcis qui le limitent, tandis que par notre facult de percevoir, etplus particulirement de voir, nous rayonnons bien au-del de notre corps :nous allons jusqu'aux toiles. Dans le temps ensuite, car le corps est matire,la matire est dans le prsent, et, s'il est vrai que le pass y laisse des traces, cene sont des traces de pass que pour une conscience qui les aperoit et quiinterprte ce qu'elle aperoit la lumire de ce qu'elle se remmore : la con-science, elle, retient ce pass, l'enroule sur lui-mme au fur et mesure que letemps se droule, et prpare avec lui un avenir qu'elle contribuera crer.Mme, l'acte volontaire, dont nous parlions l'instant, n'est pas autre chosequ'un ensemble de mouvements appris dans des expriences antrieures, etinflchis dans une direction chaque fois nouvelle par cette force conscientedont le rle parat bien tre d'apporter sans cesse quelque chose de nouveaudans le monde. Oui, elle cre du nouveau en dehors d'elle, puisqu'elle dessinedans l'espace des mouvements imprvus, imprvisibles. Et elle cre aussi dunouveau l'intrieur d'elle-mme, puisque l'action volontaire ragit sur celuiqui la veut, modifie dans une certaine mesure le caractre de la personne dontelle mane, et accomplit, par une espce de miracle, cette cration de soi parsoi qui a tout l'air d'tre l'objet mme de la vie humaine. En rsum donc, ct du corps qui est confin au moment prsent dans le temps et limit laplace qu'il occupe dans l'espace, qui se conduit en automate et ragit mca-niquement aux influences extrieures, nous saisissons quelque chose quis'tend beaucoup plus loin que le corps dans l'espace et qui dure travers letemps, quelque chose qui demande ou impose au corps des mouvements nonplus automatiques et prvus, mais imprvisibles et libres : cette chose, quidborde le corps de tous cts et qui cre des actes en se crant nouveauelle-mme, c'est le moi , c'est l' me , c'est l'esprit - l'esprit tant prcis-ment une force qui peut tirer d'elle-mme plus qu'elle ne contient, rendre plusqu'elle ne reoit, donner plus qu'elle n'a. Voil ce que nous croyons voir. Telleest l'apparence.

    On nous dit : Fort bien, mais ce n'est qu'une apparence. Regardez de plusprs. Et coutez parler la science. D'abord, vous reconnatrez bien vous-mmeque cette me n'opre jamais devant vous sans un corps. Son corps l'ac-compagne de la naissance la mort, et, supposer qu'elle en soit rellementdistincte, tout se passe comme si elle y tait lie insparablement. Votreconscience s'vanouit si vous respirez du chloroforme ; elle s'exalte si vousabsorbez de l'alcool ou du caf. Une intoxication lgre peut donner lieu destroubles dj profonds de l'intelligence, de la sensibilit et de la volont. Uneintoxication durable, comme en laissent derrire elles certaines maladiesinfectieuses, produira l'alination. S'il est vrai qu'on ne trouve pas toujours, l'autopsie, des lsions du cerveau chez les alins, du moins en rencontre-t-on

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    souvent ; et, l o il n'y a pas de lsion visible, c'est sans doute une altrationchimique des tissus qui a caus la maladie. Bien plus, la science localise encertaines circonvolutions prcises du cerveau certaines fonctions dterminesde l'esprit, comme la facult, dont vous parliez tout l'heure, d'accomplir desmouvements volontaires. Des lsions de tel ou tel point de la zone rolandique,entre le lobe frontal et le lobe parital, entranent la perte des mouvements dubras, de la jambe, de la face, de la langue. La mmoire mme, dont vous faitesune fonction essentielle de l'esprit, a pu tre localise en partie : au pied de latroisime circonvolution frontale gauche sigent les souvenirs des mouve-ments d'articulation de la parole ; dans une rgion intressant la premire et ladeuxime circonvolutions temporales gauches se conserve la mmoire du sondes mots ; la partie postrieure de la deuxime circonvolution paritalegauche sont dposes les images visuelles des mots et des lettres, etc. Allonsplus loin. Vous disiez que, dans l'espace comme dans le temps, l'me dbordele corps auquel elle est jointe. Voyons pour l'espace. Il est vrai que la vue etl'oue vont au-del des limites du corps ; mais pourquoi ? Parce que desvibrations venues de loin ont impressionn l'il et l'oreille, se sont transmisesau cerveau ; l, dans le cerveau, l'excitation est devenue sensation auditive ouvisuelle ; la perception est donc intrieure au corps et ne s'largit pas.Arrivons au temps. Vous prtendez que l'esprit embrasse le pass, tandis quele corps est confin dans un prsent qui recommence sans cesse. Mais nous nenous rappelons le pass que parce que notre corps en conserve la trace encoreprsente. Les impressions faites par les objets sur le cerveau y demeurent,comme des images sur une plaque sensibilise ou des phonogrammes sur desdisques phonographiques ; de mme que le disque rpte la mlodie quand onfait fonctionner l'appareil, ainsi le cerveau ressuscite le souvenir quandl'branlement voulu se produit au point o l'impression est dpose. Donc, pasplus dans le temps que dans l'espace, l' me ne dborde le corps... Mais ya-t-il rellement une me distincte du corps ? Nous venons de voir que deschangements se produisent sans cesse dans le cerveau, ou, pour parler plusprcisment, des dplacements et des groupements nouveaux de molcules etd'atomes. Il en est qui se traduisent par ce que nous appelons des sensations,d'autres par des souvenirs ; il en est, sans aucun doute, qui correspondent tous les faits intellectuels, sensibles et volontaires : la conscience s'y surajoutecomme une phosphorescence ; elle est semblable la trace lumineuse qui suitet dessine le mouvement de l'allumette qu'on frotte, dans l'obscurit, le longd'un mur. Cette phosphorescence, s'clairant pour ainsi dire elle-mme, crede singulires illusions d'optique intrieure ; c'est ainsi que la consciences'imagine modifier, diriger, produire les mouvements dont elle n'est que lersultat ; en cela consiste la croyance une volont libre. La vrit est que sinous pouvions, travers le crne, voir ce qui se passe dans le cerveau quitravaille, si nous disposions, pour en observer l'intrieur, d'instruments capa-bles de grossir des millions de millions de fois autant que ceux de nosmicroscopes qui grossissent le plus, si nous assistions ainsi la danse desmolcules, atomes et lectrons dont l'corce crbrale est faite, et si, d'autrepart, nous possdions la table de correspondance entre le crbral et le mental,je veux dire le dictionnaire permettant de traduire chaque figure de la danse enlangage de pense et de sentiment, nous saurions aussi bien que la prtendue me tout ce qu'elle pense, sent et veut, tout ce qu'elle croit faire librementalors qu'elle le fait mcaniquement. Nous le saurions mme beaucoup mieuxqu'elle, car cette soi-disant me consciente n'claire qu'une petite partie de ladanse intracrbrale, elle n'est que l'ensemble des feux follets qui voltigent au-

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    dessus de tels ou tels groupements privilgis d'atomes, au lieu que nousassisterions tous les groupements de tous les atomes, la danse intrac-rbrale tout entire. Votre me consciente est tout au plus un effet quiaperoit des effets : nous verrions, nous, les effets et les causes.

    Voil ce qu'on dit quelquefois au nom de la science. Mais il est bienvident, n'est-ce pas ?, que si l'on appelle scientifique ce qui est observ ouobservable, dmontr ou dmontrable, une conclusion comme celle qu'onvient de prsenter n'a rien de scientifique, puisque, dans l'tat actuel de lascience, nous n'entrevoyons mme pas la possibilit de la vrifier. On allgue,il est vrai, que la loi de conservation de l'nergie s'oppose ce que la pluspetite parcelle de force ou de mouvement se cre dans l'univers, et que, si leschoses ne se passaient pas mcaniquement comme on vient de le dire, si unevolont efficace intervenait pour accomplir des actes libres, la loi de conser-vation de l'nergie serait viole. Mais raisonner ainsi est simplement admettrece qui est en question ; car la loi de conservation de l'nergie, comme toutesles lois physiques, n'est que le rsum d'observations faites sur des phno-mnes physiques ; elle exprime ce qui se passe dans un domaine o personnen'a jamais soutenu qu'il y et caprice, choix ou libert ; et il s'agit prcismentde savoir si elle se vrifie encore dans des cas o la conscience (qui, aprstout, est une facult d'observation, et qui exprimente sa manire), se sent enprsence d'une activit libre. Tout ce qui s'offre directement aux sens ou laconscience, tout ce qui est objet d'exprience, soit extrieure soit interne, doittre tenu pour rel tant qu'on n'a pas dmontr que c'est une simple apparence.Or, il n'est pas douteux que nous nous sentions libres, que telle soit notreimpression immdiate. ceux qui soutiennent que ce sentiment est illusoireincombe donc l'obligation de la preuve. Et ils ne prouvent rien de semblable,puisqu'ils ne font qu'tendre arbitrairement aux actions volontaires une loivrifie dans des cas o la volont n'intervient pas. Il est d'ailleurs bien possi-ble que, si la volont est capable de crer de l'nergie, la quantit d'nergiecre soit trop faible pour affecter sensiblement nos instruments de mesure :l'effet pourra nanmoins en tre norme, comme celui de l'tincelle qui faitsauter une poudrire. Je n'entrerai pas dans l'examen approfondi de ce point.Qu'il me suffise de dire que si l'on considre le mcanisme du mouvementvolontaire en particulier, le fonctionnement du systme nerveux en gnral, lavie elle-mme enfin dans ce qu'elle a d'essentiel, on arrive la conclusion quel'artifice constant de la conscience, depuis ses origines les plus humbles dansles formes vivantes les plus lmentaires, est de convertir ses fins ledterminisme physique ou plutt de tourner la loi de conservation de l'nergie,en obtenant de la matire une fabrication toujours plus intense d'explosifstoujours mieux utilisables : il suffit alors d'une action extrmement faible,comme celle d'un doigt qui presse rait sans effort la dtente d'un pistolet sansfrottement, pour librer au moment voulu, dans la direction choisie, unesomme aussi grande que possible d'nergie accumule. Le glycogne dposdans les muscles est en effet un explosif vritable ; par lui s'accomplit lemouvement volontaire : fabriquer et utiliser des explosifs de ce genre sembletre la proccupation continuelle et essentielle de la vie, depuis sa premireapparition dans des masses protoplasmiques dformables volont jusqu' soncomplet panouissement dans des organismes capables d'actions libres. Mais,encore une fois, je ne veux pas insister ici sur un point dont je me suislonguement occup ailleurs. Je ferme donc la parenthse que j'aurais pu medispenser d'ouvrir, et je reviens ce que je disais d'abord, l'impossibilit

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    d'appeler scientifique une thse qui n'est ni dmontre ni mme suggre parl'exprience.

    Que nous dit en effet l'exprience ? Elle nous montre que la vie de l'meou, si vous aimez mieux, la vie de la conscience, est lie la vie du corps,qu'il y a solidarit entre elles, rien de plus. Mais ce point n'a jamais t con-test par personne, et il y a loin de l soutenir que le crbral est l'quivalentdu mental, qu'on pourrait lire dans un cerveau tout ce qui se passe dans laconscience correspondante. Un vtement est solidaire du clou auquel il estaccroch ; il tombe si l'on arrache le clou ; il oscille si le clou remue il setroue, il se dchire si la tte du clou est trop pointue il ne s'ensuit pas quechaque dtail du clou corresponde un dtail du vtement, ni que le clou soitl'quivalent du vtement ; encore moins s'ensuit-il que le clou et le vtementsoient la mme chose. Ainsi, la conscience est incontestablement accroche un cerveau mais il ne rsulte nullement de l que le cerveau dessine tout ledtail de la conscience, ni que la conscience soit une fonction du cerveau.Tout ce que l'observation, l'exprience, et par consquent la science nouspermettent d'affirmer, c'est l'existence d'une certaine relation entre le cerveauet la conscience.

    Quelle est cette relation ? Ah ! c'est ici que nous pouvons nous demandersi la philosophie a bien donn ce qu'on tait en droit d'attendre d'elle. laphilosophie incombe la tche d'tudier la vie de l'me dans toutes sesmanifestations. Exerc l'observation intrieure, le philosophe devrait descen-dre au-dedans de lui-mme, puis, remontant la surface, suivre le mouvementgraduel par lequel la conscience se dtend, s'tend, se prpare voluer dansl'espace. Assistant cette matrialisation progressive, piant les dmarchespar lesquelles la conscience sextriorise, il obtiendrait tout au moins uneintuition vague de ce que peut tre l'insertion de l'esprit dans la matire, larelation du corps l'me. Ce ne serait sans doute qu'une premire lueur, pasdavantage. Mais cette lueur nous dirigerait parmi les faits innombrables dontla psychologie et la pathologie disposent. Ces faits, leur tour, corrigeant etcompltant ce que l'exprience interne aurait eu de dfectueux ou d'insuffi-sant, redresseraient la mthode d'observation intrieure. Ainsi, par des alleset venues entre deux centres d'observation, l'un au-dedans, l'autre au-dehors,nous obtiendrions une solution de plus en plus approche du problme -jamais parfaite, comme prtendent trop souvent l'tre les solutions du mta-physicien, mais toujours perfectible, comme celles du savant. Il est vrai quedu dedans serait venue la premire impulsion, la vision intrieure nousaurions demand le principal claircissement ; et c'est pourquoi le problmeresterait ce qu'il doit tre, un problme de philosophie. Mais le mtaphysicienne descend pas facilement des hauteurs o il aime se tenir. Platon l'invitait se tourner vers le monde des Ides. C'est l qu'il s'installe volontiers, frquen-tant parmi les purs concepts, les amenant des concessions rciproques, lesconciliant tant bien que mal les uns avec les autres, s'exerant dans ce milieudistingu une diplomatie savante. Il hsite entrer en contact avec les faits,quels qu'ils soient, plus forte raison avec des faits tels que les maladies men-tales : il craindrait de se salir les mains. Bref, la thorie que la science tait endroit d'attendre ici de la philosophie - thorie souple, perfectible, calque surl'ensemble des faits connus - la philosophie n'a pas voulu ou n'a pas su la luidonner.

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    Alors, tout naturellement, le savant s'est dit : Puisque la philosophie neme demande pas, avec faits et raisons l'appui, de limiter de telle ou tellemanire dtermine, sur tels et tels points dtermins, la correspondancesuppose entre le mental et le crbral, je vais faire provisoirement comme sila correspondance tait parfaite et comme s'il y avait quivalence ou mmeidentit. Moi, physiologiste, avec les mthodes dont je dispose observation etexprimentation purement extrieures je ne vois que le cerveau et je n'ai deprise que sur le cerveau, je vais donc procder comme si la pense n'taitqu'une fonction du cerveau ; je marcherai ainsi avec d'autant plus d'audace,j'aurai d'autant plus de chances de m'avancer loin. Quand on ne connat pas lalimite de son droit, on le suppose d'abord sans limite ; il sera toujours tempsd'en rabattre. Voil ce que s'est dit le savant ; et il s'en serait tenu l s'il avaitpu se passer de philosophie.

    Mais on ne se passe pas de philosophie ; et en attendant que les philoso-phes lui apportassent la thorie mallable, modelable sur la double expriencedu dedans et du dehors, dont la science aurait eu besoin, il tait naturel que lesavant acceptt, des mains de l'ancienne mtaphysique, la doctrine toute faite,construite de toutes pices, qui s'accordait le mieux avec la rgle de mthodequ'il avait trouv avantageux de suivre. Il n'avait d'ailleurs pas le choix. Laseule hypothse prcise que la mtaphysique des trois derniers sicles nous aitlgue sur ce point est justement celle d'un paralllisme rigoureux entre l'meet le corps, l'me exprimant certains tats du corps, ou le corps exprimantl'me, ou l'me et le corps tant deux traductions, en langues diffrentes, d'unoriginal qui ne serait ni l'un ni l'autre : dans les trois cas, le crbral qui-vaudrait exactement au mental. Comment la philosophie du XVIIe, sicleavait-elle t conduite cette hypothse ? Ce n'tait certes pas par l'anatomieet la physiologie du cerveau, sciences qui existaient peine ; et ce n'tait pasdavantage par l'tude de la structure, des fonctions et des lsions de l'esprit.Non, cette hypothse avait t tout naturellement dduite des principesgnraux d'une mtaphysique qu'on avait conue, en grande partie au moins,pour donner un corps aux esprances de la physique moderne. Les dcouver-tes qui suivirent la Renaissance - principalement celles de Kepler et de Galile- avaient rvl la possibilit de ramener les problmes astronomiques et phy-siques des problmes de mcanique. De l l'ide de se reprsenter la totalitde l'univers matriel, inorganis et organis, comme une immense machine,soumise des lois mathmatiques. Ds lors les corps vivants en gnral, lecorps de l'homme en particulier, devaient s'engrener dans la machine commeautant de rouages dans un mcanisme d'horlogerie ; aucun de nous ne pouvaitrien faire qui ne ft dtermin par avance, calculable mathmatiquement.L'me humaine devenait ainsi incapable de crer ; il fallait, si elle existait, queses tats successifs se bornassent traduire en langage de pense et desentiment les mmes choses que son corps exprimait en tendue et en mouve-ment. Descartes, il est vrai, n'allait pas encore aussi loin : avec le sens qu'ilavait des ralits, il prfra, dt la rigueur de la doctrine en souffrir, laisser unpeu de place la volont libre. Et si, avec Spinoza et Leibniz, cette restrictiondisparut, balaye par la logique du systme, si ces deux philosophes formul-rent dans toute sa rigueur l'hypothse d'un paralllisme constant entre les tatsdu corps et ceux de l'me, du moins s'abstinrent-ils de faire de l'me un simplereflet du corps ; ils auraient aussi bien dit que le corps tait un reflet de l'me.Mais ils avaient prpar les voies un cartsianisme diminu, triqu, d'aprslequel la vie mentale ne serait qu'un aspect de la vie crbrale, la prtendue

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    me se rduisant l'ensemble de certains phnomnes crbraux auxquelsla conscience se surajouterait comme une lueur phosphorescente. De fait, travers tout le XVIIIe sicle, nous pouvons suivre la trace cette simplifica-tion progressive de la mtaphysique cartsienne. mesure qu'elle se rtrcit,elle s'infiltre davantage dans une physiologie qui, naturellement, y trouve unephilosophie trs propre lui donner cette confiance en elle-mme dont elle abesoin. Et c'est ainsi que des philosophes tels que Lamettrie, Helvtius,Charles Bonnet, Cabanis, dont les attaches avec le cartsianisme sont bienconnues, ont apport la science du XIXe sicle ce qu'elle pouvait le mieuxutiliser de la mtaphysique du XVIIe. Alors, que des savants qui philosophentaujourd'hui sur la relation du psychique au physique se rallient l'hypothsedu paralllisme, cela se comprend : les mtaphysiciens ne leur ont gurefourni autre chose. Qu'ils prfrent mme la doctrine parallliste toutescelles qu'on pourrait obtenir par la mme mthode de construction a priori, jel'admets encore : ils trouvent dans cette philosophie un encouragement allerde l'avant. Mais que tel ou tel d'entre eux vienne nous dire que c'est l de lascience, que c'est l'exprience qui nous rvle un paralllisme rigoureux etcomplet entre la vie crbrale et la vie mentale, ah non ! nous l'arrterons, etnous lui rpondrons : vous pouvez sans doute, vous savant, soutenir cettethse, comme le mtaphysicien la soutient, mais ce n'est plus alors le savanten vous qui parle, c'est le mtaphysicien. Vous nous rendez simplement ceque nous vous avons prt. La doctrine que vous nous apportez, nous laconnaissons : elle sort de nos ateliers ; c'est nous, philosophes, qui l'avonsfabrique ; et c'est de la vieille, trs vieille marchandise. Elle n'en vaut pasmoins, coup sr; mais elle n'en est pas non plus meilleure. Donnez-la pource qu'elle est, et n'allez pas faire passer pour un rsultat de la science, pour unethorie modele sur les faits et capable de se remodeler sur eux, une doctrinequi a pu prendre, avant mme l'closion de notre physiologie et de notrepsychologie, la forme parfaite et dfinitive laquelle se reconnat une cons-truction mtaphysique.

    Essaierons-nous alors de formuler la relation de l'activit mentale l'activit crbrale, telle qu'elle apparatrait si l'on cartait toute ide prcon-ue pour ne tenir compte que des faits connus ? Une formule de ce genre,ncessairement provisoire, ne pourra prtendre qu' une plus ou moins hauteprobabilit. Du moins la probabilit sera-t-elle susceptible d'aller en croissant,et la formule de devenir de plus en plus prcise mesure que la connaissancedes faits s'tendra.

    Je vous dirai donc qu'un examen attentif de la vie de l'esprit et de sonaccompagnement physiologique m'amne croire que le sens commun araison, et qu'il y a infiniment plus, dans une conscience humaine, que dans lecerveau correspondant. Voici, en gros, la conclusion o j'arrive 1. Celui quipourrait regarder l'intrieur d'un cerveau en pleine activit, suivre le va-et-vient des atomes et interprter tout ce qu'ils font, celui-l saurait sans doutequelque chose de ce qui se passe dans l'esprit, mais il n'en saurait que peu de

    1 Pour le dveloppement de ce point, voir notre livre Matire et Mmoire, Paris, 1896

    (principalement le second et le troisime chapitres).

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    chose. Il en connatrait tout juste ce qui est exprimable en gestes, attitudes etmouvements du corps, ce que l'tat d'me contient d'action en voie d'accom-plissement, ou simplement naissante : le reste lui chapperait. Il serait, vis--vis des penses et des sentiments qui se droulent l'intrieur de la con-science, dans la situation du spectateur qui voit distinctement tout ce que lesacteurs font sur la scne, mais n'entend pas un mot de ce qu'ils disent. Sansdoute, le va-et-vient des acteurs, leurs gestes et leurs attitudes, ont leur raisond'tre dans la pice qu'ils jouent ; et si nous connaissons le texte, nouspouvons prvoir peu prs le geste ; mais la rciproque n'est pas vraie, et laconnaissance des gestes ne nous renseigne que fort peu sur la pice, parce qu'ily a beaucoup plus dans une fine comdie que les mouvements par lesquels onla scande. Ainsi, je crois que si notre science du mcanisme crbral taitparfaite, et parfaite aussi notre psychologie, nous pourrions deviner ce qui sepasse dans le cerveau pour un tat d'me dtermin ; mais l'opration inverseserait impossible, parce que nous aurions le choix, pour un mme tat ducerveau, entre une foule d'tats d'me diffrents, galement appropris 1. Je nedis pas, notez-le bien, qu'un tat d'me quelconque puisse correspondre untat crbral donn : posez le cadre, vous n'y placerez pas n'importe queltableau : le cadre dtermine quelque chose du tableau en liminant par avancetous ceux qui n'ont pas la mme forme et la mme dimension ; mais, pourvuque la forme et la dimension y soient, le tableau entrera dans le cadre. Ainsipour le cerveau et la conscience. Pourvu que les actions relativement simples -gestes, attitudes, mouvements - en lesquels se dgraderait un tat d'me com-plexe, soient bien celles que le cerveau prpare, l'tat mental s'insrera exacte-ment dans l'tat crbral; mais il y a une multitude de tableaux diffrents quitiendraient aussi bien dans ce cadre ; et par consquent le cerveau ne dter-mine pas la pense ; et par consquent la pense, en grande partie du moins,est indpendante du cerveau.

    L'tude des faits permettra de dcrire avec une prcision croissante cetaspect particulier de la vie mentale qui est seul dessin, notre avis, dansl'activit crbrale. S'agit-il de la facult de percevoir et de sentir ? Notrecorps, insr dans le monde matriel, reoit des excitations auxquelles il doitrpondre par des mouvements appropris ; le cerveau, et d'ailleurs le systmecrbro-spinal en gnral, prparent ces mouvements ; mais la perception esttout autre chose 2. S'agit-il de la facult de vouloir ? Le corps excute desmouvements volontaires grce certains mcanismes, tout monts dans lesystme nerveux, qui n'attendent qu'un signal pour se dclencher ; le cerveauest le point d'o part le signal et mme le dclenchement. La zone rolandique,o l'on a localis le mouvement volontaire, est comparable en effet au posted'aiguillage d'o l'employ lance sur telle ou telle voie le train qui arrive ; ouencore c'est un commutateur, par lequel une excitation extrieure donne peuttre mise en communication avec un dispositif moteur pris volont ; mais ct des organes du mouvement et de l'organe du choix, il y a autre chose, il ya le choix lui-mme. S'agit-il enfin de la pense ? Quand nous pensons, il estrare que nous ne nous parlions pas nous-mmes : nous esquissons ou prpa-rons, si nous ne les accomplissons pas effectivement, les mouvements

    1 Encore ces tats ne pourraient-ils tre reprsents que vaguement, grossirement, tout tat

    d'me dtermin d'une personne dtermine tant, dans son ensemble, quelque chosed'imprvisible et de nouveau.

    2 Voir, sur ce point, Matire et Mmoire, chap. 1er.

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    d'articulation par lesquels s'exprimerait notre pense ; et quelque chose s'endoit dj dessiner dans le cerveau. Mais l ne se borne pas, croyons-nous, lemcanisme crbral de la pense : derrire les mouvements intrieurs d'articu-lation, qui ne sont d'ailleurs pas indispensables, il y a quelque chose de plussubtil, qui est essentiel. Je veux parler de ces mouvements naissants qui indi-quent symboliquement toutes les directions successives de l'esprit. Remarquezque la pense relle, concrte, vivante, est chose dont les psychologues nousont fort peu parl jusqu'ici, parce qu'elle offre malaisment prise l'observa-tion intrieure. Ce qu'on tudie d'ordinaire sous ce nom est moins la pensemme qu'une imitation artificielle obtenue en composant ensemble des imageset des ides. Mais avec des images, et mme avec des ides, vous ne reconsti-tuerez pas de la pense, pas plus qu'avec des positions vous ne ferez du mou-vement. L'ide est un arrt de la pense ; elle nat quand la pense, au lieu decontinuer son chemin, fait une pause ou revient sur elle-mme : telle, lachaleur surgit dans la balle qui rencontre l'obstacle. Mais, pas plus que lachaleur ne prexistait dans la balle, l'ide ne faisait partie intgrante de lapense. Essayez, par exemple, en mettant bout bout les ides de chaleur, deproduction, de balle, et en intercalant les ides d'intriorit et de rflexionimpliques dans les mots dans et soi , de reconstituer la pense que jeviens d'exprimer par cette phrase ; la chaleur se produit dans la balle . Vousverrez que c'est impossible, que la pense tait un mouvement indivisible, etque les ides correspondant chacun des mots sont simplement lesreprsentations qui surgiraient dans l'esprit chaque instant du mouvement dela pense si la pense s'arrtait ; mais elle ne s'arrte pas. Laissez donc de ctles reconstructions artificielles de la pense ; considrez la pense mme ;vous y trouverez moins des tats que des directions, et vous verrez qu'elle estessentiellement un changement continuel et continu de direction intrieure,lequel tend sans cesse se traduire par des changements de direction ext-rieure, je veux dire par des actions et des gestes capables de dessiner dans l'es-pace et d'exprimer mtaphoriquement, en quelque sorte, les alles et venues del'esprit. De ces mouvements esquisss, ou mme simplement prpars, nousne nous apercevons pas, le plus souvent, parce que nous n'avons aucun intrt les connatre ; mais force nous est bien de les remarquer quand nous serronsde prs notre pense pour la saisir toute vivante et pour la faire passer, vivanteencore, dans l'me d'autrui. Les mots auront beau alors tre choisis comme ilfaut, ils ne diront pas ce que nous voulons leur faire dire si le rythme, laponctuation et toute la chorgraphie du discours ne les aident pas obtenir dulecteur, guid alors par une srie de mouvements naissants, qu'il dcrive unecourbe de pense et de sentiment analogue celle que nous dcrivons nous-mmes. Tout l'art d'crire est l. C'est quelque chose comme l'art du musicien;mais ne croyez pas que la musique dont il s'agit ici s'adresse simplement l'oreille, comme on se l'imagine d'ordinaire. Une oreille trangre, si habituequ'elle puisse tre la musique, ne fera pas de diffrence entre la prosefranaise que nous trouvons musicale et celle qui ne l'est pas, entre ce qui estparfaitement crit en franais et ce qui ne l'est qu'approximativement : preuvevidente qu'il s'agit de tout autre chose que d'une harmonie matrielle dessous. En ralit, l'art de l'crivain consiste surtout nous faire oublier qu'ilemploie des mots. L'harmonie qu'il cherche est une certaine correspondanceentre les alles et venues de son esprit et celles de son discours, correspon-dance si parfaite que, portes par la phrase, les ondulations de sa pense secommuniquent la ntre et qu'alors chacun des mots, pris individuellement,ne compte plus : il n'y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots,

  • Henri Bergson, L'nergie spirituelle. Essais et confrences. (1919) 30

    plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermdiaire, l'unisson l'un de l'autre. Le rythme de la parole n'a donc d'autre objet que dereproduire le rythme de la pense ; et que peut tre le rythme de la pensesinon celui des mouvements naissants, peine conscients, qui l'accompa-gnent ? Ces mouvements, par lesquels la pense s'extrioriserait en actions,doivent tre prpars et comme prforms dans le cerveau. C'est cet accom-pagnement moteur de la pense que nous apercevrions sans doute si nouspouvions pntrer dans un cerveau qui travaille, et non pas la pense mme.

    En d'autres termes, la pense est oriente vers l'action; et, quand ellen'aboutit pas une action relle, elle esquisse une ou plusieurs actions virtuel-les, simplement possibles. Ces actions relles ou virtuelles, qui sont la projec-tion diminue et simplifie de la pense dans l'espace et qui en marquent lesarticulations motrices, sont ce qui en est dessin dans la substance crbrale.La relation du cerveau la pense est donc complexe et subtile. Si vous medemandiez de l'exprimer dans une formule simple, ncessairement grossire,je dirais que le cerveau est un organe de pantomime, et de pantomime seule-ment. Son rle est de mimer la vie de l'esprit, de mimer aussi les situationsextrieures auxquelles l'esprit doit s'adapter. L'activit crbrale est l'activitmentale ce que les mouvements du bton du chef d'orchestre sont lasymphonie. La symphonie dpasse de tous cts les mouvements qui lascandent ; la vie de l'esprit dborde de mme la vie c